2021 CAF 159
A-355-19
Commissaire aux langues officielles du Canada (appelant)
c.
Bureau du surintendant des institutions financières (intimé)
et
Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (intervenante)
A-453-19
André Dionne (appelant)
c.
Bureau du surintendant des institutions financières (intimé)
Répertorié: Canada (Commissaire aux langues officielles) c. Bureau du surintendant des institutions financières
Cour d’appel fédérale, juges de Montigny, Rivoalen et Locke, J.C.A.—Par vidéoconférence, 9 et 10 juin; Ottawa, 4 août 2021.
Langues officielles — Appels d’une décision de la Cour fédérale qui a rejeté une demande de contrôle judiciaire intentée par l’appelant André Dionne (ci-après l’appelant) en vertu de l’art. 77 de la Loi sur les langues officielles (LLO) découlant d’une plainte faite auprès du Commissaire aux langues officielles du Canada (le commissaire) à l’encontre de son employeur, le Bureau du surintendant des institutions financières (l’intimé) — L’appelant travaillait au bureau de Montréal en tant que « généraliste » de façon récurrente avec une équipe de spécialistes unilingues anglophones du bureau de Toronto — Les communications avec les spécialistes avaient lieu uniquement en anglais — L’appelant a allégué que son droit de travailler en français avait constamment été brimé durant ses 22 ans à l’emploi de l’intimé — Le commissaire a confirmé que la plainte était fondée et a émis des recommandations visant à corriger les manquements de l’intimé à ses obligations en vertu de la LLO — Selon la Cour fédérale, les principes d’interprétation énoncés par l’arrêt R. c. Beaulac ne s’appliquaient pas en l’espèce et que les employés spécialistes unilingues de Toronto ne fournissent pas un « service » aux employés généralistes bilingues de Montréal au sens de l’art. 36(1)a) de la LLO — L’appelant a affirmé que l’apport des spécialistes au travail des généralistes constitue un « service » — Le commissaire a soutenu que la Cour fédérale aurait dû tenir compte de critères qualitatifs — Il s’agissait principalement de savoir si la Cour fédérale a erré en statuant que les principes d’interprétation énoncés par l’arrêt Beaulac s’appliquent uniquement aux droits linguistiques d’une minorité linguistique provinciale; que les spécialistes unilingues de Toronto ne fournissent pas un « service » aux généralistes bilingues de Montréal; et que l’art. 36(2) de la LLO n’impose pas à l’intimé l’obligation de s’assurer que l’appui des spécialistes soit disponible dans les deux langues officielles dans les régions désignées bilingues — La Cour fédérale a erré en écartant les principes énoncés dans l’arrêt Beaulac — L’analyse de la Cour fédérale reposait sur une fausse prémisse — L’approche téléologique mise de l’avant dans l’arrêt Beaulac et la méthode moderne d’interprétation ne s’excluent pas l’une l’autre — La distinction tracée par la Cour fédérale entre les droits visant la préservation d’une minorité provinciale de langue officielle et ceux d’une minorité francophone pancanadienne ne trouve nul appui ni dans la jurisprudence ni dans la LLO — Les droits linguistiques doivent recevoir une interprétation large et libérale — La Cour fédérale a erronément apporté des distinctions artificielles à l’approche préconisée par l’arrêt Beaulac — Elle a créé une fausse distinction entre les droits visant la préservation d’une minorité linguistique à l’échelle « provinciale » et le bilinguisme institutionnel — Cette distinction n’existe pas en droit — L’approche interprétative de l’arrêt Beaulac doit être suivie « dans tous les cas » — La Cour fédérale a erré alors qu’elle a tenté de compartimenter et distinguer les principes et les objectifs de la LLO afin d’écarter l’arrêt Beaulac — Certains propos préoccupants tenus par la Cour fédérale ont témoigné de stéréotypes péjoratifs — La Cour fédérale n’a pas erré lorsqu’elle est arrivée à la conclusion que les spécialistes unilingues de Toronto ne fournissent pas un « service » aux généralistes bilingues de Montréal — Mais l’interprétation qu’elle a donnée aux termes « services fournis à titre central » requérant une décision formelle de l’institution était ambigüe et arbitraire — Le critère de la décision formelle restreint sans fondement la portée de l’art. 36(1)a) — La Cour doit considérer des facteurs qualitatifs pour examiner ces services — Une interprétation de la notion de « services auxiliaires centraux » doit également prendre en compte des facteurs qualitatifs — En l’espèce, les échanges entre généralistes et spécialistes relèvent du travail d’équipe — Les spécialistes n’offrent pas des « services » aux généralistes au sens de l’art. 36(1)a) — La Cour fédérale a erré lorsqu’elle a interprété restrictivement l’art. 36(2) — Elle a écarté l’interprétation de l’art. 36(2) retenue dans la décision Tailleur c. Canada (Procureur général) — Il faut donner une interprétation large et libérale à l’art. 36(2) — Le législateur a cherché à établir un ensemble de normes communes à toutes les institutions fédérales — Les employés bilingues doivent interagir avec leurs collègues unilingues dans la langue officielle de ces derniers — Par contre, les institutions fédérales doivent maximiser les possibilités pour les employés bilingues de travailler dans la langue officielle de leur choix — L’intimé a manqué à l’obligation positive qui lui incombait de prendre des mesures permettant de créer et de maintenir un milieu de travail propice à l’usage effectif des deux langues officielles — La plainte de l’appelant était bien fondée — Appels accueillis.
Il s’agissait d’appels d’une décision de la Cour fédérale qui a rejeté une demande de contrôle judiciaire intentée par l’appelant André Dionne (ci-après l’appelant) en vertu de l’article 77 de la Loi sur les langues officielles (LLO) découlant d’une plainte faite auprès du Commissaire aux langues officielles du Canada (le commissaire) à l’encontre de son employeur, le Bureau du surintendant des institutions financières (l’intimé).
La partie V de la LLO impose aux institutions fédérales des régions désignées au sens de l’article 35 des obligations en matière de langue de travail dans la fonction publique. En l’espèce, on devait interpréter, pour une première fois, les dispositions énonçant les obligations minimales des institutions fédérales dans les régions désignées, soient les alinéas 36(1)a) et 36(1)b) ainsi que le paragraphe 36(2).
L’appelant était basé au bureau de Montréal de l’intimé où il travaillait comme « généraliste » et gestionnaire chargé de diriger une équipe de quatre généralistes effectuant la surveillance des institutions financières. Son poste de gestionnaire l’amenait à travailler de façon récurrente avec une équipe de spécialistes unilingues anglophones du bureau de Toronto. Il est fréquent que les généralistes s’appuient sur l’expertise des spécialistes. Selon l’appelant, toutes les communications avec les spécialistes avaient lieu uniquement en anglais. Les institutions financières desservies par le bureau de Montréal demandaient souvent à obtenir un service en français, obligeant ainsi l’appelant à s’improviser traducteur, avant de pouvoir produire un rapport en français à l’institution financière concernée. C’est dans ce contexte que l’appelant a déposé une plainte auprès du commissaire contre l’intimé. Il alléguait que son droit de travailler en français avait constamment été brimé durant ses 22 ans à l’emploi de l’intimé. Après enquête, le commissaire a produit un rapport final confirmant que la plainte était fondée. Le commissaire a émis une série de recommandations visant à corriger les manquements de l’intimé à ses obligations en vertu de la LLO. L’intimé a donné suite au rapport final du commissaire et aux recommandations qui l’accompagnaient en procédant au rehaussement du profil linguistique de postes essentiels au bureau de Toronto. L’appelant a intenté un recours judiciaire parce qu’il jugeait que l’intervention du commissaire n’avait pas suffi à remédier au problème. La Cour fédérale a conclu, entre autres, que les principes d’interprétation énoncés par l’arrêt R. c. Beaulac ne s’appliquaient pas en l’espèce, et que l’arrêt Beaulac « n’a rien à voir avec le bilinguisme institutionnel ou le déni des droits d’une minorité francophone pancanadienne, qui n’a jamais été reconnue comme une communauté à laquelle un principe d’interprétation téléologique devrait s’appliquer ». La Cour fédérale a aussi conclu que les employés spécialistes unilingues de Toronto ne fournissent pas un « service » aux employés généralistes bilingues de Montréal au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LLO, et le paragraphe 36(2) de la LLO n’impose pas à l’intimé l’obligation de s’assurer que l’appui des spécialistes soit disponible dans les deux langues officielles dans les régions désignées bilingues. L’appelant a affirmé, entre autres, que l’apport des spécialistes au travail des généralistes constitue un « service » au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LLO. Selon lui, la Cour fédérale a appliqué une interprétation indûment restrictive au sens du mot « service ». Le commissaire quant à lui a soutenu que la Cour fédérale a erré en interprétant la partie V de manière incompatible avec son objet et avec l’intention du législateur. Plus spécifiquement, la Cour fédérale aurait dû tenir compte de critères qualitatifs, dont le contexte propre à l’institution.
Il s’agissait principalement de savoir si la Cour fédérale a erré en statuant que les principes d’interprétation énoncés par l’arrêt Beaulac s’appliquent uniquement aux droits linguistiques d’une minorité linguistique provinciale; que les spécialistes unilingues de Toronto ne fournissent pas un « service » aux généralistes bilingues de Montréal au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LLO; et que le paragraphe 36(2) de la LLO n’impose pas à l’intimé l’obligation de s’assurer que l’appui des spécialistes soit disponible dans les deux langues officielles dans les régions désignées bilingues.
Arrêt : les appels doivent être accueillis.
La Cour fédérale a erré en droit en écartant les principes énoncés dans l’arrêt Beaulac. Le point de départ de l’analyse de la Cour fédérale reposait sur une fausse prémisse, voulant que l’approche dictée par l’arrêt Beaulac ne trouve application qu’en lien avec les droits d’une minorité linguistique au sein d’une province. Les propos de la Cour fédérale ont eu pour effet de mettre en opposition des approches interprétatives qui, tout compte fait, ne font qu’un. Contrairement à la conclusion de la Cour fédérale, l’approche téléologique mise de l’avant dans l’arrêt Beaulac et la méthode moderne d’interprétation ne s’excluent pas l’une l’autre. Plus important encore, la distinction que trace la Cour fédérale entre les droits visant la préservation d’une minorité provinciale de langue officielle et ceux d’une minorité francophone pancanadienne ne trouve nul appui ni dans la jurisprudence, ni dans le libellé des dispositions en cause. Une telle distinction est susceptible de restreindre indûment la portée des droits linguistiques. Les droits linguistiques doivent recevoir une interprétation large et libérale « de façon compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle du Canada ». La Cour fédérale était contrainte par la jurisprudence et a erronément apporté des distinctions artificielles à l’approche préconisée par l’arrêt Beaulac. Un large consensus se dégage par ailleurs de la jurisprudence et l’interprétation stricte des droits linguistiques a définitivement été écartée en faveur d’une approche téléologique fondée sur le principe de l’égalité réelle. La Cour fédérale a créé une fausse distinction entre les droits visant la préservation d’une minorité linguistique à l’échelle « provinciale » et le bilinguisme institutionnel, entendu comme favorisant une minorité linguistique sur le plan « national ». Cette distinction n’existe pas en droit et elle est contraire à la jurisprudence et à l’intention du législateur. En outre, l’arrêt Beaulac indique clairement que son approche interprétative doit être suivie « dans tous les cas ». La Cour fédérale a erré alors qu’elle a tenté, à tort, de compartimenter et distinguer les principes et les objectifs de la LLO afin d’écarter davantage l’arrêt Beaulac. La Cour fédérale s’est livrée à un exercice quelque peu particulier, associant les différents paragraphes du préambule, soit à l’objectif du bilinguisme officiel dans les institutions fédérales, soit à l’objectif du maintien et de l’épanouissement des « communautés provinciales de langue officielle en situation minoritaire ». Certains propos préoccupants tenus par la Cour fédérale dans le cadre de son analyse rejetant une interprétation téléologique des dispositions de la LLO ont témoigné de stéréotypes péjoratifs qui remettaient en question la valeur des employés francophones au sein de la fonction publique.
