A-408-19
2021 CAF 7
c.
TA Foods Ltd. (intimée)
Répertorié : CanMar Foods Ltd. c. TA Foods Ltd.
Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, de Montigny et Rivoalen, J.C.A.—Par vidéoconférence organisée par le greffe, le 3 novembre 2020; Ottawa, 20 janvier 2021.
Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre de la décision de la Cour fédérale d’accueillir la requête en jugement sommaire présentée par l’intimée et ainsi de rejeter l’action en contrefaçon de l’appelante.
Les parties se font concurrence dans le secteur de la fabrication de produits à base de graines de lin grillées. L’appelante est titulaire du brevet canadien no 2582376 (brevet ′376) intitulé « Procédés pour faire griller des graines oléagineuses, et produits de graines oléagineuses grilles ». Toutes les revendications dépendent directement ou indirectement de la revendication 1, qui décrit une méthode de grillage de graines oléagineuses. L’appelante a allégué la contrefaçon du brevet ′376 dans une déclaration. L’intimée a nié les allégations de contrefaçon, faisant valoir que son procédé de grillage des graines ne relevait pas de la revendication 1. L’intimée a fait valoir notamment que deux limites ont été ajoutées durant son procédé de grillage dans le cadre de l’historique de poursuite de la demande américaine correspondante déposée auprès du Patent and Trademark Office (PTO) des États-Unis, dans le but de réfuter l’argument d’antériorité invoqué par le PTO. Les revendications déposées auprès du PTO étaient essentiellement les mêmes que les revendications du brevet ′376. La Cour fédérale a signalé que l’article 53.1 de la Loi sur les brevets permet que les communications écrites faites entre le titulaire du brevet et le Bureau canadien des brevets durant la poursuite de demandes de brevet canadiennes soient admises en preuve. Tout en estimant que les historiques de poursuite d’autres pays devraient généralement demeurer inadmissibles aux fins de l’interprétation de revendications, la Cour fédérale a néanmoins admis qu’elle pouvait prendre en compte l’historique de poursuite d’autres pays dans des « circonstance extraordinaire ». La Cour fédérale s’est fondée sur la décision rendue par la Cour d’appel des États-Unis (circuit fédéral) dans l’affaire Abbott Laboratories v. Sandoz (Abbott Labs), où la poursuite d’une demande de brevet japonaise a été réputée faire partie de l’historique de poursuite d’un brevet américain et constituait donc un élément de preuve admissible pour l’interprétation des revendications du brevet américain. La Cour fédérale a conclu que la même démarche devait s’appliquer au Canada afin de donner à l’article 53.1 l’effet recherché. Dans l’affaire en instance, la Cour fédérale a estimé que deux éléments penchaient en faveur de la prise en compte de l’historique de poursuite aux États-Unis en tant qu’élément de preuve extrinsèque admissible pour l’interprétation du brevet ′376. Bien que la Cour fédérale ait affirmé qu’elle pouvait interpréter la revendication 1 du brevet ′376 et ne relever aucune contrefaçon, sans avoir à invoquer l’historique de poursuite de la demande américaine, son analyse a reposé en partie sur cette preuve. La Cour fédérale a conclu que l’intimée n’a pas contrefait la revendication 1, ni quelque autre revendication du brevet ′376.
Dans la présente affaire, il s’agissait de déterminer si la Cour fédérale a commis une erreur dans son interprétation de la revendication 1 du brevet ′376. La question de savoir si l’historique de poursuite d’une demande de brevet étrangère peut être prise en compte en vertu de l’article 53.1 de la Loi sur les brevets pour interpréter téléologiquement le brevet ′376 a été examinée également.
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur dans son interprétation de la revendication 1 du brevet ′376 et de ses éléments essentiels. Elle a appliqué les bonnes règles de droit, et son interprétation téléologique de cette revendication était entièrement justifiée, compte tenu du libellé de cette revendication et de la divulgation. La Cour fédérale aurait dû s’abstenir, cependant, de tenir compte de l’historique de poursuite de la demande américaine correspondante dans les circonstances de l’espèce. Avant l’introduction de l’article 53.1 de la Loi sur les brevets, il ne faisait pas de doute en droit canadien que le dossier de poursuite était inadmissible aux fins de l’interprétation de revendications. L’article 53.1 de la Loi sur les brevets a introduit un changement majeur dans l’approche canadienne à l’égard de la préclusion fondée sur les notes apposées au dossier[1]. Elle peut être perçue comme une mesure visant à harmoniser le droit canadien avec ceux du Royaume-Uni et des États-Unis. L’article 53.1 restreint l’utilisation qui peut être faite en preuve de l’historique de poursuite d’une demande. Une interprétation littérale de l’article 53.1 ne sanctionne pas le recours au dossier de poursuite comme outil indépendant d’interprétation des revendications d’un brevet. Le dossier de la poursuite joue néanmoins un rôle dans l’interprétation des revendications, au même titre que les revendications proprement dites et la divulgation, dans la mesure où il peut réfuter des observations faites par le breveté. Les tribunaux devraient hésiter à élargir le libellé détaillé de l’article 53.1, lequel précise que les communications se limitent à celles avec le Bureau canadien des brevets. La disposition est soigneusement rédigée; tenter d’aller au-delà de son objet initial irait à l’encontre des principes d’interprétation des lois. Il existe également des motifs d’intérêt public qui justifient que l’on hésite à admettre une preuve extrinsèque. Permettre l’admission en preuve de l’historique de poursuite lié à des demandes de brevets étrangères risquerait de mener à des instances excessivement litigieuses et coûteuses. De plus, la procédure d’enregistrement des brevets diffère d’un pays à l’autre. Si le système mondial s’est resserré, il peut arriver qu’une partie doive, dans un pays, renoncer à un élément auquel elle n’aura pas à renoncer dans un autre pays. Cela dit, il ne faudrait pas minimiser l’aspect d’intérêt public visant à éviter que des personnes ayant précédemment renoncé à des éléments de leur brevet ne tentent de les revendiquer de nouveau lors de futures affaires de contrefaçon. Néanmoins, il valait mieux reporter à une autre fois l’examen de la question visant à savoir si la doctrine de l’incorporation par renvoi devrait officiellement être considérée comme une exception à l’interdiction générale d’invoquer des dossiers de poursuite étrangers. Non seulement les tribunaux devraient-ils s’abstenir de statuer sur des questions autres que celles étant strictement essentielles au règlement de l’affaire dont ils sont saisis, mais les faits en l’espèce ne se prêtaient pas à la formulation d’une conclusion sur la question de l’incorporation par renvoi. Rien dans le dossier de poursuite du brevet ′376 n’indiquait de façon détaillée quelles « communications écrites » précises extraites de l’historique de poursuite de la demande américaine sont incorporées dans le brevet, ni où se trouvent ces communications. Dans l’affaire Abbott Labs, sur laquelle la Cour fédérale s’est fondée largement, le brevet américain revendiquait la priorité par rapport à la demande de brevet étranger, ce qui impliquait nécessairement un renvoi exprès au brevet étranger. Ce n’était pas le cas en l’espèce.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 53.1.
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 213, 215.
Règles sur les brevets, DORS/2019-251, art. 57(1).
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Convention sur la délivrance de brevets européens (Convention sur le brevet européen), 5 octobre 1973, art. 69.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067; Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024.
DÉCISION DIFFÉRENCIÉE :
Abbott Laboratories v. Sandoz, Inc., 566 F.3d 1282 (Fed. Cir. 2009).
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Canada (Procureur général) c. Lameman, 2008 CSC 14, [2008] 1 R.C.S. 372; Watson c. Canada (Affaires indiennes et du Nord), 2017 CF 321; Novartis Pharmaceuticals Canada Inc. c. Apotex Inc., 2001 CFPI 1129, [2002] 1 C.F. F-25 (Fiche analytique), conf. par 2002 CAF 440; Distrimedic Inc. c. Dispill Inc., 2013 CF 1043; Pollard Banknote Limited c. BABN Technologies Corp., 2016 CF 883; Vitronics v. Conceptronic, Inc., 90 F.3d 1576 (Fed. Cir. 1996); Warner-Jenkinson Co. v. Hilton Davis Chemical Co., 520 U.S. 17, 117 S. Ct. 1040 (1997); Festo Corp. v. Shoketsu Kinzoku Kogyo Kabushiki Co., 535 U.S. 722, 122 S. Ct. 1831 (2002); Rohm and Haas Co. & Anor v. Collag Ltd. & Anor, [2001] EWCA Civ. 1589 (BAILII), [2002] F.S.R. 28; Kirin-Amgen Inc. & Ors v. Hoechst Marion Roussel Ltd. & Ors, [2004] UKHL 46 (BAILII), [2005] R.P.C. 9; Eli Lilly and Company v. Actavis UK Limited and others & Ors, [2017] UKSC 48, [2017] R.P.C. 21; Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc., 2020 CF 814; Bauer Hockey Ltd. c. Sport Maska Inc. (CCM Hockey), 2020 CF 624; Paice LLC v. Ford Motor Company, 881 F.3d. 894 (2018).
DÉCISIONS CITÉES :
Cobalt Pharmaceuticals Company c. Bayer Inc., 2015 CAF 116; Tearlab Corporation c. I-MED Pharma Inc., 2019 CAF 179; Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; Premakumaran c. Canada, 2006 CAF 213, [2007] 2 R.C.F. 191; Feoso Oil Ltd. c. Sarla (Le), [1995] 3 C.F. 68 (C.A.); Garford Pty Ltd. c. Dywidag Systems International, Canada, Ltd., 2010 CF 996, conf. par 2012 CAF 48; Cabral c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 4; Combined Air Mechanical Services Inc. v. Flesch, 2011 ONCA 764, 108 O.R. (3d) 1; Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CF 446, [2008] 1 R.C.F. 672; Excalibre Oil Tools Ltd. c. Advantage Products Inc., 2016 CF 1279; Catnic Components Ltd. v. Hill & Smith Ltd., [1982] R.P.C. 183 (H.L.); Improver Corp. v. Remington Consumer Products Ltd., [1990] F.S.R. 181 (Pat. Ct.); Advanced Display Systems, Inc. v. Kent State University, 212 F.3d 1272 (2000).
