TRÈS SECRET
A-150-20
2021 CAF 92
DANS L’AFFAIRE d’une demande de mandats présentée par [***] en vertu des articles 12 et 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23
et
DANS L’AFFAIRE VISANT le terrorisme islamiste, [***]
Répertorié : Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (CA) (Re)
Cour d’appel fédérale, juges de Montigny, Laskin et Mactavish, J.C.A.—Ottawa, 9 février; 12 mai 2021.
Note de l’arrêtiste : Les parties caviardées par la Cour sont indiquées par [***].
Renseignement de sécurité — Appel interjeté d’une décision dans laquelle la Cour fédérale a statué que le Service canadien du renseignement de sécurité (Service) avait manqué à son obligation de franchise envers la Cour dans le contexte d’une demande de mandats entendue ex parte — Le Service cherchait à obtenir des informations sur la menace que représentent des Canadiens qui se sont déplacés pour combattre dans les rangs de groupes islamistes — Il a versé des paiements à un individu connu pour faciliter ou effectuer des actes de terrorisme — Il a présenté à la Cour fédérale une demande de mandats en vertu des art. 12 et 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (Loi) — Il a témoigné qu’il savait que ces paiements pouvaient être illégaux — Les questions juridiques découlant de la demande de mandats consistaient notamment à savoir si le Service avait l’obligation, dans le contexte d’une demande de mandats, de signaler à la Cour fédérale un possible acte illégal et de préciser la source d’une telle obligation — L’avocat du procureur général a reconnu qu’il y avait eu manquement à l’obligation de franchise dans trois dossiers — La Cour fédérale a conclu que le Service avait manqué à son obligation de franchise en omettant : 1) de lui communiquer que certaines des informations avaient été obtenues par des méthodes qui enfreignaient les dispositions sur le financement d’activités terroristes; 2) de demander une renonciation au secret professionnel de l’avocat relativement aux avis juridiques obtenus quant à la légalité des méthodes de collecte — Le procureur général a soutenu que la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que l’avocat du Service était tenu de demander de façon proactive une renonciation au secret professionnel de l’avocat — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a conclu à tort que le Service avait manqué à son obligation de franchise envers la Cour — Le Service n’a pas manqué à son obligation de franchise envers la Cour — La preuve n’abondait pas dans le sens de la conclusion de la Cour fédérale — Les faits importants ont tous été communiqués — Les questions juridiques préoccupantes ont aussi été dûment signalées — L’omission, par le Service, de reconnaître le problème d’illégalité et de le signaler à la Cour fédérale a mené cette dernière à conclure que le Service avait manqué à son obligation de franchise — La Cour fédérale pouvait en arriver à cette conclusion relativement à une demande antérieure, mais appliquer la même conclusion à la demande dans la présente affaire était une erreur — La Cour fédérale a conclu à tort que l’obligation de franchise exigeait de l’avocat représentant le Service qu’il demande une renonciation au secret professionnel de l’avocat avant de se présenter devant la Cour — La renonciation au secret professionnel de l’avocat comme contrepartie au fait de demander à la Cour de rendre une décision ayant un caractère exceptionnel et d’admettre des éléments de preuve recueillis illégalement en appui à une demande de mandats entraînerait une atteinte injustifiable et dangereuse au secret professionnel de l’avocat — Exiger d’un avocat qu’il demande une renonciation risque de dissuader le Service de demander des avis juridiques francs — Une telle exigence va à l’encontre du maintien de la primauté du droit dans le contexte des activités de renseignement — Le secret professionnel de l’avocat souffre très peu d’exceptions — S’il souhaite supprimer ce privilège ou en atténuer la portée, le législateur doit en exprimer l’intention clairement, précisément et sans équivoque — Le Service n’est pas réputé avoir renoncé volontairement au secret professionnel de l’avocat en raison du simple fait d’avoir utilisé des éléments de preuve recueillis illégalement en appui à sa demande de mandats — Il est plus dommageable, pour la primauté du droit, que le Service soit régulièrement tenu de communiquer les avis juridiques qu’il reçoit plutôt que de pouvoir se prévaloir du secret professionnel de l’avocat — Le Service doit être en mesure de demander un avis juridique franc — Un tribunal ne devrait pas soulever le voile du secret professionnel de l’avocat pour évaluer l’état d’esprit du Service — Appel accueilli.
Avocats — Secret professionnel de l’avocat — La Cour fédérale a statué que le Service canadien du renseignement de sécurité (Service) avait manqué à son obligation de franchise envers la Cour dans le contexte d’une demande de mandats entendue ex parte en omettant de demander une renonciation au secret professionnel de l’avocat relativement aux avis juridiques obtenus quant à la légalité des méthodes de collecte — La Cour fédérale a conclu à tort que l’obligation de franchise exigeait de l’avocat représentant le Service qu’il demande une renonciation au secret professionnel de l’avocat avant de se présenter devant la Cour — La renonciation au secret professionnel de l’avocat comme contrepartie au fait de demander à la Cour de rendre une décision ayant un caractère exceptionnel et d’admettre des éléments de preuve recueillis illégalement en appui à une demande de mandats entraînerait une atteinte injustifiable et dangereuse au secret professionnel de l’avocat — Exiger d’un avocat qu’il demande une renonciation risque de dissuader le Service de demander des avis juridiques francs — Une telle exigence va à l’encontre du maintien de la primauté du droit dans le contexte des activités de renseignement — Le secret professionnel de l’avocat souffre très peu d’exceptions — S’il souhaite supprimer ce privilège ou en atténuer la portée, le législateur doit en exprimer l’intention clairement, précisément et sans équivoque — Le Service n’est pas réputé avoir renoncé volontairement au secret professionnel de l’avocat en raison du simple fait d’avoir utilisé des éléments de preuve recueillis illégalement en appui à sa demande de mandats — Il est plus dommageable, pour la primauté du droit, que le Service soit régulièrement tenu de communiquer les avis juridiques qu’il reçoit plutôt que de pouvoir se prévaloir du secret professionnel de l’avocat — Le Service doit être en mesure de demander un avis juridique franc — Un tribunal ne devrait pas soulever le voile du secret professionnel de l’avocat pour évaluer l’état d’esprit du Service.
Il s’agissait d’un appel interjeté d’une décision dans laquelle la Cour fédérale a statué que le Service canadien du renseignement de sécurité (Service) avait manqué à son obligation de franchise envers la Cour dans le contexte d’une demande de mandats entendue ex parte.
Depuis quelques années, le Service cherche à obtenir des informations sur la menace que représentent, pour la sécurité du Canada, des Canadiens qui se sont déplacés pour combattre dans les rangs de groupes islamistes. Dans le cadre des efforts qu’il déploie sans cesse pour obtenir de telles informations, le Service a mené une enquête au cours de laquelle il a versé des paiements à un individu connu pour faciliter ou effectuer des actes de terrorisme. En 2018, le Service a présenté à la Cour fédérale une demande de mandats en vertu des articles 12 et 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (Loi). La question de la légalité de ces paiements a été soulevée dans le cadre de l’audition de cette demande. Toutefois, la Cour fédérale a décerné les mandats demandés. Le Service a par la suite présenté une nouvelle demande de mandats à la Cour fédérale afin de régler les erreurs et les omissions dans le dossier. Il a témoigné qu’il savait que remettre de l’argent à une personne qui menait des activités terroristes « pouvait être perçu » comme un acte illégal, et que cela avait « des conséquences très graves ». La Cour fédérale et les parties ont travaillé de concert pour définir les questions juridiques découlant de la demande de mandats, notamment la question de savoir si le Service avait l’obligation, dans le contexte d’une demande de mandats, de signaler à la Cour fédérale un possible acte illégal, notamment une possible infraction au Code criminel, et de préciser la source d’une telle obligation. Au cours d’une audience en formation plénière tenue par les juges désignés de la Cour fédérale en février 2019, l’avocat du procureur général a reconnu qu’il y avait eu manquement à l’obligation de franchise dans trois dossiers. La Cour fédérale a conclu que le Service avait manqué à son obligation de franchise envers la Cour après avoir constaté que le Service avait omis de lui communiquer que certaines des informations sur lesquelles il avait fondé sa demande de mandats avaient été obtenues par des méthodes qui, il en était conscient, enfreignaient vraisemblablement les dispositions du Code criminel sur le financement d’activités terroristes, plus particulièrement l’article 83.03 du Code criminel. La Cour fédérale a souligné que de telles « défaillances organisationnelles » donnaient à penser qu’elle ne pouvait pas tenir pour acquis que les représentants du Service qui se présentaient devant elle faisaient preuve de franchise. La Cour fédérale a conclu que la possibilité que le Service ait illégalement recueilli des informations utilisées en appui à une demande de mandats était un élément très pertinent, tant pour l’évaluation que faisait la Cour de ces informations que pour l’exercice de son pouvoir discrétionnaire quant à la délivrance des mandats. Elle a aussi conclu notamment que l’avocat du Service avait manqué à son obligation de franchise envers la Cour en omettant de demander une renonciation au secret professionnel de l’avocat relativement aux avis juridiques obtenus par le Service quant à la légalité de certaines méthodes de collecte et à l’impossibilité d’invoquer l’immunité de l’État comme moyen de défense. En ce qui concerne les causes du manquement à l’obligation de franchise, la Cour fédérale a conclu que le manquement était « un symptôme de problèmes plus profonds et récurrents qui [avaient] trait à la structure du Service, à sa gouvernance et, peut-être à sa culture organisationnelle ». La Cour fédérale a ensuite abordé les facteurs dont elle devrait tenir compte pour déterminer si des informations découlant d’activités illégales pouvaient être utilisées en appui à une demande de mandats : la gravité de l’acte illégal; l’équité; et l’intérêt de la collectivité.
Le procureur général a contesté la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle le Service a manqué à son obligation de franchise en négligeant de reconnaître et de communiquer qu’il avait utilisé des informations découlant probablement d’activités illégales. Le procureur général a soutenu également que la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que, dans les « circonstances uniques » de l’affaire, l’avocat du Service était tenu de demander de façon proactive une renonciation au secret professionnel de l’avocat.
La question principale était de savoir si la Cour fédérale a conclu à tort que le Service avait manqué à son obligation de franchise envers la Cour.
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
Le Service n’a pas manqué à son obligation de franchise envers la Cour. Lorsqu’il demande un mandat en vertu de l’article 21 de la Loi, le Service doit communiquer toutes les informations importantes. En droit, est considérée comme « importante » toute information qui présente un intérêt pour le juge appelé à décerner les mandats, qu’elle ait trait à la décision elle-même ou aux conditions connexes, s’il y a lieu. Sont importants les faits qui pourraient permettre au juge désigné de déterminer si les critères établis aux alinéas 21(2)a) et b) ont été respectés. Partant, il incombe aux avocats et aux déposants qui représentent le Service de fournir au juge toute information qu’ils possèdent et qui peut l’aider à en arriver aux deux types de conclusions. La preuve n’abondait pas dans le sens de la conclusion de la Cour fédérale, qui a statué que le Service avait manqué à son obligation de franchise dans cette demande en particulier. Non seulement les faits importants ont-ils tous été communiqués, mais les questions juridiques susceptibles de préoccuper la Cour fédérale ont aussi été dûment signalées. Compte tenu de toute cette preuve et du fait que chacun des déposants s’est présenté devant la Cour de sa propre initiative, sans citation à comparaître, il était difficile d’affirmer que le Service n’était pas disposé à collaborer ou qu’il n’a pas communiqué l’ensemble des faits importants ayant trait aux activités peut-être illégales ayant donné lieu aux informations utilisées en appui à la demande. Il semble que l’omission, par le Service, de reconnaître le problème d’illégalité et de le signaler à la Cour fédérale ait été l’élément qui a mené cette dernière à conclure que le Service avait manqué à son obligation de franchise. Il était difficile d’imaginer comment il était possible d’affirmer que le Service avait manqué à son obligation de franchise en omettant de reconnaître et de communiquer, de façon proactive, qu’il avait utilisé des informations découlant probablement d’activités illégales en appui à la demande dans divers dossiers. De toute évidence, la Cour fédérale pouvait en arriver à cette conclusion relativement à une demande antérieure; toutefois, amalgamer les deux demandes et appliquer la même conclusion à la demande dans la présente affaire était, de fait, une erreur manifeste et dominante.
Il est nécessaire de respecter la primauté du droit dans toutes les opérations de sécurité. Cela ne soulève aucune controverse. Ce qui était nouveau, toutefois, c’était que la Cour fédérale a conclu que l’obligation de franchise, un corollaire du respect de la primauté du droit, exigeait de l’avocat représentant le Service qu’il demande une renonciation au secret professionnel avant de se présenter devant la Cour. Il serait ainsi en mesure d’aviser cette dernière que le Service avait connaissance du caractère illégal de ses activités de collecte sur le fondement des avis juridiques qu’il avait reçus. La renonciation au secret professionnel de l’avocat comme contrepartie au fait de demander à la Cour de rendre une décision ayant un caractère exceptionnel et d’admettre des éléments de preuve recueillis illégalement en appui à une demande de mandats entraînerait une atteinte injustifiable et dangereuse au secret professionnel de l’avocat. Exiger d’un avocat qu’il demande au Service une renonciation au secret professionnel pour les avis juridiques obtenus sur la possible illégalité de ses activités de collecte, même dans ce que la Cour fédérale a présenté comme des « circonstances uniques », risque de dissuader le Service de demander des avis juridiques francs. Partant, une telle exigence va à l’encontre du maintien de la primauté du droit dans le contexte des activités de renseignement. En l’absence d’une renonciation valide, le secret professionnel de l’avocat souffre très peu d’exceptions. S’il souhaite supprimer ce privilège ou en atténuer la portée, le législateur doit en exprimer l’intention clairement, précisément et sans équivoque. Le Service ne devrait pas être réputé avoir renoncé volontairement au secret professionnel de l’avocat en raison du simple fait d’avoir utilisé des éléments de preuve recueillis illégalement en appui à sa demande de mandats. L’on ne pourrait dire que la décision ci-dessous n’a pas impliqué la levée du secret professionnel de l’avocat parce que le Service a toujours le choix de ne pas utiliser les éléments de preuve obtenus illégalement ou, s’il décide de le faire, de communiquer l’avis juridique. Une telle proposition réduirait à néant le secret professionnel de l’avocat et priverait de protection les communications du Service avec ses avocats. Il pourrait être bien plus dommageable, pour la primauté du droit, que le Service soit régulièrement tenu de communiquer les avis juridiques qu’il reçoit plutôt que de pouvoir se prévaloir du secret professionnel de l’avocat et s’opposer à toute tentative de consulter ces avis. Le Service doit être en mesure de demander un avis juridique franc avant de se lancer dans une opération d’enquête qui, souvent, est de nature très sensible. En l’absence de circonstances exceptionnelles, un tribunal ne devrait pas pouvoir soulever le voile du secret professionnel de l’avocat pour évaluer dans quel état d’esprit le Service mène ses opérations, même si cela lui serait utile pour se prononcer. Cela ne signifie pas qu’il y a lieu d’ignorer l’état d’esprit du Service pour ce qui est de déterminer la gravité de l’acte illégal, mais seulement qu’il est nécessaire de l’évaluer sans se fonder sur des avis juridiques, mais, il est vrai, en fonction d’autres éléments de preuve plus indirects. La décision du Service de renoncer au secret professionnel de l’avocat dans ce dossier ne se voulait pas une déclaration de principe pour l’avenir. La décision de la Cour fédérale selon laquelle le Service a manqué à son obligation de franchise a été annulée.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 8, 24(2).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 83.03, 185, 196, 490.
Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. (1985), ch. B-3.
Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, art. 12, 16, 21.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISION APPLIQUÉE :
Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
X (Re), 2016 CF 1105, [2017] 2 R.C.F. 396; R. c. Campbell, [1999] 1 R.C.S. 565; Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3; X (Re), 2013 CF 1275, [2015] 1 R.C.F. 635, conf. par 2014 CAF 249, [2015] 1 R.C.F. 684; R. v. Araujo, 2000 CSC 65, [2000] 2 R.C.S. 992; R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; Smith c. Jones, [1999] 1 R.C.S. 455; Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 209; R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. University of Calgary, 2016 CSC 53, [2016] 2 R.C.S. 555; R. c. McClure, 2001 CSC 14, [2001] 1 R.C.S. 445; Three Rivers District Council & Ors v. Bank of England, [2004] UKHL 48; Stevens c. Canada (Premier ministre), [1998] 4 C.F. 89 (C.A.); Waterford v. Australia (1987), 163 C.L.R. 54 (H.C. Aust.); R. v. Ahmad (2008), 59 C.R. (6th) 308, 77 W.C.B. (2d) 804 (C. sup. Ont.).
DÉCISIONS CITÉES :
Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 R.C.F. 344; R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253; R. v. Land (1990), 55 C.C.C. (3d) 382 (H.C.J. de l’Ont.); R. v. Lee, 2007 ABQB 767, [2008] 8 W.W.R. 317; R. v. Ebanks, [2007] O.J. no 2412 (QL) (C.S.J.); Roofmart Ontario Inc. c. Canada (Revenu national), 2020 CAF 85; Secure 2013 Group Inc. v. Tiger Calcium Services Inc., 2017 ABCA 316, 58 Alta. L.R. (6th) 209; United States of America v. Friedland (1996), 30 O.R. (3d) 568, [1996] O.J. no 3375 (QL) (Div. gén.); Green v. Jernigan, 2003 BCSC 1097, 18 B.C.L.R. (4th) 366; Nafie v. Badawy, 2015 ABCA 36, 381 D.L.R. (4th) 208; Nexen Energy ULC v. ITP SA, 2020 ABQB 83, [2020] A.J. no 166 (QL); British Columbia (Director of Civil Forfeiture) v. Angel Acres Recreation and Festival Property Ltd., 2010 BCCA 53, 12 B.C.A.C. 230; TMR Energy Ltd. c. State Property Fund of Ukraine, 2005 CAF 28, [2005] 3 R.C.F. 111; Environmental Packaging Technologies, Ltd. v. Rudjuk, 2012 BCCA 342, 326 B.C.A.C. 213; Marciano (Séquestre de), 2012 QCCA 1881, [2012] R.J.Q. 2001; R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33; Almrei (Re), 2009 CF 1263, [2011] 1 R.C.F. 163; Charkaoui (Re), 2004 CAF 421, [2005] 2 R.C.F. 299; R. v. G.B. (application by Bogiatzis, Christodoulou, Cusato and Churchill) (2003), 108 C.R.R. (2d) 294, [2003] O.J. no 3335 (QL) (C.S.J.); R. v. Luciano, 2011 ONCA 89, 267 C.C.C. (3d) 16; R. v. Spackman (2008), 173 C.R.R. (2d) 233, [2008] O.J. no 2722 (QL) (C.S.J.); X (Re), 2018 CF 738, [2019] 1 R.C.F. 567; R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212; R. v. Mahmood, 2011 ONCA 693, 107 O.R. (3d) 641; R. c. Wiley, [1993] 3 R.C.S. 263; Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821; Descôteaux et autre c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860; Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44, [2008] 2 R.C.S. 574; Greenough v. Gaskell (1833), 39 E.R. 618, 1 My. & K. 98 (Ch. Div.); Anderson v. Bank of British Columbia (1876), 2 Ch. D. 644.