La Cour fédérale n’a pas erré lorsqu’elle est arrivée à la conclusion que les spécialistes unilingues de Toronto ne fournissent pas un « service » aux généralistes bilingues de Montréal au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LLO. Le débat portait sur l’interprétation des termes « services auxiliaires centraux » retrouvés à l’alinéa 36(1)a). L’alinéa 36(1)a) s’applique à tous les « services » qui sont destinés aux employés d’une institution fédérale. La Cour fédérale a erré lorsqu’elle a conclu que les « services fournis à titre central » comprennent les services fournis dans le but d’aider ou de soutenir essentiellement l’exécution des fonctions de l’employé qui ont été fournis par une « désignation officielle de la direction de l’institution ». L’interprétation donnée par la Cour fédérale aux termes « services fournis à titre central » requérant une décision formelle de l’institution est ambigüe et arbitraire. Le critère de la décision formelle restreint sans fondement la portée de l’alinéa 36(1)a). La Cour doit considérer des facteurs qualitatifs pour examiner ces services. Ainsi, pour déterminer si un service est un « service central », soit un service offert à tous les employés d’une institution ou à une majorité d’entre eux, il faut procéder à une analyse des services en question. Une interprétation de la notion de « services auxiliaires centraux » doit également prendre en compte des facteurs qualitatifs. Cette approche est suffisamment souple pour que les institutions fédérales puissent s’adapter aux circonstances variables, tout en respectant les limites établies par l’alinéa 36(1)a). En l’espèce, les échanges entre généralistes et spécialistes relèvent du travail d’équipe. Les employés qui exécutent ensemble le mandat d’une institution et font partie d’une équipe ne sont pas les fournisseurs d’un service. Les spécialistes n’offrent pas des « services » aux généralistes au sens de l’alinéa 36(1)a.
La Cour fédérale a erré en droit lorsqu’elle a interprété restrictivement le paragraphe 36(2), notamment en omettant d’appliquer le principe de l’égalité réelle établie dans l’arrêt Beaulac et en écartant l’interprétation du paragraphe 36(2) retenue dans la décision Tailleur c. Canada (Procureur général). En se basant sur l’interprétation du paragraphe 36(2) de la LLO telle que développée dans la décision Tailleur, il faut, premièrement, donner une interprétation large et libérale au paragraphe 36(2), selon les principes établis dans l’arrêt Beaulac. Lorsqu’on cherche à définir la portée du droit qui existe pour l’employé bilingue qui travaille dans une région désignée bilingue, il faut se poser la question « quels sont les besoins d’un employé unilingue »? C’est par rapport à ce critère qu’il faut définir l’étendue du droit. Deuxièmement, il est clair que le législateur a cherché à établir un ensemble de normes communes à toutes les institutions fédérales « afin de maximiser la possibilité d’un employé d’utiliser la langue de son choix ». Compte tenu du principe de l’égalité réelle, tel que décrit dans l’arrêt Beaulac, il faut partir de la présomption voulant qu’une personne a le droit d’effectuer toutes ses fonctions dans la langue officielle de son choix et que l’utilisation des deux langues officielles est la norme par rapport à toutes les activités de l’institution. Troisièmement, les employés bilingues doivent interagir avec leurs collègues unilingues dans la langue officielle de ces derniers. Par contre, le fardeau des obligations prévues au paragraphe 36(2) demeure sur les épaules des institutions fédérales qui doivent maximiser les possibilités pour les employés bilingues de travailler dans la langue officielle de leur choix, sans aller jusqu’à leur imposer des exigences si rigoureuses et inflexibles que l’administration de l’institution en subirait un effet nocif. Tout compte fait, la décision Tailleur offre une interprétation du paragraphe 36(2) qui respecte la nature institutionnelle des obligations qui en découlent, qui permet une interprétation large, libérale et compatible avec l’objet des dispositions de la partie V, et qui tient compte du principe de l’égalité réelle. La totalité de ces faits a démontré que l’intimé a manqué à l’obligation positive qui lui incombait de prendre des mesures permettant de créer et de maintenir un milieu de travail propice à l’usage effectif des deux langues officielles, tel qu’exigé par le paragraphe 36(2). Il revient à l’institution d’offrir un service de traduction efficace pour outiller et appuyer l’employé bilingue dans l’exécution de ses tâches. Cette mesure n’est pas déraisonnable.
En conclusion, la plainte de l’appelant était bien fondée. L’intimé a manqué à ses obligations linguistiques envers l’appelant en vertu du paragraphe 36(2) de la LLO. La décision de la Cour fédérale de rejeter la demande de M. Dionne a été cassée et les appels ont été accueillis.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 16(1).
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 12.
Loi sur le Bureau du surintendant des institutions financières, L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 18, partie I, art. 4(2)a).
Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 12 et 13, art. 66.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1.
Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31, préambule, art. 2, 34, 35, 36, 77, 91.
Loi sur les langues officielles, S.R.C. 1968-69, ch. 54.
JURISPRUDENCE CITÉE
Décisions appliquées :
R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Tailleur c. Canada (Procureur général), 2015 CF 1230, [2016] 2 R.C.F. 415.
décisions examinées :
Forum des maires de la Péninsule acadienne c. Canada (Agence d’inspection des aliments), 2004 CAF 263, [2004] 4 R.C.F. 276; Mazraani c. Industrielle Alliance, Assurance et services financiers inc., 2018 CSC 50, [2018] 3 R.C.S. 261; Canada (Procureur général) c. Shakov, 2017 CAF 250; Thibodeau c. Air Canada, 2014 CSC 67, [2014] 3 R.C.S. 340; Schreiber c. Canada, 1999 CanLII 8898, [1999] A.C.F. no 1576 (QL) (1re inst.), [2000] 1 C.F. F-7, conf. par [2000] A.C.F. no 2053 (QL) (C.A.F.).
Décisions mentionnées :
DesRochers c. Canada (Industrie), 2009 CSC 8, [2009] 1 R.C.S. 194; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, 2000 CSC 1, [2000] 1 R.C.S. 3; Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53, [2002] 2 R.C.S. 773; Association des parents de l’école Rose-des-vents c. Colombie-Britannique (Éducation), 2015 CSC 21, [2015] 2 R.C.S. 139; Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c. Colombie-Britannique, 2020 CSC 13, [2020] 1 R.C.S. 678; Thibodeau c. Canada (Sénat), 2019 CF 1474; Thibodeau c. Air Canada, 2019 CF 1102; R. c. Stillman, 2019 CSC 40, [2009] 3 R.C.S. 144.
DOCTRINE CITÉE
Canada. Parlement. Chambre des communes. Procès-verbaux et témoignages du Comité législatif sur le projet de loi C-72, Loi concernant le statut et l’usage des langues officielles du Canada, 33e lég., 2e sess., fascicule no 1 (17 et 22 mars 1988).
Canada. Parlement. Sénat. Délibérations du Comité spécial du Sénat sur le projet de loi C-72, Loi concernant le statut et l’usage des langues officielles du Canada, 33e lég., 2e sess., fascicule no 1 (19 et 20 juillet 1988) (M. Hnatyshyn).
Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2e éd. Toronto : Butterworths, 1983.
Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada, Politique sur la langue de travail, annulée le 19 novembre 2012, en ligne : https://www.tbs-sct.canada.ca/pol/doc-fra.aspx?id=12520.
APPELS d’une décision de la Cour fédérale (2019 CF 879, [2019] 4 R.C.F. 541) qui a rejeté une demande de contrôle judiciaire intentée par l’appelant M. Dionne en vertu de l’article 77 de la Loi sur les langues officielles, découlant d’une plainte faite auprès du Commissaire aux langues officielles du Canada à l’encontre du Bureau du surintendant des institutions financières. Appels accueillis.
ONT COMPARU :
Élie Ducharme, Isabelle Bousquet et Roxanne Comeau pour l’appelant le Commissaire aux langues officielles du Canada.
Nadine Dupuis pour l’intimé.
Alexa Biscaro et Patrick Levesque pour l’intervenant.
Érik Labelle Eastaugh et Gabriel Poliquin pour l’appelant André Dionne.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Commissariat aux langues officielles du Canada, Gatineau, Québec, pour l’appelant Commissaire aux langues officielles du Canada.
La sous-procureure générale du Canada pour l’intimé.
Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l., Ottawa, pour l’intervenant.
Caza Saikaley, s.r.l./LLP, Ottawa, pour l’appelant André Dionne.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
La juge Rivoalen, J.C.A. :
I. INTRODUCTION
[1] André Dionne et le commissaire aux langues officielles du Canada (le commissaire) interjettent appel du jugement rendu le 3 juillet 2019 (modifié le 20 septembre 2019) par le juge Annis de la Cour fédérale (2019 CF 879, [2019] 4 R.C.F. 541) (la Décision). Ce jugement porte sur un recours judiciaire intenté en vertu de l’article 77 de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31 (la LLO). Le recours de M. Dionne découle d’une plainte faite auprès du commissaire à l’encontre de son employeur, le Bureau du surintendant des institutions financières (l’intimé).
[2] La Cour est appelée en l’espèce à statuer sur la nature et la portée du principe de l’égalité réelle des droits linguistiques en matière de langue de travail au sein des institutions fédérales, et l’obligation de celles-ci de veiller à ce que, dans les régions désignées bilingues, leurs milieux de travail respectifs soient propices à l’usage effectif des deux langues officielles tout en permettant à leur personnel d’utiliser l’une ou l’autre. Ici, M. Dionne allègue que l’intimé aurait manqué à ses obligations linguistiques envers lui, en tant qu’employé occupant un poste bilingue et travaillant dans un bureau situé dans une région désignée bilingue (Montréal) en vertu des articles 34, 35 et 36 de la partie V [sections 34 à 38] de la LLO.
[3] Plus spécifiquement, M. Dionne allègue que pour exercer ses fonctions principales, il s’est vu contraint de travailler en anglais avec des employés unilingues situés dans une région non désignée (Toronto), contrairement à l’alinéa 36(1)a) ou, subsidiairement, au paragraphe 36(2) de la LLO. Il allègue également avoir été obligé d’utiliser des documents d’usage courant et généralisé produits exclusivement en anglais, contrairement à l’alinéa 36(1)a), ainsi que des systèmes informatiques d’usage courant et généralisé disponibles uniquement en anglais, contrairement à l’alinéa 36(1)b).
[4] La Cour fédérale a rejeté l’ensemble des prétentions qu’avançait M. Dionne au soutien de sa demande de contrôle judiciaire.
[5] Pour ce qui est du commissaire, intervenant en première instance, il s’est vu conférer un droit d’appel au même titre qu’une partie, et ce, par voie d’ordonnance rendue par le juge Martineau de la Cour fédérale le 12 janvier 2017. Cette ordonnance accorde notamment au commissaire la permission de faire des représentations écrites et orales et d’interjeter appel de toute décision de la Cour sur une question de droit au même titre qu’une partie, étant entendu que le droit d’appel sera circonscrit à des questions de droit. Le commissaire soutient que les erreurs de droit commises par la Cour fédérale ont des conséquences graves sur l’interprétation des droits linguistiques au Canada et ont pour effet de restreindre arbitrairement la portée des dispositions prévues à la partie V de la LLO.
[6] La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada a été autorisée à intervenir dans le présent appel par voie d’ordonnance de cette Cour en date du 3 décembre 2020. Son intervention est limitée à des questions de droit sur la portée des droits et obligations conférés par l’article 36 de la LLO.
[7] La partie V de la LLO impose aux institutions fédérales des régions désignées au sens de l’article 35 des obligations en matière de langue de travail dans la fonction publique. Cette Cour est appelée à interpréter, pour une première fois, les dispositions énonçant les obligations minimales des institutions fédérales dans les régions désignées, soient les alinéas 36(1)a) et 36(1)b) ainsi que le paragraphe 36(2).
[8] La partie XI [sections 82 à 93] de la LLO comprend des dispositions générales, dont l’article 91 qui circonscrit l’autorisation d’imposer certains profils linguistiques en matière de dotation. Contrairement à la position prise par toutes les parties, la Cour fédérale a conclu que cet article était très pertinent à l’interprétation du paragraphe 36(2) (Décision, aux paragraphes 22 et 23).
[9] La tâche de cette Cour consiste donc, dans le cadre du présent appel, à se pencher sur l’interprétation des alinéas 36(1)a) et 36(1)b) et du paragraphe 36(2) de la LLO, ainsi que sur la pertinence de l’article 91 de la LLO, tout en les appliquant aux faits en l’espèce pour déterminer s’il y a eu une violation des droits linguistiques de M. Dionne.
II. FAITS
[10] Les parties ne remettent pas en cause les faits relevés par la Cour fédérale et elles nous réfèrent à ce titre aux paragraphes 33 à 36 et 47 des motifs de la Décision. Il suffit, aux fins du présent appel, de reprendre les grandes lignes de cette trame factuelle et procédurale.
[11] L’intimé est une institution fédérale assujettie à la LLO. L’intimé a entre autres pour mandat, aux termes de l’alinéa 4(2)a) de la Loi sur le Bureau du surintendant des institutions financières, L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 18, partie I, de surveiller les institutions financières fédérales en vue de s’assurer de leur bonne santé financière et de leur respect des lois et règlements applicables. L’intimé étant structuré en quatre unités, l’une de ces unités — le Secteur de la surveillance — est spécialement vouée à l’accomplissement de ce mandat.
