A-440-19
2021 CAF 100
TekSavvy Solutions Inc. (appelante)
c.
Bell Média Inc., Groupe TVA Inc., Rogers Media Inc., Untel 1 faisant affaire sous le nom de goldtv.biz, Untel 2 faisant affaire sous le nom de goldtv.ca, Bell Canada, Bragg Communications Inc. faisant affaire sous le nom d’Eastlink, Cogeco Connexion Inc., Distributel Communications Limitée, Fido Solutions Inc., Rogers Communications Canada Inc., Saskatchewan Telecommunications Holding Corporation, Shaw Communications Inc., TELUS Communications Inc. et Vidéotron Ltée. (intimés)
et
Autorité canadienne pour les enregistrements Internet, Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada Samuelson‑Glushko, Fédération internationale des associations de producteurs de films‑FIAPF, Association canadienne des éditeurs de musique, Confédération internationale des éditeurs de musique, Music Canada, Fédération internationale de l’industrie phonographique, Union internationale des éditeurs, Groupement international des éditeurs scientifiques, techniques et médicaux, American Association of Publishers, The Publishers Association Limited, Canadian Publishers’ Council, Association of Canadian Publishers, The Football Association Premier League Limited, DAZN Limited et British Columbia Civil Liberties Association (intervenants)
Répertorié : Teksavvy Solutions Inc. c. Bell Média Inc.
Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Locke et LeBlanc, J.C.A.—Par vidéoconférence, 24 et 25 mars; Ottawa, 26 mai 2021.
Droit d’auteur — Appel interjeté à l’encontre d’une ordonnance interlocutoire rendue par la Cour fédérale dans une action en violation de droit d’auteur, laquelle ordonnance enjoignait à plusieurs fournisseurs d’accès Internet (FAI) canadiens, notamment l’appelante, de bloquer l’accès de leurs clients à certains sites Web — Ce genre de pratique est connue sous le nom d’ordonnance de blocage de sites — Les défendeurs qui sont accusés de la violation de droit d’auteur dans l’action sont deux personnes non identifiées, responsables d’entreprises faisant affaire sous le nom de goldtv.biz et de goldtv.ca (les sites visés), qui offrent des services d’abonnement non autorisés donnant accès à des émissions sur Internet (les services de GoldTV) — L’ordonnance était destinée à empêcher les clients des FAI nommés d’avoir accès aux services de GoldTV — L’action a été intentée en 2018 par trois des intimés (Bell Média Inc., le Groupe TVA Inc. et Rogers Media Inc. (les demandeurs)), qui sont des diffuseurs canadiens — Les demandeurs ont déposé une requête ex parte en injonction provisoire ordonnant l’inactivation immédiate des services de GoldTV — Cette requête a été accueillie par la Cour fédérale et l’injonction provisoire a été prononcée — Dans leur requête, les demandeurs sollicitaient aussi une injonction interlocutoire qui remplacerait l’injonction provisoire, dans le but que les services de GoldTV demeurent désactivés jusqu’à ce que l’action soit tranchée définitivement sur le fond — Une injonction interlocutoire a été rendue — Pendant ce temps, les demandeurs ont déposé une requête distincte dans laquelle ils demandaient qu’il soit enjoint aux FAI nommés dans la requête de bloquer l’accès aux sites Web visés pour leurs clients abonnés aux services Internet terrestres résidentiels — C’est cette requête qui a donné lieu à l’ordonnance faisant l’objet du présent appel — L’appelante s’est opposée à la requête — Les intimés sont les demandeurs et les défendeurs dans l’action sous‑jacente en violation de droit d’auteur, ainsi que les FAI qui sont assujettis à l’ordonnance — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale avait le pouvoir de rendre une ordonnance de blocage de sites et, le cas échéant, si la liberté d’expression était pertinente, et de savoir si l’ordonnance était juste et équitable — Sur le fondement des règles 4 et 44 des Règles des Cours fédérales et de l’art. 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur et étant donné l’absence d’obstacles juridiques, la Cour fédérale a conclu à juste titre qu’elle avait le pouvoir d’accorder l’ordonnance — Rien dans les art. 41.25 à 41.27 de la Loi sur le droit d’auteur ne révèle l’intention de refuser aux titulaires d’un droit d’auteur l’avantage des ordonnances de blocage de sites, et rien dans ce type d’ordonnance n’est contraire à ces dispositions — Il n’y avait aucun doute que les services de GoldTV ont violé les droits d’auteur des demandeurs ou que les injonctions provisoires et interlocutoires rendues directement contre les personnes ayant violé leurs droits n’ont pas été respectées — Par conséquent, il était difficile de douter que les recours prévus à l’art. 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur méritaient d’être pris en considération — Donc, les recours potentiels prévus à l’art. 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur incluaient les ordonnances de blocage de sites — De plus, le libellé général de l’art. 36 de la Loi sur les télécommunications ne l’emporte pas sur les pouvoirs en equity de la Cour fédérale lui permettant d’accorder des injonctions, y compris le pouvoir de rendre une ordonnance de blocage de sites — En ce qui concerne la liberté d’expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés, il n’était pas nécessaire de décider si la Charte jouait et, le cas échéant, s’il y a eu atteinte à la liberté d’expression — Il n’était pas nécessaire que le juge, lorsqu’il a examiné la question de la liberté d’expression dans le contexte d’un recours précis en equity, procède à une analyse détaillée des droits garantis par la Charte distincte de l’analyse de la prépondérance des inconvénients à laquelle il fallait procéder — L’ordonnance était juste et équitable — La conclusion du juge selon laquelle les demandeurs avaient démontré à première vue l’existence d’une preuve solide était bien fondée, et il n’y avait aucune raison de douter que les demandeurs pouvaient prouver que les défendeurs violaient leur droit d’auteur — En ce qui concerne le préjudice irréparable, la conclusion du juge était tout à fait appropriée — En ce qui concerne la prépondérance des inconvénients, le juge n’a pas commis d’erreur en entravant son pouvoir discrétionnaire et en faussant son analyse en se fondant sur des facteurs tirés d’une série d’arrêts du Royaume‑Uni — Il était tout à fait approprié que le juge s’inspire de la jurisprudence étrangère, puisqu’il était saisi d’une requête en ordonnance qui était sans précédent au Canada — Il était aussi loisible au juge d’examiner la nécessité au regard du préjudice irréparable plutôt qu’au regard de la prépondérance des inconvénients — Enfin, le juge n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en examinant les éléments de preuve montrant les efforts des demandeurs pour identifier les défendeurs et en concluant qu’ils étaient suffisants pour justifier que l’ordonnance soit rendue — Appel rejeté.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fondamentales — Liberté d’expression — La Cour fédérale a rendu une ordonnance interlocutoire dans une action en violation de droit d’auteur, laquelle ordonnance enjoignait à plusieurs fournisseurs d’accès Internet (FAI) canadiens, notamment l’appelante, de bloquer l’accès de leurs clients à certains sites Web — Les défendeurs qui sont accusés de la violation de droit d’auteur dans l’action sont deux personnes non identifiées, responsables d’entreprises faisant affaire sous le nom de goldtv.biz et de goldtv.ca, qui offrent des services d’abonnement non autorisés donnant accès à des émissions sur Internet (les services de GoldTV) — L’ordonnance était destinée à empêcher les clients des FAI nommés d’avoir accès aux services de GoldTV — Il s’agissait de savoir si la liberté d’expression était pertinente dans la présente affaire — L’appelante a soutenu que l’ordonnance avait une incidence sur la liberté d’expression des FAI qui sont obligés de bloquer certains sites Web et de leurs clients qui sinon auraient accès à ces sites Web — L’argument de l’appelante selon lequel des FAI comme l’appelante se livrent à une activité expressive lorsqu’ils fournissent à leurs clients l’accès à certains sites Web n’a pas été retenu — Les activités quotidiennes des FAI ne sont pas expressives et, par conséquent, elles ne font pas jouer la liberté d’expression — L’ordonnance pourrait toucher les intérêts de nature expressive des clients de l’appelante — Il n’était pas nécessaire de décider si la Charte jouait et, le cas échéant, s’il y a eu atteinte à la liberté d’expression — Il n’était pas nécessaire que le juge, lorsqu’il a examiné la question de la liberté d’expression dans le contexte d’un recours précis en equity, procède à une analyse détaillée des droits garantis par la Charte distincte de l’analyse de la prépondérance des inconvénients à laquelle il fallait procéder — Bien qu’elle ait été brève, l’analyse du juge sur la question de la liberté d’expression n’était pas insuffisante.
Injonctions — La Cour fédérale a rendu une ordonnance interlocutoire dans une action en violation de droit d’auteur, laquelle ordonnance enjoignait à plusieurs fournisseurs d’accès Internet (FAI) canadiens, notamment l’appelante, de bloquer l’accès de leurs clients à certains sites Web — Les défendeurs qui sont accusés de la violation de droit d’auteur dans l’action sont deux personnes non identifiées, responsables d’entreprises faisant affaire sous le nom de goldtv.biz et de goldtv.ca, qui offrent des services d’abonnement non autorisés donnant accès à des émissions sur Internet (les services de GoldTV) — L’ordonnance était destinée à empêcher les clients des FAI nommés d’avoir accès aux services de GoldTV — Il s’agissait de savoir si l’ordonnance était juste et équitable — Pour le premier volet de son analyse de la question de savoir s’il y avait lieu de prononcer une injonction dans la présente affaire, le juge aurait dû appliquer le seuil de la forte apparence de droit plutôt que le seuil moins exigeant de la question sérieuse à trancher — De toute évidence, le juge aurait conclu qu’il était satisfait à cette partie du critère même s’il avait appliqué le seuil plus exigeant, étant donné qu’il a déclaré explicitement dans sa décision qu’il existait à première vue une preuve solide qu’il y avait violation du droit d’auteur par les défendeurs — La conclusion du juge selon laquelle les demandeurs avaient démontré à première vue l’existence d’une preuve solide était bien fondée, et il n’y avait aucune raison de douter que les demandeurs pouvaient prouver que les défendeurs violaient leur droit d’auteur — Il est vrai que le juge a renvoyé aux conclusions de préjudice irréparable tirées par d’autres juges dans les requêtes en injonction provisoire et interlocutoire pour conclure que l’existence d’un préjudice irréparable avait été démontrée, mais ce n’était pas une erreur pour le juge d’affirmer souscrire à ces conclusions après avoir examiné les éléments de preuve dont il disposait — En ce qui concerne la prépondérance des inconvénients, le juge n’a pas commis d’erreur en entravant son pouvoir discrétionnaire et en faussant son analyse en se fondant sur des facteurs tirés d’une série d’arrêts du Royaume‑Uni — Il était tout à fait approprié que le juge s’inspire de la jurisprudence étrangère, puisqu’il était saisi d’une requête en ordonnance qui était sans précédent au Canada — Il était aussi loisible au juge d’examiner la nécessité au regard du préjudice irréparable plutôt qu’au regard de la prépondérance des inconvénients — Enfin, le juge n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en examinant les éléments de preuve montrant les efforts des demandeurs pour identifier les défendeurs et en concluant qu’ils étaient suffisants pour justifier que l’ordonnance soit rendue.
Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre d’une ordonnance interlocutoire sans précédent au Canada rendue par la Cour fédérale dans une action en violation de droit d’auteur, laquelle ordonnance enjoignait à plusieurs fournisseurs d’accès Internet (FAI) canadiens, notamment l’appelante, de bloquer l’accès de leurs clients à certains sites Web. Ce genre de pratique est connue sous le nom d’ordonnance de blocage de sites. L’ordonnance était remarquable du fait que les FAI auxquels elle s’appliquait n’étaient pas des défendeurs dans l’action et n’étaient pas accusés d’avoir commis un acte répréhensible. Les défendeurs qui sont accusés de la violation de droit d’auteur dans l’action sont deux personnes non identifiées, responsables d’entreprises faisant affaire sous le nom de goldtv.biz et de goldtv.ca (les sites visés), qui offrent des services d’abonnement non autorisés donnant accès à des émissions sur Internet (les services de GoldTV). L’ordonnance était destinée à empêcher les clients des FAI nommés d’avoir accès aux services de GoldTV. L’action a été intentée en 2018 par trois des intimés, à savoir Bell Media Inc., le Groupe TVA Inc. et Rogers Media Inc. (les demandeurs), qui sont des diffuseurs canadiens. Selon la déclaration déposée, les services de GoldTV violant le droit d’auteur auraient commencé à être offerts dès juillet 2017. Le jour même où l’action a été intentée, les demandeurs ont déposé une requête ex parte en injonction provisoire ordonnant l’inactivation immédiate des services de GoldTV. Cette requête a été accueillie par la Cour fédérale et l’injonction provisoire, applicable durant au plus 14 jours, a été prononcée en juillet 2019. Dans leur requête, les demandeurs sollicitaient aussi une injonction interlocutoire qui remplacerait l’injonction provisoire, dans le but que les services de GoldTV demeurent désactivés jusqu’à ce que l’action soit tranchée définitivement sur le fond. L’injonction interlocutoire a été rendue en août 2019. Les défendeurs n’ont jamais produit de défense dans l’action et ils n’ont pas pris part autrement à l’instance. Par la suite, après que l’injonction provisoire eut été prononcée et pendant que la requête en injonction interlocutoire était en instance, les demandeurs ont déposé une requête distincte dans laquelle ils demandaient qu’il soit enjoint aux FAI nommés dans la requête de bloquer l’accès aux sites Web visés, à tout le moins pour leurs clients abonnés aux services Internet terrestres résidentiels. Les demandeurs ont invoqué le défaut des défendeurs de se conformer à l’injonction provisoire bien que celle‑ci leur ait été signifiée de la manière autorisée par la Cour. Ils ont aussi invoqué leur incapacité à identifier les défendeurs. C’est cette requête qui a donné lieu à l’ordonnance de novembre 2019 faisant l’objet du présent appel. L’appelante s’est opposée à la requête au motif que l’objet de l’ordonnance, le blocage de sites Web, devrait être examiné par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) et non par la Cour fédérale. Elle a également soutenu qu’il n’avait pas été satisfait au critère juridique applicable dans le cas de l’ordonnance demandée. Les intimés sont les demandeurs et les défendeurs dans l’action sous‑jacente en violation de droit d’auteur, ainsi que les FAI (sauf l’appelante) qui sont assujettis à l’ordonnance. Les intervenants ont ensuite été ajoutés à l’appel; certains ont plaidé en faveur de l’appelante et d’autres, en faveur des demandeurs.
Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale avait le pouvoir de rendre une ordonnance de blocage de sites et, le cas échéant, si la liberté d’expression était pertinente, et de savoir si l’ordonnance était juste et équitable.
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
Sur le fondement des règles 4 et 44 des Règles des Cours fédérales et du paragraphe 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur et étant donné l’absence d’obstacles juridiques, la Cour fédérale a conclu à juste titre qu’elle avait le pouvoir d’accorder l’ordonnance. Plus particulièrement, rien dans les articles 41.25 à 41.27 de la Loi sur le droit d’auteur ne révèle l’intention de refuser aux titulaires d’un droit d’auteur l’avantage des ordonnances de blocage de sites, et rien dans ce type d’ordonnance n’est contraire à ces dispositions. Le fait que le législateur ait mis en place un régime pour aviser la personne qui aurait violé un droit d’auteur que ses activités ont été portées à l’attention du titulaire du droit d’auteur n’indique pas que le législateur limitait ainsi les recours dont le titulaire du droit d’auteur pouvait se prévaloir. En outre, le paragraphe 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur prévoit délibérément de vastes pouvoirs discrétionnaires pour le règlement des questions de violation du droit d’auteur, dont les injonctions. Il n’y avait aucun doute sérieux que les services de GoldTV ont violé les droits d’auteur des demandeurs ou que les injonctions provisoires et interlocutoires rendues directement contre les personnes ayant violé leurs droits n’ont pas été respectées. Par conséquent, il était difficile de douter que les recours prévus au paragraphe 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur méritaient d’être pris en considération. Donc, les recours potentiels prévus au paragraphe 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur incluaient les ordonnances de blocage de sites. Il fallait déterminer si l’ordonnance de blocage de sites accordée en l’espèce était une mesure appropriée dans les circonstances. L’argument de l’appelante selon lequel l’article 36 de la Loi sur les télécommunications ordonne aux FAI de respecter la neutralité du Net et dispose que le CRTC doit approuver les exceptions à ce principe a été rejeté. Le libellé général de l’article 36 de la Loi sur les télécommunications ne l’emporte pas sur les pouvoirs en equity de la Cour fédérale lui permettant d’accorder des injonctions, y compris le pouvoir de rendre une ordonnance de blocage de sites. Il aurait fallu que le libellé de l’article 36 soit plus explicite pour avoir cet effet. L’article 36 interdit à toute entreprise canadienne, dont les FAI, « de régir le contenu ou d’influencer le sens ou l’objet des télécommunications qu’elle achemine pour le public ». Se conformer à une injonction prononcée par la Cour ne revient pas à régir ou à influencer les télécommunications. Au contraire, c’est le FAI qui est régi ou influencé par l’ordonnance.
En ce qui concerne la liberté d’expression, l’appelante a soutenu que l’ordonnance avait une incidence sur la liberté d’expression de deux groupes : les FAI qui sont obligés de bloquer certains sites Web et leurs clients qui sinon auraient accès à ces sites Web. L’argument de l’appelante selon lequel des FAI comme l’appelante se livrent à une activité expressive lorsqu’ils fournissent à leurs clients l’accès à certains sites Web n’a pas été retenu. Comme l’appelante l’a elle‑même soutenu, ses activités sont celles d’une entreprise de télécommunication assujettie à l’obligation de la neutralité du Net. À ce titre, elle ne doit pas manifester de préférence pour un site Web plutôt qu’un autre en fonction de son contenu, et elle ne le fait vraisemblablement pas. En ce sens, ses activités quotidiennes ne sont pas expressives et, par conséquent, elles ne font pas jouer la liberté d’expression. Cela dit, l’ordonnance pourrait toucher les intérêts de nature expressive des clients de l’appelante. Il n’était pas nécessaire de décider si la Charte jouait et, le cas échéant, s’il y a eu atteinte à la liberté d’expression. Il n’était pas nécessaire que le juge, lorsqu’il a examiné la question de la liberté d’expression dans le contexte d’un recours précis en equity, procède à une analyse détaillée des droits garantis par la Charte distincte de l’analyse de la prépondérance des inconvénients à laquelle il fallait procéder. Bien qu’elle ait en effet été brève, l’analyse du juge sur la question de la liberté d’expression n’était pas insuffisante. Dans cette analyse, il a été pris note des préoccupations de l’appelante à l’égard du droit à la liberté d’expression des clients des FAI et il a été conclu que, compte tenu de la violation incontestée du droit d’auteur en cours et des mesures visant à limiter le surblocage, ces préoccupations ne faisaient pas pencher la balance contre l’ordonnance.
L’ordonnance était juste et équitable. Il n’a pas été contesté que, pour le premier volet de son analyse, le juge aurait dû appliquer le seuil de la forte apparence de droit plutôt que le seuil moins exigeant de la question sérieuse à trancher. De toute évidence, le juge aurait conclu qu’il était satisfait à cette partie du critère même s’il avait appliqué le seuil plus exigeant, étant donné qu’il a déclaré explicitement dans sa décision qu’il existait à première vue une preuve solide qu’il y avait violation du droit d’auteur par les défendeurs. La conclusion du juge selon laquelle les demandeurs avaient démontré à première vue l’existence d’une preuve solide était bien fondée, et il n’y avait aucune raison de douter que les demandeurs pouvaient prouver que les défendeurs violaient leur droit d’auteur. En ce qui concerne le préjudice irréparable, il est vrai que le juge a renvoyé aux conclusions de préjudice irréparable tirées par d’autres juges dans les requêtes en injonction provisoire et interlocutoire pour conclure que l’existence d’un préjudice irréparable avait été démontrée, mais ce n’était pas une erreur pour le juge d’affirmer souscrire à ces conclusions après avoir examiné les éléments de preuve dont il disposait. Le juge a examiné les éléments de preuve et les observations présentés par l’appelante pour montrer l’absence de préjudice irréparable, ce qui était tout à fait approprié. Il a également pris note des éléments de preuve montrant l’existence d’un préjudice irréparable. Le juge ayant conclu que les demandeurs subissaient un préjudice en raison de la violation continue de leur droit d’auteur par les défendeurs, qui sont anonymes, et qui s’efforcent manifestement de le rester et d’échapper à toute responsabilité, il était tout à fait approprié qu’il conclue à l’existence d’un préjudice irréparable. Enfin, en ce qui concerne la prépondérance des inconvénients, le juge n’a pas commis d’erreur en entravant son pouvoir discrétionnaire et en faussant son analyse en se fondant sur des facteurs tirés d’une série d’arrêts du Royaume‑Uni. Rien n’indiquait que le juge, en renvoyant aux facteurs énoncés dans ces décisions, comme la nécessité et l’équité, a entravé son pouvoir discrétionnaire ou s’est senti obligé de les appliquer. Le juge a reconnu que ces facteurs étaient fondés sur le droit étranger. En outre, il a reconnu à juste titre que « [l]a question fondamentale à trancher dans le contexte d’une demande d’injonction est de savoir s’il est juste et équitable de délivrer l’injonction eu égard à toutes les circonstances de l’affaire ». Le juge a fait observer que l’appelante n’a pas contesté le critère auquel il faut satisfaire ni les facteurs énumérés en fonction de la jurisprudence britannique. En outre, personne n’a affirmé, pour quelque motif que ce soit, qu’un facteur en particulier ou que plusieurs de ces facteurs étaient inappropriés dans le contexte canadien. Donc, il était tout à fait approprié que le juge s’inspire de la jurisprudence étrangère, puisqu’il était saisi d’une requête en ordonnance qui était sans précédent au Canada. Il était également loisible au juge d’examiner la nécessité au regard du préjudice irréparable plutôt qu’au regard de la prépondérance des inconvénients. Il n’y a eu aucune erreur manifeste et dominante dans le fait que le juge se soit penché sur des solutions de rechange possibles au regard du préjudice irréparable plutôt qu’au regard de la prépondérance des inconvénients.
