NOTE DE L’ARRÊTISTE : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des décisions des Cours fédérales.
IMM-3890-21
2022 CF 857
Dusko Jankovic (demandeur)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)
Répertorié : Jankovic c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Cour fédérale, juge Go—Par vidéoconférence, 12 mai; Toronto, 8 juin 2022.
Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Section de la protection des réfugiés — Demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié refusant de rouvrir la demande d’asile du demandeur (décision quant à la réouverture) au titre de la règle 62 des Règles de la Section de la protection des réfugiés (Règles de la SPR) — En 2014, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié, aux termes de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi) et de l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, pour avoir commis le crime grave de droit commun de trafic d’héroïne en Croatie — Le demandeur a mentionné qu’il avait été reconnu coupable de [traduction] « mauvais usage ou [d’]abus de drogues », et il a précisé que la substance en question était la marijuana, et non pas l’héroïne — L’affaire a été renvoyée pour nouvel examen en contrôle judiciaire — Lors du nouvel examen de la demande d’asile du demandeur, le défendeur en l’espèce s’est fondé sur les renseignements obtenus d’Interpol Zagreb selon lesquels le demandeur avait été reconnu coupable [traduction] « d’abus de stupéfiants (héroïne) » et avait été condamné à une peine d’emprisonnement — Le défendeur a affirmé que le demandeur aurait été reconnu coupable de trafic d’une substance désignée ou de possession en vue d’en faire le trafic, en contravention de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, tandis que le demandeur a soutenu que la quantité d’héroïne en question n’était inscrite dans aucun des jugements rendus en Croatie; elle ne figurait que dans le document obtenu d’Interpol Zagreb, qui était un élément de preuve extrinsèque — La SPR a conclu que le défendeur s’était acquitté de son fardeau d’établir qu’il existait des motifs sérieux de croire qu’en Croatie, le demandeur d’asile avait commis le crime grave de droit commun de trafic d’une substance désignée — Par la suite, le demandeur a demandé et obtenu, de la part des autorités croates, une lettre relative au rajustement modifiant la déclaration de culpabilité pour y corriger les renseignements inexacts qui y figuraient — Il a demandé la réouverture de la demande d’asile — Le 18 mai 2021, le demandeur a présenté au défendeur des arguments en réplique — Même si la décision quant à la réouverture mentionne les arguments en réplique présentés par le demandeur, la décision quant à la réouverture est datée du 14 mai 2021 — Dans la décision quant à la réouverture, la SPR a estimé que le demandeur avait eu amplement la possibilité de contester les éléments de preuve d’Interpol et de présenter sa propre preuve en réponse avant que la décision quant à l’exclusion ne soit rendue, et que le fait que cette dernière décision repose sur les éléments de preuve d’Interpol n’était pas inéquitable — La SPR a également affirmé que c’est plutôt dans le cadre d’une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) que le demandeur devrait présenter ses arguments quant à l’obligation du défendeur de l’aider à obtenir la correction mentionnée dans la lettre relative au rajustement — Il s’agissait de déterminer si la SPR a manqué à l’équité procédurale ou fait montre de partialité en rendant d’avance la décision quant à la réouverture; si la SPR était tenue de vérifier l’information figurant dans la communication d’Interpol; si la justice naturelle exigeait que la SPR donne au demandeur la possibilité de présenter de nouveaux éléments de preuve — Le demandeur n’a pas atteint le seuil élevé permettant une conclusion de partialité réelle ou apparente de la part de la SPR — La décision quant à la réouverture mentionnait bel et bien la réplique envoyée par le demandeur et résumait de façon raisonnable l’essentiel des arguments présentés en réplique par le demandeur — Le commissaire de la SPR en l’espèce a bel et bien invité le demandeur à présenter des observations en réplique et a bel et bien pris celles-ci en compte avant de rendre sa décision — La date de la décision quant à la réouverture ne revêtait pas d’importance sur le plan des faits — Après avoir lu la décision quant à la réouverture dans son ensemble, tout en prenant en compte les circonstances entourant le prononcé de ladite décision, il n’a pas été établi qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, conclurait qu’il existait une crainte raisonnable de partialité — Il incombait au demandeur d’établir les motifs pour lesquels sa demande devait être rouverte — Toutefois, sa situation particulière illustrait les raisons pour lesquelles l’équité exigerait parfois que la SPR prenne la peine d’approfondir l’information se rapportant à une demande d’asile — À la lumière des circonstances de l’espèce, et compte tenu de l’importance de la lettre relative au rajustement pour la demande d’asile du demandeur, la conclusion tirée par la SPR selon laquelle il ne lui appartenait pas de vérifier l’information contenue dans la lettre d’Interpol Zagreb était non seulement déraisonnable, mais elle constituait aussi un manquement à l’équité procédurale — La lettre relative au rajustement a permis d’établir la gravité de la déclaration de culpabilité du demandeur et le demandeur est celui qui était le moins à même de forcer les autorités canadiennes à produire la lettre en question — Vu les circonstances, le principe de la justice naturelle exigeait que la SPR rouvre sa demande d’asile, prenne en compte cet élément de preuve si le demandeur parvenait à l’obtenir ou apporte son aide à celui-ci pour obtenir l’information, s’il ne parvenait pas à le faire autrement — En outre, le fait d’affirmer que le demandeur a la possibilité de formuler des observations dans le cadre de l’ERAR ne remédie pas au manquement à l’équité procédurale devant la SPR — Par conséquent, l’affaire a été renvoyée de sorte qu’un autre commissaire procède à un nouvel examen — Demande accueillie.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié refusant de rouvrir la demande d’asile du demandeur (décision quant à la réouverture) au titre de la règle 62 des Règles de la Section de la protection des réfugiés (Règles de la SPR).