APPEL interjeté à l’encontre de la décision de la Cour fédérale (2019 CF 1233, [2020] 2 R.C.F. 32) d’accueillir la requête en jugement sommaire présentée par l’intimée et ainsi de rejeter l’action en contrefaçon de l’appelante. Appel rejeté.
ONT COMPARU :
Serge Anissimoff et Jaime Holroyd pour l’appelante.
Patrick Smith, Jeffrey Coles et Sarah Li pour l’intimée.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Siskinds LLP, London, Ontario, pour l’appelante.
Gowling WLG (Canada) LLP, Calgary, pour l’intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge de Montigny, J.C.A. : Notre Cour est saisie d’un appel interjeté à l’encontre de la décision rendue le 25 septembre 2019 par la Cour fédérale (sous la plume du juge Manson) [2019 CF 1233, [2020] 2 R.C.F. 32 (motifs)], qui a accueilli la requête en jugement sommaire présentée par TA Foods Ltd. (l’intimée ou TA Foods) et qui a ainsi rejeté l’action en contrefaçon intentée par CanMar Foods Ltd. (l’appelante ou CanMar) relativement à son brevet no 2582376 (le brevet ′376 ). Le juge Manson, à la lumière de la revendication 1 du brevet ′376 dont dépendent toutes les autres revendications, a conclu que les deux éléments essentiels en litige étaient absents du procédé utilisé par TA Foods. Ainsi, l’intimée n’avait pas contrefait le brevet ′376, et il n’existait aucune véritable question litigieuse.
[2] Pour les motifs ci-après, je rejetterais l’appel. Selon moi, le juge Manson n’a pas commis d’erreur en concluant que le seul procédé utilisé par TA Foods pour griller les graines oléagineuses, comme les graines de lin, ne contrefait aucune revendication du brevet ′376, ainsi qu’en rendant un jugement sommaire rejetant l’action en contrefaçon de brevet de CanMar.
I. Contexte factuel
[3] L’appelante et l’intimée, deux sociétés de la Saskatchewan, se font concurrence dans le secteur de la fabrication de produits à base de graines de lin et plus précisément — pour les besoins du présent appel — de produits à base de graines de lin grillées.
[4] L’appelante est titulaire du brevet ′376 intitulé « Procédés pour faire griller des graines oléagineuses, et produits de graines oléagineuses grillées », qui compte 23 revendications. Les revendications 1 à 17 portent sur des procédés particuliers de grillage des graines oléagineuses, tandis que les revendications 18 à 23 portent sur les produits issus de ces derniers. Toutes les revendications dépendent directement ou indirectement de la revendication 1 ainsi rédigée :
[traduction]
1. Une méthode de grillage de graines oléagineuses, constituée des étapes suivantes :
a) chauffage des graines oléagineuses dans un circuit d’air pendant moins de 2 minutes, ledit circuit d’air ayant une température entre 146 et 205 °C et produisant ainsi des graines chauffées;
b) transfert des graines chauffées dans une chambre ou une tour de grillage totalement ou partiellement isolée;
c) maintien des graines chauffées dans ladite chambre ou tour sans addition d’autre chaleur jusqu’à ce que le procédé de grillage soit complet, la température des graines chauffées diminuant pendant cette période de maintien, ce qui produit des graines oléagineuses grillées dans la chambre ou la tour;
d) retrait des graines oléagineuses grillées de la chambre ou de la tour afin qu’elles refroidissent.
[5] L’appelante apprend l’existence des produits à base de graines de lin grillées de l’intimée le 28 août 2018. Quelques semaines plus tard, dans une lettre datée du 19 septembre 2018, l’appelante demande à l’intimée l’autorisation d’inspecter son installation de fabrication.
[6] Les parties tentent en vain de s’entendre sur l’inspection de l’installation de fabrication de l’intimée. L’appelante délivre donc une déclaration le 17 décembre 2018, dans laquelle elle allègue la contrefaçon du brevet ′376 ; cette déclaration est signifiée le 17 janvier 2019.
[7] Dans sa défense datée du 18 avril 2019, l’intimée nie les allégations de contrefaçon du brevet ′376 et excipe de son invalidité. En réponse à la défense, l’appelante signifie une demande de précisions supplémentaires ainsi qu’une demande en radiation de certains actes de procédure figurant dans la défense.
[8] Parallèlement au dépôt de sa défense, l’intimée dépose une requête en jugement sommaire, qui est accueillie par la décision portée en appel.
II. La décision attaquée
[9] Le juge Manson examine d’abord la requête en jugement sommaire et l’argument de l’intimée voulant que son procédé de grillage des graines ne relève pas de la revendication 1 du brevet ′376. L’intimée faisait essentiellement valoir que, durant son procédé de grillage, les graines oléagineuses ne sont pas chauffées dans un « circuit d’air » ni ne sont maintenues dans une « chambre ou une tour de grillage totalement ou partiellement isolée » au sens où il faut l’entendre au titre de la revendication 1. L’intimée affirmait aussi que ces deux limites découlaient de l’historique de poursuite de la demande américaine correspondante no 11/576,405 (la demande ′405 ) déposée auprès du Patent and Trademark Office (PTO) des États-Unis, dans le but de réfuter l’argument d’antériorité invoqué par le PTO.
[10] Dans son analyse des observations de l’intimée, le juge Manson signale d’abord qu’avant l’entrée en vigueur de l’article 53.1 de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4 (la Loi sur les brevets), le 13 décembre 2018, les déclarations faites durant la poursuite de demandes de brevet canadiennes ou de demandes de brevet étrangères correspondantes n’étaient ni pertinentes ni admissibles à titre d’élément de preuve extrinsèque pour l’interprétation d’un brevet canadien délivré. Cette nouvelle disposition introduit une exception à cette règle, en autorisant l’admission à titre d’éléments de preuve de communications écrites entre le titulaire du brevet et le Bureau des brevets durant la poursuite d’une demande de brevet canadien, pour réfuter une déclaration faite par le titulaire du brevet relativement à l’interprétation d’une revendication. Le juge Manson mentionne toutefois que l’article 53.1 ne fait pas référence aux historiques de poursuite dans des pays étrangers. Il lui faut donc établir la portée de l’admissibilité autorisée par l’article 53.1 et, plus précisément, décider si l’historique de poursuite aux États-Unis et les limites mentionnées plus haut peuvent néanmoins être admis à titre d’éléments de preuve, étant donné que les revendications déposées auprès du PTO étaient essentiellement les mêmes que les revendications modifiées du brevet ′376. Tout en estimant que les historiques de poursuite d’autres pays devraient généralement demeurer inadmissibles aux fins de l’interprétation de revendications, le juge Manson ouvre néanmoins la voie à ce qu’il qualifie de « circonstance extraordinaire ». Une telle circonstance extraordinaire se produit, comme c’est le cas en l’espèce, lorsque « la poursuite de la demande étrangère est incluse dans l’historique de poursuite du brevet canadien » (motifs, paragraphe 77; souligné dans l’original).
[11] Tout en reconnaissant que, même après l’adoption de l’article 53.1, des différences peuvent subsister entre les démarches canadienne et américaine en matière d’interprétation des revendications, le juge Manson considère néanmoins comme instructive la jurisprudence sur la doctrine de la préclusion fondée sur l’historique de poursuite aux États-Unis. Il fonde notamment sa décision sur celle rendue par la Cour d’appel des États-Unis (circuit fédéral) dans l’affaire Abbott Laboratories v. Sandoz, Inc., 566 F.3d 1282 (Fed. Cir. 2009) (Abbott Labs), où la poursuite d’une demande de brevet japonaise est réputée faire partie de l’historique de poursuite d’un brevet américain et constitue donc un élément de preuve admissible pour l’interprétation des revendications du brevet américain. Selon le juge Manson, la même démarche doit s’appliquer au Canada afin de donner à l’article 53.1 l’effet recherché.
[12] Dans l’affaire en instance, le juge Manson estime que deux éléments penchent en faveur de la prise en compte de l’historique de poursuite aux États-Unis en tant qu’élément de preuve extrinsèque admissible pour l’interprétation du brevet ′376. Premièrement, l’appelante reconnaît expressément que les revendications du brevet ′376 ont été modifiées pour reproduire essentiellement celles qui y correspondent dans la demande ′405 présentée aux États-Unis. Deuxièmement, la titulaire du brevet reconnaît que ces modifications ont restreint la portée des revendications dans le but de réfuter les préoccupations en matière de nouveauté et d’évidence qui avaient été soulevées devant le PTO :
Le libellé de l’article 53.1 se limite aux communications effectuées entre le breveté et le Bureau canadien des brevets, et c’est dans ce contexte qu’il faudrait généralement l’appliquer. Cependant, en l’espèce, je conclus que la brevetée a fait expressément référence à l’historique de poursuite de la demande américaine correspondante et a reconnu que les modifications apportées aux revendications dans l’historique de poursuite de la demande ′376 avaient pour but de réfuter les préoccupations en matière de nouveauté et d’évidence qui avaient été soulevées dans l’historique de poursuite de la demande américaine. C’est donc dire que la Cour peut examiner l’historique de poursuite de la demande américaine dans le cadre d’une interprétation téléologique des revendications du brevet ′376.
(Motifs, au paragraphe 70.)
