IMM-1168-20
2021 CF 637
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (demandeur)
c.
Sara Marsala Alazar, Samiel Araia Beyene, Selemun Araia Beyene (défendeurs)
Répertorié : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Alazar
Cour fédérale, juge Norris— Ottawa et Toronto (par vidéoconférence), 5 mai; Ottawa, 21 juin 2021.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention et personnes à protéger — Contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a annulé une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) — La SPR a rejeté les demandes d’asile des défendeurs parce qu’elle n’était pas convaincue que ces derniers avaient établi leur identité personnelle en tant que citoyens érythréens — La défenderesse, Mme Alazar, a allégué avoir été arrêtée et torturée dans une prison en Érythrée — Avec l’aide d’un passeur, les défendeurs ont quitté l’Érythrée munis de faux passeports — Devant la SPR, Mme Alazar a affirmé qu’elle risquait d’être torturée si elle retournait en Érythrée — Le ministre, le demandeur, avait des réserves quant à la crédibilité de la demandeure d’asile principale et à l’identité de tous les demandeurs d’asile — Les défendeurs n’ont pas utilisé un des principaux modes d’identification pour établir leur identité personnelle — Dans leur appel devant la SAR, ils ont cherché à faire admettre en preuve de nouveaux éléments — Le ministre n’est pas intervenu dans l’appel — La SAR a admis en preuve une déclaration solennelle et des photographies de la famille — La SAR a conclu notamment que la SPR avait commis une erreur dans son évaluation des documents d’identité des défendeurs et que les défendeurs avaient établi leur identité de citoyens érythréens — Le ministre a affirmé que la SAR n’avait pas compétence pour examiner les demandes d’asile sur place des défendeurs — Les défendeurs ont fait valoir que le ministre ne pouvait se prévaloir du critère énoncé dans l’arrêt R. c. Mian, parce qu’il n’est pas intervenu dans l’appel devant la SAR — La SAR a accueilli l’appel et a substitué sa propre décision selon laquelle les défendeurs avaient la qualité de réfugiés au sens de la Convention — Il s’agissait principalement de savoir si la SAR avait compétence pour examiner les demandes d’asile sur place, et si elle avait enfreint les exigences de l’équité procédurale en reconnaissant aux défendeurs la qualité de réfugiés sur place au sens de la Convention sans avoir auparavant avisé le ministre que cette question était en jeu et sans lui offrir la possibilité de se faire entendre — Le fait que la SAR a tranché l’appel sur le fondement d’une question qui n’avait pas été examinée par la SPR ne soulève pas une question de compétence — Le risque auquel Mme Alazar pouvait faire face en tant que demandeure d’asile déboutée correspond à la définition d’une demande d’asile sur place — Ceux qui considèrent que l’art. 111(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés limite la compétence de la SAR sur certaines questions donnent une interprétation trop large à cette disposition — Les mots « la décision attaquée » qui y figurent visent la conclusion tirée par ce tribunal sur la question fondamentale de savoir si le demandeur d’asile a la qualité de réfugié au sens de la Convention — Cette interprétation s’accorde avec le libellé de l’art. 110(1) de la Loi et avec l’art. 111(1)b) de la version anglaise — Rien dans la jurisprudence ne laisse entendre que la SAR ne peut substituer sa propre décision sur le fond de la demande d’asile en se fondant sur un élément qui n’avait pas été abordé par la SPR — Cela étant dit, la SAR n’a pas respecté les exigences de l’équité procédurale en l’espèce — Le fait de rendre une décision sur un appel sur un nouveau fondement sans avoir d’abord avisé les parties que la question est en jeu peut constituer un manquement aux exigences de l’équité procédurale — La contrainte relative à l’équité procédurale s’applique également lorsque la SAR fait droit à un appel et qu’elle substitue à la décision de la SPR celle qui aurait dû être rendue par cette dernière — Le critère permettant de déterminer si l’équité procédurale était requise consiste à se demander si le fondement sur lequel la SAR a tranché l’affaire constitue une nouvelle question, différente, sur le plan juridique et factuel, des moyens d’appel invoqués, et dont on ne peut raisonnablement dire qu’elle découle des questions formulées en appel par les parties — Le ministre a droit à l’équité procédurale même dans les appels dans lesquels il n’est pas intervenu, y compris le droit d’être avisé que la SAR examine une nouvelle question et de se voir accorder la possibilité de formuler des observations à ce sujet — Les droits que possède le ministre relativement à un appel sont indépendants de son droit d’intervenir — En l’espèce, le ministre avait le droit d’être avisé au motif que la demande d’asile sur place était une nouvelle question — Demande accueillie.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a annulé une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR). Dans cette décision, la SPR a rejeté les demandes d’asile des défendeurs parce qu’elle n’était pas convaincue que ces derniers avaient établi leur identité personnelle en tant que citoyens érythréens.
Les défendeurs ont affirmé qu’ils étaient des citoyens de l’Érythrée. La défenderesse, Mme Alazar, a allégué qu’elle et son mari ont été arrêtés à leur domicile et qu’ils ont été emmenés jusqu’à une prison, où ils ont été soumis à des violences physiques et verbales, y compris la torture. Ils ont tous les deux été accusés d’être membres du Parti démocratique du peuple érythréen‑Zete et de travailler contre le gouvernement érythréen. Avec l’aide d’un passeur, la famille a quitté l’Érythrée pour se rendre au Soudan, où un agent leur a procuré de faux passeports et organisé le voyage des défendeurs au Canada. À l’audience de la SPR, Mme Alazar a affirmé qu’elle n’avait jamais vu les passeports. Le mari de Mme Alazar n’a pu accompagner sa famille au Canada en raison de la ruse selon laquelle l’agent était l’époux de Mme Alazar. Mme Alazar a affirmé que, si elle retournait en Érythrée, elle serait arrêtée, emprisonnée et torturée par les autorités gouvernementales, parce qu’elle avait quitté le pays illégalement, qu’elle avait présenté une demande d’asile contre l’Érythrée et qu’elle serait considérée comme déloyale envers le gouvernement. Le ministre, demandeur, avait des réserves quant à la crédibilité de la demandeure d’asile principale et à l’identité de tous les demandeurs d’asile. Les défendeurs n’ont pas utilisé un des principaux modes d’identification pour établir leur identité personnelle. Ils ont produit d’autres éléments de preuve documentaire, comme la traduction de certificats de naissance et des lettres d’attestation. La SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les défendeurs n’avaient pas réussi à établir leur identité. Devant la SAR, les défendeurs ont cherché à faire admettre en preuve de nouveaux éléments au titre du paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Le ministre n’est pas intervenu dans l’appel. La SAR a admis en preuve une déclaration solennelle et des photographies de la famille. La SAR a conclu notamment que la SPR avait commis une erreur dans son évaluation des certificats de naissance des défendeurs en concluant que ces documents n’étaient pas authentiques parce que les documents d’identité frauduleux sont très répandus. La SAR a conclu également que les défendeurs avaient établi l’identité qu’ils affirmaient avoir, celle de citoyens érythréens. La SAR a ensuite fait droit à l’appel et, en vertu du paragraphe 111(1) de la Loi, a annulé la décision de la SPR en y substituant sa propre décision, par laquelle elle accordait aux défendeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention.
Le ministre a affirmé que la SAR n’avait pas compétence pour examiner les demandes d’asile sur place des défendeurs. Selon le ministre, comme cette question précise n’a pas été examinée par la SPR, la SAR ne pouvait invoquer le paragraphe 111(1) pour « substituer » sa décision sur les demandes d’asile sur place à celle de la SPR. Les défendeurs ont fait valoir que le ministre ne pouvait se prévaloir du critère énoncé dans l’arrêt R. c. Mian, parce qu’il n’est pas intervenu dans l’appel devant la SAR. Selon les défendeurs, seules les parties à l’appel auraient droit à un avis de toute façon et, comme il n’était pas intervenu, le ministre n’était pas partie à l’appel.
Il s’agissait principalement de savoir si la SAR avait compétence pour examiner les demandes d’asile sur place, et si elle avait enfreint les exigences de l’équité procédurale en reconnaissant aux défendeurs la qualité de réfugiés sur place au sens de la Convention sans avoir auparavant avisé le ministre que cette question était en jeu et sans lui offrir la possibilité de se faire entendre.
Jugement : la demande doit être accueillie.
Le fait que la SAR a tranché l’appel sur le fondement d’une question qui n’avait pas été examinée par la SPR ne soulève pas une question de compétence. Mme Alazar a affirmé qu’elle était en danger en raison de ses affinités politiques présumées. C’était le principal fondement de sa demande d’asile. Elle a affirmé également qu’elle était en danger parce qu’elle avait quitté l’Érythrée illégalement et contrairement à l’ordre qu’elle avait reçu d’y rester. Ce motif ne s’est cristallisé qu’après le départ de Mme Alazar de l’Érythrée. Sa demande d’asile présente donc certaines caractéristiques d’une demande sur place, mais pas exclusivement. D’autre part, le risque auquel Mme Alazar pouvait faire face en tant que demandeure d’asile déboutée correspond de toute évidence à la définition d’une demande d’asile sur place. Ceux qui considèrent que le paragraphe 111(1) limite la compétence de la SAR sur certaines questions donnent une interprétation trop large à cette disposition. Les mots « la décision attaquée » qui y figurent ne visent pas toutes les conclusions de la SPR, mais uniquement la conclusion tirée par ce tribunal sur la question fondamentale de savoir si le demandeur d’asile a la qualité de réfugié au sens de la Convention (ou celle de personne à protéger). Cette interprétation plus restrictive du paragraphe 111(1) s’accorde avec le libellé du paragraphe 110(1) de la Loi, qui précise que l’appel devant la SAR porte sur « la décision de la Section de la protection des réfugiés accordant ou rejetant la demande d’asile ». Elle s’accorde également avec l’alinéa 111(1)b) de la version anglaise. Rien dans la jurisprudence ne laisse entendre que la SAR, en vertu de sa compétence, ne peut substituer sa propre décision sur le fond de la demande d’asile en se fondant sur un élément qui n’avait pas été abordé par la SPR dans sa décision.