En ce qui concerne l’efficacité d’une ordonnance de blocage de sites, bien qu’il puisse être nécessaire de modifier l’ordonnance de temps à autre en réaction aux efforts déployés par les défendeurs pour contourner le blocage de sites, il y avait peu de renseignements concernant le fardeau que ces modifications entraînent ou sur la possibilité que de nombreuses autres ordonnances (dans d’autres affaires) viennent alourdir ce fardeau. Le juge a manifestement examiné cette question. Il a tenu compte également des préoccupations concernant le surblocage et il a jugé satisfaisantes les mesures prévues dans l’ordonnance pour prévenir ce problème. En ce qui concerne l’existence de solutions moins intrusives, le juge a pris note des observations de l’appelante sur les solutions proposées et il a discuté de certains points. Il n’a trouvé aucune raison de conclure que les solutions de rechange, qu’il a qualifiées d’hypothétiques, seraient efficaces. Le juge a préféré retenir le témoignage des demandeurs selon lequel ces solutions ne seraient pas efficaces, et il n’y a eu aucune erreur manifeste et dominante dans la façon dont le juge a traité la preuve à cet égard. Enfin, le juge n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en examinant les éléments de preuve montrant les efforts des demandeurs pour identifier les défendeurs et en concluant qu’ils étaient suffisants pour justifier que l’ordonnance soit rendue. Le juge n’a commis aucune erreur à cet égard. Compte tenu de la conclusion non contestée selon laquelle les défendeurs ont pris des mesures pour conserver leur anonymat, il semblait plus probable que tout effort supplémentaire déployé pour trouver les défendeurs aurait été en vain. Pour les motifs qui précèdent, l’ordonnance était juste et équitable.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2b).
Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, 34(1), 41.25, 41.26, 41.27.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 4, 44.
Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38, art. 36.
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 4, 44.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Google Inc. c. Equustek Solutions Inc., 2017 CSC 34, [2017] 1 R.C.S. 824; R. c. Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 R.C.S. 196.
DÉCISION DIFFÉRENCIÉE :
Allarco Entertainment 2008 Inc. v. Staples Canada ULC, 2021 ABQB 340.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Rogers Communications Inc. c. Voltage Pictures, LLC, 2018 CSC 38, [2018] 2 R.C.S. 643; Equustek Solutions Inc. v. Jack, 2020 BCSC 793, 325 A.C.W.S. (3d) 260; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, 1989 CanLII 87; Cartier International AG v. British Sky Broadcasting Ltd., [2014] EWHC 3354 (Ch.); Cartier International AG v. British Sky Broadcasting Ltd., [2016] EWCA Civ. 658; Cartier International AG v. British Telecommunications plc, [2018] UKSC 28.
DÉCISIONS CITÉES :
Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331, [2016] A.C.F. no 943 (QL); Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, [2016] A.C.F. no 669 (QL); Keatley Surveying Ltd. c. Teranet Inc., 2019 CSC 43, [2019] 3 R.C.S. 418, [2019] A.C.S. no 43 (QL); Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 R.C.S. 427; Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., 2002 CSC 34, [2002] 2 R.C.S. 336; CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 R.C.S. 339; Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 R.C.S. 1168; Asian Television Network International Limited, au nom de la coalition Franc-Jeu Canada – Demande en vue de désactiver l’accès en ligne à des sites de piratage, décision de télécom CRTC 2018-384; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, 1988 CanLII 19; Bell Canada c. 1326030 Ontario Inc. (iTVBox.net), 2016 CF 612, [2016] A.C.F. no 1101 (QL); Geophysical Service Incorporated c. Office Canada-Nouvelle-Écosse des hydrocarbures extracôtiers, 2014 CF 450, [2014] A.C.F. no 616 (QL).
DOCTRINE CITÉE
Canada. Parlement. Chambre des communes. Comité permanent de l’industrie, des sciences et de la technologie. Rapport 16 : Examen prévu par la loi de la Loi sur le droit d’auteur, 42e lég., 1re sess. (3 juin 2019).
APPEL interjeté à l’encontre d’une ordonnance interlocutoire rendue par la Cour fédérale (Bell Média Inc. c. GoldTV.Biz, 2019 CF 1432) dans une action en violation de droit d’auteur, laquelle ordonnance enjoignait à plusieurs fournisseurs d’accès Internet canadiens, notamment l’appelante, de bloquer l’accès de leurs clients à certains sites Web. Appel rejeté.
ONT COMPARU :
Colin Baxter, Marion Sandilands et Julie Mouris pour l’appelante TekSavvy Solutions Inc.
François Guay, Guillaume Lavoie Ste‑Marie et Olivier Jean‑Lévesque pour les intimés Bell Média Inc. Groupe TVA Inc., Rogers Media Inc., Bell Canada, Fido Solutions Inc., Rogers Communications Canada Inc. et Vidéotron Ltée.
Jeremy De Beer et Bram Abramson pour l’intervenante Autorité canadienne pour les enregistrements Internet.
James Plotkin et Tamir Israel pour l’intervenante Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada Samuelson‑Glushko.
Neil Abraham pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
Casey Chisick et Eric Mayzel pour les intervenantes Association canadienne des éditeurs de musique, Confédération internationale des éditeurs de musique, Music Canada et Fédération internationale de l’industrie phonographique.
Gavin Mackenzie et Brooke MacKenzie pour l’intervenante Fédération internationale des associations de producteurs de films‑FIAPF.
Barry B. Sookman, Steven Mason, Daniel G. C. Glover et Kendra Levasseur pour les intervenants Union internationale des éditeurs, Groupement international des éditeurs scientifiques, techniques et médicaux, The Publishers Association Limited, Canadian Publishers’ Council, Association of Canadian Publishers, The Football Association Premier League Limited et DAZN Limited.
Nancy Rubin pour l’intervenante Bragg Communications Inc. faisant affaire sous le nom d’Eastlink.
Bianca Sgambetterra pour l’intimée Cogeco Connexion Inc.
Timothy M. Lowman et Stephen Zolf pour l’intimée Communications Distributel Limitée.
Doug Koloski, Bill Beckman et Kevin Spelay pour l’intimée Saskatchewan Telecommunications Holding Corporation.
Cynthia Rathwell et Ron Ripley pour l’intimée Shaw Communications Inc.
Christopher Naudie, Vincent M. de Grandpré et Sydney A. Young pour l’intimée TELUS Communications Inc.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Conway Baxter Wilson LLP/s.r.l., Ottawa, pour l’appelante TekSavvy Solutions Inc.
Smart & Biggar, Montréal, pour les intimés Bell Média Inc. Groupe TVA Inc., Rogers Media Inc., Bell Canada, Fido Solutions Inc., Rogers Communications Canada Inc. et Vidéotron Ltée.
Jeremy de Beer Professional Corporation, Ottawa, pour l’intervenante Autorité canadienne pour les enregistrements Internet.
Caza Saikaley s.r.l./LLP, Ottawa, pour l’intervenante Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada Samuelson‑Glushko.
Gib van Ert Law, Ottawa, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
Cassels Brock & Blackwell LLP, Toronto, pour les intervenantes Association canadienne des éditeurs de musique, Confédération internationale des éditeurs de musique, Music Canada et Fédération internationale de l’industrie phonographique.
MacKenzie Barristers, Toronto, pour l’intervenante Fédération internationale des associations de producteurs de films‑FIAPF.
McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l., Toronto, pour les intervenants Union internationale des éditeurs, Groupement international des éditeurs scientifiques, techniques et médicaux, The Publishers Association Limited, Canadian Publishers’ Council, Association of Canadian Publishers, The Football Association Premier League Limited et DAZN Limited.
Stewart McKelvey, Halifax, pour l’intervenante Bragg Communications Inc. faisant affaire sous le nom d’Eastlink.
Cogeco Connexion Inc. Services juridiques, Montreal, pour l’intimée Cogeco Connexion Inc.
Aird & Berlis LLP, Toronto, pour l’intimée Communication Distributel Limitée.
Saskatchewan Telecommunications Holding Corporation, Services juridiques, Regina, pour l’intimée Saskatchewan Telecommunications Holding Corporation.
Shaw Communications Inc., Services juridiques, Ottawa, pour l’intimée Shaw Communications Inc.
Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L./ s.r.l., Toronto, pour l’intimée TELUS Communications Inc.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Locke, J.C.A. :
I. Contexte
[1] Le présent appel vise une ordonnance de la Cour fédérale qui, ce dont toutes les parties conviennent, est sans précédent au Canada. Le 15 novembre 2019, le juge Patrick Gleeson (le juge) a rendu une ordonnance interlocutoire (l’ordonnance) dans une action en violation de droit d’auteur (dossier de la Cour fédérale no T-1169-19, l’action) [Bell Média Inc. c. GoldTV.Biz, 2019 CF 1432] laquelle ordonnance enjoignait à plusieurs fournisseurs d’accès Internet (FAI) canadiens, notamment l’appelante Teksavvy Solutions Inc. (Teksavvy), de bloquer l’accès de leurs clients à certains sites Web. Il s’agit d’une ordonnance de blocage de sites. Les clients des parties qui sont des FAI composent la majorité des utilisateurs canadiens d’Internet. L’ordonnance, en plus d’être sans précédent au Canada, est remarquable du fait que les FAI auxquels elle s’applique ne sont pas des défendeurs dans l’action et ne sont pas accusés d’avoir commis un acte répréhensible.
[2] Les défendeurs qui sont accusés de la violation de droit d’auteur dans l’action sont deux personnes non identifiées, responsables d’entreprises faisant affaire sous le nom de goldtv.biz et de goldtv.ca (les sites visés), qui offrent des services d’abonnement non autorisés donnant accès à des émissions sur Internet (les services de GoldTV). L’ordonnance est destinée à empêcher les clients des FAI nommés d’avoir accès aux services de GoldTV.
[3] L’action a été intentée le 18 juillet 2019 par trois des intimés, à savoir Bell Media Inc., le Groupe TVA Inc. et Rogers Media Inc. (les demandeurs), qui sont des diffuseurs canadiens. Selon la déclaration déposée, les services de GoldTV violant le droit d’auteur auraient commencé à être offerts dès juillet 2017. Le jour même où l’action a été intentée, les demandeurs ont déposé une requête ex parte en injonction provisoire ordonnant l’inactivation immédiate des services de GoldTV. Cette requête a été accueillie par le juge René LeBlanc (siégeant alors à la Cour fédérale) et l’injonction provisoire, applicable durant au plus 14 jours, a été prononcée le 25 juillet 2019. Dans leur requête, les demandeurs sollicitaient aussi une injonction interlocutoire qui remplacerait l’injonction provisoire, dans le but que les services de GoldTV demeurent désactivés jusqu’à ce que l’action soit tranchée définitivement sur le fond. L’injonction interlocutoire a été rendue par la juge Catherine M. Kane le 8 août 2019.
[4] Les défendeurs n’ont jamais produit de défense dans l’action et ils n’ont pas pris part autrement à l’instance, y compris dans les procédures dont ont été saisis la juge Kane et le juge.
II. L’ordonnance de la Cour fédérale et ses modifications subséquentes
[5] Le 31 juillet 2019, après que l’injonction provisoire a été prononcée et pendant que la requête en injonction interlocutoire était en instance, les demandeurs ont déposé une requête distincte dans laquelle ils demandaient qu’il soit enjoint aux FAI nommés dans la requête de bloquer l’accès aux sites Web visés, à tout le moins pour leurs clients abonnés aux services Internet terrestres résidentiels. Les demandeurs ont invoqué le défaut des défendeurs de se conformer à l’injonction provisoire bien que celle-ci leur ait été signifiée le 25 juillet 2019 de la manière autorisée par la Cour. Ils ont aussi invoqué leur incapacité à identifier les défendeurs. C’est cette requête qui a donné lieu à l’ordonnance du 15 novembre 2019 faisant l’objet du présent appel. Elle est censée prendre fin deux ans après son prononcé.