DOCTRINE CITÉE
Commission d’enquête sur certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada. Deuxième rapport : La liberté et la sécurité devant la loi, Ottawa : Bureau du Conseil privé, 1981 (Président : D. C. McDonald).
Dodek, Adam M. Solicitor-Client Privilege. Toronto : LexisNexis, 2014.
Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada. Code type de déontologie professionnelle (tel que modifié le 19 octobre 2019).
Lederman, Sidney N., Alan W. Bryant et Michelle K. Fuerst. The Law of Evidence in Canada, 5e éd. Toronto : Lexis Nexis, 2018.
Ministère de la Justice. Rapport de Murray D. Segal, Examen du processus de demande de mandats au SCRS, décembre 2016.
Monahan, Patrick J. « ‘In the Public Interest’ » : Understanding the Special Role of the Government Lawyer” (2013), 63 S.C.L.R. (2d) 43.
Zuckerman, Adrian. Civil Procedure : Principles of Practice, London : Thompson/Sweet & Maxwell, 2006.
APPEL interjeté d’une décision dans laquelle la Cour fédérale (2020 CF 616, [2021] 1 R.C.F. 417) a statué que le Service canadien du renseignement de sécurité avait manqué à son obligation de franchise envers la Cour dans le contexte d’une demande de mandats entendue ex parte. Appel accueilli.
ONT COMPARU :
Robert Frater, Owen Rees et Jennifer Poirier pour l’appelant.
Gordon Cameron et Matthew Gourlay à titre d’amici curiae.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
La sous-procureure générale du Canada pour l’appelant.
Gordon Cameron et Matthew Gourlay à titre d’amici curiae.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Les juges de Montigny et Mactavish, J.C.A. :
I. Contexte
A. Dispositions du Code criminel sur le financement d’activités terroristes
B. Enquête
C. Demande de mandats [***Dossier A***]
D. Demande de mandats [***Dossier B***]
E. Nomination des amici curiae
F. Audiences d’octobre 2018 devant le juge Gleeson
G. Formulation des questions juridiques
H. Cas possibles d’illégalité ayant trait à d’autres demandes de mandats
J. Audience en formation plénière du 21 février 2019
K. Événements consécutifs à l’audience de février 2019 et à la délivrance des mandats [***Dossier B***]
L. Audiences sur les questions d’intérêt commun
A. Obligation de franchise et problème d’illégalité
C. Causes du manquement à l’obligation de franchise
III. Questions
B. Secret professionnel de l’avocat
IV. Conclusion
[1] La Cour est saisie de l’appel interjeté d’une décision (Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (Re), 2020 CF 616, [2021] 1 R.C.F. 417) du juge Gleeson, juge désigné de la Cour fédérale, dans laquelle il a statué que le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS ou Service) avait manqué à son obligation de franchise envers la Cour fédérale dans le contexte d’une demande de mandats entendue ex parte. La Cour fédérale est arrivée à cette conclusion après avoir constaté que le Service avait omis de lui communiquer que certaines des informations sur lesquelles il avait fondé sa demande de mandats avaient été obtenues par des méthodes qui, il en était conscient, enfreignaient vraisemblablement les dispositions du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46 (Code criminel) sur le financement d’activités terroristes.
[2] Le procureur général du Canada (procureur général) soutient que la Cour fédérale a conclu à tort que le Service avait manqué à son obligation de franchise dans le cadre de la demande en question, et que tous les faits importants avaient été portés à son attention. Le procureur général ajoute que la Cour fédérale a aussi conclu à tort qu’en raison de l’obligation de franchise, le Service était tenu de renoncer de façon proactive au secret professionnel de l’avocat relativement aux avis juridiques qui lui sont donnés quant à la légalité d’opérations comme celle en cause.
[3] Pour les motifs exposés ci-dessous, la Cour conclut que la Cour fédérale a statué à tort que le Service avait manqué à son obligation de franchise en négligeant de lui communiquer que certaines informations utilisées à l’appui de la demande de mandats [***Dossier B***] avaient probablement été obtenues au moyen d’activités illégales. La Cour conclut également que la Cour fédérale a statué à tort qu’en raison de l’obligation de franchise, dans « les circonstances uniques de l’affaire », les avocats du Service étaient tenus de demander une renonciation au secret professionnel avant de se présenter devant la Cour fédérale pour présenter la demande de mandats. Partant, la Cour accueille l’appel.
I. Contexte [Retour à la table des matières]
[4] Afin de mettre en contexte les questions soulevées en l’espèce par le procureur général, il est nécessaire de comprendre les dispositions législatives qui s’appliquent au financement d’activités terroristes. Il est aussi nécessaire de comprendre avec précision le déroulement de l’instance à la Cour fédérale, les questions soulevées dans le cadre de la demande de mandats qui ont mené à la décision portée en appel [***Dossier B***], ainsi que l’historique de la cause et d’autres affaires relatives aux efforts que déploie le Service pour obtenir des mandats contre les cibles de ses enquêtes.
A. Dispositions du Code criminel sur le financement d’activités terroristes [Retour à la table des matières]
[5] Dans la foulée des attentats terroristes perpétrés le 11 septembre 2001 aux États-Unis, le Code criminel a été modifié de manière à interdire expressément le financement d’activités et d’entités terroristes. En l’espèce, l’article 83.03 du Code criminel revêt une importance particulière; selon cet article, est coupable d’un acte criminel quiconque offre de l’argent à une personne en sachant qu’elle l’utilisera pour mener une activité terroriste ou pour faciliter une telle activité.
[6] Personne ne semble mettre en doute que les [***] cibles de l’enquête du Service mentionnées dans la demande de mandats [***Dossier B***] étaient impliquées dans des activités terroristes [***]. La question porte plutôt sur la possible illégalité des paiements versés et de l’appui matériel fourni par le Service [***] ainsi que sur l’incidence de cette possibilité sur la demande de mandats.
B. Enquête [Retour à la table des matières]
[7] Depuis quelques années, le Service cherche à obtenir des informations sur la menace que représentent, pour la sécurité du Canada, les « voyageurs extrémistes », c’est-à-dire des Canadiens qui se sont rendus [***] pour y combattre dans les rangs de groupes islamistes [***]
[8] Le Service a beaucoup de mal à obtenir des informations sur les voyageurs extrémistes [***]
[9] [***] dans le cadre des efforts qu’il déploie sans cesse pour obtenir des informations sur les voyageurs extrémistes, le Service a décidé [***de mené une enquête. Au cours de cette enquête, le Service a versé des paiements à un individu connu pour faciliter ou effectuer des actes de terrorisme***]
[10] [***]
[11] [***]
C. Demande de mandats [***Dossier A***] [Retour à la table des matières]
[12] En mars 2018, dans le cadre de son enquête sur les voyageurs extrémistes, le Service a présenté à la Cour fédérale une demande de mandats en vertu des articles 12 et 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23 (Loi). Le Service demandait divers pouvoirs à exercer contre [***] qui, à son avis, représentaient une menace pour la sécurité du Canada [Dossier A].
[13] Certaines informations sur lesquelles le Service a fondé sa demande de mandats découlaient [***de l’enquête***]. L’affidavit présenté à la Cour fédérale en appui à la demande décrivait [***l’enquête et les paiements***] Toutefois, rien dans les documents déposés par le Service dans le [***Dossier A***] ne laissait entendre que les paiements versés pouvaient avoir été illégaux ni que certaines des informations utilisées en appui à la demande de mandats pouvaient avoir été obtenues illégalement.
[14] Le [***] avril 2018, le juge Noël a entendu la demande de mandats [***Dossier A***]. Le juge a interrogé la déposante sur les paiements versés [***]. Selon elle, [***Le Service a versé des paiements pendant quelques années à un individu ou des individus connus pour faciliter|||ou effectuer des actes de terrorisme.***]
[15] Rien dans les observations présentées par l’avocat au juge Noël, dans l’affidavit de la déposante, ni dans son témoignage initial ne donnait à penser qu’il pouvait y avoir eu quelque chose d’illégal quant aux paiements versés [***] par le Service. Par la suite, l’avocat qui représentait le Service à l’audience du [***] avril 2018 a expliqué qu’il n’avait pas porté à l’attention de la Cour fédérale le possible caractère illégal des paiements, car il ne connaissait pas les dispositions du Code criminel sur le financement d’activités terroristes lorsqu’il avait préparé les documents relatifs à la demande et s’était présenté devant la Cour fédérale dans le [*** Dossier A***].
[16] Ce n’est que vers la fin de son interrogatoire sur les paiements versés [***] que le juge Noël a soulevé la question de leur légalité. Des démarches ont été entreprises pour lui donner les informations répondant à certaines de ses préoccupations à cet égard, puisque la déposante et l’avocat n’ont pas été en mesure de le faire séance tenante. Toutefois, le juge Noël a décerné les mandats demandés, en grande partie sur la foi d’informations obtenues de [***] sans tenir compte des éléments de preuve découlant [***des méthodes de collecte qu’il avait remises en question***].
[17] Le 31 mai 2018, par suite d’une série d’échanges entre l’avocat et la Cour fédérale, le juge Noël a tenu une conférence de gestion d’instance à laquelle un nouvel avocat représentait le Service. L’avocat a reconnu la validité et l’importance des questions soulevées par le juge Noël à l’audience du [***] avril 2018, mais a laissé entendre, toutefois, qu’un dossier plus complet permettrait de mieux les circonscrire. Partant, il a proposé que le Service recommence depuis le début et présente une nouvelle demande de mandats appuyée par un affidavit d’un autre déposant, qui fournirait les données probantes permettant de répondre aux préoccupations persistantes du juge Noël.
[18] Au cours des discussions portant sur la proposition du Service, le juge Noël a exprimé sa préoccupation quant à la possibilité que les paiements versés [***] par le Service aient contrevenu aux dispositions du Code criminel sur le financement d’activités terroristes. Il s’agissait de la première fois que quiconque évoquait expressément la possibilité d’une infraction à l’article 83.03 du Code criminel relativement au [***Dossier A***].
[19] Le 6 juin 2018, dans une lettre à la Cour fédérale, le Service a réitéré sa suggestion de reprendre le tout du début et de présenter une nouvelle demande de mandats. Dans la lettre, l’avocat a reconnu que les documents présentés à la Cour fédérale dans le [***Dossier A***] comportaient des erreurs et des omissions que la nouvelle demande corrigerait. Le juge Noël a accepté la proposition du Service, qui était une manière de répondre aux préoccupations persistantes de la Cour fédérale.
D. Demande de mandats [***Dossier B***] [Retour à la table des matières]
[20] Le juge Gleeson a été saisi de la nouvelle demande de mandats, en vue de laquelle il a tenu une conférence de gestion d’instance avec l’avocate du Service le 4 juillet 2018. Il s’agissait alors de cerner les questions qui préoccupaient encore la Cour fédérale, de donner à l’avocate du Service la possibilité de proposer une manière de procéder pour les régler, et de permettre à la Cour fédérale d’évaluer s’il y avait lieu de nommer un amicus curiae.
[21] Au cours de cette conférence, le juge Gleeson a demandé à ce que toute nouvelle demande de mandats règle les questions juridiques soulevées dans le [***Dossier A***], mais qu’elle s’en distingue et n’y soit pas liée.
[22] Pendant la conférence, le juge Gleeson a soulevé la question de la légalité [***de l’enquête***] du Service [***] et la possibilité que du personnel du Service ait enfreint les dispositions du Code criminel sur le financement d’activités terroristes. Le juge Gleeson a aussi fait part de ses préoccupations quant aux informations fournies [***] et mises à contribution par le Service : avaient-elles été obtenues légalement ou, peut-être, par suite d’actes criminels?
[23] Au cours de la conférence, le juge Gleeson a aussi rappelé au Service son obligation de porter à l’attention de la Cour fédérale toute circonstance unique ou spéciale ayant trait aux demandes de mandats.
[24] Le [***] septembre 2018, le Service a présenté une nouvelle demande de mandats, [***Dossier B***], ainsi qu’une requête en annulation des mandats décernés par le juge Noël. En effet, le Service souhaitait prévenir les chevauchements, si la Cour fédérale lui décernait de nouveaux mandats dans le [***Dossier B***]. Entre-temps, les mandats décernés par le juge Noël demeuraient en vigueur afin d’éviter tout hiatus dans les capacités opérationnelles du Service.
[25] La demande de mandats [***Dossier B***] s’accompagnait d’un affidavit [***], agent de renseignement au Service. L’affidavit de [***] contenait des informations similaires à celles qui avaient été présentées au juge Noël dans le [***Dossier A***], mais donnait d’autres détails sur [***les méthodes de collecte qu’il avait remises en question***] et faisait le point sur les paiements et les autres formes de soutien offert [***] depuis la délivrance des mandats par le juge Noël en avril 2018. L’affidavit de [***] traitait aussi de la nature des informations fournies [***] et de leur importance pour l’enquête du Service sur les voyageurs extrémistes canadiens.
[26] Selon [***] de nouveaux paiements entre l’audition de la demande [***Dossier A***] en avril 2018 et la présentation de la demande [***Dossier B***] au début de septembre de la même année. Il a affirmé qu’en date du dépôt de son affidavit, [***] au cours de la période en question, [***] En outre, selon [***], et le Service cherchait à ce que les pouvoirs prévus par les mandats tiennent compte de cette possibilité.
[27] Même si l’affidavit de [***] ne traitait pas de la possible illégalité des paiements [***], la lettre d’accompagnement rédigée par l’avocate du Service abordait la question de leur légalité. Par ailleurs, l’affidavit mettait en relief toutes les informations découlant [***des méthodes de collecte remises en question par le juge Noël***] et utilisées par le Service en appui à la demande de mandats.
E. Nomination des amici curiae [Retour à la table des matières]
[28] Le 19 septembre 2018, le juge Gleeson a nommé par ordonnance MM. Gordon Cameron et Matthew Gourlay à titre d’amici curiae pour le [***Dossier B***]. Dans une ordonnance subséquente, le juge Gleeson a précisé que les amici auraient pour rôle d’aider la Cour fédérale à se prononcer sur les questions juridiques découlant de la demande.
F. Audiences d’octobre 2018 devant le juge Gleeson [Retour à la table des matières]
[29] [***] a témoigné devant le juge Gleeson lors d’une audience tenue le 18 octobre 2018 dans le dossier [***Dossier B***].
[30] [***] a expliqué que le Service avait procuré d’autres avantages [***] dans l’intervalle entre l’audience d’avril 2018 [***Dossier A***] et la présentation de la demande de mandats [***Dossier B***] en septembre 2018. [***]
[31] [***] le témoignage de [***], après la délivrance des mandats [***Dossier A***] par le juge Noël, un paiement [***] a été versé [***]. [***Dossier A et Dossier B***].
[32] Précisons en outre que le versement des paiements [***] ont eu lieu après que le juge Noël eut soulevé la question de la possible illégalité des paiements [***] lors de l’audience du [***] avril 2018, une préoccupation reconnue ensuite comme valable et importante par l’avocate du Service.
[33] [***] a affirmé dans son témoignage que le Service savait que remettre de l’argent à une personne qui menait des activités terroristes [traduction] « pouvait être perçu » comme un acte illégal, et que cela avait « des conséquences très graves ». Partant, les opérations de ce genre devaient être approuvées par le directeur du Service, qui en avisait le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [ministre]. [***] a ajouté que, malgré la préoccupation relative à l’illégalité, le Service estimait qu’il était possible de gérer les risques que de tels paiements représentaient.
[34] Toujours dans son témoignage, [***] a affirmé que les paiements comme ceux dont il était question [traduction] « pouvaient être interprétés comme du financement d’activités terroristes », et que cela « risquait de se produire ». Selon lui, le Service n’avait pas conclu que de tels paiements violaient le Code criminel, mais il reconnaissait que les opérations comme celle en cause comportaient des « risques juridiques élevés ».
[35] À ce moment, l’avocate du Service est intervenue dans le témoignage de [***] pour aviser la Cour fédérale que le Service avait consulté le ministère de la Justice quant à la légalité des paiements qu’il versait aux personnes qui menaient des activités terroristes, et que cette analyse était protégée par le secret professionnel de l’avocat. S’en est suivi une discussion entre les parties et le juge Gleeson sur la pertinence éventuelle de tout avis juridique pouvant avoir été donné au Service par le ministère de la Justice. Le juge Gleeson a conclu qu’il n’était pas nécessaire, à ce moment, d’aborder la question du secret professionnel de l’avocat, mais qu’il pourrait y avoir lieu d’y revenir une fois pleinement définies les questions juridiques découlant de la demande.
[36] L’audience devant le juge Gleeson a repris le lendemain. Au cours d’une discussion sur les questions juridiques découlant de la demande, le juge Gleeson s’est interrogé sur la pertinence des événements qui s’étaient déroulés devant le juge Noël relativement au [***Dossier A***] pour ce qui était de trancher les questions en cause dans le dossier [***Dossier B***]. À ce propos, le juge Gleeson a affirmé que [traduction] « ce n’est pas dans le contexte de la demande en question; cela a trait aux raisons de notre présence ici, avec cette demande qui découle de [***Dossier A***]. Et cela est vraiment lié à la question de l’obligation de franchise, sous l’angle de la “disposition à collaborer”, n’est-ce pas? » Il a ensuite demandé à l’avocate s’il était adéquat d’examiner [traduction] « la question dans son ensemble, le rapport Segal (Murray D. Segal, Examen du processus de demande de mandats au SCRS, décembre 2016 (rapport Segal)), et ce qui s’[était] produit ici ».
[37] Au terme de l’audience du 19 octobre 2018, le juge Gleeson a déclaré qu’il différait sa décision sur la délivrance des mandats en attendant que les questions juridiques en suspens soient résolues et a demandé aux avocats de convenir d’une manière de formuler ces questions. Pendant ce temps, les mandats décernés par le juge Noël en avril 2018 demeuraient en vigueur.
G. Formulation des questions juridiques [Retour à la table des matières]
[38] Pendant le reste du mois d’octobre ainsi qu’en novembre, la Cour fédérale et les parties ont travaillé de concert pour définir les questions juridiques découlant de la demande de mandats. Le 10 décembre 2018, le juge Gleeson a émis une directive établissant les questions à régler dans le [***Dossier B***], notamment la possibilité qu’un problème de légalité se pose lorsque le Service a fourni de l’argent ou des biens, ou en a ordonné la fourniture, à des personnes [***] qui, selon le Service, participaient à des activités terroristes au moment où elles ont reçu l’argent ou les biens, dans des circonstances où la fourniture d’argent ou de biens était nécessaire pour faciliter la collecte d’informations servant à appuyer la demande de mandats.
