Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

2020 CF 729

T-669-19

Affaire intéressant la Loi sur la sûreté des déplacements aériens

Bhagat Singh Brar (appelant)

c.

Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) (intimé)

T-670-19

Parvkar Singh Dulai (appelant)

c.

Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) (intimé)

Répertorié : Brar c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)

Cour fédérale, juge Noël—Ottawa, par conférence téléphonique, 16 avril; 30 juin 2020.

Renseignement de sécurité — Loi sur la sûreté des déplacements aériens — Décision préliminaire portant sur des questions de droit posées dans le cadre d’appels sous-jacents interjetés à l’encontre des décisions prises par le ministre intimé de rejeter les demandes de recours administratif présentées par les appelants en vertu de l’art. 15 de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens (LSDA) pour faire radier leurs noms de la liste des personnes inscrites en application de l’art. 8 de la LSDA — Les appelants ont déposé des avis d’appel demandant à la Cour d’ordonner que leurs noms soient radiés de la liste — L’intimé a déposé pour chaque appel un dossier d’appel public caviardé — Le 7 octobre 2019, la Cour a ordonné que l’intimé dépose un dossier d’appel non caviardé — Pendant la préparation du dossier d’appel non caviardé, l’intimé a retiré certains renseignements confidentiels — En réponse à l’inclusion des renseignements caviardés, la Cour a également nommé des amici curiae dans une ordonnance datée du 7 octobre 2019 — Des questions de droit préliminaires ont été soulevées, notamment : le rôle du juge désigné dans un appel interjeté sous le régime de la LSDA; le rôle des amici curiae dans le cadre de l’instance ex parte et la question de savoir s’ils ont le pouvoir de contre-interroger des témoins; la question de savoir si le juge désigné et les amici curiae sont autorisés à voir les renseignements retirés et informés des motifs pour lesquels ils ont été retirés; la question de savoir si la Cour fédérale, en tant que cour supérieure d’archives, devrait conserver une copie des renseignements retirés; et la question de savoir si le régime prévu à l’art. 16 de la LSDA autorise la tenue d’une audience ex parte sur le fond de l’appel — Le rôle du juge désigné dans un appel interjeté sous le régime de la LSDA est un rôle de « gardien » — Il doit veiller à la présence d’un processus équitable et joue un rôle vigoureux et interventionniste — Le rôle du juge ne diffère pas en fonction de l’« étape » (relative à la divulgation ou au fond) de l’appel — Le juge doit jouer un rôle « actif » et « [non empreint] de retenue » à toutes les étapes de l’instance — L’amicus curiae a pour rôle de servir la Cour — Les amici curiae dans la présente affaire n’agissaient pas pour le compte des appelants, mais ils représentaient leurs intérêts lors des parties ex parte et à huis clos d’un appel — Le rôle des amici curiae dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA consiste à aider la Cour à s’acquitter de ses obligations de garantir que le processus judiciaire est le plus équitable possible — La possibilité de contre-interroger les témoins est un élément essentiel du rôle des amici curiae — La LSDA n’empêche pas les amici curiae de consulter les renseignements retirés ou d’être informés de leur retrait, mais elle exige que la Cour en garantisse la confidentialité — Il est permis, sous le régime de la LSDA, de tenir une audience ex parte et à huis clos sur le fond — Il a été répondu aux questions et l’ordonnance du 7 octobre 2019 nommant des amici curiae a été modifiée en conséquence.

Juges et Tribunaux — Loi sur la sûreté des déplacements aériens — Rôle du juge désigné — Le ministre intimé a rejeté les demandes de recours administratif présentées par les appelants en vertu de l’art. 15 de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens (LSDA) — Ces demandes visaient à faire radier le nom des appelants de la liste des personnes inscrites en application de l’art. 8 de la LSDA — L’intimé a déposé pour chaque appel des dossiers d’appel caviardés et non caviardés — En réponse à l’inclusion des renseignements caviardés, la Cour a nommé des amici curiae — Une question de droit préliminaire a été soulevée concernant le rôle du juge désigné dans un appel interjeté sous le régime de la LSDA — Le rôle du juge désigné dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA est celui d’un « gardien » — Son rôle fondamental consiste à arbitrer le choc entre l’intérêt collectif à l’égard de la sécurité nationale et les droits et libertés des individus — L’obligation judiciaire générale du juge désigné consiste à concilier la tension entre ces intérêts — Le juge désigné est tenu de prendre toutes les mesures de rechange dont il dispose dans les limites de ses pouvoirs inhérents et législatifs pertinents pour donner effet au droit d’un individu à un processus judiciaire équitable — Le rôle général de gardien que le juge désigné joue lui permet de désigner un amicus curiae — Le juge désigné doit veiller à la présence d’un processus équitable et joue un rôle vigoureux et interventionniste, ce qui constitue une différence par rapport à l’appel ou à la demande de contrôle judiciaire classique — Il a l’obligation de donner à l’appelant et au ministre la possibilité d’être entendus — Le rôle du juge ne diffère pas en fonction de l’« étape » (volet relatif à la divulgation ou au fond) de l’appel — Le juge doit jouer un rôle « actif » et « [non empreint] de retenue » à toutes les étapes de l’instance et vérifier les éléments de preuve que présente le ministre tout au long de l’instance.