Cela étant dit, la SAR n’a pas respecté les exigences de l’équité procédurale en tranchant l’appel en se fondant sur les éléments qu’elle avait retenus sans aviser d’abord le ministre qu’une nouvelle question était en jeu et sans lui donner la possibilité de se faire entendre. La règle 7 des Règles de la Section d’appel des réfugiés (Règles de la SAR) prévoit que, lorsqu’elle estime qu’une audience n’est pas nécessaire, la SAR peut, « sans en aviser l’appelant et le ministre, rendre une décision sur l’appel sur la foi des documents qui ont été présentés ». Malgré cette disposition, le fait de rendre une décision sur un appel sur un nouveau fondement sans avoir d’abord avisé les parties que la question est en jeu peut constituer un manquement aux exigences de l’équité procédurale. La contrainte relative à l’équité procédurale qui a été reconnue en ce qui concerne le paragraphe 111(1) de la Loi s’applique également lorsque la SAR fait droit à un appel et qu’elle substitue, en vertu du paragraphe 111(1), à la décision de la SPR celle qui aurait dû être rendue selon elle par cette dernière. Le critère précis, tel qu’il a été établi dans l’arrêt Mian, permettant de déterminer si l’équité procédurale exigeait que les parties soient avisées et qu’elles aient la possibilité de se faire entendre consiste à se demander si le fondement sur lequel la SAR a tranché l’affaire constitue une nouvelle question en ce sens qu’il s’agit d’une question différente, sur le plan juridique et factuel, des moyens d’appel invoqués et qu’on ne peut raisonnablement dire qu’elle découle des questions formulées en appel par les parties. Dans tous les cas, la SAR doit trouver un juste équilibre entre le processus contradictoire et son devoir de s’assurer que les demandes d’asile sont correctement jugées. Avant même d’examiner comment le critère énoncé dans l’arrêt Mian s’applique aux demandes d’asile sur place, il fallait se pencher sur l’argument principal des défendeurs suivant lequel le ministre ne pouvait se prévaloir de ce critère maintenant, parce qu’il n’est pas intervenu dans l’appel devant la SAR. Il n’y a pas lieu d’interpréter de façon aussi restrictive la notion de partie à un appel devant la SAR pour déterminer en quoi consiste l’avis en cause en l’espèce. Selon les facteurs de l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), le ministre a droit à l’équité procédurale même dans les appels dans lesquels il n’est pas intervenu. Il a notamment le droit d’être avisé que la SAR examine une nouvelle question et de se voir accorder la possibilité de formuler des observations à ce sujet. Les Règles de la SAR reconnaissent également les droits que possède le ministre relativement à un appel, indépendamment de son droit d’intervenir. En l’espèce, le ministre avait le droit d’être avisé des développements ultérieurs concernant l’issue de l’appel et des demandes d’asile des défendeurs. L’application du critère énoncé dans l’arrêt Mian a mené à la conclusion que la demande d’asile sur place était une nouvelle question. La SAR était donc tenue d’aviser le ministre. Les demandes d’asile sur place étaient distinctes, sur le plan juridique et factuel, des moyens d’appel se rapportant à la question préalable de l’identité et étaient également distinctes des nouveaux éléments de preuve présentés par les défendeurs. On pouvait à juste titre dire que le ministre a été surpris de constater que l’appel avait été tranché en fonction de ce fondement. Ce manquement aux exigences de l’équité procédurale justifiait l’annulation de la décision de la SAR.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 72(1), 74d), 107(1), 110(1),(3),(4),(5),(6), 111(1),(2).
Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257, règles 1 « partie », 2(2), 3(2),(3)b), 4(1), 7, 25(3)b), 42(1), 43(1), 48(3), 49(3), 50(1).
Traités et autres instruments cités
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, 189 R.T.N.U. 150, art. 1Fb).
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Huruglica c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 93, [2016] 4 R.C.F. 157; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.S.C. 653; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Jianzhu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 551; Ojarikre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 896; Husian c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684; R. c. G.F., 2021 SCC 20.
DÉCISIONS CITÉES :
Denis c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1182; Rahal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319; Su c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 743; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 R.C.F. 121; Elson c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 27; Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, [2021] 1 R.C.F. 271; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708; Xu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 639; Aghedo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 450; Ching c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725.
DOCTRINE CITÉE
Canada. Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Directives données par le président en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l’immigration, Directives no 4 : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, Ottawa : Commission de l’immigration et du statut de réfugié, 1996.
Hathaway, James C. et Michelle Foster. The Law of Refugee Status, 2e éd. Cambridge, R.‑U. : Cambridge University Press, 2014.
Nations Unies. Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Guide et principes directeurs sur les procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés, UN Doc HCR/1P/4/FRE/REV.4 (réédition février 2019).
DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés (X (Re), 2020 CanLII 74116) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a annulé la décision de la Section de la protection des réfugiés de rejeter la demande d’asile des défendeurs parce qu’elle n’était pas convaincue que les défendeurs avaient établi leur identité personnelle en tant que citoyens érythréens. Demande accueillie.
ONT COMPARU :
Monmi Goswami pour le demandeur.
Vakkas Bilsin pour les défendeurs.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
La sous-procureure générale du Canada pour le demandeur.
Lewis & Associates, Toronto, pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
Le juge Norris :
I. APERÇU
[1] Les défendeurs — une mère et ses deux fils adolescents — ont demandé l’asile au Canada au motif qu’ils craignaient d’être persécutés en Érythrée en raison des opinions politiques anti-gouvernementales imputées à la demandeure d’asile principale. Dans une décision datée du 22 août 2018, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la C.I.S.R.) a rejeté les demandes d’asile parce qu’elle n’était pas convaincue que les défendeurs avaient établi leur identité personnelle en tant que citoyens érythréens.
[2] Les défendeurs ont interjeté appel de cette décision à la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR. Dans une décision datée du 21 janvier 2020 [X (Re), 2020 CanLII 74116], la SAR a conclu que les conclusions tirées par la SPR au sujet de l’identité étaient erronées. Convaincue que les défendeurs avaient établi leur identité, la SAR a par conséquent conclu qu’ils avaient la qualité de réfugiés au sens de la Convention. La SAR a tiré cette conclusion [au paragraphe 34] parce que, « [d]’après la preuve objective sur les conditions dans le pays contenue dans le CND, les personnes qui retournent au pays après l’avoir quitté illégalement ou après avoir demandé l’asile et avoir été forcées d’y retourner peuvent être arrêtées de façon arbitraire, être détenues, être visées par des sanctions sévères, être victimes de torture, être recrutées pour un service militaire d’une durée indéterminée ou être soumises au travail forcé ». La SAR a donc annulé la décision de la SPR et y a substitué sa propre décision en vertu du paragraphe 111(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).
[3] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration était intervenu devant la SPR, mais il n’est pas intervenu dans l’appel interjeté par les défendeurs auprès de la SAR.
[4] Le ministre présente en l’espèce une demande fondée sur le paragraphe 72(1) de la LIPR en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Le ministre conteste à la fois le fond de la décision et la façon dont elle a été rendue. Sur le fond, le ministre soutient que les conclusions tirées par la SAR au sujet de l’identité et de la qualité de réfugié au sens de la Convention sont déraisonnables. Le ministre soutient également que la SAR n’était pas compétente pour examiner l’aspect « sur place » des demandes d’asile des défendeurs. En ce qui concerne la façon dont la décision a été rendue, le ministre affirme que, si la SAR était effectivement compétente pour examiner l’aspect « sur place » des demandes d’asile, elle n’a pas respecté les exigences de l’équité procédurale en tirant une conclusion favorable sur cet aspect sans avoir auparavant avisé le ministre que cette question était en jeu et sans lui offrir la possibilité de se faire entendre.
[5] Comme je vais l’expliquer dans les motifs qui suivent, le ministre ne m’a pas convaincu que la conclusion tirée par la SAR au sujet de l’identité est déraisonnable. De plus, je ne suis pas d’accord avec le ministre pour dire que la SAR n’avait pas compétence pour examiner l’aspect « sur place » des demandes d’asile des défendeurs. Je suis toutefois d’accord avec lui pour dire que la SAR n’a pas respecté les exigences de l’équité procédurale. Comme il s’agit là d’un motif suffisant pour annuler la décision et renvoyer l’affaire à un autre décideur, il n’est ni nécessaire ni opportun de se demander si la conclusion de la SAR suivant laquelle les défendeurs ont la qualité de réfugiés au sens de la Convention est déraisonnable.
II. CONTEXTE
A. Les demandes d’asile des défendeurs
[6] Les motifs sur lesquels repose la demande d’asile sont exposés dans le formulaire Fondement de la demande d’asile rempli par Sara Marsala Alazar, la demandeure d’asile principale, pour son propre compte et au nom de ses fils, peu de temps après leur arrivée au Canada. Mme Alazar a également relaté dans le témoignage qu’elle a donné devant la SPR les expériences qu’elle avait vécues en Érythrée et sa crainte d’y retourner.
[7] Mme Alazar affirme qu’elle est née en décembre 1970 dans la ville d’Asmara, en Érythrée. À l’époque, l’Érythrée était une province de l’Éthiopie. L’Érythrée a accédé à l’indépendance en 1993. Mme Alazar appartient au groupe ethnique des Tigrina.
[8] Mme Alazar a épousé Araia Beyene Nablush en janvier 2001. M. Nablush est né à Asmara en juillet 1965. Mme Alazar et M. Nablush ont deux fils, qui sont respectivement nés à Asmara en juin 2002 et janvier 2006.
[9] Mme Alazar allègue que, le 3 février 2016, elle et M. Nablush ont été arrêtés à leur domicile par des agents de sécurité armés et qu’ils ont été emmenés à bord d’un véhicule de police jusqu’à une prison située près d’Asmara. Mme Alazar a finalement été libérée le 26 février 2016. M. Nablush a été libéré le 12 mai 2016. Pendant leur détention, ils ont tous les deux été interrogés et soumis à des violences physiques et verbales, y compris la torture. Ils ont tous les deux été accusés d’être membre du Parti démocratique du peuple érythréen-Zete et de travailler contre le gouvernement érythréen. Mme Alazar a expliqué que les soupçons portaient principalement sur son mari, mais qu’on l’avait également arrêtée pour voir si elle savait quelque chose. Selon Mme Alazar, ni elle ni son mari n’avait joué de rôle actif sur le plan politique auparavant.
[10] Lorsque Mme Alazar a été libérée, on lui a demandé de se présenter à la police chaque mois, de ne pas quitter Asmara sans l’accord des responsables de la sécurité et de ne pas participer à des assemblées publiques. On lui a également dit que, si elle ne respectait pas ces conditions, elle serait exécutée. Mme Alazar a déclaré qu’elle s’est présentée à la police à quatre reprises avant de quitter l’Érythrée.