[39] En outre, le juge Gleeson a demandé aux parties de se prononcer sur la possibilité que le Service ait l’obligation, dans le contexte d’une demande de mandats, de signaler à la Cour fédérale un possible acte illégal, notamment une possible infraction au Code criminel, et de préciser la source d’une telle obligation. Il a aussi demandé aux parties de déterminer si le Service avait fourni suffisamment d’informations sur la question de la légalité, d’abord dans la demande de mandats [***Dossier A***], puis dans la demande [***Dossier B***], quant aux informations et aux renseignements ayant servi à les fonder.
[40] Le juge Gleeson a aussi soulevé des questions relatives à la norme de preuve que la Cour fédérale devrait appliquer pour déterminer s’il y a eu une infraction, ainsi qu’aux facteurs qu’elle devrait prendre en considération pour déterminer si des informations obtenues illégalement devraient être utilisées en appui à une demande de mandats ou en être exclues.
[41] L’avocate du Service a souligné qu’il faudrait présenter à la Cour fédérale de nouveaux éléments de preuve pour répondre aux questions juridiques qui venaient d’être formulées.
[42] Partant, il semble que, le 10 décembre 2018, les questions juridiques découlant de la demande de mandats [***Dossier B***] étaient clairement circonscrites. Toutefois, comme le juge Gleeson l’a souligné au paragraphe 17 de sa décision, « les questions relatives à l’obligation de franchise et à l’illégalité ont beaucoup évolué en janvier et en février 2019 », et « [i]l était devenu manifeste qu’il faudrait du temps pour décortiquer les questions en suspens découlant du dossier [***Dossier A***]». En effet, au fil de la progression de l’affaire devant le juge Gleeson, la légalité [***des méthodes de collecte remises en question par le juge Noël***] et son incidence sur les audiences liées à la demande de mandats sont devenues les questions principales.
H. Cas possibles d’illégalité ayant trait à d’autres demandes de mandats [Retour à la table des matières]
[43] Le 18 janvier 2019, l’avocat général principal du Groupe litiges et conseils en sécurité nationale [GLCSN] — qui, au ministère de la Justice, est chargé de représenter et de conseiller le Service — a écrit à la Cour fédérale pour l’aviser que le Service avait réalisé que certaines informations utilisées en appui à deux demandes distinctes — [***Dossier C***] (relevant de la juge Kane) et [***Dossier D***] (relevant du juge Brown) — découlaient d’activités susceptibles [traduction] « de mettre en cause des dispositions du Code criminel ». Dans les deux cas, le Service s’était vu décerner les mandats demandés.
[44] L’avocat général principal précisait en outre que le Service tentait de déterminer si le problème s’était présenté en d’autres circonstances.
[45] Annexé à la lettre se trouvait un document intitulé [traduction] Instructions provisoires sur la conduite d’opérations impliquant probablement la commission d’infractions criminelles, produit la veille par la sous-directrice des Opérations du Service. Selon le document, le Service n’allait plus approuver d’opérations probablement illégales, car elles comportaient des « risques juridiques élevés », et allait examiner toute opération de cette nature en cours afin d’en atténuer l’éventuel caractère illégal.
[46] Par la suite, l’avocate du Service a expliqué que l’émission des instructions provisoires était attribuable à l’expérience du Service dans le [***Dossier A***], qui l’avait mené à [traduction] « réévaluer les risques juridiques qu’il était prêt à assumer quant aux opérations fondées sur une source humaine susceptibles de mettre en cause le Code criminel ».
[47] Cette révélation, à savoir qu’il existait d’autres affaires dans lesquelles le Service avait utilisé des informations découlant d’activités peut-être illégales, a mené le juge Mosley, en sa qualité — à l’époque — de coordonnateur des instances désignées, à convoquer une conférence de gestion d’instance relative aux [***Dossier C***] et [***Dossier D***] le 21 janvier 2019, à laquelle il a assisté avec la juge Kane. Toutefois, les juges Gleeson et Brown n’étaient pas disponibles.
[48] L’avocat général principal du GLCSN y a représenté le Service. Il a confirmé que les dispositions du Code criminel sur le financement d’activités terroristes étaient bien celles auxquelles sa lettre du 18 janvier 2019 faisait allusion, car elles avaient trait à des gestes posés par le Service ou des sources humaines agissant pour son compte.
[49] Il a ajouté que le Service avait isolé dans ses bases de données les informations recueillies en vertu des mandats décernés par la juge Kane et le juge Brown, que les informations recueillies dans le cadre des activités de collecte en cours étaient uniquement examinées dans la mesure nécessaire pour déterminer si elles faisaient état d’un danger imminent, et que le Service tentait de déterminer si des informations utilisées pour obtenir d’autres mandats en vigueur découlaient d’activités illégales.
[50] Pendant la conférence de gestion d’instance, le juge Mosley a demandé à l’avocate si le Service avait reçu un avis juridique concernant sa possible responsabilité criminelle. L’avocate a refusé de répondre à la question, soutenant que les avis juridiques fournis au Service étaient protégés par le secret professionnel de l’avocat.
[51] Le juge Mosley lui a alors demandé si, à son avis, la commission d’une infraction au Code criminel par un agent ou un représentant du Service entacherait une demande de mandats. Selon l’avocate, [traduction] « il va sans dire que cela aurait dû être communiqué au juge saisi de la demande. Partant, nous convenons qu’il y avait, pour nous, obligation de faire part de ces opérations aux juges saisis des demandes de mandat […] Toutefois, nous sommes d’avis que, dans le contexte d’une demande de mandats faite en vertu de l’article 21, un juge peut s’appuyer sur des informations découlant de ces opérations ».
I. Présentation de nouveaux éléments de preuve dans le [***Dossier B***] et communication d’avis juridiques [Retour à la table des matières]
[52] Le 25 janvier 2019, l’avocate du Service a présenté à la Cour fédérale de nouveaux éléments de preuve dans le [***Dossier B***], notamment des avis juridiques et d’autres documents contenant des informations protégées par le secret professionnel de l’avocat. Dans sa lettre d’accompagnement, l’avocate a expliqué que, pour les fins de la demande [***Dossier B***] seulement, le directeur du Service avait renoncé au secret professionnel de l’avocat protégeant les avis juridiques reçus par le Service quant aux questions en cause.
[53] Bien que, par la suite, le procureur général a laissé entendre que la renonciation n’avait pas été faite entièrement de plein gré, le juge Gleeson a conclu au contraire, et le procureur général a reconnu cet état de fait à la Cour.
[54] Dans les nouveaux éléments de preuve figurait un avis juridique rédigé par un avocat du GLCSN [avis Lajeunesse] datant de janvier 2017 qui concluait qu’il n’était [traduction] « plus possible de faire valoir, d’une manière crédible, que les employés et les sources du Service peuvent invoquer l’immunité de l’État s’ils posent des actes qui, à première vue, constituent des infractions ». Toujours selon l’avis Lajeunesse, « [l]e principe de l’immunité de l’État ne peut plus être invoqué comme moyen de défense dans le contexte de la sécurité nationale ». Cette conclusion allait dans le même sens que d’autres avis reçus par le Service et que des conclusions formulées par le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité. À l’instar des avis antérieurs, l’avis Lajeunesse traitait de la nécessité de régler, par une « solution législative », la question des accusations criminelles dont pourraient faire l’objet des employés du Service.
[55] Dans un autre avis, celui-là daté du 7 janvier 2019 [avis Rees], l’avocat général principal du GLCSN en arrivait à une conclusion similaire quant à l’impossibilité, pour le Service, d’invoquer l’immunité de l’État comme moyen de défense. En particulier, l’avis Rees précise au directeur du Service [traduction] qu’« il n’existe, dans le cadre juridique actuel, aucune manière de justifier que le Service puisse commettre des actes criminels. La Loi sur le SCRS n’autorise pas le Service à mener des activités criminelles, même si elles lui permettent d’obtenir des renseignements utiles ». L’avis Rees établit de façon définitive que « le Service ne peut pas invoquer l’immunité de l’État dans le contexte de ses opérations fondées sur des sources humaines », et qu’« il n’existe aucune autre autorisation légale, pour le Service, de mener des opérations qui seraient, par ailleurs, illégales ».
[56] Les nouveaux éléments de preuve comprenaient également tous les documents touchant à l’approbation des paiements versés par le Service [***], ainsi qu’à l’apport de soutien matériel [***] Selon ces documents (dont certains avaient été remis au ministre par le directeur du Service) [***les méthodes de collecte, remises en question par le juge Noël, présentaient***] des « risques juridiques élevés ».
[57] Plusieurs des documents d’approbation contenaient des extraits d’avis juridiques portant sur la légalité des paiements versés ou de la fourniture de matériel, par le Service, à des personnes qui menaient des activités terroristes, et sur la possibilité, pour le Service, d’invoquer l’immunité de l’État comme moyen de défense.
[58] Les documents d’approbation comprenaient aussi des avis juridiques d’avocats du Service portant sur les paiements versés [***]. L’un d’eux, [***], renvoyait spécifiquement à l’article 83.03 du Code criminel, soulignant qu’il était [traduction] « plutôt évident que, pour l’essentiel, cela correspondrait à une infraction de financement d’activités terroristes. Le Service fournit directement de l’argent à [***], une personne qui, à sa connaissance, mène des activités terroristes, sachant qu’il utilisera cet argent ou que l’argent lui bénéficiera ».
[59] L’analyse des risques effectuée en [***] comporte des commentaires soulignant les avantages [***des méthodes de collecte***] et l’utilité des informations fournies [***] Michel Coulombe, alors directeur du Service, a affirmé qu’en [traduction] « attendant que le ministère de la Justice donne son avis définitif sur l’immunité de l’État, et compte tenu des conseils offerts par [des personnes au Service], j’ai mis en balance, d’une part, l’utilité [***des méthodes de collecte***] et, d’autre part, les risques juridiques. […] J’approuve [***les méthodes de collecte estimant que l’utilité est plus élevée que les risques.***] Il a ensuite souligné la nécessité de donner un préavis au ministre à cet égard. Il semble que le ministre ait effectivement reçu ce préavis peu après.
[60] Par la suite, M. Coulombe a expliqué avoir compris que l’avis Lajeunesse n’était pas censé être définitif quant à la possibilité que le Service invoque l’immunité de l’État comme moyen de défense, et que le ministère de la Justice allait produire un autre avis. Entre-temps, il était prêt à approuver [***les méthodes de collecte***], même si les activités du Service enfreignaient probablement le Code criminel, parce que l’utilité possible sur le plan du renseignement des informations susceptibles d’être fournies [***] surpassait les risques juridiques [***].
[61] D’autres éléments de preuve ont été fournis par Jeff Yaworski, sous-directeur des Opérations du Service [***]. M. Yaworski avait recommandé à M. Coulombe d’approuver [***les méthodes de collecte***] malgré les « risques juridiques élevés » [***] Dans son témoignage, il a affirmé qu’il savait que le Service ne pouvait pas mener d’activités illégales, mais qu’en raison de la [traduction] « réalité du contexte opérationnel », le Service pouvait se trouver « en conflit avec le Code criminel quant au financement d’activités terroristes ». Il a ajouté que le Service devait mettre en balance, d’une part, les risques juridiques élevés [***] et, d’autre part la « possibilité de réaliser des gains sur le plan du renseignement », et qu’à son avis, les avantages [***] surpassaient les risques juridiques [***].
[62] L’avocate qui représentait le Service dans le [***Dossier B***] s’est récusée au moment de présenter les éléments de preuve le 25 janvier 2019, car elle était l’auteure d’un des avis juridiques en cause.
[63] La teneur des documents nouvellement communiqués a mené le juge Gleeson à affirmer, lors de la conférence de gestion d’instance du 13 février 2019, qu’ils avaient [traduction] « considérablement changé la donne quant à l’importance de certaines des questions originalement soulevées en l’espèce, surtout celles qui concernent la franchise ».
[64] L’avocat du Service a alors expliqué pourquoi celui-ci avait décidé de renoncer au secret professionnel de l’avocat eu égard aux avis juridiques et aux documents d’approbation. Selon lui, [traduction] « la présentation de ces documents renvoie directement aux questions dont la Cour fédérale a convenu, notamment celle qui porte sur la légalité des activités en cause ». Il a ajouté qu’en « raison de notre obligation de franchise, nous sommes tenus de donner des informations. Dès le premier jour de l’interrogatoire de [***] il était très clair que des questions portaient sur la teneur des avis juridiques ».
[65] L’avocat du Service a aussi déclaré que [traduction] « [l]’obligation de franchise est l’une de ces questions. C’est en partie ce dont est saisie la Cour fédérale, et nous tentons de fournir les éléments de preuve demandés ».
J. Audience en formation plénière du 21 février 2019 [Retour à la table des matières]
[66] Entre-temps, le juge Mosley a convoqué les juges désignés de la Cour fédérale à une audience en formation plénière le 21 février 2019 [audience de février 2019] devant porter sur l’incidence, sur les demandes [***Dossier C, Dossier B***] et [***Dossier D***], de la révélation que le Service avait agi dans l’illégalité. L’audience devait aussi traiter de l’obligation éventuelle, par le Service, de faire part de tels actes illégaux à la Cour fédérale dans le contexte de demandes de mandats fondées sur des éléments de preuve obtenus illégalement, entre autres questions connexes.
[67] L’ampleur des faits reconnus par l’avocat du procureur général à l’audience de février 2019 revêt une importance particulière eu égard aux questions en l’espèce.
[68] D’entrée de jeu à l’audience, le juge Mosley a demandé pourquoi il avait fallu autant de temps au procureur général et au Service pour informer la Cour fédérale que ce dernier avait utilisé, en appui à des demandes de mandats, des informations obtenues grâce à des méthodes qui, à première vue, contrevenaient au Code criminel, [traduction] « en invoquant le principe de l’immunité de l’État, justification bancale dans le meilleur des cas. […] En quoi est-ce qu’un tel comportement, ce long retard, est-il un gage de respect de la primauté du droit et de l’obligation de franchise du Service et du procureur général envers la Cour fédérale? ».
[69] Le juge Noël a alors passé en revue les événements entourant le [***Dossier A***] notamment l’omission, par le Service, de signaler que certains des éléments de preuve utilisés en appui à cette demande de mandats avaient été obtenus grâces à des méthodes pouvant avoir contrevenu aux dispositions du Code criminel sur le financement d’activités terroristes.
[70] À l’audience de février 2019, l’avocat du procureur général a amorcé ses observations par la remarque suivante : [traduction] « [V]ous ne m’entendrez pas soutenir que l’obligation de franchise a été respectée dans ces dossiers. Il y a eu manquement tant de la part du ministère de la Justice ou du procureur général que du Service relativement à des demandes de mandats […] » L’avocat a reconnu que l’obligation de franchise implique que le Service et l’avocat qui le représente, lorsqu’ils font une demande de mandats pouvant contenir des informations obtenues illégalement, doivent s’assurer que le juge qui en est saisi est au courant du caractère illégal afin de pouvoir évaluer si cela a une incidence sur sa décision relative à la délivrance des mandats. L’avocat a reconnu que, [traduction] « dans les trois dossiers en cause », cela n’avait pas été fait.
[71] La question se pose toutefois : quels sont les trois dossiers auxquels l’avocat faisait allusion?
[72] À l’audience de février 2019, l’avocat du procureur général a discuté des événements entourant le [***Dossier A***] déclarant qu’une fois que le juge Noël avait signalé le problème de l’illégalité, [traduction] « ce n’est pas que nous n’avons rien fait; nous avons bel et bien pris des mesures. C’est en conséquence de ces mesures qu’il a été constaté que ces problèmes s’étaient aussi posés dans deux autres dossiers » (non souligné dans l’original).
[73] Toujours selon l’avocat du procureur général, [traduction] « [l]’enquête se poursuit. Nous croyons qu’elle se limite à ces trois dossiers » (non souligné dans l’original). Plus tard au cours de l’audience, l’avocat du procureur général a abordé les préoccupations du juge Noël quant aux événements entourant le [***Dossier A***] : « vous méritiez mieux », a-t-il affirmé, reconnaissant que le juge aurait dû être mis au courant de la possibilité d’actes illégaux. Interrogé par le juge Noël sur ce qu’il y avait maintenant lieu de faire, l’avocat a répondu que « [n]ous avons, en fait, retiré la demande, et nous allons tenter de reprendre du début ».
[74] Partant, il semble que, si l’audience de février 2019 portait sur les demandes [***Dossier C***], [***Dossier B et Dossier D***] || les faits reconnus par l’avocat, c’est-à-dire qu’il y avait eu manquement à l’obligation de franchise dans trois dossiers, avaient trait, en fait, aux demandes [***Dossier C, Dossier A***] et [***Dossier D***] mais pas [***Dossier B***].
K. Événements consécutifs à l’audience de février 2019 et à la délivrance des mandats [***Dossier B***] [Retour à la table des matières]
[75] Puisque les mandats [***Dossier A***] décernés par le juge Noël devaient arriver à échéance le [***] avril 2019, le Service a présenté [***] avril 2019, par l’entremise de [***] un affidavit supplémentaire qui mettait à jour les informations relatives à son enquête sur les activités liées à la menace des [***] cibles des mandats [***Dossier B***]. De nouveau, les informations découlant [***des méthodes de collection potentiellement illégales***] utilisées par le Service en appui à la demande y étaient mises en relief.
[76] Une audience et une conférence de gestion d’instance ont été tenues le 3 avril 2019 devant le juge Gleeson. [***] a de nouveau livré son témoignage; l’avocat du Service et les amici ont présenté d’autres observations. Selon [***], depuis son témoignage en octobre 2018, [***] en paiements additionnels avaient été versés [***à une cible.***]
[77] Après avoir entendu [***], le juge Gleeson s’est dit convaincu que le Service avait présenté suffisamment d’informations pour justifier la délivrance des mandats contre les [***] personnes mentionnées, même si [***l’information contestée***] n’avaient en rien servi à appuyer la demande. Partant, le juge Gleeson a décerné les mandats demandés par le Service, mais seulement pour trois mois. Il a aussi déclaré qu’il demeurait saisi du [***Dossier B***] pour ce qui était des questions soulevées dans sa directive du 10 décembre 2018.
[78] Un autre paiement versé à une cible [***] a été signalé après leur délivrance par le juge Gleeson en avril 2019. Il a été découvert [***], une source humaine, avec l’approbation du Service, avait remis [***à une cible un bénéfice financier d’une valeur de moins de 20 $***] Même si ce paiement avait été versé avant la présentation de la demande [***Dossier B***], il n’avait été constaté que récemment lors d’un examen du dossier de la source humaine. La Cour fédérale a rapidement été mise au courant en bonne et due forme. Le procureur général a soutenu qu’il s’agissait de la seule occurrence d’un paiement versé ou d’un avantage procuré à une cible d’enquête à ne pas avoir été communiquée à la Cour fédérale avant la délivrance des mandats [***Dossier B***].