[12] Au moment de la plainte de M. Dionne, l’intimé avait quatre bureaux, dont un se trouvant dans une région désignée selon la LLO (Montréal) et un autre dans une région non désignée (Toronto). À la même époque, tous les employés du bureau de Montréal étaient rattachés au Secteur de la surveillance. La majorité des « spécialistes » dans le Secteur de la surveillance œuvraient toutefois au sein du bureau de Toronto. Il existait un seul poste de spécialiste bilingue et il se trouvait à Montréal (dossier d’appel, vol. IV, affidavit de Natalie Harrington assermentée le 17 février 2016, aux pages 936 et 937, paragraphes 13 et 17).
[13] Lui-même basé au bureau de Montréal, M. Dionne était un « généraliste » et gestionnaire chargé de diriger une équipe de quatre généralistes effectuant la surveillance des institutions financières. Son poste de gestionnaire l’amenait à travailler de façon récurrente avec une équipe de spécialistes unilingues anglophones du bureau de Toronto. Il est en effet fréquent que les généralistes (ou, dans ce cas-ci, leur gestionnaire) s’appuient sur l’expertise des spécialistes notamment en ce qui concerne les divers types de risque que posent les pratiques des institutions financières réglementées. Pour reprendre les propos de la Cour fédérale, elle-même faisant siennes les conclusions du commissaire, les spécialistes aident les généralistes « à évaluer des risques inhérents particuliers, afin que ceux-ci puissent déterminer les risques globaux et formuler des recommandations à l’intention des institutions financières » (Décision, au paragraphe 33).
[14] Cette collaboration vise non seulement à fournir un soutien aux généralistes et à leurs gestionnaires dans des domaines hautement spécialisés, mais également à assurer le partage d’informations d’ordre plus général avec les spécialistes. En effet, selon le témoignage de M. Dionne, « [l]es gestionnaires de la surveillance travaillent étroitement avec les spécialistes » de façon à ce que les spécialistes soient pleinement au fait du contexte global de l’institution financière faisant l’objet de l’évaluation (Décision, au paragraphe 37; soulignement dans l’original).
[15] Dans le cas de M. Dionne, le niveau de consultation avec les spécialistes variait en fonction des dossiers. Par exemple, M. Dionne a témoigné, en faisant alors référence à un dossier en particulier, que l’accès aux spécialistes pouvait se faire sur une base quotidienne, plusieurs fois par semaine et par mois. Ces interactions auraient eu lieu, dans le cadre de ce dossier, sur une période de cinq ans. Sans pour autant indiquer que l’apport des spécialistes de Toronto soit systématiquement requis, la plupart des dossiers nécessitaient leur participation et, de fait, des interactions en anglais. En effet, selon M. Dionne, « à chaque fois qu’une activité de surveillance exigeait la participation d’un spécialiste, c’est-à-dire [dans] la très grande majorité des cas, une partie importante de [s]on travail devait se faire en anglais » (Décision, au paragraphe 37; soulignement dans l’original). En outre, toujours selon M. Dionne, toutes les communications avec les spécialistes avaient lieu uniquement en anglais, tant à l’oral qu’à l’écrit.
[16] M. Dionne a également témoigné à l’effet qu’en tant que gestionnaire de la surveillance, il était lié par le rapport du spécialiste et était tenu de l’intégrer dans son rapport final destiné à l’institution financière. Les institutions financières desservies par le bureau de Montréal demandaient souvent à obtenir un service en français, obligeant ainsi M. Dionne à s’improviser traducteur, une tâche additionnelle considérable, avant de pouvoir émettre un rapport en français à l’institution financière concernée. M. Dionne a souligné, lors de son témoignage, qu’il existait un risque d’inexactitude des propos traduits, la traduction n’étant pas son métier.
[17] C’est dans ce contexte que M. Dionne a déposé, par lettre datée du 19 novembre 2010, une plainte auprès du commissaire contre l’intimé. Il alléguait que son droit de travailler en français avait constamment été brimé durant ses 22 ans à l’emploi de l’intimé (dossier d’appel, vol. III, affidavit d’André Dionne assermenté le 23 décembre 2015, pièce A, page 723).
[18] Le 7 janvier 2014, après enquête, le commissaire a produit un rapport final confirmant que la plainte était fondée en ce qui avait trait à cinq domaines, soit a) les communications entre les employés de différentes régions; b) la formation; c) le perfectionnement professionnel; d) les outils de travail; et e) les systèmes informatiques. Le commissaire a émis une série de recommandations visant à corriger les manquements de l’intimé à ses obligations en vertu de la LLO. La première recommandation du commissaire invitait par ailleurs l’intimé à « [e]ntreprendre des démarches pour compléter une détermination objective, d’ici le 31 mars 2014, des exigences linguistiques de tous les postes dont le titulaire offre une formation et un perfectionnement professionnel aux employés du bureau de Montréal, afin que ces services soient offerts dans la langue officielle de préférence des employés de ce bureau » (Décision, au paragraphe 59).
[19] L’intimé a donné suite au rapport final du commissaire et aux recommandations qui l’accompagnaient en procédant au rehaussement du profil linguistique de 11 postes essentiels au bureau de Toronto. Ces mêmes postes de gestionnaire et de directeur dans le secteur de la surveillance, aux profils jusqu’alors unilingues, se sont ainsi vus désignés bilingues. Les obligations relatives aux langues officielles de l’intimé ont également été précisées dans un outil de référence organisationnelle offert à tous les spécialistes en ressources humaines et gestionnaires responsables des mesures de dotation.
[20] En mars 2015, dans un rapport final de suivi aux recommandations émises, le commissaire a indiqué qu’il estimait que ses recommandations avaient été mises en œuvre.
[21] Insatisfait du rapport final de suivi, M. Dionne a intenté un recours judiciaire en vertu de l’article 77 de la LLO parce qu’il jugeait que l’intervention du commissaire n’avait pas suffi à remédier au problème dans trois domaines principaux, soit : a) la relation entre les employés spécialistes unilingues anglophones du bureau de Toronto et les employés bilingues généralistes du bureau de Montréal; b) la diffusion des documents d’analyse trimestriels rédigés en anglais seulement; et c) l’utilisation des systèmes informatiques disponibles uniquement en anglais.
[22] La Cour fédérale a rejeté la totalité du recours de M. Dionne et a conclu que : 1) les principes d’interprétation énoncés par l’arrêt R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768 (Beaulac) ne s’appliquaient pas en l’espèce; 2) les employés spécialistes unilingues de Toronto ne fournissent pas un « service » aux employés généralistes bilingues de Montréal au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LLO; 3) le paragraphe 36(2) de la LLO n’impose pas à l’intimé l’obligation de s’assurer que l’appui des spécialistes soit disponible dans les deux langues officielles dans les régions désignées bilingues; 4) l’article 91 de la LLO « prime » sur les obligations prévues au paragraphe 36(2); 5) la diffusion de documents d’analyse trimestriels n’est pas contraire à l’alinéa 36(1)a); et 6) les systèmes informatiques utilisés par l’intimé ne contreviennent pas à l’alinéa 36(1)b).
[23] M. Dionne demande à cette Cour de casser le jugement de la Cour fédérale et de prononcer un jugement déclarant que ses droits ont été violés parce que l’intimé aurait manqué à ses obligations minimales prévues aux paragraphes 36(1) et 36(2) de la LLO. M. Dionne reconnait que la preuve au dossier ne permet pas de déterminer si les problèmes qu’il a soulevés ont été réglés via les mesures adoptées par l’intimé, et qu’il est donc impossible pour cette Cour d’accorder une quelconque réparation outre celle d’un jugement déclaratoire.
[24] Le commissaire demande à cette Cour de casser le jugement de la Cour fédérale et de déclarer que la partie V de la LLO doit être interprétée conformément à son objet, selon les principes établis dans l’arrêt Beaulac.
III. QUESTIONS EN LITIGE
[25] Ayant pris connaissance de la nature des enjeux soulevés par les parties, j’estime qu’il nous faut déterminer si la Cour fédérale a erré :
A. En statuant que les principes d’interprétation énoncés par l’arrêt Beaulac s’appliquent uniquement aux droits linguistiques d’une minorité linguistique provinciale et non pas aux francophones du Québec;
B. En statuant que les employés spécialistes unilingues du bureau de Toronto ne fournissent pas un « service » aux employés généralistes bilingues du bureau de Montréal au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LLO;
C. En statuant que le paragraphe 36(2) de la LLO n’impose pas à l’intimé l’obligation de s’assurer que l’appui des spécialistes soit disponible dans les deux langues officielles dans les régions désignées bilingues;
D. En statuant que l’article 91 de la LLO « prime » sur les obligations prévues au paragraphe 36(2) de la LLO; et/ou
E. En statuant que la diffusion unilingue de documents d’analyse trimestriels n’est pas contraire à l’alinéa 36(1)a) de la LLO et en statuant que les systèmes informatiques utilisés par l’intimé ne contreviennent pas à l’alinéa 36(1)b) de la LLO.
IV. NORMES DE CONTRÔLE
[26] Le recours devant la Cour fédérale a été déposé en vertu de l’article 77 de la LLO. Les paragraphes pertinents de cette disposition, pour nos fins, se lisent comme suit :
Recours
77 (1) Quiconque a saisi le commissaire d’une plainte visant une obligation ou un droit prévus aux articles 4 à 7 et 10 à 13 ou aux parties IV, V, ou VII, ou fondée sur l’article 91, peut former un recours devant le tribunal sous le régime de la présente partie.
[…]
Ordonnance
(4) Le tribunal peut, s’il estime qu’une institution fédérale ne s’est pas conformée à la présente loi, accorder la réparation qu’il estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
[27] Cette Cour a discuté de la nature particulière du recours prévu à l’article 77 de la LLO dans le cadre de l’arrêt Forum des maires de la Péninsule acadienne c. Canada (Agence d’inspection des aliments), 2004 CAF 263, [2004] 4 R.C.F. 276 (Forum des maires), aux paragraphes 15–21; voir aussi DesRochers c. Canada (Industrie), 2009 CSC 8, [2009] 1 R.C.S. 194 (DesRochers), aux paragraphes 32–38). La Cour y soulignait, à juste titre, que tout recours intenté en vertu de l’article 77 s’intéresse au bien-fondé de la plainte adressée au commissaire, et non pas au bien-fondé du rapport de ce dernier. Comme l’expliquait la Cour, « c’est la qualité de “plaignant” devant la commissaire qui confère la qualité de “demandeur” devant la Cour », si bien que le rapport constitue en quelque sorte une condition préalable à l’exercice du recours prévu à l’article 77 (Forum des maires, au paragraphe 17). La « décision » du commissaire — ou plutôt, son rapport — n’est pourtant pas l’objet d’un tel recours; seules les prétentions avancées au soutien de la plainte sont véritablement en cause. Le recours prévu à l’article 77 ne vise donc pas une « décision » d’un office fédéral, et ne peut être assimilé à une demande de contrôle judiciaire au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 (Forum des maires, au paragraphe 18). Aux yeux de la Cour, le recours que prévoit l’article 77 « s’apparente, sur le fond, à une action » susceptible d’être tranchée par un tribunal de première instance (Forum des maires, au paragraphe 19).
[28] Dans un tel contexte, cette Cour n’est pas saisie d’un appel d’une décision rendue en contrôle judiciaire, écartant ainsi l’application du cadre d’analyse de l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, mais bien d’un appel d’une décision de première instance. Ce sont donc les normes de contrôle énoncées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, aux paragraphes 8, 10, 27 et 28 qui s’appliquent au présent appel. En d’autres mots, les questions de droit sont examinées selon la norme de la décision correcte et les questions de fait ou mixtes de fait et de droit sont examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, sauf lorsqu’une question de droit peut être isolée, auquel cas elle sera examinée selon la norme de la décision correcte.
[29] En l’espèce, la preuve dont dispose la Cour au dossier est relativement mince. L’intimé n’a présenté aucune preuve en première instance pour expliquer pourquoi, au moment de la plainte, il avait choisi de situer son équipe de spécialistes à Toronto. Ce vide factuel fait en sorte que ce type de dossier se prête mal à des ordonnances réparatrices par une cour d’appel.
[30] Je suis d’avis que la Cour fédérale a commis plusieurs erreurs de droit, notamment en ce qui a trait aux principes d’interprétation faisant partie intégrante de la jurisprudence. Cependant, même en appliquant une interprétation large et libérale aux dispositions ciblées en l’espèce, j’arrive à la même conclusion sur le fond que la Cour fédérale concernant l’interprétation de l’alinéa 36(1)a). Quant aux obligations en matière de droits linguistiques découlant du paragraphe 36(2), j’estime que les pratiques de l’intimé (ou plutôt son inaction) n’y étaient pas conformes au moment où M. Dionne a déposé sa plainte auprès du commissaire.
