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2020 CAF 86

A-388-19

Apotex Inc. (appelante)

c.

Bayer Inc., Bayer Intellectual Property GMBH, Teva Canada Limitée, Taro Pharmaceuticals Inc. et Sandoz Canada Inc. (intimées)

A-389-19

Teva Canada Limitée (appelante)

c.

Bayer Inc., Bayer Intellectual Property GMBH, Apotex Inc., Taro Pharmaceuticals Inc. et Sandoz Canada Inc. (intimées)

Répertorié : Apotex Inc. c. Bayer Inc.

Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Pelletier et de Montigny, J.C.A.—Toronto, 13 janvier; Ottawa, 14 mai 2020.

Brevets –– Pratique –– Appels de la décision de la Cour fédérale ordonnant que l’audition des questions communes dans Bayer Inc. et al. c. Taro Pharmaceuticals Inc. (T-435-19) et Bayer Inc. et al. c. Sandoz Canada Inc. (T-806-19) ait lieu au même moment que l’audition des questions communes dans Bayer Inc. et al. c. Teva Canada Limitée (T-1960-18) et Bayer Inc. et al. c. Apotex Inc. (T-2093-18) –– Une protonotaire avait auparavant ordonné (Bayer no 1) que les questions d’invalidité communes dans Bayer Inc. et al. c. Teva Canada Limitée (T-1960-18) et dans Bayer Inc. et al. c. Apotex Inc. (T-2093-18) fassent l’objet d’une seule audience et que les procès se déroulent séparément à l’égard de toutes les autres questions –– Les intimées Bayer Inc. et Bayer Intellectual Property GMBH (Bayer) commercialisent et vendent au Canada le produit pharmaceutique XARELTOMD, un anticoagulant dont l’ingrédient actif est le rivaroxaban; elles ont inscrit au Registre des brevets les brevets canadiens nos 2547113, 2624310, 2823159 et 2396561 (brevet ′561) relativement au XARELTO en doses de 10, 15 et 20 mg –– Les quatre actions que Bayer a intentées contre les appelantes Teva Canada Limitée (Teva) et Apotex Inc. (Apotex) et contre les intimées Taro Pharmaceuticals Inc. (Taro) et Sandoz Canada Inc. (Sandoz) découlent de la signification à Bayer d’avis d’allégation (AA) par les quatre fabricants de produits pharmaceutiques génériques aux termes du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) –– Dans leurs AA, les fabricants de produits génériques affirment notamment que les brevets en cause ne sont pas valides, à l’exception du brevet ′561 –– Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de révision en rendant l’ordonnance contestée –– L’ordonnance contestée enfreignait l’interdiction énoncée à l’art. 6.02 du Règlement, qui interdit de réunir une action à une action intentée en vertu de l’art. 6(1) durant la période au cours de laquelle le ministre ne peut délivrer un avis de conformité en application de l’art. 7(1)d) — L’ordonnance Bayer no 1 de la protonotaire, comme l’ordonnance contestée, contrevenait à l’interdiction énoncée à l’art. 6.02 –– Selon la protonotaire, la jonction d’actions est également la réunion d’actions; par conséquent, puisque l’art. 6.02 n’interdit que la réunion, il n’interdisait pas que deux actions fassent l’objet d’une audience conjointe — La protonotaire a commis une erreur en arrivant à cette conclusion — Le libellé de l’interdiction englobe plus que simplement la réunion d’instances –– Les définitions des termes « réunir » et « join » ont été examinées; ils sont suffisamment vastes pour comprendre une ordonnance comme l’ordonnance contestée –– Malgré que le juge n’a pas commis d’erreur en ce qui concerne la règle 105 des Règles des Cours fédérales, le fait de tenir une seule audience pour les questions communes aux quatre actions était incompatible avec l’interdiction à l’art. 6.02 –– Appels accueillis.

Pratique — Parties — Jonction — La Cour fédérale a ordonné que l’audition des questions communes dans Bayer Inc. et al. c. Taro Pharmaceuticals Inc. (T-435-19) et Bayer Inc. et al. c. Sandoz Canada Inc. (T‑806‑19) ait lieu au même moment que l’audition des questions communes dans Bayer Inc. et al. c. Teva Canada Limitée (T-1960-18) et Bayer Inc. et al. c. Apotex Inc. (T-2093-18) –– Une protonotaire avait auparavant ordonné (Bayer no 1) que les questions d’invalidité communes dans Bayer Inc. et al. c. Teva Canada Limitée (T-1960-18) et dans Bayer Inc. et al. c. Apotex Inc. (T-2093-18) fassent l’objet d’une seule audience; et que les procès se déroulent séparément à l’égard de toutes les autres questions –– Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de révision en rendant l’ordonnance contestée –– La règle 105 des Règles des Cours fédérales a conféré au juge de la Cour fédérale le pouvoir discrétionnaire de rendre l’ordonnance qu’il a rendue –– Le juge a eu raison de tenir compte à la fois de la règle 3 et des pouvoirs que lui confère la règle 385(1) –– La règle 105 s’appliquait dans la présente affaire et était pertinente –– La Cour doit tenir compte de plusieurs facteurs avant de rendre une ordonnance en application de la règle 105, notamment si elle causera un préjudice –– Rien dans la disposition n’appuyait les observations des appelantes en faveur d’une protection réelle des intérêts commerciaux des premier et deuxième fabricants de médicaments génériques à signifier un avis d’allégation — Par conséquent, le juge n’a pas commis une erreur en ne concluant pas que son ordonnance porterait préjudice aux appelantes –– Il n’a pas commis une erreur non plus en concluant qu’une audience sur les questions communes était la meilleure solution pour les parties et pour la Cour –– Toutefois, l’art. 6.02 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) interdit de réunir une action à une action intentée en vertu de l’art. 6(1) durant la période au cours de laquelle le ministre ne peut délivrer un avis de conformité en application de l’art. 7(1)d) — L’ordonnance contestée enfreignait l’interdiction à cette disposition — La décision de la Cour fédérale a été annulée.

Il s’agissait de deux appels de la décision de la Cour fédérale d’ordonner que l’audition des questions communes dans Bayer Inc. et al. c. Taro Pharmaceuticals Inc. (T-435-19) et Bayer Inc. et al. c. Sandoz Canada Inc. (T-806-19) ait lieu au même moment que l’audition des questions communes dans Bayer Inc. et al. c. Teva Canada Limitée (T-1960-18) et Bayer Inc. et al. c. Apotex Inc. (T-2093-18). Une protonotaire avait auparavant ordonné (Bayer no 1) que les questions d’invalidité communes dans Bayer Inc. et al. c. Teva Canada Limitée (T-1960-18) et dans Bayer Inc. et al. c. Apotex Inc. (T-2093-18) fassent l’objet d’une seule audience et que les procès se déroulent séparément à l’égard de toutes les autres questions. Les intimées Bayer Inc. et Bayer Intellectual Property GMBH (Bayer) commercialisent et vendent au Canada le produit pharmaceutique XARELTOMD, un anticoagulant dont l’ingrédient actif est le rivaroxaban, et elles ont inscrit au Registre des brevets les brevets canadiens nos 2547113 (le brevet ′113), 2624310 (le brevet ′310), 2823159 (le brevet ′159) et 2396561 (le brevet ′561) relativement au XARELTO en doses de 10, 15 et 20 mg. Les quatre actions que Bayer a intentées contre les appelantes Teva Canada Limitée (Teva) et Apotex Inc. (Apotex) et contre les intimées Taro Pharmaceuticals Inc. (Taro) et Sandoz Canada Inc. (Sandoz) découlent de la signification à Bayer d’avis d’allégation (AA) par les quatre fabricants de produits pharmaceutiques génériques aux termes du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement). Plus précisément, dans leurs AA, les fabricants de produits génériques affirment notamment que les brevets en cause ne sont pas valides, à l’exception du brevet ′561, qu’ils ne contestent pas et qui expire le 11 décembre 2020.

Les appelantes Teva et Apotex ont soutenu que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en rendant l’ordonnance contestée réunissant leurs actions à celles des intimées pour ce qui est des questions communes, et que la Cour d’appel fédérale devrait par conséquent intervenir. Les appelantes ont présenté plusieurs observations à l’appui de leur thèse. Elles ont affirmé plus précisément que la Cour n’a pas tenu compte de la règle 105 des Règles des Cours fédérales (Règles), et que, par conséquent, elle n’a pas tenu compte non plus du préjudice lorsqu’elle a rendu sa décision. Les appelantes ont déclaré que, parce qu’il n’a pas tenu compte de la règle 105, le juge de la Cour fédérale s’est également trompé quant au préjudice qui pouvait découler de l’ordonnance, comme la complexité, les coûts et le retard. Les appelantes ont soutenu également qu’elles étaient sur le point de devenir les premières à faire leur entrée sur le marché du rivaroxaban générique parce qu’elles avaient été les premières à signifier leurs AA relativement à leurs produits respectifs et qu’elles devraient jouir de l’avantage d’être les premières. En outre, les appelantes ont prétendu que la Cour fédérale a commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte des articles 6.02, 6.08 et 6.09 du Règlement.

Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de révision en rendant l’ordonnance contestée.

Arrêt : les appels doivent être accueillis.

La règle 105 confère à la Cour le pouvoir de réunir deux ou plusieurs instances ou d’ordonner que les instances soient instruites conjointement ou instruites successivement. Bien que le juge de la Cour fédérale n’ait pas renvoyé à la règle 105 dans sa décision, rien n’a découlé de cette omission. Rien non plus n’a découlé du fait que la Cour fédérale se soit appuyée sur la règle 3 et sur la compétence inhérente de la Cour d’être maître de ses procédures. La règle 105 a conféré au juge de la Cour fédérale le pouvoir discrétionnaire de rendre l’ordonnance qu’il a rendue, et il ne fait aucun doute qu’en prononçant cette ordonnance, le juge a eu raison de tenir compte à la fois de la règle 3 et des pouvoirs que lui confère la règle 385(1). La question était de savoir si, en rendant son ordonnance, le juge a commis une erreur dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère la règle 105. Bien que le juge n’ait pas mentionné la règle 105 dans ses motifs, cette règle s’appliquait et était pertinente. En outre, il n’existait aucune circonstance spéciale qui aurait permis au juge d’exempter l’application de la règle 105. Par conséquent, le juge ne pouvait pas retirer des parties les droits que leur accorde la règle 105, même lors de la gestion de l’instance. Pour décider s’il faut rendre une ordonnance aux termes de la règle 105, la Cour doit tenir compte de plusieurs facteurs, à savoir la similitude des parties, des questions en litige, des faits et des redressements. La Cour doit également décider si l’ordonnance causera un préjudice, un facteur qui a un poids considérable. Ces principes ne s’appliquent pas uniquement aux ordonnances de réunion, mais également aux autres ordonnances rendues en application de la règle 105, comme celle en l’espèce. Les appelantes ont affirmé que l’ordonnance du juge leur causait un préjudice, plus précisément, au premier fabricant de médicaments génériques qui signifie son AA à un titulaire de brevet en lui faisant perdre l’avantage d’être le premier à entrer sur le marché, et que l’ordonnance était donc contraire à l’un des objectifs du Règlement, soit favoriser une entrée rapide sur le marché des médicaments génériques. Rien dans la disposition n’appuyait les observations des appelantes en faveur d’une protection réelle des intérêts commerciaux du premier fabricant de médicaments génériques ou, en l’espèce, des premier et deuxième fabricants de médicaments génériques à signifier un AA. La loi canadienne dans ce domaine diffère de la loi équivalente des États-Unis, qui accorde aux premiers à faire leur entrée sur le marché américain l’avantage recherché par les appelantes. Même s’il avait peut-être été préférable et plus équitable de donner aux premiers à faire leur entrée sur le marché la protection offerte à leurs homologues américains, rien dans le Règlement n’appuyait la thèse des appelantes selon laquelle elles ont droit à un tel avantage au Canada. En ce qui concerne l’article 8 du Règlement portant sur les réclamations des fabricants de produits génériques, la Cour fédérale ou toute autre cour supérieure détermine la perte subie par le fabricant de produits génériques et, ce faisant, la Cour tient compte des facteurs qu’elle juge pertinents à cette fin. Par conséquent, la Cour peut tenir compte de la perte d’une part du marché. Cependant, il n’était pas nécessaire de se prononcer dans les présents appels sur la question de savoir si un fabricant de produits génériques peut demander une indemnisation aux termes de l’article 8 parce qu’il a été le premier à faire des démarches, c’est-à-dire parce qu’il a signifié son AA en premier. Par conséquent, le juge n’a pas commis une erreur en ne concluant pas que son ordonnance porterait préjudice aux appelantes. Le juge était convaincu, pour les motifs énoncés dans la décision Biogen Canada Inc. c. Taro Pharmaceutical Inc., que le Règlement n’accorde pas au premier fabricant de produits génériques à signifier un AA le droit à une audience antérieure à celle de toute autre partie intéressée. Aucune erreur n’a été décelée dans le raisonnement de la protonotaire dans la décision Biogen et, par conséquent, aucune erreur n’a été constatée dans le fait que le juge de la Cour fédérale ait adopté ce raisonnement.

En ce qui concerne le fardeau de la preuve en application des Règles, la règle 105 s’appliquait, et le fardeau de la preuve reposait sur les parties qui cherchaient à obtenir une ordonnance en application de cette règle. Cependant, le fardeau de la preuve renvoie à l’obligation d’une partie d’établir des faits sur une question précise. Si la partie à laquelle le fardeau incombe omet de fournir les éléments de preuve requis, elle n’obtiendra pas gain de cause à l’égard de la question en litige. Ces circonstances n’existaient pas dans la présente affaire et, par conséquent, la question du fardeau de la preuve était en fin de compte sans pertinence. En l’espèce, la question du préjudice dépendait de la question de savoir si la disposition conférait à la partie qui est la première à signifier son AA le droit d’être entendue en premier. Il s’agissait d’une question de droit, et le juge n’avait besoin d’aucune preuve pour rendre sa décision. Le juge a examiné les observations des parties et a conclu que la disposition ne confère pas un tel droit et, par conséquent, que les appelantes ne subiraient aucun préjudice découlant d’une ordonnance exigeant qu’une seule audience sur les questions communes ait lieu dans leurs actions et celles des intimées. Le juge n’a commis aucune erreur dans ces décisions. Dans ces circonstances, la question de savoir si le juge a inversé le fardeau de la preuve était sans pertinence. Les observations des appelantes sur le fardeau de la preuve ont donc été rejetées.

Le juge n’a pas commis d’erreur en ne tenant pas compte de l’article 6.08 du Règlement. Taro et Sandoz pouvaient manifestement convenir, comme elles l’ont fait, à ce que le juge ordonne que leurs actions soient réunies à celles des appelantes relativement aux questions communes. Même si le juge aurait pu refuser de rendre l’ordonnance contestée, il était d’avis qu’une seule audience sur les questions communes était la meilleure solution pour les parties et pour la Cour. Ses motifs ne révélaient pas d’erreur de principe ou d’erreur manifeste et dominante.