[79] En juin 2019, le Service a présenté une nouvelle demande pour faire reconduire les mandats [***]; de nouveaux mandats [***] ont ainsi été décernés. La délivrance de ces mandats n’est pas en cause en l’espèce. [***]
L. Audiences sur les questions d’intérêt commun [Retour à la table des matières]
[80] Pendant ce temps ont commencé des audiences rassemblant les juges Gleeson, Kane et Brown. Elles visaient à régler les questions communes aux dossiers dont chacun était saisi. Ces « audiences sur les questions d’intérêt commun » se sont déroulées par intermittence au cours des quelques mois suivants. De nombreux représentants haut placés du Service et du ministère de la Justice, anciens et actuels, ont présenté aux juges des affidavits et des témoignages oraux. Plusieurs avocats du Service ont aussi livré leur témoignage, y compris celui qui l’avait représenté devant le juge Noël dans le [***Dossier A***].
[81] Lors d’une conférence de gestion d’instance tenue le 12 avril 2019, le juge Gleeson a déclaré qu’au fil de la présentation des éléments de preuve dans ces affaires, une question s’est dégagée : [traduction] « qui savait quoi, et quand, au sujet des questions en cause? » En effet, l’avocat du procureur général a fait valoir que, dès lors, savoir « qui savait quoi, et quand » était devenu l’élément central des audiences tenues par les juges Gleeson, Kane et Brown.
[82] La preuve présentée lors des audiences sur les questions d’intérêt commun touchait à une vaste gamme de sujets, dont les avis juridiques donnés au Service quant à la possibilité qu’il puisse invoquer l’immunité de l’État pour défendre ses employés. Il a aussi été question des événements qui s’étaient déroulés au Service pendant les deux ans séparant l’avis Lajeunesse (début 2017) de l’avis Rees (début 2019).
[83] Michelle Tessier, sous-directrice des Opérations du Service, a affirmé qu’après avoir pris connaissance de l’avis Lajeunesse, à compter du 31 janvier 2017, le directeur du Service avait suspendu toutes les opérations qui présentaient des « risques juridiques élevés ». Toutefois, M. Coulombe a autorisé la reprise de telles opérations le 30 mars 2019.
[84] Par la suite, M. Coulombe a expliqué qu’une réunion tenue en février 2017 avec de hauts fonctionnaires du ministère de la Justice lui avait donné à penser que la question de l’invocation possible de l’immunité de l’État n’était pas réglée, et que le ministère devait poursuivre les recherches à ce sujet. Puisqu’il considérait que la menace terroriste [traduction] « avait atteint des sommets », M. Coulombe s’inquiétait de l’incidence possible de la cessation des opérations sur la sécurité publique et sur la capacité du Service à s’acquitter de son mandat. Partant, il a autorisé la reprise des opérations susceptibles d’impliquer des activités illégales menées par des employés du Service.
[85] Par ailleurs, plusieurs témoins ont parlé des efforts déployés pour régler, au moyen de mesures législatives, la question des accusations criminelles dont pourraient faire l’objet des employés du Service pour avoir recouru à des moyens illégaux afin d’obtenir des informations utiles.
[86] En outre, des témoins ont aussi abordé les méthodes d’évaluation des risques employées par le Service pour déterminer si une opération devait être autorisée, ainsi que son processus d’approbation des mandats. Les discussions ont également porté sur la compréhension qu’avait le personnel du Service de l’obligation de franchise envers la Cour fédérale et de leurs obligations à cet égard, ainsi que sur les efforts déployés par le Service pour assurer cette compréhension.
[87] Pendant cette période, le juge Gleeson a continué à recevoir des éléments de preuve dans le [***Dossier B***] en l’absence des juges Kane et Brown. Les audiences relatives à la demande [***Dossier B***] ont pris fin le 1er novembre 2019, et le juge Gleeson a rendu sa décision le 15 mai 2020.
II. Décision du juge Gleeson [Retour à la table des matières]
[88] Le juge Gleeson a rendu une décision longue et étoffée qui touche à de nombreux éléments qui ne sont pas en cause en l’espèce. Partant, le présent sommaire porte sur le traitement qu’il a accordé à la question de l’obligation de franchise relativement à la légalité [***des méthodes de collecte remises en question par le juge Noël***] et au fait que le Service s’est appuyé sur des informations [***provenant de ces méthodes de collecte.***]
[89] Est aussi en cause sa conclusion selon laquelle, en raison de l’obligation de franchise, dans les circonstances uniques de l’affaire, les avocats étaient tenus de demander une renonciation au secret professionnel de l’avocat visant les avis juridiques donnés au Service, et ce, de façon proactive et avant de se présenter devant la Cour fédérale dans le cadre de la demande de mandats.
A. Obligation de franchise et problème d’illégalité [Retour à la table des matières]
[90] Après une longue rétrospective de l’affaire dont il était saisi et du [***Dossier A***], le juge Gleeson s’est d’abord penché sur le lien entre le problème d’illégalité découlant [***des méthodes de collecte***] et l’obligation de franchise. Il a conclu que le Service avait manqué à son obligation de franchise envers la Cour fédérale en omettant de reconnaître et de communiquer à celle-ci de façon proactive qu’il s’était appuyé, dans les demandes de mandat [***Dossier A***] et [***Dossier B***] sur des informations probablement obtenues dans le cadre d’activités illégales (au paragraphe 93).
[91] Le juge Gleeson a lancé l’analyse menant à cette conclusion en affirmant que le procureur général avait reconnu qu’il y avait eu manquement à l’obligation de franchise, mais qu’il avait soutenu que les avocats et le Service avaient agi de bonne foi et tenté de respecter l’obligation dans l’affaire en cause et dans les demandes dont les juges Kane et Brown avaient été saisis. Selon le procureur général, les comportements individuels n’étaient pas en cause : le manquement était plutôt attribuable à des « défaillances organisationnelles » qui avaient empêché les employés du Service et les avocats de constater le problème d’illégalité et de le signaler à la Cour fédérale (au paragraphe 91).
[92] S’il a semblé accepter les arguments du procureur général, le juge Gleeson a néanmoins souligné que de telles « défaillances organisationnelles » n’atténuaient en rien « l’effet d’effritement que produit ce manquement sur la confiance de la Cour [fédérale] envers la capacité du Service à faire preuve de franchise ». Selon lui, cela donnait à penser que la Cour fédérale ne pouvait pas tenir pour acquis que les personnes qui se présentaient devant elle faisaient preuve de franchise; il ne s’agissait pas de jeter le blâme sur les personnes elles-mêmes, mais d’envisager que des défaillances organisationnelles les empêchaient, en tout ou en partie, d’obtenir les informations utiles ou d’utiliser celles qu’elles possédaient. De l’avis du juge Gleeson, il aurait été moins troublant de constater que le manquement à l’obligation de franchise était le fait d’une seule personne (au paragraphe 92).
[93] Le juge Gleeson a conclu cette partie de l’analyse en statuant qu’il ne faisait aucun doute que le Service avait manqué à l’obligation de franchise « en l’espèce », ajoutant que la possibilité que le Service ait illégalement recueilli des informations utilisées en appui à une demande de mandats était un élément très pertinent, tant pour l’évaluation que faisait la Cour fédérale de ces informations que pour l’exercice de son pouvoir discrétionnaire quant à la délivrance des mandats (au paragraphe 93).
[94] Le juge Gleeson a souligné que le juge Noël était manifestement préoccupé par le fait que des paiements avaient été versés à une personne impliquée dans des activités terroristes et avait explicitement fait allusion à de possibles infractions aux dispositions du Code criminel sur le financement d’activités terroristes. Même si l’avocat avait assuré au juge Noël que le Service « avait réglé le problème », ce n’était visiblement pas le cas. Si, par la suite, le nouvel avocat chargé du [***Dossier A***] a effectivement reconnu au juge Noël que la légalité des actes du Service était en cause, le juge Gleeson a toutefois estimé que cela ne traçait pas un portrait complet et franc de l’historique de l’affaire (aux paragraphes 94 et 95).
[95] Le juge Gleeson a déclaré qu’il estimait d’emblée que l’avocat portait le blâme de ne pas avoir répondu avec exactitude aux préoccupations du juge Noël, mais qu’il comprenait que ce manquement s’inscrivait dans un contexte élargi et, de ce fait, inquiétant. Il a souligné que les conseillers du Service savaient depuis des années que celui-ci recueillait des informations à l’appui des demandes de mandats au moyen d’activités illégales à première vue et que, malgré cela, un avocat aguerri du Service ignorait apparemment qu’il y avait un problème d’illégalité lorsqu’il s’est présenté devant le juge Noël en avril 2018. Selon le juge Gleeson, cela démontrait « non seulement une certaine méconnaissance sur le plan personnel, mais aussi l’existence de graves défaillances organisationnelles » (au paragraphe 96). Comme il en sera question ci-dessous, le juge Gleeson a approfondi ces grandes préoccupations plus loin dans ses motifs.
B. Possibilité qu’en raison de l’obligation de franchise, le Service ait été tenu de communiquer des avis juridiques à la Cour fédérale de façon proactive [Retour à la table des matières]
[96] Le juge Gleeson était également très préoccupé par la possibilité que le Service ait continué de mener des activités peut-être illégales, même après avoir appris qu’il ne pourrait pas invoquer l’immunité de l’État comme moyen de défense.
[97] Après avoir pris connaissance des avis juridiques donnés au Service au fil du temps, le juge Gleeson a affirmé qu’il était « difficile de trop insister sur le caractère troublant de ces circonstances. Des activités opérationnelles ont été entreprises malgré un avis juridique précisant que la Loi sur le SCRS ne les cautionnait pas ». Il a ajouté que le Service s’était appuyé sur le principe de l’immunité de l’État, « même si [un] avoca[t] principa[l] […] lui avait affirmé que “[l]e fait de reconnaître l’immunité de l’État au SCRS ne s’accord[ait] pas avec la Loi sur le SCRS” ». Le Service a néanmoins continué de s’appuyer sur ce principe, avec — semble-t-il — l’accord tacite du ministère de la Justice, même s’il s’était vu signifier sans équivoque par le ministre qu’il devait « exerce[r] ses fonctions dans le respect de la primauté du droit » (au paragraphe 122).
[98] Le juge Gleeson a ensuite statué que l’avocat du Service avait manqué à son obligation de franchise envers la Cour fédérale en omettant de demander une renonciation au secret professionnel de l’avocat relativement aux avis juridiques obtenus par le Service quant à la légalité [***de certaines méthodes de collecte***] et à l’impossibilité d’invoquer l’immunité de l’État comme moyen de défense (au paragraphe 134).
[99] Les amici ont soutenu au juge Gleeson que le manquement à l’obligation de franchise s’était poursuivi même après que l’avocat eut reconnu le problème de l’illégalité dans le [***Dossier A***], et ce, parce qu’il n’avait pas avisé la Cour fédérale en toute franchise que le Service, en raison des avis juridiques qu’il avait reçus, était au courant du caractère illégal des activités de collecte entreprises. Selon les amici, pour que les circonstances aient pu être pleinement exposées, il aurait fallu que l’avocat demande de façon proactive une renonciation au secret professionnel ayant trait à ces avis avant de se présenter devant la Cour fédérale.
[100] Le juge Gleeson a souligné que l’avocate qui avait représenté le Service dans le [***Dossier B***] avait reconnu qu’elle était consciente de son obligation de ne rien divulguer des avis juridiques fournis au Service. Selon le juge Gleeson, elle avait aussi soutenu qu’à son avis, rien ne l’obligeait à communiquer l’état des connaissances du Service sur la possible illégalité [***de certaines méthodes de collecte***] ni les conclusions juridiques auxquelles était parvenu le GLCSN à cette étape de l’instance (au paragraphe 133).
[101] Toutefois, le juge Gleeson a admis l’argument des amici, concluant que, dans les « circonstances uniques » de l’affaire, en raison de l’obligation de franchise, l’avocate était tenue de demander une renonciation au secret professionnel avant de se présenter devant la Cour fédérale dans le cadre de la demande de mandats (au paragraphe 134).
[102] Le juge Gleeson a cependant reconnu que l’avocate avait eu la tâche difficile d’équilibrer, d’une part, l’obligation de franchise et, d’autre part, l’obligation relative au secret professionnel ayant trait aux avis juridiques donnés au Service. Selon lui, pour composer avec ces obligations concurrentes, un avocat doit « étudier activement et […] discuter de la résolution de ces conflits […] avant toute situation comme celle en l’espèce ». Il a ajouté que « [n]i le Service ni le ministère de la Justice n’étaient bien placés pour reconnaître la situation et réaliser, très tôt dans le processus, une mise en balance des intérêts concurrents fondée sur des principes », et qu’il était « nécessaire de régler cette question » (au paragraphe 134).
C. Causes du manquement à l’obligation de franchise [Retour à la table des matières]
[103] Ces conclusions ont mené le juge Gleeson à se pencher sur les causes du manquement à l’obligation de franchise et sur ce qu’il considérait être les problèmes systémiques et organisationnels y ayant contribué.
[104] Le juge Gleeson a passé en revue la preuve volumineuse qu’il avait en main, y compris les différents avis juridiques donnés au Service quant à la possibilité d’invoquer l’immunité de l’État comme moyen de défense. En outre, il a pris en considération des facteurs comme le rôle du ministère de la Justice et de son cadre d’évaluation des risques juridiques, les processus de gestion des connaissances et de communication d’informations du GLCSN, le cloisonnement des informations, la communication entre les cadres supérieurs du Service ainsi que le processus de demande de mandats. Il a conclu que « [l]es circonstances exposées dans les présentes donnent à penser qu’à l’échelle organisationnelle, dans une certaine mesure, les différents intervenants ont fait peu de cas de l’obligation de franchise et — malheureusement — de la primauté du droit ou, tout au moins, ont adopté à leur égard une attitude cavalière » (au paragraphe 163).
[105] Dans son examen des facteurs qui, à son avis, ont été à l’origine du manquement à l’obligation de franchise, le juge Gleeson a souligné que, selon la preuve dont il disposait, le problème de la possible illégalité des opérations du Service était très bien connu dans le cénacle des organisations et des institutions qui jouent un rôle dans la surveillance ou la gestion de telles opérations. Toutefois, malgré cette connaissance répandue et l’importance éventuelle du problème de l’illégalité dans le contexte des demandes de mandats, cette question n’avait jamais été portée à l’attention de la Cour fédérale qui, « seule […] [avait] été laissée dans l’ignorance » (au paragraphe 168).
[106] Le juge Gleeson était d’avis que « [r]ien n’excus[ait] cet état de fait », compte tenu surtout du fait que, « dans la foulée de la décision [de la Cour fédérale dans X (Re), 2016 CF 1105, [2017] 2 R.C.F. 396] et du rapport Segal, la Cour [fédérale], le Service et le ministère de la Justice [étaient] très sensibilisés à l’importance de l’obligation de franchise et entre[tenaient] une collaboration à ce sujet » (au paragraphe 168).
[107] Le juge Gleeson a conclu en outre que le manquement à l’obligation de franchise en cause était « un symptôme de problèmes plus profonds et récurrents qui [avaient] trait à la structure du Service, à sa gouvernance et, peut-être à sa culture organisationnelle ». Il a souligné que des questions avaient été soulevées quant à l’organisation et à la prestation des services juridiques au SCRS et, « de manière plus fondamentale, quant aux rôles et aux responsabilités des avocats du procureur général ». En particulier, le juge Gleeson s’est demandé pourquoi aucune mesure temporaire n’avait été prise avant janvier 2019 pour régler le problème de l’illégalité (au paragraphe 170).
[108] Le juge Gleeson a souligné que la Cour suprême avait fait observer, au paragraphe 73 de l’arrêt R. c. Campbell, [1999] 1 R.C.S. 565 (Campbell et Shirose), qu’une illégalité de quelque sorte commise par la police est une affaire grave, mais qu’une illégalité policière planifiée, approuvée et mise en œuvre « en dépit d’un avis juridique contraire pourrait indiquer, si cela était établi, un problème systémique potentiel en matière de responsabilisation et de contrôle de la police » (cité dans la décision du juge Gleeson, au paragraphe 171). Bien que ces commentaires aient été formulés dans un contexte d’illégalité policière, le juge Gleeson a tout de même fait remarquer qu’une illégalité attribuable au Service était tout aussi grave (au paragraphe 172).
[109] Après avoir abordé l’importance de la confiance du public pour le Service, le juge Gleeson a souligné que la confiance nécessaire de la Cour fédérale envers le Service avait été ébranlée une fois de plus, faisant remarquer que l’illégalité — avérée ou probable — des paiements versés [***] « n’a[vait] pas été communiquée de façon proactive » et qu’en fait, « elle a[vait] été passée sous silence par le Service ou le ministère de la Justice dans le processus de préparation des mandats » (au paragraphe 174).
[110] Le juge Gleeson a ajouté que l’illégalité « n’a[vait] pas découlé de situations d’urgences ou d’imprévus, mais bien d’une réalité difficile » à laquelle, selon lui, l’organisation avait réagi en faisant « comme si de rien n’était » (au paragraphe 174).
[111] En conclusion de ses observations relatives à l’obligation de franchise, le juge Gleeson a souligné que les circonstances et les événements qui ont mené le Service à agir dans l’illégalité malgré des avis juridiques justifiaient un examen approfondi qui devait tenir compte des « grandes questions touchant la structure organisationnelle, la gouvernance et la culture tant au Service qu’au sein des composantes concernées du ministère de la Justice ». À son avis, « toute démarche de portée inférieure ne saurait assurer le rétablissement et l’accroissement de la confiance dont jouit le Service à titre d’institution nationale essentielle » (au paragraphe 174). S’il a reconnu ne pas avoir le pouvoir d’ordonner un tel examen exhaustif, il en a chaudement recommandé la réalisation (au paragraphe 175).
D. Facteur à prendre en considération pour déterminer s’il y a lieu d’utiliser des informations découlant d’actes illégaux en appui à une demande de mandats [Retour à la table des matières]
[112] Après s’être penché sur un certain nombre de questions sans incidence en l’espèce, le juge Gleeson a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’exclure automatiquement des demandes de mandats les éléments de preuve obtenus illégalement (aux paragraphes 186 et 187). Il a ensuite abordé les facteurs dont la Cour fédérale devrait tenir compte pour déterminer si des informations découlant d’activités illégales pouvaient être utilisées en appui à une demande de mandats.
[113] Après avoir passé en revue la jurisprudence pertinente, le juge Gleeson a soutenu (au paragraphe 195) que la Cour fédérale devrait tenir compte de trois facteurs lorsqu’elle détermine s’il y a lieu d’utiliser des informations découlant d’actes illégaux en appui à une demande de mandats :
1) la gravité de l’acte illégal;
2) l’équité;
3) l’intérêt de la collectivité.
[114] Le juge Gleeson a ajouté que chacun des facteurs s’accompagne de questions auxquelles la Cour fédérale doit donner réponse, dont certaines sont pertinentes en l’espèce.
A. Gravité de l’acte illégal [Retour à la table des matières]
i. S’agit-il d’un acte mineur, technique ou banal, ou s’agit-il d’une infraction grave?
ii. S’agit-il d’un acte commis de bonne foi, de façon involontaire ou par inadvertance, ou s’agit-il d’un geste posé en toute connaissance de cause, par ignorance, insouciance, négligence ou aveuglement volontaire?
iii. Est-ce un acte isolé ou s’inscrit-il dans un ensemble de comportements?