[6] L’ordonnance énumère les domaines, les sous-domaines et les adresses IP des sites Web visés dans son annexe 1, et il y est prévu que la liste peut être modifiée par une ordonnance subséquente pour l’ajout ou la suppression de domaines, de sous-domaines et d’adresses IP, au besoin, pour que la liste comporte ceux qui sont en fait utilisés uniquement ou principalement dans le but de permettre ou de faciliter l’accès aux sites Web visés. L’annexe 1 a depuis été modifiée à trois reprises par des ordonnances datées du 20 décembre 2019, du 10 juillet 2020 et du 13 novembre 2020.
[7] L’ordonnance prévoit aussi que les demandeurs devront indemniser les FAI des coûts marginaux raisonnables liés à l’exécution de l’ordonnance (et de toute mise à jour de celle-ci) ainsi que des dommages-intérêts à payer, des dépenses et autres sommes à payer à la suite d’une plainte, d’une demande ou de toute autre procédure intentée par un tiers du fait que les FAI ont respecté l’ordonnance.
[8] Teksavvy s’est opposée à la requête au motif que l’objet de l’ordonnance, le blocage de sites Web, devrait être examiné par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) et non par la Cour fédérale. Teksavvy a également soutenu qu’il n’avait pas été satisfait au critère juridique applicable dans le cas de l’ordonnance demandée.
[9] Le juge a rendu l’ordonnance après avoir examiné les questions suivantes :
A. La Cour a-t-elle compétence pour rendre une ordonnance de blocage de site?
B. La Cour devrait-elle refuser d’exercer sa compétence?
C. Quel est le critère applicable?
D. Les demand[eurs] ont-[ils] respecté ce critère?
E. Quelles devraient être les modalités associées à cette ordonnance?
[10] Les quatre premières questions sont examinées dans les présents motifs. La dernière question n’est pas en litige dans le présent appel.
III. Les parties
[11] Comme il a été indiqué ci-dessus, l’appelante est Teksavvy.
[12] Les intimés sont les demandeurs et les défendeurs dans l’action sous-jacente en violation de droit d’auteur, ainsi que les FAI (sauf Teksavvy) qui sont assujettis à l’ordonnance. Parmi les intimés, seuls les demandeurs ont présenté un mémoire des faits et du droit et des observations orales lors de l’audience pour le présent appel.
[13] Conformément à l’ordonnance rendue le 24 juin 2020 par le juge David Stratas, 16 intervenants ont été ajoutés à l’appel. Ils ont déposé trois mémoires, selon les groupes suivants :
A. au nom (i) de la Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada (CIPPIC) Samuelson-Glushko et (ii) de l’Autorité canadienne pour les enregistrements Internet (ACEI);
B. au nom (i) de la Fédération Internationale des Associations de Producteurs de Films (FIAPF), (ii) de l’Association canadienne des éditeurs de musique, (iii) de la Confédération internationale des éditeurs de musique, (iv) de Music Canada, (v) de la Fédération internationale de l’industrie phonographique, (vi) de l’Union internationale des éditeurs, (vii) du Groupement international des éditeurs scientifiques, techniques et médicaux, (viii) de l’American Association of Publishers, (ix) de The Publishers Association Limited, (x) de Canadian Publishers’ Council, (xi) de l’Association of Canadian Publishers, (xii) de The Football Association Premier League Limited et (xiii) de Dazn Limited;
C. au nom de la British Columbia Civil Liberties Association (BCCLA).
[14] À l’audience, six intervenants ou groupes d’intervenants ont présenté des observations orales :
A. la CIPPIC;
B. l’ACEI;
C. la BCCLA;
D. l’Union internationale des éditeurs, le Groupement international des éditeurs scientifiques, techniques et médicaux, l’American Association of Publishers, The Publishers Association Limited, Canadian Publishers’ Council, l’Association of Canadian Publishers, The Football Association Premier League Limited et Dazn Limited;
E. l’Association canadienne des éditeurs de musique, la Confédération internationale des éditeurs de musique, Music Canada et la Fédération internationale de l’industrie phonographique;
F. la FIAPF.
[15] Les trois premiers intervenants ont plaidé en faveur de l’appelante. Les autres intervenants ont plaidé en faveur des demandeurs.
IV. Les questions en litige
[16] Le présent appel soulève trois grandes questions :
A. La Cour fédérale avait-elle le pouvoir de rendre une ordonnance de blocage de sites?
B. Le cas échéant, la liberté d’expression est-elle pertinente?
C. L’ordonnance était-elle juste et équitable?
V. La norme de contrôle
[17] La décision du juge de rendre l’ordonnance était de nature discrétionnaire. Notre Cour n’a pas à intervenir à moins qu’elle ne conclue qu’il y a erreur sur une question de droit ou erreur manifeste et dominante sur une question de fait ou sur une question mixte de fait et de droit (sauf s’il s’agit d’une erreur sur une question de droit isolable) : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, aux paragraphes 8, 10 et 27; Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331, [2016] A.C.F. no 943 (QL), aux paragraphes 69 et 74 à 79. L’erreur manifeste est une erreur évidente, et l’erreur dominante touche directement à l’issue de l’affaire. Lorsque l’on invoque l’erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier : Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, [2016] A.C.F. no 669 (QL), au paragraphe 46.
VI. Analyse
A. La Cour fédérale avait-elle le pouvoir de rendre une ordonnance de blocage de sites?
[18] En concluant qu’il avait le pouvoir de rendre une ordonnance de blocage de sites, le juge s’est fondé sur les articles 4 et 44 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 :
Maintien : Section de première instance
4 La section de la Cour fédérale du Canada, appelée la Section de première instance de la Cour fédérale, est maintenue et dénommée « Cour fédérale » en français et « Federal Court » en anglais. Elle est maintenue à titre de tribunal additionnel de droit, d’equity et d’amirauté du Canada, propre à améliorer l’application du droit canadien, et continue d’être une cour supérieure d’archives ayant compétence en matière civile et pénale.
[…]
Mandamus, injonction, exécution intégrale ou nomination d’un séquestre
44 Indépendamment de toute autre forme de réparation qu’elle peut accorder, la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale peut, dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire, décerner un mandamus, une injonction ou une ordonnance d’exécution intégrale, ou nommer un séquestre, soit sans condition, soit selon les modalités qu’elle juge équitables.
[19] L’article 4 dispose que la Cour fédérale est une cour d’equity et l’article 44 dispose que la Cour fédérale peut décerner une injonction « selon les modalités qu’elle juge équitables ». Comme il a été indiqué dans l’arrêt Google Inc. c. Equustek Solutions Inc., 2017 CSC 34, [2017] 1 R.C.S. 824 (Equustek), au paragraphe 23, « [traduction] “[l]es pouvoirs des tribunaux ayant compétence en equity pour accorder des injonctions sont, sous réserve de toute restriction législative pertinente, illimités »”.
[20] Le juge a également cité le paragraphe 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42 :
Droit d’auteur
34 (1) En cas de violation d’un droit d’auteur, le titulaire du droit est admis, sous réserve des autres dispositions de la présente loi, à exercer tous les recours — en vue notamment d’une injonction, de dommages-intérêts, d’une reddition de compte ou d’une remise — que la loi accorde ou peut accorder pour la violation d’un droit.
[21] Par conséquent, l’injonction est l’un des recours prévus pour régler une question de violation de droit d’auteur.
[22] Teksavvy fait valoir que le paragraphe 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur est une disposition générale qui s’applique « sous réserve des autres dispositions de la présente loi » et qu’il ne vise pas le recours particulier qu’est l’ordonnance de blocage de sites. Teksavvy affirme que plusieurs dispositions de la Loi sur le droit d’auteur et de la Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38, excluent les ordonnances de blocage de sites des injonctions que les tribunaux peuvent rendre. Teksavvy soutient également qu’il faut établir une distinction entre l’affaire Equustek et la présente affaire. En outre, Teksavvy avance que, même si la Cour fédérale avait le pouvoir de prononcer une ordonnance de blocage de sites, elle aurait dû refuser d’exercer ce pouvoir. Ces observations sont examinées dans les sections ci-après.
1) La Loi sur le droit d’auteur
[23] Teksavvy fait observer que le droit d’auteur au Canada tire son origine exclusivement de la loi et que les droits et recours que prévoit la Loi sur le droit d’auteur sont exhaustifs : Keatley Surveying Ltd. c. Teranet Inc., 2019 CSC 43, [2019] 3 R.C.S. 418, [2019] A.C.S. no 43 (QL), au paragraphe 40; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 R.C.S. 427 au paragraphe 82; Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., 2002 CSC 34, [2002] 2 R.C.S. 336, au paragraphe 5; CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 R.C.S. 339 (CCH), au paragraph 9.
[24] Teksavvy soutient que les droits et les recours prévus par la Loi sur le droit d’auteur représentent l’équilibre délicat voulu par le législateur entre, d’une part, promouvoir la diffusion d’œuvres et, d’autre part, en rétribuer les auteurs. Teksavvy fait porter ses observations surtout sur la partie IV de la Loi sur le droit d’auteur, intitulée « Recours », qu’elle présente comme étant le manuel d’instructions applicable aux recours. Bien que la partie IV contienne une section intitulée « Dispositions concernant les fournisseurs de services réseau et d’outils de repérage » (qui couvre les articles 41.25 à 41.27), rien dans cette partie (ni ailleurs dans la Loi sur le droit d’auteur) ne porte explicitement sur les ordonnances de blocage de sites.
[25] L’article 41.25 dispose que le titulaire d’un droit d’auteur peut envoyer un avis de prétendue violation au FAI dont les services sont utilisés par une personne qui viole le droit d’auteur au moyen d’Internet. Des avis semblables sont aussi prévus pour « un outil de repérage » au sens de l’article 41.27 — un moteur de recherche comme Google. L’article 41.26 dispose que le FAI qui reçoit un avis en application de l’article 41.25 a l’obligation, moyennant paiement des droits qu’il peut exiger, de transmettre l’avis à la personne qui aurait violé le droit d’auteur et de conserver un registre concernant son identité. L’article 41.26 dispose aussi que le seul recours contre le FAI qui ne se conforme pas à cette obligation est le recouvrement des dommages-intérêts préétablis. L’article 41.26 ne s’applique pas aux moteurs de recherche.
[26] L’article 41.27 est propre aux moteurs de recherche. Il dispose que le titulaire d’un droit d’auteur ne peut obtenir qu’une injonction comme recours contre le moteur de recherche en cas de violation par ce dernier du droit d’auteur découlant de la reproduction de l’œuvre ou de la communication de la reproduction au public par télécommunication. L’article 41.27 ne s’applique pas aux FAI. Le paragraphe 41.27(4.1) énumère de facteurs que le tribunal doit prendre en considération lorsqu’il accorde une injonction visant un moteur de recherche au titre de cet article. La liste de facteurs est la suivante :
41.27 […]
Facteurs: portée de l’injonction
[…]
a) l’ampleur des dommages que subirait vraisemblablement le titulaire du droit d’auteur si aucune mesure n’était prise pour prévenir ou restreindre la violation;
b) le fardeau imposé au fournisseur de l’outil de repérage ainsi que sur l’exploitation de l’outil de repérage, notamment :
(i) l’effet cumulatif de cette injonction eu égard aux injonctions déjà accordées dans d’autres instances,
(ii) le fait que l’exécution de l’injonction constituerait une solution techniquement réalisable et efficace à l’encontre de la violation,
(iii) la possibilité que l’exécution de l’injonction entrave l’utilisation licite de l’outil de repérage,
(iv) l’existence de moyens aussi efficaces et moins contraignants de prévenir ou restreindre la violation.