[11] Avec l’aide d’un passeur, la famille a quitté Asmara en voiture 28 juin 2016 et a franchi illégalement la frontière du Soudan le surlendemain. Au Soudan, M. Nablush a contacté un agent qui a organisé le voyage au Canada de Mme Alazar et de leurs deux fils. L’agent leur a procuré de faux passeports et des billets d’avion. (Lors de l’audience de la SPR, Mme Alazar a déclaré que cela avait coûté 35 000 $ en devises américaines et que des membres de sa famille avaient fourni l’argent nécessaire.) En compagnie de l’agent, qui se faisait passer pour son mari, Mme Alazar et ses fils ont quitté Khartoum le 30 août 2016 et sont arrivés à Toronto le lendemain via Le Caire. À l’audience de la SPR, Mme Alazar a affirmé qu’elle n’avait jamais vu les passeports avec lesquels ils avaient voyagé. L’agent les avait conservés avec lui tout au long du voyage et c’est lui qui les a présentés à Toronto. Mme Alazar a affirmé qu’elle n’avait pas été interrogée par les agents de contrôle frontalier, parce que l’agent avait dit à ces derniers qu’elle ne parlait pas anglais.
[12] M. Nablush était resté au Soudan, mais a fini par partir pour Kampala, en Ouganda, après avoir été détenu au Soudan. Il ne pouvait accompagner sa famille au Canada en raison de la ruse selon laquelle l’agent était l’époux de Mme Alazar. Il n’a pas pu venir par la suite, car il n’avait pas les moyens d’engager un autre agent. Il a décidé d’attendre à l’étranger pour voir la suite qui serait donnée aux demandes d’asile au Canada.
[13] Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, Mme Alazar affirmait qu’elle croyait que, si elle retournait en Érythrée, elle serait arrêtée, emprisonnée et torturée par les autorités gouvernementales, parce qu’elle avait quitté le pays illégalement, qu’elle avait présenté une demande d’asile contre l’Érythrée et qu’elle serait considérée comme déloyale envers le gouvernement.
B. L’intervention du ministre
[14] Par avis daté du 8 décembre 2016, le ministre a fait connaître son intention d’intervenir dans le cadre de l’instance introduite devant la SPR au sujet de l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, 189 R.T.N.U. 150 (la Convention) relativement à l’identité et à la crédibilité. Dans son avis, il précisait que l’alinéa Fb) de l’article premier — qui exclut de la protection de l’asile les personnes dont on a des raisons sérieuses de penser « qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés » — pouvait être invoqué, parce qu’il semblait que Mme Alazar avait peut-être enlevé ses enfants mineurs en se rendant au Canada avec eux et en y demeurant sans la permission de leur père. L’avis indiquait également que le ministre avait [traduction] « de sérieuses réserves quant à la crédibilité de la demandeure d’asile principale et à l’identité de tous les demandeurs d’asile ». Comme nous le verrons plus loin, les questions soulevées au sujet de la possible application de l’alinéa Fb) de l’article premier ont finalement été retirées.
[15] Une tierce personne a été nommée comme représentante désignée en avril 2018 pour représenter les demandeurs d’asile mineurs. Les trois demandeurs étaient représentés par un avocat devant la SPR.
[16] L’audience de la SPR a eu lieu le 28 juin 2018. (L’audience précédente du 5 avril 2018 avait été ajournée avec le consentement des parties sans examen du fond des demandes d’asile.) L’avocat du ministre a pris part à l’audience, où il a interrogé Mme Alazar et a déposé des éléments de preuve documentaire. L’avocat du ministre a également présenté des observations écrites après l’audience, tout comme l’avocat des défendeurs.
C. Les éléments de preuve concernant l’exclusion prévue par l’alinéa Fb) de l’article premier
[17] Mme Alazar a témoigné qu’elle était partie pour le Canada avec ses fils avec la permission de leur père, ajoutant que c’était ce dernier qui avait pris toutes les dispositions nécessaires. Elle et ses fils gardent un contact régulier avec M. Nablush depuis leur arrivée au Canada.
[18] Mme Alazar a produit une lettre dans laquelle M. Nablush confirmait qu’il ne s’opposait pas à ce qu’elle amène leurs fils au Canada ni à ce qu’elle présente une demande d’asile au Canada en leur nom. Comme preuve de son identité, M. Nablush a fourni son permis de conduire érythréen. (M. Nablush avait envoyé son permis de conduire à Mme Alazar au Canada, mais celle-ci ne l’avait pas encore reçu au moment de l’audience de la SPR. Il a été déposé après l’audience sans objection.)
D. La preuve d’identité
[19] Les défendeurs n’ont pas utilisé un des principaux modes d’identification pour établir leur identité personnelle. Pour corroborer son témoignage suivant lequel elle et ses fils sont bien les personnes qu’ils affirment être, Mme Alazar a produit les éléments de preuve documentaire suivants :
• Des copies de leur certificat de naissance respectif accompagnées d’une traduction. Les certificats de naissance avaient été délivrés par le registre public de la ville d’Asmara. Ils ont tous les trois été délivrés le 25 novembre 2009 et étaient numérotés de manière séquentielle. Mme Alazar a témoigné que ni elle ni ses fils n’avaient eu de certificat de naissance auparavant. Ils ne les ont obtenus qu’au moment du règlement de la succession de son défunt père. Ils n’ont pas quitté l’Érythrée avec les certificats de naissance; c’est la mère de Mme Alazar qui les lui a envoyés plus tard au Canada.
• Des lettres de deux personnes de Toronto, Hailemariam Fsshaye Hagos et Simon Hagos Berhe. Les deux hommes attestaient avoir connu Mme Alazar en Érythrée. Après s’être entretenu avec ces deux hommes, le coordonnateur du programme du Centre communautaire érythréen canadien de la région métropolitaine de Toronto a lui aussi attesté que Mme Alazar et ses fils sont Érythréens. Aucune de ces déclarations n’a été faite sous serment ou sous affirmation solennelle et aucun des auteurs de ces lettres n’a assisté à l’audience de la SPR.
• Une lettre de l’aumônier de l’église catholique érythréenne de rite guèze de Toronto, visant à confirmer la nationalité érythréenne de Mme Alazar et confirmant qu’elle et ses fils sont membres de l’église et la fréquentent.
• Deux photographies de membres de la famille prises en Érythrée. L’une représente le mari de Mme Alazar et leur fils aîné en 2004 ou 2005. Mme Alazar a affirmé que c’est elle qui avait pris cette photo. L’autre est une photo de groupe sur laquelle on peut voir le père de Mme Alazar et d’autres membres de sa famille. Cette photo a été prise à l’occasion de l’admission d’une des nièces de Mme Alazar au sein d’une communauté de religieuses. Mme Alazar n’était pas présente, parce qu’elle était au travail ce jour-là. Elle ignore quand cette photo a été prise, indiquant seulement que [traduction] « c’était il y a longtemps ». (Le père de Mme Alazar est décédé en 2004.)
• Deux photographies prises en Érythrée montrant Mme Alazar en compagnie de membres de sa famille. L’une de ces photos la représente avec ses parents et son jeune frère. Elle a été prise vers 1994. L’autre montre Mme Alazar en compagnie de son père. Mme Alazar pense que cette photo a été prise avant l’autre, sans toutefois préciser de date. Sa mère lui avait envoyé toutes les photos au Canada.
[20] Les défendeurs ont également invoqué la lettre susmentionnée de M. Nablush comme preuve de leur identité personnelle.
[21] Mme Alazar a témoigné qu’elle avait déjà eu d’une carte d’identité nationale, mais que cette carte lui avait été retirée lors de sa détention 2016 et qu’on ne lui avait jamais rendue. Elle n’a pas demandé une autre carte quand elle était encore en Érythrée.
[22] Mme Alazar a témoigné que, depuis qu’elle est au Canada, elle n’a pas tenté d’obtenir de pièce d’identité avec photo de l’Érythrée. Elle a déclaré que cela n’était pas possible, parce qu’elle avait quitté le pays illégalement. Elle a également déclaré qu’elle n’avait pas d’autres documents qui pouvaient l’aider à établir son identité. Les membres de la famille avaient laissé la plupart de leurs affaires dans la maison qu’ils avaient louée à Asmara et Mme Alazar ignorait ce qui en était advenu. Elle n’a pas contacté son ancien employeur en Érythrée pour obtenir la confirmation de son emploi, parce qu’elle ne voulait pas lui causer de problèmes. (Mme Alazar a déclaré qu’elle avait travaillé pour le même employeur pendant 15 ans.) Elle craignait aussi de causer des problèmes aux membres de sa famille en Érythrée si elle leur demandait de l’aide pour l’aider à obtenir des preuves de là-bas pour établir son identité.
[23] La représentante désignée des demandeurs d’asile mineurs a raconté à la SPR les souvenirs que ces derniers avaient de leur vie en Érythrée. La représentante désignée a déclaré qu’elle n’avait [traduction] « aucun doute que les garçons proviennent de l’Érythrée et qu’ils y ont vécu pendant un certain temps ».
[24] Avant l’audience, le ministre a soumis les trois certificats de naissance pour analyse à un expert en écritures de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC). Les rapports de cette analyse — tous datés du 12 avril 2018 — ont été versés en preuve. L’auteur des rapports a déclaré que rien ne permettait de penser que les documents avaient été altérés. Il a toutefois indiqué que son analyse de l’authenticité de ces documents n’était pas concluante. Il a précisé ce qui suit relativement à chacun des certificats de naissance en question :
[traduction] Le document contesté ne semble pas comporter les caractéristiques de sécurité qui pourraient nous aider à établir son authenticité. De plus, nous n’avons pas de spécimen ou de document type authentiques de ce document, ce qui limite la portée de mon analyse et fait en sorte que mes constats sont peu concluants.
Il a également déclaré ce qui suit :
[traduction] L’examen physique de ce document ne permet pas de savoir s’il a été délivré de manière irrégulière, obtenu par fraude ou délivré légitimement à quelqu’un d’autre.
Ce document ne comporte pas de caractéristiques de sécurité reconnaissables. Les méthodes d’impression employées pour produire ce document sont offertes dans le commerce; par conséquent, il est hautement possible qu’elles soient employées aux fins de production illégitime.
Ce document ne contient ni photographie, ni signature, ni données biométriques du titulaire permettant d’établir un lien fiable entre le document et son titulaire; par conséquent, il ne constitue pas une preuve fiable de l’identité du titulaire.
E. Les observations formulées après l’audience
[25] Le ministre et les défendeurs ont présenté des observations écrites après l’audience. Les observations du ministre ont été déposées le 13 juillet 2018 et celles des défendeurs, le 20 juillet 2018.