B. Équité [Retour à la table des matières]
i. À quel point l’acte illégal est-il lié à la collecte d’informations?
ii. L’acte illégal a-t-il empiété de façon importante sur les droits ou les intérêts individuels?
iii. Le caractère illégal de l’acte remet-il en cause la crédibilité ou la fiabilité des informations?
C. Intérêt de la collectivité [Retour à la table des matières]
i. Existe-t-il des circonstances atténuantes liées à l’acte illégal, par exemple la gravité ou l’imminence d’une menace pour la sécurité du Canada?
ii. D’autres facteurs découlent-ils des circonstances uniques de l’affaire?
[115] Ni le procureur général ni les amici ne contestent ces facteurs. Toutefois, les amici soutiennent que la gravité de l’acte illégal constitue un point très important en l’espèce. En particulier, ils font valoir que l’acte commis par le Service n’avait rien de mineur, de technique, ni de banal, mais qu’il constituait plutôt une infraction grave commise en toute connaissance de cause malgré un avis juridique, et s’inscrivait dans un ensemble de comportements.
III. Questions [Retour à la table des matières]
[116] La question principale en l’espèce est la suivante : le juge Gleeson a-t-il conclu à tort que le Service avait manqué à son obligation de franchise envers la Cour fédérale dans le [***Dossier B***]?
[117] En particulier, le procureur général conteste la conclusion du juge Gleeson selon laquelle le Service a manqué à son obligation de franchise en négligeant de reconnaître et de communiquer de façon proactive qu’il avait utilisé, dans les [***Dossier A***] et [***Dossier B***], des informations découlant probablement d’activités illégales. Si le procureur général admet que la question des actes illégaux ayant pu être commis au cours de l’enquête du Service aurait dû être portée plus clairement l’attention du juge Noël dans le [***Dossier A***], il soutient que rien de tel n’a été reconnu relativement au [***Dossier B***].
[118] Le procureur général soutient également que le juge Gleeson a commis une erreur lorsqu’il a conclu que, dans les « circonstances uniques » de l’affaire, l’avocat du Service était tenu, d’une part, de demander de façon proactive une renonciation au secret professionnel ayant trait aux avis juridiques obtenus par le Service quant à la légalité [***de certaines méthodes de collecte***] ainsi que des paiements versés et des avantages procurés [***à des cibles***] et, d’autre part, de remettre ces avis à la Cour fédérale.
[119] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle qui a été établie dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Il s’agit effectivement de la norme qu’applique la Cour dans les affaires impliquant la délivrance de mandats en vertu des articles 12, 16 et 21 de la Loi sur le SCRS et, plus généralement, quand elle entend l’appel interjeté d’une décision de la Cour fédérale ayant trait à la sécurité nationale. Voir à cet effet X (Re), 2014 CAF 249, [2015] 1 R.C.F. 684, aux paragraphes 41 et 42, ainsi que Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 R.C.F. 344. Partant, la Cour examine les pures questions de droit selon la norme de la décision correcte, tandis que les conclusions de fait et les questions mixtes de faits et de droit sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante, à moins qu’il ne soit établi qu’une erreur de principe isolable a été commise. S’il existe une question de droit ou un principe juridique isolable, la norme de la décision correcte s’applique.
A. Obligation de franchise [Retour à la table des matières]
[120] L’obligation de communiquer de façon pleine et entière l’ensemble des faits importants ayant trait à une demande présentée ex parte est un principe bien établi, et la détermination, par le juge, de la portée et de la teneur de cette obligation est de toute évidence une question de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. La mesure dans laquelle l’obligation de franchise exige — peut-être — d’un avocat qu’il demande une renonciation au secret professionnel ou qu’il communique un avis juridique, par exemple, constitue manifestement une question de droit. Par contre, déterminer si un juge a conclu à tort à un manquement à l’obligation de franchise attribuable à l’omission de communiquer des faits importants (p. ex. des activités illégales) est une question mixte de faits et de droit à laquelle s’applique une norme de contrôle inférieure.
[121] L’obligation de franchise est au cœur de la considération dont jouit l’administration de la justice. En particulier, le code de déontologie professionnelle des avocats exige d’eux qu’à titre d’officiers de justice, ils traitent les tribunaux avec équité et de manière favorable au droit des parties à un procès équitable, au terme duquel justice peut être rendue. Cette obligation est d’autant plus importante au cours d’une audience ex parte, et la partie qui y plaide doit faire preuve de la bonne foi la plus absolue, tant pour ce qui est des observations que pour les éléments de preuve. Comme l’énonce la Cour suprême dans l'arrêt Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, au paragraphe 27, « [e]lle doit offrir une preuve complète et détaillée, et n’omettre aucune donnée pertinente qui soit défavorable à son intérêt ». Voir aussi R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253 (Morelli), au paragraphe 102. Tout manquement à cette obligation entraîne des conséquences juridiques; pour la plupart, les codes de déontologie professionnelle imposent également une telle obligation éthique aux avocats. À titre d’exemple, se reporter au point 5.1-1 du Code type de déontologie professionnelle (tel que modifié le 19 octobre 2019) de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, à la page 88.
[122] L’obligation de franchise a une justification évidente : la Cour fédérale, lorsqu’elle entend une requête ex parte — donc, en l’absence d’une des parties — se trouve à la merci de la partie qui présente la requête; partant, les freins et contrepoids ordinaires du système contradictoire sont absents, et la partie absente n’a pas la possibilité de contester les motifs factuels et juridiques avancés par le requérant. C’est pourquoi la Cour fédérale doit pouvoir avoir la certitude que toutes les informations importantes lui seront présentées. L’avocat et le déposant partagent cette obligation; voir à ce propos R. v. Land (1990), 55 C.C.C. (3d) 382 (H.C.J. de l’Ont.), à la page 398; R. v. Lee, 2007 ABQB 767, [2008] 8 W.W.R. 317, au paragraphe 28; R. v. Ebanks, [2007] O.J. no 2412 (QL) (C.S.J.) (Ebanks), au paragraphe 26.
[123] L’obligation de franchise a été appliquée dans toutes sortes d’instances ex parte. À titre d’exemple, les injonctions de type Mareva et les ordonnances Anton Piller ont été assujetties à une norme de communication élevée : Roofmart Ontario Inc. c. Canada (Revenu national), 2020 CAF 85, au paragraphe 52; Secure 2013 Group Inc. v. Tiger Calcium Services Inc., 2017 ABCA 316, 58 Alta. L.R. (6th) 209, au paragraphe 46; United States of America v. Friedland (1996), 30 O.R. (3d) 568, [1996] O.J. no 3375 (QL) (Div. gén.), au paragraphe 9; Green v. Jernigan, 2003 BCSC 1097, 18 B.C.L.R. (4th) 366, au paragraphe 25. La même norme rigoureuse a été appliquée dans différents contextes : une ordonnance ex parte quant à la possession exclusive du domicile conjugal (Nafie v. Badawy, 2015 ABCA 36, 381 D.L.R. (4th) 208, au paragraphe 127); une ordonnance de signification ex juris (Nexen Energy ULC v. ITP SA, 2020 ABQB 83, [2020] A.J. no 166 (QL), aux paragraphes 72 à 76); une demande d’ordonnance de saisie de biens privés sans avis (British Columbia (Director of Civil Forfeiture) v. Angel Acres Recreation and Festival Property Ltd., 2010 BCCA 539, 12 B.C.A.C. 230, aux paragraphes 16 à 30); une requête en délivrance d’une ordonnance ex parte visant l’exécution d’une sentence arbitrale étrangère (TMR Energy Ltd. c. State Property Fund of Ukraine, 2005 CAF 28, [2005] 3 R.C.F. 111, aux paragraphes 63 et suiv.); une demande d’ordonnance de saisie-arrêt présentée ex parte avant une action (Environmental Packaging Technologies, Ltd. v. Rudjuk, 2012 BCCA 342, 326 B.C.A.C. 213, aux paragraphes 36 à 51). L’arrêt Marciano (Séquestre de), 2012 QCCA 1881, [2012] R.J.Q. 2001, aux paragraphes 40 à 57, contient également une discussion intéressante et approfondie sur l’obligation de franchise dans le contexte d’ordonnances rendues ex parte en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. (1985), ch. B-3.
[124] Il va sans dire que l’obligation de franchise revêt une importance particulière dans le contexte des demandes de mandats faites par le Service en vertu de l’article 21 de la Loi sur le SCRS, non seulement en raison de la portée et du caractère intrusif de tels documents, mais aussi parce qu’ils mènent rarement à des poursuites criminelles, contrairement aux mandats de perquisition permettant la saisie demandés ex parte en vertu du Code criminel.
[125] En application de l’article 196 du Code criminel, quiconque dont les communications ont été interceptées en vertu d’une autorisation judiciaire obtenue ex parte conformément à l’article 185 doit être avisé, généralement dans les 90 jours qui suivent la période pour laquelle l’autorisation a été donnée, qu’il faisait l’objet d’une telle interception. De manière similaire, l’article 490 du Code criminel prévoit une procédure détaillée de détention et de remise des choses saisies en vertu d’un mandat de perquisition. Dans les deux cas, la cible de la fouille, de la perquisition ou de la saisie peut contester le mandat l’autorisant. En outre, l’intimé a droit à la tenue d’une conférence préparatoire (aussi appelée « audience Garofoli », d’après l’arrêt de la Cour suprême permettant une telle procédure, à savoir R. v. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421) visant à déterminer si l’autorisation d’écoute électronique respecte l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (Charte) et, dans le cas contraire, si la preuve devrait être exclue en application du paragraphe 24(2) de la Charte. Au cours de l’instance, l’intimé a le droit de prendre connaissance de l’affidavit sur lequel a été fondée l’autorisation d’intercepter les communications, sous réserve de caviardage, pour être en mesure de présenter une défense pleine et entière.
[126] À moins qu’un mandat décerné contre elle en vertu de l’article 21 de la Loi sur le SCRS n’entraîne une poursuite criminelle, ce qui serait l’exception plutôt que la règle, la cible ne saura jamais qu’elle faisait l’objet de mesures d’enquête ou de collecte d’information, pas plus qu’il n’y aura de procédure contradictoire a posteriori quant au bien-fondé ou à la légalité du mandat. Partant, dans la plupart des cas, la Cour fédérale sera le seul frein au pouvoir étatique, puisque la cible du mandat ne peut pas compter sur le processus contradictoire pour mettre à l’épreuve les assertions du Service. En raison de cette caractéristique notable des mandats décernés au Service pour lui permettre d’enquêter sur les menaces envers la sécurité du Canada et d’exercer ses fonctions prévues à l’article 16 de la Loi sur le SCRS, il est encore plus important qu’avocats et déposant fassent preuve du degré le plus élevé de bonne foi et de transparence. Cette exigence a été appliquée dans le cadre de toutes les instances ex parte du Service; se reporter à l'arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33, aux paragraphes 101 et 102, renvoyant à Almrei (Re), 2009 CF 1263, [2011] 1 R.C.F. 163, au paragraphe 500; Charkaoui (Re), 2004 CAF 421, [2005] 2 R.C.F. 299, aux paragraphes 153 et 154; X (Re), 2013 CF 1275, [2015] 1 R.C.F. 635 (X (Re) 2013 CF), au paragraphe 83, conf. par 2014 CAF 249, [2015] 1 R.C.F. 684 (X (Re) 2013 CAF); X (Re), 2016 CF 1105, [2017] 2 R.C.F. 396 (X (Re) 2016 CF), aux paragraphes 100 et 107.
[127] Donc, à quelles obligations de communication le Service est-il assujetti lorsqu’il demande un mandat en vertu de l’article 21 de la Loi sur le SCRS? Cela tient en quelques mots : il doit communiquer toutes les informations importantes. En droit, est considérée comme « importante » toute information qui présente un intérêt pour le juge appelé à décerner les mandats, qu’elle ait trait à la décision elle-même ou aux conditions connexes, s’il y a lieu.
[128] S’agissant de l’obligation de communication dans les demandes de mandats, le cas d’espèce est l’arrêt de la Cour suprême R. v. Araujo, 2000 CSC 65, [2000] 2 R.C.S. 992, sous la plume du juge LeBel [aux paragraphes 46 et 47] :
[…] Quiconque demande une autorisation ex parte a l’obligation juridique d’exposer de manière complète et sincère les faits considérés […] [L’affidavit] doit simplement énoncer les faits de manière complète et sincère pour que le juge saisi de la demande d’autorisation puisse déterminer s’ils remplissent le critère juridique applicable et justifient l’autorisation. Idéalement, il devrait non seulement être complet et sincère, mais aussi clair et concis […]
En plus d’être complet et sincère, l’affidavit ne devrait jamais viser à tromper le lecteur. Dans le meilleur des cas, le recours à un libellé standard ne fait qu’ajouter au verbiage et se révèle rarement utile. Dans le pire des cas, il peut inciter le lecteur à penser que l’affidavit a un sens qu’il n’a pas. […] On ne peut reprocher au déposant — il faudrait plutôt l’en féliciter — d’énoncer les faits de manière sincère, complète et simple. Les avocats et les policiers qui présentent des documents à l’appui d’une demande d’autorisation d’écoute électronique devraient résister à la tentation d’induire le juge en erreur en utilisant certaines formules ou en omettant stratégiquement certains éléments. [Non souligné dans l’original.]
[129] Cette notion selon laquelle le policier qui demande un mandat de perquisition doit éviter de dissimuler ou d’omettre des faits pertinents a été reprise dans l'arrêt Morelli, au paragraphe 102. La Cour suprême n’a pas défini ce qu’elle entendait par « faits considérés » (ou « faits importants »). Toutefois, la jurisprudence regorge d’énoncés selon lesquels sont considérés comme « importants » les faits qui peuvent permettre au juge saisi d’une demande d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de vérifier si les critères applicables à l’autorisation ont été satisfaits. Il va sans dire que les faits importants comprennent ceux dont dispose le déposant qui pourraient aller à l’encontre de l’autorisation demandée. Voir, à titre d’exemple, R. v. G.B. (application by Bogiatzis, Christodoulou, Cusato and Churchill) (2003), 108 C.R.R. (2d) 294, [2003] O.J. no 3335 (QL) (C.S.J.), au paragraphe 11, ainsi que R. v. Luciano, 2011 ONCA 89, 267 C.C.C. (3d) 16, au paragraphe 207. L’avocat doit aussi veiller à bien circonscrire les questions juridiques découlant de la demande. À cet égard, se reporter à R. v. Spackman (2008), 173 C.R.R. (2d) 233, [2008] O.J. no 2722 (QL) (C.S.J.), au paragraphe 18, citant Ebanks, au paragraphe 30.
[130] Qu’est-ce que cela signifie dans le contexte de l’article 21 de la Loi sur le SCRS? Aux termes du paragraphe 21(3), le juge saisi de la demande doit être convaincu de l’existence des faits mentionnés aux alinéas 21(2)a) et b).
21 […]
Contenu de la demande
(2) La demande visée au paragraphe (1) est présentée par écrit et accompagnée de l’affidavit du demandeur portant sur les points suivants :
(a) les faits sur lesquels le demandeur s’appuie pour avoir des motifs raisonnables de croire que le mandat est nécessaire aux fins visées au paragraphe (1);
(b) le fait que d’autres méthodes d’enquête ont été essayées en vain, ou la raison pour laquelle elles semblent avoir peu de chances de succès, le fait que l’urgence de l’affaire est telle qu’il serait très difficile de mener l’enquête sans mandat ou le fait que, sans mandat, il est probable que des informations importantes concernant les menaces ou les fonctions visées au paragraphe (1) ne pourraient être acquises;
[131] Il semble donc que sont importants les faits qui pourraient permettre au juge désigné de déterminer si les critères établis aux alinéas 21(2)a) et b) ont été respectés. Pour ce faire, celui-ci devra se prononcer tant sur les faits que sur le droit. Partant, il incombe aux avocats et aux déposants qui représentent le Service de fournir au juge toute information qu’ils possèdent et qui peut l’aider à en arriver aux deux types de conclusions. En raison de la nature particulière des mandats prévus par la Loi sur le SCRS, la Cour, dans l'arrêt X (Re) 2013 CAF, a confirmé la conception large de la pertinence adoptée par la Cour fédérale.
[132] Dans cette affaire, le juge Mosley avait décerné un mandat autorisant le Service à intercepter des télécommunications étrangères et [***] en territoire canadien. Il avait conclu à l’inapplicabilité en l’espèce d’une décision de son collègue, le juge Blanchard, qui avait statué que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour autoriser les employés du Service à mener, à l’extérieur du Canada, des enquêtes comportant intrusion lorsque ces activités violeraient probablement des lois étrangères. Pour en arriver à cette conclusion, il s’est fondé sur un autre argument juridique avancé par le Service, selon lequel la Cour fédérale avait compétence pour décerner les mandats demandés parce les actes qu’elle devait autoriser allaient tous être posés au Canada. Cependant, il a été établi plus tard que le Service avait omis de communiquer au juge Mosley qu’il entendait demander à des services étrangers d’intercepter les télécommunications de Canadiens à l’étranger, information dont disposait le juge Blanchard. D’une part, le juge Mosley a statué que le Service avait manqué à son obligation de franchise en raison de cette omission. D’autre part, il a statué que, non seulement l’article 12 de la Loi sur le SCRS n’autorisait pas le Service à demander à des services étrangers d’intercepter les télécommunications de Canadiens à l’étranger, mais aussi que l’article 21 ne permettait pas à la Cour fédérale d’autoriser le Service à présenter de telles demandes.
[133] Pour ainsi se prononcer sur l’obligation de franchise, le juge Mosley a rejeté une conception étroite de la pertinence qui exclurait les informations relatives au contexte dans lequel une demande de mandat est présentée. Le juge Mosley était plutôt d’avis que la Cour fédérale doit être informée des « questions au sujet desquelles elle pourrait avoir des réserves si elle en était informée » (X (Re) 2013 CF, au paragraphe 89). En appel, le procureur général s’est opposé à ce critère de communication, soutenant qu’il ne s’agissait pas d’une norme intelligible. Si elle a reconnu que ce paragraphe de la décision de la Cour fédérale aurait pu être libellé plus élégamment, la Cour a confirmé que « certains facteurs, outre ceux énumérés aux alinéas 21(2)a) et b), sont pertinents quant à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge ». Comme l’a énoncé la Cour, « [s]i le législateur en avait voulu autrement, le paragraphe 21(3) aurait disposé que le juge “doit” décerner le mandat », plutôt que « peut » (X (Re) 2013 CAF, au paragraphe 61). Partant, dans les circonstances particulières de cette affaire, la demande présentée au juge Blanchard pour obtenir l’autorisation de recueillir des renseignements de sécurité à l’étranger, ainsi que les conséquences possibles d’un échange d’informations sur des Canadiens avec des services de sécurité et de renseignement étrangers, faisaient partie des éléments importants dont la Cour fédérale devait tenir compte dans sa décision relative à la délivrance des mandats.