[13] L’esprit de cette disposition a eu un effet déterminant sur la définition de la portée de l’admissibilité au regard de l’article 53.1. Le juge Manson conclut que l’article 53.1 a pour objet la prise en compte des raisons qui sous-tendent les modifications apportées délibérément aux revendications des brevets canadiens. De plus, la poursuite de demandes de brevets canadiens est souvent précédée de la poursuite de demandes correspondantes dans d’autres administrations. Si les tribunaux canadiens refusaient de prendre en compte les historiques de poursuite étrangers dans les circonstances restreintes indiquées plus haut, les demandeurs de brevet au Canada seraient peu enclins à faire preuve de transparence auprès du Bureau canadien des brevets quant aux raisons pour lesquelles ils apportent des modifications pour limiter des revendications durant la poursuite de leur demande. Un tel résultat, selon le juge Manson, ne peut pas être celui recherché par le législateur.
[14] Ayant restreint le recours aux historiques de poursuite étrangers aux circonstances exceptionnelles, le juge Manson affirme néanmoins (au paragraphe 79 de ses motifs) qu’il peut interpréter la revendication 1 du brevet ′376 et ne relever aucune contrefaçon, sans avoir à invoquer l’historique de poursuite de la demande américaine. À son avis, la preuve d’expert n’est pas non plus nécessaire, car la revendication en soi, la divulgation — et l’historique de poursuite du brevet ′376, s’il est pris en compte — sont suffisants pour une interprétation téléologique des deux éléments de la revendication en litige, à savoir : 1) le chauffage des graines oléagineuses « dans un circuit d’air » et 2) le transfert des graines chauffées dans « une tour ou une chambre de grillage totalement ou partiellement isolée » et leur maintien dans cette dernière.
[15] En ce qui concerne le premier élément, l’appelante fait valoir que la revendication 1 ne se limite pas à une source particulière de chauffage et laisse ainsi entendre que l’utilisation par l’intimée du rayonnement infrarouge pourrait contrefaire le brevet ′376. Le juge Manson rejette cet argument et conclut que le procédé prévu par la revendication 1 se limite strictement au chauffage des graines oléagineuses dans « un circuit d’air ».
[16] Le juge Manson accorde beaucoup de poids à la déclaration sous serment de Mike Popowich, le copropriétaire de l’intimée, dans son analyse visant à décider si le procédé de grillage de l’intimée fait intervenir le premier élément essentiel de la revendication 1. Cette preuve porte essentiellement sur le microniseur, le seul appareil utilisé par l’intimée pour chauffer les graines oléagineuses par rayonnement infrarouge. Ainsi qu’il est clairement expliqué dans la déclaration sous serment de M. Popowich, les graines de lin ne sont pas soumises à un « circuit d’air » durant le procédé de grillage de l’intimée; aucune contrefaçon n’est donc relevée à l’égard de cet élément essentiel. Enfin, l’emploi par l’intimée de divers termes pour décrire son procédé (c.-à-d. grillage, cuisson et pasteurisation) n’a pas été jugé pertinent : non seulement ces termes ont-ils été utilisés de manière interchangeable pour désigner le même procédé, mais ils ne renseignent d’aucune façon sur ce qui doit demeurer l’objet principal de l’analyse – à savoir le libellé de la revendication 1.
[17] En ce qui concerne le deuxième élément, l’appelante insiste sur la nécessité de mener une enquête plus poussée pour déterminer si la vis sans fin et la tour de refroidissement du microniseur, à travers lesquelles les graines circulent après avoir été chauffées, pourraient constituer des « chambre[s] ou [des] tour[s] de grillage totalement ou partiellement isolée[s] » [motifs, au paragraphe 97]. Le juge Manson se prononce rapidement sur cet argument. Il ressort à la fois du libellé de la revendication 1 et de la divulgation, laquelle insiste en outre manifestement sur l’importance d’avoir des pièces isolées pour maintenir les graines de lin à une température adéquate, que l’existence d’une « chambre ou [d’]une tour de grillage totalement ou partiellement isolée » est un élément essentiel. Renvoyant à la déclaration sous serment de M. Popowich, le juge Manson conclut qu’il ne fait aucun doute que les trémies et la tour de refroidissement du microniseur ne sont pas isolées. Enfin, il importe peu de savoir si les mesures de température dans le microniseur ont été prises dans le cours normal de la production commerciale ou durant un test expérimental, car l’intimée ne s’est pas servie de ces mesures pour établir l’absence de contrefaçon.
[18] Comme le procédé de grillage exploité par l’intimée ne comporte pas les deux éléments essentiels en litige, le juge Manson conclut que l’intimée n’a pas contrefait la revendication 1, ni quelque autre revendication du brevet ′376. Comme il ne semble y avoir aucune véritable question litigieuse, il rend un jugement sommaire en faveur de l’intimée. Il estime également que la requête subsidiaire de l’intimée, à savoir la requête en radiation de la déclaration dans son intégralité, revêt un caractère théorique, vu le jugement sommaire à suivre. La même conclusion s’applique à l’égard de la demande de précisions supplémentaires de l’appelante.
III. Questions en litige
[19] L’appelante soulève plusieurs questions qui, à mon avis, pourraient être reformulées en ces termes :
A. Le juge a-t-il rendu à mauvais droit un jugement sommaire d’absence de contrefaçon avant la tenue d’interrogatoires préalables?
B. Le juge a-t-il déclaré à mauvais droit que les limites relatives au « circuit d’air » et à « une chambre ou une tour de grillage totalement ou partiellement isolée » sont des éléments essentiels de la revendication 1?
C. Le juge a-t-il tenu compte à mauvais droit, sous le régime de l’article 53.1 de la Loi sur les brevets, de l’historique de poursuite d’une demande de brevet étrangère pour interpréter téléogiquement le brevet ′376 ?
D. Le juge a-t-il tenu compte à mauvais droit de la preuve énoncée dans la déclaration sous serment de M. Popowich?
IV. Analyse
[20] Les parties conviennent que les normes de contrôle qui s’appliquent dans le présent appel sont celles énoncées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Par conséquent, les questions de fait et les questions mixtes de droit et de fait sont susceptibles de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, tandis que les questions de droit doivent être examinées en regard de la norme de la décision correcte.
[21] Il est aujourd’hui bien établi que l’interprétation d’un brevet est une question de droit, alors que la contrefaçon du brevet est une question mixte de droit et de fait. (Voir Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067 (Whirlpool), au paragraphe 76; Cobalt Pharmaceuticals Company c. Bayer Inc., 2015 CAF 116, aux paragraphes 12 à 14; Tearlab Corporation c. I-MED Pharma Inc., 2019 CAF 179, aux paragraphes 27 à 29.)
[22] Les première et quatrième questions sont donc examinées en regard de la norme de l’erreur manifeste et dominante, tandis que les deuxième et troisième questions (dans la mesure où elles soulèvent une question de droit isolable) sont examinées selon la norme de la décision correcte.
A. Le juge a-t-il rendu à mauvais droit un jugement sommaire d’absence de contrefaçon avant la tenue d’interrogatoires préalables?
[23] Reconnaissant que les requêtes en jugement sommaire sont un outil important pour améliorer l’accès à la justice, la plupart des provinces ont adopté des règles de procédure civile qui prévoient un tel mécanisme, dans le but d’assurer un équilibre raisonnable entre la rapidité et l’équité du règlement des litiges. Selon la Cour suprême du Canada, ces règles doivent être interprétées largement de manière à promouvoir un règlement abordable, expéditif et juste des poursuites civiles (Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87 (Hryniak), au paragraphe 5). La citation suivante résume bien la justification et l’objectif des jugements sommaires :
[...] La règle du jugement sommaire sert une fin importante dans le système de justice civile. Elle permet d’empêcher les demandes et les défenses qui n’ont aucune chance de succès de se rendre jusqu’à l’étape du procès. L’instruction de prétentions manifestement non fondées a un prix très élevé, en temps et en argent, pour les parties au litige comme pour le système judiciaire. Il est essentiel au bon fonctionnement du système de justice, et avantageux pour les parties, que les demandes qui n’ont aucune chance de succès soient écartées tôt dans le processus. Inversement, la justice exige que les prétentions qui soulèvent de véritables questions litigieuses susceptibles d’être accueillies soient instruites.
(Canada (Procureur général) c. Lameman, 2008 CSC 14, [2008] 1 R.C.S. 372 (Lameman), au paragraphe 10.)
[24] En droit fédéral, la règle 215 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), exige que la Cour rende un jugement sommaire si elle est convaincue qu’il « n’existe pas de véritable question litigieuse » quant à une déclaration ou à une défense. Une requête en jugement sommaire peut être déposée « après le dépôt de la défense du défendeur », mais « avant que les heure, date et lieu de l’instruction soient fixés » (la règle 213 des Règles). Le critère est non pas de savoir si une partie a des chances d’obtenir gain de cause au procès, mais plutôt de déterminer si l’affaire est clairement sans fondement ou si son succès est tellement douteux qu’elle ne mérite pas d’être examinée par le juge des faits au procès ultérieur. Bien que ce critère ne semble pas être formulé de manière définitive ou absolue, le fondement qui le sous-tend est clair : un procès, avec toutes les conséquences qui en résulteraient pour les parties et les coûts associés à l’administration de la justice, n’est tenu que s’il existe une véritable question litigieuse qui ne peut être tranchée autrement. (Voir Premakumaran c. Canada, 2006 CAF 213, [2007] 2 R.C.F. 191, au paragraphe 8; Feoso Oil Ltd. c. Sarla (Le), [1995] 3 C.F. 68 (C.A.) (Feoso Oil), au paragraphe 13 [aux pages 80 et 81]; Garford Pty Ltd. c. Dywidag Systems International, Canada, Ltd., 2010 CF 996 (Garford Pty), au paragraphe 2, conf. par 2012 CAF 48). Manifestement, il ressort de ce qui précède qu’il incombe au requérant un lourd fardeau.