[27] Cette liste de facteurs n’a rien de remarquable. Ces facteurs, ou des facteurs de cette sorte, mériteraient d’être examinés dans la plupart des requêtes en injonction contre une tierce partie.
[28] Teksavvy fait observer que le [traduction] « régime d’avis et avis » prévu aux articles 41.25 et 41.26 a été choisi au lieu du régime [traduction] d’« avis et retrait » qui avait été proposé par certaines personnes et qui aurait placé le point d’équilibre entre les droits de chacun plutôt du côté des titulaires de droit d’auteur. Teksavvy affirme que le choix du législateur de limiter ainsi les recours disponibles contre les FAI montre qu’il ne souhaitait pas accorder aux titulaires de droit d’auteur le recours plus puissant que sont les ordonnances de blocage de sites à l’égard des FAI.
[29] Cependant, à mon avis, rien dans les articles 41.25 à 41.27 de la Loi sur le droit d’auteur ne révèle l’intention de refuser aux titulaires d’un droit d’auteur l’avantage des ordonnances de blocage de sites, et rien dans ce type d’ordonnance n’est contraire à ces dispositions. Le fait que le législateur ait mis en place un régime pour aviser la personne qui aurait violé un droit d’auteur que ses activités ont été portées à l’attention du titulaire du droit d’auteur n’indique pas que le législateur limitait ainsi les recours dont le titulaire du droit d’auteur pouvait se prévaloir. En fait, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Rogers Communications Inc. c. Voltage Pictures, LLC, 2018 CSC 38, [2018] 2 R.C.S. 643 (Voltage), au paragraphe 45, a reconnu le contraire, affirmant que le « Parlement savait que celui-ci [le régime d’avis et avis] n’était qu’une première étape dans la dissuasion de la violation en ligne du droit d’auteur, et que le titulaire du droit d’auteur qui souhaitait poursuivre une personne qui aurait violé son droit serait toujours tenu d’obtenir une ordonnance de type Norwich pour l’identifier ». Une ordonnance de type Norwich, comme une ordonnance de blocage de sites, est une injonction interlocutoire mandatoire qui est imposée au FAI. Elle n’est pas non plus explicitement prévue dans la Loi sur le droit d’auteur.
[30] Le paragraphe 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur prévoit délibérément de vastes pouvoirs discrétionnaires pour le règlement des questions de violation du droit d’auteur, dont les injonctions. Il est important de rappeler qu’il n’y a aucun doute sérieux que les services de GoldTV violent les droits d’auteur des demandeurs ni que les injonctions provisoires et interlocutoires rendues directement contre les personnes ayant violé leurs droits n’ont pas été respectées. Par conséquent, il est difficile de douter que les recours prévus au paragraphe 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur méritent d’être pris en considération.
[31] En outre, il existe dans la jurisprudence des exemples de recours exercés lors de la violation d’un droit d’auteur qui ne sont pas mentionnés expressément dans la Loi sur le droit d’auteur et de mesures qui peuvent être imposées à des tiers qui ne sont pas accusés d’avoir contrevenu au droit d’auteur. Outre l’ordonnance de type Norwich mentionnée dans l’arrêt Voltage, il y a l’injonction Mareva, par laquelle des éléments d’actif d’un débiteur qui sont entre les mains d’un tiers peuvent être gelés pour en empêcher la disparition. La Cour suprême du Canada a également reconnu, bien qu’ils ne concernent pas des parties innocentes, l’existence d’autres recours en cas de violation du droit d’auteur qui ne sont pas expressément mentionnés dans la Loi sur le droit d’auteur : les dommages-intérêts punitifs (Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 R.C.S. 1168) et le jugement déclaratoire (CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 R.C.S. 339).
[32] À mon avis, les recours potentiels prévus au paragraphe 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur incluent les ordonnances de blocage de sites. La véritable question qui se pose est de savoir si l’ordonnance de blocage de sites accordée en l’espèce était une mesure appropriée dans les circonstances.
2) La Loi sur les télécommunications
[33] Teksavvy soutient que l’article 36 de la Loi sur les télécommunications ordonne aux FAI de respecter la neutralité du Net et dispose que le CRTC doit approuver les exceptions à ce principe. Cet article est rédigé ainsi :
Neutralité quant au contenu
36 Il est interdit à l’entreprise canadienne, sauf avec l’approbation du Conseil, de régir le contenu ou d’influencer le sens ou l’objet des télécommunications qu’elle achemine pour le public.
[34] Teksavvy fait valoir que cette disposition interdit à la Cour fédérale d’ordonner à un FAI de bloquer un site Web. Les demandeurs ne mettent pas en doute le principe général de la neutralité du Net, mais ils soutiennent que l’article 36 de la Loi sur les télécommunications ne l’emporte pas sur la compétence de la Cour fédérale de rendre des ordonnances de blocage de sites.
[35] Les demandeurs font observer que le CRTC a reconnu que, bien qu’il puisse autoriser le blocage d’un site, il n’a pas le pouvoir d’exiger du FAI qu’il bloque un site Web : [Asian Television Network International Limited, au nom de la coalition Franc-Jeu Canada – Demande en vue de désactiver l’accès en ligne à des sites de piratage] décision de télécom CRTC 2018-384, au paragraphe 67. Teksavvy répond qu’à l’heure actuelle, le blocage de sites est assujetti à un processus en deux étapes où la Cour fédérale devrait d’abord rendre une ordonnance qui habiliterait le CRTC à ordonner le blocage d’un site Web. Bien que les demandeurs ne souscrivent pas à cette observation, il est intéressant de noter un passage dans le rapport du Comité permanent de l’industrie, des sciences et de la technologie de la Chambre des communes daté de juin 2019 [Rapport 16 : Examen prévu par la loi de la Loi sur le droit d’auteur, 42e lég., 1re sess. (3 juin 2019)]. À la page 104 de ce rapport, il semble être indiqué que trois des intimés dans le présent appel (ou leurs sociétés affiliées), BCE, Shaw et TELUS, ont convenu, dans les observations présentées à ce Comité, qu’un tel processus en deux étapes était en effet nécessaire et que la Loi sur les télécommunications devrait être modifiée afin de régler ce « dédoublement inutile de la procédure ».
[36] À mon avis, le libellé général de l’article 36 de la Loi sur les télécommunications ne l’emporte pas sur les pouvoirs en equity de la Cour fédérale lui permettant d’accorder des injonctions, y compris le pouvoir de rendre une ordonnance de blocage de sites. Il aurait fallu que le libellé de l’article 36 soit plus explicite pour avoir cet effet, surtout s’il devait créer la procédure encombrante en deux étapes décrite au paragraphe précédent. L’article 36 interdit à toute entreprise canadienne, dont les FAI, « de régir le contenu ou d’influencer le sens ou l’objet des télécommunications qu’elle achemine pour le public ». Je souscris à l’observation des demandeurs selon laquelle se conformer à une injonction prononcée par la Cour ne revient pas à régir ou à influencer les télécommunications. Au contraire, c’est le FAI qui est régi ou influencé par l’ordonnance.
[37] Il convient aussi de souligner que la Cour suprême a conclu à la majorité dans l’arrêt Equustek que le « caractère neutre sur le plan du contenu » de Google ne constituait pas un obstacle à l’ordonnance de délistage accordée dans cette affaire : Equustek, au paragraphe 49. Bien que Google n’ait pas été assujettie à l’article 36 de la Loi sur les télécommunications, on a néanmoins examiné la neutralité et il a été conclu qu’elle ne constituait pas un obstacle.
3) Y a-t-il une distinction entre l’affaire Equustek et la présente affaire?
[38] Teksavvy fait valoir plusieurs motifs pour lesquels il faut établir une distinction entre les faits en l’espèce et ceux dans l’affaire Equustek. Premièrement, Teksavvy affirme que l’affaire Equustek concernait les marques de commerce et les secrets commerciaux plutôt que le droit d’auteur. Contrairement aux marques de commerce et aux secrets commerciaux, et comme cela a été indiqué plus haut, les droits d’auteur ne tirent leur origine que de la loi. Teksavvy soutient qu’alors que la common law peut offrir certains recours en matière de marques de commerce et de secrets commerciaux, tous les recours relatifs au droit d’auteur doivent être prévus par la loi.
[39] À mon avis, il n’y a pas lieu d’établir une distinction entre l’affaire Equustek et la présente affaire au motif que la première concernait les marques de commerce et les secrets commerciaux plutôt que les droits d’auteur. Comme on l’a indiqué plus haut, le paragraphe 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur prévoit « tous les recours – en vue d’une injonction » en cas de violation d’un droit d’auteur. Cette disposition confère à une cour d’equity comme la Cour fédérale de vastes pouvoirs de prononcer des injonctions dans les recours pour violation du droit d’auteur. En outre, bien que la Cour suprême, dans l’arrêt Equustek, ait mentionné que les droits en litige concernaient les marques de commerce et les secrets commerciaux, il est évident que la violation du droit d’auteur était également en litige dans l’action à l’origine de cet arrêt. Dans la décision rendue après l’instruction de l’action sous-jacente, Equustek Solutions Inc. v. Jack, 2020 BCSC 793, 325 A.C.W.S. (3d) 260, on a conclu que, parmi les actes reprochés, il y avait eu violation de la Loi sur le droit d’auteur. Les paragraphes 259 à 286 de cette décision étaient consacrés à cette question, qui portait sur la reproduction d’un livret d’instructions et de consignes d’utilisation produit.
[40] Teksavvy affirme qu’un deuxième motif qui établit une distinction entre l’affaire Equustek et la présente affaire est que l’ordonnance de blocage de sites en l’espèce est plus intrusive que l’ordonnance de délistage examinée dans l’affaire Equustek. Je reconnais qu’une ordonnance de blocage de sites interdit l’accès à un site Web, tandis qu’une ordonnance de délistage supprime une façon de trouver un site Web. Cependant, je ne vois aucune raison pour laquelle l’arrêt Equustek ne pourrait être considéré comme un précédent dans le cas d’injonctions mandatoires autres que des ordonnances de délistage à l’égard d’un tiers qui n’est pas accusé d’avoir commis un acte répréhensible. À mon avis, l’arrêt Equustek est un précédent solide étayant l’existence du recours qu’est l’ordonnance de blocage de sites. Il faut tenir compte des circonstances propres à chaque affaire pour déterminer s’il convient d’accorder une injonction et, le cas échéant, de quel type. Bien qu’en l’espèce il y ait des questions quant à l’efficacité de l’ordonnance de blocage de sites ainsi qu’à l’existence de solutions moins intrusives, ces questions doivent être prises en compte lorsque le tribunal décide s’il convient d’accorder une telle ordonnance en l’espèce, et non lorsqu’il établit s’il a le pouvoir d’accorder cette ordonnance.
[41] Un troisième motif invoqué par Teksavvy pour établir une distinction entre l’affaire Equustek et la présente affaire concerne l’ampleur des efforts infructueux qui avaient été déployés auparavant pour mettre fin à la violation du droit d’auteur en cours dans l’affaire Equustek, comparativement à la présente affaire. Dans l’arrêt Equustek, la Cour suprême a examiné bon nombre des efforts qui ont été déployés durant les quelques années précédant le dépôt de la requête en injonction contre Google. Ces efforts ont notamment consisté en des injonctions prononcées à l’encontre des personnes ayant violé les droits d’auteur et en des efforts pour trouver ces personnes. Teksavvy fait observer que, dans le présent appel, la requête a été déposée seulement 13 jours après qu’a été intentée l’action sous-jacente et seulement six jours après qu’a été accordée l’injonction provisoire à l’égard des défendeurs. Teksavvy affirme que les demandeurs n’ont pas produit d’éléments de preuve attestant d’efforts significatifs qui ont été déployés pour identifier les défendeurs, les trouver et entrer en communication directement avec eux.