[31] Quoi qu’il en soit, j’estime qu’il est important d’offrir une réponse détaillée aux questions soulevées dans cet appel afin d’apporter les corrections nécessaires à l’approche préconisée par la Cour fédérale, et ainsi, clarifier l’état du droit en matière des droits linguistiques.
V. ANALYSE
A. La Cour fédérale a-t-elle erré en statuant que les principes d’interprétation énoncés par l’arrêt Beaulac s’appliquent uniquement aux droits linguistiques d’une minorité linguistique provinciale et non pas aux francophones du Québec?
[32] Il ne fait aucun doute dans mon esprit que cette première question doit recevoir une réponse affirmative, la Cour fédérale ayant clairement erré en droit lorsqu’elle s’est écartée des principes énoncés dans l’arrêt Beaulac. Les parties conviennent par ailleurs, d’un commun accord, que la Cour fédérale a erré à plusieurs reprises en ne respectant pas et en n’appliquant pas les énoncés de droit applicables en matière d’interprétation des droits linguistiques.
[33] Il m’apparaît que le point de départ de l’analyse de la Cour fédérale repose sur une fausse prémisse, voulant que l’approche dictée par l’arrêt Beaulac ne trouve application qu’en lien avec les droits d’une minorité linguistique au sein d’une province (Décision, aux paragraphes 88 et 90). Ainsi, l’approche interprétative dite téléologique ne serait pas applicable lorsqu’il est question, comme en l’espèce, des droits linguistiques de la minorité francophone à l’échelle pancanadienne (Décision, au paragraphe 97). M. Dionne, en tant que Québécois d’expression française, n’appartiendrait pas à une minorité linguistique à l’échelle « provinciale », mais plutôt à une minorité linguistique sur le plan « national ». Toujours selon la Cour fédérale, il conviendrait d’étudier le texte des dispositions de la partie V de la LLO, comme le veut le principe d’interprétation moderne, avant de recourir à des considérations d’ordre politique typiquement associées à l’approche téléologique (Décision, aux paragraphes 114 et 115). M. Dionne et le commissaire avancent, avec raison, que la thèse de la Cour fédérale est erronée.
[34] D’entrée de jeu, il convient de souligner que les propos de la Cour fédérale ont pour effet de mettre en opposition des approches interprétatives qui, tout compte fait, ne font qu’un. Contrairement à la conclusion de la Cour fédérale, l’approche téléologique mise de l’avant dans l’arrêt Beaulac et la méthode moderne d’interprétation ne s’excluent pas l’une l’autre. Plutôt, l’approche moderne nécessite de « [traduction] “lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21, citant E. A. Driedger, Construction of Statutes, (2e éd. Toronto : Butterworths, 1983), à la page 87). Le « contexte global » ici est défini par les principes d’interprétation relatifs aux droits linguistiques, dont l’approche préconisée dans l’arrêt Beaulac.
[35] Plus important encore, la distinction que trace la Cour fédérale entre les droits visant la préservation d’une minorité provinciale de langue officielle et ceux d’une minorité francophone pancanadienne ne trouve nul appui ni dans la jurisprudence, ni dans le libellé des dispositions en cause. Une telle distinction est susceptible de restreindre indûment la portée des droits linguistiques, et ce, contrairement aux enseignements de l’arrêt Beaulac. Cet arrêt nous dicte la voie à suivre pour toute question touchant « l’égalité de statut des langues officielles du Canada et l’égalité d’accès des francophones et des anglophones aux institutions du pays », tel que l’a récemment confirmé la Cour suprême dans l’arrêt Mazraani c. Industrielle Alliance, Assurance et services financiers inc., 2018 CSC 50, [2018] 3 R.C.S. 261 (Mazraani), au paragraphe 20. Il convient donc de s’y attarder.
[36] Dans l’arrêt Beaulac, la Cour suprême a conclu que l’instauration du bilinguisme institutionnel emporte « l’accès égal à des services de qualité égale pour les membres des collectivités des deux langues officielles au Canada » (au paragraphe 22), et que les droits linguistiques ont une fonction réparatrice en ce qu’ils pallient à des injustices ayant été commises à l’endroit de la minorité (au paragraphe 19). Au surplus, les droits linguistiques sont des droits positifs qui « ne peuvent être exercés que si les moyens en sont fournis » (au paragraphe 20), créant ainsi « des obligations pour l’État » (au paragraphe 24). En somme, ils doivent recevoir une interprétation large et libérale « de façon compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle du Canada » (au paragraphe 25).
[37] Toutefois, la Cour fédérale a conclu que l’arrêt Beaulac « n’a rien à voir avec le bilinguisme institutionnel ou le déni des droits d’une minorité francophone pancanadienne, qui n’a jamais été reconnue comme une communauté à laquelle un principe d’interprétation téléologique devrait s’appliquer » (Décision, au paragraphe 97). Cette conclusion est fausse. La Cour fédérale était contrainte par la jurisprudence et a erronément apporté des distinctions artificielles à l’approche préconisée par l’arrêt Beaulac.
[38] Les tribunaux à travers le Canada, y compris cette Cour, ont à maintes reprises confirmé et appliqué les principes établis dans l’arrêt Beaulac lorsqu’il était question d’interpréter des droits linguistiques. Un large consensus se dégage par ailleurs de la jurisprudence et je n’ai aucune difficulté à conclure que l’interprétation stricte des droits linguistiques a été définitivement écartée en faveur d’une approche téléologique fondée sur le principe de l’égalité réelle (Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, 2000 CSC 1, [2000] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 31; Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53, [2002] 2 R.C.S. 773 (Lavigne), au paragraphe 22; DesRochers, au paragraphe 31; Association des parents de l’école Rose-des-vents c. Colombie-Britannique (Éducation), 2015 CSC 21, [2015] 2 R.C.S. 139, aux paragraphes 29 et 30; Canada (Procureur général) c. Shakov, 2017 CAF 250 (Shakov), aux paragraphes 75, 111–116 et 119–122; Mazraani, au paragraphe 20; Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c. Colombie-Britannique, 2020 CSC 13, [2020] 1 R.C.S. 678, aux paragraphes 5–20).
[39] De plus, il est important de rappeler que la partie V de la LLO, qui traite de la langue de travail au sein des institutions fédérales, puise sa légitimité dans le paragraphe 16(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte), qui prévoit que le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada et qu’elles ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada. La LLO jouit d’ailleurs, vu ses racines constitutionnelles ainsi que son rôle primordial en matière de bilinguisme, d’un statut quasi constitutionnel (Lavigne, aux paragraphes 22 et 23; Thibodeau c. Air Canada, 2014 CSC 67, [2014] 3 R.C.S. 340 (Thibodeau), au paragraphe 12).
[40] À la lumière de cette jurisprudence abondante et des énoncés de principe qu’elle contient, je suis d’accord avec les appelants en l’instance, le commissaire et M. Dionne, que la Cour fédérale a erré aux paragraphes 88, 90 à 107, 114 à 115 et 485 de la Décision.
[41] Plus spécifiquement, la Cour fédérale a erré lorsqu’elle a conclu que l’application de l’interprétation téléologique n’était justifiée qu’en lien avec la préservation des « communautés provinciales de langue officielle en situation minoritaire » (Décision, aux paragraphes 90 et ss.). Elle a créé une fausse distinction entre les droits visant la préservation d’une minorité linguistique à l’échelle « provinciale » et le bilinguisme institutionnel, entendu comme favorisant une minorité linguistique sur le plan « national ». Cette distinction n’existe pas en droit et elle est contraire à la jurisprudence. Elle est aussi contraire à l’intention du législateur, tel que j’en discuterai plus loin dans ces motifs. Les droits linguistiques doivent être interprétés, selon l’arrêt Beaulac, « de façon compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle du Canada » (au paragraphe 25; mon soulignement).
[42] En outre, l’arrêt Beaulac indique clairement que son approche interprétative doit être suivie « dans tous les cas » (au paragraphe 25; soulignement dans l’original). Il convient de noter que les principes établis dans l’arrêt Beaulac ont été appliqués, dans la jurisprudence récente, sans égard à la communauté de langue officielle visée (voir, par exemple : Mazraani, au paragraphe 20; DesRochers, au paragraphe 31; Tailleur c. Canada (Procureur général), 2015 CF 1230, [2016] 2 R.C.F. 415 (Tailleur), au paragraphe 51; Shakov, aux paragraphes 75, 111 à 116 et 119 à 121; Thibodeau c. Canada (Sénat), 2019 CF 1474, au paragraphe 28; Thibodeau c. Air Canada, 2019 CF 1102, au paragraphe 40). Notamment, trois mois avant l’audience du présent dossier devant la Cour fédérale, notre Cour dans l’arrêt Shakov avait examiné la question de savoir si la dotation d’un poste de direction pour lequel il n’était exigé que la maîtrise de l’anglais équivalait à une conduite irrégulière interdite par l’article 66 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 12, 13. Ce faisant, notre Cour s’était penchée sur l’application des principes d’interprétation établis dans l’arrêt Beaulac à la partie V de la LLO (aux paragraphes 75, 111 à 116 et 119 à 121).
[43] Dans le même ordre d’idée, je suis d’avis que la Cour fédérale a erré aux paragraphes 98 à 107 de la Décision alors qu’elle a tenté, à tort, de compartimenter et distinguer les principes et les objectifs de la LLO afin d’écarter davantage l’arrêt Beaulac.
[44] Dans son analyse, la Cour fédérale a mis de l’avant une interprétation restrictive des droits linguistiques de la minorité francophone pancanadienne sur la base de conclusions arbitraires par rapport au préambule et à l’article 2 (Décision, au paragraphe 98). La Cour [fédérale] s’est livrée à un exercice quelque peu particulier, associant les différents paragraphes du préambule soit à l’objectif du bilinguisme officiel dans les institutions fédérales, soit à l’objectif du maintien et de l’épanouissement des « communautés provinciales de langue officielle en situation minoritaire » (Décision, au paragraphe 100).
[45] Notamment, pour appuyer sa conclusion, la Cour fédérale a affirmé, au paragraphe 102 de ses motifs, que le paragraphe suivant du préambule de la LLO « ne peut viser que » les communautés minoritaires provinciales compte tenu du fait que « [s]i une communauté fait partie d’une communauté plus grande, il doit s’agir d’une communauté différente et plus petite » :
Préambule
Attendu :
[…]
qu’il s’est engagé à favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones, au titre de leur appartenance aux deux collectivités de langue officielle, et à appuyer leur développement et à promouvoir la pleine reconnaissance et l’usage du français et de l’anglais dans la société canadienne.
[46] Toutefois, cette interprétation est indûment restrictive et fait violence aux objectifs des droits linguistiques. Une interprétation large, libérale et téléologique de ce paragraphe mène à la conclusion qu’aucune distinction ne peut être tracée entre les minorités linguistiques à l’échelle provinciale et nationale, puisqu’elles ne sont pas mentionnées. Qui plus est, une telle interprétation est seule compatible avec « le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada » et le principe que « [l]es droits linguistiques doivent dans tous les cas » être interprétés de cette manière, et ce, peu importe la communauté ou la collectivité visée (Beaulac, au paragraphe 25; soulignement dans l’original). De ce fait, contrairement à ce qu’a déterminé la Cour fédérale, il n’y a pas de distinction entre les droits linguistiques visant la préservation d’une minorité linguistique provinciale et ceux visant le bilinguisme institutionnel.
[47] Enfin, j’estime qu’il est important d’aborder certains propos préoccupants tenus par la Cour fédérale. Dans le cadre de son analyse rejetant une interprétation téléologique des dispositions de la LLO, la Cour fédérale a notamment rejeté la prétention des appelants suivant laquelle l’arrêt Beaulac interdit au Parlement de restreindre les droits des Canadiens bilingues de choisir leur langue officielle de travail au motif qu’ils ont la capacité de s’exprimer dans les deux langues; une telle restriction, soutenaient les appelants, désavantagerait les minorités de langue officielle alors que la législation a pour objectif de leur venir en aide. En écartant cet argument, la Cour fédérale a également accrédité la thèse voulant que la minorité francophone bénéficie d’un traitement privilégié dans la fonction publique fédérale. Par exemple, bien que les Parties IV et V de la LLO protègent les minorités de langue officielle, la Cour fédérale réfute la thèse des appelants en insistant sur sa perception que « la communauté francophone […] grâce à sa plus grande maîtrise du bilinguisme […] occupe déjà une position quelque peu avantageuse en raison des effets des parties IV et V de la [LLO] » et que « les dispositions de la LLO en matière de services et de langue de travail procurent à la communauté francophone un avantage concurrentiel en matière d’emploi dans les régions bilingues » (Décision, aux paragraphes 110 et 112; soulignement dans l’original). Toutefois, pour les raisons décrites plus haut et à la lumière des objectifs de la LLO sur lesquels je me pencherai dans les paragraphes qui vont suivre, je suis d’avis que ces justifications sont irrecevables et témoignent de stéréotypes péjoratifs qui remettent en question la valeur des employés francophones au sein de la fonction publique.