Les observations des appelantes concernant l’article 6.02 étaient bien fondées et l’ordonnance contestée enfreignait l’interdiction à cette disposition. L’article 6.02 interdit de réunir une action à une action intentée en vertu du paragraphe 6(1) durant la période au cours de laquelle le ministre ne peut délivrer un avis de conformité en application de l’alinéa 7(1)d). La question qu’il fallait trancher était celle de savoir quel était l’effet de l’interdiction à l’article 6.02 du Règlement sur les Règles. Autrement dit, si le mot « réunie » à l’article 6.02 du Règlement a le même sens que le mot « réunies » à la règle 105, ou si le mot « réunie » a un sens plus large. Dans Bayer no 1, la protonotaire a ordonné en fin de compte que les actions de Teva et d’Apotex soient entendues simultanément pour les questions communes et a conclu que cette ordonnance ne contreviendrait pas à l’article 6.02 du Règlement. Une ordonnance de réunion rendrait la situation extrêmement difficile pour toutes les parties. Les motifs de la protonotaire indiquaient clairement qu’il était en fait impossible de réunir les deux actions dont elle était saisie. Dans la plupart des cas, il n’est simplement pas possible de réunir plusieurs instances engagées aux termes du paragraphe 6(1) dans une seule action, notamment car des parties différentes participent à chaque action et ont généralement des avocats différents. En outre, la question de la contrefaçon n’est pas nécessairement la même dans chaque action. De ce fait, il n’est pas réaliste de joindre les actions. Cependant, il est possible de tenir des audiences communes sur des questions communes, et ce sera généralement le moyen privilégié (et le moyen le plus rapide) de joindre les actions en vue d’atteindre l’objectif de simplification et de réduction des coûts pour la Cour et pour les parties. C’est pour cette raison qu’aucune erreur susceptible de révision de la part du juge n’a été décelée dans la décision portant sur la règle 105. Il est ressorti clairement des motifs de la protonotaire dans l’ordonnance Bayer no 1 que, selon elle, la jonction d’actions est également la réunion d’actions. Par conséquent, puisque l’article 6.02 n’interdit que la réunion, il n’interdisait pas que deux actions fassent l’objet d’une audience conjointe. La protonotaire a commis une erreur en arrivant à cette conclusion. L’ordonnance Bayer no 1 de la protonotaire, comme l’ordonnance contestée, contrevenait à l’article 6.02. Le libellé de l’interdiction englobe plus que simplement la réunion d’instances décrite par la protonotaire dans l’ordonnance Bayer no 1. Les définitions des termes « réunir » et « join » ont été examinées et ces définitions appuyaient une interdiction plus large. Ils sont suffisamment vastes pour comprendre une ordonnance comme l’ordonnance contestée. Cela a permis de penser que l’ordonnance contestée a en fait réuni les quatre actions au sens de l’interdiction à l’article 6.02, en ce qui concerne les questions communes. Le fait qu’elles n’aient pas été réunies relativement à toutes les questions n’était pas pertinent. Même si le mot français « réuni » correspond au mot anglais « consolidated » à la règle 105 et au mot « joined » à l’article 6.02 du Règlement, cela ne voulait pas dire que l’interdiction de la réunion à l’article 6.02 du Règlement ne s’applique qu’à une « réunion » au sens strict, comme la protonotaire l’avait interprété. Toute la raison d’être de l’interdiction à l’article 6.02 est qu’une seule action engagée en application du paragraphe 6(1) soit résolue rapidement, en tenant compte du délai de 24 mois dans lequel l’action doit être tranchée. Malgré que le juge n’a pas commis d’erreur en ce qui concerne la règle 105, le fait de tenir une seule audience pour les questions communes aux quatre actions était incompatible avec l’interdiction à l’article 6.02. Le fait d’avoir une seule audience sur les questions communes aurait non seulement pour effet de prolonger cette audience, mais aussi de retarder inévitablement les audiences des appelantes sur les questions de contrefaçon. Même si la conclusion selon laquelle la réunion d’actions a un sens plus vaste que la réunion et la conclusion selon laquelle le terme avait le même sens dans les deux dispositions étaient erronées, l’ordonnance contestée a eu pour effet de réunir les actions au sens que la protonotaire a attribué à ce terme.

Enfin, le Règlement n’exige pas que la Cour fédérale rende un jugement dans un délai de 24 mois (article 6.09). Bien qu’il soit vrai que le Règlement interdit au ministre de délivrer un avis de conformité à un fabricant de produits génériques avant la fin de la période de 24 mois, il n’exige pas que la Cour fédérale rende un jugement dans ce délai. Le Règlement indique clairement qu’il incombe aux parties, bien qu’avec l’aide de la Cour, de faire avancer une action intentée aux termes du paragraphe 6(1) aussi efficacement que possible. En conséquence, bien que le délai de 24 mois soit un facteur très pertinent pour rendre des ordonnances en application de la règle 105, il n’est pas le seul facteur à prendre en considération.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Drug Price Competition and Patent Term Restoration Act of 1984, Pub. L. No. 98-417, 98 Stat. 1589 (1984), S. 505(j)(4)(B)(IV).

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, art. 6(1),(3),(5)b) (DORS/2006-242, art. 3; err. (A), vol. 140, no 23; DORS/2008-211, art. 3), 6.02, 6.08, 6.09, 6.1(1), 7(1)d),(8), 8.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 1714 à 1718.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 3, 55, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 213, 221, 342(1), 369, 385.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Biogen Canada Inc. c. Taro Pharmaceutical Inc., 2018 CF 1034; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331; Apotex Inc. c. Merck & Co., 2003 CAF 438; Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 R.C.S. 533.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Bayer Inc. c. Apotex Inc., 2019 CF 191; Bayer Inc. c. Dr. Reddy’s Laboratories Ltd., 2019 CF 1408; Global Restaurant Operations of Ireland Ltd. c. Boston Pizza Royalties Ltd. Partnership, 2005 FC 317; John E. Canning Ltd. c. Tripap Inc., 1999 CanLII 8029, [1999] A.C.F. no 715 (QL) (1re inst.); Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Novopharm Ltée, 2007 CAF 163, [2008] 1 R.C.F. 174; Halifax (Municipalité régionale) c. Canada, 2008 CF 1159.

DÉCISIONS CITÉES :

Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Novopharm Limited, 2009 CF 1285; Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd., [1994] A.C.F. no 680 (QL), sub. nom. Ely Lilly and Co. v. Apotex Inc., 48 A.C.W.S. (3d) 31, [1994] 55 C.P.R. (3d) 429, 1994 CarswellNat 2072 (WL Can.) (1re inst.); Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [1993] A.C.F. no 1118 (QL) (1re inst.); Mon-Oil Ltd. c. Canada, [1989] A.C.F. no 227 (QL) (1re inst.); Janssen-Ortho Inc. c. Apotex, 2009 CF 866; Apotex Inc. c. Shire LLC, 2017 CF 139; Sivamoorthy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 307.

DOCTRINE CITÉE

Hughes, Roger T. Annotated Federal Court Act and Rules, Markham, Ont. : Butterworths, 1998.

Larousse Langue Française, « joindre », « jonction », « réunir », en ligne : <www.larousse.fr/dictionnaires/francais>.

Merriam-Webster Dictionary, [traduction] « joindre », [traduction] « rassembler », en ligne : <www.merriam-webster.com/dictionary>.

Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, DORS/2017-166, Gaz. C. 2017.II.32.

APPELS de la décision de la Cour fédérale (Bayer Inc. c. Teva Canada Limitée, 2019 CF 1039) d’ordonner que l’audition des questions communes dans Bayer Inc. et al. c. Taro Pharmaceuticals Inc. (T-435-19) et Bayer Inc. et al. c. Sandoz Canada Inc. (T-806-19) ait lieu au même moment que l’audition des questions communes dans Bayer Inc. et al. c. Teva Canada Limitée (T‑1960-18) et Bayer Inc. et al. c. Apotex Inc. (T-2093-18). Appels accueillis.

ONT COMPARU :

Harry Radomski et Daniel Cappe pour l’appelante Apotex Inc.

J. Bradley White et Lillian Wallace pour l’appelante Teva Canada Limitée.

Melissa Binns pour les intimées Bayer Inc. et Bayer Intellectual Property GMBH.

Kavita Ramamoorthy et Ben Wallwork pour l’intimée Taro Pharmaceuticals Inc.

Carol Hitchman et Kelly McClellan pour l’intimée Sandoz Canada Inc.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Goodmans LLP, Toronto, pour l’appelante Apotex Inc.

Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l., Ottawa, pour l’appelante Teva Canada Limitée.

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l., Ottawa, pour les intimées Bayer Inc. et Bayer Intellectual Property GMBH.

Fineberg Ramamoorthy LLP, Toronto, pour l’intimée Taro Pharmaceuticals Inc.

Sprigings Intellectual Property Law, Toronto, pour l’intimée Sandoz Canada Inc.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Nadon, J.C.A. :

I.          Introduction et antécédents procéduraux

[1]        La Cour est saisie de deux appels de l’ordonnance rendue le 1er août 2019 par le juge Pentney de la Cour fédérale (2019 CF 1039 [motifs]). Le juge a ordonné que l’audition des questions communes dans Bayer Inc. et al. c. Taro Pharmaceuticals Inc. (T-435-19) et Bayer Inc. et al. c. Sandoz Canada Inc. (T-806-19) ait lieu au même moment que l’audition des questions communes dans Bayer Inc. et al. c. Teva Canada Limitée (T-1960-18) et Bayer Inc. et al. c. Apotex Inc. (T-2093-18).

[2]        Il faut souligner que le 14 février 2019 (2019 CF 191 [Bayer no 1]), la protonotaire Tabib avait ordonné que les questions d’invalidité communes au dossier T-1960-18 (Bayer Inc. et al. c. Teva Canada Limitée) et au dossier T-2093-18 (Bayer Inc. et al. c. Apotex Inc.) fassent l’objet d’une seule audience et que les procès se déroulent séparément à l’égard de toutes les autres questions. J’appellerai l’ordonnance de la protonotaire l’ordonnance Bayer no 1.

[3]        Les intimées Bayer Inc. et Bayer Intellectual Property GmbH (Bayer) commercialisent et vendent au Canada le produit pharmaceutique XARELTOMD, un anticoagulant dont l’ingrédient actif est le rivaroxaban, et elles ont inscrit au Registre des brevets les brevets canadiens nos 2547113 (le brevet ′113); 2624310 (le brevet ′310); 2823159 (le brevet ′159) et 2396561 (le brevet ′561) relativement au XARELTO en doses de 10, 15 et 20 mg.

[4]        Les quatre actions que Bayer a intentées contre les appelantes Teva Canada Limitée (Teva) et Apotex Inc. (Apotex) et contre les intimées Taro Pharmaceuticals Inc. (Taro) et Sandoz Canada Inc. (Sandoz) découlent de la signification à Bayer d’avis d’allégation (AA) par les quatre fabricants de produits pharmaceutiques génériques aux termes du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, tel qu’il était modifié le 21 septembre 2017 (le Règlement). Plus précisément, dans leurs AA, les fabricants de produits génériques affirment notamment que les brevets en cause ne sont pas valides, à l’exception du brevet 561, qu’ils ne contestent pas et qui expire le 11 décembre 2020.

[5]        Je souligne également que, le 12 novembre 2019, dans la décision Bayer Inc. c. Dr. Reddy’s Laboratories Ltd., 2019 CF 1408 (Dr. Reddy’s), la protonotaire a rejeté une requête présentée par un autre fabricant de produits pharmaceutiques génériques afin que l’audience dans son action sur la question de l’invalidité ait lieu lors de l’audience sur les questions communes pour les quatre actions susmentionnées.

[6]        Les appelantes Teva et Apotex soutiennent que le juge a commis une erreur en rendant l’ordonnance contestée réunissant leurs actions à celles des intimées pour ce qui est des questions communes, et que nous devrions par conséquent intervenir. Les appelantes présentent plusieurs observations à l’appui de leur thèse.

[7]        Les appelantes affirment que la Cour n’a pas tenu compte de la règle 105 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), et que, par conséquent, elle n’a pas tenu compte du préjudice lorsqu’elle a rendu sa décision. La règle 105 dispose que la Cour peut, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, ordonner que deux ou plusieurs instances « soient réunies, instruites conjointement ou instruites successivement ». La règle 105, selon les appelantes, donne à la Cour fédérale le pouvoir que le juge a exercé dans son ordonnance, c’est-à-dire le pouvoir de déterminer comment deux ou plusieurs instances dont la Cour est saisie doivent être entendues l’une par rapport à l’autre. Les appelantes affirment que le juge a commis une erreur en omettant de renvoyer à la règle 105 et en fondant plutôt son ordonnance sur la compétence inhérente de la Cour d’être maître de ses procédures et sur la règle 3 qui dispose que les règles sont interprétées et appliquées « de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ».

[8]        Les appelantes déclarent que, parce qu’il n’a pas tenu compte de la règle 105, le juge s’est également trompé quant au préjudice qui pouvait découler de l’ordonnance. Selon les appelantes, le préjudice est le facteur le plus important que la Cour doit examiner pour déterminer si elle devrait exercer les pouvoirs énoncés à la règle 105. Les appelantes affirment que, même s’il incombait aux intimées de démontrer que l’ordonnance ne causerait pas de préjudice aux appelantes, le juge a inversé à tort le fardeau de la preuve en demandant que les appelantes elles-mêmes démontrent que l’ordonnance leur porterait préjudice.

[9]        Les observations des appelantes sur le préjudice qui découlerait de l’ordonnance sont les suivantes. Elles soutiennent qu’elles étaient sur le point de devenir les premières à faire leur entrée sur le marché du rivaroxaban générique parce qu’elles ont été les premières à signifier leurs AA relativement à leurs produits respectifs.

[10]      Les appelantes affirment que Taro et Sandoz, en revanche, étaient en voie de faire leur entrée sur le marché du rivaroxaban générique plus tard, parce qu’elles ont retardé la signification de leurs AA respectifs pendant une longue période après que les appelantes avaient signifié les leurs. En raison du retard à signifier leurs AA, Bayer n’a intenté d’actions contre Taro et Sandoz qu’en mars et en mai 2019 respectivement, soit quelques mois après les actions qu’elle avait intentées contre les appelantes Teva et Apotex en novembre et en décembre 2018 respectivement.

[11]      Les appelantes affirment aussi qu’en raison du sursis de 24 mois prévu par le Règlement, la Cour fédérale doit régler leurs actions au plus tard le 9 novembre et le 7 décembre 2020 respectivement. Les actions de Taro et Sandoz, en revanche, ne doivent être réglées qu’au printemps 2021.

[12]      Les parties nous ont fourni un tableau (mémoire des faits et du droit d’Apotex, au paragraphe 30; mémoire des faits et du droit de Teva, au paragraphe 15) qui présente les dates pertinentes des quatre instances :

Défenderesse

Date de signification de l’avis d’allégation

Date de la déclaration

24 mois

Teva

28 septembre 2018

9 novembre 2018

9 novembre 2020

Apotex

23 octobre 2018

7 décembre 2018

7 décembre 2020

Date d’expiration du brevet 561 : le 11 décembre 2020

Taro

23 janvier 2019

8 mars 2019

8 mars 2021

Sandoz

2 avril 2019

17 mai 2019

17 mai 2021

[13]      Ainsi, les appelantes soutiennent que si elles obtiennent gain de cause, elles feront leur entrée sur le marché le 11 décembre 2020, à la date d’expiration du brevet ′561. Aucune des parties ne l’a contesté, comme je l’ai indiqué précédemment.

[14]      Selon les appelantes, avant le prononcé de l’ordonnance, si les actions intentées contre elles par Bayer étaient rejetées, elles auraient partagé l’avantage d’être les premières à entrer sur le marché du rivaroxaban. Les appelantes affirment que l’ordonnance du juge a pour effet de leur faire perdre l’avantage d’être les premières à entrer sur le marché et que Taro et Sandoz [traduction] « seront en mesure de passer en tête de file et de faire leur entrée sur le marché du rivaroxaban en même temps que les premières à faire leur entrée sur le marché, à savoir Apotex et Teva (si elles obtenaient gain de cause) » (mémoire des faits et du droit d’Apotex, au paragraphe 5).

[15]      Les appelantes poursuivent en déclarant que l’avantage d’être les premières à entrer sur le marché est important dans le cas du marché des médicaments génériques et que sa perte leur causera un préjudice irréparable. Elles ajoutent que sans cet avantage, les fabricants de médicaments génériques n’auront pas de raison de chercher à faire leur entrée sur le marché rapidement.