[42] Comme pour le motif précédent invoqué par Teksavvy pour établir une distinction entre l’affaire Equustek et la présente affaire, la question des efforts infructueux déployés auparavant pour mettre fin à la violation du droit d’auteur sans recourir à l’ordonnance de blocage de sites est à examiner en même temps que les circonstances pertinentes devant être prises en considération pour déterminer si une telle ordonnance devrait être accordée en l’espèce. Ce n’est pas un motif justifiant que l’arrêt Equustek ne soit pas considéré comme un précédent faisant autorité ou que l’on conclue que la Cour fédérale n’avait pas le pouvoir de rendre une ordonnance de blocage de sites. Lorsque, dans une action intentée contre un défendeur anonyme, le tribunal peut être convaincu que ce défendeur est et demeurera anonyme et qu’il ne tiendra aucun compte de l’injonction prononcée contre lui, il serait inutile et injuste d’exiger que le demandeur franchisse certaines épreuves pour la forme et patiente un certain temps pour confirmer ce qu’il sait, et ce que le tribunal reconnaît déjà, avant de demander une injonction à l’encontre d’un tiers.
[43] Une dernière réflexion sur l’arrêt Equustek. Teksavvy soutient que l’ordonnance de blocage de sites ne convient pas en l’espèce, car [traduction] « il s’agit essentiellement d’un dernier recours plus puissant que tout ce que les [demandeurs] pourraient obtenir à l’issue du procès ». Teksavvy fait valoir qu’une mesure interlocutoire ne sera normalement pas accordée s’il n’y a aucune chance qu’une mesure particulière soit ordonnée à l’issue du procès et que la liste reconnue d’exceptions à cette règle ne devrait pas être élargie sans que la question soit dûment examinée. Je prends note que cet argument n’a pas suffi pour empêcher l’ordonnance de délistage dans l’affaire Equustek. Comme Teksavvy l’a indiqué, le juge dissident dans l’arrêt Equustek (voir au paragraphe 63) était convaincu qu’il ne fallait pas accorder de telle ordonnance, car cette ordonnance accordait à la demanderesse une réparation allant au-delà de celle qu’elle avait sollicitée dans sa demande initiale et érodait davantage toute motivation que pourrait encore avoir la demanderesse à donner suite à l’action sous-jacente. À mon avis, cet argument, qui a été invoqué devant la Cour suprême et rejeté par la majorité, doit également être rejeté par notre Cour. Il convient aussi de faire observer que l’ordonnance en l’espèce est assujettie à une modalité supplémentaire prévoyant qu’elle cessera d’avoir effet deux ans après son prononcé.
4) Le juge aurait-il dû refuser d’accorder l’ordonnance?
[44] Teksavvy fait valoir plusieurs motifs selon lesquels le juge aurait dû refuser d’accorder l’ordonnance, dont des questions concernant l’efficacité des ordonnances de blocage de sites, la nécessité d’apporter des modifications et l’ampleur des efforts déployés par les demandeurs pour mettre fin à la violation du droit d’auteur sans ordonnance de blocage de sites, par exemple le recours au mécanisme de l’avis de prétendue violation prévu à l’article 41.25 de la Loi sur le droit d’auteur. Pour les motifs exposés dans les paragraphes ci-dessus, il est plus judicieux d’examiner ces questions plus loin, dans l’analyse de la question de savoir si l’ordonnance était juste et équitable.
5) Conclusion
[45] Je conclus, sur le fondement des règles 4 et 44 des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106], ainsi que du paragraphe 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur et parce que je ne constate aucun obstacle juridique, que la Cour fédérale a conclu à juste titre qu’elle avait le pouvoir d’accorder l’ordonnance.
B. La liberté d’expression
[46] La Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte), comprend l’alinéa 2b), qui dispose que, entre autres libertés fondamentales, chacun a droit à la liberté d’expression. L’article 1 de la Charte dispose que les libertés qui y sont énoncées, notamment la liberté d’expression, ne peuvent être restreintes que « par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ».
[47] Les observations sur la question de la liberté d’expression ont été présentées en fonction des quatre sous-questions suivantes :
A. Le droit à la liberté d’expression prévu dans la Charte joue-t-il dans l’ordonnance?
B. Si oui, l’ordonnance porte-t-elle atteinte à la liberté d’expression?
C. Si oui, s’agit-il d’une atteinte justifiée au regard de l’article 1 de la Charte?
D. Le juge a-t-il bien pris en considération la liberté d’expression?
[48] Teksavvy soutient que la portée du droit à la liberté d’expression est très large, et elle invoque l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, 1989 CanLII 87 (Irwin Toy), à l’appui de cette observation. En effet, la Cour suprême du Canada a conclu à la majorité, aux pages 968 à 970, qu’une activité qui transmet une signification est expressive, indépendamment du contenu ou de la signification qui sont transmis, et que cette activité relève à première vue de la liberté garantie. Le contenu de l’expression protégée peut être transmis par une variété infinie de formes d’expression, par exemple l’écrit et le discours ou les gestes et les actes, bien que la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Irwin Toy, à la majorité, ait exclu la violence des formes d’expression protégées. L’expression commerciale n’est pas exclue : Irwin Toy, à la page 971.
[49] Teksavvy soutient que l’ordonnance a une incidence sur la liberté d’expression de deux groupes : les FAI qui sont obligés de bloquer certains sites Web et leurs clients qui sinon auraient accès à ces sites Web. L’alinéa 2b) de la Charte protège autant celui qui s’exprime que celui qui écoute : Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120, au paragraphe 41; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, à la page 767, 1988 CanLII 19 [au paragraphe 59].
[50] J’ai de la difficulté à croire que des FAI comme Teksavvy se livrent à une activité expressive lorsqu’ils fournissent à leurs clients l’accès à certains sites Web. Comme Teksavvy l’a elle-même soutenu, ses activités sont celles d’une entreprise de télécommunication assujettie à l’obligation de la neutralité du Net. À ce titre, elle ne doit pas manifester de préférence pour un site Web plutôt qu’un autre en fonction de son contenu, et elle ne le fait vraisemblablement pas. En ce sens, ses activités quotidiennes ne sont pas expressives et, par conséquent, elles ne font pas jouer la liberté d’expression. Cela dit, je reconnais que l’ordonnance pourrait toucher les intérêts de nature expressive des clients de Teksavvy.
[51] Teksavvy fait aussi valoir que l’ordonnance porte atteinte à la liberté d’expression puisqu’elle interdit aux clients de Teksavvy d’accéder aux services de GoldTV et que cette atteinte n’est pas justifiée au regard de l’article 1 de la Charte.
[52] Les demandeurs soutiennent que les droits garantis par la Charte ne jouent pas en l’espèce, car (i) les activités en question sont illégales et (ii) l’ordonnance concerne un litige privé et non un acte du gouvernement.
[53] À mon avis, il n’est pas nécessaire de décider si la Charte joue et, le cas échéant, s’il y a atteinte à la liberté d’expression. Il n’était pas nécessaire que le juge, lorsqu’il a examiné la question de la liberté d’expression dans le contexte d’un recours précis en equity, procède à une analyse détaillée des droits garantis par la Charte distincte de l’analyse de la prépondérance des inconvénients à laquelle il fallait procéder. C’est ce qui ressort clairement de l’arrêt Equustek, où les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada n’ont pas procédé à une analyse distincte des droits garantis par la Charte.
[54] En l’espèce, il est pertinent de mentionner une nouvelle fois l’observation de Teksavvy selon laquelle l’injonction en question dans l’affaire Equustek (une ordonnance de délistage) était moins intrusive que l’ordonnance de blocage de sites en cause en l’espèce. Cette observation est discutable étant donné que la première s’appliquait à l’extérieur du Canada, tandis que l’effet de la seconde est confiné au Canada. Quoi qu’il en soit, le caractère intrusif de l’injonction était simplement l’une des circonstances dont le juge devait tenir compte pour décider s’il fallait rendre l’ordonnance. En appel, le rôle de notre Cour est de déterminer si, au vu de la norme de contrôle applicable, le juge a commis une erreur susceptible de contrôle dans son analyse. La majeure partie de l’analyse de cette question se trouve dans la prochaine section, qui porte sur la question de savoir si l’ordonnance était juste et équitable. Cependant, il est pratique d’examiner ici de la question du caractère suffisant de l’analyse de la liberté d’expression à laquelle a procédé le juge.
[55] Teksavvy affirme que l’examen qu’a fait le juge de la question de la liberté d’expression n’était pas suffisant. L’analyse du juge sur la question était en effet brève. Au paragraphe 69 de ses motifs, au début de son analyse de la prépondérance des inconvénients, il a mentionné l’observation de Teksavvy selon laquelle « le blocage de sites est une mesure extrême risquant de porter atteinte à la liberté d’expression par inadvertance en bloquant du contenu légitime ». Au paragraphe 95, il a pris note de l’observation de Teksavvy selon laquelle l’ordonnance aurait des répercussions négatives sur le droit personnel des clients des FAI à la liberté d’expression. Enfin, au paragraphe 97, le juge a conclu ce qui suit :
[...] compte tenu de la solide preuve prima facie en l’espèce de la contrefaçon continue et du projet d’ordonnance visant à limiter le blocage aux sites illégaux et intégrant des processus afin d’éviter le surblocage involontaire, que les préoccupations relatives à la neutralité du Net et à la liberté d’expression ne jouent pas contre l’octroi de la mesure de redressement demandée. Comme l’a déjà fait remarquer la Cour suprême du Canada, quoique dans un contexte différent, la jurisprudence n’a pas reconnu jusqu’à maintenant que la liberté d’expression exige qu’on facilite une conduite illégale (Equustek, au paragraphe 48).
[56] Même si Teksavvy aurait pu souhaiter une autre issue, ou à tout le moins une analyse plus approfondie de la liberté d’expression, je ne peux pas souscrire à l’observation selon laquelle l’analyse du juge sur cette question n’était pas suffisante. Dans cette analyse, il a été pris note des préoccupations de Teksavvy à l’égard du droit à la liberté d’expression des clients des FAI et il a été conclu que, compte tenu de la violation incontestée du droit d’auteur en cours et des mesures visant à limiter le surblocage, ces préoccupations ne faisaient pas pencher la balance contre l’ordonnance.
[57] Ma conclusion est en outre étayée par la comparaison avec l’ampleur de l’analyse de la liberté d’expression effectuée par les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Equustek. Dans cet arrêt, la liberté d’expression a également été examinée brièvement dans le cadre de l’analyse de la prépondérance des inconvénients. Les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont encadré sa discussion sur la liberté d’expression en affirmant ce qui suit au paragraphe 45 :
[...] je ne crois que de telles questions font pencher la balance en faveur de Google en l’espèce [...]
et ce qui suit au paragraphe 49 :
[...] Même si on pouvait dire que l’injonction soulève des questions relatives à la liberté d’expression, celles-ci sont largement contrebalancées par la nécessité d’empêcher le préjudice irréparable qui découlerait du fait que Google facilite la violation par [l’auteur de la violation] des ordonnances judiciaires.