Le demandeur est un citoyen de la Croatie qui est entré au Canada en 2011 et qui a présenté une demande d’asile fondée sur son orientation sexuelle et son origine ethnique serbe. En 2014, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié, aux termes de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi) et de l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, pour avoir commis le crime grave de droit commun de trafic d’héroïne en Croatie. Dans les documents relatifs à sa demande d’asile, le demandeur a mentionné qu’il avait été reconnu coupable de [traduction] « mauvais usage ou [d’]abus de drogues » à deux occasions, et il a précisé que la substance en question était la marijuana, et non pas l’héroïne. Après que le demandeur eut sollicité le contrôle judiciaire de la décision devant la Cour fédérale, et avec le consentement du défendeur, l’affaire a été renvoyée pour nouvel examen. Le défendeur est intervenu dans la demande d’asile du demandeur devant la SPR sur la foi des renseignements obtenus d’Interpol Zagreb selon lesquels le demandeur avait été reconnu coupable [traduction] « d’abus de stupéfiants (héroïne) » et avait été condamné à une peine de cinq mois d’emprisonnement, peine qui avait été réduite en appel. Le défendeur a soutenu que la quantité d’héroïne en cause dépassait ce qui correspondrait à un usage personnel et qu’au Canada, le demandeur aurait été reconnu coupable de trafic d’une substance désignée ou de possession en vue d’en faire le trafic, en contravention de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Le demandeur a soutenu que la quantité d’héroïne en question n’était inscrite dans aucun des jugements qui ont été rendus en Croatie; elle ne figurait que dans le document obtenu d’Interpol Zagreb, qui était un élément de preuve extrinsèque. Il a également prétendu que les accusations portées contre lui concernaient de la marijuana, et non pas de l’héroïne, et que lorsqu’il s’était présenté au poste de police, un agent l’avait brutalisé et contraint à signer un rapport de police l’incriminant. La SPR a conclu que le défendeur s’était acquitté de son fardeau d’établir qu’il existait [traduction] « des motifs sérieux de croire qu’en Croatie, le demandeur a[vait] commis le crime grave de droit commun de trafic d’une substance désignée » et qu’il ne pouvait, par conséquent, avoir la qualité de réfugié (la décision quant à l’exclusion).
Après que la décision quant à l’exclusion eut été rendue, le demandeur a demandé aux autorités croates de rétracter ou de modifier sa condamnation. Dans une lettre datée de février 2021, les autorités croates ont répondu en indiquant qu’un rajustement a été apporté aux documents judiciaires et qu’une modification aux renseignements inexacts serait transmise aux [traduction] « autorités compétentes à Ottawa » (la lettre relative au rajustement). Sur la foi de la lettre relative au rajustement, le demandeur a demandé à la SPR de rouvrir sa demande d’asile. Après avoir reçu les observations contradictoires du défendeur, la SPR a demandé au demandeur s’il avait l’intention d’y répliquer, ce qu’il a fait le 18 mai 2021. Même si la décision quant à la réouverture mentionnait les arguments en réplique présentés par le demandeur et avait été envoyée sous la forme d’un avis de décision daté du 19 mai 2021, la décision quant à la réouverture était datée du 14 mai 2021. Dans la décision quant à la réouverture, la SPR a estimé que le demandeur avait eu amplement la possibilité de contester les éléments de preuve d’Interpol et de présenter sa propre preuve en réponse aux observations du ministre avant que la décision quant à l’exclusion ne soit rendue, et que le fait que cette dernière décision reposait sur les éléments de preuve d’Interpol n’était pas inéquitable. La SPR croyait que la jurisprudence ne corroborait pas l’argument selon lequel il était inéquitable de sa part de ne pas avoir vérifié l’information contenue dans la lettre d’Interpol. Le demandeur a soutenu que le défendeur était tenu de l’aider à obtenir la correction mentionnée dans la lettre relative au rajustement, mais la SPR a estimé que ces arguments ne concernaient pas une décision de réouverture et a affirmé que le demandeur devrait plutôt les présenter dans le cadre d’une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). De plus, la SPR a conclu que le demandeur aurait pu interjeter appel devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR).
Il s’agissait de déterminer si la SPR a manqué à l’équité procédurale ou fait montre de partialité en rendant d’avance la décision quant à la réouverture; si la SPR était tenue de vérifier l’information figurant dans la communication d’Interpol; et si la justice naturelle exigeait que la SPR donne au demandeur la possibilité de présenter de nouveaux éléments de preuve.
Jugement : la demande doit être accueillie.