[25] Dans l’affaire en instance, personne ne conteste le choix du critère appliqué par le juge Manson. L’appelante prétend plutôt que le jugement sommaire était prématuré, car la Cour ne disposait pas de l’ensemble de la preuve qui aurait été pertinente pour appuyer les allégations de contrefaçon du brevet ′376. De fait, prétend l’appelante, il lui a été impossible de présenter des éléments de preuve ou de consulter des experts pour prendre position sur la contrefaçon sans accès à l’installation de production de l’intimée et sans interrogatoire préalable. Elle mentionne que [traduction] « l’appelante n’aurait pas dû avoir à plaider sa cause en menant un contre-interrogatoire sur des éléments de preuve produits par l’intimée, à défaut d’un interrogatoire préalable » (mémoire des faits et du droit de l’appelante, au paragraphe 19). Cette allégation soulève manifestement une question de fait et de droit qui, en soi, est susceptible de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et dominante (Hryniak, au paragraphe 81).
[26] Certes, à proprement parler, la requête en jugement sommaire a été déposée dans le délai prescrit par la règle 213 des Règles. Elle a été présentée après le dépôt de la défense de l’intimée et avant que la date, l’heure et le lieu de l’instruction soient fixés. La tenue ou non de l’interrogatoire préalable n’est pas un facteur exigé par la règle 213 et ne devrait pas l’être.
[27] Le fardeau ultime d’établir l’absence de véritable question litigieuse incombe manifestement à la partie qui présente la requête. Cela dit, lorsque la partie requérante s’en est acquittée, il incombe ensuite à la partie intimée de présenter des faits précis démontrant qu’il existe une véritable question litigieuse, et ce outre ses actes de procédure (Cabral c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 4, au paragraphe 23). Comme l’affirme la Cour fédérale dans l’arrêt Watson c. Canada (Affaires indiennes et du Nord), 2017 CF 321, au paragraphe 22, « [l]e fardeau incombe à la partie requérante, mais les deux parties doivent présenter leurs meilleurs arguments ». (Voir aussi Lameman, au paragraphe 11; Feoso Oil, aux paragraphes 13 à 14 [aux pages 80 à 83 de [1995] 3 C.F. 68]; Garford Pty, au paragraphe 6).
[28] L’appelante excipe de son impuissance parce qu’elle n’a pu avoir accès à l’installation de fabrication de l’intimée pour inspecter son procédé de grillage. Elle n’a donc pas été en mesure de présenter des éléments de preuve ou de consulter des experts pour prendre position sur la contrefaçon. Je reconnais qu’on ne peut reprocher à la partie qui répond à une requête en jugement sommaire de ne pas présenter d’éléments de preuve, si cette preuve est sous le contrôle exclusif de la partie requérante (Combined Air Mechanical Services Inc. v. Flesch, 2011 ONCA 764, 108 O.R. (3d) 1, au paragraphe 57). Toutefois, ce n’est pas le cas en l’espèce. Lorsque l’intimée a présenté sa requête en jugement sommaire et a déposé la déclaration sous serment de M. Popowich, l’appelante savait que l’intimée utilisait un microniseur pour faire griller les graines de lin et que cet appareil n’utilisait apparemment pas de circuit d’air pour chauffer les graines de lin. Ces renseignements étaient suffisants pour permettre à l’appelante de rassembler des éléments de preuve, y compris une preuve d’expert, sur le fonctionnement du microniseur et sur les modifications susceptibles d’y être apportées pour démontrer que l’appareil était visé par la revendication 1 du brevet ′376. L’existence de ces éléments de preuve est une autre question; le type d’éléments de preuve requis était en revanche raisonnablement clair. Compte tenu de ces circonstances, je suis d’avis que le juge Manson n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante en concluant qu’il n’existait pas de véritable question litigieuse.
[29] Autrement dit, l’appelante a choisi de ne pas présenter d’éléments de preuve permettant d’établir si le « circuit d’air » et la « chambre ou [la] tour de grillage totalement ou partiellement isolée » pourraient être considérés comme des éléments essentiels de la revendication 1. L’appelante n’a donc présenté aucun élément de preuve, alors qu’elle aurait pu le faire, sur une question axée essentiellement sur les revendications du brevet ′376 plutôt que sur le procédé de grillage de l’intimée. La question de savoir si le juge était tenu d’examiner des éléments de preuve d’expert avant d’interpréter le brevet, et si ces éléments de preuve auraient été jugés convaincants s’ils avaient été présentés, est une question totalement différente qui sera examinée dans la prochaine section.
[30] Enfin, le fait que l’article 53.1 était interprété pour la première fois depuis son adoption ne justifie pas l’infirmation de la conclusion du juge concernant le jugement sommaire.
B. Le juge a-t-il déclaré à mauvais droit que les limites relatives au « circuit d’air » et à « une chambre ou une tour de grillage totalement ou partiellement isolée » sont des éléments essentiels de la revendication 1?
[31] Les observations de l’appelante sur cette question sont de deux ordres. Premièrement, l’appelante affirme que le juge Manson a conclu à mauvais droit qu’aucune preuve d’expert n’était requise pour l’interprétation téléologique du brevet ′376. Pour donner effet à la primauté des revendications proprement dites, la Cour doit d’abord désigner une personne moyennement versée dans l’air et déterminer les connaissances générales courantes qu’aurait cette personne, avant de pouvoir interpréter les revendications. À défaut d’éléments de preuve susceptibles d’éclairer la Cour sur les connaissances générales courantes qu’aurait une personne moyennement versée dans l’art relativement au brevet ′376, il n’était donc pas loisible au juge d’interpréter les revendications. Bien que l’appelante reconnaisse que les interprétations présentées par des experts ne sont pas contraignantes, il n’en est pas moins requis, estime-t-elle, d’avoir un témoignage d’expert pour statuer sur des affaires de brevet.
[32] L’approche moderne pour une interprétation téléologique des revendications de brevet est aujourd’hui bien établie et est décrite par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Whirlpool, aux paragraphes 43 et 48, et Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024 (Free World Trust), au paragraphe 51. La portée du monopole doit être établie en regard des revendications écrites, et celles-ci doivent être interprétées de manière à ce que soit établie une distinction entre les éléments essentiels de l’invention et ceux qui ne le sont pas, du point de vue de la personne moyennement versée dans l’art et compte tenu des connaissances générales courantes à la date de la publication. Comme l’affirme le juge Binnie dans l’arrêt Free World Trust, « [l]’interprétation des revendications avec le concours d’un destinataire versé dans l’art donne au breveté l’assurance que certains termes et concepts seront considérés par le tribunal à la lumière du témoignage d’un expert concernant leur sens technique » (au paragraphe 51).
[33] Doit-on en déduire, comme le souhaite l’appelante, que la Cour ne peut jamais se passer de preuve d’expert et qu’elle commet une erreur de droit si elle interprète un brevet sans le bénéfice d’une telle expertise? Il s’agit de l’argument qui a été présenté au juge et qui, à juste titre à mon avis, a été rejeté.
[34] L’interprétation d’un brevet, comme de tout autre document juridique, est toujours une question de droit qu’il appartient à la Cour de trancher. Il est vrai que, dans la plupart des cas, un tel exercice repose sur l’expertise et les connaissances révélées par la preuve d’expert, car le destinataire du brevet est une personne versée dans l’art et non une personne ordinaire. Rien dans la jurisprudence ou la doctrine (ou, tout au moins, dans le dossier présenté par l’appelante) n’étaye la notion voulant que la preuve d’expert soit obligatoire dans tous les cas.
[35] L’appelante conteste le choix fait par le juge des décisions Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CF 446, [2008] 1 R.C.F. 672 et Excalibre Oil Tools Ltd c. Advantage Products Inc., 2016 CF 1279, au soutien de son affirmation selon laquelle l’aide d’un expert n’est pas nécessairement requise lorsqu’il s’agit de bien interpréter les revendications d’un brevet. Selon l’appelante, il est possible de distinguer ces affaires de la présente, car de la preuve d’expert a été présentée dans chacune d’entre elles, ce qui a permis à la Cour de se mettre à la place d’une personne moyennement versée dans l’art. Autrement dit, on ne peut juger de l’utilité d’éléments de preuve qu’après l’examen de ceux-ci.
[36] À mon avis, cet argument est très peu convaincant. Si l’interprétation d’un brevet est une question de droit et qu’il est loisible au juge d’adopter une interprétation différente de celle présentée par les parties et leurs experts, sans doute le juge peut-il interpréter une revendication sans avoir à se fonder sur une telle preuve dans certaines circonstances. C’est le cas en l’espèce. L’appelante n’a présenté aucun élément de preuve pour démontrer que les termes « circuit d’air » et « isolée », au sens de la revendication 1, auraient une signification particulière pour une personne versée dans l’art. Elle ne peut donc faire valoir qu’il est interdit à la Cour d’interpréter les revendications du brevet selon le sens ordinaire et grammatical des mots qui y sont utilisés.
[37] Bien sûr, le juge qui fait fi de la preuve d’expert le fait à ses risques et périls, et il ne s’agit pas d’une pratique qui devrait être cautionnée à la légère. Les revendications doivent toujours être interprétées d’une manière éclairée et téléologique, et ce n’est que dans les cas les plus manifestes que les juges devraient se sentir assez confiants pour interpréter, sans l’aide de quelque preuve d’expert, les revendications d’un brevet comme le comprendrait une personne versée dans l’art. Dans l’affaire en instance, l’appelante avait l’obligation de présenter ses meilleurs arguments (Garford Pty, au paragraphe 6). Elle a toutefois pris la décision stratégique de ne pas présenter de preuve d’expert lors de l’instruction de la requête en jugement sommaire; elle s’est ainsi privée de la possibilité de faire valoir auprès du juge l’importance de se fonder sur une telle expertise dans l’interprétation du brevet. Quoi qu’il en soit, ce qui importe, en définitive, n’est pas tant de savoir comment et sur quel fondement le juge en est arrivé à son interprétation d’une revendication; c’est plutôt de déterminer si cette interprétation est juste ou erronée.