Pratique — Loi sur la sûreté des déplacements aériens — Rôle de l’amicus curiae — Le ministre intimé a rejeté les demandes de recours administratif présentées par les appelants en vertu de l’art. 15 de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens (LSDA) — Ces demandes visaient à faire radier le nom des appelants de la liste des personnes inscrites en application de l’art. 8 de la LSDA — L’intimé a déposé pour chaque appel des dossiers d’appel caviardés et non caviardés — Pendant la préparation de ce dossier d’appel, il a retiré certains renseignements confidentiels — En réponse à l’inclusion des renseignements caviardés, la Cour a nommé des amici curiae — Des questions de droit préliminaires ont été soulevées concernant : le rôle des amici curiae dans le cadre de l’instance ex parte sous-jacente; la question de savoir si les amici curiae ont le pouvoir de contre-interroger des témoins; la question de savoir si les amici curiae sont autorisés à voir les renseignements retirés et informés des motifs pour lesquels ils ont été retirés — L’amicus curiae a pour rôle de servir la Cour — Les amici curiae n’agissent pas pour le compte des appelants, mais ils représentent leurs intérêts — Le rôle des amici curiae dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA consiste à aider la Cour à s’acquitter de ses obligations de garantir que le processus judiciaire est le plus équitable possible — Il s’agit d’une obligation qui exige que le juge désigné joue un rôle vigoureux — Les amici curiae ont pour tâche de représenter les intérêts des appelants à l’égard des questions de divulgation de renseignements sous le régime de la LSDA et quant à l’effet qu’ont ces renseignements sur le caractère raisonnable de la décision de maintenir le nom des appelants sur la liste de la LSDA — Ils jouent un rôle important — Ils ont pour tâche de plaider le caractère déraisonnable de la décision du ministre qui est portée en appel pendant les volets ex parte et à huis clos de l’appel — Le rôle des amici curiae n’est pas analogue à celui d’un avocat spécial — Les amici curiae n’ont pas pour tâche de protéger les intérêts des appelants ou d’assumer les fonctions des avocats des appelants lors de l’instance ex parte et à huis clos — Leur devoir est toujours envers la Cour et non envers les appelants — Des limites sont imposées aux communications entre les amici curiae et les appelants de façon à réduire le plus possible les risques de divulgation — Le juge désigné doit chercher à sécuriser les renseignements ou les autres éléments de preuve confidentiels de la manière la moins intrusive possible — Il est préférable d’exercer un pouvoir discrétionnaire judicieux plutôt que d’imposer de strictes limites aux communications bilatérales entre les appelants et les amici curiae — Ce pouvoir discrétionnaire a été préservé dans la présente affaire — Les amici curiae ont eu accès aux renseignements et aux autres éléments de preuve confidentiels dans le cadre des présents appels — Il est indispensable que les amici curiae puissent prendre part à l’établissement des résumés des renseignements confidentiels — Le contre-interrogatoire des témoins est un élément essentiel du rôle des amici curiae, mais cette possibilité de procéder à un contre-interrogatoire n’est pas absolue — Les amici curiae sont autorisés à voir les renseignements qui ont été retirés et à prendre connaissance des raisons pour lesquelles ils l’ont été.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Le ministre intimé a rejeté les demandes de recours administratif présentées par les appelants en vertu de l’art. 15 de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens (LSDA) — Ces demandes visaient à faire radier le nom des appelants de la liste des personnes inscrites en application de l’art. 8 de la LSDA — À la suite d’un examen des renseignements, le ministre a maintenu le statut de personnes inscrites des appelants sous le régime de la LSDA — La LSDA met en cause des droits garantis par la Charte qui sont semblables à ceux que met en cause la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

Interprétation des lois — Le ministre intimé a rejeté les demandes de recours administratif présentées par les appelants en vertu de l’art. 15 de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens (LSDA) — Ces demandes visaient à faire radier le nom des appelants de la liste des personnes inscrites en application de l’art. 8 de la LSDA — À la suite d’un examen des renseignements, le ministre a maintenu le statut de personnes inscrites des appelants sous le régime de la LSDA — Les conclusions tirées par la Cour suprême dans l’affaire Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration) sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) s’appliquent également au régime d’appel de la LSDA — La LIPR ainsi que la jurisprudence qui s’y rapporte peuvent servir à faciliter l’interprétation de la LSDA et de ses dispositions en matière d’appel.

Était en litige en l’espèce des questions de droit préliminaires posées dans le cadre d’appels sous-jacents interjetés à l’encontre des décisions prises par le ministre intimé de rejeter les demandes de recours administratif présentées par chacun des appelants en vertu de l’article 15 de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens (LSDA) pour faire radier leurs noms de la liste des personnes inscrites en application de l’article 8 de la LSDA. Les appels sous-jacents étaient les premiers interjetés sous le régime de la LSDA.