Le demandeur n’a pas atteint le seuil élevé permettant une conclusion de partialité réelle ou apparente de la part de la SPR. La décision quant à la réouverture mentionnait bel et bien la réplique envoyée par le demandeur. Malgré leur brièveté, les deux paragraphes figurant dans la décision quant à la réouverture sous la rubrique « Observations présentées en réplique » résumaient de façon raisonnable l’essentiel des arguments présentés en réplique par le demandeur. Le commissaire de la SPR en l’espèce a bel et bien invité le demandeur à présenter des observations en réplique et a bel et bien pris celles-ci en compte avant de rendre sa décision. En ce qui concerne la date de la décision quant à la réouverture, la mention du 14 mai 2021 ne revêtait pas d’importance sur le plan des faits. Après avoir lu la décision dans son ensemble, tout en prenant en compte les circonstances entourant le prononcé de ladite décision, il n’a pas été établi qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, conclurait qu’il existait une crainte raisonnable de partialité.
Quant à la question de savoir si la SPR était tenue de vérifier l’information, le demandeur a soutenu que la SPR était tenue de vérifier l’information, particulièrement lorsque, comme c’est le cas ici, l’information n’était pas facilement accessible pour le demandeur. Il n’y avait aucun doute qu’il incombait au demandeur d’établir les motifs pour lesquels sa demande devrait être rouverte. Toutefois, sa situation particulière illustrait les raisons pour lesquelles l’équité exigerait parfois que la SPR prenne la peine d’approfondir l’information se rapportant à une demande d’asile. Le demandeur demandait plutôt l’aide de la SPR pour obtenir un document qui aurait été transmis aux autorités canadiennes, lesquelles n’ont pas répondu à la demande d’accès à l’information et de protection des renseignements personnels qu’il a présentée. Le document en question n’était pas en la possession du demandeur; il était plutôt en la possession des autorités canadiennes. Le demandeur n’était pas en mesure de forcer les autorités canadiennes à fournir le document à la SPR; seul le défendeur pouvait le faire si telle était sa volonté. À la lumière de toutes les circonstances, et compte tenu de l’importance de la lettre relative au rajustement pour la demande d’asile du demandeur, la conclusion tirée par la SPR selon laquelle il ne lui appartenait pas de vérifier l’information contenue dans la lettre d’Interpol Zagreb était non seulement déraisonnable, mais elle constituait aussi un manquement à l’équité procédurale.
Quant à la justice naturelle, le demandeur a affirmé que le principe de la justice naturelle exige désormais qu’il ait la possibilité de produire les éléments de preuve qu’il avait obtenus selon lesquels les autorités croates avaient retiré leur déclaration erronée. Il a soutenu qu’il croyait de façon raisonnable que la correction se rapportait à la quantité d’héroïne, puisque c’était ce qu’il avait demandé. La lettre relative au rajustement a permis d’établir la gravité de la déclaration de culpabilité du demandeur et le demandeur était celui qui était le moins à même de forcer les autorités canadiennes à produire la lettre en question. Vu les circonstances, le principe de la justice naturelle exigeait que la SPR rouvre sa demande d’asile, prenne en compte cet élément de preuve si le demandeur parvenait à l’obtenir ou apporte son aide à celui-ci pour obtenir l’information, s’il ne parvenait pas à le faire autrement. De plus, l’argument soumis par le demandeur portant que la SPR avait commis une erreur en concluant qu’il aurait dû faire valoir ses arguments auprès de l’agent dans le cadre d’un ERAR a été accepté. Le fait d’affirmer que le demandeur a la possibilité de formuler des observations dans le cadre de l’ERAR ne remédie pas au manquement à l’équité procédurale devant la SPR. Et surtout, une personne qui est exclue aux termes de la section F de l’article premier de la Convention n’a accès qu’à un ERAR restreint au titre de l’article 97 de la Loi, dont les risques ne peuvent être appréciés en fonction de l’article 96. Par conséquent, la seule réparation qui convenait consistait à renvoyer l’affaire de sorte qu’un autre commissaire procède à un nouvel examen.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256, règle 62.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 96, 97, 98, 170.2.
Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19, art. 5(1)(2)(3)a).
Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1.
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1Fb).
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c. Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25, [2015] 2 R.C.S. 282; Saran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 524; Paxi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 905; Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 197.
DÉCISIONS EXAMINÉES
Huang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940; Mohamed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1537; Natt c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 238, [2009] 3 R.C.F. F-2; Tapambwa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34, [2020] 1 R.C.F 700.
DÉCISIONS MENTIONNÉES
Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 R.C.F. 121; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. XYZ, 2019 CF 140; Djilal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 812; Khakpour c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 25; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Lutonadio c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 18; Downer c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 45; Nugent c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1380; Avril c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1512.
DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada refusant de rouvrir la demande d’asile du demandeur au titre de la règle 62 des Règles de la Section de la protection des réfugiés. Demande accueillie.
ONT COMPARU :
Daniel Kingwell pour le demandeur.
Suzanne Bruce pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Mamann, Sandaluk and Kingwell LLP, Toronto, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
La juge Go :
I. Aperçu
[1] Monsieur Dusko Jankovic (le demandeur) est un citoyen de la Croatie qui est entré au Canada en 2011 et qui a présenté une demande d’asile fondée sur son orientation sexuelle et son origine ethnique serbe. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire du refus de la SPR de rouvrir sa demande d’asile (la décision quant à la réouverture) au titre de la règle 62 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 (les Règles de la SPR).
[2] Je conclus que la SPR a commis une erreur en refusant de rouvrir la demande d’asile du demandeur et, pour cette raison, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.