[38] Il s’agit justement de l’objet du deuxième argument de l’appelante. Elle prétend que le juge a fait une interprétation non fondée en droit des deux éléments de la revendication 1 qui sont en litige, à savoir le « circuit d’air » et la « chambre ou […] tour de grillage totalement ou partiellement isolée ». En ce qui concerne le premier élément, l’appelante prétend que la Cour n’a pas pris en compte d’autres revendications dépendantes qui éclairent la bonne interprétation de la revendication 1. Elle fait plus précisément valoir que la portée de la revendication 5, qui précise que les graines oléagineuses sont soumises à des jets d’air à grande vitesse durant le procédé de chauffage prévu à la revendication 4, est nécessairement plus restreinte que celle de la revendication 1. Selon l’appelante, la revendication 1 est rédigée en des termes qui ont un sens beaucoup plus large. Alors que la revendication 5 porte sur un procédé de chauffage particulier (les graines oléagineuses sont chauffées [traduction] « au moyen d’un » circuit d’air), la revendication 1 prévoit uniquement la circulation de l’air de chauffage (les graines oléagineuses doivent être « dans » un circuit d’air). Il est interdit d’introduire dans les revendications des limites provenant de revendications dépendantes.
[39] De même, s’agissant du deuxième élément, l’appelante prétend que le juge n’a pas distingué les deux facteurs différents, à savoir l’existence de matériaux d’isolation et les qualités isolantes essentielles de l’équipement. Seul le dernier facteur est un élément essentiel de la revendication 1, le premier représentant uniquement les réalisations privilégiées par la brevetée.
[40] Les mêmes arguments concernant le circuit d’air ont été présentés au juge, qui les a catégoriquement rejetés. Dans son analyse du libellé de la revendication proprement dite, le juge Manson écrit :
En conséquence, selon une interprétation téléologique, le chauffage de graines oléagineuses dans un circuit d’air signifie que les graines sont soumises à un circuit d’air afin qu’elles se retrouvent en état de suspension dans l’air, et ce, de manière à ce que la surface complète de chaque graine soit sensiblement et uniformément exposée à la température de chauffage.
(Motifs, au paragraphe 90.)
[41] L’appelante n’a pas démontré que le juge a fait une interprétation erronée de la revendication. Je ne vois pas comment on peut prétendre que la portée de la revendication 1 n’est pas limitée à un type ou une source de chauffage en particulier. Je suis d’avis que l’emploi de l’expression « dans un circuit d’air », par rapport à l’expression « au moyen d’un circuit d’air », est sans importance, contrairement à ce que prétend l’appelante. Ce qui importe, c’est la présence d’un circuit d’air. Je conviens avec le juge que cette limite exclut le chauffage par d’autres procédés dépourvus de circuit d’air. La revendication 1 ne concerne pas simplement la circulation d’air dans la chambre de chauffage. Le « circuit d’air » ne saurait être distinct du procédé de chauffage en soi, car le premier permet directement la réalisation du second.
[42] La divulgation précise clairement que le « circuit d’air » vise à produire un état de « suspension dans l’air », de manière à ce que toute la surface des graines de lin soit exposée uniformément à la température de chauffage. La portion pertinente de la divulgation, qui est reprise par le juge au paragraphe 89 de ses motifs, est ainsi rédigée :
[traduction] Laisser l’air chauffé circuler et s’intercaler entre les graines de lin de façon à ce qu’elles se retrouvent en état de suspension dans l’air. De cette manière, la surface complète de chaque graine sera sensiblement et uniformément exposée à la température de chauffage.
[43] Il ressort clairement des pages 6 et 7 du brevet ′376 (dossier d’appel, vol. 1, pages 167 et 168) que, quel que soit le système de chauffage des graines oléagineuses, ces dernières doivent être soumises à un circuit d’air. Certes, la divulgation renvoie par la suite à la température à laquelle les graines de lin sont exposées et à la durée de cette exposition (dossier d’appel, vol. 1, pages 168 et 169). Or, cette mention n’élimine pas pour autant l’exigence selon laquelle le procédé de chauffage doit comporter un circuit d’air pour que chaque graine de lin soit [traduction] « sensiblement et uniformément exposée à la température de chauffage » (dossier d’appel, vol. 1, page 167).
[44] Quant à l’argument de l’appelante selon lequel la portée de la revendication 1 (une revendication indépendante) est nécessairement plus vaste que celle de la revendication 5 (une revendication dépendante), et qu’on ne peut donc pas interpréter les deux revendications en leur donnant le même sens, il doit lui aussi être rejeté. Le principe de la différenciation des revendications, selon lequel il est interdit d’appliquer les limites prévues dans des revendications dépendantes aux revendications antérieures dont les premières dépendent, ne joue pas dans l’affaire en instance.
[45] La revendication 5 précise que le procédé de chauffage de la revendication 4 (qui mentionne une certaine configuration du procédé de chauffage de la revendication 1) fait intervenir un appareil à lit fluidisé dans lequel les graines oléagineuses sont soumises à des jets d’air à grande vitesse. Rien dans l’interprétation que fait le juge de l’expression « soumises à un circuit d’air » de la revendication 1 ne va à l’encontre du principe de différenciation des revendications. Si la revendication 1 introduit la limite du « circuit d’air », la revendication 5 décrit de manière plus précise l’appareil nécessaire à la production de ce circuit (c.-à-d. [traduction] « une série de tubes pulvérisateurs espacés de manière à diriger les jets d’air de chauffage »).
[46] Quant à l’expression « une chambre ou une tour de grillage totalement ou partiellement isolée », l’appelante allègue que la question est non pas de savoir si l’équipement est fait de « matériaux » isolants, mais plutôt s’il possède les « qualités » isolantes requises. Même en présumant qu’une telle distinction est justifiée, l’appelante n’a même pas tenté de démontrer que la chambre de grillage possède vraiment des qualités isolantes, bien qu’elle ne soit pas constituée de matériaux isolants. Quoi qu’il en soit, cet argument n’a pas été décrit en détail, que ce soit dans les observations écrites ou lors de l’audience.
[47] En résumé, je conclus que le juge n’a pas commis d’erreur dans son interprétation de la revendication 1 du brevet ′376 et de ses éléments essentiels. Il a appliqué les bonnes règles de droit, et son interprétation téléologique de cette revendication était entièrement justifiée, compte tenu du libellé de cette revendication et de la divulgation.
C. Le juge a-t-il tenu compte à mauvais droit, sous le régime de l’article 53.1 de la Loi sur les brevets, de l’historique de poursuite d’une demande de brevet étrangère pour interpréter téléogiquement le brevet ′376 ?
[48] Bien que le juge Manson écrive que la Cour « peut » interpréter le brevet et ne relever aucune contrefaçon sans consulter l’historique de poursuite (motifs, au paragraphe 79), son analyse repose en partie sur cette preuve. Aux paragraphes 85 à 90 de ses motifs, le juge invoque l’historique de poursuite pour conclure que, « [l]ors de la poursuite, le défendeur a introduit les limites de la revendication 1 quant au circuit d’air et à la chambre ou à la tour de grillage totalement ou partiellement isolée ». Nous devons donc décider si le juge a commis une erreur en invoquant l’historique de poursuite et, plus précisément, l’historique de poursuite dans un autre pays.
[49] Avant l’introduction de l’article 53.1 de la Loi sur les brevets, il ne faisait pas de doute en droit canadien que le dossier de poursuite était inadmissible aux fins de l’interprétation de revendications. La Cour fédérale résume habilement la doctrine de la préclusion fondée sur les notes apposées au dossier en ces termes :
L’irrecevabilité fondée sur le dossier de la demande de brevet […] se fonde sur le principe qu’on ne peut admettre que l’inventeur fasse des déclarations à l’office des brevets, notamment des modifications de la demande de brevet, pour éviter de se voir refuser le brevet, puis, par la suite, dans le contexte d’une action en contrefaçon, prétende que le brevet couvre des éléments ou des aspects du sujet qui ont fait l’objet d’un désistement ou d’un abandon dans les discussions avec l’office des brevets.
(Novartis Pharmaceuticals Canada Inc. c. Apotex Inc., 2001 CFPI 1129, [2002] 1 C.F. F-25 (Fiche analytique), au paragraphe 78, conf. par 2002 CAF 440.)
[50] Dans l’arrêt Free World Trust, la Cour suprême du Canada rejette explicitement la possibilité d’importer dans le droit canadien la doctrine américaine de la préclusion fondée sur les notes apposées au dossier. La Cour suprême affirme qu’« [a]utoriser la mise en preuve de tels éléments extrinsèques pour déterminer l’étendue d’un monopole compromettrait le rôle des revendications dans l’information du public et ajouterait à l’incertitude, tout en attisant le brasier déjà intense du contentieux en matière de brevets » (Free World Trust, au paragraphe 66). La Cour souligne en outre le fait que l’importance accordée à l’interprétation téléologique dans le droit canadien des brevets « paraît également incompatible avec l’ouverture de la boîte de Pandore que serait la préclusion fondée sur les notes apposées au dossier » (Free World Trust, au paragraphe 66). Au fil des ans, les tribunaux ont rejeté l’application de la doctrine de la préclusion fondée sur les notes apposées au dossier lorsqu’il s’agit de déterminer la portée de revendications de brevet dans des affaires de contrefaçon.
[51] Or, cette interdiction générale visant le recours à l’historique de la poursuite relative à un brevet a créé, à l’occasion, un certain malaise, comme en témoignent certaines décisions de la Cour fédérale. Dans l’affaire Distrimedic Inc. c. Dispill Inc., 2013 CF 1043 (Distrimedic), par exemple, je signale que « [l]’interprétation téléologique devrait […] être axée sur le libellé de la revendication, mais la possibilité de tenir compte d’autres facteurs est loin d’être exclue pour autant » (au paragraphe 210). Dans cette affaire, j’établis une distinction entre, d’une part, une observation faite au Bureau des brevets et, d’autre part, une modification apportée par le titulaire du brevet au libellé d’une revendication à la suite d’une objection provenant du Bureau des brevets : alors que la première est jugée strictement inadmissible, la seconde est considérée comme « un fait objectif à partir duquel une conclusion peut être tirée » (Distrimedic, au paragraphe 210).