[48] Pour tous ces motifs, je suis d’avis que la Cour fédérale a erré en droit en écartant les principes énoncés dans l’arrêt Beaulac.
[49] Néanmoins, même en retenant les principes interprétatifs de l’arrêt Beaulac, pour les motifs ci-après exposés, je ne peux conclure que les employés spécialistes unilingues du bureau de Toronto fournissent un « service » aux employés généralistes bilingues du bureau de Montréal au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LLO.
B. La Cour fédérale a-t-elle erré en statuant que les employés spécialistes unilingues du bureau de Toronto ne fournissent pas un « service » aux employés généralistes bilingues du bureau de Montréal au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LLO?
[50] L’alinéa 36(1)a) de la LLO, qui est au cœur des prétentions avancées par les appelants, se lit comme suit :
Obligations minimales dans les régions désignées
36 (1) Il incombe aux institutions fédérales, dans la région de la capitale nationale et dans les régions, secteurs ou lieux désignés au titre de l’alinéa 35(1)a) :
a) de fournir à leur personnel, dans les deux langues officielles, tant les services qui lui sont destinés, notamment à titre individuel ou à titre de services auxiliaires centraux, que la documentation et le matériel d’usage courant et généralisé produits par elles-mêmes ou pour leur compte.
[51] Je m’arrête ici pour souligner que bien que la LLO soit en vigueur depuis plus de 50 ans, c’est la première fois que cette Cour est saisie d’un dossier concernant l’interprétation de l’alinéa 36(1)a) et du paragraphe 36(2). Il n’y a là rien d’étonnant compte tenu de l’ampleur de la tâche qui attend celles et ceux souhaitant présenter de tels dossiers devant les tribunaux.
[52] Il va de soi que les dossiers portant sur les droits en matière de langue de travail ne sont possibles que si l’employé concerné se plaint au Commissaire lorsqu’il se croit lésé par les actions (ou l’inaction) de son employeur. Je reconnais le courage et la persévérance qu’a démontré M. Dionne tout au long de ce processus, d’abord en tant que plaignant auprès du commissaire, ensuite comme demandeur devant la Cour fédérale et maintenant comme partie appelante devant cette Cour. J’estime que ce sont des personnes comme M. Dionne qui font avancer l’état du droit dans le domaine des droits linguistiques et, en ce sens, je tiens à saluer tout particulièrement sa participation au débat concernant l’interprétation de la partie V de la LLO. Dans un tel contexte, et compte tenu des subtilités de l’argumentaire proposé par M. Dionne et par les autres parties, je crois qu’il est important de s’attarder aux différentes interprétations de l’alinéa 36(1)a) nous ayant été soumises.
1) Prétentions des appelants
[53] Je retiens essentiellement des représentations de M. Dionne que ce dernier recherche un certain équilibre. Il n’exige pas que chaque poste de spécialiste à Toronto soit désigné bilingue ni même que toute interaction potentielle se fasse exclusivement en français. Il fait plutôt valoir que certaines interactions orales ou écrites entre lui et un spécialiste de Toronto devraient pouvoir se dérouler en français, et qu’il ne devrait pas systématiquement être obligé d’interagir en anglais.
[54] M. Dionne affirme que l’apport des spécialistes au travail des généralistes constitue un « service » au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LLO. Correctement interprété, le terme « service » désignerait toute assistance requise pour permettre aux employés d’exercer les fonctions relevant de leur poste respectif. Selon M. Dionne, la Cour fédérale a appliqué une interprétation indûment restrictive au sens du mot « service » en concluant que « le concept de fournir un service et celui d’être membre de [la même] équipe s’excluent mutuellement » (Décision, au paragraphe 220). Une telle interprétation serait, à son avis, contraire à l’objet de l’alinéa 36(1)a), mènerait à des résultats absurdes et ne serait pas appuyée par le libellé, le contexte ou les principes d’interprétation pertinents. D’après M. Dionne, si tout appui « complémentaire » fourni régulièrement au sein d’une « équipe » était exclu de la portée de l’alinéa 36(1)a), cette disposition serait vraisemblablement vidée de sa substance.
[55] Conformément à la méthode moderne d’interprétation législative, M. Dionne affirme qu’il faut d’abord définir le sens ordinaire et grammatical du mot « service » et des termes connexes « services … à titre individuel » et « services auxiliaires centraux ». Il soutient à cet effet que l’alinéa 36(1)a) s’applique à tous les « services » destinés aux employés d’une institution fédérale. Les « services … à titre individuel » et les « services auxiliaires centraux » constitueraient, dans cette optique, des sous-catégories d’un concept plus général. M. Dionne voit d’ailleurs dans l’utilisation du mot « notamment », que l’on retrouve à l’alinéa 36(1)a), le signe que les types de services précis auxquels réfère cette même disposition ne limitent pas la portée du terme général « service ». M. Dionne note, au surplus, qu’il se dégage un sens commun des définitions de « service » dans les deux langues, soit qu’un service est une activité ou un ensemble d’activités ayant pour fonction d’assister ou d’appuyer une autre personne, notamment en lui conférant un avantage ou en posant un geste qui lui sera utile.
[56] M. Dionne nous invite ensuite à replacer le terme « service » dans son contexte global, en tenant compte des objets de l’article 36 et de la partie V ainsi que de l’économie générale de la LLO. M. Dionne insiste sur la distinction fondamentale opérée par la partie V entre deux types de régions, soit les régions désignées bilingues et les autres. Au vu d’une telle distinction, l’objet de l’article 36 est de garantir que, dans les régions désignées bilingues, l’utilisation d’une des deux langues officielles au sein de la fonction publique sera considérée comme une norme, et non un accommodement (Beaulac, aux paragraphes 20 et 24; Tailleur, au paragraphe 44). Quant à l’économie générale de la LLO, ou plus précisément de la partie V, M. Dionne avance que l’effet conjugué de l’article 34 et du paragraphe 35(1) confère à tout employé bilingue œuvrant dans une région désignée bilingue le droit à un milieu de travail propice à l’utilisation des deux langues officielles et permettant l’utilisation de celles-ci. Cela supposerait, en toute logique : a) le droit de travailler dans la langue de son choix; et b) le droit à ce que les autres activités liées au travail, mais qui ne s’inscrivent pas directement dans l’accomplissement des fonctions attribuées à l’employé, permettent l’utilisation des deux langues. Les exigences minimales prévues aux alinéas 36(1)a) à c), en vue de la création d’un milieu de travail « propice », appartiendraient au premier registre, soit celui voulant que l’employé ait le droit de travailler dans la langue de son choix. L’obligation qu’ont les institutions fédérales de prendre « toute autre mesure possible » en vertu du paragraphe 36(2) serait, quant à elle, destinée à la protection du droit d’utiliser les deux langues dans les autres activités liées au travail.
[57] Par ailleurs, M. Dionne avance que dans l’hypothèse où l’interprétation de la Cour fédérale devait être retenue, il faudrait en conclure que la disposition est ambigüe dans la mesure où l’interprétation qu’il propose est tout aussi compatible avec le libellé et l’objet de l’alinéa 36(1)a). Par conséquent, il soutient que c’est son interprétation qui devrait être retenue, étant donné qu’elle est la plus large tout en étant compatible avec le libellé et l’objet de l’alinéa 36(1)a) (R. c. Stillman, 2019 CSC 40, [2009] 3 R.C.S. 144, au paragraphe 21; Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, article 12).
[58] Le Commissaire soutient que la Cour fédérale a erré en interprétant la partie V de manière incompatible avec son objet et avec l’intention du législateur. Plus spécifiquement, la Cour fédérale aurait dû tenir compte de critères qualitatifs, dont le contexte propre à l’institution, la façon dont elle est structurée, son mandat et la nature du service offert, lorsqu’elle a interprété la notion de « services auxiliaires centraux », soit le type de service visé en l’espèce. Au contraire, la Cour fédérale aurait interprété ces termes de manière ambigüe et arbitraire en concluant qu’un service, pour être considéré comme un « service auxiliaire central », doit constituer une « décision formelle » de l’institution fédérale (Décision, aux paragraphes 248 et 258, item 3).
[59] Le commissaire note que la version anglaise, lue conjointement avec la version française, permet de conclure que le terme « central » réfère à un service revêtant un caractère névralgique pour l’institution en ce que la décision d’offrir un tel service a été prise à un niveau central ou relativement élevé de son administration. L’interprétation de la Cour fédérale aurait plutôt pour effet d’introduire un nouveau concept, celui de la nécessité d’une « décision formelle », qui n’est pas défini et demeure ambigu.
[60] Le Commissaire affirme également que l’interprétation par la Cour fédérale des mots « services auxiliaires centraux » comme des « services fournis à titre central » mènerait à des résultats absurdes en excluant certains services importants pour les employés et permettrait aux institutions fédérales de contourner leurs obligations.
[61] En l’espèce, le Commissaire est d’avis que les interactions ponctuelles ou les échanges d’information entre employés ne constituent pas en soi un service auxiliaire central.
2) Analyse de l’alinéa 36(1)a) de la LLO
[62] Le débat porte donc sur l’interprétation des termes « services auxiliaires centraux » retrouvés à l’alinéa 36(1)a). J’examinerai donc les principes d’interprétation législative, non pas dans le but d’effectuer une analyse de novo, mais bien pour déterminer si l’interprétation de la Cour fédérale est conforme au texte, au contexte et à l’objet des dispositions pertinentes. Tel que je l’ai proposé ci-dessus, je suis d’avis que la Cour fédérale a erré en omettant d’examiner le « contexte global » en appliquant les principes d’interprétation relatifs aux droits linguistiques, dont l’approche l’arrêt Beaulac.
[63] Avant de passer à l’interprétation des dispositions pertinentes de la LLO, je ferai quelques commentaires généraux qui s’appliquent à l’ensemble de l’analyse sur l’objectif de la LLO et l’intention du législateur.
a) L’objet de la LLO
[64] Aux termes de son préambule et de l’article 2, la LLO a pour objet d’assurer l’égalité de statut du français et de l’anglais ainsi que l’égalité des droits et privilèges quant à leur usage dans les institutions fédérales, et ce, partout au Canada. Le préambule de la LLO souligne l’importance de « favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones, au titre de leur appartenance aux deux collectivités de langue officielle, e[n] […] appuy[ant] leur développement et [en] promouv[ant] la pleine reconnaissance et l’usage du français et de l’anglais dans la société canadienne ».
[65] La Cour suprême a confirmé que l’objet de la LLO est « d’assurer le respect du français et de l’anglais à titre de langues officielles du Canada, leur égalité de statut et l’égalité de droits et privilèges quant à leur usage dans les institutions fédérales » (Thibodeau, au paragraphe 9). De plus, les droits en jeu ont un statut quasi constitutionnel (Lavigne, au paragraphe 25).
[66] Ici, malgré que la question de la communication avec le public et de la prestation des services offerts au public conformément à la partie IV ne soit pas en cause, il ne faut pas perdre de vue cet aspect puisque ce sont les employés des institutions fédérales qui offrent ses services. Il est crucial que les employés soient bien appuyés et outillés dans le cadre de leur travail pour offrir ces services au public. En outre, j’estime d’une part qu’il existe un lien étroit entre le respect du choix de la langue de travail et, d’autre part, la qualité des services qui sont offerts au public dans les deux langues.
[67] Dans la décision Schreiber c. Canada, 1999 CanLII 8898, [1999] A.C.F. no 1576 (QL) (1re inst.), [2000] 1 C.F. F-7 (Schreiber CF), conf. par [2000] A.C.F. no 2053 (QL) (C.A.), la juge McGillis a résumé au paragraphe 129 de ses motifs les objectifs de certaines dispositions contenues dans les parties IV et V de la LLO. Elle a conclu, avec raison, que les articles 35 et 36 « reconnaissent par voie législative le fait que le droit de travailler dans l’une ou l’autre des langues officielles dans une institution fédérale est illusoire en l’absence d’un milieu qui respecte l’emploi des deux langues officielles et en favorise l’épanouissement. L’objet des articles 35 et 36 est donc de garantir la promotion et le développement de milieux de travail bilingues dans les institutions fédérales ».