[58] Les tribunaux des instances inférieures dans l’affaire Equustek ont également présenté des analyses de la liberté qui étaient brèves.
[59] Il reste toutefois à examiner la question de savoir si le juge a commis une erreur susceptible de contrôle dans son analyse générale où il a mis tous les éléments en balance (dont la question de la liberté d’expression). Cette question est examinée dans la section suivante. Je ne suis pas convaincu que l’analyse du juge était insuffisante.
C. L’ordonnance était-elle juste et équitable?
[60] Le critère juridique applicable dans une affaire comme celle en l’espèce a été examiné dans l’arrêt Equustek, au paragraphe 25 :
L’arrêt RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, établit le critère à trois volets suivant pour déterminer si un tribunal devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’octroyer une injonction interlocutoire : existe-t-il une question sérieuse à juger, la personne sollicitant l’injonction subirait-elle un préjudice irréparable si cette mesure n’était pas accordée et la prépondérance des inconvénients favorise-t-elle l’octroi ou le refus de l’injonction interlocutoire? Il s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. La réponse à cette question dépendra nécessairement du contexte.
[61] En l’espèce, il est pertinent de reproduire les observations suivantes formulées par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 R.C.S. 196 (SRC), au paragraphe 13, après qu’elle eut présenté le critère énoncé dans l’arrêt RJR — MacDonald :
Ce cadre d’analyse n’est toutefois que général. (En effet, dans RJR — MacDonald, la Cour a cerné deux exceptions qui pourraient commander un « examen plus approfondi du fond d’une affaire » à la première étape de l’analyse.) Dans le présent litige, les parties ont convenu à chaque palier judiciaire que, lorsqu’une injonction interlocutoire mandatoire est sollicitée, la question à trancher à la première étape du test énoncé dans RJR — MacDonald était celle de savoir si les demandeurs ont établi une forte apparence de droit. J’observe que ce seuil plus exigeant n’a pas été appliqué par la Cour lorsqu’elle a maintenu une telle injonction dans Google Inc. c. Equustek Solutions Inc. Dans cet arrêt, l’appelante n’avait toutefois pas plaidé que la première étape du test énoncé dans RJR — MacDonald devait être modifiée. Elle avait plutôt reconnu qu’il suffisait de prouver l’existence d’une « question sérieuse à juger », de sorte que la Cour n’a pas été appelée à se pencher sur l’opportunité d’appliquer un seuil plus élevé. En revanche, en l’espèce, l’application par les tribunaux d’instances inférieures d’un seuil plus élevé pose pour la première fois la question du seuil qui devrait être effectivement appliqué à la première étape, lorsque le demandeur sollicite une injonction interlocutoire mandatoire. [Notes en pas de page omises.]
[62] Au même titre que dans l’affaire Equustek, Teksavvy n’a pas soutenu devant le juge que le seuil plus exigeant de la forte apparence de droit devait s’appliquer en l’espèce. Cependant, elle fait valoir cet argument devant notre Cour et les demandeurs sont d’accord que le seuil plus exigeant s’applique.
[63] Je passe maintenant à l’examen des éléments de l’analyse.
1) La forte apparence de droit
[64] Comme il a été indiqué, il n’est pas contesté que, pour le premier volet de son analyse, le juge aurait dû appliquer le seuil de la forte apparence de droit plutôt que le seuil moins exigeant de la question sérieuse à trancher. De toute évidence, le juge aurait conclu qu’il était satisfait à cette partie du critère même s’il avait appliqué le seuil plus exigeant, étant donné qu’il a déclaré explicitement, au paragraphe 57 de sa décision, qu’il existait à première vue une preuve solide qu’il y avait violation du droit d’auteur par les défendeurs.
[65] La CIPPIC soutient qu’il ne suffisait pas que le juge conclue simplement que les demandeurs avaient démontré une forte apparence de droit. Je ne suis pas du même avis. Je ne vois aucune raison de douter du fait que les défendeurs ont violé le droit d’auteur des demandeurs et qu’ils continuent de le faire. Les demandeurs ont soutenu qu’il y avait violation de leurs droits et ils ont fourni des éléments de preuve à cet égard, lesquels ont été retenus par le juge. Aucune partie, pas même les défendeurs eux-mêmes, n’a mis en doute le fait qu’on s’était livré à des activités violant le droit d’auteur. À mon avis, la conclusion du juge, selon laquelle les demandeurs avaient démontré à première vue l’existence d’une preuve solide est bien fondée.
[66] Une question se pose du fait que le juge a invoqué la jurisprudence selon laquelle une conclusion ferme quant à l’un des volets du critère peut abaisser le seuil des deux autres critères : voir les paragraphes 56 et 58 des motifs du juge, ainsi que les décisions Bell Canada c. 1326030 Ontario Inc. (iTVBox.net), 2016 CF 612, [2016] A.C.F. no 1101 (QL), au paragraphe 30; Geophysical Service Incorporated c. Office Canada-Nouvelle-Écosse des hydrocarbures extracôtiers, 2014 CF 450, [2014] A.C.F. no 616 (QL), aux paragraphes 35 et 36. Teksavvy soutient que, puisque le seuil était plus exigeant que le juge ne le pensait, il a commis une erreur en appliquant ces précédents.
[67] À mon avis, il n’y a pas là d’erreur. D’abord, rien ne dit que le principe énoncé au paragraphe précédent cesse nécessairement de s’appliquer lorsque le seuil plus exigeant de la forte apparence de droit s’applique. Je ne propose pas de trancher cette question maintenant. Je suis plutôt d’avis que le principe devrait s’appliquer en l’espèce parce que les éléments de preuve présentés à la Cour fédérale en faveur des demandeurs dépassaient considérablement ce seuil plus exigeant. Dans l’arrêt SRC, au paragraphe 18, la Cour suprême du Canada a expliqué que ce seuil « implique [que le demandeur] doit démontrer une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, il réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance » (en italique dans l’original).
[68] J’ai indiqué plus haut que je ne vois aucune raison de douter que les demandeurs peuvent prouver que les défendeurs violent leur droit d’auteur. En l’absence de tout doute quant à l’existence d’une violation d’après le dossier dont notre Cour est saisie, je suis d’avis que la preuve des demandeurs satisfait largement à l’exigence de la forte apparence de droit ou de la forte chance d’obtenir gain de cause.
2) Le préjudice irréparable
[69] Teksavvy soutient que le juge a commis une erreur en se fondant sur les conclusions d’autres juges dans le contexte des requêtes en injonction provisoire et interlocutoire pour conclure que l’existence d’un préjudice irréparable avait été démontrée. Teksavvy affirme aussi que le juge a, à tort, inversé le fardeau de la preuve en se concentrant sur les éléments de preuve qu’elle avait présentés pour montrer l’absence de préjudice irréparable plutôt que sur les éléments de preuve présentés par les demandeurs pour montrer l’existence d’un préjudice irréparable. En outre, elle fait valoir que le juge a commis une erreur en fondant sa conclusion de préjudice irréparable sur la difficulté de quantifier les dommages.
[70] Je ne souscris à aucune de ces observations de Teksavvy. Il est vrai que le juge a renvoyé aux conclusions de préjudice irréparable tirées dans les requêtes en injonction provisoire et interlocutoire, mais ce n’est pas une erreur pour le juge d’affirmer souscrire à ces conclusions après avoir examiné les éléments de preuve dont il disposait. Dans la section des motifs du juge sur le « préjudice irréparable », le seul renvoi aux décisions ayant donné lieu aux injonctions provisoire et interlocutoire était le passage énonçant une conclusion, au paragraphe 68 : « À l’instar de mes collègues les juges LeBlanc et Kane, je conclus que les demandeurs ont démontré qu’ils subiraient un préjudice irréparable si l’injonction n’était pas accordée. » À mon avis, cela montre que, après avoir lui-même examiné les éléments de preuve, le juge a conclu qu’il était d’accord avec les juges LeBlanc et Kane sur la question du préjudice irréparable.
[71] Il est également vrai que le juge a examiné les éléments de preuve et les observations présentés par Teksavvy pour montrer l’absence de préjudice irréparable. C’était tout à fait approprié. Le juge a également pris note des éléments de preuve montrant l’existence d’un préjudice irréparable. Par exemple, au paragraphe 66 de ses motifs, le juge a indiqué que le préjudice est survenu « dans le contexte d’un dossier solide prima facie de violation continue du droit d’auteur des demanderesses par des défendeurs inconnus ». Plus haut, dans ses motifs, au paragraphe 7, le juge a fait observer que les défendeurs s’étaient “[traduction] « manifestement efforcés de demeurer anonymes et d’éviter toute action en justice de la part de titulaires des droits tels que les demanderesses »”. Le juge ayant conclu que les demandeurs subissaient un préjudice en raison de la violation continue de leur droit d’auteur par les défendeurs, qui sont anonymes, et qui s’efforcent manifestement de le rester et d’échapper à toute responsabilité, il était tout à fait approprié qu’il conclue à l’existence d’un préjudice irréparable.
[72] À mon avis, il n’est pas nécessaire de se prononcer sur l’observation de Teksavvy selon laquelle la difficulté de quantifier des dommages ne peut servir de fondement à une conclusion de préjudice irréparable. Ce motif supplémentaire a été examiné après que le juge a constaté la violation continue par des défendeurs inconnus. Le premier motif suffisait à lui seul à étayer la conclusion de l’existence d’un préjudice irréparable. Par conséquent, toute erreur concernant un motif supplémentaire n’aurait aucune incidence sur le résultat.
3) La prépondérance des inconvénients
[73] En l’espèce, il convient de rappeler que l’ordonnance est de nature discrétionnaire et que notre Cour ne devrait pas la modifier, à moins que le juge n’ait commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante sur une question de fait ou sur une question mixte de fait et de droit.
[74] Teksavvy soutient que le juge a commis une erreur, car il a entravé son pouvoir discrétionnaire et faussé son analyse en se fondant sur des facteurs tirés d’une série d’arrêts du Royaume-Uni : Cartier International AG v. British Sky Broadcasting Ltd., [2014] EWHC 3354 (Ch.); Cartier International AG v. British Sky Broadcasting Ltd., [2016] EWCA Civ. 658; Cartier International AG v. British Telecommunications plc, [2018] UKSC 28 (collectivement appelés Cartier). Au paragraphe 52 de ses motifs, le juge a énuméré ces facteurs :
A. Nécessité : un examen sur la mesure dans laquelle la réparation est nécessaire pour protéger les droits d’un demandeur. La réparation n’a pas à être indispensable, mais la cour peut déterminer s’il existe d’autres mesures moins onéreuses[.]
B. Efficacité : un examen de la question de savoir si la mesure de redressement demandée compliquera la contrefaçon et découragera les utilisateurs d’Internet d’accéder au service contrefait.
C. Effet dissuasif : un examen de la question de savoir si d’autres parties, qui n’utilisent pas actuellement le service contrefait, seront dissuadées de le faire.
D. Complexité et coût : un examen de la complexité et du coût de la mise en œuvre de la mesure de redressement demandée.
E. Obstacles à l’utilisation ou au commerce légitimes : un examen de la question de savoir si la réparation créera des obstacles à l’utilisation ou au commerce légitimes en nuisant indûment à la capacité des utilisateurs des services des FAI d’accéder légalement à l’information.
F. Équité : un examen de la question de savoir si la réparation constitue le juste équilibre entre les droits fondamentaux des parties, des tiers et du grand public.