[52] De même, mon collègue, le juge Locke (à l’époque juge à la Cour fédérale) s’est dit stupéfait par l’idée que l’historique de poursuite ne puisse jamais être pris en compte dans l’interprétation d’une revendication, jugeant « époustouflant » que le titulaire du brevet ait adopté, durant la poursuite de sa demande de brevet, une thèse contraire à celle qu’il fait valoir durant l’instance relativement à l’interprétation des revendications (Pollard Banknote Limited c. BABN Technologies Corp., 2016 CF 883 (Pollard Banknote), au paragraphe 237).
[53] L’article 53.1 de la Loi sur les brevets a introduit un changement majeur dans l’approche canadienne à l’égard de la préclusion fondée sur les notes apposées au dossier. Non seulement cette disposition semble-t-elle tenir compte des réserves exprimées par certains juges quant à l’idée que les communications d’un breveté avec le Bureau des brevets devraient toujours être exclues de l’interprétation d’une revendication, mais elle peut également être perçue comme une mesure visant à harmoniser le droit canadien avec ceux du Royaume-Uni et des États-Unis.
[54] Aux États-Unis, la préclusion fondée sur les notes apposées au dossier est depuis longtemps un facteur pris en compte dans l’interprétation des revendications. Dans l’arrêt Vitronics v. Conceptronic, Inc., 90 F.3d 1576 (Fed. Cir. 1996), à la page 1582, la Cour d’appel des États-Unis (circuit fédéral) déclare ce qui suit :
[traduction] Il est bien établi que, pour l’interprétation d’une revendication alléguée, la Cour doit d’abord examiner la preuve intrinsèque au dossier, c’est-à-dire le brevet, y compris les revendications, le mémoire descriptif et, s’il est présenté à titre d’élément de preuve, l’historique de poursuite. […] Cette preuve intrinsèque est la source la plus importante lorsqu’il s’agit de déterminer le sens légalement exécutoire du libellé des revendications faisant l’objet du litige.
[55] Dans l’arrêt Free World Trust, la Cour suprême du Canada renvoie à la décision rendue par la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Warner-Jenkinson Co. v. Hilton Davis Chemical Co., 520 U.S. 17, 117 S. Ct. 1040 (1997) (Warner-Jenkinson), qui confirme la doctrine des équivalents dans le droit américain des brevets. Cette doctrine empêche des contrefacteurs sans scrupule de substituer des variantes sans importance pour éviter la contrefaçon. Dans cette affaire, le plus haut tribunal des États-Unis affirme que, durant le processus d’interprétation des revendications d’un brevet, il doit incomber au titulaire du brevet d’établir les raisons justifiant les modifications apportées à ses revendications. À défaut d’explications suffisantes pour écarter la préclusion fondée sur l’historique de poursuite, il est loisible à la Cour de présumer que le PTO avait un motif valable lié à la brevetabilité pour intégrer l’élément restrictif ajouté par voie de modification. En pareilles circonstances, il serait interdit au titulaire de brevet d’invoquer l’application de la doctrine des équivalents, et ce dernier ne pourrait donc pas reprendre le terrain qu’il avait cédé en apportant des modifications restrictives durant les négociations avec le PTO.
[56] Après la décision rendue en 1997 dans l’affaire Warner-Jenkinson, la Cour suprême des États-Unis examine de nouveau la question de la préclusion fondée sur les notes apposées au dossier, cette fois-ci dans l’affaire Festo Corp. v. Shoketsu Kinzoku Kogyo Kabushiki Co., 535 U.S. 722, 122 S. Ct. 1831 (2002). Dans cette dernière, cette cour conclut que la doctrine de la préclusion fondée sur les notes apposées au dossier s’applique à tous les types de modifications apportées durant la poursuite, et pas seulement à celles visant à restreindre l’objet de l’invention brevetée (par exemple, pour éviter l’antériorité). Elle indique expressément qu’il serait injuste qu’un breveté, qui a délibérément choisi d’écarter un objet pour restreindre la portée de ses revendications lors de sa demande de brevet, puisse ultérieurement revendiquer de nouveau cet objet en invoquant la doctrine des équivalents. Comme l’affirme cette cour (à la page 733) :
[traduction] La préclusion fondée sur l’historique de poursuite exige que les revendications d’un brevet soient interprétées à la lumière de l’instance devant le PTO durant le processus de demande. La préclusion est une « règle d’interprétation des brevets » suivant laquelle les revendications sont interprétées « compte tenu de celles qui ont été annulées ou rejetées ». […] La doctrine des équivalents permet au titulaire de brevet de revendiquer des modifications sans importance qui n’ont pas été intégrées dans le libellé de la revendication initiale, mais qui pourraient être obtenues au moyen de changements mineurs. Cependant, si le breveté a initialement revendiqué l’objet allégué de la contrefaçon, puis a réduit la portée de la revendication en réponse à un rejet, il ne peut prétendre que le terrain cédé comportait un objet imprévu qui devrait être considéré comme équivalent aux revendications textuelles du brevet délivré. Au contraire, « [e]n le modifiant, [le breveté] a reconnu et souligné les différences entre les deux phrases [,] […], et [l]es différences que [le breveté] a ainsi abandonnées doivent être considérées comme substantielles ». [Renvois omis.]
[57] Au Royaume-Uni, une approche plus prudente est généralement adoptée quant à la preuve relative à la poursuite de demandes de brevet. Historiquement, tout comme au Canada, l’analyse vise principalement à déterminer les éléments essentiels de l’invention afin que toute variante échappe à la portée des revendications du brevet (voir Catnic Components Ltd. v. Hill & Smith Ltd., [1982] R.P.C. 183 (H.L.) (Catnic), aux pages 242 et 243; Improver Corp. v. Remington Consumer Products Ltd., [1990] F.S.R. 181 (Pat. Ct.)).
[58] Cette insistance sur l’expression objective de l’intention de l’inventeur dans les revendications du brevet a toutefois été assouplie au cours des dernières années. Dans l’affaire Rohm and Haas Co. & Arnor v. Collag Ltd. & Anor, [2001] EWCA Civ. 1589 (BAILII), [2002] F.S.R. 28, la Cour d’appel de l’Angleterre et du pays de Galles déclare que le tribunal de première instance aurait pu tenir compte de la procédure de poursuite si une telle démarche avait été nécessaire pour lui permettre de trancher une question d’interprétation (au paragraphe 42).
[59] Peu après, dans l’affaire Kirin-Amgen Inc. & Ors v. Hoechst Marion Roussel Ltd. & Ors, [2004] UKHL 46 (BAILII), [2005] R.P.C. 9 (Kirin-Amgen), la Chambre des Lords fait une mise en garde sur le recours à l’historique de poursuite dans l’évaluation des revendications d’un brevet. Invoquant l’article 69 de la Convention sur le brevet européen (CBE) [Convention sur la délivrance de brevets européens (Convention sur le brevet européen), 5 octobre 1973], aux termes duquel l’étendue des protections « est déterminée par les revendications », et l’affaire Catnic, elle déclare que la porte est [traduction] « fermée catégoriquement » à toute doctrine étendant la protection au-delà des revendications (Kirin-Amgen, au paragraphe 44). Elle ajoute ce qui suit : [traduction] « Je ne peux pas dire que cela me désole, car l’affaire Festo semble indiquer, avec tout le respect que l’on doit aux tribunaux des États-Unis, que les parties à un litige en matière de brevets aux États-Unis paient chèrement pour obtenir des résultats qui ne sont ni plus justes ni plus prévisibles que ceux qui seraient obtenus par une simple interprétation des revendications » (Kirin-Amgen, au paragraphe 44).
[60] Cette dernière remarque de la Cour doit être interprétée à la lumière de son analyse précédente du droit américain. En partant du principe qu’il faut éviter la littéralité pour veiller à ce que l’interprétation des revendications de brevet offre une protection équitable au breveté, la Cour, sur le fondement de son examen de la jurisprudence britannique et américaine, conclut qu’il existe deux façons d’atteindre cet objectif.
[61] La première consiste à faire une interprétation littérale des revendications et à élaborer une doctrine qui complète les revendications en étendant la protection aux équivalents. Cette stratégie pose toutefois des difficultés, car la doctrine des équivalents peut mener à l’amplification, sans égard aux revendications du brevet, de sorte qu’il est difficile de savoir où tracer les limites du monopole. Voilà pourquoi les tribunaux américains ont élaboré la doctrine de la préclusion fondée sur les notes apposées au dossier qui, elle-même, n’est pas sans poser de difficultés. L’examen du dossier du brevet, aussi exhaustif et coûteux soit-il, ne renseigne pas toujours de manière concluante sur les éléments d’une revendication qui devraient être considérés comme ayant été retirés. La deuxième façon, privilégiée par la Chambre des Lords, consiste à abandonner la littéralité au profit d’un principe d’interprétation qui met réellement en application ce que la personne versée dans l’art aurait compris des revendications du brevet.