II. Contexte
[3] Le 28 mai 2014, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié, aux termes de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) et de l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, pour avoir commis le crime grave de droit commun de trafic d’héroïne en Croatie. Dans les documents relatifs à sa demande d’asile, le demandeur a mentionné qu’il avait été reconnu coupable de[traduction] « mauvais usage ou [d’]abus de drogues » à deux occasions, et il a précisé que la substance en question était la marijuana, et non pas l’héroïne.
[4] Après que le demandeur eut sollicité le contrôle judiciaire de la décision devant la Cour fédérale, et avec le consentement du ministre, l’affaire a été renvoyée pour nouvel examen.
[5] Le ministre est intervenu dans la demande d’asile du demandeur devant la SPR sur la foi des renseignements obtenus d’Interpol Zagreb selon lesquels le demandeur avait été reconnu coupable[traduction] « d’abus de stupéfiants (7 grammes et 82 milligrammes d’héroïne, en tout) » et avait été condamné à une peine de cinq mois d’emprisonnement. En appel, la peine d’emprisonnement a été réduite à 50 jours de service communautaire. Le ministre a soutenu que cette quantité d’héroïne équivalait à 78 doses et dépassait ce qui correspondrait à un usage personnel. De plus, le ministre a affirmé qu’au Canada, le demandeur aurait été reconnu coupable de trafic d’une substance désignée ou de possession en vue d’en faire le trafic, en contravention du paragraphe 5(1) ou 5(2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19 (la LRCDAS), qui sont deux infractions punissables d’un emprisonnement maximal à perpétuité aux termes de l’alinéa 5(3)a) de la LRCDAS.
[6] Le demandeur a soutenu que la quantité de 7,082 grammes d’héroïne n’était inscrite dans aucun des jugements qui ont été rendus en Croatie; elle ne figurait que dans le document obtenu d’Interpol Zagreb, qui était un élément de preuve extrinsèque. Il a prétendu que les accusations portées contre lui concernaient de la marijuana, et non pas de l’héroïne, et que lorsqu’il s’était présenté au poste de police, un agent l’avait brutalisé, harcelé et contraint à signer un rapport de police l’incriminant. De plus, il a affirmé que l’agent l’appelait tous les jours au téléphone et faisait des commentaires sur son appartenance ethnique et sur son orientation sexuelle. Selon les documents judiciaires croates dont disposait la SPR, le demandeur a affirmé que la police l’avait harcelé et intimidé, et qu’il ne s’était pas reconnu coupable, mais qu’il s’était senti[traduction] « partiellement coupable » puisqu’il achetait des stupéfiants pour ses propres besoins.
[7] Dans une décision en date du 22 juillet 2019, la SPR a conclu que le ministre s’était acquitté de son fardeau d’établir qu’il existait[traduction] « des motifs sérieux de croire qu’en Croatie, le demandeur a[vait] commis le crime grave de droit commun de trafic d’une substance désignée » et qu’il ne pouvait, par conséquent, avoir la qualité de réfugié (la décision quant à l’exclusion).
[8] Après que la décision quant à l’exclusion eut été rendue, le demandeur, avec l’aide de son conjoint de fait canadien, a demandé aux autorités croates de rétracter ou de modifier sa condamnation. Dans une lettre datée du 26 février 2021, les autorités croates ont fait savoir que[traduction] « en ce qui concerne les données traitées se rapportant aux quantités de stupéfiants, nous vous informons par la présente qu’un rajustement a été apporté aux documents judiciaires » et qu’une modification aux renseignements inexacts serait transmise aux[traduction] « autorités compétentes à Ottawa » (la lettre relative au rajustement).
[9] Sur la foi de la lettre relative au rajustement, le demandeur a demandé à la SPR de rouvrir sa demande d’asile. Il a aussi présenté une demande d’accès à l’information et de protection des renseignements personnels (AIPRP), au titre de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1, pour obtenir copie de la lettre, mais en vain.
[10] Après avoir reçu les observations contradictoires du ministre, la SPR a demandé au demandeur s’il avait l’intention d’y répliquer, ce qu’il a fait le 18 mai 2021. Même si elle mentionne les arguments en réplique présentés par le demandeur et a été envoyée sous la forme d’un avis de décision daté du 19 mai 2021, la décision quant à la réouverture est datée du 14 mai 2021.
[11] Dans la décision quant à la réouverture, la SPR a estimé que le demandeur avait eu amplement la possibilité de contester les éléments de preuve d’Interpol et de présenter sa propre preuve en réponse aux observations du ministre avant que la décision quant à l’exclusion ne soit rendue, et que le fait que cette dernière décision repose sur les éléments de preuve d’Interpol n’était pas inéquitable. La SPR croit que la jurisprudence ne corroborait pas l’argument selon lequel il était inéquitable de sa part de ne pas avoir vérifié l’information contenue dans la lettre d’Interpol. Le demandeur a soutenu que le ministre était tenu de l’aider à obtenir la correction mentionnée dans la lettre relative au rajustement, mais la SPR a estimé que ces arguments ne concernaient pas une décision de réouverture et a affirmé que le demandeur devrait plutôt les présenter dans le cadre d’une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). De plus, la SPR a conclu que le demandeur aurait pu interjeter appel devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR).