[16]      Pour ces motifs, les appelantes reprochent au juge d’avoir rejeté d’emblée le préjudice qu’elles subiront, selon elles. Selon les appelantes, le juge s’est concentré, à tort, sur la question de savoir si l’audience commune sur l’invalidité favoriserait l’efficacité procédurale. Les appelantes affirment que si le juge avait convenablement tenu compte de la question du préjudice, il devait conclure que Taro, Sandoz et Bayer n’avaient pas démontré qu’une audience commune ne porterait pas préjudice aux appelantes ou que des audiences distinctes porteraient préjudice aux intimées.

[17]      Les appelantes ont également souligné que l’ordonnance du juge a aussi pour effet d’accroître la complexité de leurs instances et d’entraîner des coûts supplémentaires. De plus, la participation de deux autres parties causera probablement un retard supplémentaire.

[18]      Enfin, les appelantes prétendent que le juge a commis une erreur parce qu’il n’a pas tenu compte des articles 6.02, 6.08 et 6.09 du Règlement.

II.         La décision de la Cour fédérale

[19]      Après avoir décrit le contexte entourant la question dont il était saisi, le juge s’est penché sur les observations des appelantes, et en particulier sur celle portant sur le préjudice, qu’il a résumée aux paragraphes 7 à 10 de ses motifs :

Toutefois, Teva et Apotex soutiennent que le fait de constituer Taro et Sandoz parties défenderesses relativement à l’instruction des questions communes leur causera préjudice à plusieurs égards. Premièrement, comme nous l’avons indiqué ci-dessus, elles soutiennent que Taro et Sandoz n’ont pas fait coïncider la signification de leurs avis d’allégation à Bayer avec l’expiration du brevet 561, et qu’elles ont donc renoncé à un possible avantage commercial. Constituer Taro et Sandoz parties défenderesses au stade actuel de la tenue de l’audience commune reviendrait à leur permettre de brûler les étapes normalement traversées dans le délai de 24 mois prescrit par le Règlement, et de regagner ainsi l’avantage commercial qu’elles ont perdu.

En outre, Teva et Apotex soulignent que les calendriers initialement prévus pour leurs actions ont été fixés par la juge responsable de la gestion de l’instance avant même que les déclarations ne soient produites dans les affaires Taro et Sandoz. Les quatre actions se trouvent donc à des étapes fort différentes de leurs calendriers respectifs qui doivent être établis de manière à respecter les délais très serrés prescrits par le Règlement. Elles soutiennent que leur arrivée tardive dans l’instance en accroîtra inévitablement la complexité, entraînera des coûts supplémentaires et occasionnera des retards tant à l’étape préparatoire au procès en cours qu’à l’instruction proprement dite des questions communes.

Teva et Apotex soutiennent qu’elles ont travaillé ensemble pour se préparer pour l’instruction des questions communes et harmoniser leurs actes de procédures. Cette collaboration a nécessité davantage de temps et entraîné des coûts supplémentaires, mais elle pourrait leur permettre de réaliser des économies ou à tout le moins, de partager les coûts associés à la préparation du procès et au procès lui-même. Des dates provisoires ont déjà été fixées pour l’audience et la préparation du procès est déjà bien avancée.

Teva et Apotex soutiennent en outre que tous les coûts supplémentaires que Bayer devra assumer si Taro et Sandoz ne sont pas constituées parties défenderesses relativement à l’instruction des questions communes sont simplement le résultat de sa décision d’intenter ces actions contre les quatre défenderesses et qu’il s’agit d’une conséquence naturelle du régime établi par le Règlement.

[20]      Le juge a exposé ensuite, aux paragraphes 11 à 18 de ses motifs, les observations de Taro, Sandoz et Bayer quant aux raisons pour lesquelles il devrait ordonner une seule audience pour les questions communes aux quatre actions.

[21]      À partir du paragraphe 21 de ses motifs, le juge a expliqué la raison pour laquelle il devrait rendre l’ordonnance. Premièrement, il s’est appuyé sur la règle 3. Le juge a déclaré que les principes énoncés à la règle font que deux facteurs sont particulièrement pertinents dans le cas du Règlement : premièrement, le délai de 24 mois pour trancher les actions, et deuxièmement, la recherche d’un équilibre entre les droits des innovateurs et ceux des fabricants de produits génériques, en tenant compte de leurs intérêts commerciaux respectifs et de ceux du public qui se dégagent du Règlement.

[22]      Le juge a ensuite examiné les observations des appelantes sur l’avantage d’être le premier à faire son entrée sur le marché. Il a rejeté l’observation des appelantes selon laquelle la Cour devrait se fonder sur le Règlement pour protéger tout avantage d’être le premier à faire son entrée sur le marché. En tirant cette conclusion, le juge a adopté les motifs de la protonotaire dans la décision Biogen Canada Inc. c. Taro Pharmaceutical Inc., 2018 CF 1034 (Biogen), c’est-à-dire que rien ne garantit que l’action d’une partie sera jugée avant celle d’une autre partie, et que la Cour n’est pas tenue de traiter les affaires dans un ordre donné selon la date de dépôt. D’après le juge, « l’intérêt de la justice du point de vue de toutes les parties selon les circonstances particulières de ces affaires » était le facteur principal dont il devait tenir compte ([motifs], au paragraphe 24).

[23]      Le juge a ensuite examiné ce qu’il pensait être les circonstances pertinentes à la décision qu’il devait rendre. Premièrement, il a clairement mentionné qu’il y avait des arguments convaincants des deux côtés. Il a souligné le fait que les appelantes et Bayer avaient fait preuve de diligence pour respecter l’échéancier déjà fixé par la protonotaire et que cela leur avait exigé des efforts considérables.

[24]      En faisant ces commentaires, le juge a reconnu que la réunion de Taro et de Sandoz à l’instance des appelantes accroîtrait forcément la complexité de la préparation et de l’audience sur les questions communes. Le juge a ajouté que les intimées n’avaient pas le droit absolu de participer à l’action des appelantes et qu’elles ne seraient pas lésées si leurs questions communes n’étaient pas examinées lors de la même audience que celle des appelantes. Le juge a reconnu que Taro et Sandoz pouvaient en fait tirer un avantage d’être entendues en deuxième plutôt que lors des actions des appelantes.

[25]      Cependant, le juge a ensuite souligné que Taro et Sandoz avaient rejoint l’état de préparation des appelantes en vue du procès et que le fait de les réunir aux actions des appelantes ne devrait pas causer de retard. Il a aussi indiqué que le fait d’avoir une seule audience pour les questions communes aux quatre actions permettrait à Bayer et à la Cour de réaliser des économies de temps et d’argent « en évitant deux, voire trois, audiences pour l’instruction des questions communes à toutes les affaires » ([motifs], au paragraphe 26).

[26]      Le juge n’était pas d’accord avec l’argument de Bayer voulant que si Taro et Sandoz ne participaient pas à l’audience sur les questions communes, « le dédoublement et le risque de chevauchement quant aux préparatifs en vue d’audiences distinctes tenues sur des questions de droit et de fait similaires qui se tiendront à peu près au même moment » lui causeront préjudice ([motifs], au paragraphe 28). Le juge a déclaré qu’après avoir décidé d’intenter quatre actions distinctes, Bayer ne pouvait pas prétendre à un préjudice injustifié du fait qu’elle devait s’occuper d’instances distinctes au cours de la même période.

[27]      En raison de ces facteurs, le juge a conclu que l’intérêt de la justice exigeait que Taro et Sandoz participent à l’audience sur les questions communes des actions des appelantes. Même si les parties devaient faire plus d’efforts en vue de l’audience, le juge estimait qu’il était évident que les actions de Taro et Sandoz pouvaient suivre l’échéancier fixé par la protonotaire pour les actions des appelantes. Le juge a également conclu qu’il était dans l’intérêt de la justice d’entendre la preuve pour les quatre actions avant de trancher les questions communes touchant la validité et l’interprétation des revendications. D’après le juge, le moyen le plus efficace d’éviter des décisions différentes sur ces questions était de réunir Taro et Sandoz comme défenderesses lors de l’audience sur les questions communes.

III.        Les dispositions applicables

[28]      Les dispositions suivantes des Règles et du Règlement sont pertinentes pour trancher le présent appel.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106

Principe général

3 Les présentes règles sont interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.

[…]

Modification de règles et exemption d’application

55 Dans des circonstances spéciales, la Cour peut, dans une instance, modifier une règle ou exempter une partie ou une personne de son application.

[…]

Réunion d’instances

105 La Cour peut ordonner, à l’égard de deux ou plusieurs instances :

a) qu’elles soient réunies, instruites conjointement ou instruites successivement;

b) qu’il soit sursis à une instance jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à l’égard d’une autre instance;

c) que l’une d’elles fasse l’objet d’une demande reconventionnelle ou d’un appel incident dans une autre instance.

[…]

Jonction d’appels

342 (1) Sauf ordonnance contraire de la Cour, lorsque plus d’une partie a interjeté appel d’une même ordonnance, tous les appels sont joints.

[…]

Pouvoirs du juge ou du protonotaire responsable de la gestion de l’instance

385 (1) Sauf directives contraires de la Cour, le juge responsable de la gestion de l’instance ou le protonotaire visé à l’alinéa 383c) tranche toutes les questions qui sont soulevées avant l’instruction de l’instance à gestion spéciale et peut :

a) donner toute directive ou rendre toute ordonnance nécessaires pour permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible;

[…]

d) sous réserve du paragraphe 50(1), entendre les requêtes présentées avant que la date d’instruction soit fixée et statuer sur celles-ci.

Règlement sur les médicaments brevetés, (avis de conformité), DORS/93-133

Droits d’action

6 (1) La première personne ou le propriétaire d’un brevet qui reçoit un avis d’allégation en application de l’alinéa 5(3)a) peut, au plus tard quarante-cinq jours après la date à laquelle la première personne a reçu signification de l’avis, intenter une action contre la seconde personne devant la Cour fédérale afin d’obtenir une déclaration portant que la fabrication, la construction, l’exploitation ou la vente d’une drogue, conformément à la présentation ou au supplément visé aux paragraphes 5(1) ou (2), contreferait tout brevet ou tout certificat de protection supplémentaire visé par une allégation faite dans cet avis.

[…]

(3) La seconde personne peut faire une demande reconventionnelle afin d’obtenir une déclaration :

a) soit au titre des paragraphes 60(1) ou (2) de la Loi sur les brevets à l’égard de toute revendication se rapportant à un brevet faite dans le cadre de l’action intentée en vertu du paragraphe (1);

b) soit au titre des paragraphes 125(1) ou (2) de la même loi, à l’égard de toute revendication, faite dans le cadre de l’action intentée en vertu du paragraphe (1), se rapportant au brevet mentionné dans le certificat de protection supplémentaire en cause dans cette action.

[…]

6.02 Aucune action ne peut être réunie à une action donnée intentée en vertu du paragraphe 6(1) durant la période pendant laquelle le ministre ne peut délivrer d’avis de conformité en raison de l’alinéa 7(1)d), sauf :

a) une autre action intentée en vertu de ce paragraphe relativement à la présentation ou au supplément visé dans cette action donnée;

b) toute action relative à un certificat de protection supplémentaire ajouté au registre après le dépôt de la présentation ou du supplément visé dans cette action donnée, si le brevet mentionné dans ce certificat de protection supplémentaire est en cause dans cette action donnée.

[…]

6.08 Toute action intentée en vertu du paragraphe 6(1) peut, sur requête de la seconde personne, être rejetée en tout ou en partie au motif qu’elle est inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou qu’elle constitue par ailleurs un abus de procédure à l’égard d’un ou de plusieurs brevets ou certificats de protection supplémentaire.

6.09 Les premières personnes, secondes personnes et propriétaires de brevets sont tenus d’agir avec diligence en remplissant les obligations qui leur incombent au titre du présent règlement et, s’ils sont parties à une action intentée en vertu du paragraphe 6(1) ou à une demande reconventionnelle faite en vertu du paragraphe 6(3), de collaborer de façon raisonnable au règlement expéditif de celle-ci.

6.1 (1) Toute action intentée en vertu du paragraphe 6(1) est gérée à titre d’instance à gestion spéciale conformément aux Règles des Cours fédérales.

[…]

Avis de conformité

7 (1) Le ministre ne peut délivrer d’avis de conformité à la seconde personne avant le dernier en date des jours suivants :

[…]

d) le lendemain du dernier jour de la période de vingt-quatre mois qui commence à la date à laquelle une action a été intentée en vertu du paragraphe 6(1);

[…]

(8) Lorsque la Cour fédérale n’a pas encore fait la déclaration visée au paragraphe 6(1), elle peut abréger ou prolonger la période de vingt-quatre mois visée à l’alinéa (1)d) si elle conclut qu’une partie n’a pas agi avec diligence en remplissant les obligations qui lui incombent au titre du présent règlement ou qu’elle n’a pas collaboré de façon raisonnable au règlement expéditif de l’action.

8 (1) La seconde personne peut demander à la Cour fédérale ou à toute autre cour supérieure compétente de rendre une ordonnance enjoignant à tous les plaignants dans l’action intentée en vertu du paragraphe 6(1) de lui verser une indemnité pour la perte visée au paragraphe (2).

(2) Sous réserve du paragraphe (3), si l’action intentée en vertu du paragraphe 6(1) fait l’objet d’un désistement ou est rejetée, ou si la déclaration visée au paragraphe 6(1) est renversée lors d’un appel, tous les plaignants sont responsables solidairement envers la seconde personne de toute perte subie après la date de signification de l’avis d’allégation, laquelle signification a permis que cette action soit intentée ou, si elle est postérieure, la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré n’eût été le présent règlement.

[…]

(5) Lorsque la Cour fédérale ou l’autre cour supérieure ordonne que la seconde personne soit indemnisée pour la perte visée au paragraphe (2), elle peut rendre toute ordonnance qu’elle juge indiquée pour accorder réparation par recouvrement de dommages-intérêts à l’égard de cette perte.

(6) Pour déterminer le montant de l’indemnité à accorder — y compris la répartition de ce montant entre les plaignants qui sont responsables en vertu du paragraphe (2) —, la Cour fédérale ou l’autre cour supérieure tient compte des facteurs qu’elle juge pertinents à cette fin, y compris, le cas échéant, la conduite de toute partie qui a contribué à retarder le règlement de l’action.

IV.       La question en litige

[29]      La seule question en litige dans les présents appels est de savoir si le juge a commis une erreur susceptible de révision en rendant l’ordonnance contestée.

V.        Analyse

A.  La norme de contrôle

[30]      Je suis d’accord avec les parties pour dire que les normes de contrôle énoncées par la Cour suprême du Canada aux paragraphes 26 à 28 de l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 (Housen), sont les normes applicables en l’espèce. Notre Cour, aux paragraphes 66 à 79 de l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331, a confirmé que toute décision discrétionnaire d’un protonotaire ou d’un juge de la Cour fédérale, comme c’est le cas en l’espèce, fait l’objet d’un contrôle selon les normes énoncées dans l’arrêt Housen.

[31]      Par conséquent, les questions de fait et les questions mixtes de droit et de fait sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante, tandis que les questions de droit et les questions mixtes de droit et de fait ayant une question de droit isolable sont assujetties à la norme de la décision correcte.

B.  La règle 105 des Règles et le préjudice

[32]      Comme je l’ai indiqué précédemment, les appelantes affirment que le juge n’a pas tenu compte de la règle 105, qu’il a inversé le fardeau de la preuve applicable aux termes de cette règle et qu’il a rejeté sommairement leurs observations au sujet du préjudice.