[134] C’est à la lumière de ces circonstances qu’il y a lieu d’évaluer la conclusion du juge Gleeson quant au manquement à l’obligation de franchise. Il a statué que ni le Service ni l’avocat n’avaient porté à l’attention de la Cour fédérale la question de la collecte illégale d’informations. Le procureur général soutient que le juge a ainsi commis une erreur. Rappelons que la Cour ne peut écarter cette conclusion que si elle constate une erreur manifeste et dominante quant aux conclusions de fait ou si le processus inférentiel était manifestement erroné.
[135] Dans ses motifs, le juge Gleeson a précisé d’entrée de jeu que le problème n’avait été signalé qu’en raison des questions posées par le juge Noël dans le cadre de la demande de mandats [***Dossier A***] (aux paragraphes 3 et 4). Après avoir longuement récapitulé les aléas du dossier, des deux demandes connexes [***Dossier C***] et [***Dossier D***] et de l’affaire dont il était saisi [***Dossier B***], il a conclu [au paragraphe 168] que :
Selon la preuve, le problème de la possible illégalité était très bien connu dans le cénacle des organisations et des institutions qui jouent un rôle dans la surveillance ou la gestion des opérations du Service. Le CSARS a effectué des examens et signalé ses préoccupations au Service; Sécurité publique et le Bureau du conseil privé en avaient aussi connaissance, et ce, dès janvier 2017, par suite de la réunion alors convoquée par le directeur et à laquelle avaient assisté le sous-ministre de la Sécurité publique et le conseiller à la sécurité nationale (postes qui, depuis, ont changé de titulaire). Malgré cette connaissance répandue et l’importance éventuelle du problème de l’illégalité dans le contexte des demandes de mandats, cette question n’a jamais été portée à l’attention de la Cour. Rien n’excuse cet état de fait, compte tenu, surtout, que dans la foulée de Données connexes et du rapport Segal, la Cour, le Service et le ministère de la Justice sont très sensibilisés à l’importance de l’obligation de franchise et entretiennent une collaboration à ce sujet. Il semble que seule la Cour ait été laissée dans l’ignorance.
[136] Le procureur général soutient que le juge a conclu à tort que le Service avait manqué à son obligation de franchise dans le dossier dont il était saisi, c’est-à-dire [***Dossier B***]. Avec égards, la Cour est d’avis que l’observation du procureur général est bien fondée, et que le juge en est arrivé à sa conclusion en grande partie parce qu’il a été trop influencé par l’origine de la demande [***Dossier B***] et par la très longue instance qui en a précédé la présentation en septembre 2018.
[137] Il ne fait aucun doute que, dans les [***Dossier A, Dossier C***] et [***Dossier D***], le Service et le procureur général ont manqué à leur obligation de franchise, c’est-à-dire communiquer tous les faits importants et soulever les questions juridiques susceptibles de préoccuper la Cour fédérale. Le procureur général a maintes fois reconnu explicitement cet état de fait, de vive voix et par écrit, d’abord à l’audience du 27 février 2019 (se reporter aux paragraphes 70 à 74), puis devant le juge Gleeson et, ensuite, devant la Cour. En fait, la nouvelle demande de mandats faite en septembre 2018 visait essentiellement à remédier à ce manquement. Lors de la conférence de gestion d’instance tenue en mai 2018, l’avocat du procureur général a proposé de repartir du début pour veiller à communiquer tous les faits, à répondre aux préoccupations soulevées par le juge Noël, ainsi qu’à reconnaître et à régler les cas possibles d’illégalité. La suggestion a été réitérée à l’audience de février 2019, où l’avocat du procureur général a déclaré [traduction] « vous méritiez mieux » en réponse à une question du juge Noël et expliqué que la nouvelle demande visait à communiquer tous les faits permettant à la Cour fédérale de déterminer si les informations sur lesquelles était fondée la demande avaient été obtenues légalement.
[138] Dans le mémoire qu’il a présenté à la Cour, l’avocat du procureur général a soutenu que tous les faits importants ayant trait aux activités du Service et des personnes agissant pour son compte qui avaient probablement enfreint le Code criminel avaient été relevés et communiqués de façon proactive dans la demande [***Dossier A***], et qu’il y avait eu manquement à l’obligation de franchise uniquement dans la mesure où des questions juridiques susceptibles de préoccuper la Cour fédérale n’avaient pas été soulevées. Cette distinction n’a pas été faite à l’audience; la Cour est d’avis qu’elle est sans conséquence et que, partant, il n’est pas nécessaire d’approfondir la question.
[139] La Cour comprend bien qu’il est difficile de dissocier les événements précédant et suivant la présentation de la demande [***Dossier B***]. En fait, la relation parfois tendue entre le Service et la Cour fédérale ne date pas d’hier. Se reportant notamment aux décisions X (Re) 2013 CF (dans laquelle le juge Mosley a soutenu que le Service avait manqué à son obligation de franchise en « décid[ant] d’omettre » les renseignements concernant son intention de demander l’assistance de partenaires étrangers pour exécuter les mandats demandés) et X (Re) 2016 CF (dans laquelle la Cour fédérale a souligné n’avoir appris que le Service conservait indéfiniment des données connexes de tiers recueillies dans l’exécution de mandats qu’à la suite de la publication du rapport annuel de 2014–2015 du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité), Murray Segal a affirmé que la confiance de la Cour fédérale envers le Service avait été « minée » (rapport Segal, à la page 7; dossier d’appel, vol. 7, onglet 64-B, à la page 2580). La Cour constate également que des commentaires formulés par le juge en chef, le juge Noël et le juge Mosley au cours des instances menant à l’audience tenue devant le juge Gleeson, particulièrement lors de l’audience de février 2019, témoignent d’une certaine exaspération. À titre d’exemple, se reporter au dossier d’appel, vol. 11, onglet 95, aux pages 4110 à 4114 et 4126 à 4128 (propos résumés au paragraphe 68 des présents motifs). Dans sa directive du 20 mars 2019, le juge en chef a de nouveau évoqué la « nature systémique » des manquements à l’obligation de franchise (dossier d’appel, vol. 9, onglet 72, à la page 3274). Manifestement, à de nombreuses reprises, le Service n’a pas su faire preuve de la bonne foi à laquelle les intervenants à une instance ex parte sont en droit de s’attendre, et un certain nombre de juges de la Cour fédérale ont, à juste titre, exprimé leur mécontentement à cet égard.
[140] Cela dit, un juge est censé se prononcer sur l’affaire dont il est saisi en se fondant uniquement sur le dossier connexe. Après avoir soigneusement pris connaissance du dossier, des affidavits, des pièces et des témoignages à l’appui de la demande [***Dossier B***] ainsi que des transcriptions des diverses instances, la Cour est d’avis que la preuve n’abonde pas dans le sens de la conclusion du juge Gleeson, qui a statué que le Service avait manqué à son obligation de franchise. Non seulement les faits importants ont-ils tous été communiqués, mais les questions juridiques susceptibles de préoccuper la Cour fédérale ont aussi été dûment signalées.
[141] Pour l’essentiel, les faits importants ayant trait [***à l’enquête***] au cours de laquelle [***] Service a payé, en échange d’informations, une personne soupçonnée de mener des activités terroristes, avaient été communiqués dans les documents en appui à la demande [***Dossier A***]. Dans son affidavit du [***] mars 2018, la déposante du Service a décrit en détail la nature [***de l’enquête***] En outre, dans son affidavit, la déposante a mis en relief les informations [***] avait permis de recueillir. En avril 2018, interrogée par le juge Noël, cette même déposante a donné d’autres détails.
[142] Lors de cette audience tenue ex parte en avril, le sujet d’inquiétude véritable du juge Noël était de nature juridique et ne semblait pas liée aux faits communiqués (non communiqués, plutôt); selon lui, la demande de mandats semblait fondée sur des informations susceptibles d’avoir été recueillies illégalement, et il était le premier à soulever cette question (dossier d’appel, vol. 3, onglet 24, à la page 905). Le Service et le procureur général ont omis de soulever cette question de façon proactive, ce qui a constitué le manquement à l’obligation de franchise dans le [***Dossier A***]. Dans une directive consécutive à l’audience d’avril, le juge Noël a demandé au Service des précisions sur différentes questions. S’agissant [***de l’enquête***] il a de nouveau mis en doute le pouvoir du Service de mener une telle [***enquête***] et a demandé des observations écrites quant à la légalité des paiements versés [***].
[143] C’est précisément pour faire face aux [traduction] « questions importantes » (expression utilisée par l’avocat du Service) soulevées par le juge Noël et pour veiller à ce qu’elles soient réglées en fonction de tous les faits pertinents que le Service a présenté, en septembre 2018, la nouvelle demande [***Dossier B***] Dans sa lettre du 6 juin 2018 à la Cour fédérale, l’avocate du GLCSN a affirmé que de nouveaux éléments de preuve allaient être présentés en réponse aux questions juridiques soulevées, dont l’une était la suivante : [traduction] « la possibilité que l’article 12 de la Loi sur le SCRS autorise le Service à mener ce type [***d’enquête***] et […] les limites éventuelles de la collecte, de la conservation ou de l’utilisation d’informations obtenues dans le cadre [***d’une enquête***] qui implique le versement d’un paiement à [***un individu connu pour faciliter ou effectuer des actes de terrorisme***] » (dossier d’appel, vol. 3, onglet 24, à la page 1062; transcription de l’audience de février 2019 au dossier d’appel, vol. 11, onglet 95, aux pages 4119 et 4120). C’est ainsi, manifestement, que le juge Gleeson a perçu la nouvelle demande. À la conférence de gestion d’instance du 4 juillet 2018, le Service a réitéré qu’il souhaitait présenter une nouvelle demande comportant davantage d’éléments de preuve afin de régler les questions juridiques qui préoccupaient la Cour fédérale. Le juge Gleeson a compris que cette nouvelle demande [traduction] « [tirait] son origine dans le contexte entourant la demande [***Dossier A***] », mais qu’elle « [devait] avoir son propre fondement » (dossier d’appel, vol. 3, onglet 24, à la page 1103).
[144] L’affidavit d’abord présenté en septembre 2018 en appui à la nouvelle demande contenait essentiellement les informations déjà soumises au juge Noël, avec de nouveaux éléments de contexte et des détails relatifs aux paiements versés et aux biens fournis [***] et, [***] Le Service est allé jusqu’à mettre en relief les paragraphes contenant les informations obtenues dans le cadre [***de certaines méthodes de collecte***] dont le juge Noël avait remis en question la fiabilité et la légalité (dossier d’appel, vol. 6, onglet 44, à la page 2405). Pendant son interrogatoire, le déposant a reconnu que le Service savait que les paiements versés [***] pouvaient avoir été illégaux (dossier d’appel, vol. 5, onglet 37, aux pages 1852 et 1871).
[145] Le Service ne s’est pas contenté de ce premier affidavit et a répondu à diverses requêtes de la Cour fédérale tant au cours du traitement de la demande [***Dossier B***] que dans le cadre de l’instance sur les questions d’intérêt commun. Le 8 novembre 2018, il a déposé un premier affidavit supplémentaire sur ses politiques applicables [***à l’enquête***]; le 25 janvier 2019, dans un affidavit, il a remis à la Cour fédérale tous les documents relatifs à l’approbation des paiements et à la fourniture de [***] ainsi qu’aux opérations de paiement liées [***]; le 25 janvier 2019 également, dans un autre affidavit de documents, il a donné à la Cour fédérale des copies de trois avis juridiques sur la possibilité d’invoquer l’immunité de l’État quant aux activités du Service; dans deux autres affidavits supplémentaires (déposés les 28 février et 8 mars 2019), il a répondu aux engagements et examiné les documents pour déterminer, entre autres, à quel moment la possible illégalité [***de certaines méthodes de collecte***] avait d’abord été envisagée, et si le directeur du Service, le ministre et le sous-ministre de la Sécurité publique avaient été avisés que des informations utilisées dans les demandes [***Dossier A***] et [***Dossier B***] découlaient probablement d’activités illégales.
[146] En outre, 11 autres affidavits ont été présentés par des représentants anciens et actuels du Service et du ministère de la Justice en réponse à des questions de la Cour fédérale quant à « qui savait quoi, et quand », sur la prestation d’avis juridiques relatifs à l’immunité de l’État. Ainsi, comme l’a souligné le juge Gleeson dans sa décision, 14 déposants ont présenté des éléments de preuve à la Cour fédérale, dont 11 ont été interrogés et contre-interrogés (au paragraphe 33). Enfin, en avril 2019, le Service a fait le point sur l’enquête dans un affidavit supplémentaire donnant des détails sur d’autres paiements versés et sur la fourniture d’autre [***] par une source humaine. En outre, une copie de l’affidavit original de septembre 2018 a été déposée, dans laquelle toutes les activités susceptibles d’être illégales étaient mises en relief (aux paragraphes 251 et 252; dossier d’appel, vol. 4, onglet 33, vol. 5, onglet 34 et vol. 6, onglet 51).
[147] Compte tenu de toute cette preuve et du fait que chacun des déposants s’est présenté devant la Cour fédérale de sa propre initiative, sans citation à comparaître, il est difficile d’affirmer que le Service n’était pas disposé à collaborer ou qu’il n’a pas communiqué l’ensemble des faits importants ayant trait aux activités peut-être illégales ayant donné lieu aux informations utilisées en appui à la demande [***Dossier B***] En fait, le juge Gleeson lui-même semble l’avoir reconnu, non seulement parce qu’il a décerné les mandats, mais surtout parce qu’il a admis dans ses motifs que le Service avait « révélé les circonstances du versement, de la fourniture ou de la prestation de paiements, de biens ou de services en infraction ou en possible infraction avec le Code criminel » et que « [l]es informations recueillies auprès des sources et au moyen [***de l’enquête***] qui [avaient] servi à établir la demande [avaient] été reconnues comme telles » (au paragraphe 263).
[148] Il semble que l’omission, par le Service, de reconnaître le problème d’illégalité et de le signaler à la Cour fédérale soit l’élément déclencheur des préoccupations du juge Gleeson et ce qui l’a mené à conclure que le Service avait manqué à son obligation de franchise. Dans plusieurs paragraphes de ses motifs (p. ex. les paragraphes 4, 93 et 98), le juge Gleeson souligne que cette lacune préoccupe particulièrement la Cour fédérale. Le tout premier paragraphe du jugement officiel, soit précisément celui que le procureur général cherche à faire annuler en l’espèce, est ainsi libellé :
Le Service canadien du renseignement de sécurité a manqué à son obligation de franchise envers la Cour, c’est-à-dire qu’il a négligé de reconnaître et de communiquer de façon proactive qu’il avait utilisé, en appui aux demandes de mandats dans les dossiers [***Dossier A***] et [***Dossier B***] des informations découlant probablement d’activités illégales.
[149] La Cour avoue avoir du mal à concilier, d’une part, cette conclusion (comme elle s’applique au [***Dossier B***] et, d’autre part, le dossier dont disposait le juge Gleeson. Le procureur général a bel et bien reconnu qu’il aurait fallu porter plus clairement à l’attention du juge Noël, dans le [***Dossier A***] les questions juridiques ayant trait à la fourniture d’argent et d’autres biens à une personne qui faisait [***] soupçonnée de mener des activités terroristes. Le manquement a été attribué non seulement à la défaillance d’un avocat en particulier qui, dans son témoignage, a affirmé ne pas avoir reconnu que ces questions se posaient, mais surtout à de « graves défaillances organisationnelles » (au paragraphe 96). Toutefois, le lien entre « reconnaître cet état de fait » et « conclure qu’un manquement de même nature s’est produit dans le [***Dossier B***] » n’est jamais clairement expliqué et, de l’avis de la Cour, n’est pas fondé.
[150] Comme il en a été question plus haut, c’est un avocat du Service qui a proposé de présenter une nouvelle demande de mandats permettant de traiter plus en profondeur les questions juridiques soulevées par le juge Noël en mai 2018. La proposition, bien reçue par ce dernier, a été officialisée au début de juin 2018 dans une lettre du Service. Le juge Noël a saisi l’offre et, une semaine plus tard, a émis une directive dans laquelle il a demandé au juge en chef de saisir un autre juge désigné des questions qu’il avait soulevées (notamment l’incidence d’utiliser, dans une demande de mandats, des éléments de preuve recueillis illégalement), juge qui, peut-être, [traduction] « se prononcerait de novo » sur une nouvelle demande présentée en bonne et due forme (dossier d’appel, vol. 3, onglet 24, aux pages 1065 et 1066).
[151] Après plusieurs mois de discussion entre les avocats du Service, les amici et la Cour fédérale, ainsi que quelques conférences de gestion d’instance, cette dernière a finalement circonscrit les questions à traiter dans le [***Dossier B***] notamment l’incidence, sur le plan juridique, de la remise d’argent ou de biens à des personnes qui sont visées par une enquête [***] Des questions de légalité ou de violation des droits garantis par la Charte ont effectivement été soulevées à cet égard, et la Cour fédérale s’est demandé si le Service, [traduction] « d’entrée de jeu (dans le [***Dossier A***] ou par la suite dans le [***Dossier B***]) », avait fourni suffisamment d’informations sur ces questions quant à leur lien avec les informations utilisées dans les demandes de mandats (dossier d’appel, vol. 2, onglet 17, aux pages 645 et 646).
[152] Il est difficile d’imaginer comment la question aurait pu être posée plus directement et comment il est possible d’affirmer que le Service a manqué à son obligation de franchise en omettant de reconnaître et de communiquer, de façon proactive, qu’il avait utilisé des informations découlant probablement d’activités illégales en appui à la demande [***Dossier B***] De toute évidence, le juge pouvait en arriver à cette conclusion relativement à la demande [***Dossier A***] (ce qu’a effectivement admis le procureur général); toutefois, amalgamer les deux demandes et appliquer la même conclusion à la demande [***Dossier B***] était, de fait, une erreur manifeste et dominante. Absolument rien ne justifie de considérer que le procureur général, en reconnaissant qu’il y avait eu manquement à l’obligation de franchise dans le cadre de la première demande, admettait également un tel manquement pour la deuxième, qui existait de façon indépendante.
[153] Selon les amici, le juge n’a pas commis une telle erreur, et sa conclusion quant au manquement à l’obligation de franchise dans l’affaire dont il était saisi ne traduisait aucune confusion. À leur avis, il ne suffisait pas que le procureur général, s’agissant des demandes [***Dossier A***] et [***Dossier B***], précise que les éléments de preuve utilisés en appui avaient été obtenus illégalement; il lui aurait aussi fallu spécifier que cette illégalité était intentionnelle, au point où le Service et le procureur général avaient agi malgré des avis juridiques confirmant qu’il n’était pas possible d’invoquer l’immunité de l’État pour défendre les employés et les sources du Service qui menaient des activités contrevenant aux dispositions du Code criminel sur le financement d’activités terroristes. Les amici ont soutenu qu’à la lecture des motifs du juge Gleeson en contexte et de façon globale, il devient manifeste que le manquement à l’obligation de franchise signalé dans le [***Dossier B***] a trait à l’omission de communiquer ces informations contextuelles et la politique organisationnelle consistant à mettre en balance l’illégalité d’un acte et l’utilité des renseignements qu’il peut permettre d’obtenir. Autrement dit, le juge voulait dire en réalité que le Service, ayant cherché à s’appuyer sur des éléments de preuve qui découlaient probablement d’activités illégales, avait manqué à son obligation de franchise en omettant de préciser qu’il était au courant du caractère illégal des activités en question.