III. Questions en litige et norme de contrôle
[12] Dans sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur soulève plusieurs arguments que je résumerais en ces termes :
a) La décision quant à la réouverture et les motifs précèdent la réponse du demandeur à la SPR, ce qui contrevient aux Règles de la SPR permettant une réplique dans un délai prescrit et suscite une crainte raisonnable de partialité voulant que le commissaire ait tranché d’avance la demande en faveur du ministre;
b) La SPR a commis une erreur en reprochant au demandeur de ne pas avoir interjeté appel devant la SAR;
c) La SPR a commis une erreur en concluant qu’étant donné que la décision quant à l’exclusion reposait sur une preuve extrinsèque, soit la lettre d’Interpol Zagreb, il n’y avait pas eu manquement à l’équité procédurale;
d) La SPR a commis une erreur en concluant qu’elle n’était pas tenue de chercher à obtenir et d’examiner la nouvelle lettre des autorités croates, seule ou avec l’aide du ministre;
e) Selon le principe de la justice naturelle, la SPR aurait dû accorder au demandeur la possibilité de présenter de nouveaux éléments de preuve au sujet de la modification apportée par les autorités croates.
[13] Le demandeur soutient que la décision de la SPR quant à une demande de réouverture d’une demande d’asile est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, et que la norme de contrôle applicable à l’équité procédurale est celle de la décision correcte, en citant l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 R.C.F. 121 et la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c. XYZ, 2019 CF 140, au paragraphe 9.
[14] Le défendeur affirme que la norme de contrôle relative à l’application de la règle 62 des Règles de la SPR par cette dernière est celle de la décision raisonnable, en citant les décisions Djilal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 812, aux paragraphes 6–7 et Khakpour c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 25, aux paragraphes 20–21.
[15] En ce qui concerne l’équité procédurale, le défendeur affirme que « lorsqu’une demande de contrôle judiciaire porte sur l’équité procédurale et l’obligation d’agir équitablement, la véritable question n’est pas tant de savoir si la décision était “correcteˮ, mais plutôt de déterminer si, en tenant compte du contexte particulier et des circonstances de l’espèce, le processus suivi par le décideur était équitable et a donné aux parties le droit de se faire entendre ainsi que la possibilité d’être informées de la preuve à réfuter et d’y répondre » (Huang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, au paragraphe 54. Pour les questions de justice naturelle, le défendeur affirme que la norme applicable est celle de la décision correcte, selon l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 55, 57 et 79.
[16] J’appliquerai la norme de la décision correcte aux questions d’équité procédurale et de justice naturelle et celle de la décision raisonnable aux questions résiduelles.
[17] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au paragraphe 85. Il incombe aux demandeurs de démontrer que la décision de la SPR est déraisonnable. Afin de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov, au paragraphe 100.
IV. Dispositions pertinentes
[18] Les passages pertinents de la règle 62 des Règles de la SPR sont ainsi libellés :
Demande de réouverture d’une demande d’asile
62 (1) À tout moment avant que la Section d’appel des réfugiés ou la Cour fédérale rende une décision en dernier ressort à l’égard de la demande d’asile qui a fait l’objet d’une décision ou dont le désistement a été prononcé, le demandeur d’asile ou le ministre peut demander à la Section de rouvrir cette demande d’asile.
[…]
Élément à considérer
(6) La Section ne peut accueillir la demande que si un manquement à un principe de justice naturelle est établi.
Éléments à considérer
(7) Pour statuer sur la demande, la Section prend en considération tout élément pertinent, notamment :
a) la question de savoir si la demande a été faite en temps opportun et, le cas échéant, la justification du retard;
b) les raisons pour lesquelles :
(i) soit une partie qui en avait le droit n’a pas interjeté appel auprès de la Section d’appel des réfugiés;
(ii) soit une partie n’a pas présenté une demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire ou une demande de contrôle judiciaire.
[19] De plus, la LIPR énonce ce qui suit :
170.2 La Section de la protection des réfugiés n’a pas compétence pour rouvrir, pour quelque motif que ce soit, y compris le manquement à un principe de justice naturelle, les demandes d’asile ou de protection ou les demandes d’annulation ou de constat de perte de l’asile à l’égard desquelles la Section d’appel des réfugiés ou la Cour fédérale, selon le cas, a rendu une décision en dernier ressort.
V. Analyse
[20] En dépit du fait que le demandeur soulève un certain nombre d’arguments, je ne concentrerai mon analyse que sur les trois questions qui suivent :
a) La SPR a-t-elle manqué à l’équité procédurale ou fait montre de partialité en rendant d’avance la décision quant à la réouverture?
b) La SPR est-elle tenue de vérifier l’information figurant dans la communication d’Interpol?
c) La justice naturelle exige-t-elle que la SPR donne au demandeur la possibilité de présenter de nouveaux éléments de preuve?
Question en litige 1 : La SPR a-t-elle manqué à l’équité procédurale ou fait montre de partialité en rendant d’avance la décision quant à la réouverture?
[21] Le demandeur souligne que les motifs de la décision quant à la réouverture sont datés du 14 mai 2021, soit avant qu’il ne produise ses observations en réplique, le 18 mai 2021. Il estime que, puisque la décision et les motifs ont été rendus avant qu’il ne présente sa réplique, les Règles de la SPR autorisant une réplique et le délai de cinq jours prescrit pour ce faire n’ont pas été respectés.