[33]      Je commencerai l’analyse de cette question en signalant qu’il ne semble pas que Taro, Sandoz ou Bayer aient présenté une requête en application de la règle 105 pour demander que leurs actions soient entendues en même temps que celles des appelantes pour ce qui est des questions communes. Il semble plutôt que, lors de la gestion des quatre actions, le juge — qui était non seulement responsable, avec la protonotaire, de la gestion des actions, mais également le juge chargé d’entendre les actions — a ordonné, dans une lettre du 20 juin 2019, que les appelantes lui indiquent, avant la fermeture des bureaux le vendredi 21 juin 2019, leur position sur [traduction] « la participation possible de Taro et Sandoz comme parties lors de l’audience sur les questions communes aux termes de l’ordonnance déjà rendue à l’égard d’Apotex et de Teva ».

[34]      En réponse à la directive du juge, les appelantes ont répondu brièvement le 21 juin 2019, en se réservant le droit de fournir plus de détails ou de faire d’autres observations lors de la conférence de gestion de l’instance prévue le 24 juin 2019.

[35]      Le 24 juin 2019, avant la conférence de gestion de l’instance, Taro a déposé une brève réponse aux observations des appelantes du 21 juin 2019.

[36]      La conférence de gestion de l’instance s’est tenue le 24 juin 2019, et les parties y ont discuté de l’audience sur les questions communes aux quatre actions. À la suite de cette discussion, le juge a rendu l’ordonnance du 1er août 2019 qui fait l’objet des présents appels.

[37]      J’examinerai maintenant les dispositions pertinentes à l’ordonnance qui fait l’objet du contrôle. La règle 105 confère à la Cour le pouvoir de réunir deux ou plusieurs instances ou d’ordonner que les instances soient instruites conjointement ou instruites successivement.

[38]      Le paragraphe 6.1(1) du Règlement porte que toute action intentée en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement est une instance à gestion spéciale conformément aux Règles. Ainsi, la règle 385, qui énonce les pouvoirs du juge ou du protonotaire responsable de la gestion de l’instance, s’appliquait à toutes les actions de Bayer. Les alinéas 385(1)a) et d) [des Règles], que je reproduis une fois de plus par souci de commodité, sont rédigés ainsi :

Pouvoirs du juge ou du protonotaire responsable de la gestion de l’instance

385 (1) Sauf directives contraires de la Cour, le juge responsable de la gestion de l’instance ou le protonotaire visé à l’alinéa 383c) tranche toutes les questions qui sont soulevées avant l’instruction de l’instance à gestion spéciale et peut :

a) donner toute directive ou rendre toute ordonnance nécessaires pour permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible;

[…]

d) sous réserve du paragraphe 50(1), entendre les requêtes présentées avant que la date d’instruction soit fixée et statuer sur celles-ci.

[39]      Le libellé de l’alinéa 385(1)a) est semblable à celui de la règle 3, sur laquelle le juge s’est fondé pour rendre son ordonnance. Selon les deux dispositions, la Cour doit veiller à ce que ses ordonnances et directives permettent d’apporter une solution au litige qui soit non seulement juste, mais aussi la plus expéditive et économique possible.

[40]      Le Règlement prévoit ainsi la gestion de toute action intentée en application du paragraphe 6(1), et les Règles confèrent au juge ou protonotaire chargé de la gestion de l’instance le pouvoir discrétionnaire de rendre une ordonnance qui permet d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible. Cependant, la question reste de savoir exactement comment le juge chargé de la gestion de l’instance aux termes du paragraphe 385(1) [des Règles] doit exercer sa compétence. En exerçant sa compétence, le juge chargé de la gestion de l’instance doit tenir compte de la règle 55 qui dispose que, uniquement dans des circonstances spéciales, la Cour peut « modifier une règle ou exempter une partie ou une personne de son application ». À mon avis, il n’y a pas en l’espèce de circonstance spéciale qui permettrait à la Cour de modifier une règle, notamment la règle 105, ou d’exempter une partie de son application. Plus précisément, le sursis de 24 mois prévu à l’alinéa 7(1)d) du Règlement n’est pas une circonstance spéciale.

[41]      Cependant, bien que je sois d’accord avec les appelantes pour dire que le juge n’a pas renvoyé à la règle 105 dans sa décision, je conclus que rien ne découle de cette omission. Rien non plus, à mon avis, ne découle du fait que le juge se soit appuyé sur la règle 3 et sur la compétence inhérente de la Cour d’être maître de ses procédures. En réalité, la règle 105 a conféré au juge le pouvoir discrétionnaire de rendre l’ordonnance qu’il a rendue, et il ne fait aucun doute qu’en prononçant cette ordonnance, le juge a eu raison de tenir compte à la fois de la règle 3 et des pouvoirs que lui conférait le paragraphe 385(1) [des Règles]. La question que nous devons trancher est de savoir si, en rendant son ordonnance, le juge a commis une erreur dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui conférait la règle 105.

[42]      Comme je l’ai déjà expliqué, je conclus que, bien que le juge n’ait pas mentionné la règle 105 dans ses motifs, cette règle s’appliquait et était pertinente. Je conclus également qu’il n’existait aucune circonstance spéciale qui aurait permis au juge d’exempter une partie de l’application de la règle 105. Par conséquent, le juge ne pouvait pas retirer des parties les droits que leur accorde la règle 105, même lors de la gestion de l’instance. Pour étayer ces propos, je me fonde sur le jugement rendu par notre Cour dans l’arrêt Apotex Inc. c. Merck & Co., 2003 CAF 438, où la Cour se penchait sur l’ordonnance qu’un protonotaire avait rendue en application de la règle 3 et de l’alinéa 385(1)a), ordonnance qu’un juge de la Cour fédérale a par la suite confirmée. Le protonotaire avait rejeté la requête de l’appelante afin qu’il soit ordonné qu’on réponde aux questions auxquelles l’intimée avait refusé de répondre au cours de l’interrogatoire préalable. En déclarant que le juge et le protonotaire s’étaient trompés en concluant comme ils l’ont fait, notre Cour, au paragraphe 13 des motifs du juge Strayer, a expliqué les règles 3 et 385 :

À mes yeux toutefois, en l’espèce, une erreur de principe a entravé l’exercice du pouvoir discrétionnaire du protonotaire et le juge des requêtes a confirmé la décision du protonotaire. Selon mon interprétation, l’article 385 des règles n’autorise pas un juge responsable de la gestion de l’instance ou un protonotaire, dans les directives nécessaires qu’il donne pour permettre « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible », à refuser à une partie le droit que lui confère la loi d’obtenir, dans un interrogatoire préalable, des réponses pertinentes à l’égard des questions soulevées dans les actes de procédure. Ce droit n’est pas seulement « théorique » (comme le dit le protonotaire), mais il est expressément prévu à l’article 240 des règles et, à mon avis, les termes généraux de l’alinéa 385(1)a) ou de l’article 3 des règles ne sont pas suffisants pour permettre de passer outre à ce droit spécifique. Je fais également observer que le mot « juste », qui figure dans ces deux articles des règles sur lesquels s’appuient les intimées et les auteurs des décisions visées, confirme que la justice ne doit pas être subordonnée au caractère expéditif de l’instance. Toute personne qui est partie à une action civile a le droit de formuler en interrogatoire préalable toute question pertinente à l’égard de l’objet du litige : il s’agit d’une question de justice à l’endroit de cette personne, naturellement assujettie au pouvoir discrétionnaire du protonotaire ou du juge de refuser la question dans le cas où elle constitue un abus de procédure pour l’une des raisons mentionnées ci-dessus. Dans la présente affaire, il n’a été tiré aucune conclusion de cette nature. [Je souligne.]

[43]      Ainsi, notre Cour a conclu que le caractère expéditif de l’instance ne l’emporte pas sur la justice et que l’appelante avait le droit d’obtenir des réponses aux questions qui étaient pertinentes selon les questions soulevées dans les actes de procédure et que le protonotaire avait commis une erreur en invoquant les règles 3 et 385 pour rejeter la requête de l’appelante. De même, en l’espèce, le juge ne pouvait pas se fonder sur les règles 3 et 385 pour refuser aux appelantes leurs droits aux termes de la règle 105.

[44]      Par conséquent, j’examinerai maintenant brièvement la jurisprudence portant sur la règle 105 afin d’aider à décider si le juge a commis une erreur en exerçant son pouvoir discrétionnaire aux termes de cette règle.

[45]      La jurisprudence indique clairement qu’une ordonnance rendue en application de la règle 105 vise « à éviter la multiplication des instances et à favoriser un règlement rapide et peu coûteux de ces instances » (Global Restaurant Operations of Ireland Ltd. c. Boston Pizza Royalties Limited Partnership, 2005 CF 317 (Global Restaurant), au paragraphe 11; John E. Canning Ltd. c. Tripap Inc., 1999 CanLII 8029, [1999] A.C.F. no 715 (QL) (1re inst.) (John E. Canning), au paragraphe 27.

[46]      Pour décider s’il faut rendre une ordonnance aux termes de la règle 105, la Cour doit tenir compte de plusieurs facteurs, à savoir la similitude des parties, des questions en litige, des faits et des redressements. La Cour doit également décider si l’ordonnance causera un préjudice (Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Novopharm Limited, 2009 CF 1285, au paragraphe 9). Dans plusieurs décisions, la Cour fédérale a conclu qu’on ne peut ordonner la réunion d’instances lorsque cela causerait un préjudice. Il est également bien établi que c’est à l’auteur de la requête qu’il incombe de démontrer que l’ordonnance demandée ne serait pas abusive et ne causerait pas de préjudice (Global Restaurant; Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd., [1994] A.C.F. no 680 (QL) (1re inst.), au paragraphe 6; Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [1993] A.C.F. no 1118 (QL) (1re inst.) (Wellcome), au paragraphe 15; Mon-Oil Ltd. c. Canada, [1989] A.C.F. no 227 (QL) (1re inst.), au paragraphe 4). Il est donc manifeste que, même si le préjudice n’est pas le seul facteur dont il faut tenir compte aux termes de la règle 105, il a un poids considérable. À cela j’ajouterais que la nature et la gravité du préjudice sont évidemment pertinentes.

[47]      À mon avis, les principes susmentionnés ne s’appliquent pas uniquement aux ordonnances de réunion, mais également aux autres ordonnances rendues en application de la règle 105, comme celle en l’espèce qui prévoit que deux ou plusieurs instances feront l’objet d’une audience commune à l’égard de toutes les questions ou des questions communes uniquement. Je ne vois aucune raison de faire de distinction entre les ordonnances de réunion et les ordonnances comme celle contestée à cet égard.

[48]      Un autre aspect important de la jurisprudence sur la règle 105 que je souhaite souligner brièvement est que ces questions surviennent généralement après le dépôt d’une requête pour l’un des redressements prévus à cette règle. Ainsi, en général, lorsqu’il est question d’un redressement au titre de la règle 105, les parties constituent un dossier de preuve pour appuyer leurs arguments favorables ou défavorables. Concrètement, cela signifie que les parties disposent d’un délai et d’une occasion raisonnables d’exposer leur point de vue relativement au caractère approprié ou inapproprié de l’ordonnance visée par la règle 105.

[49]      Bien que la jurisprudence indique qu’un juge peut, dans des circonstances appropriées, de son propre chef et sans requête des parties, rendre une ordonnance pour un redressement prévu à la règle 105, je recommanderais de faire preuve de la plus grande prudence à l’égard de cette pratique. Je considère que mon avis est repris par l’« Avis aux parties et à la communauté juridique — Demandes informelles en redressement interlocutoire » de la Cour fédérale du 25 août 2017. Cet avis indique clairement que, pour ce qui est d’un redressement interlocutoire, notamment la réunion des instances, les parties doivent présenter à la Cour une requête officielle, sauf si les parties consentent à la requête ou ne s’y opposent pas. À mon avis, cela étaye le principe général selon lequel on ne devrait ordonner un redressement au titre de la règle 105 qu’après le dépôt officiel d’une requête, sauf si les parties consentent au redressement ou si on ne s’oppose pas à celui-ci, auquel cas des lettres informelles suffiront. Enfin, je recommanderais aux parties, notamment aux appelantes en l’espèce, de toujours demander que les parties qui cherchent à obtenir une ordonnance au titre de la règle 105 présentent une requête ou, lorsque le juge prévoit rendre une telle ordonnance de son propre chef, de préciser au juge qu’il faut un délai suffisant pour préparer des observations et pour constituer, au besoin, un dossier de preuve.

[50]      À cet égard, je constate qu’en l’espèce les intimées soutiennent que, même si la Cour acceptait les observations des appelantes sur l’avantage d’être le premier à faire son entrée sur le marché, les observations devraient toutefois échouer, car les appelantes n’ont pas présenté de preuve concernant la possibilité d’approbation de leurs présentations de drogue respectives. Plus précisément, les intimées affirment que les appelantes n’ont notamment pas présenté de preuve sur leur capacité de fabrication pour approvisionner le marché, ni sur leur intention de vendre leurs produits. Si j’avais été persuadé par les observations des appelantes sur l’avantage d’être le premier à faire son entrée sur le marché (j’expliquerai sous peu pourquoi je n’ai pas été convaincu), j’aurais souhaité renvoyer l’affaire au juge, en lui ordonnant de permettre aux appelantes de constituer un dossier de preuve relativement à leur capacité à faire leur entrée sur le marché d’ici la fin de décembre 2020. J’aurais voulu le faire car en fait, on n’a présenté aucune requête pour une ordonnance au titre de la règle 105 et les appelantes ont eu un délai très court pour répondre à la directive de la Cour. Cependant, puisque j’ai conclu que les appelantes ne peuvent avoir gain de cause au sujet de l’avantage d’être le premier à faire son entrée sur le marché, il n’est pas nécessaire de rendre une telle directive.

[51]      J’examinerai maintenant les erreurs commises par le juge, selon les appelantes.

[52]      Les appelantes affirment que l’ordonnance du juge leur cause un préjudice. Plus précisément, elles déclarent que l’ordonnance cause un préjudice au premier fabricant de médicaments génériques qui signifie son AA à un titulaire de brevet [traduction] « en lui faisant perdre l’avantage d’être le premier à entrer sur le marché » et que l’ordonnance [traduction] « est donc contraire à l’un des objectifs du Règlement, soit favoriser une entrée rapide sur le marché des médicaments génériques » (mémoire des faits et du droit de Teva, au paragraphe 10). Autrement dit, les appelantes font valoir que l’avantage d’être les premières à entrer sur le marché favorise une entrée rapide sur le marché, et donc un accès rapide aux médicaments génériques par le public, ce qui est l’un des objets du Règlement qui ne devrait pas être compromis.

[53]      À mon avis, la difficulté avec cette affirmation est que rien dans le Règlement ou dans le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, DORS/2017-166, Gaz. C., partie II, édition spéciale, vol. 151, no 1 (7 septembre 2017), aux pages 32 à 52 (le RÉIR), n’appuie la thèse des appelantes. Le RÉIR, à la page 33, énonce la politique des brevets du gouvernement comme suit :

La politique sur les brevets pharmaceutiques du gouvernement cherche à équilibrer, d’une part, une protection efficace des brevets visant des drogues innovantes et, d’autre part, l’entrée sur le marché en temps opportun des médicaments génériques moins coûteux qui leur font concurrence. Le Règlement avait pour objet d’assurer cet équilibre en permettant l’introduction de procédures judiciaires sommaires pour régler certaines questions concernant les brevets sans retarder indûment l’accès aux médicaments génériques. Avec le temps, le Règlement est devenu moins efficace, notamment parce que les plaideurs ont intenté des procédures additionnelles en vertu de la Loi sur les brevets (la Loi) lorsqu’ils n’étaient pas satisfaits des décisions rendues dans le cadre de la procédure sommaire.