L’intimé a informé les appelants que leur statut de personnes inscrites sous le régime de la LSDA serait maintenu. À la suite d’un examen des renseignements confidentiels et non confidentiels fournis, l’intimé a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de soupçonner que les appelants participeraient ou tenteraient de participer à un acte qui menacerait la sûreté des transports, ou se déplaceraient en aéronef dans le but de commettre certaines infractions de terrorisme. Les appelants ont déposé des avis d’appel demandant à la Cour d’ordonner que leurs noms soient radiés de la liste, faisant valoir notamment que la décision de l’intimé était déraisonnable. À la suite du dépôt des avis d’appel, la Cour a ordonné à l’intimé de signifier et de déposer pour chaque appel un dossier d’appel public. Ces dossiers d’appel contenaient de nombreux éléments caviardés par l’intimé. Par la suite, le 7 octobre 2019, la Cour a ordonné que l’intimé dépose auprès du greffe désigné de la Cour, et ce pour chaque appel, un dossier d’appel non caviardé contenant et identifiant clairement les renseignements qui, d’après lui, pourraient porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui s’ils étaient divulgués. Pendant la préparation de ce dossier d’appel, l’intimé a retiré certains renseignements confidentiels. En réponse à l’inclusion des renseignements caviardés dans les dossiers d’appel, la Cour a nommé deux amici curiae dans une ordonnance datée du 7 octobre 2019. Lors d’une conférence de gestion de l’instance tenue ex parte et à huis clos, l’intimé et les amici curiae ont soulevé de nombreuses questions de droit concernant les renseignements retirés, le rôle des amici curiae dans le cadre de ces appels, la disjonction du processus d’appel entre le « volet relatif à la divulgation » et le « volet relatif au fond », de même que le rôle du juge désigné. Une liste de questions préliminaires a par la suite été entérinée par la Cour. L’intimé a dit être d’avis notamment que l’article 16 de la LSDA prévoit une procédure en deux étapes : celle de la divulgation et celle du fond. Il a soutenu qu’il existe une distinction claire entre le rôle que le juge désigné doit jouer à l’étape de la divulgation d’un appel interjeté sous le régime de la LSDA et le rôle qu’il est tenu de jouer à l’étape du fond.

Le gros des questions de droit préliminaires examinées dans le cadre de l’affaire étaient les suivantes : le rôle du juge désigné dans un appel interjeté sous le régime de la LSDA; le rôle des amici curiae dans le cadre de l’instance ex parte et la question de savoir s’ils ont le pouvoir de contre-interroger des témoins; la question de savoir s’il faudrait que le juge désigné et les amici curiae soient autorisés à voir les renseignements retirés et informés des motifs pour lesquels l’intimé les a retirés; la question de savoir si la Cour fédérale, en tant que cour supérieure d’archives, devrait conserver une copie des renseignements retirés; et la question de savoir si le régime prévu à l’article 16 de la LSDA autorise la tenue d’une audience ex parte sur le fond de l’appel.

Arrêt : le rôle du juge désigné dans un appel interjeté sous le régime de la LSDA est un rôle de « gardien » vigoureux et interventionniste; le rôle des amici curiae est d’aider la Cour en représentant les intérêts des appelants lors des volets ex parte et à huis clos des appels; les renseignements retirés, ainsi que les raisons de leur retrait, doivent être fournis au juge désigné et aux amici curiae; une audience ex parte et à huis clos sur le fond de la décision s’impose dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA.