[68] À mon avis, il est clair de l’objet et de l’esprit de la LLO que l’employé bilingue travaillant dans une région désignée bilingue a le droit d’être bien appuyé et outillé par son employeur dans le cadre de son travail afin de pouvoir offrir des services de qualité au public dans les deux langues officielles. Ce droit est illusoire en l’absence d’un milieu de travail qui respecte l’emploi des deux langues officielles et en favorise l’épanouissement.
[69] J’examinerai maintenant l’intention qu’avait le législateur en adoptant les dispositions de la LLO en question, telle qu’exprimée en 1988 dans le cadre des délibérations du Comité législatif concernant le projet de loi C-72, Loi concernant le statut et l’usage des langues officielles du Canada, 33e lég., 2e sess., 1988. Avec le projet de loi C-72, la Loi sur les langues officielles, S.R.C. 1968-69, ch. 54, était l’objet d’une réforme substantielle qui tirait sa légitimité des dispositions constitutionnelles reconnues en 1982 (la Charte) et s’inspirait de l’Accord du Lac Meech de 1987. Entre autres, ce projet de loi a élargi le champ d’application de la LLO, a traité de la langue de travail (partie V) et a créé un recours judiciaire (partie X).
b) L’intention du législateur
[70] En proposant l’adoption du projet de loi C-72 et les dispositions pertinentes en l’espèce, le ministre de la Justice de l’époque, M. Ray J. Hnatyshyn souhaitait que l’institution fédérale « rempli[sse] ses obligations sur le plan linguistique, d’une façon ou d’une autre » compte tenu du caractère institutionnel des obligations en cause. Par exemple, si un employé s’absente ou n’est pas en mesure d’assurer le service dans la langue requise, l’institution fédérale peut avoir recours à des traducteurs ou à des interprètes pour assurer le service dans la langue requise. Elle peut aussi, dans certains cas, muter des employés ou recourir à la formation linguistique pour accroitre son personnel bilingue (Chambre des communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité législatif sur le Projet de loi C-72, Loi concernant le statut et l’usage des langues officielles du Canada 33e lég., 2e sess., no. 1 (17 et 22 mars 1988) à la page 5 : 5). Par ailleurs, un employé a le droit de choisir de travailler dans la langue officielle de son choix, mais ce droit « doit être exercé d’une manière raisonnable » (mon soulignement) (Délibérations du Comité spécial du Sénat sur le Projet de loi C-72, 33e lég., 2e sess., no. 1 (19 et 20 juillet 1988), à la page 1 : 50 (M. Hnatyshyn)) (Délibérations du Comité spécial du Sénat).
[71] Les propos de M. D. Martin Low, avocat général principal, Section des droits de la personne, ministère de la Justice, sont tout aussi pertinents :
[…] Il est important que nous commencions avec une compréhension claire des droits que confère cette disposition. Le droit donné aux employés est celui d’utiliser l’une ou l’autre des langues officielles, conformément à la partie V de la loi qui énonce plusieurs obligations institutionnelles, lesquelles établissent la norme commune la plus élevée dans une institution donnée, afin de maximiser la possibilité d’un employé d’utiliser la langue de son choix.
Tout cela se regroupe dans cette notion, qui impose aux institutions fédérales l’obligation d’assurer que leur milieu de travail soit propice à l’usage effectif des deux langues officielles et permette à leur personnel d’utiliser l’une ou l’autre. C’est ce qu’énonce l’article 35(1)a).
Évidemment, ces termes ont été soigneusement choisis. Ce sont aussi des mots qui visent à rendre ce droit applicable, en ce sens qu’ils empêcheront un individu de prendre une position si rigoureuse et si inflexible à propos de son droit qu’il pourrait paralyser le fonctionnement d’une institution s’efforçant d’une façon pragmatique de faire de son milieu de travail un lieu où les employés des deux groupes linguistiques se sentent à l’aise.
Il est impossible d’énoncer cela au moyen d’une règle précise applicable à tous les milieux de travail de chaque institution fédérale. Les institutions gouvernementales sont diverses, de même que leur personnel.
Ces dispositions exigent essentiellement que les institutions fédérales aient comme ligne de pensée de maximiser les possibilités offertes aux individus de travailler dans la langue de leur choix, sans imposer à ces institutions des exigences si rigoureuses et inflexibles que l’administration de cette institution en subirait un effet nocif. [Mon soulignement.]
(Délibérations du Comité spécial du Sénat, à la page 1 : 51.)
[72] Je comprends de ces extraits des débats parlementaires que l’intention du législateur était, à tout le moins en partie, de reconnaître un droit de travailler dans la langue officielle de son choix qui ne soit pas absolu et qui doit être exercé de façon raisonnable par l’employé. Il y a toutefois une nuance à apporter. L’institution fédérale située en région bilingue doit maximiser la possibilité pour un employé d’utiliser la langue de son choix. Elle a l’obligation de s’assurer que le milieu de travail soit propice à l’usage effectif des deux langues officielles et permette à son personnel d’utiliser l’une ou l’autre. Dans ce contexte, j’estime que l’intention du législateur, dans sa globalité, est de maximiser la possibilité qu’un employé travaillant dans une région désignée bilingue puisse utiliser la langue de son choix au travail, comme c’est son droit, sous réserve de l’exercice raisonnable de ce droit.
[73] En tenant compte de l’objet de la LLO et de l’intention du législateur, j’examinerai maintenant le libellé de l’alinéa 36(1)a).
c) Le sens ordinaire et grammatical des termes « services auxiliaires centraux »
[74] L’alinéa 36(1)a) de la LLO s’applique à tous les « services » qui sont destinés aux employés d’une institution fédérale. Le mot « service » n’est pas défini dans la LLO. L’alinéa 36(1)a) établit certaines obligations minimales que les institutions fédérales doivent remplir dans les régions désignées bilingues. Parmi les services qui doivent être offerts aux employés dans les deux langues officielles en vertu de cet alinéa, le législateur inclut les services fournis « à titre individuel » et les « services auxiliaires centraux ». Les circonstances en l’espèce se rapportent uniquement aux services auxiliaires centraux.
[75] Les définitions de la notion de « service » dans les dictionnaires de langue française font généralement état de deux sens, l’un relié à une fonction administrative organisée et l’autre à une relation davantage individuelle. Il en est de même en anglais, de sorte qu’il n’existe aucune raison de conclure à une antinomie entre les versions française et anglaise de l’alinéa 36(1)a). J’aurais tendance à retenir une interprétation du terme « service » qui s’entend d’une fonction commune, organisée dans un ensemble administratif. Une telle interprétation m’apparaît adaptée au contexte dans lequel s’inscrit le paragraphe 36(1) de la LLO, un contexte de travail institutionnel et organisé, celui de la fonction publique.
[76] Alors que la version française de l’alinéa 36(1)a) qualifie les services visés de services « auxiliaires centraux », la version anglaise parle de services « centrally provided by the institution to support [its employees] in the performance of their duties ». Le terme français « auxiliaires » correspond dans la version anglaise à l’expression « to support them in the performance of their duties » tandis que le terme « centraux » est quant à lui exprimé dans la version anglaise par l’expression « centrally provided ». Il n’y a donc aucune antinomie entre les deux versions.
[77] Le terme « auxiliaires » et « to support them in the performance of their duties » dans l’application de l’alinéa 36(1)a) réfèrent aux services fournis par l’institution aux employés pour les assister ou les appuyer dans l’exercice de leurs fonctions. Je suis d’accord avec la conclusion de la Cour fédérale à cet effet (Décision, au paragraphe 205).
[78] L’intimé propose que pour déterminer si un service est un « service central », soit un service offert à tous les employés d’une institution ou à une majorité d’entre eux, il faut procéder à une analyse des services en question. Il avance, et je suis d’accord avec sa prétention, que la Cour fédérale a erré lorsqu’elle a conclu que les « services fournis à titre central » comprennent les services fournis dans le but d’aider ou de soutenir essentiellement l’exécution des fonctions de l’employé qui ont été fournis par une « désignation officielle de la direction de l’institution » (Décision, au paragraphe 258, item 3).
[79] Je suis d’accord également avec les observations du commissaire à l’effet que l’interprétation donnée par la Cour fédérale aux termes « services fournis à titre central » requérant une décision formelle de l’institution est ambigüe et arbitraire. Le critère de la décision formelle restreint sans fondement la portée de l’alinéa 36(1)a) de la LLO. L’ajout par la Cour fédérale du critère de « la décision formelle » aux paragraphes 248 et 258 (item 3) de la Décision déplace le débat à savoir si des services sont fournis à titre de services auxiliaires centraux et restreint arbitrairement la portée de l’alinéa 36(1)a) de manière contraire à l’interprétation large, libérale et téléologique requise.
[80] Cette interprétation formaliste est aussi incompatible avec le principe directeur de l’égalité réelle applicable aux droits linguistiques. Je suis plutôt d’avis que la Cour doit considérer des facteurs qualitatifs, tels que le contexte propre à l’institution, la façon dont elle est structurée, son mandat et la nature du service offert pour examiner ces services. Ainsi, pour déterminer si un service est un « service central », soit un service offert à tous les employés d’une institution ou à une majorité d’entre eux, il faut procéder à une analyse des services en question.
[81] Aussi, je suis d’accord avec les prétentions du commissaire qu’il ressort du libellé de l’alinéa 36(1)a) que les termes « services auxiliaires centraux » peuvent être définis comme des services qui sont utiles pour l’exécution des fonctions d’un employé et qui revêtent un caractère névralgique pour l’institution, en ce sens que celle-ci a pris la décision, à un niveau central ou relativement élevé de son administration, d’offrir ce service à ses employés.
[82] Je suis d’avis qu’une interprétation de la notion de « services auxiliaires centraux » doit également prendre en compte des facteurs qualitatifs, comme le contexte propre à l’institution, la façon dont elle est structurée, son mandat et la nature du service offert, tout en s’assurant que l’employé bilingue travaillant dans une région désignée bilingue soit bien appuyé par les services qui lui sont offerts et outillé par son employeur dans le cadre de son travail pour qu’il puisse offrir des services de qualité au public dans les deux langues officielles.
[83] Cette approche est suffisamment souple pour que les institutions fédérales puissent s’adapter aux circonstances variables, tout en respectant les limites établies par l’alinéa 36(1)a). Ce faisant, cette interprétation est davantage conforme au texte et à l’esprit de la LLO.
[84] Je m’arrête ici pour noter qu’une politique en matière de langue de travail du Secrétariat du Conseil du trésor en vigueur de 2004 à 2011 offrait une liste non exhaustive d’exemples de « services centraux » et de « services personnels ». Bien que cette politique ne soit plus en vigueur, elle offre des exemples pertinents pour nos fins (Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada, Politique sur la langue de travail, annulée le 19 novembre 2012, en ligne : https://www.tbs-sct.canada.ca/pol/doc-fra.aspx?id=12520). Entre autres, certains exemples de services centraux qui demeurent pertinents sont les services administratifs, les services d’informatique, les services de bibliothèque, d’archives et d’information/communications, les services de gestion du matériel, les services de sécurité et les services de traduction.
[85] Je constate que ces exemples appuient ma conclusion que l’institution fédérale a organisé de façon précise l’offre de services auxiliaires centraux pour venir appuyer ou outiller l’employé dans l’exercice de ses tâches.
[86] De plus, au moment de la plainte, le Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada avait en vigueur une politique sur la langue de travail (dossier d’appel, vol. IV, affidavit de Natalie Harrington assermenté le 17 février 2016, pièce F, page 982). Cette politique précisait que pour les communications interrégionales, une institution située dans une région désignée bilingue doit communiquer dans la langue officielle de la région unilingue à qui est destinée la communication.
[87] Ayant les principes interprétatifs à l’esprit, et en suivant le sens ordinaire et grammatical des mots employés à l’alinéa 36(1)a) de manière à ce qu’ils soient en harmonie avec l’esprit et l’objet de la LLO, tout en respectant l’intention du législateur et en appliquant les principes énoncés de l’arrêt Beaulac, j’arrive à la conclusion que les « services auxiliaires centraux » visés à l’alinéa 36(1)a) :
A. Sont ceux qui remplissent une fonction commune et sont rendus de manière organisée dans un ensemble administratif par l’institution fédérale dans une région désignée bilingue;
B. Sont offerts à la majorité des employés par l’institution fédérale;
C. Sont offerts par des employés pour appuyer d’autres employés de l’institution de manière accessoire dans l’accomplissement de leurs fonctions;
D. Ne comprennent pas toute forme d’assistance requise pour permettre aux employés d’exercer les fonctions attribuées à leur poste — l’employé doit exercer son droit d’utiliser la langue officielle de son choix d’une manière raisonnable; et
E. Excluent les interactions ponctuelles ou les échanges d’information entre les employés d’une même équipe de travail. Ces interactions sont plutôt des exemples de communications interrégionales telles que prévues dans la politique sur la langue de travail mentionnée plus haut.