[54]      Il est manifeste que les appelantes ont raison de dire que l’un des objectifs du Règlement est de favoriser une entrée rapide sur le marché des médicaments génériques ou, autrement dit, d’empêcher un retard indu de l’accès aux médicaments génériques par le public. Cependant, il demeure que rien dans la disposition n’appuie les observations des appelantes en faveur d’une protection réelle des intérêts commerciaux du premier fabricant de médicaments génériques ou, en l’espèce, des premier et deuxième fabricants de médicaments génériques à signifier un AA.

[55]      La loi canadienne dans ce domaine diffère de la loi équivalente des États-Unis, la Drug Price Competition and Patent Term Restoration Act of 1984, Pub. L. No. 98-417, 98 Stat. 1589 (1984) (la loi Hatch Waxman de 1984) article 505(j)(4)(B)(IV), qui accorde aux premiers à faire leur entrée sur le marché américain l’avantage maintenant recherché par les appelantes. Même s’il avait peut-être été préférable et plus équitable de donner aux premiers à faire leur entrée sur le marché la protection offerte à leurs homologues américains, comme les appelantes l’affirment, rien dans le Règlement n’appuie la thèse des appelantes selon laquelle elles ont droit à un tel avantage au Canada.

[56]      Avant de clore cette question, j’examinerai une observation présentée par les appelantes relativement à l’article 8 du Règlement. Les appelantes soulignent qu’en application de l’article 8, tel qu’il était rédigé avant les modifications de 2017, lorsqu’un titulaire de brevet présentait une demande aux termes du paragraphe 6(1) et que la Cour donnait raison au fabricant de médicaments génériques, ce dernier ne pouvait réclamer des dommages-intérêts que pour les pertes subies au cours d’une période précise. La date de début de cette période était celle à laquelle l’avis de conformité (AC) aurait été délivré n’eût été le Règlement. La date de fin de la période de réclamation de dommages-intérêts était celle à laquelle la demande se terminait, soit, en fait, la date à laquelle le fabricant de médicaments génériques était en mesure de faire son entrée sur le marché. Par contre, aux termes du nouveau Règlement, il n’existe pas de date de fin pour la période de réclamation de dommages-intérêts par les fabricants de médicaments génériques. Selon les appelantes, le nouveau Règlement visait à tenir compte de la perte de l’avantage d’être le premier à entrer sur le marché subie par le fabricant de médicaments génériques qui se produit lorsqu’un titulaire de brevet engage une procédure et que cela mène à une perte permanente d’une part du marché pour le fabricant de médicaments génériques. Les appelantes ajoutent que la jurisprudence sur la version antérieure de l’article 8 reconnaissait également l’existence de l’avantage du premier à faire son entrée sur le marché.

[57]      Je ne crois pas que l’article 8 étaye l’observation des appelantes selon laquelle elles ont droit à l’avantage d’être les premières à faire leur entrée sur le marché au motif qu’elles ont signifié leurs AA avant les intimées. À mon avis, les deux versions de l’article 8 visent à permettre aux fabricants de produits génériques de réclamer des dommages-intérêts pour les pertes subies pendant la période où ils avaient été écartés du marché en raison d’une procédure infructueuse ou abandonnée (c’est-à-dire une demande selon l’ancien régime ou une action selon le régime modifié) engagée contre eux par un titulaire de brevet en application du Règlement.

[58]      Aux termes de l’article 8, tel qu’il était rédigé avant les modifications de 2017, la date de fin pour réclamer des dommages-intérêts était celle à laquelle la procédure de demande au titre du paragraphe 6(1) se terminait. Aux termes de l’article 8 actuel, plus précisément le paragraphe 8(2), les réclamations des fabricants de produits génériques ne se limitent plus aux pertes subies avant la fin de la procédure. Les fabricants de produits génériques peuvent désormais réclamer des dommages-intérêts pour toutes les pertes subies en raison d’une entrée tardive sur le marché qui se sont produites après la plus tardive des deux dates précisées au paragraphe 8(2). Ces dates sont la date de signification de l’AA du fabricant de produits génériques et la date à laquelle un AC aurait été délivré n’eût été le Règlement.

[59]      Aux termes des paragraphes 8(1), 8(5) et 8(6), la Cour fédérale ou toute autre cour supérieure détermine la perte subie par le fabricant de produits génériques et, ce faisant, la Cour tient compte des facteurs qu’elle juge pertinents à cette fin. Par conséquent, la Cour peut tenir compte de la perte d’une part du marché.

[60]      Je suis d’accord avec les intimées pour dire qu’une audience commune avec Taro et Sandoz n’a pas d’incidence sur les droits des appelantes de présenter une réclamation en application de l’article 8. Autrement dit, si les appelantes ont gain de cause dans les actions de Bayer, elles peuvent affirmer que, n’eût été le Règlement, elles auraient pu être les premières à faire leur entrée sur le marché, ou elles l’auraient effectivement été, et que, par conséquent, elles ont le droit d’obtenir des dommages-intérêts pour la perte qu’elles ont subie.

[61]      Cependant, au bout du compte, nous n’avons pas à nous prononcer, dans les présents appels, sur la question de savoir si un fabricant de produits génériques peut demander une indemnisation aux termes de l’article 8 parce qu’il était le premier à faire des démarches, c’est-à-dire parce qu’il a signifié son AA en premier. Je dirai néanmoins que, puisque le paragraphe 8(2) du Règlement dispose qu’on peut réclamer les pertes subies à partir de la plus tardive de la date à laquelle l’AA a été signifié et la date à laquelle un AC aurait été délivré n’eût été le Règlement, le Règlement envisage qu’il est possible que le premier fabricant de produits génériques à signifier son AA ne soit pas le premier fabricant à recevoir l’approbation ministérielle de son produit pharmaceutique.

[62]      Ainsi, bien qu’on puisse se fonder sur l’article 8 pour affirmer que l’avantage d’être le premier à faire son entrée sur le marché est un facteur pertinent pour établir les dommages-intérêts, il ne s’ensuit pas, comme les appelantes l’affirment, qu’elles ont également le droit d’être entendues en premier. Comme je l’ai dit, rien dans le Règlement n’indique que les appelantes ont le droit d’être entendues en premier.

[63]      Enfin, je souhaite souligner que l’établissement, aux termes de l’article 8, de la perte subie par le fabricant de produits génériques n’est pas fondé sur un lancement sur le marché réel, mais sur des circonstances entièrement hypothétiques, c’est-à-dire ce qui se serait passé n’eût été l’action du titulaire de brevet aux termes du Règlement.

[64]      Vu ce qui précède, je ne peux pas conclure que le juge a commis une erreur en ne concluant pas que son ordonnance porterait préjudice aux appelantes. Le juge était certainement attentif à l’observation des appelantes sur l’avantage d’être le premier à faire son entrée sur le marché et il a reconnu, au paragraphe 23 de ses motifs, que « l’équilibre entre les réalités et les intérêts commerciaux sur lesquels est fondé le régime établi dans le Règlement constitue une considération de principe pertinente en l’espèce ». Cependant, le juge était convaincu, pour les motifs énoncés par la protonotaire dans la décision Biogen, que le Règlement n’accorde pas au premier fabricant de produits génériques à signifier un AA le droit à une audience antérieure à celle de toute autre partie intéressée. Dans la décision Biogen, la protonotaire a fait les déclarations suivantes, aux paragraphes 11 à 13 de ses motifs :

Les objections de Taro ne reposent pas sur un préjudice de fond ou procédural qu’une instruction commune risquerait de lui causer, mais sur l’idée que le fait d’agir de la sorte mènera à des jugements concordants, ce qui lui fera perdre l’avantage commercial d’être la première à commercialiser de la fampidrine générique.

Toutefois, je conclus que dans les circonstances de l’espèce, le fait d’ordonner que les questions d’invalidité communes soient instruites en même temps n’aurait pas pour effet de priver Taro des droits commerciaux ou stratégiques que lui confère le Règlement.

Le fait qu’un fabricant de [médicaments] génériques soit le premier à envoyer un avis d’allégation au sujet d’un médicament en particulier ne lui donne pas le droit d’être le premier à obtenir un jugement dans une action intentée en vertu du Règlement, ou ne lui garantit pas ce résultat.

[65]      L’observation des appelantes voulant que les motifs de la protonotaire dans la décision Biogen ne s’appliquent pas en l’espèce ne m’a pas convaincu. Selon ce que je comprends du Règlement et de la règle 105, je ne décèle aucune erreur dans le raisonnement de la protonotaire dans la décision Biogen et, par conséquent, je ne constate aucune erreur dans le fait que le juge ait adopté ce raisonnement.

C.    Le fardeau de la preuve en application de la règle 105 des Règles

[66]      Passons maintenant aux observations des appelantes concernant le fardeau de la preuve en application de la règle 105.

[67]      Les appelantes soutiennent que les intimées avaient un lourd fardeau de démontrer que des audiences distinctes porteraient préjudice aux intimées et de démontrer que l’ordonnance ne causerait aucun préjudice aux appelantes. Cependant, selon les appelantes, le juge leur a plutôt imposé ce fardeau de la preuve, ce qu’il n’aurait pas fait s’il avait dûment tenu compte de la règle 105.

[68]      Comme je l’ai déjà indiqué, la règle 105 s’appliquait, et le fardeau de la preuve repose sur les parties qui cherchent à obtenir une ordonnance en application de cette règle. Cependant, le fardeau de la preuve renvoie à l’obligation d’une partie d’établir des faits sur une question précise. Si la partie à laquelle le fardeau incombe omet de fournir les éléments de preuve requis, elle n’obtiendra pas gain de cause à l’égard de la question en litige. Ces circonstances n’existent pas dans l’affaire qui nous occupe et, par conséquent, la question du fardeau de la preuve est en fin de compte sans pertinence.

[69]      En l’espèce, la question du préjudice dépendait de la question de savoir si la disposition confère à la partie qui est la première à signifier son AA le droit d’être entendue en premier. Il s’agit d’une question de droit, et le juge n’avait besoin d’aucune preuve pour rendre sa décision. Le juge a examiné les observations des parties et a conclu que la disposition ne confère pas un tel droit et, par conséquent, que les appelantes ne subiraient aucun préjudice découlant d’une ordonnance exigeant qu’une seule audience sur les questions communes ait lieu dans leurs actions et celles des intimées. J’ai conclu que le juge n’a commis aucune erreur dans ces décisions. Dans ces circonstances, la question de savoir si le juge a inversé le fardeau de la preuve est sans pertinence.

[70]      Je rejette donc les observations des appelantes sur le fardeau de la preuve.

D.    Les articles 6.02, 6.08 et 6.09 du Règlement

1) L’article 6.08 du Règlement

[71]      En réponse aux observations des intimées au sujet de décisions incompatibles et d’un abus de procédure, les appelantes soutiennent que le juge a également commis une erreur en omettant de tenir compte de l’article 6.08 du Règlement, qui dispose que la Cour peut, sur requête d’un fabricant de produits génériques, rejeter l’action intentée par le titulaire de brevet en vertu du paragraphe 6(1) lorsque l’action « est inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou qu’elle constitue par ailleurs un abus de procédure à l’égard d’un ou de plusieurs brevets ou certificats de protection supplémentaire ». Du point de vue des appelantes, l’article 6.08, à la lumière de la jurisprudence sur l’ancien alinéa 6(5)b) du Règlement, prévoit un mécanisme pour éviter des dédoublements ou des décisions incohérentes lorsqu’il y a plusieurs instances, comme cela est le cas en l’espèce.

[72]      Les appelantes nous rappellent les affirmations de notre Cour sur l’ancien alinéa 6(5)b) du Règlement dans la décision Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Novopharm Ltée, 2007 CAF 163, [2008] 1 R.C.F. 174 (Sanofi-Aventis). Dans cet arrêt, notre Cour avait conclu qu’un fabricant de produits génériques pouvait présenter une requête pour abus de procédure aux termes de cette disposition lorsque le titulaire de brevet qui n’avait pas obtenu gain de cause dans une demande visant à empêcher le ministre de délivrer un AC à un fabricant de produits génériques parce que son brevet a été jugé non valide cherchait à débattre des mêmes questions à l’égard d’un autre fabricant de produits génériques.

[73]      Les appelantes soutiennent qu’il ne fait aucun doute que l’arrêt Sanofi-Aventis et la jurisprudence pertinente cherchaient à empêcher des décisions incompatibles sur les mêmes questions. L’article 6.08 n’est pas très différent de l’ancien alinéa 6(5)b), et donc Taro et Sandoz pourraient déposer des requêtes en application de l’article 6.08 en rejet des actions engagées par Bayer contre elles si les actions de Bayer contre les appelantes étaient rejetées.

[74]      Cela amène les appelantes à affirmer que le juge a commis une erreur en omettant de tenir compte de l’article 6.08, surtout lorsque l’on considère que le juge a exprimé ses préoccupations quant au fait qu’il pourrait y avoir des décisions incompatibles s’il ne rendait pas l’ordonnance visée par l’appel.

[75]      Les appelantes affirment également que Taro et Sandoz pourraient se fonder sur les règles 213 et 221 des Règles, qui portent sur les requêtes en radiation et sur les jugements sommaires.

[76]      Ainsi, selon les appelantes, compte tenu de l’existence de l’article 6.08 du Règlement ainsi que des règles 213 et 221, le juge a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable lorsqu’il a conclu qu’il était préférable qu’il y ait une seule audience sur les questions communes aux quatre actions et que c’était le moyen le plus efficace pour servir l’intérêt de la justice et protéger les intérêts des parties et de la Cour.

[77]      À mon avis, on ne peut retenir ces observations. Premièrement, il ne faut pas tenir pour acquis que les principes énoncés dans l’arrêt Sanofi-Aventis, qui portait sur l’ancien Règlement, s’appliqueront de la même manière au Règlement actuel, puisque les procédures engagées aux termes du paragraphe 6(1) du Règlement actuel ont un objectif différent de celui des procédures engagées en application de l’ancien Règlement.

[78]      Deuxièmement, si les audiences de Taro et Sandoz n’étaient pas réunies à celles des appelantes, et si les appelantes avaient gain de cause dans les actions intentées par Bayer, alors Taro et Sandoz devraient probablement attendre avant de pouvoir présenter une requête aux termes de l’article 6.08. La raison est qu’on aurait probablement interjeté appel des décisions portant sur Apotex et Teva à notre Cour. Par conséquent, on ne pourrait présenter de requête aux termes de l’article 6.08 avant les jugements lors des appels.

[79]      Les observations des appelantes relativement au défaut du juge de tenir compte de l’article 6.08 sont en fait que Taro et Sandoz auraient dû retarder l’audience de leurs actions jusqu’à ce que des décisions soient rendues dans les actions des appelantes. Bien qu’il ne fasse pas de doute que Taro et Sandoz auraient pu choisir d’attendre — en supposant que Bayer, malgré le délai de 24 mois, était disposée à y consentir — elles n’étaient pas tenues de retarder l’audience de leurs actions. Je ne vois pas pour quels motifs possibles le juge aurait pu leur ordonner d’attendre l’issue de l’audience des appelantes. Cela contreviendrait à l’obligation de diligence lors de leurs procédures qu’impose l’article 6.09.

[80]      Enfin, dans les circonstances, Taro et Sandoz pouvaient manifestement convenir, comme elles l’ont fait, à ce que le juge ordonne que leurs actions soient réunies à celles des appelantes relativement aux questions communes. Même si le juge aurait pu refuser de rendre l’ordonnance contestée, il était d’avis qu’une seule audience sur les questions communes était la meilleure solution pour les parties et pour la Cour. Comme je l’ai déjà dit, ses motifs ne révèlent pas d’erreur de principe ou d’erreur manifeste et dominante. Plus précisément, je conclus que le juge n’a pas commis d’erreur en ne tenant pas compte de l’article 6.08 du Règlement.