[26] Après avoir formellement retiré la question soulevée au sujet de l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention, l’avocat du ministre s’est concentré sur les questions concernant l’identité personnelle des demandeurs d’asile et la crédibilité des demandes d’asile. En ce qui a trait à l’identité, l’avocat du ministre a soulevé un certain nombre de questions concernant la qualité des éléments de preuve présentés pour établir l’identité et l’absence de meilleures preuves d’identité. En ce qui concerne la crédibilité, l’avocat du ministre a exprimé plusieurs réserves au sujet du récit que Mme Alazar avait fait des expériences qu’elle avait vécues en Érythrée. En résumé, l’avocat du ministre a fait valoir que [traduction] « en raison des incohérences, des contradictions et des omissions constatées dans la preuve soumise par les demandeurs d’asile, j’ai de sérieuses réserves au sujet de leur crédibilité et de celle de leur demande d’asile. De plus, la demandeure d’asile principale ne peut pas être considérée comme un témoin crédible ».
[27] Dans les observations écrites qu’il a soumises en leur nom, l’avocat des défendeurs a maintenu que les éléments de preuve soumis à la SPR étaient suffisants pour établir leur identité personnelle. Sur le fond des demandes d’asile, l’avocat a écrit ce qui suit : [traduction] « à notre humble avis, il ne faut pas oublier en l’espèce la crainte justifiée de la demandeure d’asile adulte. Mme Sara Alazar a donné un témoignage émouvant et crédible sur le fait qu’elle avait été violée et torturée pendant sa détention en Érythrée. Aucune preuve n’a été présentée pour contredire le témoignage de Mme Alazar ». Après avoir cité les Directives no 4 du président publiées par la CISR [Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe], l’avocat a poursuivi en déclarant ce qui suit :
[traduction] Nous sommes en outre d’avis que le commissaire doit tenir compte de la crainte subjective que Mme Alazar éprouverait si elle retournait en Érythrée advenant le cas où sa demande d’asile serait rejetée, compte tenu du fait qu’elle a déjà été victime de viol et de torture dans ce pays. Renvoyer cette femme dans un pays où il est bien documenté que les violations des droits de la personne sont monnaie courante et où elle a déjà tant souffert serait une parodie de justice.
[28] L’avocat des défendeurs n’a pas formulé d’observation précise au sujet de la crainte de persécution ou de mauvais traitements fondée sur le fait que Mme Alazar et ses enfants avaient quitté l’Érythrée illégalement ou qu’ils avaient demandé l’asile au Canada.
F. La décision de la SPR
[29] La SPR a rejeté la demande d’asile des défendeurs dans une décision datée du 22 août 2018. La question déterminante était celle de l’identité.
[30] La SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les défendeurs n’avaient pas réussi à établir leur identité. En résumé, cette conclusion était fondée sur les considérations suivantes :
• Les défendeurs n’ont pas utilisé un des principaux modes d’identification existants. La SPR a conclu que, compte tenu des éléments de preuve objectifs suivant lesquels il est difficile d’obtenir des passeports érythréens, il était logique qu’ils n’aient pas de passeports. La SPR a signalé que Mme Alazar avait expliqué qu’on lui avait confisqué sa carte d’identité nationale lors de son arrestation et qu’on ne la lui avait pas rendue. La SPR a déclaré que, [traduction] « quelles que soient les circonstances alléguées à l’appui du défaut de produire la carte d’identité nationale, le tribunal note que la demandeure d’asile principale ne l’a pas présentée pour établir son identité personnelle ou le pays dont elle a la nationalité ».
• Les seuls documents présentés par les défendeurs pour établir leur identité étaient leurs certificats de naissance. La SPR a conclu que les certificats de naissance n’étaient pas authentiques et que, par conséquent, n’avaient aucune valeur pour ce qui est de l’établissement de l’identité. De plus, la production de documents non authentiques minait la crédibilité des défendeurs. La SPR a conclu que les certificats de naissance n’étaient pas authentiques pour les raisons suivantes :
• Comme l’indiquaient les rapports de l’examinateur de documents de l’ASFC, les certificats de naissance ne comportaient aucune caractéristique de sécurité reconnaissable. De plus, ces documents ne contenaient ni photographie, ni signature, ni données biométriques du titulaire permettant d’établir un lien entre ce dernier et les documents.
• Toujours selon les rapports, même si rien ne permettait de penser que les documents avaient été altérés, les méthodes d’impression employées pour les produire « sont disponibles sur le marché et fortement susceptibles d’être utilisées à des fins illicites ».
• Le mot « cimetière » était mal orthographié (« cemetry » au lieu de « cemetery ») dans le sceau officiel de chacun de ces documents, qui étaient libellés en partie en anglais.
• Des renseignements tirés du cartable national de documentation confirmaient que les pièces d’identité frauduleuses sont monnaie courante en Érythrée et au sein des collectivités érythréennes à l’étranger.
• Les raisons invoquées par Mme Alazar pour expliquer pourquoi elle n’avait pas tenté d’obtenir d’autres documents pour établir son identité et celle de ses fils — elle ne voulait pas mettre en danger sa mère, son frère ou son ancien employeur — ne sont pas étayées par la preuve. Plus précisément, rien ne permettait de penser que la mère ou le frère de Mme Alazar [traduction] « avaient des démêlés avec les autorités érythréennes », ce qui minait également la crédibilité des défendeurs en ce qui concerne leur identité.
• Les lettres dans lesquelles deux membres de la communauté attestaient connaître Mme Alazar n’avaient pas été rédigées sous serment. Ni l’un ni l’autre n’a d’ailleurs participé à l’audience, de sorte que ni la SPR ni l’avocat du ministre n’ont eu la possibilité de les interroger. Mme Alazar a déployé peu d’efforts — voire aucun — pour les faire témoigner à l’audience malgré l’importance des questions que la SPR était appelée à trancher, dont la question préalable de l’identité. Le défaut des défendeurs de [traduction] « tenter de faire témoigner ces personnes à l’audience mine considérablement leur crédibilité en ce qui concerne leur identité personnelle ».
• La SPR a accepté les lettres du Centre communautaire érythréen canadien de la région métropolitaine de Toronto et de l’aumônier de l’église catholique érythréenne de rite guèze de Toronto comme preuve suffisante de l’origine ethnique érythréenne des défendeurs, mais a jugé que ni l’une ni l’autre ne contenait d’éléments de preuve crédibles ou dignes de foi permettant d’établir leur identité personnelle. Par conséquent, la SPR leur a accordé très peu de poids.
• Les photographies soumises par Mme Alazar [traduction] « ne fourniss[aient] aucune information permettant d’établir l’identité personnelle de la demandeure d’asile principale ». Par conséquent, la SPR leur a accordé très peu de poids.
• Le permis de conduire de M. Nablush a été présenté pour corroborer l’identité de l’auteur de la lettre qui avait donné la permission aux enfants de rester au Canada, mais aucun document n’a été présenté pour démontrer que Mme Alazar et M. Nablush sont effectivement mariés. Faute d’autres éléments de preuve établissant l’identité personnelle des défendeurs, le permis de conduire de M. Nablush [traduction] « ne constitu[ait] pas une preuve digne de foi ou utile à cet égard » et, par conséquent, la SPR lui a accordé peu de poids.
• En résumé, la SPR avait [traduction] « des réserves au sujet des pièces d’identité produites par les demandeurs d’asile pour établir leur identité et [jugeait qu’il y avait] lieu de douter de la crédibilité et de la fiabilité des autres documents fournis par les demandeurs d’asile. Vu l’ensemble de la preuve, le tribunal conclut que les demandeurs d’asile n’ont pas établi leur identité personnelle selon la prépondérance des probabilités ».
[31] Comme l’identité était une question préliminaire, le fait de ne pas l’avoir établie emportait rejet des demandes d’asile. Par conséquent, la SPR n’a pas abordé le fond des demandes d’asile de quelque façon que ce soit avant de les rejeter.
G. L’appel à la SAR
[32] Par avis d’appel daté du 7 septembre 2018, les défendeurs ont introduit un appel devant la SAR. Ils étaient représentés par un avocat du même cabinet que celui qui les avait représentés devant la SPR.
[33] À l’appui de leur appel, les défendeurs ont produit un affidavit dans lequel Mme Alazar réitérait sa demande d’asile fondée sur les opinions politiques qui lui étaient imputées, le fait qu’elle avait quitté l’Érythrée illégalement et en violation des conditions de sa libération, et le fait qu’elle avait demandé l’asile au Canada. Étaient jointes à cet affidavit les déclarations solennelles des deux personnes de Toronto qui avaient précédemment fourni des lettres attestant avoir connu Mme Alazar en Érythrée (voir paragraphe 30, ci-dessus). Les deux déclarants ont expliqué comment ils avaient fait la connaissance de Mme Alazar en Érythrée, et pourquoi ils n’avaient pas assisté à l’audience de la SPR (l’un ne pouvait s’absenter de son travail et l’autre était difficile à joindre, car il était très occupé au travail). Des photographies de son mariage avec M. Nablush, attestées par Mme Alazar, étaient également annexées.
[34] Dans leur déclaration exigée par l’alinéa 3(3)b) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257 (les Règles de la SAR), les défendeurs ont indiqué qu’ils cherchaient à faire admettre en preuve de nouveaux éléments au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR (en l’occurrence les éléments de preuve résumés au paragraphe précédent) et qu’ils demandaient la tenue d’une audience si la SAR remettait en question la crédibilité des déclarations faites par Mme Alazar dans son affidavit, si les nouveaux éléments de preuve suscitaient des « questions » ou si [traduction] « la SAR admet en preuve le témoignage sous serment contraire d’une autre partie qui devrait être contre-interrogée par l’avocat des appelants ».
[35] Dans les observations écrites qu’ils ont présentées à l’appui de l’appel, les défendeurs soutenaient que les nouveaux éléments de preuve satisfaisaient aux critères d’admission et qu’ils [traduction] « confirment l’identité de Mme Alazar selon la prépondérance des probabilités ». Les défendeurs soutenaient également que, indépendamment de ces nouveaux éléments de preuve, la SPR avait commis, dans son analyse de la preuve, une erreur qui l’avait amenée à conclure qu’ils n’avaient pas réussi à établir leur identité. Ils ont énuméré plusieurs de ces présumées erreurs. Enfin, les défendeurs ont formulé leurs demandes de réparation de la façon suivante :
[traduction] Les appelants demandent à la Section d’appel des réfugiés [la SAR], compte tenu des arguments détaillés ci-dessus, d’annuler la décision de la SPR et de renvoyer l’affaire à la SPR pour qu’elle tienne une nouvelle audience, ou de substituer sa propre décision favorable à celle de la SPR. La décision rendue par la SPR en l’espèce renferme des conclusions qui sont réfutées par les nouveaux éléments de preuve. De plus, les conclusions tirées par la SPR au sujet des certificats de naissance des appelants sont erronées, comme il a été précisé ci-dessus.