[88] En l’espèce, les échanges entre généralistes et spécialistes relèvent du travail d’équipe. Le généraliste détermine le code de risque global de l’institution financière avec les conseils ou l’évaluation du spécialiste (dossier d’appel, vol. V, contre-interrogatoire de Natalie Harrington, à la page 1251; Décision, au paragraphe 42). Le travail des spécialistes ne vient pas « appuyer » ni « outiller » le travail des généralistes. Plutôt, les généralistes et les spécialistes travaillent de concert sur des dossiers communs pour desservir un public commun (les institutions financières).
[89] Pour les motifs qui précèdent, nonobstant l’erreur commise par la Cour fédérale lorsqu’elle n’a pas suivi les principes énoncés dans l’arrêt Beaulac, j’arrive à la même conclusion. En l’espèce, les employés qui exécutent ensemble le mandat d’une institution et font partie d’une équipe ne sont pas les fournisseurs d’un service. Les spécialistes n’offrent pas des « services » aux généralistes au sens de l’alinéa 36(1)a). Ainsi, la Cour fédérale n’a pas erré lorsqu’elle est arrivée à cette conclusion mixte de fait et de droit.
[90] J’examinerai maintenant le paragraphe 36(2) de la LLO.
C. La Cour fédérale a-t-elle erré en statuant que le paragraphe 36(2) de la LLO n’impose pas à l’intimé l’obligation de s’assurer que l’appui des spécialistes soit disponible dans les deux langues officielles dans les régions désignées bilingues?
[91] Il convient de reproduire le paragraphe 36(2) de la LLO :
36 […]
Autres obligations
(2) Il leur incombe également de veiller à ce que soient prises, dans les régions, secteurs ou lieux visés au paragraphe (1), toutes autres mesures possibles permettant de créer et de maintenir en leur sein un milieu de travail propice à l’usage effectif des deux langues officielles et qui permette à leur personnel d’utiliser l’une ou l’autre.
1) Prétentions des parties
[92] M. Dionne affirme que même si notre Cour décide que le mot « service » exclut le soutien offert par les spécialistes, elle devrait tout de même statuer que l’intimé a l’obligation de fournir l’apport des spécialistes dans les deux langues officielles dans les régions désignées bilingues en vertu du paragraphe 36(2).
[93] Le commissaire avance que l’interprétation du paragraphe 36(2) à laquelle a souscrit la Cour fédérale contrevient à la nature institutionnelle des obligations qui y sont inscrites et à la norme de l’égalité réelle établie dans l’arrêt Beaulac. Il est utile de rappeler que la Cour a écarté l’interprétation qui avait été retenue dans la décision Tailleur, et a plutôt conclu que l’intention législative derrière cette disposition était que « les employés bilingues tiennent compte des besoins des employés unilingues dans une certaine mesure » (Décision, aux paragraphes 24, 265, 348–350 et 562).
[94] L’intervenante, dans son mémoire et lors de ses prétentions orales, nous invite à entériner le cadre analytique de la décision Tailleur, mais propose de restreindre sa portée en ajoutant des critères additionnels. D’après l’intervenante, en plus des facteurs énumérés dans la décision Tailleur, une mesure serait également déraisonnable dans le cas où : a) la mesure est disproportionnée par rapport à son effet global sur l’objectif à atteindre, c’est-à-dire un milieu de travail propice à l’usage effectif des deux langues officielles; b) sa mise en œuvre empêcherait complètement ou en grande partie les Canadiens d’expression française ou d’expression anglaise d’avoir des chances égales d’emploi et d’avancement dans les institutions fédérales; et/ou c) sa mise en œuvre nécessiterait d’avoir recours à la dotation collatérale bilingue.
[95] Enfin, l’intimé fait valoir que les prétentions des appelants et de l’intervenante sont contraires au paragraphe 36(2), à l’objet de la partie V et à l’article 91, et sont impraticables compte tenu de la réalité du milieu de travail des institutions fédérales. L’intimé note que bien qu’il ne souscrive pas à tous les éléments de l’approche interprétative de la Cour fédérale, la conclusion selon laquelle le paragraphe 36(2) n’écarte pas la possibilité que des employés bilingues doivent, dans une certaine mesure, tenir compte des besoins des employés unilingues lui apparaît bien fondée. Devant cette Cour, lors de ses prétentions orales, l’intimé a avancé pour une première fois la distinction suivante : les obligations minimales prévues au paragraphe 36(1) viseraient des obligations « entre employés » alors que le type d’obligations découlant du paragraphe 36(2) viserait les « milieux de travail ». De plus, lors de ses prétentions orales, l’intimé a cherché à distinguer l’arrêt Beaulac en suggérant que l’égalité réelle s’applique uniquement aux droits existants alors qu’en la présente instance, M. Dionne part de la prémisse erronée qu’il a un droit devant être interprété de façon uniforme entre les employés bilingues et unilingues. Selon l’intimé, le droit de M. Dionne d’utiliser la langue de travail de son choix lorsqu’il travaille en équipe avec des spécialistes unilingues n’existe pas.
2) Analyse du paragraphe 36(2) de la LLO
[96] Je suis d’accord avec les prétentions du commissaire que la Cour fédérale a erré en droit lorsqu’elle a interprété restrictivement le paragraphe 36(2), notamment en omettant d’appliquer le principe de l’égalité réelle établie dans l’arrêt Beaulac et en écartant l’interprétation du paragraphe 36(2) retenue dans la décision Tailleur (Décision, aux paragraphes 24, 265, 348–350 et 562).
[97] Dans la décision Tailleur, la Cour fédérale a appliqué, correctement à mon avis, les principes d’interprétation pertinents lorsqu’elle a analysé le paragraphe 36(2) (Tailleur, aux paragraphes 49–53, 55, 61 et ss.). Elle a interprété l’expression « toutes autres mesures possibles » comme désignant « toutes les mesures qu’il est raisonnable de prendre » et qu’une institution fédérale doit considérer et adopter pour créer un milieu de travail propice à l’usage des deux langues officielles. Ce faisant, elle a identifié de façon non exhaustive trois facteurs qui peuvent être considérés en déterminant si une mesure est déraisonnable : « [1] si elle impose des difficultés opérationnelles importantes ou sérieuses à l’institution fédérale ou [2] si sa mise en œuvre cause un conflit démontré avec la partie IV de la LLO sur la langue de service ou [3] avec le mandat de l’institution fédérale » (Tailleur, au paragraphe 81; soulignement dans l’original).
[98] En l’espèce, la Cour fédérale a écarté la décision Tailleur sur la base de son rejet antérieur des principes interprétatifs de l’arrêt Beaulac (Décision, aux paragraphes 20–21, 457–462, 474, 477 et 485). Selon elle, « l’expression “mesures raisonnables” est l’instrument utilisé par le législateur pour garantir que les milieux du travail non conformes, révélés par une plainte fondée […] sont rendus conformes » (Décision, au paragraphe 463). Pour répondre à une plainte fondée sur le paragraphe 36(2), il faudrait commencer par déterminer si l’institution a créé un milieu de travail approprié pour l’usage des langues officielles; si tel n’est pas le cas, il faut déterminer quelles mesures raisonnables sont nécessaires pour garantir un milieu de travail approprié (Décision, aux paragraphes 369 et 460). Dans ce contexte, j’estime que la Cour fédérale a erré en droit compte tenu des principes d’interprétation applicables, tels que discuté aux paragraphes 32 à 49 ci-haut.
[99] Pour les raisons exposées ci-après, je propose d’entériner l’interprétation du paragraphe 36(2) de la LLO telle que développée dans la décision Tailleur.
[100] Premièrement, il faut donner une interprétation large et libérale au paragraphe 36(2), selon les principes établis dans l’arrêt Beaulac. Dans la décision Tailleur, la Cour fédérale a précisé qu’une telle interprétation du paragraphe 36(2) crée « une obligation positive pour les institutions fédérales de prendre des mesures permettant de créer et de maintenir un milieu de travail propice à l’usage effectif des deux langues officielles » (au paragraphe 44). Je ne peux retenir les prétentions de l’intimé à l’effet que M. Dionne part de la prémisse erronée qu’il a un droit devant être interprété de façon uniforme entre les employés bilingues et unilingues. Le concept de l’égalité réelle dans le cadre des droits linguistiques de nature institutionnelle « exig[e] des mesures gouvernementales pour leur mise en œuvre et cré[e], en conséquence, des obligations pour l’État […] Il signifie également que l’exercice de droits linguistiques ne doit pas être considéré comme exceptionnel, ni comme une sorte de réponse à une demande d’accommodement » (Beaulac, au paragraphe 24).
[101] L’analyse relative à l’égalité réelle en l’espèce cherche à déterminer s’il existe un effet négatif disproportionné entre l’employé unilingue et l’employé bilingue qui veut travailler dans la langue officielle de son choix. Donc, lorsque nous cherchons à définir la portée du droit qui existe pour l’employé bilingue qui travaille dans une région désignée bilingue, il faut se poser la question « quels sont les besoins d’un employé unilingue »? C’est par rapport à ce critère qu’il faut définir l’étendue du droit. Les besoins des employés unilingues sont pertinents parce qu’ils permettent de déterminer en quoi consiste réellement un milieu de travail qui est propice à l’utilisation de la langue officielle de son choix.
[102] Deuxièmement, si nous revenons aux dispositions de la partie V de la LLO et aux débats parlementaires reproduits ci-haut, il est clair que le législateur a cherché à établir un ensemble de normes communes à toutes les institutions fédérales « afin de maximiser la possibilité d’un employé d’utiliser la langue de son choix » (Délibérations du Comité spécial du Sénat, à la page 1 : 51) :
A. L’article 34 énonce le principe général que l’anglais et le français sont les langues de travail et que chacun a le droit de les utiliser;
B. L’article 35 introduit la distinction géographique entre les régions bilingues et unilingues, les premières étant définies par l’obligation générale des institutions fédérales de veiller à ce que leurs milieux de travail soient propices à l’usage effectif des deux langues officielles; et
C. L’article 36 précise davantage les droits des employés et les obligations des institutions fédérales dans les régions désignées bilingues.
[103] De ce fait, le principe énoncé à l’article 34 établit le droit pour l’employé de travailler dans la langue officielle de son choix. Compte tenu du principe de l’égalité réelle, tel que décrit dans l’arrêt Beaulac, il faut partir de la présomption voulant qu’une personne a le droit d’effectuer toutes ses fonctions dans la langue officielle de son choix et que l’utilisation des deux langues officielles est la norme par rapport à toutes les activités de l’institution. C’est précisément ce qui permettrait à une personne unilingue de travailler dans une institution fédérale. Toute dérogation à ces principes devrait être exceptionnelle.
[104] Troisièmement, dans le même ordre d’idées, je suis d’accord avec les prétentions de l’intimé voulant que les employés bilingues doivent, dans une certaine mesure, interagir avec leurs collègues unilingues dans la langue officielle de ces derniers. Par contre, le fardeau des obligations prévues au paragraphe 36(2) demeure sur les épaules des institutions fédérales qui doivent maximiser les possibilités pour les employés bilingues de travailler dans la langue officielle de leur choix, sans aller jusqu’à leur imposer des exigences si rigoureuses et inflexibles que l’administration de l’institution en subirait un effet nocif. Ceci est conforme à la norme énoncée dans la décision Tailleur voulant qu’une institution fédérale ne puisse contourner ses obligations en matière de langue de travail en recourant à ses employés bilingues, leur imposant ainsi le fardeau qui lui appartient (Décision, aux paragraphes 448–449).
[105] Tout compte fait, la décision Tailleur offre une interprétation du paragraphe 36(2) qui respecte la nature institutionnelle des obligations qui en découlent, qui permet une interprétation large, libérale et compatible avec l’objet des dispositions de la partie V, et qui tient compte du principe de l’égalité réelle. De plus, elle présente une approche permettant d’évaluer, au cas par cas, s’il y a eu violation du paragraphe 36(2). Sur ce point, à mon avis, l’ajout de critères, tel que proposé par l’intervenante dans le but de restreindre la portée du paragraphe 36(2) de la LLO, n’est pas nécessaire. Il est clair que le paragraphe 36(2) ne vient pas établir un droit absolu pour les employés dans les régions désignées bilingues de travailler en tout temps dans la langue de leur choix.