2)    Les articles 6.02 et 6.09

[81]      L’article 6.02 du Règlement dispose qu’aucune action ne peut être réunie à une action intentée en vertu du paragraphe 6(1) durant la période pendant laquelle le ministre ne peut délivrer d’AC en raison de l’alinéa 7(1)d). Le RÉIR, à la page 37, explique l’interdiction et son objectif comme suit :

Restrictions quant à la réunion d’actions

Pendant la période de 24 mois pendant laquelle la ministre ne peut pas délivrer d’AC, le Règlement interdit la réunion d’actions, sauf la réunion d’une action relative à une allégation formulée par la seconde personne dans une présentation ou un supplément dans l’action principale ou une action visant un CPS qui mentionne un brevet qui est en cause dans l’action principale. Ainsi, une réunion d’actions est permise dans certaines circonstances dans le cas (i) d’actions distinctes présentées par la première personne et le propriétaire de brevet en réponse au même avis d’allégation (AA) (ii) d’actions distinctes présentées en réponse aux multiples AA qui portent sur différents brevets, mais sont signifiés à l’égard d’une même présentation. D’autres actions, comme une action en contrefaçon de brevet qui ne peut être intentée en vertu du Règlement, ne pourront pas faire l’objet d’une réunion. Les restrictions quant à la réunion d’actions sont nécessaires afin de limiter le nombre de questions en litige et faciliter la résolution de l’affaire dans le délai de 24 mois. Il est aussi nécessaire d’éviter de compliquer davantage l’évaluation des dommages-intérêts découlant du report de l’entrée sur le marché du produit. Si la période de 24 mois est expirée ou ne s’applique pas aux termes du Règlement, il est loisible à la Cour d’ordonner au besoin une réunion d’actions. [Je souligne.]

[82]      L’article 6.09, quant à lui, dispose que les parties à l’action intentée en vertu du paragraphe 6(1) sont tenues d’agir avec diligence en remplissant les obligations qui leur incombent au titre du Règlement et de collaborer au règlement expéditif de celle-ci, à défaut de quoi la Cour peut, conformément au paragraphe 7(8), abréger ou prolonger la période de 24 mois visée à l’alinéa 7(1)d).

[83]      En ce qui concerne l’article 6.02, les appelantes reprennent le RÉIR et affirment que l’interdiction de réunir des actions vise à veiller à ce que les actions en application du Règlement soient tranchées dans le délai de 24 mois et à ne pas compliquer l’évaluation des dommages-intérêts aux termes de l’article 8.

[84]      Les appelantes renvoient ensuite à la décision de la protonotaire dans l’ordonnance Bayer no 1 (voir le paragraphe 2 des présents motifs), qui ordonnait que les actions des appelantes soient réunies pour ce qui est des questions communes. Plus précisément, les appelantes renvoient à l’explication de la protonotaire sur la différence entre une ordonnance de réunion et celle qu’elle rendait. Les appelantes sont d’accord avec la protonotaire pour dire qu’un grand nombre des caractéristiques d’une réunion d’actions énoncées par la protonotaire, par exemple des actes de procédure communs, un échéancier commun, des interrogatoires préalables communs et une audience commune, ne peuvent s’appliquer aux actions intentées en application du Règlement. Les appelantes affirment que ces caractéristiques ont pour effet de créer diverses complications, notamment la difficulté de coordonner les interrogatoires préalables et les procédures interlocutoires parmi plusieurs groupes d’avocats, le fait que des questions accessoires ou procédurales soulevées par un fabricant de produits génériques, mais pas par l’autre, pourraient entraîner des retards, ainsi que les complications découlant de la tentative d’avoir une seule audience et un seul jugement, qui s’appliqueront également à tous les procès subséquents aux termes de l’article 8.

[85]      Les appelantes affirment toutefois que ces conséquences défavorables d’une réunion découlent également de l’ordonnance contestée. Elles déclarent plus précisément qu’en raison de l’ordonnance du juge, Taro et Sandoz doivent respecter l’échéancier des actions des appelantes, que les parties doivent faire preuve de coordination et de coopération pour respecter cet échéancier et que, par conséquent, il devait y avoir des interrogatoires préalables et des requêtes communs. Les appelantes affirment que cela est devenu inévitable car les cinq parties participent à une audience conjointe sur les questions communes et à cause des délais raccourcis imposés par les différentes dates de fin des sursis automatiques que prévoit le Règlement.

[86]      Les appelantes soulignent que le juge a reconnu, dans ses motifs, que le fait de joindre l’audience de Taro et Sandoz à leur audience accroîtrait la complexité et le temps des préparatifs et de l’audience sur les questions communes. Les appelantes affirment que les obligations de leurs avocats découlant de l’échéancier de l’audience ont accru ces préoccupations. Les appelantes s’inquiètent également de l’ajout possible d’une action intentée par Dr. Reddy’s Laboratories Ltd. à l’audience sur les questions communes. (Comme je l’ai indiqué au paragraphe 5 des présents motifs, la protonotaire a rejeté la requête visant à ce que l’audience sur les questions communes aux quatre fabricants de produits génériques vise également Dr. Reddy’s Laboratories Ltd.)

[87]      Au paragraphe 100 de son mémoire des faits et du droit, Apotex fait valoir ce qui suit :

[traduction] À la longue, le nombre d’actions qui auront des audiences communes et l’échéancier de ces actions font qu’il y a en fait réunion des actions. Apotex prétend que c’est le cas en l’espèce. En conséquence, Apotex fait valoir que l’ordonnance du juge porte atteinte aux principes et à l’objet qui sous-tendent l’article 6.02 du Règlement, de sorte que l’intervention de la cour d’appel est justifiée.

[88]      En ce qui concerne l’article 6.09, les appelantes affirment que la disposition ne leur impose des obligations de diligence et de coopération qu’à l’égard de leurs propres actions intentées en application du paragraphe 6(1). Les appelantes soulignent ensuite que l’article 6.02 interdit la réunion d’autres actions à leurs actions. Les appelantes font observer que l’ordonnance en cause leur impose néanmoins des obligations de diligence et de coopération relativement aux parties à une autre action. Les appelantes soutiennent qu’on le constate au paragraphe 33 des motifs du juge :

Premièrement, l’arrivée des nouvelles défenderesses dans la présente instance la rendra certainement plus complexe et exigera des efforts accrus de coordination entre les avocats, mais il est évident que Taro et Sandoz sont prêtes et en mesure de respecter le calendrier déjà fixé dans les affaires visant Teva et Apotex. Je tiens à souligner que le fardeau supplémentaire, quel qu’il soit, sera supporté par toutes les parties, et j’ai confiance que les avocats chevronnés qui représentent toutes les parties dans ces affaires pourront collaborer afin de respecter [ce] calendrier. Il se peut que Taro et Sandoz doivent assumer un fardeau ou des dépenses supplémentaires pour respecter ce calendrier, mais elles ont accepté de le faire. [Je souligne.]

[89]      En fin de compte, les appelantes affirment que l’ordonnance contestée a compliqué leurs actions et a augmenté le temps et les dépenses qui seront nécessaires pour les mener à bien. Selon elles, l’ordonnance cause un préjudice inéquitable et n’équilibre pas de manière adéquate les intérêts des parties.

[90]      Les intimées ne sont pas d’accord avec la thèse des appelantes.

[91]      Premièrement, les intimées déclarent que les appelantes n’ont pas invoqué devant le juge les articles 6.02 et 6.09 et que, par conséquent, notre Cour ne devrait pas examiner leurs observations fondées sur ces articles. Deuxièmement, elles indiquent qu’en raison de la règle 3, l’alinéa 385(1)a) et la règle 105 [des Règles], la Cour peut, de son propre chef, rendre des ordonnances comme celle en l’espèce. Troisièmement, elles se fondent sur les motifs de la protonotaire dans l’ordonnance Bayer no 1, où la protonotaire a conclu que l’article 6.02 n’empêche pas une ordonnance visant une audience sur des questions communes. Les intimées renvoient plus précisément aux paragraphes 16, 21 et 22 de ces motifs, où la protonotaire déclare ce qui suit :

Selon le sens clair de la disposition [l’article 6.02 du Règlement], son application se limite à la jonction d’actions. Pour interpréter la disposition comme interdisant l’instruction conjointe d’une ou de plusieurs actions, il faudrait interpréter le mot « action » comme désignant l’action dans son ensemble et l’instruction de l’action comme un élément dissociable de sorte que la disposition se lirait ainsi : « Aucune action ni instruction d’une action ne peut être réunie à une action ou à l’instruction d’une action donnée [...] ». Non seulement cela élargirait indûment le sens ordinaire des mots utilisés, mais cela n’est pas justifié dans le but de donner effet à l’objet ou à l’intention du régime de réglementation.

[...]

Il peut même être contre-productif d’interpréter le Règlement comme supprimant la capacité de la Cour d’instruire conjointement certaines parties du procès et cela peut nuire à l’objectif du Règlement qui est de résoudre les actions en 24 mois.

Comme il est mentionné dans le passage précité de l’affaire Biogen, l’instruction conjointe des questions communes dans ces cas complexes constitue l’utilisation la plus efficace du temps et des ressources de la Cour et des parties. Par contre, comme en l’espèce, lorsque deux actions qui soulèvent les mêmes questions d’invalidité concernant les mêmes brevets sont intentées et doivent être réglées dans un intervalle d’à peine un mois, interdire à la Cour d’ordonner l’instruction conjointe de ces questions obligerait la Cour à instruire deux procès essentiellement identiques dans un intervalle d’un mois, ce qui nécessiterait que les mêmes avocats, les mêmes inventeurs et peut-être les mêmes experts soient disponibles pour deux procès, donc pour une durée deux fois plus longue que si le procès était conjoint. Il sera alors plus difficile de trouver des dates de disponibilité communes et il pourrait y avoir des retards inutiles. Il pourrait également être impossible de s’assurer que le même juge soit disponible pour les deux procès dans les délais précisés par le Règlement, ce qui entraînerait une perte d’efficacité et pourrait prolonger le temps requis pour rendre une décision. La perspective d’un procès conjoint sert également à inciter les parties dans les deux actions à coordonner et à mener des interrogatoires préalables conjoints des inventeurs, éliminant ainsi le risque de retards qu’entraînerait la participation répétée de multiples inventeurs à deux séries d’interrogatoires préalables.

[92]      En ce qui concerne l’article 6.09, les intimées affirment que les appelantes ne participent pas à la poursuite de leurs actions et ne sont pas tenues de respecter un échéancier imposé dans leurs actions, et ajoutent qu’au contraire, c’est à elles, Taro et Sandoz, de tenir compte des échéanciers et des questions en litige dans les actions des appelantes. Les intimées déclarent que le fait d’avoir une audience commune ne restreint en rien les droits des appelantes.

[93]      Les intimées concluent en affirmant que [traduction] « les parties coopèrent depuis des mois et ont procédé à des interrogatoires préalables communs. [Les appelantes] ne se sont pas plaintes de fardeaux supplémentaires » (mémoire des faits et du droit de Taro, au paragraphe 133).

[94]      Pour les motifs qui suivent, je conclus que les observations des appelantes concernant l’article 6.02 sont bien fondées. Autrement dit, je conclus que l’ordonnance contestée enfreint l’interdiction à cette disposition.

[95]      Avant d’expliquer pourquoi je suis arrivé à cette conclusion, je souhaite préciser que je ne vois pas pourquoi nous ne devrions pas tenir compte des observations des appelantes sur les articles 6.02 et 6.09, comme les intimées le demandent. Premièrement, il n’est pas nécessaire que des éléments de preuve étayent les observations des appelantes, d’après ce que je comprends. Deuxièmement, comme je l’ai indiqué précédemment, les appelantes n’ont eu qu’un bref délai pour répondre à la directive de la Cour fédérale concernant le fait de joindre l’audience de Taro et de Sandoz à leur audience sur les questions communes. Je conclus donc que, dans les circonstances, il est juste et équitable d’examiner ces observations.

[96]      Je tiens d’abord à préciser que l’article 6.02 du Règlement interdit de réunir une action à une action intentée en vertu du paragraphe 6(1) durant la période de 24 mois prévue à l’alinéa 7(1)d). L’explication de cette interdiction, qui figure à la page 37 du RÉIR, précitée au paragraphe 81, est de faciliter la résolution des actions intentées en application du paragraphe 6(1) dans le délai de 24 mois et d’éviter de compliquer l’évaluation des dommages-intérêts aux termes de l’article 8. Je souligne que l’interdiction prend fin à l’expiration de la période de 24 mois.

[97]      La règle 105, qui est au cœur des présents appels, ne porte pas expressément sur la réunion d’actions, mais sur la réunion d’instances et sur l’instruction de deux instances ou de plusieurs instances conjointement ou successivement. Cependant, la règle 105 figure dans une section qui comprend les règles 101 à 107 et dont l’intertitre est « Réunion de causes d’action et jonction de parties ». La règle 101 traite des « causes d’action multiples »; la règle 102, de la « jonction de personnes représentées par le même avocat »; la règle 103, de la « jonction erronée ou défaut de jonction »; la règle 104, de l’« ordonnance de la Cour »; la règle 105, de la « réunion d’instances »; la règle 106, de l’« instruction distincte des causes d’action »; la règle 107, enfin, de l’« instruction distincte des questions en litige ».

[98]      Je tiens à souligner qu’avant les modifications apportées aux Règles en 1998 (les Règles sont entrées en vigueur le 25 avril 1998), les seules Règles qui avaient trait à la réunion étaient les règles 1714 à 1718 [des Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663]. Le terme « réunion » ne figurait pas dans ces Règles. Je devrais également préciser que les anciennes Règles n’avaient aucune règle semblable à la règle 105. Comme l’a fait observer Roger T. Hughes, ancien juge de la Cour fédérale, dans son ouvrage intitulé Annotated Federal Court Act and Rules (Markham, Ont. : Butterworths, 1998), à la page 11,149, [traduction] « la Règle 105 n’avait pas d’équivalent dans les anciennes Règles de la Cour fédérale, bien que la Cour ait parfois réuni des instances ou ordonné que des procès aient lieu conjointement ou successivement ». À titre d’exemple de la déclaration de l’auteur, voir le jugement du juge MacKay de la Cour fédérale dans la décision Wellcome.

[99]      La question que nous devons trancher dans les présents appels est celle de savoir quel est l’effet de l’interdiction à l’article 6.02 du Règlement sur les Règles. L’énoncé à l’article 6.02 du Règlement, selon lequel « [a]ucune action ne peut être réunie », interdit-il seulement que des instances soient « réunies » au sens de la règle 105, comme l’a conclu la protonotaire, ou l’interdiction s’applique-t-elle de façon plus générale aux autres ordonnances qu’on peut rendre lorsqu’il y a plusieurs instances? Autrement dit, le mot « réunie » à l’article 6.02 du Règlement a-t-il le même sens que le mot « réunies » à la règle 105, ou le mot « réunie » à l’article 6.02 du Règlement a-t-il un sens plus large?

[100]   Pour répondre à cette question, j’examinerai d’abord les motifs de la protonotaire dans la décision Bayer no 1, où elle a ordonné que les actions de Teva et d’Apotex soient entendues simultanément pour les questions communes. Au paragraphe 1 de ses motifs, la protonotaire a énoncé les questions dont elle était saisie, c’est-à-dire si les actions de Teva et d’Apotex (dossiers T-1960-18 et T-2093-18) devraient être entendues simultanément pour les questions communes et si une telle ordonnance contreviendrait à l’interdiction à l’article 6.02 du Règlement. En fin de compte, la protonotaire a ordonné que les questions communes fassent l’objet d’une audience commune et a conclu que cette ordonnance ne contrevenait pas à l’article 6.02.