G. Substitution : un examen de la mesure dans laquelle les sites bloqués pourraient être remplacés ou substitués et de la question de savoir si un site bloqué pourrait être remplacé par un autre site contrefait.
H. Mesures de sauvegarde : un examen de la question de savoir si la mesure de redressement demandée comprend des mesures de sauvegarde contre les abus.
[75] Teksavvy fait observer que ces facteurs tirés des arrêts Cartier étaient fondés sur une directive d’application de la loi de l’Union européenne, qui ne s’appliquait pas au Canada. Elle affirme également que le juge a décidé que le premier facteur, la nécessité, devait être examiné en fonction du « préjudice irréparable », tandis que les autres facteurs seraient examinés en fonction de la « prépondérance des inconvénients ». Teksavvy soutient qu’il s’agissait d’une erreur susceptible de contrôle parce qu’elle a eu pour effet que le juge a examiné des solutions et des moyens moins intrusifs (pour mettre fin à la violation continue du droit d’auteur) au regard du préjudice irréparable, plutôt qu’au regard de la prépondérance des inconvénients.
[76] Rien n’indique que le juge, en renvoyant à ces facteurs, a entravé son pouvoir discrétionnaire ou qu’il s’est senti obligé de les appliquer. Au paragraphe 50 de ses motifs, le juge a affirmé que « le recours à la jurisprudence britannique est approprié en l’espèce », mais il a reconnu que les facteurs tirés des arrêts Cartier étaient fondés sur le droit étranger. En outre, au paragraphe 51, il a reconnu à juste titre que « [l]a question fondamentale à trancher dans le contexte d’une demande d’injonction est de savoir s’il est juste et équitable de délivrer l’injonction eu égard à toutes les circonstances de l’affaire ».
[77] Le juge a également fait observer au paragraphe 47 que « TekSavvy n’a pas contesté le critère [auquel il faut] satisfaire ni les facteurs énumérés en fonction de la jurisprudence britannique ». Personne n’a affirmé, pour quelque motif que ce soit, qu’un facteur en particulier ou que plusieurs facteurs tirés des arrêts Cartier étaient inappropriés dans le contexte canadien. Il est à noter que les arrêts Cartier ont été invoqués dans l’arrêt Equustek. À mon avis, il était tout à fait approprié que le juge s’inspire de la jurisprudence étrangère puisqu’il était saisi d’une requête en ordonnance qui était sans précédent au Canada.
[78] Je conclus aussi qu’il était loisible au juge d’examiner la nécessité au regard du préjudice irréparable plutôt qu’au regard de la prépondérance des inconvénients. Je ne constate aucune erreur manifeste et dominante dans le fait que je le juge se soit penché sur des solutions de rechange possibles au regard du préjudice irréparable plutôt qu’au regard de la prépondérance des inconvénients.
[79] Le juge a examiné la liberté d’expression en fonction du facteur de l’« équité » tiré des arrêts Cartier (voir mes observations aux paragraphes 55 et suivants ci-dessus). Teksavvy soutient que le juge n’a pas accordé suffisamment d’importance à la liberté d’expression. Je ne suis pas d’accord. L’élément essentiel de la thèse de Teksavvy est que les préoccupations relatives à la liberté d’expression se rapportent à la possibilité du surblocage. Cependant, le juge a examiné cette question et a jugé satisfaisantes les mesures visant à limiter le surblocage qui figuraient dans l’ordonnance. Je n’y vois là aucune erreur. De plus, comme je l’ai indiqué plus haut, la profondeur de l’analyse de la liberté d’expression effectuée par le juge se compare à celle de l’analyse dans l’arrêt Equustek.
[80] Les questions suivantes ont déjà été mentionnées plus haut dans la discussion sur la question de savoir si la Cour fédérale avait le pouvoir d’accorder une ordonnance de blocage de sites, mais il est plus judicieux de les examiner ici :
A. L’ordonnance de blocage de sites est-elle efficace dans les circonstances?
B. Existait-il des solutions moins intrusives?
C. Les demandeurs ont-ils démontré avoir déployé des efforts significatifs pour identifier les défendeurs, les trouver et entrer en communication directement avec eux?
[81] En ce qui concerne l’efficacité de l’ordonnance de blocage de sites, Teksavvy note qu’il a fallu mettre à jour l’ordonnance plusieurs fois en réponse aux actions des défendeurs après le prononcé de l’ordonnance. Teksavvy affirme que le juge aurait dû tenir compte du fardeau que causent les mises à jour fréquentes et les effets cumulatifs qui résulteront vraisemblablement des nombreuses autres requêtes en ordonnance de blocage de sites qui seront présentées si on devait laisser l’ordonnance en l’espèce continuer de s’appliquer. Étroitement liée à cette observation se trouve la question de la facilité avec laquelle les défendeurs (et d’autres personnes visées par les ordonnances de blocage de sites) peuvent contourner ces mesures. Teksavvy exprime aussi des préoccupations à l’égard du surblocage, étant donné que les services de GoldTV offrent des émissions à l’égard desquelles les demandeurs n’ont strictement aucun droit.
[82] Ces observations sont intéressantes, mais je ne suis pas convaincu que le juge a commis une erreur manifeste et dominante dans son analyse. Bien qu’il semble nécessaire de modifier l’ordonnance de temps à autre en réaction aux efforts déployés par les défendeurs pour contourner le blocage de sites, nous disposons de peu de renseignements concernant le fardeau que ces modifications entraînent ou sur la possibilité que de nombreuses autres ordonnances (dans d’autres affaires) viennent alourdir ce fardeau. Le juge a manifestement examiné cette question. De nombreux paragraphes de ses motifs portent sur la possibilité de contournement de l’ordonnance, et l’ordonnance prévoit explicitement que des modifications devront être apportées en conséquence. J’ai également noté plus haut que le juge a tenu compte des préoccupations concernant le surblocage et qu’il a jugé satisfaisantes les mesures prévues dans l’ordonnance pour prévenir ce problème. Lorsque le fardeau d’apporter des modifications aux ordonnances de blocage de sites (ou de rendre de nouvelles ordonnances de blocage de sites) posera des difficultés en raison de l’augmentation du nombre de ces ordonnances, il sera alors temps de se prononcer sur le sujet.
[83] Je me penche maintenant sur la question de savoir si des solutions moins intrusives étaient disponibles. Teksavvy soutient que les demandeurs n’ont pas épuisé les autres recours moins intrusifs avant de demander l’ordonnance. Elle mentionne l’affidavit de M. Paul Stewart, où sont examinées des solutions de rechange au blocage de sites, aux paragraphes 39 à 49. Les solutions exposées consistent notamment (i) à trouver les défendeurs (plusieurs méthodes sont proposées), (ii) à demander l’aide du service de traitement des paiements utilisé par les défendeurs pour empêcher les paiements, (iii) à demander l’aide de boutiques d’applications pour supprimer les applications liées aux services de GoldTV, (iv) à demander l’aide de CloudFlare, un service qui protège et optimise les sites Web, pour résilier le compte associé aux services de GoldTV et (v) à demander l’aide de l’ACEI pour supprimer les domaines et les sous-domaines des défendeurs assortis de l’extension « .ca ».
[84] Le juge a pris note des observations de Teksavvy sur les solutions proposées et il a expressément discuté les solutions (ii) et (iii) aux paragraphes 64 et 65 de ses motifs. Il n’a trouvé aucune raison de conclure que les solutions de rechange, qu’il a qualifiées d’hypothétiques, seraient efficaces. Le juge a préféré retenir le témoignage de M. Yves Rémillard, présenté par affidavit par les demandeurs, selon lequel ces solutions ne seraient pas efficaces. Je ne vois pas d’erreur manifeste et dominante dans la façon dont le juge a traité la preuve à cet égard.
[85] Enfin, je me penche sur l’observation de Teksavvy selon laquelle les demandeurs n’ont pas produit d’éléments de preuve montrant qu’ils avaient déployé des efforts significatifs pour identifier les défendeurs, les trouver et entrer en communication directement avec eux. Teksavvy accorde beaucoup d’importance à l’adjectif « significatifs ». Les demandeurs ont manifestement présenté des éléments de preuve montrant qu’ils ont fait des efforts pour trouver les défendeurs. Ces efforts sont décrits dans l’affidavit de M. Yves Rémillard daté du 15 juillet 2019, aux paragraphes 59 à 69. Vraisemblablement, Teksavvy pense que ces efforts n’étaient pas significatifs. Cependant, la question est de savoir si le juge a commis une erreur manifeste et dominante en examinant les éléments de preuve montrant ces efforts et en concluant qu’ils étaient suffisants pour justifier que l’ordonnance soit rendue. Je ne constate aucune erreur de ce type de la part du juge à cet égard. Teksavvy renvoie à une adresse à Toronto et à un numéro de téléphone canadien qui sont associés aux défendeurs, mais à mon avis, il serait conjectural de conclure que des efforts déployés pour enquête sur ces coordonnées, ou d’autres efforts déployés pour trouver les défendeurs, seraient couronnés de succès. Compte tenu de la conclusion non contestée selon laquelle les défendeurs ont pris des mesures pour conserver leur anonymat, il semble plus probable que tout effort supplémentaire déployé pour trouver les défendeurs aurait été en vain. Pour les mêmes motifs, je suis d’avis qu’il aurait été probablement totalement inefficace d’exiger des demandeurs qu’ils demandent, avant de solliciter l’ordonnance de blocage de sites, aux parties qui sont des FAI de signifier aux défendeurs un avis de prétendue violation en application de l’article 41.25 de la Loi sur le droit d’auteur.
4) Conclusion sur la question de savoir si l’ordonnance était juste et équitable
[86] Pour les motifs qui précèdent, je conclurais que le juge n’a pas commis d’erreur en rendant l’ordonnance.
[87] J’ajoute que l’arrêt récent Allarco Entertainment 2008 Inc. v. Staples Canada ULC, 2021 ABQB 340 (Allarco), rendu par la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, que l’avocat de Teksavvy a porté à l’attention de notre Cour, ne modifie pas mon avis à cet égard. Dans cette affaire, la Cour avait refusé d’accorder une injonction interlocutoire à l’encontre de détaillants qui vendaient des boîtes numériques pouvant être utilisées pour accéder à des émissions violant prétendument des droits d’auteur. Dans l’arrêt Allarco, la Cour a conclu qu’il n’était pas satisfait aux critères relatifs à la question sérieuse et au préjudice irréparable. Cependant, il y a lieu de distinguer la présente affaire de l’affaire Allarco sur ces deux questions. En l’espèce, nul ne conteste qu’il existe une question sérieuse à trancher. Le seuil est plus exigeant que celui établi par le juge, mais Teksavvy ne nie pas qu’il est satisfait à cette exigence. En ce qui concerne le préjudice irréparable, ma conclusion se fonde sur l’anonymat des défendeurs et les efforts qu’ils déploient pour demeurer anonymes et échapper à toute responsabilité. Il semble que cette question ne s’est pas posée dans l’arrêt Allarco.
D. Conclusion
[88] N’ayant relevé aucune erreur dans la conclusion du juge selon laquelle la Cour fédérale a le pouvoir de rendre une ordonnance de blocage de sites et n’ayant pas non plus constaté d’erreur dans son analyse du critère juridique applicable, je conclus que notre Cour ne devrait pas modifier la décision du juge.
[89] Je rejetterais le présent appel avec dépens.
Le juge Nadon, J.C.A. : Je suis d’accord.
Le juge LeBlanc, J.C.A. : Je suis d’accord