[22] Même s’il a reconnu que la SPR avait mentionné sa réplique dans ses motifs, le demandeur soutient que la mention était brève et d’ordre général, que la taille des caractères était différente pour une partie de la mention, et qu’elle ne tenait pas compte de ses arguments détaillés, ce qui donnait clairement l’impression qu’elle avait été tout simplement ajoutée à une décision qui était déjà rédigée.
[23] De plus, le demandeur prétend qu’il y a une crainte raisonnable de partialité puisque les circonstances donnent clairement l’impression que la décision a été prise et rédigée substantiellement le 14 mai 2021 avant que la SPR ne reçoive sa réponse, et que la SPR a tranché d’avance la demande en faveur du ministre. Le demandeur souligne que le commissaire a laissé le ministre présenter sa réponse hors délai sans formuler de commentaires, lui a demandé s’il souhaitait y répliquer, alors que son droit à cet égard était inscrit dans les Règles de la SPR, et a envoyé la décision sous la forme d’un avis daté d’un jour seulement après la réception de sa réplique.
[24] Les arguments du demandeur sur cette question ne me convainquent pas.
[25] Ainsi que le prétend le demandeur, le critère applicable à une crainte raisonnable de partialité a été confirmé dans l’arrêt Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c. Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25, [2015] 2 R.C.S. 282 (Commission scolaire francophone du Yukon), au paragraphe 20 :
Le critère applicable pour déterminer s’il existe une crainte raisonnable de partialité n’est pas contesté et il a été formulé pour la première fois par notre Cour en ces termes :
… à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? [Référence omise.]
[26] Plus récemment, la Cour a réitéré le seuil élevé à franchir pour établir une crainte de partialité dans la décision Saran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 524, au paragraphe 10 :
[…] Il existe une présomption réfutable selon laquelle les membres de tribunaux agiront de manière équitable et impartiale. Un simple soupçon de partialité ne suffit pas; la personne qui allègue la partialité doit établir une probabilité réelle de partialité et le seuil à franchir pour conclure à une partialité réelle ou apparente est élevé. [Souligné dans l’original.]
[27] J’estime que le demandeur n’a pas atteint le seuil élevé permettant une conclusion de partialité réelle ou apparente de la part de la SPR.
[28] La décision quant à la réouverture mentionnait bel et bien la réplique envoyée par le demandeur. Malgré leur brièveté, les deux paragraphes figurant dans la décision sous la rubrique « Observations présentées en réplique » résumaient de façon raisonnable l’essentiel des arguments présentés en réplique par le demandeur, soit que la décision quant à la réouverture était erronée parce qu’elle reposait sur une preuve extrinsèque et que les tribunaux croates l’avaient privé de l’application régulière de la loi. Plus loin dans la décision, le commissaire a explicité les raisons pour lesquelles il avait rejeté la qualification des éléments de preuve d’Interpol d’extrinsèques par le demandeur et les raisons pour lesquelles il concluait qu’il n’y avait pas eu manquement au principe de justice naturelle.
[29] Contrairement à l’arrêt Commission scolaire francophone du Yukon, où le juge du procès a dit aux avocats qu’il entendrait d’autres arguments sur l’affaire pour ensuite refuser d’entendre les arguments après avoir rendu son jugement, le commissaire en l’espèce a bel et bien invité le demandeur à présenter des observations en réplique et a bel et bien pris celles-ci en compte avant de rendre sa décision.
[30] En ce qui concerne la date de la décision quant à la réouverture, je conviens avec le défendeur que la mention du 14 mai 2021 ne revêt pas d’importance sur le plan des faits. Après avoir lu la décision dans son ensemble, tout en prenant en compte les circonstances entourant le prononcé de ladite décision, je ne suis pas convaincue qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, conclurait qu’il existe une crainte raisonnable de partialité.
Question en litige 2 : La SPR était-elle tenue de vérifier l’information figurant dans la communication d’Interpol?
[31] Le demandeur soutient que la SPR était tenue de vérifier l’information, particulièrement lorsque, comme c’est le cas ici, l’information n’est pas facilement accessible pour le demandeur. Dans la décision Paxi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 905 (Paxi), au paragraphe 52, la SPR avait jugé qu’une lettre de soutien n’était pas crédible parce qu’elle n’était pas notariée et qu’elle n’était pas accompagnée d’autres éléments de preuve objectifs, mais le juge Russell avait conclu que la Commission aurait dû, à tout le moins, tenter de contacter l’auteur de la lettre au moyen des coordonnées qui étaient fournies.
[32] Cet argument a été rejeté dans la décision quant à la réouverture, où il était souligné que la décision Paxi « a[vait] été critiquée et […] n’a[vait] pas été généralement suivie récemment ». La SPR a cité la décision Mohamed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1537 (Mohamed), au paragraphe 88, dans laquelle le juge Annis avait statué : « […] je ne souscris pas à la position selon laquelle un tribunal administratif a l’obligation de communiquer avec un témoin pour obtenir des renseignements » (qui a été suivie par le juge Roy dans la décision Lutonadio c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 18, au paragraphe 23).
[33] Le demandeur soutient en réponse que la décision Paxi est en fait bien fondée en droit et qu’elle a été suivie dans les décisions Downer c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 45, au paragraphe 63, Nugent c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1380, au paragraphe 17; et Avril c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1512, aux paragraphes 60–64.