Le rôle du juge désigné dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA est celui d’un « gardien » chargé non seulement de veiller au caractère raisonnable de la décision du ministre, mais aussi à la présence d’un processus équitable qui respecte les droits et libertés fondamentaux de l’appelant, tout en préservant la confidentialité de certains renseignements dans l’intérêt de la sécurité nationale. En matière de sécurité nationale, le rôle fondamental que joue le juge désigné consiste à arbitrer le choc entre l’intérêt collectif à l’égard de la sécurité nationale et les droits et libertés des individus. L’obligation judiciaire générale du juge désigné consiste à concilier cette tension pour assurer l’équité procédurale et la bonne administration de la justice, tout en continuant de protéger l’intérêt exceptionnel de la collectivité à l’égard du caractère secret des renseignements et des éléments de preuve dans ce contexte. Le juge désigné est tenu de prendre toutes les mesures de rechange dont il dispose dans les limites de ses pouvoirs inhérents et législatifs pertinents pour donner effet au droit d’un individu à un processus judiciaire équitable dans les circonstances. Cela varie d’un régime législatif à l’autre. Si les interventions actives du juge désigné sont incapables à elles seules de garantir ces éléments fondamentaux d’un processus judiciaire équitable, le rôle général de gardien qu’il joue pourrait l’obliger à désigner un amicus curiae. Les dispositions en matière d’appel de la LSDA imposent plusieurs limites aux procédures d’appel de manière à protéger les intérêts du Canada sur le plan de la sécurité nationale. La LSDA attribue au juge désigné l’entière responsabilité de décider si des renseignements ou des éléments de preuve répondent au critère relatif à l’impératif de confidentialité et s’ils doivent être entendus ex parte et à huis clos. Il s’agit d’une obligation qui exige que le juge désigné joue un rôle vigoureux et interventionniste. Malgré ce besoin de veiller à ce que certains renseignements ne soient pas communiqués au public et à l’appelant, le juge désigné a tout de même l’obligation de « donne[r] à l’appelant et au ministre la possibilité [raisonnable] d’être entendus ». Le juge désigné doit étirer comme un élastique ses pouvoirs inhérents et législatifs afin de faire en sorte que l’on communique le maximum de renseignements à l’appelant tout en s’arrêtant avant le point de rupture. Le juge désigné se doit de jouer en tout temps son rôle de « gardien » pendant l’appel interjeté sous le régime de la LSDA, et cela inclut le moment où il évalue le caractère raisonnable de la décision du ministre. Le pouvoir, attribué au paragraphe 16(5) de la LSDA, d’ordonner que le nom d’un appelant soit radié de la liste de la LSDA, dénote l’intention du législateur d’attribuer aux juges désignés un rôle pratique. Ce pouvoir d’arriver à une conclusion différente de celle du ministre et d’« ordonner au ministre » de radier le nom de l’appelant de la liste n’est pas un attribut d’un contrôle judiciaire classique. L’appel interjeté devant le juge désigné n’est pas nécessairement fondé uniquement sur le même dossier que celui dont disposait le décideur. C’est là une différence marquante entre un appel interjeté sous le régime de la LSDA et un appel ou une demande de contrôle judiciaire classique que l’on dépose devant la Cour fédérale. La possibilité de faire un changement dans le dossier dénote l’intention que le juge désigné puisse jouer un rôle non empreint de retenue, car un dossier différent exige que le juge désigné réexamine les éléments de preuve sur lesquels repose une décision en fonction de ce changement. Le juge désigné doit participer de manière active aux appels interjetés sous le régime de la LSDA, compte tenu notamment du fait que, pour s’assurer que ces éléments de preuve sont « digne[s] de foi et utile[s] », le juge désigné est en outre chargé de prendre en considération des éléments de preuve qui ne sont peut-être pas admissibles devant une cour de justice et peuvent ne pas être communiqués à l’appelant pour des raisons de sécurité nationale. Le rôle du juge ne diffère pas en fonction de l’« étape » de l’appel et le mot « raisonnable », au paragraphe 16(4), n’indique pas que le juge désigné doit faire preuve de retenue quand il évalue le fond de l’appel, comme le ferait un juge dans le cadre d’un contrôle judiciaire classique. Premièrement, rien dans la LSDA n’indique une intention de scinder en deux étapes distinctes l’instance ou le rôle du juge. Rien n’indique que le législateur entendait miner le pouvoir discrétionnaire qu’a le juge désigné de concevoir un processus judiciaire équitable en fonction des circonstances de l’affaire et, notamment, le genre de renseignements confidentiels produits. Deuxièmement, la retenue dont le juge désigné doit faire preuve est fondée sur les circonstances. Dans le contexte de la sécurité nationale, où une partie se voit privée d’une divulgation et d’une participation pleines et entières, le juge doit jouer un rôle « actif » et « [non empreint] de retenue » à toutes les étapes de l’instance (Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration)). Ces conclusions, tirées dans le contexte d’affaires relatives à un certificat de sécurité sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), s’appliquent également au régime d’appel de la LSDA. Dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA, les juges désignés doivent s’occuper activement de vérifier les éléments de preuve que présente le ministre tout au long de l’instance ex parte et à huis clos, ce qui inclut l’interrogation des témoins devant la Cour. Il ne faudrait pas considérer que les régimes législatifs de la LSDA et de la LIPR sont identiques, car ils ont des objets différents et des caractéristiques distinctives, mais cela ne veut pas dire que la LIPR ainsi que la jurisprudence qui s’y rapporte ne peuvent pas servir à faciliter l’interprétation de la LSDA et de ses dispositions en matière d’appel. La LSDA semble mettre en cause des droits garantis par la Charte qui sont semblables à ceux que met en cause la LIPR, notamment ceux garantis à l’article 7 de la Charte. Malgré quelques différences, le rôle que confient au juge la LIPR et la LSDA est, de façon générale, semblable. Bien que les deux régimes législatifs puissent servir à des fins différentes, dans chaque cas le juge désigné est appelé à rendre une décision dans un contexte où la personne visée est privée d’une participation et d’une divulgation pleines et entières pour des raisons de sécurité nationale. Ce fait en soi est exceptionnel. Par conséquent, le rôle du juge désigné doit être rajusté par rapport au rôle classique qui est joué lors d’un contrôle judiciaire de façon que le processus judiciaire puisse être équitable. La différence entre ces régimes législatifs n’amoindrit nullement le rôle que doit jouer le juge désigné.