[36] Conformément au paragraphe 3(2) des Règles de la SAR, une copie du dossier a été transmise au ministre.
[37] Le ministre n’est pas intervenu dans l’appel.
III. LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE
A. L’admissibilité des nouveaux éléments de preuve
[38] La SAR a conclu que la déclaration solennelle de M. Hagos satisfaisait aux critères d’admissibilité du paragraphe 110(4) de la LIPR, mais que celle de M. Berhe n’y satisfaisait pas. La SAR a fait observer que les deux déclarations solennelles reprenaient les détails fournis dans les lettres produites précédemment par les déclarants. La SAR a également conclu à l’égard des deux déclarations solennelles en question que ces documents étaient « fourni[s] en réponse aux conclusions de la SPR : il[s] n’aurai[en]t donc pas normalement été présenté[s] au moment du rejet des demandes d’asile ». Toutefois, comme M. Berhe avait donné une raison différente de celle que Mme Alazar avait avancée pour expliquer pourquoi il n’avait pas comparu à l’audience — il avait affirmé qu’il était difficile de le joindre parce qu’il était très occupé au travail, alors qu’elle avait affirmé qu’elle le voyait seulement une fois de temps à autre à l’église et ne lui avait jamais mentionné qu’elle avait une audience —, la SAR a estimé que cette déclaration solennelle manquait de crédibilité et que, pour cette raison, elle ne pouvait être admise en preuve (la SAR a fait observer qu’elle tiendrait tout de même compte de la déclaration non solennelle de M. Berhe, qui avait été versée au dossier de la SPR.). En revanche, la raison avancée par M. Hagos pour expliquer pourquoi il n’avait pas participé à l’audience de la SPR concordait avec celle fournie par Mme Alazar à l’audience et était donc crédible. Par conséquent, la déclaration solennelle de M. Hagos satisfaisait au critère d’admissibilité de nouveaux éléments de preuve prévu au paragraphe 110(4) de la LIPR.
[39] La SAR a également admis en preuve les photographies supplémentaires présentées par les défendeurs. La SAR a convenu avec les défendeurs que les photographies montrant Mme Alazar en compagnie de son mari étaient de nouvelles photos qui avaient été produites pour répondre aux questions soulevées par la SPR qui avait signalé à l’audience que Mme Alazar n’avait pas fourni de telles photographies. La SAR a admis en preuve toutes les photographies supplémentaires, parce qu’elles « n’aurai[ent] pas été présenté[es] au moment du rejet des demandes d’asile ».
[40] Malgré l’admission de ces nouveaux éléments de preuve, la SAR a rejeté la demande d’audience des défendeurs. La SAR a conclu, aux termes du paragraphe 110(6) de la LIPR, que la tenue d’une audience n’était pas justifiée parce que, même si les nouveaux éléments de preuve étaient pertinents, ils ne justifieraient pas que la demande d’asile soit accordée ou refusée, à supposer qu’ils soient admis.
B. Les erreurs commises par la SPR
[41] La SAR a convenu avec les défendeurs que la SPR avait commis une erreur dans son évaluation de leurs certificats de naissance en tirant une conclusion défavorable du fait qu’ils n’avaient pas obtenu de documents d’identité auprès des membres de leur famille en Érythrée, ainsi que dans son évaluation du permis de conduire de M. Nablush.
[42] En ce qui concerne les certificats de naissance, la SAR a convenu avec les défendeurs que la SPR avait commis une erreur en concluant que ces documents n’étaient pas authentiques, parce que les documents d’identité frauduleux sont très répandus en Érythrée. Par ailleurs, rien ne prouvait que, pour être considérés comme authentiques, les certificats de naissance érythréens devaient comporter des caractéristiques de sécurité que l’on ne retrouvait pas dans ceux qui avaient été produits. En outre [au paragraphe 22] « [l]e fait qu’un mot a été mal orthographié sur un document provenant d’un pays où l’anglais n’est pas la langue maternelle ne devrait pas miner la crédibilité au regard de ce document ». La SAR a conclu qu’il n’y avait aucune raison de conclure que les certificats de naissance n’étaient pas authentiques.
[43] En ce qui concerne le fait que Mme Alazar n’avait pas cherché à obtenir l’aide des membres de sa famille en Érythrée, la SAR a jugé crédible la motif avancé par Mme Alazar pour expliquer pourquoi elle n’avait pas fait appel à sa famille pour l’aider, compte tenu de la preuve objective relative à la situation en Érythrée démontrant les risques auxquels s’exposent les membres des familles des personnes qui ont fui le pays. La SAR a jugé que la SPR avait commis une erreur en tirant une inférence défavorable sur ce point.
[44] Au sujet du permis de conduire de M. Nablush, la SAR a conclu que Mme Alazar avait démontré selon la prépondérance des probabilités qu’elle était mariée à M. Nablush. Cette conclusion reposait sur le témoignage que Mme Alazar avait donné devant la SPR, sur la lettre de M. Nablush que la SPR avait admise en preuve et sur les photographies de leur mariage qui avaient été présentées à titre de nouveaux éléments de preuve. En ce qui a trait au permis de conduire de M. Nablush, il « appu[yait] l’identité générale des appelants et la présence de la famille en Érythrée » à l’époque en cause. La SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en tirant une conclusion contraire.
C. La conclusion de la SAR sur l’identité
[45] Vu l’ensemble de la preuve dont elle disposait, la SAR a conclu que les défendeurs avaient établi l’identité qu’ils affirmaient avoir, celle de citoyens érythréens.
D. La conclusion de la SAR sur la qualité de réfugié
[46] Voici l’intégralité des motifs exposés par la SAR pour reconnaître aux défendeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention [au paragraphe 34] :
Étant donné que les appelants ont établi leur identité, je dois maintenant évaluer s’ils craignent avec raison d’être persécutés advenant leur retour en Érythrée ou s’ils seraient exposés à une menace à leur vie dans ce pays. D’après la preuve objective sur les conditions dans le pays contenue dans le CND, les personnes qui retournent au pays après l’avoir quitté illégalement ou après avoir demandé l’asile et avoir été forcées d’y retourner peuvent être arrêtées de façon arbitraire, être détenues, être visées par des sanctions sévères, être victimes de torture, être recrutées pour un service militaire d’une durée indéterminée ou être soumises au travail force [la SAR cite ici la réponse donnée le 14 juin 2017 par la CISR à une demande d’information, ERI105801.EF, « Érythrée : information sur la situation des personnes qui retournent au pays après avoir résidé, demandé le statut de réfugié ou cherché à obtenir l’asile à l’étranger (juillet 2015-mai 2017) »]. De ce fait, je conclus que les appelants craignent avec raison d’être persécutés s’ils sont obligés de retourner en Érythrée. Comme l’État est l’agent de persécution, les appelants ne disposent d’aucune possibilité de refuge intérieur.
[47] La SAR a par conséquent fait droit à l’appel et, en vertu du paragraphe 111(1) de la LIPR, a annulé la décision de la SPR en y substituant sa propre décision, par laquelle elle accordait aux défendeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention.
IV. LA NORME DE CONTRÔLE
[48] Il est de jurisprudence constante que le fond de la décision de la SAR doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de décision raisonnable (Huruglica c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 93, [2016] 4 R.C.F. 157, au paragraphe 35). Cela vaut aussi pour la conclusion relative à l’identité, laquelle est de nature factuelle (Denis c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1182, au paragraphe 5; voir également la jurisprudence antérieure à la création de la SAR concernant le contrôle des conclusions sur l’identité, comme les jugements Rahal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, au paragraphe 48, et Su c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 743, au paragraphe 5).
[49] Le fait qu’il s’agisse de la norme de contrôle applicable a été renforcé par l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653. Il existe désormais une présomption voulant que la norme de contrôle applicable aux décisions administratives soit celle de la décision raisonnable, et les tribunaux ne devraient déroger à cette présomption « que lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige » (Vavilov, au paragraphe 10). Rien ne justifie de déroger à cette présomption en l’espèce.
[50] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et [être] justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au paragraphe 85). La décision qui présente ces qualités a droit à la déférence de la part de la cour de révision (Vavilov).
[51] Conformément à l’analyse effectuée dans l’arrêt Vavilov, l’exercice de tout pouvoir public « doit être justifié, intelligible et transparent, non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (au paragraphe 95). Pour cette raison, le décideur administratif est tenu « de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée » (Vavilov, au paragraphe 96).
[52] En tant que demandeur, c’est au ministre qu’il incombe de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au paragraphe 100). Il importe de signaler que, lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision ne peut apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur ou modifier les conclusions de fait qu’il a tirées, à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au paragraphe 125).
[53] Comme il a été mentionné ci-dessus, le ministre conteste la décision de la SAR en faisant notamment valoir qu’elle n’avait pas compétence pour examiner l’aspect « sur place » de leur demande d’asile. Selon le ministre, la SAR, ayant constaté des erreurs importantes dans les conclusions tirées par la SPR sur l’identité, était tenue de renvoyer l’affaire à la SPR pour que cette dernière rende une nouvelle décision. Cette question n’a pas été soulevée devant la SAR, qui ne l’a donc pas abordée dans sa décision.
[54] Dans l’arrêt Vavilov, la majorité a déclaré que le respect de la primauté du droit exige que les tribunaux appliquent la norme de la décision correcte à l’égard de certains types de questions de droit, y compris « les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs » (au paragraphe 53; voir également, aux paragraphes 63 et 64). Ce passage laisse clairement entendre que les questions relatives à la compétence de la SAR pour trancher elle-même certaines questions plutôt que de renvoyer l’affaire à la SPR doivent être examinées selon la norme de la décision correcte. Toutefois, aux fins de la présente instance, il n’est pas nécessaire de trancher définitivement cette question. Comme je l’explique plus loin, même en abordant la question sous l’angle le plus favorable au ministre et en appliquant la norme de contrôle de la décision correcte, le ministre ne m’a pas convaincu que la SAR n’avait pas compétence pour statuer sur les aspects « sur place » des demandes d’asile.