[154] Les motifs donnés par le juge Gleeson aux paragraphes 132 et 134 confirment cette interprétation :
Les amici soutiennent que le manquement à l’obligation de franchise s’est poursuivi même après que les avocats ont reconnu le problème de l’illégalité dans le dossier [***Dossier A***], et ce, parce que les avocats n’ont pas, en toute franchise, avisé la Cour que le Service, sur la foi des avis juridiques qu’il avait reçus, était au courant du caractère illégal des activités de collecte entreprises. Selon les amici, pour que les circonstances aient pu être pleinement exposées, il aurait fallu que les avocats demandent une renonciation au privilège avant de comparaître devant la Cour.
[…]
L’opinion des amici me convainc : dans ces circonstances uniques, l’obligation de franchise nécessitait que les avocats demandent une renonciation au privilège avant de comparaître devant la Cour […]
[155] Il va sans dire que le procureur général a contesté vigoureusement cette position et a déclaré que les circonstances de l’affaire ne comportaient aucun élément unique qui justifierait de porter atteinte au secret professionnel de l’avocat. La Cour convient avec les amici que cette question, sur laquelle elle se penche ci-dessous, est au cœur de l’espèce.
B. Secret professionnel de l’avocat [Retour à la table des matières]
[156] Dans ses motifs, le juge Gleeson a réitéré à juste titre que la capacité du Service à enquêter sur les menaces pour la sécurité nationale est restreinte par son « engagement fondamental » envers la collecte légale de renseignements (au paragraphe 37). Cet engagement, a-t-il souligné, tire son origine du rapport de la Commission McDonald de 1981 [Commission d’enquête sur certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada, Deuxième rapport : La liberté et la sécurité devant la loi], selon lequel il est nécessaire de respecter la primauté du droit dans toutes les opérations de sécurité. Cela ne soulève aucune controverse; la Cour et la Cour fédérale l’ont répété maintes fois, par exemple dans les décisions X (Re), 2018 CF 738, [2019] 1 R.C.F. 567, aux paragraphes 22 à 26, et X (Re) 2016 CF, aux paragraphes 129 à 132. Ce qui est nouveau, toutefois, c’est que le juge a conclu que l’obligation de franchise, un corollaire du respect de la primauté du droit, exige de l’avocat qui représente le Service qu’il demande une renonciation au secret professionnel avant de se présenter devant la Cour fédérale. Il serait ainsi en mesure d’aviser cette dernière que le Service avait connaissance du caractère illégal de ses activités de collecte, et ce, en raison des avis juridiques qu’il avait reçus.
[157] Selon le juge, en ne communiquant pas à la Cour fédérale les avis juridiques donnés au Service et, partant, en taisant ce que savait ce dernier du caractère illégal des informations sur lesquelles il avait fondé la demande de mandats, l’avocat a fait entorse à la primauté du droit « dans les circonstances uniques de l’affaire » (aux paragraphes 134 et 163). Malheureusement, le juge Gleeson ne s’est pas attardé à justifier cette conclusion fondamentale, ne consacrant que trois paragraphes (de 132 à 134) à la question. Partant, il est nécessaire de se reporter à l’argument des amici, qu’il cite explicitement avec approbation.
[158] Dans leurs observations à la Cour, les amici ont développé l’argument qu’ils avaient présenté à la Cour fédérale. Il repose sur le critère que la Cour fédérale a fini par utiliser quant à la collecte illégale d’informations en appui à une demande de mandats faite en vertu de l’article 21. Partant, une bonne compréhension de la position des amici repose sur un bref exposé de ce critère.
[159] Suivant l’arrêt R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223 (Grant no1), au paragraphe 79, il semble que le juge, lorsqu’il étudie les motifs raisonnables et probables exposés par le policier qui demande un mandat, doive automatiquement exclure les éléments de preuve qui découlent d’une violation de la Charte ou qui ont autrement été obtenus illégalement. À cet égard, se reporter également à l'arrêt R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212, au paragraphe 74; R. v. Mahmood, 2011 ONCA 693, 107 O.R. (3d) 641, au paragraphe 116; R. c. Wiley, [1993] 3 R.C.S. 263. Cette règle peut paraître sévère, compte tenu, surtout, du fait que des éléments de preuves similaires ne seront exclus d’un procès qu’au terme d’un exercice de mise en balance rigoureux; toutefois, elle s’est maintenue jusqu’à maintenant. Tant le procureur général que les amici ont convenu qu’une règle aussi draconienne n’était pas souhaitable dans le contexte de la sécurité nationale. La Cour fédérale a abondé dans leur sens : « Une telle règle [d’exclusion automatique] pourrait amener un juge désigné à ne pas décerner un mandat en raison d’une illégalité mineure, même si l’enquête vise une menace grave » (au paragraphe 186).
[160] Reconnaissant le rôle du juge désigné dans la mise en balance, d’une part, de l’intérêt pour la collectivité d’assurer la sécurité nationale et, d’autre part, des droits et des intérêts personnels, la Cour fédérale a donc adopté une approche plus nuancée, inspirée du critère élaboré dans l’arrêt R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353 (Grant no 2) dans le contexte du paragraphe 24(2) de la Charte, faisant valoir que trois facteurs doivent être pris en considération pour déterminer si des informations probablement recueillies illégalement peuvent néanmoins être utilisées en appui à une demande de mandats faite en vertu de la Loi sur le SCRS. Ces facteurs (dont le plus pertinent en l’espèce est « la gravité de l’acte illégal ») figurent au paragraphe 114 des présents motifs.
[161] Les parties ne contestent pas cette conclusion de la Cour fédérale; d’ailleurs, elles ne le pourraient pas, puisqu’il s’agit du critère qu’elles-mêmes avaient proposé en premier lieu. Toutefois, les amici en ont tiré une conclusion à laquelle le procureur général s’est opposé vigoureusement.
[162] Ramené à sa plus simple expression, l’argument des amici s’énonce ainsi : compte tenu des facteurs à prendre en considération pour déterminer s’il y a lieu d’utiliser des informations découlant d’actes illégaux en appui à une demande de mandats, particulièrement le premier, à savoir « la gravité de l’acte illégal », le Service ne peut pas se contenter d’informer la Cour fédérale qu’il a obtenu un élément de preuve sachant que l’activité ayant permis sa collecte était illégale. Pour être en mesure de réaliser l’exercice de mise en balance exigé par le critère adopté par la Cour fédérale, le juge doit tout savoir de l’état d’esprit des personnes qui ont obtenu les informations illégalement. Selon ce raisonnement, seul l’examen des avis juridiques donnés au Service et des réponses de ce dernier permettra au juge d’évaluer la gravité de ses actes ainsi que sa bonne foi. Autrement dit, la renonciation au secret professionnel de l’avocat constitue la contrepartie au fait de demander à la Cour fédérale de rendre une décision ayant un caractère exceptionnel et d’admettre des éléments de preuve recueillis illégalement en appui à une demande de mandats.
[163] Comme il en a été question plus haut, le procureur général s’oppose vigoureusement à cette thèse, estimant qu’une telle exception au secret professionnel de l’avocat ne trouve aucun appui dans la jurisprudence et est incompatible avec l’importance fondamentale de ce privilège pour le maintien de la primauté du droit. Pour les motifs exposés ci-dessous, la Cour est d’avis qu’accepter l’argument des amici et confirmer la décision de la Cour fédérale en la matière entraînerait une atteinte injustifiable et dangereuse au secret professionnel de l’avocat.
[164] Le secret professionnel de l’avocat a d’abord été considéré comme une règle de preuve. Il visait à prévenir la production en preuve de documents protégés. De nombreuses décisions en ont étendu l’application bien au-delà de ses limites originales. Il est maintenant considéré comme une règle de fond qui s’applique à toute communication entre un avocat et son client qui concerne la recherche ou la prestation d’avis juridiques et dont les parties souhaitent préserver la confidentialité. Se reporter aux arrêts Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821 (Solosky), à la page 837; Descôteaux et autre c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860, aux pages 875 et 876; Smith c. Jones, [1999] 1 R.C.S. 455 (Smith), aux paragraphes 48 et 49; Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44, [2008] 2 R.C.S. 574, au paragraphe 10. En fait, dans l’arrêt Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 209 (Lavallee), au paragraphe 49, la Cour suprême a réitéré que le secret professionnel de l’avocat constitue un principe de justice fondamentale visé à l’article 7 de la Charte, et a énoncé dans l’arrêt R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477, au paragraphe 39, qu’il est généralement considéré comme une règle de droit « fondamentale et substantielle ». La Cour suprême a soutenu à maintes reprises que le secret professionnel de l’avocat doit demeurer « aussi absolu que possible », qu’il ne saurait être question d’« y porter atteinte qu’en cas de nécessité absolue » (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. University of Calgary, 2016 CSC 53, [2016] 2 R.C.S. 555, au paragraphe 43), et qu’il ne cède le pas « que dans certaines circonstances bien définies et ne nécessite pas une évaluation des intérêts dans chaque cas » (R. c. McClure, 2001 CSC 14, [2001] 1 R.C.S. 445 (McClure), au paragraphe 35).
[165] Il est important de souligner que, loin d’entrer en conflit avec la primauté du droit, le secret professionnel de l’avocat est essentiel à son accomplissement et la soutient. Dans son ouvrage Solicitor-Client Privilege (Toronto : LexisNexis, 2014), le professeur Adam M. Dodek explique que le secret professionnel de l’avocat a été maintenu afin de favoriser la communication franche et complète entre l’avocat et son client, le bon fonctionnement du système contradictoire ainsi que l’accès à la justice. Ces justifications ont un point commun : l’efficacité du système judiciaire. Dans le même ordre d’idée, Sidney N. Lederman, Alan W. Bryant et Michelle K. Fuerst soutiennent que la formulation moderne du secret professionnel de l’avocat repose sur la prémisse suivante : [traduction] « Le client ne peut obtenir une aide juridique efficace que s’il communique en toute franchise les faits importants à son avocat; cela constitue un rouage essentiel au bon fonctionnement du système juridique » (The Law of Evidence in Canada, 5e éd., Toronto : LexisNexis Canada, 2018, au point 14.46).
[166] C’est peut-être à la première des justifications énoncées par le professeur Dodek, l’argument de la « communication franche et complète », que se sont davantage intéressés les tribunaux et les chercheurs. L’énoncé classique de cet argument dans la décision Greenough v. Gaskell (1833), 39 E.R. 618, 1 My. & K. 98 (Ch. Div.), repris dans la décision Anderson v. Bank of British Columbia (1876), 2 Ch. D. 644, est souvent cité par les tribunaux canadiens et fait toujours partie du raisonnement dominant qui sous-tend le secret professionnel de l’avocat. Pour faciliter les discussions de nature jurisprudentielle sur les fondements théoriques du secret professionnel de l’avocat, la Cour suprême du Canada en a réaffirmé maintes fois le rôle essentiel relativement aux communications ouvertes entre un avocat et son client.
[167] À titre d’exemple, dans l’arrêt Smith, le juge a évoqué la vaste gamme de situations donnant lieu à une demande d’avis juridiques, ainsi que la nécessité, pour le client, de s’entretenir librement avec son avocat dans ces contextes, en appui à la proposition voulant que le secret professionnel de l’avocat fasse partie intégrante du fonctionnement du système juridique [au paragraphe 46] :
Les clients qui consultent un avocat doivent pouvoir s’exprimer en toute liberté avec la certitude que ce qu’ils disent ne sera pas divulgué sans leur consentement. Il ne faut pas oublier que le privilège appartient au client et non à l’avocat. Le privilège est essentiel si l’on veut que des avis juridiques judicieux soient donnés dans tous les domaines. Il revêt une grande importance dans presque chaque cas où un avis juridique est sollicité, qu’il s’agisse d’opérations commerciales, de relations familiales, de litiges civils ou d’accusations criminelles. Les secrets de famille, les secrets d’entreprise, les faiblesses et les étourderies doivent parfois être révélés par le client à l’avocat. Sans ce privilège, les clients ne pourraient parler avec franchise à leurs avocats ni leur communiquer l’ensemble des renseignements qu’ils doivent connaître pour conseiller judicieusement leurs clients. Il s’agit d’un élément qui constitue une partie extrêmement importante du fonctionnement du système judiciaire. C’est en raison de l’importance cruciale de ce privilège qu’il incombe à juste titre à ceux qui désirent l’écarter de justifier une mesure d’une telle gravité.
[168] Dans l’arrêt McClure, le juge Major a aussi parlé de la complexité du droit et du rôle unique de l’avocat, deux éléments favorables à la communication la plus complète possible au sein de la relation entre l’avocat et son client. Selon le juge Major, porter atteinte au secret professionnel risque de restreindre la communication entre un avocat et son client [au paragraphe 33] :
L’importance du secret professionnel de l’avocat pour le système juridique et pour l’ensemble de la société aide à déterminer si et dans quelles circonstances ce privilège devrait céder le pas au droit d’un individu de présenter une défense pleine et entière. Le droit est complexe. Le rôle des avocats est singulier. La communication libre et franche entre l’avocat et son client protège les droits que la common law reconnaît au citoyen. Il est essentiel qu’un avocat soit au courant de tous les faits qui ont trait à la situation de son client. L’existence d’un droit fondamental au secret professionnel de l’avocat encourage la divulgation dans les limites des rapports que l’avocat a avec son client. L’affaiblissement du secret professionnel de l’avocat peut contribuer à restreindre la communication entre un avocat et son client. L’immunité de ce privilège contre toute attaque s’explique par la nécessité de le préserver.
[169] Les diverses manières dont la justification du secret professionnel de l’avocat est évoquée dans la jurisprudence ont ceci en commun qu’elles en appellent au fonctionnement efficace du système juridique. L’arrêt Smith établit que le secret professionnel de l’avocat fait partie du « fonctionnement du système judiciaire » (au paragraphe 46); dans l’arrêt McClure, la Cour suprême reconnaît qu’il fait « partie intégrante des rouages du système juridique lui-même » et fait « partie de ce système et n’y [est] pas subordonné » (au paragraphe 31). De même, dans l’arrêt Lavallee, il est question de la contribution essentielle du secret professionnel de l’avocat à « l’administration de la justice dans un système contradictoire » (au paragraphe 49). En cette insistance sur le fonctionnement du système juridique ou sur l’administration de la justice, la Cour voit la reconnaissance, bien qu’implicite, du rôle essentiel que joue le secret professionnel de l’avocat dans la préservation de la primauté du droit.
[170] Souscrivant à la justification relative à la primauté du droit développée par le professeur Adrian Zuckerman dans Civil Procedure : Principles of Practice (Londres : Thompson/Sweet & Maxwell, 2006), la Chambre des lords a fait état de la nécessité, dans un ordre social fondé sur l’adhésion à la primauté du droit, de l’équivalent britannique du secret professionnel de l’avocat :
[traduction]
[…] De toute évidence, il arriverait très souvent qu’un client n’hésiterait aucunement à fournir à son avocat tous les faits et toutes les informations nécessaires, même s’il n’avait pas l’assurance absolue que ces faits et informations ne seraient jamais divulgués, assurance que procure actuellement le secret professionnel de l’avocat. Toutefois, les affirmations auxquelles j’ai fait allusion ont en commun l’idée qu’il est nécessaire, dans notre société où le cadre de restriction et de contrôle repose sur l’adhésion à la primauté du droit, que les communications entre un avocat et son client — lorsque ce dernier cherche à bénéficier des compétences juridiques du premier — ne puissent être entendues par quiconque, qu’il s’agisse de policiers, de représentants du pouvoir exécutif ou d’une entreprise concurrente, de fouineurs ou de qui que ce soit d’autre (se reporter également aux points 15.8 à 15.10 de l’ouvrage Civil Procedure d’Adrian Zuckerman, où il affirme que la justification du secret professionnel de l’avocat relève de la primauté du droit). Quant à moi, j’abonde dans ce sens. À mon avis, cela justifie le maintien du secret professionnel de l’avocat dans notre système juridique, malgré la possibilité qu’en conséquence, un juge soit appelé à se prononcer sans avoir connaissance de certains éléments probants.
Three Rivers District Council & Ors v. Bank of England, [2004] UKHL 48, au paragraphe 34.
[171] Le secret professionnel de l’avocat n’est pas moins essentiel pour les représentants du gouvernement que pour les particuliers et les sociétés, ce que les amici ne contestent pas. D’ailleurs, cela n’est pas contestable, compte tenu de la conclusion limpide de la Cour fédérale à cet effet dans l’arrêt Stevens c. Canada (Premier ministre), [1998] 4 C.F. 89 (C.A.), au paragraphe 22 :
[…] l’identité du client est sans importance quant à la portée ou au contenu du privilège. Que le client soit un particulier, une société ou un organisme public, il n’y a aucune distinction dans le degré de la protection qu’offre la règle […] De plus, je ne peux trouver aucun fondement à la proposition selon laquelle le droit relatif au secret des communications entre client et avocat accorde moins de protection à un gouvernement qu’à tout autre client. Un gouvernement, étant un organisme public, peut être beaucoup plus enclin à renoncer au privilège, mais c’est toujours à lui qu’il appartient d’y renoncer.
[172] Partant, bien qu’il puisse être souhaitable, du point de vue du public, qu’un service de renseignement fasse preuve d’une grande transparence, il reste que cela n’a aucune incidence sur les tenants et les aboutissants du secret professionnel de l’avocat. Le professeur Patrick J. Monahan, maintenant juge à la Cour supérieure de justice de l’Ontario, a souligné avec éloquence l’importance des avis juridiques et du secret professionnel de l’avocat dans le contexte des activités gouvernementales
[traduction] Comme je l’ai soutenu plus haut, les avocats du gouvernement sont tenus de donner des conseils juridiques francs, approfondis et objectifs à leurs clients, même s’ils peuvent entrer en conflit avec les objectifs stratégiques du gouvernement. En fait, les fonctionnaires qui veulent s’assurer d’agir dans le respect de la primauté du droit ont absolument besoin de tels conseils approfondis et objectifs. Pour les décideurs gouvernementaux, le fait que les avis donnés par leurs conseillers juridiques sont protégés par le secret professionnel de l’avocat est un incitatif qui les encourage à obtenir de tels avis à point nommé. Cela favorise aussi l’élaboration d’avis de manière uniforme et régie par des principes, dans le respect de normes rigoureuses d’examen et d’approbation, par une source unique faisant autorité au sein du gouvernement. Autrement dit, le secret professionnel de l’avocat au gouvernement renforce et promeut le respect de la primauté du droit dans l’administration des affaires publiques.
Patrick J. Monahan, « “In the Public Interest” : Understanding the Special Role of the Government Lawyer » (2013), S.C.L.R. (2d) 43, à la page 53.