L’amicus curiae a essentiellement pour rôle de servir la Cour. Dans le contexte de la sécurité nationale, c’est au juge qui nomme l’amicus curiae qu’il appartient de structurer le mandat de ce dernier. Les pouvoirs inhérents dont le juge désigné dispose pour nommer un amicus curiae et structurer son mandat en fonction des circonstances ne lui permettent pas d’attribuer aux amici curiae un mandat qui les amènerait à agir « pour le compte » des appelants. Cependant, ces pouvoirs inhérents permettent au juge désigné de leur attribuer le mandat de « représenter les intérêts » des appelants. Le fait de « représenter les intérêts » d’un appelant lors des parties ex parte et à huis clos d’un appel est encore compatible avec les limites inhérentes du rôle de l’amicus curiae, car cela concorde avec ce qui est dit dans la décision Canada (Procureur général) c. Telbani, et avec le rôle qu’attribue souvent la Cour suprême du Canada aux amici curiae, conformément au paragraphe 53(7) de la Loi sur la Cour suprême. La nomination d’un amicus curiae sous le régime de la LSDA est une mesure qui est compatible avec l’objet implicite des obligations légales qu’attribue au juge désigné l’article 16 de la LSDA. Vu ce rôle et l’absence de l’appelant et de son avocat lors des audiences ex parte et à huis clos qui portent sur les renseignements ou les éléments de preuve confidentiels, la nomination d’un amicus curiae est implicitement exigée pour que le juge puisse s’acquitter de ses fonctions. La nomination d’un amicus curiae dans le cadre d’un appel interjeté sous le régime de la LSDA est compatible non seulement avec une interprétation harmonieuse des dispositions législatives en matière d’appel que prévoit le paragraphe 16(6) de la LSDA, mais aussi avec l’objet de cette dernière et avec l’intention du législateur. Le rôle des amici curiae dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA consiste à aider la Cour à s’acquitter de ses obligations : examiner le caractère raisonnable de la décision du ministre d’une manière qui garantit que l’on procure aux appelants un processus judiciaire équitable dans les limites qu’impose la LSDA au processus de divulgation et de participation dans l’intérêt de la sécurité nationale. Cela oblige le juge désigné à attribuer un mandat vigoureux aux amici curiae afin de garantir que le processus judiciaire est le plus équitable possible dans les limites des pouvoirs inhérents et législatifs qui sont conférés au juge. Premièrement, les amici curiae ont pour tâche de représenter les intérêts des appelants à l’égard des questions de divulgation de renseignements ou d’éléments de preuve sous le régime de la LSDA. Deuxièmement, si les circonstances viennent à exiger que certains renseignements ou autres éléments de preuve demeurent confidentiels conformément aux limites qu’impose la LSDA, le rôle des amici curiae consiste à représenter les intérêts des appelants quant à l’effet qu’ont ces renseignements ou ces autres éléments de preuve sur le caractère raisonnable de la décision du ministre de maintenir le nom des appelants sur la liste de la LSDA. Les amici curiae sont appelés à jouer un rôle important. Les amici curiae ont pour tâche de plaider le caractère déraisonnable de la décision du ministre qui est portée en appel d’une manière qui complète la position des appelants au sujet des éléments de preuve publics, en se fondant sur les renseignements et les éléments de preuve confidentiels, pendant les volets « ex parte » et « à huis clos » de l’appel. Ce rôle est essentiel pour permettre au juge désigné de fonder sa décision sur les faits et le droit applicables. Dans l’ensemble, les rôles attribués aux amici curiae vont au-delà des rôles attribués aux amici curiae dans l’affaire Telbani, et ils comportent de nombreuses similitudes avec le rôle d’un avocat spécial. Cela est dû aux situations différentes et notamment à l’absence d’un pouvoir discrétionnaire considérable permettant au juge d’autoriser la divulgation des renseignements ou d’autres éléments de preuve s’il estime que l’intérêt public à l’égard de la divulgation l’emporte sur l’intérêt public à l’égard de la non-divulgation. Le rôle attribué aux amici curiae dans l’ordonnance datée du 7 octobre 2019 ne doit pas être considéré comme analogue à celui d’un avocat spécial — les amici curiae demeurent des amis de la cour et ils n’ont aucun privilège avocat-client avec les appelants. Cela étant, les amici curiae n’ont pas pour tâche de protéger les intérêts des appelants et d’assumer les fonctions des avocats des appelants lors de l’instance ex parte et à huis clos. En résumé, même si en représentant les intérêts des appelants devant notre Cour pendant les volets « ex parte » et « à huis clos » de l’appel les amici curiae aident le juge désigné à s’acquitter de ses obligations d’assurer un processus judiciaire équitable dans les circonstances et de se prononcer sur le caractère raisonnable de la décision du ministre, les amici curiae sont tenus d’exercer ce rôle en accord avec leur rôle inhérent, qui consiste à aider la Cour, et leur devoir est toujours envers la Cour et non envers les appelants. Il est essentiel que la Cour conçoive un mandat qui autorise les appelants, leurs avocats et les amici curiae à s’échanger librement des informations. Étant donné que le LSDA impose des limites à la divulgation complète, il est nécessaire d’imposer certaines limites aux communications entre les amici curiae et les appelants de façon à réduire le plus possible les risques de divulgation. Ces limites sont inévitables. Cependant, vu l’importance de communications constructives entre les appelants et les amici curiae, le juge désigné doit chercher à sécuriser les renseignements ou les autres éléments de preuve confidentiels de la manière la moins intrusive possible. Il est essentiel que le pouvoir discrétionnaire du juge désigné d’autoriser toute communication bilatérale entre les appelants, leurs avocats et les amici curiae après que ces derniers ont eu accès aux renseignements ou aux autres éléments de preuve confidentiels soit préservé et qu’il exerce ce pouvoir discrétionnaire de manière prudente, mais libérale. Il est préférable d’exercer un pouvoir discrétionnaire judicieux plutôt que d’imposer de strictes limites aux communications bilatérales. C’est la raison pour laquelle ce pouvoir discrétionnaire est préservé dans l’ordonnance du 7 octobre 2019. L’ordonnance nommant les amici curiae prévoit que ces derniers ont accès aux renseignements et aux autres éléments de preuve confidentiels dans le cadre des présents appels. Ce vaste accès est essentiel pour permettre aux amici curiae d’aider la Cour à représenter les intérêts des appelants lors des volets « ex parte » et « à huis clos » des appels. Il faudrait vraisemblablement qu’il y ait des circonstances des plus exceptionnelles pour qu’il soit justifié d’interdire à un amicus curiae d’examiner certains renseignements confidentiels. La LSDA oblige le juge désigné à marcher sur une corde raide en le contraignant à résumer des renseignements confidentiels d’une manière qui n’inclut pas les éléments de ces renseignements qui, s’ils étaient divulgués, porteraient atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Ces résumés sont l’outil le plus puissant dont dispose le juge désigné. Il est donc indispensable que les amici curiae puissent prendre part à l’établissement de ces résumés.