[55] Enfin, en ce qui concerne la procédure suivie par la SAR, nul ne conteste en l’espèce la façon dont la cour de révision doit trancher la question à savoir si les exigences relatives à l’équité procédurale ont été respectées. La cour de révision doit effectuer sa propre analyse du processus suivi par le décideur et juger elle-même si le processus était équitable eu égard à toutes les circonstances applicables, y compris celles mentionnées dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 21 à 28 : voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 R.C.F. 121, au paragraphe 54, et Elson c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 27, au paragraphe 31. Cette démarche équivaut tout compte fait à appliquer la norme de la décision correcte (voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, aux paragraphes 49–56 et Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, [2021] 1 R.C.F. 271, au paragraphe 35). Il incombe au ministre de démontrer que les exigences de l’équité procédurale n’ont pas été respectées.
V. LES QUESTIONS EN LITIGE
[56] Je formulerais ainsi les questions soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire :
a) La conclusion de la SAR suivant laquelle les défendeurs ont établi leur identité en tant que citoyens érythréens est-elle déraisonnable?
b) La SAR avait-elle compétence pour examiner les demandes d’asile sur place?
c) La SAR a-t-elle enfreint les exigences de l’équité procédurale en reconnaissant aux défendeurs la qualité de réfugiés sur place au sens de la Convention sans avoir auparavant avisé le ministre que cette question était en jeu et sans lui offrir la possibilité de se faire entendre?
d) La décision par laquelle la SAR a reconnu aux défendeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention est-elle déraisonnable?
VI. ANALYSE
A. La conclusion de la SAR suivant laquelle les défendeurs avaient établi leur identité en tant que citoyens érythréens est-elle déraisonnable?
[57] Le ministre soutient que les conclusions tirées par la SAR au sujet de l’identité sont déraisonnables, parce que la SAR n’a pas tenu compte de deux arguments que le ministre avait fait valoir devant la SPR — en l’occurrence, que les raisons avancées par Mme Alazar pour expliquer pourquoi elle n’avait pas de carte d’identité nationale n’étaient pas plausibles et que son affirmation selon laquelle elle ne savait rien des passeports avec lesquels elle et ses fils avaient voyagé n’était pas crédible.
[58] Je ne suis pas de cet avis. Il est de jurisprudence constante que le décideur n’a pas l’obligation d’examiner tous les arguments qui ressortent du dossier (Vavilov, au paragraphe 91, citant Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, au paragraphe 16). Cette marge de manœuvre convient particulièrement lorsque, comme en l’espèce, les arguments en question n’ont pas été présentés lors de l’appel devant la SAR, mais ont été invoqués plus tôt dans le processus, devant la SPR. La SPR n’a pas retenu ces arguments dans ses motifs et, par conséquent, les défendeurs ne les ont pas fait valoir devant la SAR. Ainsi que la Cour suprême le fait observer dans l’arrêt Vavilov, « [o]n ne peut dissocier […] le contrôle d’une décision administrative du cadre institutionnel dans lequel elle a été rendue ni l’historique de l’instance » (au paragraphe 91).
[59] En tout état de cause, ces arguments sont d’une importance secondaire par rapport aux questions essentielles relatives à l’identité en l’espèce. Comme elle était tenue de le faire, la SAR a tiré ses propres conclusions sur l’identité, parce qu’en appliquant la norme de la décision correcte, elle a conclu que la SPR avait commis des erreurs sur plusieurs aspects essentiels. Le ministre n’a pas tenté de démontrer que la SPR n’avait pas commis les erreurs constatées par la SAR. La SAR a par ailleurs fondé en partie ses conclusions sur l’identité sur les nouveaux éléments de preuve qu’elle a admis en appel, et le ministre n’a pas non plus contesté les conclusions tirées par la SAR quant à ces nouveaux éléments de preuve. Compte tenu du fait qu’il ne m’appartient pas de réévaluer la preuve et qu’il me faut faire preuve de déférence à l’égard du décideur sur cette question, le ministre ne m’a pas convaincu qu’il y a lieu de modifier les conclusions tirées par la SAR au sujet de l’identité.
B. La SAR avait-elle compétence pour examiner les demandes d’asile sur place?
[60] Le ministre soutient que la SAR n’avait pas compétence pour examiner les demandes d’asile sur place des défendeurs et qu’elle a par conséquent commis une erreur susceptible de contrôle en reconnaissant aux défendeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention pour ce motif. Comme je vais l’expliquer, je ne suis pas de cet avis. Mais avant de le faire, il peut être utile de commencer par examiner de plus près la nature des demandes d’asile des défendeurs.
[61] En général, un réfugié quitte son pays d’origine parce qu’il craint d’y être persécuté. C’est exactement ce que Mme Alazar affirme avoir fait. Bien que cette chronologie des faits soit habituelle, il n’est pas nécessaire que l’intéressé l’ait suivie pour se voir reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention. La personne qui, lorsqu’elle se trouve à l’étranger, constate qu’elle ne peut rentrer en toute sécurité dans son pays d’origine est qualifiée de réfugié « sur place ». Par exemple, la crainte de persécution peut découler d’un changement de régime survenu pendant que la personne travaillait ou étudiait à l’étranger. De même, les activités politiques auxquelles le demandeur d’asile s’est livré pendant qu’il était à l’étranger peuvent le mettre en danger s’il rentre dans le pays dont il a la nationalité. Ainsi que les auteurs Hathaway et Foster l’expliquent, l’emploi de l’indicatif présent au paragraphe A(2) de l’article premier de la Convention — « se trouve hors du pays dont elle a la nationalité » (formule que l’on trouve aussi à l’alinéa 96a) de la LIPR) — [traduction] « garantit que toutes les personnes contraintes de rester hors de leur pays — qu’elles soient déjà présentes dans un État étranger ou forcées d’y fuir — ont également le droit de bénéficier de la protection internationale auxiliaire du droit des réfugiés » (James C. Hathaway et Michelle Foster, The Law of Refugee Status (2e éd. Cambridge, R.-U. : Cambridge University Press, 2014), aux pages 75–76). Voir également le Guide et principes directeurs sur les procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés (réédition de février 2019) du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), aux paragraphes 94 à 96.
[62] Il n’est pas toujours facile — ou même nécessaire — de tracer une ligne de démarcation nette entre les demandes d’asile sur place et les autres demandes d’asile. En l’espèce, Mme Alazar affirmait qu’elle était en danger en raison de ses affinités politiques présumées (pour lesquelles elle avait été détenue arbitrairement et soumise à des sévices graves pendant son séjour en Érythrée). C’était le principal fondement de sa demande d’asile. Elle affirmait également qu’elle était en danger parce qu’elle avait quitté l’Érythrée illégalement et contrairement à l’ordre qu’elle avait reçu de rester à Asmara. Il existe un lien de causalité entre ce dernier motif et les faits à l’origine de la crainte de persécution initiale — elle a fui l’Érythrée en raison de ces faits — mais ce lien ne s’est cristallisé qu’après le départ de Mme Alazar d’Asmara puis, peu de temps après, de l’Érythrée. Sa demande d’asile présente donc certaines caractéristiques d’une demande sur place, mais pas exclusivement. D’autre part, le risque auquel Mme Alazar pouvait faire face en tant que demandeure d’asile déboutée correspond de toute évidence à la définition d’une demande d’asile sur place : le fondement de cet aspect de sa demande n’est apparu qu’après qu’elle eut quitté l’Érythrée et qu’elle eut demandé l’asile au Canada.
[63] Comme je l’ai déjà précisé, la SAR a reconnu aux défendeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention uniquement parce que, en tant que « personnes qui retournent au pays après l’avoir quitté illégalement ou après avoir demandé l’asile », les défendeurs craignaient avec raison d’être persécutés s’ils étaient obligés de retourner en Érythrée. Même si la SAR n’a pas employé ces mots dans sa décision, il est incontestable que sa décision peut à juste titre être qualifiée de décision reconnaissant aux défendeurs de la qualité de réfugiés sur place au sens de la Convention.
[64] Le ministre affirme que la SAR n’avait pas compétence pour examiner les demandes d’asile sur place. Selon le ministre, comme cette question précise n’a pas été examinée par la SPR, la SAR ne pouvait invoquer le paragraphe 111(1) de la LIPR pour « substituer » sa décision sur les demandes d’asile sur place à celle de la SPR, comme elle a prétendu le faire.
[65] La position du ministre trouve appui dans la jurisprudence de notre Cour. Dans la décision Jianzhu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 551, au paragraphe 12, la juge Simpson a déclaré ce qui suit au sujet de la décision par laquelle la SAR avait rejeté l’appel et conclu que les demandeurs ne pouvaient présenter de demande d’asile sur place alors que la SPR ne s’était pas prononcée sur la demande d’asile sur place (laquelle était fondée sur la pratique religieuse au Canada) :
Selon moi, la SAR n’avait pas compétence pour trancher en toute indépendance la question de la demande d’asile sur place. La SAR n’invoque aucun fondement l’autorisant à le faire, et l’alinéa 111(1)b) [de la LIPR] ne s’applique pas, parce qu’il n’y avait pas de décision de la SPR à casser. Dans ces circonstances, puisqu’elle estimait que la question aurait dû être tranchée, la SAR devait renvoyer la demande d’asile sur place à la SPR pour que celle-ci rende une décision. Étant donné que la SAR n’a pas adopté cette approche, sa décision était déraisonnable.
[66] De même, dans le jugement Ojarikre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 896, au paragraphe 20, le juge Annis a déclaré ce qui suit au sujet de la décision par laquelle la SAR avait rejeté l’appel au motif que la demanderesse disposait d’une possibilité de refuge intérieur, alors que cette question n’avait pas été abordée dans la décision de la SPR ni soulevée par l’une ou l’autre partie lors de l’appel instruit par la SAR :
La Cour souscrit aux observations de la demanderesse selon lesquelles la SAR n’a pas compétence pour examiner une question qui, même si elle a été examinée à fond à l’audience devant la SPR, n’a pas été prise en compte dans sa décision et qu’elle ne constituait donc pas l’objet de l’appel interjeté par la demanderesse.
[67] En tout respect pour ceux qui ont un point de vue différent, je ne suis pas convaincu que le fait que la SAR ait tranché l’appel sur le fondement d’une question qui n’avait pas été examinée par la SPR soulève une question de compétence (par opposition à une question d’équité procédurale, sujet que j’aborde plus loin).
[68] En ce qui concerne tout d’abord les dispositions législatives applicables, voici ce que prévoit le paragraphe 111(1) de la LIPR :
Décision
111 (1) La Section d’appel des réfugiés confirme la décision attaquée, casse la décision et y substitue la décision qui aurait dû être rendue ou renvoie, conformément à ses instructions, l’affaire à la Section de la protection des réfugiés.