[62] Malgré ces préoccupations au sujet du recours à l’historique de la poursuite de demandes de brevet, la Cour suprême du Royaume-Uni réexamine récemment la question et énonce une doctrine plus nuancée dans l’arrêt Eli Lilly and Company v. Actavis UK Limited and others, [2017] UKSC 48, [2017] R.P.C. 21. Dans cette affaire, à la lumière de la jurisprudence britannique et européenne sur le sujet, la Cour affirme ce qui suit [aux paragraphes 87 et 88] :
[traduction] Je suis d’avis qu’il y a lieu, pour les tribunaux du Royaume-Uni, d’adopter une attitude empreinte de scepticisme, mais non d’absolutisme, pour déterminer si le dossier de poursuite d’une demande de brevet devrait être pris en compte durant l’examen d’une question d’interprétation ou de contrefaçon, essentiellement comme les tribunaux allemands et hollandais. Il est tentant d’exclure le dossier au motif que quiconque est visé ou touché par un brevet devrait avoir le droit de se fonder sur le libellé même, sans avoir à consulter d’autres dossiers comme le dossier de poursuite, à la fois par principe et pour des raisons pratiques. Cependant, comme la teneur des dossiers est du domaine public (selon l’article 128 de la CBE de 2000) et qu’il est peu probable (du moins d’après ce qui nous a été dit) que ces dossiers soient volumineux, il y aura des cas où l’on pourra, à juste titre, dire que la justice exige que l’on renvoie au dossier. Cependant, et surtout à la lumière du libellé de l’article 69 de la CBE [de] 2000 dont il est question plus haut, il faut limiter les circonstances dans lesquelles un tribunal peut se fonder sur l’historique de la poursuite pour déterminer la portée d’un brevet ou l’étendue de la protection qu’il confère.
Alors qu’il serait arrogant d’exclure l’existence de toute autre circonstance, je suis actuellement d’avis que le renvoi au dossier ne conviendrait que (i) si la question en litige est véritablement imprécise lorsqu’on se fie uniquement au mémoire descriptif et aux revendications du brevet et que le dossier permet de clarifier la question de façon non ambiguë, ou (ii) s’il est contraire à l’intérêt public de faire abstraction du dossier. Le premier type de circonstances est, je l’espère, suffisamment explicite; le deuxième correspondrait, par exemple, au cas où le breveté avait clairement fait savoir à l’Organisation européenne des brevets qu’il ne cherchait pas à prétendre que la portée de son brevet – si celui-ci était délivré – s’étendrait au type de variante qui, allègue-t-il maintenant, constitue une contrefaçon. [Non souligné dans l’original.]
[63] L’article 53.1 de la Loi sur les brevets envisage, semble-t-il, le type de circonstances énoncées plus haut et restreint ainsi, de la même manière, l’utilisation qui peut être faite en preuve de l’historique de poursuite d’une demande. Comme le souligne le juge, à juste titre, « [d]ans la mesure où [l’intimée] souhaite introduire des communications effectuées lors de la poursuite du brevet ′376, ces dernières ne sont admissibles que dans le but restreint de réfuter une déclaration que le breveté a faite au sujet de l’interprétation d’une revendication de ce brevet » (motifs, au paragraphe 63). De plus, selon cette nouvelle disposition, seules les communications écrites entre le titulaire du brevet et le Bureau des brevets dans le cadre de la poursuite d’une demande de brevet canadien peuvent être admises en preuve.
[64] L’appelante semble minimiser les conséquences de l’adoption récente de cette disposition et séparer l’historique de la poursuite du cadre d’analyse qu’appelle l’interprétation du brevet. Certes, une interprétation littérale de l’article 53.1 ne sanctionne pas le recours au dossier de poursuite comme outil indépendant d’interprétation des revendications d’un brevet. Le dossier de la poursuite joue néanmoins un rôle dans l’interprétation des revendications, au même titre que les revendications proprement dites et la divulgation, dans la mesure où il peut réfuter des observations faites par le breveté. Dans l’affaire en instance, suivant nombre d’observations de l’appelante, la revendication 1 ne se limite pas à un type particulier de chauffage, et l’isolation des tours de refroidissement est facultative. Sous réserve de l’analyse ci-après, il s’agit précisément, comme le fait remarquer le juge, du type d’observations qui relèvent de l’article 53.1. Ce fait est, à mon avis, incontestable.
[65] Eu égard à ces considérations, il n’y a pas lieu pour moi de me prononcer sur la controverse apparente qui semble exister au sein de la Cour fédérale, quant à savoir dans quelle mesure et à quelles fins les communications dans le cadre de la poursuite d’une demande peuvent être admises à titre de preuve. Dans la décision actuellement en appel ainsi que dans l’affaire Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc., 2020 CF 814 (Eli Lilly), la Cour fédérale insiste sur le fait que les communications dans le cadre de la poursuite d’une demande ne sont admissibles à titre d’éléments de preuve que dans un but restreint, celui de réfuter une observation du breveté relative à l’interprétation d’une revendication. Une telle interprétation limiterait l’article 53.1 à une règle de preuve s’apparentant à la notion de préclusion dans le droit américain.
[66] Cependant, dans l’affaire Bauer Hockey Ltd. c. Sport Maska Inc. (CCM Hockey), 2020 CF 624 (Bauer Hockey), la Cour fédérale présente une approche quelque peu différente à l’égard de l’article 53.1. Bien que la décision faisant l’objet du présent appel et l’affaire Eli Lilly semblent indiquer que l’historique de la poursuite ne peut être invoqué que pour réfuter des observations en particulier, la Cour dans la décision Bauer Hockey s’écarte de cette approche et soutient que l’historique de poursuite est admissible chaque fois que la question en litige porte sur l’interprétation d’une revendication. Cette approche insiste moins sur la réfutation d’une observation particulière, et davantage sur le processus d’interprétation proprement dit. Comme le dit la Cour fédérale dans la décision Bauer Hockey, « il n’est pas nécessaire d’isoler une déclaration et une réfutation en particulier chaque fois que l’on renvoie à l’historique de l’examen. Cela fait simplement partie intégrante du processus d’interprétation » (au paragraphe 65).
[67] Il est préférable de reporter à un autre moment l’examen de cette question, car les faits en l’espèce satisfont manifestement à l’interprétation plus restreinte de l’article 53.1 et n’exigent pas une interprétation élargie de cette disposition. Ce qu’il faut plutôt savoir, en l’occurrence, est si cette nouvelle disposition autorise la prise en compte de dossiers de poursuite étrangers.
[68] Il ne faut pas oublier que le juge Manson, tout en reconnaissant que l’article 53.1 limite les communications pouvant être admises en preuve à celles faites entre le titulaire du brevet et le Bureau canadien des brevets, admet néanmoins que la Cour peut prendre en considération l’historique de poursuite étranger dans des « circonstances extraordinaires ». De telles circonstances surviennent, comme dans l’affaire en instance, lorsque la brevetée « a fait expressément référence à l’historique de poursuite de la demande américaine correspondante et a reconnu que les modifications apportées aux revendications dans l’historique de poursuite de la demande ′376 avaient pour but de réfuter les préoccupations en matière de nouveauté et d’évidence qui avaient été soulevées dans l’historique de poursuite de la demande américaine » (motifs, au paragraphe 70).
[69] L’appelante s’oppose à cette conclusion et insiste sur le fait que le libellé de l’article 53.1 n’autorise en preuve que les communications entre un demandeur ou un titulaire de brevet et le commissaire ou un membre du personnel du Bureau canadien des brevets. À ce titre, l’appelante soutient que le juge Manson a commis une erreur dans son interprétation de l’article 53.1, en autorisant que l’historique de poursuite d’une demande américaine correspondante éclaire l’interprétation des revendications. Selon l’appelante, le juge Manson a aggravé son erreur en introduisant la doctrine américaine de l’incorporation par renvoi, selon laquelle des documents externes sont mentionnés de telle manière qu’ils deviennent effectivement partie intégrante du document original. Non seulement le droit canadien interdit-il l’incorporation par renvoi de documents dans le mémoire descriptif du brevet (Règles sur les brevets, DORS/2019-251, paragraphe 57(1)), mais le dossier de poursuite du brevet ′376 n’incorpore pas clairement la demande ′405. L’appelante est donc d’avis que la mention « une demande américaine correspondante » dans le brevet ′376 n’est rien de plus qu’un renvoi général duquel on ne devrait tirer aucune conclusion.
[70] Je conviens avec l’appelante que les tribunaux devraient hésiter à élargir le libellé détaillé de l’article 53.1, lequel précise que les communications se limitent à celles avec le Bureau canadien des brevets. La disposition est soigneusement rédigée; tenter d’aller au-delà de son objet initial irait à l’encontre des principes d’interprétation des lois.
[71] Il existe également des motifs d’intérêt public qui justifient que l’on hésite à admettre une preuve extrinsèque. Permettre l’admission en preuve de l’historique de poursuite lié à des demandes de brevets étrangères risque de mener à des instances excessivement litigieuses et coûteuses. De plus, la procédure d’enregistrement des brevets diffère d’un pays à l’autre. Si le système mondial s’est resserré, il peut arriver qu’une partie doive, dans un pays, renoncer à un élément auquel elle n’aura pas à renoncer dans un autre pays. En l’espèce, par exemple, la demande de brevet a finalement été abandonnée aux États-Unis, alors que le brevet a été enregistré au Canada. Non seulement la procédure diffère-t-elle d’un pays à l’autre, mais il existe également des différences dans la langue des revendications de brevet. Ainsi, permettre que soient invoqués des éléments de preuve provenant de poursuites étrangères risque de mener à des problèmes potentiels de traduction. Vu l’importance capitale du libellé dans l’interprétation des revendications, il pourrait en découler de graves problèmes dans l’interprétation des revendications.