[34] Outre les affaires citées par le demandeur, je constate que la décision Paxi a été mentionnée cette année par le juge Manson dans la décision Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 197 (Zhang) avant qu’il ne conclue qu’un agent avait omis de fournir un raisonnement convaincant quant aux raisons pour lesquelles les documents produits par le demandeur devaient entraîner une conclusion de conduite frauduleuse équivalant à une fausse déclaration. Comme l’a souligné le juge Manson [au paragraphe 24] :
De plus, bien qu’il incombe au demandeur de fournir les meilleurs éléments de preuve et que l’agent n’ait pas à obtenir des renseignements additionnels, on peut s’attendre en général à ce que l’agent se fasse un devoir d’utiliser les coordonnées fournies pour vérifier l’authenticité des éléments de preuve fournis [Paxi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 905 au para 52; Kojouri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2003 CF 1389, aux para 18-19; Hui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1098 au para 3; Huyen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 904 au para 5]. L’agent, en l’espèce, a reçu des coordonnées dans les documents de la demanderesse et il n’a pas cru utile d’appeler pour vérifier l’authenticité de la preuve.
[35] Sur la foi de ce qui précède, j’estime que la conclusion tirée par la SPR, selon laquelle la décision Paxi « a été critiquée et […] n’a pas été généralement suivie récemment », n’est pas étayée par les affaires qui ont cité la décision. À tout le moins, cette conclusion ne reflète pas la totalité de la jurisprudence.
[36] J’estime aussi qu’il convient de réitérer les raisons pour lesquelles le juge Russell a conclu dans la décision Paxi [au paragraphe 52] que la SPR aurait dû faire ce qu’il fallait pour vérifier l’information dont elle contestait l’authenticité :
[…] Des vies sont en jeu ici, et pourtant pas la moindre vérification n’a été faite. Le fait que la Commission a remis en cause l’authenticité du document sans s’être renseignée davantage alors qu’elle disposait des coordonnées appropriées pour le faire constitue une erreur susceptible de révision : Kojouri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1389, aux paragraphes 18 et 19; Huyen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 1267, au paragraphe 5.
[37] Il n’y a aucun doute qu’il incombe au demandeur d’établir les motifs pour lesquels sa demande devrait être rouverte. Toutefois, j’estime que cette situation particulière illustre les raisons pour lesquelles l’équité exigerait parfois que la SPR prenne la peine d’approfondir l’information se rapportant à une demande d’asile.
[38] Le demandeur ne demande pas l’aide de la SPR pour contacter un témoin, contrairement à la situation dans la décision Mohamed, ou pour vérifier l’authenticité d’un document, comme dans les décisions Paxi et Zhang. Il demande plutôt l’aide de la SPR pour obtenir un document qui aurait été transmis aux autorités canadiennes, lesquelles, jusqu’à maintenant, n’ont pas répondu à la demande d’AIPRP qu’il a présentée. Le document en question n’est pas en la possession du demandeur; il est plutôt en la possession des autorités canadiennes. Le demandeur n’est pas en mesure de forcer les autorités canadiennes à fournir le document à la SPR; seul le ministre le pourrait si telle était sa volonté. De plus, le ministre s’est fondé sur la lettre envoyée par Interpol Zagreb pour exclure le demandeur de la qualité de réfugié — la lettre dont l’exactitude est désormais contestée par le document que le demandeur voudrait qu’on l’aide à obtenir.
[39] À la lumière de toutes les circonstances, et compte tenu de l’importance de la lettre relative au rajustement pour la demande d’asile du demandeur, la conclusion tirée par la SPR selon laquelle il ne lui appartenait pas de vérifier l’information contenue dans la lettre d’Interpol Zagreb était non seulement déraisonnable, mais elle constituait aussi un manquement à l’équité procédurale.
[40] Lors de l’audience, le défendeur a avancé les arguments qui suivent :
• La lettre relative au rajustement n’était pas claire, et il n’appartenait pas à la SPR de se fonder sur elle pour conclure si la quantité de stupéfiants avait été corrigée;
• Selon les décisions rendues par les tribunaux croates, la quantité de stupéfiants dont le demandeur aurait fait le trafic dépassait de beaucoup 7,082 grammes; par conséquent, le demandeur bénéficiait déjà d’une erreur d’appréciation de la part de la SPR;
• Le traitement de la demande d’AIPRP relève d’un autre ministère; par conséquent, la SPR n’était pas tenue d’apporter son aide au demandeur à cet égard;
• Le demandeur n’est pas crédible parce qu’il a omis de divulguer les accusations de possession d’héroïne qui avaient été portées contre lui dans sa demande d’asile.
[41] À un certain moment au cours de l’audience, le défendeur a affirmé qu’il y avait des éléments de preuve selon lesquels la division de l’AIPRP avait informé le demandeur que les autorités canadiennes n’avaient reçu aucune lettre concernant une modification de ses condamnations au criminel. Le défendeur a retiré cette affirmation après ne pas avoir pu trouver les éléments de preuve dans le dossier.
[42] J’estime qu’aucune des observations formulées par le défendeur n’abordait l’argument principal avancé par le demandeur selon lequel la SPR était tenue de lui apporter son aide pour obtenir des éléments de preuve dans la présente affaire. La SPR ne s’est pas non plus appuyée sur ces observations dans son analyse. Ce n’est pas le rôle du défendeur de renforcer le raisonnement de la SPR.