[…]
Renvoi
(2) Elle ne peut procéder au renvoi que si elle estime, à la fois :
a) que la décision attaquée de la Section de la protection des réfugiés est erronée en droit, en fait ou en droit et en fait;
b) qu’elle ne peut confirmer la décision attaquée ou casser la décision et y substituer la décision qui aurait dû être rendue sans tenir une nouvelle audience en vue du réexamen des éléments de preuve qui ont été présentés à la Section de la protection des réfugiés.
[69] À mon avis, ceux qui considèrent que le paragraphe 111(1) de la LIPR limite la compétence de la SAR sur certaines questions donnent une interprétation trop large à cette disposition. Compte tenu du texte, du contexte et de l’objet de cette disposition, les mots « la décision attaquée » ne visent pas toutes les conclusions de la SPR, mais uniquement la conclusion tirée par ce tribunal sur la question fondamentale de savoir si le demandeur d’asile a la qualité de réfugié au sens de la Convention (ou celle de personne à protéger). Dans le cadre du mandat que lui confie le paragraphe 107(1) de la LIPR, la SPR est notamment chargée de décider si le demandeur a ou non la qualité de réfugié (ou de personne à protéger). Cette interprétation plus restrictive du paragraphe 111(1) s’accorde avec le libellé du paragraphe 110(1) de la LIPR, qui précise que l’appel devant la SAR porte sur « la décision de la Section de la protection des réfugiés accordant ou rejetant la demande d’asile ». Elle s’accorde également avec l’alinéa 111(1)b) de la version anglaise de la loi, qui utilise l’expression « the determination ».
[70] Qui plus est, cette interprétation est conforme à l’opinion maintenant bien établie selon laquelle le paragraphe 111(1) de la LIPR permet à la SAR de « confirme[r] la décision attaquée [de la Section de la protection des réfugiés] » (non souligné dans l’original), même si elle conclut que la SPR a commis une erreur de droit, une erreur de fait ou une erreur mixte de fait et de droit. Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a expliqué dans l’arrêt Huruglica au paragraphe 78 (non souligné dans l’original) :
[…] la SAR doit intervenir quand la SPR a commis une erreur de droit, de fait, ou une erreur mixte de fait et de droit. Dans la pratique, cela signifie qu’elle doit appliquer la norme de contrôle de la décision correcte. Si une erreur a été commise, la SAR peut confirmer la décision de la SPR sur un autre fondement. La SAR peut aussi casser une décision et y substituer la sienne eu égard à une demande, sauf si elle conclut qu’elle ne peut y arriver sans examiner les éléments de preuve présentés à la SPR (alinéa 111(2)b) de la LIPR).
La Cour d’appel a renchéri en déclarant ce qui suit, au paragraphe 103 (non souligné dans l’original) :
Au terme de mon analyse des dispositions législatives, je conclus que, concernant les conclusions de fait (ainsi que les conclusions mixtes de fait et de droit) comme celle dont il est question ici, laquelle ne soulève pas la question de la crédibilité des témoignages de vive voix, la SAR doit examiner les décisions de la SPR en appliquant la norme de la décision correcte. Ainsi, après examen attentif de la décision de la SPR, la SAR doit effectuer sa propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée par l’appelant. Après cette étape, la SAR peut statuer sur l’affaire de manière définitive, soit en confirmant la décision de la SPR, soit en cassant celle-ci et en y substituant sa propre décision sur le fond de la demande d’asile. L’affaire ne peut être renvoyée à la SPR pour réexamen que si la SAR conclut qu’elle ne peut rendre une décision définitive sans entendre les témoignages de vive voix présentés à la SPR. Nulle autre interprétation des dispositions législatives pertinentes ne serait raisonnable.
[71] Il ressort des remarques incidentes qui précèdent que la seule restriction liée à la compétence qui est imposée à la SAR pour statuer sur un appel se trouve au paragraphe 111(2) de la LIPR, qui prévoit que deux conditions doivent être réunies pour que la SAR puisse renvoyer l’affaire à la SPR en vertu du paragraphe 111(1) plutôt que de trancher elle-même la demande. La SAR doit conclure à la fois que la décision attaquée de la SPR renferme une erreur de droit, de fait ou mixte, et qu’elle ne peut confirmer la décision attaquée ou casser la décision et y substituer la décision qui, selon elle, aurait dû être rendue sans tenir une nouvelle audience en vue du réexamen des éléments de preuve qui avait été présentés à la SPR. Si ces conditions ne sont pas réunies, la SAR doit trancher elle-même la demande. Rien dans l’arrêt Huruglica ne laisse entendre que la SAR ne peut, en vertu de sa compétence, substituer sa propre décision sur le fond de la demande d’asile en se fondant sur un élément qui n’avait pas été abordé par la SPR dans sa décision.
[72] Il convient de signaler que les décisions Jianzhu et Ojarikre ont toutes les deux été rendues avant l’arrêt Huruglica.
[73] En somme, contrairement à ce que soutient le ministre, le paragraphe 111(1) de la LIPR porte sur la question fondamentale de savoir si le demandeur d’asile a qualité de réfugié au sens de la Convention (ou celle de personne à protéger) et non sur des conclusions secondaires portant sur une question de droit, de fait ou de droit et de fait sur laquelle la décision de la SPR sur cette question était fondée. Le paragraphe 111(1) n’empêche pas la SAR de substituer sa propre décision sur la demande d’asile à celle de la SPR en se fondant sur un élément que la SPR n’avait pas abordé. Cela dit, même si le paragraphe 111(1) de la LIPR n’impose pas de restriction liée à la compétence au pouvoir de la SAR de statuer sur une demande d’asile en se fondant sur un élément qui n’a pas été abordé par la SPR, cela peut tout de même soulever des problèmes d’équité procédurale. J’aborde maintenant cette question.
C. La SAR a-t-elle enfreint les exigences de l’équité procédurale en reconnaissant aux défendeurs la qualité de réfugiés sur place au sens de la Convention sans avoir auparavant avisé le ministre que cette question était en jeu et sans lui offrir la possibilité de se faire entendre?
[74] Le paragraphe 110(3) de la LIPR prévoit qu’en principe, lorsqu’elle est saisie d’un appel, la SAR « procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la Section de la protection des réfugiés ». Le paragraphe 110(4), qui régit l’admission de nouveaux éléments de preuve de la personne en cause, crée une exception à cette règle. (Le ministre n’est pas assujetti aux mêmes restrictions — voir le paragraphe 110(5)). Il en va de même pour le paragraphe 110(6), qui permet à la SAR de tenir une audience lorsque certaines conditions préalables sont remplies.
[75] L’article 7 des Règles de la SAR prévoit que, lorsqu’elle estime qu’une audience n’est pas nécessaire, la SAR peut, « sans en aviser l’appelant et le ministre, rendre une décision sur l’appel sur la foi des documents qui ont été présentés ». Notre Cour a reconnu que, malgré cette disposition, le fait de rendre une décision sur un appel sur un nouveau fondement sans avoir d’abord avisé les parties que la question est en jeu peut constituer un manquement aux exigences de l’équité procédurale. Le juge Hughes a formulé dans les termes suivants cette exception au principe général dans le jugement Husian c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684, au paragraphe 10 : « [l]e fait est que si la SAR décide de se plonger dans le dossier afin de tirer d’autres conclusions de fond, elle devrait prévenir les parties et leur donner la possibilité de formuler des observations ».
[76] Habituellement, ce principe est invoqué lorsque la SAR confirme la décision par laquelle la SPR a, en vertu du paragraphe 111(1) de la LIPR, refusé de reconnaître au demandeur d’asile la qualité de réfugié au sens de la Convention, mais qu’elle fonde cette conclusion sur un motif différent de celui retenu par la SPR. Habituellement, en pareil cas, la SAR aura constaté une erreur dans l’analyse des faits ou du droit de la SPR, mais est néanmoins convaincue qu’il existe des raisons valables en fait et en droit pour tirer la même conclusion que la SPR (voir Xu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 639, au paragraphe 33 et la jurisprudence citée dans ce jugement; voir également Aghedo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 450, aux paragraphes 10 à 23). À mon avis, la contrainte relative à l’équité procédurale qui a été reconnue en ce qui concerne le paragraphe 111(1) de la LIPR s’applique également lorsque la SAR fait droit à un appel et qu’elle substitue, en vertu du paragraphe 111(1), à la décision de la SPR celle qui aurait dû être rendue selon elle par cette dernière.
[77] Le critère précis permettant de déterminer si l’équité procédurale exigeait que les parties soient avisées et qu’elles aient la possibilité de se faire entendre consiste à se demander si le fondement sur lequel la SAR a tranché l’affaire constitue une nouvelle question en ce sens qu’il s’agit d’une question différente, sur le plan juridique et factuel, des moyens d’appel invoqués et qu’on ne peut raisonnablement dire qu’elle découle des questions formulées en appel par les parties (voir Ching c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725, aux paragraphes 65 à 76, adoptant le critère énoncé dans l’arrêt R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689, au paragraphe 30). Dans l’affaire Mian, il s’agissait de déterminer les conséquences sur le plan de l’équité procédurale de l’examen, par une cour d’appel, d’une question qui n’avait pas été soulevée par les parties. Comme la juge Karakatsanis l’a expliqué récemment dans l’arrêt R. c. G.F., 2021 CSC 20, au paragraphe 93 :
…. [L’arrêt Mian] cherchait à établir un équilibre entre le processus contradictoire et l’obligation de la cour d’appel de s’assurer que justice est rendue. Pour s’acquitter de cette obligation, la cour d’appel devra parfois soulever une nouvelle question laissant entendre qu’il y a une erreur dans la décision de la juridiction inférieure qui déborde le cadre des arguments énoncés par les parties. Si la cour d’appel soulève une nouvelle question, l’équité du processus contradictoire exige qu’elle en avise à l’avance les parties et qu’elle leur donne l’occasion d’y répondre : Mian, par. 30. Toutefois, lorsque la cour d’appel soulève une question qui n’est pas « nouvelle », mais qui est plutôt fondée sur un élément des questions formulées par les parties ou qui constitue un tel élément, l’arrêt Mian donne aux juridictions d’appel le pouvoir discrétionnaire d’établir si un avis et des observations sont justifiés : par. 33.
[78] Même si les affaires Mian et G.F. concernaient toutes les deux des appels en matière criminelle, dont les intérêts et instances en cause sont bien distincts de ceux en cause dans appels à interjetés auprès de la SAR, il ne fait aucun doute que, dans tous les cas, la SAR doit trouver un juste équilibre entre le processus contradictoire et son devoir de s’assurer que les demandes d’asile soient correctement jugées. Le critère énoncé dans l’arrêt Mian précise comment on peut parvenir à cet équilibre.