Les amici curiae devraient avoir la possibilité de contre-interroger les témoins sur des aspects qui se rapportent également au fond des appels. Il s’agit d’un élément essentiel de leur rôle. Le rôle de « gardien » de la Cour lui permet d’imposer des restrictions à ce pouvoir de contre-interroger les témoins advenant que le contre-interrogatoire que mènent les amici curiae dépasse le cadre consistant à aider la Cour à s’acquitter de ses obligations. Le législateur ne pouvait avoir l’intention de se fonder sur le pouvoir discrétionnaire du juge désigné de nommer un amicus curiae comme moyen d’assurer un processus judiciaire équitable tout en ayant simultanément l’intention de restreindre le pouvoir discrétionnaire du juge désigné de conférer à un amicus curiae un mandat qui comporte la capacité de contre-interroger pleinement des témoins lors d’audiences ex parte et à huis clos. À mesure qu’évoluent les procédures « ex parte » et « à huis clos », il incombe aux amici curiae d’exercer, au moment opportun, leur pouvoir de procéder à un contre-interrogatoire de manière à représenter les intérêts des appelants. Cependant, la possibilité de procéder à un contre-interrogatoire n’est pas absolue et doit être utilisée de manière avisée et professionnelle; elle est donc assujettie à la prérogative qu’a l’intimé de formuler des objections, lesquelles appellent ensuite une décision de la part du juge désigné. Il y a lieu de donner aux amici curiae la possibilité de contre-interroger les témoins de l’intimé au sujet des renseignements ou des autres éléments de preuve présentés à l’appui des revendications de confidentialité de ce dernier. Une interprétation de la LSDA qui interdit au juge désigné d’attribuer aux amici curiae la capacité de contre-interroger les témoins de l’intimé est incompatible avec l’objet général de cette loi, qui consiste à mettre en balance l’intérêt en matière de secret pour des raisons de sécurité nationale et les droits et libertés individuels, un régime législatif qui se fonde en grande partie sur son mécanisme d’appel pour réaliser cet équilibre. De telles limites au contre-interrogatoire videraient de son sens l’appel prévu à l’article 16 de la LSDA.

Le juge désigné et les amici curiae sont autorisés à voir les renseignements qui ont été retirés et à prendre connaissance des raisons pour lesquelles ils l’ont été. La LSDA n’empêche pas le juge désigné, ou les amici curiae, de consulter les renseignements retirés ou d’être informés de leur retrait; elle exige que la Cour en garantisse la confidentialité. La Cour doit conserver l’historique exact des dossiers des présents appels. Tous les renseignements ou éléments de preuve retirés sont notamment visés, car ils pourraient avoir une incidence sur les autres renseignements ou éléments de preuve invoqués dans les présents appels.

Enfin, il est permis, sous le régime de la LSDA, de tenir une audience ex parte et à huis clos sur le fond de la décision. Une audience ex parte et à huis clos sur le fond d’une décision a pour objet de permettre au juge désigné d’entendre et d’analyser en détail des renseignements confidentiels qui ne peuvent pas être divulgués à l’appelant, ainsi que les observations relatives à ces renseignements, de façon à déterminer si la décision du ministre était raisonnable.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2a),b),d), 6, 7, 11d).

Loi antiterroriste de 2015, L.C. 2015, ch. 20.

Loi de 2017 sur la sécurité nationale, L.C. 2019, ch. 13, préambule.

Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26, art. 53(7).

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 38, 38.06(2).

Loi sur la sûreté des déplacements aériens, L.C. 2015, ch. 20, art. 11, art. 4(1), 5, 6, 8, 9, 10, 11, 12, 13a), 15, 16, 17, 20.

Loi sur l’aéronautique, L.R.C. (1985), ch. A-2.

Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, art. 18.1, 21.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 4.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(1)h)(i),(2)g),h),(3)d),f), 78, 79, 79.1(1), 83, 85.1(1), 85.2c), 87.

Règlement sur la sûreté des déplacements aériens, DORS/2015-181, art. 5(1),(2),(3).