[106] Me penchant maintenant sur les faits au moment de la plainte de M. Dionne, je note que :
A. Selon le rapport final d’enquête du commissaire, la plainte de M. Dionne portait sur cinq aspects, soit : a) les communications entre les employés de différentes régions; b) la formation; c) le perfectionnement professionnel; d) les outils de travail; et e) les systèmes informatiques (dossier d’appel, vol. III, rapport final d’enquête, à la page 833);
B. Selon le rapport final d’enquête du commissaire, dans le cadre des communications entre les employés de différentes régions, l’intimé devait s’assurer d’avoir une capacité bilingue suffisante pour fournir dans les deux langues officielles des services dans les domaines énumérés ci-dessus (dossier d’appel, vol. III, rapport final d’enquête, à la page 829);
C. Selon le rapport final d’enquête du commissaire, dans le cadre de la formation, bien que l’intimé ait réalisé certains progrès, la problématique n’avait pas été résolue puisque la plupart des séances de formation étaient toujours offertes uniquement en anglais, par des employés du bureau de Toronto aux employés du bureau de Montréal (dossier d’appel, vol. III, rapport final d’enquête, à la page 829);
D. Selon le rapport final d’enquête du commissaire, dans le cadre du perfectionnement professionnel, les communications orales et électroniques entre les bureaux de Montréal et de Toronto ne se faisaient qu’en anglais, tandis que l’intimé devait faire en sorte que l’environnement de travail encourage les employés de Montréal à utiliser la langue officielle de leur choix (dossier d’appel, vol. III, rapport final d’enquête, aux pages 830 et 831);
E. Selon le rapport final d’enquête du commissaire, dans le cadre des outils de travail, les spécialistes produisaient et échangeaient avec le personnel de Montréal des documents internes uniquement en anglais, et l’urgence de la distribution constante d’outils de travail d’usage courant et généralisé n’annulait pas l’obligation de l’intimé d’offrir ces outils simultanément dans les deux langues officielles (dossier d’appel, vol. III, rapport final d’enquête, à la page 832);
F. Dans le cadre de ses fonctions, M. Dionne devait régulièrement traiter avec des spécialistes unilingues anglophones dans la préparation de rapports destinés aux institutions financières francophones, tandis qu’une partie importante du contenu de ce rapport avait été imposée par un spécialiste en anglais (dossier d’appel, vol. IV, affidavit d’André Dionne assermenté le 6 avril 2016, aux paragraphes 15, 24 et 36, aux pages 1065, 1066 et 1069);
G. Dans le cadre de leurs fonctions, les généralistes bilingues comme M. Dionne se retrouvaient avec la tâche additionnelle de s’improviser traducteur des documents provenant des spécialistes unilingues puisqu’il ne pouvait pas, en raison des contraintes de l’échéancier, se permettre d’attendre la traduction, laquelle pouvait exiger plusieurs semaines, voire, des mois à compléter — de plus, selon M. Dionne, il existait un risque d’inexactitude des propos traduits, la traduction n’étant pas son métier (dossier d’appel, vol. IV, affidavit d’André Dionne assermenté le 6 avril 2016, au paragraphe 30, à la page 1068; Décision, aux paragraphes 37 et 47);
H. La Cour fédérale a déterminé que les généralistes bilingues comme M. Dionne devaient travailler régulièrement dans les deux langues officielles pour accommoder leurs collèges unilingues (Décision, au paragraphe 47);
I. La Cour fédérale a déterminé que les généralistes bilingues comme M. Dionne assumaient le fardeau supplémentaire de « lourdes » tâches de traduction, contrairement aux spécialistes et aux autres généralistes unilingues anglophones (Décision, au paragraphe 47);
J. Selon le témoignage de M. Dionne, pendant ses 22 ans à l’emploi de l’intimé, la totalité de ses communications avec le bureau du personnel de Toronto se sont déroulées exclusivement en anglais, y compris toutes les communications reliées à la préparation de rapports pour le public (dossier d’appel, vol. IV, affidavit d’André Dionne assermenté le 6 avril 2016, au paragraphe 28, à la page 1067);
K. Selon le témoignage de M. Dionne, depuis 1990, il a été témoin de plusieurs plaintes qui ont été formulées par la direction du bureau de Montréal à la direction du bureau de Toronto concernant le non-respect continuel de la LLO. Malgré ces plaintes, l’intimé n’a rien fait pour remédier aux défauts au niveau de l’organisation du personnel; en conséquence, le personnel de Montréal était obligé d’effectuer une partie très importante de leur travail en anglais, tout en desservant une clientèle principalement francophone (dossier d’appel, vol. IV, affidavit d’André Dionne assermenté le 6 avril 2016, au paragraphe 36, à la page 1069); et
L. Selon la conclusion du rapport final d’enquête du commissaire, malgré les engagements que l’intimé avait pris depuis le dépôt de la plainte en 2010, certaines pratiques de longue date nuisaient toujours, en 2014, à l’emploi du français dans le milieu de travail par les employés du bureau de Montréal (dossier d’appel, vol. III, rapport final d’enquête, à la page 832).
[107] À mon avis, la totalité de ces faits démontre que l’institution fédérale a manqué à l’obligation positive qui lui incombait de prendre des mesures permettant de créer et de maintenir un milieu de travail propice à l’usage effectif des deux langues officielles, tel qu’exigé par le paragraphe 36(2). Cette conclusion est notamment appuyée par le fait que M. Dionne a été obligé de travailler de façon systématique en anglais même s’il devait rédiger ses rapports en français. Elle est appuyée aussi par le fait que seuls les employés bilingues comme M. Dionne exerçaient la lourde tâche de traduction dans la préparation des rapports destinés au public en vertu de la partie IV de la LLO. Finalement, je note que l’intimé a mis beaucoup de temps avant de prendre des mesures pour tenter de remédier à ces problèmes.
[108] Par ailleurs, le fardeau de la traduction ne devrait jamais reposer entièrement sur l’employé bilingue. La capacité de traduire ou d’interpréter d’une langue officielle à l’autre n’est pas chose innée. En effet, il y a une formation offerte pour les personnes qui souhaitent accéder aux métiers de traduction et d’interprétation. Un employé bilingue qui occupe le même poste qu’un employé unilingue ne devrait pas être obligé d’agir comme traducteur lors de la préparation de documents destinés au public. La capacité de parler les deux langues officielles ne fait pas en sorte que l’employé bilingue peut automatiquement remplir les fonctions d’un traducteur, et ce, surtout dans le cadre de la préparation de documents destinés au public selon la partie IV de la LLO.
[109] Dès lors, un exemple de mesures possibles permettant de créer et de maintenir un milieu de travail propice à l’usage effectif des deux langues officielles consisterait notamment à offrir un service étoffé de traduction. En appliquant l’approche de la décision Tailleur aux faits en l’espèce, tout en y intégrant le concept de l’égalité réelle, il en découle qu’un employé unilingue anglophone aurait droit à un service de traduction efficace qui répond aux besoins du public si, dans le cadre de son travail, il se voyait obligé de préparer, par exemple, des rapports en anglais avec des documents en français ou des informations partiellement en français. Par conséquent, à mon avis, peu importe sa capacité de s’exprimer dans les deux langues officielles, un employé occupant un poste bilingue dans une région désignée bilingue qui, dans le cadre de son travail, doit préparer des rapports pour le public en français, avec des documents en anglais ou des informations partiellement en anglais, aurait le droit de recevoir un service de traduction efficace de son employeur. Il revient donc à l’institution d’offrir un service de traduction efficace pour outiller et appuyer cet employé bilingue dans l’exécution de ses tâches.
[110] J’ajouterais qu’il ressort de cette conclusion que le spécialiste unilingue qui travaille en équipe avec un généraliste bilingue pour desservir un public francophone aurait aussi droit à un service de traduction pour tous documents qu’il crée au sein de son travail, puisque les documents qu’il prépare feront partie d’un rapport destiné au public francophone.
[111] Je suis d’avis que cette mesure, c’est-à-dire, un service de traduction efficace, n’est pas déraisonnable. Un service de traduction existait déjà au moment de la plainte, mais il n’était certainement pas adéquat pour remplir les besoins des employés bilingues comme M. Dionne. Je ne vois pas comment cette mesure imposerait des difficultés opérationnelles importantes ou sérieuses à l’institution fédérale. Sa mise en œuvre ne causerait pas non plus de conflit avec la partie IV de la LLO sur la langue de service, mais au contraire, enrichirait les obligations énoncées dans la partie IV. Je constate également qu’il n’y a pas de conflit avec le mandat de l’institution fédérale (Tailleur, au paragraphe 81).
[112] En l’espèce, l’intimé a donné suite au rapport final du commissaire et aux recommandations qui l’accompagnaient en procédant au rehaussement du profil linguistique de 11 postes essentiels au bureau de Toronto. Ces mêmes postes de gestionnaire et de directeur dans le secteur de la surveillance, aux profils jusqu’alors unilingues, se sont ainsi vus désignés bilingues. J’estime que cette action est aussi un exemple de mesure possible favorisant la création et le maintien d’un milieu de travail propice à l’usage effectif des deux langues officielles et permettant aux employés d’utiliser l’une ou l’autre. C’est à l’institution fédérale que revient le choix des mesures à prendre.
[113] Pour tous ces motifs, au moment de la plainte de M. Dionne, j’estime que l’intimé avait manqué à ses obligations en vertu du paragraphe 36(2) de la LLO.
D. La Cour fédérale a-t-elle erré en statuant que l’article 91 de la LLO « prime » sur les obligations prévues au paragraphe 36(2) de la LLO?
[114] Puisque je propose d’entériner l’approche et les propos avancés par la Cour fédérale dans la décision Tailleur, je suis d’avis que l’article 91 de la LLO n’entre pas en jeu dans ce recours judiciaire. Il ne fait pas l’objet de la plainte auprès du commissaire et sa portée n’a jamais été soulevée par M. Dionne ou le commissaire. Ainsi, je ne me prononcerai pas davantage sur cette question.
E. La Cour fédérale a-t-elle erré en statuant que la diffusion unilingue de documents d’analyse trimestriels n’est pas contraire à l’alinéa 36(1)a) de la LLO et en statuant que les systèmes informatiques utilisés par l’intimé ne contreviennent pas à l’alinéa 36(1)b) de la LLO?
[115] Il convient de reproduire l’alinéa 36(1)b) de la LLO :
Obligations minimales dans les régions désignées
36 (1) Il incombe aux institutions fédérales, dans la région de la capitale nationale et dans les régions, secteurs ou lieux désignés au titre de l’alinéa 35(1)a) :
[…]
b) de veiller à ce que les systèmes informatiques d’usage courant et généralisé et acquis ou produits par elles à compter du 1er janvier 1991 puissent être utilisés dans l’une ou l’autre des langues officielles.
[116] Les alinéas 36(1)a) et 36(1)b) prévoient au titre des obligations minimales des institutions fédérales dans les régions désignées bilingues qu’elles doivent fournir à leur personnel, dans les deux langues officielles, la documentation d’usage courant et généralisé qu’elles produisent ou qui est produit pour elles. Elles doivent également veiller à ce que les systèmes informatiques d’usage courant et généralisé puissent être utilisés dans l’une ou l’autre des langues officielles.
[117] Ces questions soulèvent des conclusions mixtes de fait et de droit ne justifiant notre intervention qu’en cas d’erreur manifeste et dominante.
[118] Selon la preuve, les documents en question ne constituent pas de la documentation « d’usage courant et généralisé ». La conclusion mixte de fait et de droit de la Cour fédérale à cet effet était bien fondée (Décision, aux paragraphes 610 et 611).
[119] Quant aux systèmes informatiques, la Cour fédérale s’est dite d’avis qu’aucune conclusion n’était nécessaire puisque la preuve a démontré que l’un des deux logiciels n’était plus utilisé et que l’autre était en voie de remplacement par un autre système disponible dans les deux langues officielles. De plus, le logiciel en voie de remplacement était hautement spécialisé et n’était donc pas d’usage courant et généralisé (Décision, aux paragraphes 617–621). Je ne vois pas d’erreur.
VI. CONCLUSION
[120] Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que la plainte de M. Dionne était bien fondée. L’intimé a manqué à ses obligations linguistiques envers M. Dionne en vertu du paragraphe 36(2) de la LLO.
[121] Je propose donc que la décision de la Cour fédérale de rejeter la demande de M. Dionne soit cassée et que l’appel de M. Dionne et l’appel du commissaire soient accueillis.
[122] Il y a une insuffisance de preuve au dossier pour être en mesure de me prononcer sur la question de la réparation que devra faire l’intimé.
[123] Tel que convenu entre les parties, je propose qu’aucun dépens ne soit ordonné.
Le juge de Montigny, J.C.A. : Je suis d’accord.
Le juge Locke, J.C.A. : Je suis d’accord.