[79] Lorsque, comme elle l’a fait en l’espèce, la SAR substitue à la décision attaquée sa propre décision en reconnaissant à un appelant la qualité de réfugié au sens de la Convention, que ce soit pour un nouveau motif ou pour toute autre raison, l’appelant n’aura rien à lui reprocher. La question clé que soulève la présente demande est celle de savoir dans quelle mesure, le cas échéant, le principe de l’équité procédurale qui ressort du critère de l’arrêt Mian s’applique au ministre en pareil cas. Ainsi, avant même d’examiner comment ce critère s’applique aux demandes d’asile sur place, il faut se pencher sur l’argument principal des défendeurs suivant lequel le ministre ne peut se prévaloir de ce critère maintenant, parce qu’il n’est pas intervenu dans l’appel devant la SAR. Selon les défendeurs, seules les parties à l’appel auraient droit à un avis de toute façon et, comme il n’est pas intervenu, le ministre n’était pas partie à l’appel.
[80] Je ne suis pas d’accord pour interpréter de façon aussi restrictive la notion de partie à un appel devant la SAR pour déterminer en quoi consiste l’avis en cause en l’espèce. À mon avis, selon les facteurs de l’arrêt Baker (Baker, aux paragraphes 21 à 28), le ministre a droit à l’équité procédurale même dans les appels dans lesquels il n’est pas intervenu. Il a notamment le droit d’être avisé que la SAR examine une nouvelle question et de se voir accorder la possibilité de formuler des observations à ce sujet. (Il se peut fort bien que le ministre ait également le droit de présenter des éléments de preuve sur la nouvelle question; toutefois, comme les doléances du ministre se limitent en l’espèce au fait qu’on lui a refusé le droit de formuler des observations sur la base du dossier dont disposait la SPR, je ne me prononcerai pas sur cette question). Il va sans dire que l’appelant aurait le droit de répliquer à toute observation formulée par le ministre.
[81] Sous réserve de certaines exceptions qui ne nous intéressent pas en l’espèce, la personne en cause et le ministre ont tous les deux le droit d’interjeter appel de la décision de la SPR relativement à une question de droit, de fait ou mixte (LIPR, paragraphe 110(1)). Je reconnais que, dans le cas d’un appel interjeté par la personne en cause, l’article 1 des Règles de la SAR définit le mot « partie » ainsi : « cette personne et le ministre, s’il intervient dans l’appel ». Je ne suis toutefois pas d’accord pour dire que, pour l’application des principes d’équité procédurale, cette définition est exhaustive et rend compte de tous les droits conférés au ministre dans le cadre des appels interjetés à la SAR par la personne en cause.
[82] Les droits permanents et généraux reconnus au ministre relativement aux appels en question sont confirmés ailleurs dans les Règles de la SAR. Plus important encore, le ministre peut intervenir de plein droit dans un appel « à tout moment avant que la Section rende une décision » (Règles de la SAR, paragraphe 4(1)). Les Règles de la SAR reconnaissent également les droits que possède le ministre relativement à un appel, indépendamment de son droit d’intervenir. Elles prévoient notamment ce qui suit :
• Dans le cas d’un appel interjeté par la personne en cause, la SAR transmet sans délai au ministre une copie de l’avis d’appel (Règles de la SAR, paragraphe 2(2)).
• Lorsque l’appel interjeté par la personne en cause a été mis en état, la SAR transmet sans délai au ministre une copie du dossier de l’appelant (Règles de la SAR, paragraphe 3(2)).
• La partie qui veut contester la validité, l’applicabilité ou l’effet, sur le plan constitutionnel, d’une disposition législative transmet notamment un avis de question constitutionnelle au ministre « même s’il n’est pas encore intervenu dans l’appel » (Règles de la SAR, alinéa 25(3)b)).
• Pour l’application de la règle portant sur une demande relative à la publicité des débats, le ministre est considéré comme une partie, « même s’il n’est pas encore intervenu dans l’appel » (Règles de la SAR, paragraphe 42(1)).
• Si le président de la CISR ordonne la formation d’un tribunal constitué de trois commissaires de la SAR pour instruire l’appel, la SAR en avise sans délai les parties par écrit, y compris le ministre, « même s’il n’est pas encore intervenu dans l’appel » (Règles de la SAR, paragraphe 43(1)).
• Si la personne en cause demande à la SAR de rétablir l’appel qu’elle a interjeté et ensuite retiré, la SAR transmet sans délai au ministre une copie de la demande faite par la personne en cause (Règles de la SAR, paragraphe 48(3)).
• Si la personne en cause demande à la SAR de rouvrir l’appel qui a fait l’objet d’une décision ou dont le désistement a été prononcé, la SAR transmet sans délai au ministre une copie de la demande faite par la personne en cause (Règles de la SAR, paragraphe 49(3)).
• Lorsqu’elle rend une décision définitive sur l’appel, la SAR transmet par écrit un avis de la décision au ministre (notamment) (Règles de la SAR, paragraphe 50(1).
[83] Il ressort à l’évidence de ces dispositions que le ministre possède des droits en matière d’équité procédurale devant la SAR même dans les cas où il n’est pas — ou n’est pas encore — intervenu. Au cœur de ses droits se trouve le droit d’être avisé des développements importants au fur et à mesure qu’ils se produisent, depuis l’introduction de l’appel jusqu’à sa conclusion. Cet avis permet au ministre de décider en toute connaissance de cause et en temps opportun de l’opportunité d’intervenir dans un appel en cours et de poursuivre une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire d’une décision une fois celle-ci rendue, ce qui revêt une importance cruciale. Ainsi, je ne peux souscrire à la thèse des défendeurs selon laquelle le ministre, ayant choisi de ne pas intervenir après avoir pris connaissance de leur dossier, n’avait pas le droit d’être avisé des développements ultérieurs concernant l’issue de l’appel et des demandes d’asile des défendeurs.
[84] J’en viens donc à l’application du critère énoncé dans l’arrêt Mian. Je tiens à rappeler qu’il s’agit de savoir si le fondement sur lequel la SAR a tranché l’appel constitue une nouvelle question en ce sens qu’il s’agit d’une question différente, sur le plan juridique et factuel, des moyens d’appel invoqués et qu’on ne peut raisonnablement dire qu’elle découle des questions formulées par les défendeurs (ceux-ci étant les seules parties à l’appel aux fins de cette partie de l’analyse). Ce n’est que si l’on répond affirmativement à cette question que l’on pourra conclure que la SAR n’a pas respecté les exigences de l’équité procédurale en tranchant l’appel comme elle l’a fait en ne donnant pas au préalable au ministre la possibilité de se faire entendre à ce sujet.
[85] J’en arrive à la conclusion, après avoir appliqué ce critère, que la demande d’asile sur place est une nouvelle question et que la SAR était donc tenue d’aviser le ministre — et, bien entendu, les défendeurs — que cette question pouvait être prise en considération pour trancher l’appel. Je conclus également que toutes les parties auraient dû avoir l’occasion d’aborder cette question avant que l’appel ne soit tranché. La SPR a tranché les demandes d’asile sur la question préalable de l’identité personnelle; elle n’a pas abordé le fond des demandes de quelque façon que ce soit. Par conséquent, l’appel interjeté par les défendeurs à la SAR se limitait à cette question préalable. Les demandes d’asile sur place sont distinctes, sur le plan juridique et factuel, des moyens d’appel se rapportant à la question préalable de l’identité et sont également distinctes des nouveaux éléments de preuve présentés par les défendeurs. De plus, on ne peut raisonnablement dire qu’elles découlent des questions formulées par les défendeurs dans leur appel. Dans ces conditions, on peut à juste titre dire que le ministre a été surpris de constater que l’appel avait été tranché en fonction de ce fondement.
[86] Il est vrai que les deux demandes d’asile sur place faisaient partie des demandes d’asile présentées à la SPR. Il est également vrai que, dans leur demande de réparation subsidiaire, les défendeurs ont demandé à la SAR de trancher leurs demandes d’asile en leur faveur, ce qui incluait vraisemblablement les deux demandes d’asile sur place. Ce qu’il importe de retenir, c’est que ces demandes ne faisaient pas — et ne pouvaient pas faire — partie des moyens d’appel formulés par les défendeurs.
[87] Comme je l’ai déjà expliqué, pour trancher l’appel dont elle est saisie, la SAR a compétence pour examiner des questions que la SPR n’avait pas abordées dans sa décision. De plus, l’examen de la SAR ne se limite pas aux questions soulevées en appel. Toutefois, lorsque, comme en l’espèce, le dossier se démarque radicalement de la décision de la SPR et des moyens d’appel formulés par les défendeurs, force est de constater que la SAR n’a pas respecté les exigences de l’équité procédurale en tranchant l’appel en se fondant sur les éléments qu’elle avait retenus sans aviser d’abord le ministre qu’une nouvelle question était en jeu et sans lui donner la possibilité de se faire entendre. (C’est d’abord et avant tout à la SAR qu’il appartient de préciser comment cet avis devrait être donné, mais elle pourrait s’inspirer des indications données dans l’arrêt Mian, aux paragraphes 53 à 60.)
[88] Enfin, je suis convaincu que ce manquement aux exigences de l’équité procédurale justifie l’annulation de la décision de la SAR. Comme la Cour suprême du Canada l’a jugé dans l’arrêt Baker (au paragraphe 22) : « les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur ». Malheureusement, à cause de la façon dont la SAR a agi, ces exigences n’ont pas été respectées.
D. La décision par laquelle la SAR a accordé aux défendeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention est-elle déraisonnable?
[89] Comme je l’ai déjà dit, il n’est pas nécessaire d’aborder cette question.
VII. CONCLUSION
[90] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire du ministre est accueillie. La décision rendue le 21 janvier 2020 par la Section d’appel des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision. Il est entendu qu’à moins que le ministre ne présente de nouveaux éléments de preuve remettant en question l’identité personnelle des défendeurs, la SAR tiendra pour acquis que l’identité personnelle des défendeurs a été établie.
[91] Les parties n’ont pas proposé de question grave de portée générale à certifier en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR et je conviens que le présent dossier n’en soulève aucune.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1168-20
LA COUR STATUE QUE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
2. La décision rendue le 21 janvier 2020 par la Section d’appel des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision;
3. Il est entendu qu’à moins que le ministre ne présente de nouveaux éléments de preuve remettant en question l’identité personnelle des défendeurs, la SAR tiendra pour acquis que l’identité personnelle des défendeurs a été établie;
4. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.