[72] Cela dit, il ne faudrait pas minimiser l’aspect d’intérêt public visant à éviter que des personnes ayant précédemment renoncé à des éléments de leur brevet ne tentent de les revendiquer de nouveau lors de futures affaires de contrefaçon. Dans l’affaire en instance, le juge Manson accorde manifestement beaucoup d’importance à ce facteur, qui justifie à son avis que l’on élargisse l’admissibilité de l’historique de la poursuite aux demandes étrangères. Au paragraphe 72 de ses motifs, le juge affirme ce qui suit :
[...] s’il fallait que la Cour fasse abstraction de l’historique de poursuite de la demande américaine correspondante dans des circonstances comme celles qui sont présentes en l’espèce, cela inciterait les demandeurs de brevet au Canada à s’abstenir délibérément de faire preuve de transparence auprès du Bureau des brevets canadien quant à la raison pour laquelle des modifications ont été apportées pour limiter des revendications lors de la poursuite. Si l’on considérait que l’article 53.1 n’autorise jamais à examiner les historiques de poursuite étrangers dans le cadre desquels des limites ont été expressément ajoutées pour réfuter des objections en matière de nouveauté et d’évidence et si ces limites étaient adoptées par la suite lors de la poursuite des revendications canadiennes correspondantes, les demandeurs pourraient se fonder sur des demandes étrangères simultanément en instance pour se soustraire concrètement à toute application de l’article 53.1.
[73] En l’espèce, il ne fait aucun doute, lorsqu’on examine la demande américaine, que le brevet de CanMar a été modifié expressément pour éviter de contrefaire la revendication du brevet délivré pour le microniseur (voir la déclaration sous serment de Mme Permann, dossier d’appel, vol. 1, pages 148 à 152). Comme le microniseur est le seul procédé utilisé par l’intimée pour faire griller les graines de lin, les éléments de preuve provenant de la poursuite de la demande de brevet aux États-Unis pourraient a priori paraître utiles lorsqu’il faut statuer sur la revendication. Dans l’affaire Pollard Banknote, une situation comparable s’est présentée, où la Cour fédérale aurait probablement modifié sa décision si elle avait pu prendre en compte l’historique de poursuite du brevet (aux paragraphes 238 et 239). Dans cette affaire, le juge Locke opine : « [j]e pense que l’argument [du breveté] n’aurait jamais résisté à un procès aux États-Unis, là où la préclusion fondée sur les notes apposées au dossier s’applique. Là-bas, [le breveté] n’aurait probablement pas eu la possibilité de soutenir une interprétation de revendication qui tente de reprendre le terrain qui a été cédé au cours de la poursuite de demande de brevet pour éviter l’antériorité » (Pollard Banknote, au paragraphe 238).
[74] Néanmoins, il vaut mieux reporter à une autre fois l’examen de la question visant à savoir si la doctrine de l’incorporation par renvoi devrait officiellement être considérée comme une exception à l’interdiction générale d’invoquer des dossiers de poursuite étrangers. Non seulement les tribunaux devraient-ils s’abstenir de statuer sur des questions autres que celles étant strictement essentielles au règlement de l’affaire dont ils sont saisis, mais, à mon avis, les faits en l’espèce ne se prêtent pas à la formulation d’une conclusion sur la question de l’incorporation par renvoi.
[75] Rien dans le dossier de poursuite du brevet ′376 n’indique de façon détaillée quelles « communications écrites » précises extraites de l’historique de poursuite de la demande américaine sont incorporées dans le brevet, ni où se trouvent ces communications. La seule mention des communications écrites se trouve dans le paragraphe qui suit, qui est extrait d’une réponse datée du 24 août 2012 au rapport de l’examinateur du 27 février 2012 :
[traduction] D’entrée de jeu, nous tenons à informer l’examinateur que les revendications au dossier ont été remplacées par une nouvelle série de revendications entièrement corroborées par le mémoire descriptif qui a été déposé et qui sont présumées donner une définition plus précise et plus adéquate de la portée de la protection revendiquée pour l’invention. Les nouvelles revendications 1 à 19 correspondent essentiellement à celles qui ont été présentées durant la poursuite d’une demande américaine connexe. Les anciennes revendications 22 à 27 ont été renumérotées et correspondent désormais aux nouvelles revendications 20 à 25, découlant des nouvelles revendications 1 à 19.
(Dossier d’appel, vol. 1, page253; non souligné dans l’original.)
[76] Il est exagéré de dire que l’historique de la poursuite de la demande américaine a été incorporé par renvoi, alors que la demande comme telle n’est même pas mentionnée dans le document. Le juge Manson se fonde largement sur l’affaire Abbott Labs pour indiquer qu’une circonstance exceptionnelle peut exister si la poursuite de la demande étrangère fait partie de l’historique de poursuite du brevet canadien. Dans cette affaire, toutefois, le brevet américain revendiquait la priorité par rapport à la demande de brevet étranger (Abbott Labs, à la page 1290), ce qui implique nécessairement un renvoi exprès au brevet étranger. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Une autre affaire est plus pertinente, soit l’arrêt Paice LLC v. Ford Motor Company, 881 F.3d. 894 (2018) (Paice LLC), où la Cour d’appel des États-Unis (circuit fédéral) a cité avec approbation une décision antérieure selon laquelle [traduction] « [l]e document appelé à incorporer du matériel par renvoi doit préciser en détail le matériel qui est incorporé, et indiquer clairement où se trouve ce matériel dans les divers documents » (Paice LLC, aux pages 906 et 907, citant Advanced Display Systems, Inc. v. Kent State University, 212 F.3d 1272 (2000), à la page 1282).
[77] Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis que le juge aurait dû s’abstenir de tenir compte de l’historique de poursuite de la demande américaine correspondante dans les circonstances de l’espèce. En ce qui concerne la question plus générale visant à déterminer s’il y a des cas où l’historique de poursuite d’une demande étrangère peut être pris en compte sous le régime de l’article 53.1 de la Loi sur les brevets, à la suite d’une incorporation par renvoi ou par quelque autre moyen, je ne souhaite pas formuler d’opinion ferme sur la question.
D. Le juge a-t-il tenu compte à mauvais droit des éléments de preuve énoncés dans la déclaration sous serment de M. Popowich?
[78] L’argument de l’appelante repose essentiellement sur le fait qu’elle n’a pas été invitée à l’essai expérimental du microniseur de l’intimée, à partir duquel les éléments de preuve énoncés dans la déclaration sous serment de M. Popowich ont été obtenus de façon inadmissible. L’appelante n’a donc pas été en mesure de présenter une réponse énonçant ses propres éléments de preuve et a de ce fait subi un préjudice inexcusable.
[79] L’appelante a également brièvement mis en doute la crédibilité du témoin. M. Popowich a établi une distinction entre les termes « grillage » et « pasteurisation » durant son témoignage principal, mais il ne l’a pas fait durant son contre-interrogatoire. Une telle contradiction souligne encore plus l’absence d’éléments de preuve sur le procédé de grillage de l’intimée.
[80] Enfin, dans le cadre de l’essai expérimental de l’intimée, aucune mesure n’a été prise de la circulation d’air à l’intérieur de la chambre de chauffage, ni du transfert de chaleur dans la vis sans fin et la tour de refroidissement. En ce qui a trait plus précisément à la circulation d’air, selon l’appelante, le juge a conclu que le chauffage des graines de lin par rayonnement infrarouge signifiait que les graines de lin n’étaient pas soumises à un circuit d’air. L’appelante affirme qu’un tel raisonnement est dépourvu de logique et qu’il n’est pas corroboré par les éléments de preuve de l’intimée.
[81] Après avoir examiné avec soin les éléments de preuve dont le juge était saisi, je suis d’avis que le dossier de preuve étaye parfaitement ses conclusions de fait. L’appelante n’a pas réussi à me convaincre que le juge a commis une erreur manifeste et dominante sur cette question.
[82] Je conclus plus précisément que rien ne justifie d’infirmer la conclusion du juge — selon laquelle l’intimée n’a pas mené un test expérimental, mais a plutôt réalisé un essai de démonstration dans le cours normal de la production commerciale. Le témoin n’a fait que mesurer la température durant les cycles de production; il n’y avait donc pas lieu de réaliser des essais inter partes.
[83] On peut formuler la même conclusion au sujet du rejet par le juge de la tentative de l’appelante d’établir une distinction entre les termes « grillage » et « pasteurisation ». Selon les éléments de preuve, un même appareil et un même procédé sont utilisés pour la pasteurisation, le grillage et la cuisson, mais l’appelante n’a pas expliqué la différence entre ces trois termes, sans parler de leurs répercussions potentielles sur l’interprétation ou la contrefaçon des revendications. L’intimée n’utilise qu’un seul type d’appareil (le microniseur) et elle l’utilise en conformité avec son mode d’emploi. De plus, personne ne conteste que cet appareil a été fabriqué en 1994, dix ans avant la date de priorité du brevet ′376. Il semble à tout le moins hautement improbable qu’un appareil fabriqué avant la date d’une revendication de brevet puisse contrefaire cette revendication, surtout si cet appareil est utilisé conformément au mode d’emploi du fabricant.
[84] Quant à l’absence de mesures sur la circulation d’air et le transfert de chaleur, je conclus que les observations de l’appelante ne sont qu’une simple répétition d’arguments antérieurs sur les éléments essentiels de la revendication 1, sur lesquels j’ai déjà statué. Je conviens avec le juge que ces mesures ne sont pas utiles à l’examen de la question de la contrefaçon, laquelle consiste plutôt à déterminer s’il y a eu violation des deux éléments essentiels du chauffage des graines oléagineuses « dans un circuit d’air » et dans « une chambre ou une tour de grillage totalement ou partiellement isolée ».
V. Conclusion
[85] Pour tous les motifs qui précèdent, je rejetterais l’appel, et j’adjugerais les dépens à l’intimée.
Le juge Pelletier, J.C.A. : Je suis d’accord.
La juge Rivoalen, J.C.A. : Je suis d’accord.
[1] L’irrecevabilité fondée sur le dossier de la demande de brevet se fonde sur le principe qu’on ne peut admettre que l’inventeur fasse des déclarations à l’office des brevets pour éviter de se voir refuser le brevet, puis, par la suite, dans le contexte d’une action en contrefaçon, prétende que le brevet couvre des éléments ou des aspects du sujet qui ont fait l’objet d’un désistement ou d’un abandon dans les discussions avec l’office des brevets.