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 63(1)e), 343.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Canada (Procureur général) c. Telbani, 2014 CF 1050; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33; R. c. Rafilovich, 2019 CSC 51; Khadr c. Canada (Procureur général), 2008 CF 46, [2008] 3 R.C.F. 306 Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; Canada (Procureur général) c. Huang, 2018 CAF 109; Article 18.1 de la Loi sur le service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, tel que modifié (Re), 2018 CAF 161, [2019] 2 R.C.F. 333

DÉCISIONS EXAMINÉES :

R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; X (Re), 2017 CF 136, [2017] 4 R.C.F. 391; Almrei (Re), 2009 CF 1263, [2011] 1 R.C.F. 163; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; R. c. Ahmad, 2011 CSC 6, [2011] 1 R.C.S. 110; Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (Re), 2008 CF 300, [2008] 3 R.C.F. 477; Sellathurai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CAF 223, [2012] 2 R.C.F. 243; R. v. Jaser, 2014 ONSC 2277; R. v. Imona-Russel, 2019 ONCA 252, 145 O.R. (3d) 197; Harkat (Re), 2009 CF 340; R. c. Howard, [1989] 1 R.C.S. 1337; R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193.

DÉCISIONS CITÉES :

Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général); Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; White, Ottenheimer & Baker c. Canada (Procureur général); R. c. Fink, 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 208; Telecommunications Workers Union c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications), [1995] 2 R.C.S. 781; Harkat (Re), 2012 CAF 122, [2012] 3 R.C.F. 635; Desjardins, Ducharme, Stein, Monast c. Canada (Ministère des Finances), [1999] 2 C.F. 381;(1re inst.); Renvoi relatif à la taxe de vente du Québec, [1994] 2 R.C.S. 715; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; Ader c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 105; Canada (Procureur général) c. Almalki, 2011 CAF 54; Canada (Procureur général) c. Khawaja, 2007 CF 490, [2008] 1 R.C.F. 547, conf. par 2007 CAF 388, [2008] 4 R.C.F. 3; Articles 16 et 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23 (Re), 2018 CAF 207; X (Re), 2018 CF 738, [2019] 1 R.C.F. 567; X (Re), 2014 CAF 249, [2015] 1 R.C.F. 684; Harkat (Re), 2010 CF 1241, [2012] 3 R.C.F. 251; Soltanizadeh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 450; Charkaoui (Re), 2009 CF 1030, [2010] 4 R.C.F. 448; Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3.

DOCTRINE CITÉE

Binnie, Ian. « Entrenched Rights in the Age of Counter-Terrorism » (Hong Kong Conference in Criminal Law, 13 November 2004).

Canada. Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar. Rapport sur les évènements concernant Maher Arar : Analyse et recommandations. Ottawa : La Commission, 2006.

Canada. Parlement. Chambre des communes. Comité permanent de la sécurité publique et nationale, Témoignages, 42e lég. 1re sess., fascicule no 90 (7 décembre 2017).

Canada. Parlement. Débats du Sénat, 41e lég., 2e sess., vol. 149, fascicule no 142 (14 mai 2015).

Canada. Parlement. Sénat. Délibération du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, 42e lég., 1re sess., fascicule no 40 (10 avril 2019).

Dickens, B. M. « A Canadian Development : Non-Party Intervention », [1977] 40 Mod. L. Rev. 666.

Mohan, S. Chandra. «The Amicus Curiae : Friends No More? », [2010] 12 S.J.L.S. 352.

Osborn’s Concise Dictionary, 12e éd. Sweet & Maxwell : Thomson Reuters, 2013, « cour d’archives ».

Oxford Dictionary of Law, 5e éd. Oxford : Oxford University Press, 2002, « cour d’archives ».

Schmitz, Christin. « Chief Justice shows where line is drawn » Lawyers Daily (2 juillet 2015).

DÉCISION PRÉLIMINAIRE portant sur des questions de droit posées dans le cadre d’appels sous-jacents interjetés à l’encontre des décisions prises par le ministre intimé de rejeter les demandes de recours administratif présentées par chacun des appelants en vertu de l’article 15 de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens (LSDA) pour faire radier leurs noms de la liste des personnes inscrites en application de l’article 8 de la LSDA. Il a été répondu aux questions et l’ordonnance du 7 octobre 2019 nommant des amici curiae a été modifiée en conséquence.

ONT COMPARU :

Karin Blok et Eric Purtzki pour l’appelant Bhagat Singh Brar.

Rebecca McConchie, Chantelle van Wiltenburg et Sadaf Kashfi pour l’appelant Parvkar Singh Dulai.

Colin Baxter et Gib van Ert à titre d’amici curiae.

Nathalie Benoit, Maria Barrett-Morris et Helen Park pour l’intimé.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Fowler and Blok Criminal Defence Lawyers, Vancouver, pour l’appelant Bhagat Singh Brar.

Peck and Company et Millar & Hayes PC, Vancouver, pour l’appelant Parvkar Singh Dulai.