[173] L’extrait suivant de l’arrêt Waterford v. Australia (1987), 163 C.L.R. 54 (H.C. Aust.), aux paragraphes 74 et 75, cité avec approbation par la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans la décision R. v. Ahmad (2008), 59 C.R. (6th) 308, 77 W.C.B. (2d) 804 (C. sup. Ont.), au paragraphe 78, souligne également l’importance du secret professionnel de l’avocat lorsqu’il s’agit de demander des avis juridiques sur les limites de l’exercice des fonctions et des pouvoirs d’un fonctionnaire:
[traduction] […] Il me semble que l’intérêt public est réellement servi lorsque sont protégées par le secret professionnel de l’avocat les communications produites par un ministère en vue de demander ou de donner des avis juridiques sur la nature, la portée et l’exercice des fonctions et des pouvoirs des fonctionnaires. Il existe un risque important que le détenteur d’un pouvoir l’exerce à tort s’il n’en connaît pas la portée ou la nature ou ne saisit pas la portée des restrictions légales sur la façon dont il doit l’exercer. La même réflexion s’applique à l’exercice des fonctions. S’agissant de l’intérêt public, il est peut-être plus avantageux de diminuer les risques en encourageant le recours aux avis juridiques que de diminuer les risques qu’un particulier puisse agir sans bien comprendre ses droits et obligations. Tant pour l’État que pour les particuliers, le secret professionnel de l’avocat tend à favoriser l’application de la loi, et le maintien de la primauté du droit dans l’administration publique présente un intérêt considérable pour le public […]
[174] Selon la Cour, exiger d’un avocat qu’il demande au Service une renonciation au secret professionnel pour les avis juridiques obtenus sur la possible illégalité de ses activités de collecte, même dans ce que le juge Gleeson a présenté comme des « circonstances uniques », risque de dissuader le Service de demander des avis juridiques francs. Partant, la Cour estime qu’une telle exigence va à l’encontre du maintien de la primauté du droit dans le contexte des activités de renseignement. En fait, le procureur général soutient que le Service n’a tenté d’atténuer l’ampleur de la possible illégalité — refusant d’approuver certaines opérations, limitant le nombre et le montant des paiements et cessant de mettre à contribution certaines sources — qu’après avoir reçu les avis juridiques. Partant, il est manifeste que les avis juridiques francs qu’a reçus le Service ont eu une grande incidence sur son comportement. Il va sans dire que le Service, à l’instar de tout autre organisme ou représentant du gouvernement et, en fait, comme tout particulier, a toujours le loisir d’ignorer un avis juridique, à ses risques et périls.
[175] Pour l’ensemble des motifs susmentionnés, la Cour abonde dans le sens du procureur général : en l’absence d’une renonciation valide, le secret professionnel de l’avocat souffre très peu d’exceptions. S’il souhaite supprimer ce privilège ou en atténuer la portée, le législateur doit en exprimer l’intention clairement, précisément et sans équivoque.
[176] L’une des exceptions les plus claires au secret professionnel met en cause les communications entre l’avocat et son client qui concernent une fraude ou un crime envisagé, c’est-à-dire lorsque le client demande conseil à son avocat en vue de perpétrer un acte criminel. De la même manière, le privilège ne saurait s’appliquer lorsque l’avocat en question n’est pas consulté en sa qualité professionnelle (Solosky, à la page 835).
[177] Les amici ont tenté de tirer parti d’une autre exception définie par la Cour suprême dans l’arrêt Campbell et Shirose. Toutefois, un examen attentif de l’affaire ne procure guère d’appui à leur thèse. La cause portait sur la légalité d’une opération policière de « vente surveillée ». Reconnus coupables de complot en vue de faire le trafic de résine de cannabis et de posséder de la résine de cannabis à cette fin, les appelants ont demandé l’arrêt des procédures, soutenant que la drogue leur avait été vendue par des agents d’infiltration de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) qui s’étaient fait passer pour des vendeurs de grandes quantités de hachich, et qu’une telle opération constituait une activité policière illégale qui choquait la conscience de la collectivité et portait préjudice à l’administration courante de la justice.
[178] S’opposant à la requête en arrêt des procédures, le ministère public a tenté d’établir que la police avait agi de bonne foi, convaincue de la légalité de l’opération de vente surveillée. À cette fin, le ministère public a interrogé un policier sur les efforts qu’il avait déployés pour obtenir un avis sur la légalité de l’opération envisagée et sur le fait qu’il s’était fié à cet avis pour aller de l’avant. Les appelants ont ensuite tenté d’avoir accès à l’avis juridique donné à la police par le ministère de la Justice, sur lequel elle a affirmé s’être fondée de bonne foi. Le ministère public a fait objection, soutenant que l’avis était protégé par le secret professionnel de l’avocat. Partant, la Cour suprême devait se prononcer sur la possibilité que la GRC, ayant fait valoir la croyance de bonne foi de l’agent dans la légalité de l’opération de vente surveillée, ait ainsi renoncé au droit d’abriter le contenu de cet avis derrière le secret professionnel de l’avocat. La Cour suprême a statué que les appelants avaient effectivement droit à ce que leur soit divulgué l’avis juridique donné à la GRC quant à la légalité de l’opération.
[179] Pour en arriver à cette conclusion, la Cour suprême a souligné que la connaissance qu’avait la police de l’illégalité d’une action aura une incidence sur la perception, par la collectivité, de l’inconduite policière [Campbell et Shirose, au paragraphe 45] :
[…] En plus de la question de la conduite illégale se pose la possibilité d’une opération policière planifiée et exécutée malgré l’avis contraire du ministère de la Justice (si la chose était avérée). Il est suggéré que la GRC, après avoir obtenu l’avis juridique pertinent, s’est néanmoins placée au-dessus de la loi pour poursuivre les appelants. Je crois que l’opinion de la collectivité sur l’inconduite policière serait également influencée par le fait que les conseillers juridiques de la police lui avaient signalé à l’avance ou non que la vente surveillée était illégale […]
[180] Les amici font grand cas de cet énoncé et soutiennent que l’« état d’esprit » du Service, lorsqu’il a mené l’activité illégale ayant permis de recueillir les informations utilisées dans la demande de mandats, a également une importance cruciale pour ce qui est de déterminer la gravité de l’illégalité et, en fin de compte, l’admissibilité des éléments de preuve. La Cour ne comprend pas que l’avocat du procureur général conteste qu’eu égard au premier élément du critère révisé dans l’arrêt Grant no 2, il serait considéré plus grave que le Service ait mené sciemment des activités illégales que les activités en question aient été le résultat d’une erreur de bonne foi. L’argument consiste plutôt à affirmer qu’en elle-même, la pertinence ne suffit pas à justifier la levée du secret professionnel de l’avocat.
[181] Autrement dit, le simple fait que la connaissance, par le Service, de la nature illégale de ses actions soit un facteur important pour déterminer si les éléments de preuve devraient être exclus ne donne pas un droit d’accès aux avis juridiques qu’il peut avoir reçus. À moins que le ministère public cherche à faire valoir que l’illégalité n’était pas grave parce que le Service avait agi de bonne foi en fonction d’un avis juridique, la confidentialité de l’avis en question est assurée par le secret professionnel de l’avocat, et l’« état d’esprit » du Service devra être établi par d’autres moyens.
[182] Les motifs du juge Binnie dans l’arrêt Campbell et Shirose abondent dans le sens du procureur général. Manifestement, pour ordonner la divulgation de l’avis juridique reçu par la GRC, le juge s’est fondé sur l’utilisation de cet avis par le ministère public en appui à la bonne foi de l’agent de la GRC impliqué dans l’opération de vente surveillée. La Cour est d’avis que les extraits suivants ne laissent place à aucun doute à cet égard [aux paragraphes 46 à 48] :
[…] Chose plus importante aux fins des présentes, le ministère public a insisté sur le fait que la police s’était fiée de bonne foi à l’avis juridique […]
[…]
L’obtention par la GRC de l’avis juridique a donc été invoquée à l’appui de l’argument de la « bonne foi ». Le privilège appartenait au client et il est clair que la GRC s’est jointe au ministère public pour faire valoir cet argument. Bien que cela n’ait pas été exprimé dans ces termes, on cherchait à indiquer aux appelants et aux tribunaux que la GRC avait accepté l’avis juridique reçu du ministère de la Justice et qu’elle avait agi en conséquence. La crédibilité d’un avocat très expérimenté du Ministère était invoquée devant les tribunaux au soutien de la position de la GRC dans les procédures relatives à l’abus de procédure.
[…] Une force policière qui choisit d’agir hors la loi n’est pas la même chose qu’une force policière qui a commis une erreur de bonne foi fondée sur un avis erroné. Nous n’avons aucune raison de penser que la GRC a écarté l’avis reçu, mais, puisque cette dernière l’a invoqué en réponse à la demande d’arrêt des procédures, les appelants avaient droit à ce que la teneur de cet avis soit corroborée.
Il ressort donc que la seule façon de régler la question de la bonne foi est d’ordonner la divulgation du contenu de l’avis pertinent. Cela doit être fait pour les raisons qui seront expliquées plus loin, au motif de la renonciation par la GRC au secret professionnel de l’avocat […] [Non souligné dans l’original.]
[183] Plus loin, le juge Binnie revient sur la question de la renonciation. Il précise que, si l’agent de la GRC s’était contenté d’affirmer qu’il avait demandé l’avis du ministère de la Justice pour s’assurer que sa propre interprétation de la loi était correcte, cela n’aurait pas été suffisant pour justifier la levée du secret professionnel. Cependant, l’agent de la GRC et le ministère public n’en sont pas restés là : oralement et par écrit, ils ont laissé entendre que l’avis juridique avait assuré à la GRC que l’opération proposée de vente surveillée était légale [au paragraphe 71] :
Il n’était pas nécessaire que le capl. Reynolds affirme qu’il croyait légale l’opération de vente surveillée […] Il n’était pas non plus nécessaire que la GRC invoque l’existence de l’avis juridique de M. Leising comme argument contre l’imposition de l’arrêt des procédures […] La GRC et le ministère public ayant toutefois agi de la sorte, je ne pense pas qu’il serait équitable d’empêcher la divulgation de l’avis en cause. [Non souligné dans l’original.]
[184] La Cour reconnaît que, dans leurs affidavits, divers représentants haut placés et décideurs principaux du Service ont affirmé croire qu’ils pouvaient éventuellement invoquer l’immunité de l’État pour aller de l’avant avec des opérations qui comportaient des « risques élevés ». Autrement dit, ils croyaient subjectivement qu’il n’existait aucune conclusion claire et définitive quant à l’illégalité de telles activités. Ils ont en outre soutenu qu’ils attendaient un avis définitif sur le sujet. Il est toutefois essentiel de souligner que les témoins du Service n’ont jamais affirmé avoir approuvé de bonne foi les opérations illégales en fonction des avis juridiques, comme cela a été le cas pour l’agent et de l’avocat de la GRC dans l’arrêt Campbell et Shirose.
[185] Il ne fait aucun doute, comme l’ont avancé les amici, que l’attitude d’une institution eu égard à l’illégalité peut être un facteur très important quant à l’évaluation de l’atteinte à la primauté du droit. Dans l’arrêt Campbell et Shirose, la Cour suprême a reconnu qu’un avis juridique concluant à l’illégalité de l’opération de vente surveillée n’aurait pas la même incidence, sous l’angle des valeurs collectives, qu’un avis en confirmant la validité. Comme l’a affirmé la Cour suprême : « Une illégalité de quelque sorte commise par la police est une affaire grave. Une illégalité policière planifiée et approuvée par la hiérarchie de la GRC et mise en œuvre en dépit d’un avis juridique contraire pourrait indiquer, si cela était établi, un problème systémique potentiel en matière de responsabilisation et de contrôle de la police » (Campbell et Shirose, au paragraphe 73). Cependant, il ne peut être fait abstraction du contexte entourant l’énoncé. Selon les quelques phrases suivantes, il est manifeste que la Cour suprême n’ordonnera pas la divulgation de l’avis juridique pertinent dans toute instance où elle pourrait juger utile d’évaluer l’attitude du policier ou de la GRC quant à une possible illégalité. En réponse à la Cour d’appel [de l'Ontario], selon laquelle la divulgation n’était pas nécessaire puisqu’il suffisait de présumer « le pire » s’il y avait revendication du privilège, le juge Binnie a réitéré clairement le lien entre, d’une part, l’obligation de communiquer et, d’autre part, la croyance de bonne foi de la GRC fondée sur l’avis juridique [au paragraphe 73] :
[…] La position de la GRC, par ailleurs, selon laquelle le ministère de la Justice a apporté son appui à une entreprise illégale pourrait, selon les circonstances, faire jouer une dimension différente, et cependant grave elle aussi, en matière d’abus de procédure. Dans les deux cas, il est difficile de présumer « le pire » si ni l’une ni l’autre de ces possibilités n’a été examinée pour déterminer ce que serait « le pire ». La GRC ayant invoqué l’avis juridique reçu du ministère de la Justice dans le cadre du litige, les appelants avaient et ont le droit d’aller au fond de la question. [Non souligné dans l’original.]
[186] Enfin, soulignons que le juge Binnie a soigneusement formulé son ordonnance de divulgation pour qu’elle ne concerne que l’avis touchant à trois éléments relevés par l’agent de la GRC dans ses observations. « Il ne s’agit pas d’une ordonnance de divulgation totale des communications avocat-client de la GRC », a-t-il ajouté (au paragraphe 74). Cela correspond au caractère quasi absolu du secret professionnel de l’avocat et à la nature exceptionnelle de ses limites.
[187] Compte tenu de l’analyse qui précède, la Cour ne saurait convenir avec les amici que le Service devrait être réputé avoir renoncé volontairement au secret professionnel de l’avocat en raison du simple fait d’avoir utilisé des éléments de preuve recueillis illégalement en appui à sa demande de mandats. La Cour n’est pas non plus d’accord avec la proposition selon laquelle la décision ci-dessous n’implique pas la levée du secret professionnel de l’avocat parce que le Service a toujours le choix de ne pas utiliser les éléments de preuve obtenus illégalement ou, s’il décide de le faire, de communiquer l’avis juridique. Une telle proposition réduirait à néant le secret professionnel de l’avocat et, en pratique, priverait de protection les communications du Service avec ses avocats. La Cour réitère qu’il ne s’agit pas d’affirmer que la gravité des actes illégaux commis par le Service, ses cadres supérieurs, ses employés et ses sources n’a aucune pertinence en ce qui a trait à l’admissibilité des informations découlant de tels actes pour une demande de mandats. Toutefois, à moins qu’il ne se fonde explicitement ou implicitement sur un avis juridique qu’il a reçu afin d’atténuer la gravité de l’acte illégal, le Service peut se prévaloir du secret professionnel de l’avocat et s’opposer à la communication des avis juridiques.
[188] En conclusion, la Cour estime qu’il est judicieux de souligner qu’il pourrait être bien plus dommageable, pour la primauté du droit, que le Service soit régulièrement tenu de communiquer les avis juridiques qu’il reçoit plutôt que de pouvoir se prévaloir du secret professionnel de l’avocat et s’opposer à toute tentative de consulter ces avis. À l’instar de tout organisme ou représentant du gouvernement, le Service doit être en mesure de demander un avis juridique franc avant de se lancer dans une opération d’enquête qui, la plupart du temps, est de nature très sensible. S’il ne pouvait pas compter sur la protection dont jouissent par nature les avis juridiques, le Service pourrait être tenté de ne pas demander de tels conseils, avec tous les risques qu’une telle attitude comporte. Partant, les seules contraintes (du moins, sur le plan juridique) imposées à ses activités seraient la vague possibilité de conséquences défavorables et indirectes dans les rares cas où une enquête mènerait à des poursuites criminelles, ainsi que les critiques dont il pourrait faire l’objet dans les rapports annuels de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité et de renseignement ou en comités parlementaires. Ces mécanismes a posteriori n’ont, de toute évidence, aucune commune mesure avec l’obtention d’un avis juridique avant la réalisation de toute activité de collecte de renseignements ou opération cachée. En fait, selon la preuve en l’espèce, des mesures ont été prises pour atténuer les risques juridiques relevés par les avocats. La Cour n’a pas à se prononcer sur la possibilité que le Service ait pu faire preuve de plus de circonspection ou annuler purement et simplement certaines opérations. En l’absence de jurisprudence claire et faisant autorité qui porterait expressément sur le caractère illégal de ces activités, le Service pouvait tirer ses propres conclusions et mettre en balance, d’une part, les risques juridiques et, d’autre part, d’autres objectifs urgents.
[189] En l’absence de circonstances exceptionnelles comparables à celles dont il est question dans les présents motifs, un tribunal ne devrait pas pouvoir soulever le voile du secret professionnel de l’avocat pour évaluer dans quel « état d’esprit » le Service mène ses opérations, même si cela lui serait utile pour se prononcer (en l’espèce, sur l’admissibilité, dans une demande de mandats, d’éléments de preuve obtenus illégalement). Par contre, comme il en a été question plus haut, cela ne signifie pas qu’il y a lieu d’ignorer l’« état d’esprit » du Service pour ce qui est de déterminer la gravité de l’acte illégal, mais seulement qu’il est nécessaire l’évaluer sans se fonder sur des avis juridiques, mais, il est vrai, en fonction d’autres éléments de preuve plus indirects. C’est le prix à payer pour maintenir le secret professionnel de l’avocat, en lui-même un élément essentiel d’une société qui repose sur la primauté du droit.
[190] Le fait que le Service ait fini par renoncer au secret professionnel de l’avocat dans ce dossier n’a pas d’incidence sur la conclusion de la Cour ni sur la question bien délimitée qu’elle doit trancher, c’est-à-dire la possibilité que l’avocat ait manqué à son obligation de franchise en ne demandant pas la renonciation de façon proactive.
[191] En outre, la décision du Service de renoncer au secret professionnel de l’avocat dans ce dossier ne saurait permettre de conclure, pour quelque raison que ce soit, qu’il sera tenu de faire de même dans un autre dossier de nature similaire, pas plus qu’il ne saurait être question d’en dégager une proposition générale voulant que l’avocat qui entend fonder une demande de mandats sur des éléments de preuve obtenus illégalement doive demander une renonciation au secret professionnel avant de se présenter devant la Cour fédérale afin d’être en mesure de communiquer les avis juridiques portant sur la légalité des opérations permettant d’obtenir ces éléments de preuve. En fait, il est manifeste que le Service a contesté avec vigueur la contraignabilité d’un tel avis juridique et a décidé de le communiquer en l’espèce avant que soit présenté tout argument relatif au critère applicable à l’admissibilité des éléments de preuve obtenus illégalement dans une demande de mandats. Partant, en l’espèce, la renonciation ne se veut manifestement pas une déclaration de principe pour l’avenir.
IV. Conclusion [Retour à la table des matières]
[192] Pour tous les motifs susmentionnés, la Cour est d’avis que l’appel doit être accueilli et que le premier paragraphe du jugement, qui se trouve à la page 132 du jugement et des motifs du 15 mai 2020, soit annulé.
Le juge Laskin, J.C.A. : Je suis d’accord.