[101]   Je tiens à préciser que, tout comme en l’espèce, il ne semble pas qu’on ait présenté de requête aux termes de la règle 105 dans la décision Bayer no 1. Bien que les appelantes, Teva et Apotex, ne se soient pas opposées à l’ordonnance de la protonotaire, Bayer s’y était opposée, au motif que l’ordonnance enfreindrait l’interdiction à l’article 6.02 du Règlement.

[102]   Après avoir mentionné la règle 105, la protonotaire a indiqué que la réunion d’actions et des audiences communes sont différentes, et que l’article 6.02 du Règlement n’interdit que la réunion d’actions. La protonotaire a examiné certaines décisions de notre Cour (il semble que toutes ces décisions aient été rendues par un seul juge aux termes de la règle 369 et non par une formation) et de la Cour supérieure de justice de l’Ontario relativement à son équivalent à la règle 105 avant d’expliquer, aux paragraphes 14 et 15 de ses motifs, la différence entre une réunion d’actions et des audiences conjointes :

La distinction entre la réunion d’actions, telle qu’elle est envisagée par Bayer dans ses observations, et l’instruction conjointe des questions d’invalidité, telle qu’elle est ordonnée dans l’affaire Biogen et envisagée en l’espèce, est donc la suivante : si elles sont réunies, les deux actions deviendraient une seule action et il n’y aurait qu’une seule série d’interrogatoires préalables, un seul procès, et, peut-être ce qui importe plus, un seul jugement. S’il y a instruction conjointe des questions d’invalidité, il y aura deux actions distinctes. Les interrogatoires préalables pourront être coordonnés si les parties y consentent, mais cela n’est pas nécessaire. Les deux actions seraient instruites conjointement, mais seulement pour ce qui est des questions communes, à savoir les questions liées à l’interprétation des revendications et à l’invalidité, pour lesquelles la preuve ne serait déposée qu’une seule fois aux fins des deux actions. Pour toutes les autres questions, y compris celles touchant la contrefaçon, les procès se dérouleraient séparément. Enfin, et ce point est tout aussi important, il y aurait nécessairement deux jugements, chacun ayant un effet contraignant seulement sur les parties auxquelles il se rapporte. Ces jugements pourraient même être rendus à des moments différents. Dans l’affaire Biogen, les dates précises et le mécanisme d’instruction des procès ont entraîné un délai de plusieurs semaines entre la fin du premier procès et la reprise du deuxième, ce qui donnait lieu à la possibilité que les jugements soient rendus à des moments différents [...]

En bref, une ordonnance de réunion donne lieu à la jonction de deux actions et, nécessairement, à un seul procès, tandis qu’une ordonnance portant que deux actions soient instruites conjointement donne lieu à un procès conjoint, mais pas à la jonction des actions [...] [Je souligne.]

[103]   Après avoir reproduit l’article 6.02 du Règlement, la protonotaire a déclaré que l’interdiction se limitait à la réunion d’actions, et il ressort de ce qui précède qu’elle estimait que cela avait le même sens qu’à la règle 105. Autrement dit, selon la protonotaire, l’interdiction à l’article 6.02 du Règlement se limite à l’interdiction de la réunion d’actions, selon la définition au paragraphe 14 de ses motifs. Selon elle, le fait d’étendre l’interdiction à des audiences communes pour deux ou plusieurs actions non seulement « élargirait indûment le sens ordinaire des mots utilisés, mais cela n’est pas justifié dans le but de donner effet à l’objet ou à l’intention du régime de réglementation » (Bayer no 1, au paragraphe 16).

[104]   Au paragraphe 18 de ses motifs, la protonotaire a ensuite expliqué comment la réunion de deux actions ou de plusieurs actions intentées en application du paragraphe 6(1) du Règlement compliquerait énormément les procédures. Elle a déclaré qu’une réunion d’actions exigerait qu’on modifie les actes de procédure existants, que le fait que chaque fabricant de médicaments génériques ait ses propres avocats et ses propres opinions sur les questions communes fera en sorte qu’il sera difficile de préparer un seul acte de procédure, et qu’il faudra vérifier les dates auxquelles trois groupes d’avocats sont libres pour les interrogatoires préalables et les procédures interlocutoires, ce qui serait lourd et inefficace. Elle a aussi souligné les difficultés découlant des exigences de confidentialité de chaque fabricant de produits génériques concernant les données techniques ou scientifiques relatives à son produit, en faisant observer que cela entraînerait des complications relativement aux éléments de preuve présentés lors de l’interrogatoire préalable, aux rapports d’experts et à la conduite du procès.

[105]   Je suis entièrement d’accord avec la protonotaire pour dire qu’une ordonnance de réunion rendrait la situation extrêmement difficile pour toutes les parties. En fait, selon moi, les motifs de la protonotaire indiquent clairement qu’il était en fait impossible de réunir les deux actions dont elle était saisie. Autrement dit, je conclus que, si l’une des parties avait présenté une requête en vue de réunir les deux actions dans la décision Bayer no 1, ou, d’ailleurs, de réunir les quatre actions dont le juge était saisi en l’espèce, la requête aurait sans nul doute été rejetée.

[106]   Les cinq actions engagées par Bayer contre cinq fabricants de produits génériques (dont Dr. Reddy’s, susmentionnée au paragraphe 5 des présents motifs) illustrent ce qui se passe lorsque des fabricants de produits génériques cherchent à faire leur entrée sur le marché avec des médicaments qui sont bioéquivalents à ceux du titulaire de brevet. Plus précisément, dans leurs AA respectifs, les fabricants de médicaments génériques soutiennent que leurs médicaments ne contrefont pas le brevet du titulaire ou que le brevet est invalide. Par conséquent, le titulaire de brevet intente une action en application du paragraphe 6(1) du Règlement pour contester l’AA, comme Bayer l’a fait en l’espèce. La situation ne diffère pas de ce qui se produisait en application de l’ancien Règlement, quoiqu’à l’époque, le titulaire de brevet contestait l’AA du fabricant de produits génériques par une demande visant à interdire au ministre de délivrer un AC.

[107]   À mon avis, dans la plupart des cas, il n’est simplement pas possible de réunir plusieurs instances engagées aux termes du paragraphe 6(1) du Règlement dans une seule action, notamment car des parties différentes participent à chaque action et ont généralement des avocats différents. En outre, la question de la contrefaçon n’est pas nécessairement la même dans chaque action. De ce fait, il n’est pas réaliste de joindre les actions. Cependant, il est possible de tenir des audiences communes sur des questions communes, et ce sera généralement le moyen privilégié (et le moyen le plus rapide) de joindre les actions en vue d’atteindre l’objectif de simplification et de réduction des coûts pour la Cour et pour les parties. C’est pour cette raison que je ne suis pas en mesure de déceler une erreur susceptible de révision commise par le juge dans la décision portant sur la règle 105.

[108]   Je note que selon la règle 102, deux ou plusieurs personnes peuvent être jointes dans une même instance à titre de codemandeurs ou de co-appelants s’il y a en commun un point de droit ou de fait, ou si les réparations demandées ont essentiellement le même fondement, pourvu que ces personnes soient représentées par le même avocat. J’estime que cela appuie mon avis selon lequel il ne pourrait y avoir réunion au sens de la règle 105 dans des actions intentées aux termes du paragraphe 6(1) du Règlement que si tous les fabricants de produits génériques étaient représentés par le même avocat. La règle 102 fait de la représentation par le même avocat une condition préalable à la jonction des parties car autrement, rien ne justifierait que des parties demandent la jonction ou que la Cour l’accorde : cela ne conférerait aucun avantage, et cela créerait des complications plutôt que les résoudre. C’est aussi pour cette raison que j’indique que la réunion d’actions aux termes du paragraphe 6(1) du Règlement n’est en fait pas possible sans représentation par le même avocat, car les difficultés pratiques que cela entraînerait seraient trop grandes. Cela ne se produirait simplement jamais. En d’autres termes, lorsqu’il y a plusieurs instances aux termes du paragraphe 6(1) du Règlement et que les parties ont des avocats différents, la Cour ne choisira jamais la réunion des instances.

[109]   Par contre, la protonotaire avait conclu que l’ordonnance qu’elle rendait était le moyen le plus efficace d’instruire les deux actions. Plus précisément, elle a conclu que les actions demeureraient distinctes et, par conséquent, qu’il ne serait pas nécessaire de modifier les actes de procédure existants, que les avocats n’auraient pas besoin de coordonner les interrogatoires préalables et les requêtes interlocutoires, et que les restrictions en matière de confidentialité ne seraient pas compromises. Elle a également déclaré : « Chaque action peut progresser à son propre rythme jusqu’à la date du procès conjoint » (Bayer no 1, au paragraphe 20). Ainsi, selon la protonotaire, le fait de tenir une audience commune sur les questions communes permettait d’éviter toutes les complications découlant de la réunion des actions.

[110]   Comme je l’ai fait observer, il ressort clairement des motifs de la protonotaire dans l’ordonnance Bayer no 1 que, selon elle, la jonction d’actions est également la réunion d’actions. Par conséquent, puisque l’article 6.02 du Règlement n’interdit que la réunion, il n’interdit pas que deux actions fassent l’objet d’une audience conjointe. Je suis d’avis que la protonotaire a commis une erreur en arrivant à cette conclusion. Autrement dit, je suis d’avis que l’ordonnance Bayer no 1 de la protonotaire, comme l’ordonnance contestée, contrevient à l’article 6.02. Je conclus que le libellé de l’interdiction englobe plus que simplement la réunion d’instances décrite par la protonotaire dans l’ordonnance Bayer no 1.

[111]   J’affirmerai que si, comme la protonotaire l’a conclu, l’interprétation de l’adjectif « réunie » à l’article 6.02 du Règlement est la même que celle de l’adjectif « réunies » à la règle 105, et n’a pas de sens plus large, l’interdiction à l’article 6.02 me semble alors totalement inutile. Je ne vois tout simplement pas quelles actions intentées en application du paragraphe 6(1) du Règlement seraient réunies de la manière décrite par la protonotaire. Les deux actions dans l’ordonnance Bayer no 1 et les quatre actions dont nous sommes saisis dans les présents appels n’auraient jamais été réunies, pour les motifs énoncés par la protonotaire dans l’ordonnance Bayer no 1 et pour les motifs que j’ai également exprimés ci-dessus. En conséquence, je ne peux pas accepter que l’interdiction à l’article 6.02 empêche uniquement la réunion d’actions, car elle serait alors inutile.

[112]   À ce moment, il sera utile de consulter les dictionnaires pour connaître les définitions des termes « réunir » et « join », le deuxième terme étant celui utilisé dans le texte anglais de l’article 6.02 pour le terme « réunir » :

RÉUNIR : (verbe transitif) (de unir) :

1.  Rapprocher des choses séparées de façon à les mettre en contact, à les joindre : Réunir deux bouts de ficelle par un nœud.

2.  Raccorder, faire communiquer des choses entre elles : Réunir plusieurs villes par une voie rapide.

3.  Rattacher officiellement un pays, une région à un autre.

4.  Rassembler, regrouper des éléments pour constituer un tout : Réunir les papiers nécessaires à une demande.

Référence : Société Éditions Larousse, « Larousse Langue française » (consulté le 20 avril 2020), en ligne : <https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais>.

[traduction]

JOINDRE (join) : verbe transitif

1a : réunir ou rassembler de façon à être une unité : joindre deux blocs de bois avec de la colle

b : réunir (des éléments distincts, par exemple des points) par une ligne

2 : mettre en rapport ou en union intime : deux personnes jointes par le mariage

Référence : Merriam-Webster, « Merriam-Webster Dictionary » (consulté le 4 avril 2020), en ligne : <https://www.merriam-webster.com/dictionary>.

[113]   Le libellé de l’article 6.02 en français interdit qu’une action soit « réunie », alors que le libellé anglais utilise le terme « joined » (« [n]o action may be joined to a given action brought under subsection 6(1) », « [a]ucune action ne peut être réunie à une action donnée intentée en vertu du paragraphe 6(1) »). Comme je viens de l’expliquer, si ces libellés ne visaient qu’à interdire la réunion d’instances de la manière décrite par la protonotaire, ils seraient inutiles. À mon avis, les définitions qui précèdent des termes « réunir » et « join » appuient une interdiction plus large.

[114]   Ni l’un ni l’autre de ces termes ne limite le sens à la réunion de deux instances ou de plusieurs instances en une seule. Ces termes semblent plutôt indiquer que les actions sont réunies si on les rassemble, les joint ou les rapproche. Bien que je sois disposé à reconnaître que l’on pourrait interpréter ces termes de façon à inclure la réunion de plus de deux instances en une seule, leur sens ne se limite manifestement pas de cette façon et ils sont suffisamment vastes pour comprendre une ordonnance comme l’ordonnance contestée. Cela permet de penser, à mon avis, que l’ordonnance contestée a en fait réuni les quatre actions au sens de l’interdiction à l’article 6.02 du Règlement, en ce qui concerne les questions communes. Le fait qu’elles n’aient pas été réunies relativement à toutes les questions n’est pas pertinent.

[115]   Je formulerai un autre commentaire concernant le libellé de l’article 6.02 avant d’examiner l’objectif de cette disposition. On peut constater que le verbe « réunir » correspond au verbe « join » à la version anglaise de l’article 6.02 du Règlement et au verbe « [consolidate] » à la version anglaise de la règle 105. On pourrait dire que cela appuie la thèse de la protonotaire, selon laquelle l’interdiction à l’article 6.02 du Règlement interdit exclusivement la « réunion » d’actions intentées aux termes du paragraphe 6(1), et rien de plus. Les trois observations qui suivent suffisent, à mon avis, pour rejeter cette thèse, s’il le fallait.

[116]   Premièrement, le verbe « join » correspond au terme « réunir » dans le Règlement, tandis que « consolidate » correspond au terme « réunies » dans les Règles. Je doute que le fait d’utiliser le verbe français « réunir » pour les termes anglais « join » et « consolidate » dans deux dispositions différentes signifie que le législateur voulait que les deux mots anglais aient le même sens. Deuxièmement, je note que le verbe « consolidate » en anglais dans les Règles correspond à « réunir » à la règle 105 et à « joindre » au paragraphe 342(1) [des Règles]. Enfin, même si, pour des raisons de cohérence, j’ai employé le terme « réunion » dans les présents motifs en lui donnant le même sens que dans les motifs de la protonotaire, je tiens à souligner qu’il n’est absolument pas établi que le terme anglais « consolidation » a le sens que lui donne la protonotaire au paragraphe 14 de ses motifs [Bayer no 1]. Cela ressort de la définition du terme dans le dictionnaire et de l’interprétation de ce terme dans la jurisprudence sur la règle 105 des Règles.

[117]   Le dictionnaire Merriam-Webster définit ainsi le mot « consolidate » :

[traduction]

RASSEMBLER (consolidate) : verbe transitif

1. réunir en une seule unité : UNIR. Rassembler plusieurs petits conseils scolaires.

2. rendre fort ou sûr : RENFORCER. Rassembler ses forces.

3. former en masse compacte. La presse rassemble les fibres en panneaux.

[118]   Aucune de ces définitions ne signifie nécessairement que les éléments de ce qui a été rassemblé aient perdu leur individualité et aient été assimilés intégralement, comme le voudrait l’interprétation que donne la protonotaire au terme « consolidate ». Ces définitions comprendraient également, à mon avis, une association moins complète entre les éléments rassemblés. On peut dire la même chose des termes « jonction » et « joints » qui figurent au paragraphe 342(1) [des Règles], soit les équivalents français de « consolidation ». Les termes « jonction » et « joindre » sont définis comme suit :

JONCTION : nom féminin :

1.  Action de joindre, d’unir deux choses séparées : Opérer la jonction par un pont.

2.  Action de se joindre, de se réunir, en parlant de groupes, de troupes en mouvement : Les deux manifestations firent leur jonction sur la place.