Question en litige 3 : La justice naturelle exigeait-elle que la SPR donne au demandeur la possibilité de présenter de nouveaux éléments de preuve?
[43] De plus, le demandeur affirme que le principe de la justice naturelle exige désormais qu’il ait la possibilité de produire les éléments de preuve qu’il a obtenus selon lesquels les autorités croates ont retiré leur déclaration erronée. Il soutient qu’il croit de façon raisonnable que la correction se rapporte à la quantité d’héroïne, puisque c’était ce qu’il avait demandé. Aussi, je constate que la lettre relative au rajustement mentionnait que,[traduction] « en ce qui concerne les données traitées se rapportant aux quantités de stupéfiants, nous vous informons par la présente qu’un rajustement a été apporté aux documents judiciaires » [non souligné dans l’original].
[44] Devant la SPR, le demandeur a soutenu qu’il avait présenté une demande d’AIPRP pour obtenir la communication qu’Interpol Zagreb était censé envoyer aux autorités canadiennes. Toutefois, il prétend que rien ne garantit qu’il obtiendra l’information puisque les dispositions législatives pertinentes prévoient de nombreuses exceptions. Il précise qu’il a reçu signification d’un ERAR et qu’il pourrait être renvoyé du pays avant de recevoir une réponse. De plus, il soutient qu’une demande d’accès à l’information ne remplace pas la divulgation, (en citant la décision Natt c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 238, [2009] 3 R.C.F. F-2, au paragraphe 25, dans laquelle la Cour a affirmé qu’« [a]ucune demande en vertu de la Loi sur l’accès à l’information n’est nécessaire pour obtenir des renseignements sur lesquels le défendeur s’est appuyé pour accuser le demandeur de fausses déclarations »).
[45] Dans la décision quant à la réouverture, la SPR a répondu que ces arguments ne concernaient pas la question relative à la justice naturelle et que le demandeur devrait plutôt les faire valoir dans un ERAR. De plus, la SPR a estimé qu’en dépit de la mention d’une modification ou d’un rajustement au casier judiciaire du demandeur il n’y avait pas d’information au dossier quant à la teneur de cette modification.
[46] Le demandeur soutient que le raisonnement de la SPR ne répond pas à l’exigence quant à la présentation de motifs adaptés énoncée dans l’arrêt Vavilov et ne répondait pas aux arguments qu’il avait avancés. C’est aussi mon avis.
[47] La lettre relative au rajustement a permis d’établir la gravité de la déclaration de culpabilité du demandeur. Et, comme je l’ai souligné précédemment, entre le demandeur, le défendeur et la SPR, le demandeur est celui qui est le moins à même de forcer les autorités canadiennes à produire la lettre en question.
[48] Vu les circonstances, le principe de la justice naturelle exige que la SPR rouvre la demande d’asile, prenne en compte cet élément de preuve si le demandeur parvient à l’obtenir ou apporte son aide à celui-ci pour obtenir l’information, s’il ne parvient pas à le faire, et l’examiner, par exemple, au moyen d’une demande émanant de la Direction des recherches de la Commission, ou en enjoignant au ministre de s’adresser aux organismes canadiens d’exécution de la loi.
[49] De plus, le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en concluant qu’il aurait dû faire valoir ses arguments auprès de l’agent dans le cadre d’un ERAR. Il souligne l’affirmation de la Cour d’appel fédérale selon laquelle un agent d’ERAR « n’a pas le pouvoir discrétionnaire de réexaminer les éléments de preuve antérieurs ou de décider que la question de l’exclusion doit être réexaminée » : Tapambwa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34, [2020] 1 R.C.F. 700 (Tapambwa), aux paragraphes 57–58.
[50] Tout d’abord, je fais remarquer, qu’affirmer que le demandeur a la possibilité de formuler des observations dans le cadre de l’ERAR ne remédie pas au manquement à l’équité procédurale devant la SPR. Et surtout, une personne qui est exclue aux termes de la section F de l’article premier de la Convention n’a accès qu’à un ERAR restreint au titre de l’article 97 de la LIPR, dont les risques ne peuvent être appréciés en fonction de l’article 96, et cet ERAR restreint ne peut que surseoir au renvoi et ne confère pas l’asile : Tapambwa, aux paragraphes 2–5.
[51] Je rejette également l’observation formulée par le défendeur selon laquelle le demandeur a fait[traduction] « mauvais usage » de la SPR et du processus judiciaire en décidant de ne pas interjeter appel devant la SAR ou de ne pas présenter une demande d’ERAR.
[52] Par conséquent, la seule réparation qui convienne consiste à renvoyer l’affaire de sorte qu’un autre commissaire procède à un nouvel examen.
[53] Bien que je ne puisse pas forcer la SPR ou le ministre à aider le demandeur à obtenir le document manquant, j’ose certainement espérer que, à la lumière de la gravité des allégations qui pèsent contre le demandeur, ainsi que des conséquences sérieuses pour le demandeur si sa demande d’asile n’est pas rouverte, la SPR et le ministre accepteront d’exercer les pouvoirs dont ils sont investis pour que la demande d’asile du demandeur soit désormais traitée de façon équitable.
VI. Conclusion
[54] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour nouvel examen.
[55] Il n’y a aucune question à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM-3890-21
LA COUR STATUE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
2. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour nouvel examen.
3. Il n’y a pas de questions à certifier.