[...]

JOINDRE : (verbe transitif) :

1.  Assujettir deux choses l’une à l’autre par un moyen quelconque : Joindre deux bouts de ficelle par un nœud.

2.  Rapprocher deux choses de telle sorte qu’elles se touchent : Joindre les talons.

3.  Établir une liaison, une communication entre deux lieux : Joindre deux agglomérations par une nouvelle voie routière.

4.  Ajouter quelque chose (à quelque chose d’autre), le mettre dedans, avec : Joindre un timbre (à sa lettre) pour la réponse.

5.  Associer son action, son effort, etc., à ceux de quelqu’un d’autre : Joindre sa voix à celles de l’opposition.

[...]

8.  Décider d’instruire ou de juger en même temps deux ou plusieurs causes pendantes devant un tribunal. [Je souligne].

Référence : Société Éditions Larousse, « Larousse Langue française » (consulté le 20 avril 2020), en ligne : <https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais>.

[119]   Je note que l’une des définitions du verbe « joindre » est : « Décider d’instruire ou de juger en même temps deux ou plusieurs causes pendantes devant un tribunal. » C’est précisément ce qui s’est passé en l’espèce en raison de l’ordonnance en cause, c’est-à-dire que quatre actions seront entendues en même temps quant à des questions communes.

[120]   La jurisprudence n’appuie pas non plus sans ambiguïté l’interprétation par la protonotaire du mot « consolidate ». Une requête en vue d’obtenir une audience commune pour deux demandes a été considérée comme une requête en réunion dans la décision Janssen-Ortho Inc. c. Apotex, 2009 CF 866 (voir le paragraphe 4), comme l’a été une requête demandant que des audiences aient lieu conjointement ou successivement dans la décision John E. Canning (voir les paragraphes 34 et 37). Les diverses mesures prévues à la règle 105 ont été qualifiées de « réunion » dans la décision Halifax (Municipalité régionale) c. Canada, 2008 CF 1159 (voir les paragraphes 13 et 14). Dans d’autres décisions encore, on a ordonné la réunion d’éléments de preuve (Global Restaurant) et on a décrit des audiences communes ou simultanées comme une réunion « partielle » ou une « quasi-réunion » (Apotex Inc. c. Shire LLC, 2017 CF 139; Sivamoorthy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 307.

[121]   Là où je veux en venir, dans mon aperçu de la jurisprudence, est que la définition du terme « réunies » à la règle 105 n’est pas aussi claire et nette qu’on pourrait le penser à la lecture des motifs de la protonotaire. Cependant, il n’est pas nécessaire, pour trancher les questions maintenant soumises à notre Cour, de résoudre cette ambiguïté. L’analyse qui précède démontre simplement que, même si le mot français « réuni » correspond au mot anglais « consolidated » à la règle 105 et au mot « joined » à l’article 6.02 du Règlement, cela ne veut pas dire que l’interdiction de la réunion à l’article 6.02 du Règlement ne s’applique qu’à une « réunion » au sens strict, comme la protonotaire l’a interprété.

[122]   Après avoir analysé le libellé de l’article 6.02 du Règlement, je me penche maintenant sur l’objectif de l’interdiction. Toute la raison d’être de l’interdiction à l’article 6.02 est qu’une seule action engagée en application du paragraphe 6(1) soit résolue rapidement, en tenant compte du délai de 24 mois dans lequel elle doit être tranchée. On comprend mieux pourquoi je dis que cette interdiction vise à ce qu’une seule action soit tranchée rapidement lorsqu’on compare l’objectif de l’interdiction à celui de l’alinéa 105a) [des Règles]). Les mesures prévues à l’alinéa 105a) visent à apporter à plusieurs instances qui soulèvent des questions communes les solutions les plus expéditives et économiques possibles. Autrement dit, lorsqu’il rend une ordonnance en application de la règle 105, le juge ou le protonotaire cherche à résoudre deux ou plusieurs instances de la façon la plus expéditive et économique possible, dans l’intérêt des parties et de la Cour. Ce n’est pas le cas de l’article 6.02 du Règlement. L’article 6.02 ne vise qu’à assurer qu’une seule action soit réglée dans le délai de 24 mois. Les préoccupations qui motivent le prononcé d’une ordonnance en application de l’alinéa 105a) — c’est-à-dire l’efficacité et les économies pour les parties dans différentes instances et pour la Cour — n’ont aucune incidence sur l’article 6.02 du Règlement, dont l’unique objet est de trancher une seule action dans le délai imparti. Ainsi, rendre une ordonnance en application de la règle 105 afin de permettre des économies de temps et d’argent pour les parties dans différentes instances et pour la Cour demeurerait contraire à l’objet de l’interdiction à l’article 6.02, si cela faisait qu’il soit moins vraisemblable qu’une action unique intentée en application du paragraphe 6(1) soit tranchée dans un délai de 24 mois.

[123]   La thèse voulant que l’article 6.02 (et tout le Règlement, en fait) vise à assurer le règlement le plus rapide possible de chaque action distincte intentée en application du paragraphe 6(1) est étayée, à mon avis, par l’existence de l’article 6.09. Cette disposition transforme l’objectif abstrait d’une procédure rapide, qui apparaît dans un grand nombre de lois et de règles, en obligations juridiques concrètes pour les parties aux actions intentées en application du paragraphe 6(1), qui sont tenues d’agir avec diligence et de collaborer avec toutes les autres parties à l’action. Il s’agit d’une disposition exceptionnelle qui s’applique, comme l’a souligné l’appelante dans ses observations, uniquement aux parties à une action donnée intentée en application du paragraphe 6(1).

[124]   En l’espèce, il faut examiner l’objectif de l’interdiction à l’article 6.02 du point de vue des appelantes, qui ont signifié leurs AA le plus tôt possible. Une ordonnance en application de la règle 105 qui vise la coordination des instances des appelantes avec celles des intimées pourrait bien donner lieu à des gains d’efficacité et à des économies de coûts lorsque l’on tient compte de toutes les instances qui, autrement, auraient lieu. Ce n’est cependant pas ce que vise l’article 6.02. Ce dont il faut tenir compte pour cette disposition est de savoir si l’ordonnance prononcée en application de la règle 105 pourrait faire en sorte que les actions des appelantes dépassent le délai de 24 mois. Une ordonnance au titre de la règle 105 qu’il y ait des audiences communes pourrait ne pas porter atteinte au délai pour les actions des appelantes, mais elle pourrait aussi y porter atteinte et, quoi qu’il en soit, elle n’accélérerait sûrement pas les actions. Pour ces motifs, l’interdiction qu’il y ait une audience commune correspond non seulement au libellé de l’article 6.02, mais en fait est entièrement conforme à l’objectif de l’interdiction.

[125]   Ainsi, malgré ma conclusion selon laquelle le juge n’a pas commis d’erreur en ce qui concerne la règle 105, le fait de tenir une seule audience pour les questions communes aux quatre actions me semble incompatible avec l’interdiction à l’article 6.02. Plus précisément, je n’ai aucun doute qu’ordonner une seule audience sur la question de l’invalidité pour les quatre actions est contraire à la raison d’être de l’interdiction, comme le juge lui-même le reconnaît au paragraphe 35 de ses motifs : « L’arrivée de deux défenderesses à l’étape de l’instruction des questions communes prolongera vraisemblablement la durée de l’instruction. » Il va sans dire que le fait d’avoir une seule audience sur les questions communes aura non seulement pour effet de prolonger cette audience, mais aussi de retarder inévitablement les audiences des appelantes sur les questions de contrefaçon. Plus précisément, l’audience de Teva (Teva a été le premier fabricant de produits génériques à signifier son AA à Bayer) sur la contrefaçon n’aura lieu qu’en octobre 2020, c’est-à-dire quelques semaines après la fin de l’audience sur les questions communes. Je conclus donc que l’ordonnance contestée va à l’encontre de l’interdiction à l’article 6.02.

[126]   Même si j’avais tort en affirmant que la réunion d’actions au sens du Règlement a un sens plus vaste que la réunion au sens des Règles, et même si le terme avait le même sens dans les deux dispositions, je conclus néanmoins, comme Apotex l’a soutenu au paragraphe 100 de son mémoire des faits et du droit, que l’ordonnance contestée a pour effet de réunir les actions au sens que la protonotaire a attribué à ce terme. Bien qu’il soit vrai en théorie, comme l’a affirmé la protonotaire au paragraphe 20 de ses motifs dans l’ordonnance Bayer no 1, que chaque partie a droit à ses propres interrogatoires préalables et à ses propres requêtes interlocutoires parce que les actions demeurent distinctes, la réalité est tout autre. En fait, il ressort des observations des avocats lors de l’audience et des mémoires qui nous ont été présentés que les interrogatoires préalables ont été menés et que les requêtes préalables au procès ont été entendues relativement aux questions communes comme si les parties participaient à la même action. Autrement dit, les quatre fabricants de produits génériques ont participé à des interrogatoires préalables conjoints et à des requêtes conjointes, ce qui, selon les propos de la protonotaire dans l’ordonnance Bayer no 1, se produirait si les actions étaient réunies.

[127]   Bien qu’il semble que les parties aient consenti aux interrogatoires préalables, je soupçonne que les appelantes n’ont pas vraiment eu le choix de mener leurs propres interrogatoires préalables, c’est-à-dire sans la présence de Taro et de Sandoz. Comme les appelantes le soulignent dans leurs observations, le juge s’attendait à ce que Taro et Sandoz respectent l’échéancier commun déjà fixé pour le procès des appelantes et il prévoyait aussi que les parties coordonnent leurs efforts pour respecter les délais établis (motifs, aux paragraphes 35 et 36). Je trouve aussi révélateur que la protonotaire elle-même, bien qu’elle ait déclaré que les parties sont libres d’organiser des interrogatoires préalables distincts lorsqu’il y a une audience commune, reconnaisse néanmoins ce qui suit au paragraphe 22 de ses motifs dans l’ordonnance Bayer no 1 : « La perspective d’un procès conjoint sert également à inciter les parties dans les deux actions à coordonner et à mener des interrogatoires préalables conjoints des inventeurs, éliminant ainsi le risque de retards qu’entraînerait la participation répétée de multiples inventeurs à deux séries d’interrogatoires préalables. »

[128]   À mon avis, si les appelantes avaient mené des interrogatoires préalables distincts de ceux menés par Taro et Sandoz, il aurait été très difficile pour ces dernières de respecter les délais établis pour le procès des appelantes. Je doute donc énormément que la Cour fédérale aurait souhaité que les appelantes l’informent de leur refus de coopérer avec Taro et Sandoz relativement aux interrogatoires préalables ou à toute requête au sujet des questions communes. Par conséquent, je ne pense pas que les appelantes aient été vraiment libres de mener leurs instances comme elles l’entendaient.

[129]   Ainsi, il y a eu des interrogatoires préalables communs pour les quatre actions et, comme le montrent les présents appels, il y a et il y aura des requêtes conjointes au sujet des questions communes. Autrement dit, il me semble qu’en raison de l’ordonnance contestée, les instances procèdent comme s’il s’agissait d’une seule instance pour ce qui est des questions communes. L’ordonnance a compliqué les choses de la façon même qui, selon la protonotaire, justifie l’interdiction de la réunion d’instances. Les parties ont dû « coordonner les disponibilités de [quatre] groupes d’avocats pour tous les interrogatoires préalables et toutes les procédures interlocutoires », ce qui est un « lourd fardeau » et est « inefficace » (Bayer no 1, au paragraphe 18).

[130]   Je note que le juge a aussi reconnu que l’ajout des actions de Taro et de Sandoz à l’audience commune accroîtrait la complexité des préparatifs et du déroulement de l’audience sur les questions communes (motifs, au paragraphe 24) et que cela prolongerait vraisemblablement la durée de l’audience (motifs, au paragraphe 35).

[131]   Par conséquent, je conclus que l’ordonnance contestée a, en fait, réuni les quatre actions relativement aux questions communes.

[132]   Avant de terminer cette question, je souhaite examiner les remarques de la protonotaire au paragraphe 3 de ses motifs dans l’ordonnance Bayer no 1, où elle déclare que la Cour fédérale doit entendre et trancher les actions intentées en application du paragraphe 6(1) dans un délai de 24 mois. À mon avis, le Règlement n’exige pas que la Cour fédérale rende un jugement dans un délai de 24 mois. Bien qu’il soit vrai que le Règlement interdit au ministre de délivrer un AC à un fabricant de produits génériques avant la fin de la période de 24 mois, il n’exige pas que la Cour fédérale rende un jugement dans ce délai. Je ne dis pas que la Cour fédérale ne devrait pas tenter de respecter le délai de 24 mois, mais il s’agit d’une affirmation très différente de celle de la protonotaire et des parties dans leurs observations. Je note aussi que le juge a souscrit à l’avis de la protonotaire au paragraphe 36 de ses motifs, où il a indiqué que « toutes les parties et la Cour sont tenues de respecter un délai très court de 24 mois qui comprend les étapes préparatoires en vue du procès, toute la durée du procès, ainsi que la rédaction et la publication de la décision », tout en ajoutant que ce délai était « une partie intégrante de l’arrangement actuel prévu dans le Règlement ».

[133]   En fait, selon le Règlement, les parties à l’action intentée en application du paragraphe 6(1) sont tenues d’agir avec diligence (article 6.09 du Règlement), avec l’aide de la Cour au moyen de la gestion de l’instance, pour veiller à ce que l’instance avance le plus rapidement possible, et elles doivent coopérer pour que l’action soit tranchée dans le délai de 24 mois. Par conséquent, je suis d’avis que, lors de la gestion de l’instance, les juges devraient garder à l’esprit qu’il n’est pas absolument indispensable que l’instance soit réglée dans le délai de 24 mois. Je ne suggère pas qu’on ne donne aucune importance au délai de 24 mois. Cependant, il faut reconnaître que le délai de 24 mois pour trancher les affaires demeure un objectif, et non une obligation imposée à la Cour. Il convient de se souvenir que même si, dans une affaire donnée, la Cour fédérale rend un jugement dans le délai de 24 mois, les appels interjetés à l’encontre des jugements ne prolongent pas le sursis. Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada, en ce qui concerne le Règlement tel qu’il était rédigé avant les modifications de 2017, dans l’arrêt Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 R.C.S. 533, au paragraphe 23 :

[...] L’introduction de la demande d’interdiction déclenche automatiquement un gel légal de 24 mois qui empêche le ministre de délivrer un ADC [avis de conformité] à moins que le tribunal ne rende, à l’égard de la demande d’interdiction, une décision définitive avant l’expiration de cette période [...] En pratique, la procédure d’interdiction peut facilement excéder la période initiale de 24 mois.

[134]   Ainsi, le Règlement indique clairement qu’il incombe aux parties, bien qu’avec l’aide de la Cour, de faire avancer une action intentée aux termes du paragraphe 6(1) aussi efficacement que possible. En conséquence, bien que le délai de 24 mois soit un facteur très pertinent pour rendre des ordonnances en application de la règle 105 des Règles, il n’est pas le seul facteur à prendre en considération. Sinon, la Cour devrait laisser de côté un grand nombre d’autres parties en faveur de l’industrie pharmaceutique. Si l’intention du législateur était que la Cour fédérale tranche ces actions dans le délai de 24 mois, il aurait dû le préciser.

VI.       Conclusion

[135]   Pour tous ces motifs, j’accueillerais les appels, j’annulerais la décision de la Cour fédérale du 1er août 2019 (2019 CF 1039) et j’adjugerais aux appelantes leurs dépens en ce qui concerne les appels et les requêtes en autorisation d’appeler.

Le juge Pelletier, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge de Montigny, J.C.A. : Je suis d’accord.

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