La sous-procureure générale du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs rendus par

Le juge Noël :

Table des matières

                                                                                                                                                                                Paragraphe

I.      SURVOL. 1

II.     LES FAITS.. 7

A.       M. BHAGAT SINGH BRAR (T-669-19) 9

B.       M. PARVKAR SINGH DULAI (T-670-19) 16

C.       LES APPELS INTERJETÉS DEVANT NOTRE COUR.. 22

1)       Les renseignements et les éléments de preuve caviardés. 22

2)       Les amici curiae. 25

3)       Les questions de droit préliminaires. 27

III.       LES QUESTIONS DE DROIT PRÉLIMINAIRES.. 29

IV.      LES ARGUMENTS INVOQUÉS.. 30

A.       LES OBSERVATIONS DE L’INTIMÉ.. 30

1)       Le rôle du juge désigné. 31

2)       Le rôle des amici curiae. 33

3)       Le retrait de renseignements. 36

4)       L’audience ex parte sur le fond. 37

B.       LES OBSERVATIONS DE M. BHAGAT SINGH BRAR.. 38

1)       Le rôle du juge désigné. 39

2)       Le rôle des amici curiae. 41

3)       L’audience ex parte sur le fond. 43

C.       LES OBSERVATIONS DE M. PARVKAR SINGH DULAI 44

1)       Le rôle du juge désigné. 45

2)       Le rôle des amici curiae. 47

3)       Le retrait de renseignements. 50

4)       L’audience ex parte sur le fond. 51

D.       LES OBSERVATIONS DES AMICI CURIAE.. 52

1)       Le rôle du juge désigné. 53

2)       Le rôle des amici curiae. 54

3)       Le retrait des renseignements. 56

4)       L’audience ex parte sur le fond. 57

V.    ANALYSE.. 58

A.       EXAMEN ET ANALYSE DE LA LSDA.. 58

1)       Le contexte et l’objet législatif de la LSDA.. 60

2)       L’application de la LSDA.. 68

3)       Les dispositions en matière d’appel de la LSDA.. 80

B.       LE RÔLE DU JUGE DÉSIGNÉ.. 89

1)       Survol de la jurisprudence relative au rôle du juge désigné. 93

2)       Le rôle joué dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA.. 105

3)       Les similitudes entre la LIPR et la LSDA.. 128

C.       LE RÔLE DES AMICI CURIAE COMPLÉMENTS DU JUGE DÉSIGNÉ.. ....... 140

1)       Les avocats tiers dans les instances ex parte et à huis clos. 144

2)       Les amicus curiae et la compétence inhérente de la Cour 151

3)       Les différences entre le rôle de l’avocat spécial et celui de l’amicus curiae. 172

4)       La nomination, le rôle et les pouvoirs des amici curiae. 178

D.       LE RETRAIT DE RENSEIGNEMENTS.. 247

1)       L’accès aux renseignements retirés et les raisons du retrait 250

2)       La conservation d’une copie des renseignements retirés. 256

3)       Les mesures à prendre pour sécuriser les renseignements retirés. 258

E.       L’AUDIENCE EX PARTE SUR LE FOND DE LA DÉCISION.. 260

VI.      CONCLUSION.. 263

 

I. SURVOL

[1]     L’une des responsabilités fondamentales d’un gouvernement est d’assurer la sécurité de ses citoyens. Pour nous citoyens, il s’agit du principal aspect pour lequel, en contrepartie, nous lui assurons une légitimité politique; il s’agit du fondement du contrat social auquel nous adhérons. Toutefois, dans une démocratie constitutionnelle, les gouvernements ne jouissent pas d’un pouvoir absolu. Ils doivent agir d’une manière conforme à la Constitution de même qu’aux droits et aux libertés que celle-ci garantit. Forcément, cela crée une tension constante entre les droits des particuliers et l’intérêt de la collectivité à l’égard de la sécurité. Voir l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350 (arrêt Charkaoui I), au paragraphe 1.

[2]     Cette tension se fait vivement sentir dans le contexte de la sécurité nationale, où le gouvernement se voit confier la tâche ardue de mettre en balance la prévention active de toute atteinte à la sécurité du Canada et des Canadiens et la nécessité de veiller à ce que les droits et libertés des particuliers qu’il perçoit comme d’éventuelles menaces ne soient pas violés d’une manière qui ne peut se justifier au sein d’une société libre et démocratique. Ce contexte unique, qui exerce une pression extraordinaire sur nos principes constitutionnels fondamentaux, s’explique par le fait qu’il existe un intérêt collectif exceptionnel à l’égard du maintien dans ce contexte de la confidentialité de renseignements ou d’éléments de preuve qui, intrinsèquement, entre en conflit avec le principe de la transparence des procédures judiciaires et les notions ordinaires d’équité procédurale.

[3]     Ces intérêts contradictoires se situent au cœur même des questions de droit préliminaires auxquelles notre Cour est chargée de répondre dans le cadre des deux présents appels, les premiers à être interjetés en vertu de l’article 16 de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, L.C. 2015, ch. 20, art. 11 (la LSDA). Plus particulièrement, dans la présente décision, la Cour doit traiter des points suivants : le rôle que joue le juge désigné dans un appel interjeté sous le régime de la LSDA, le rôle et les pouvoirs des amici curiae dans de tels appels, la procédure qui s’applique au retrait de renseignements par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) sous le régime de la LSDA, la possibilité de tenir des audiences ex parte et à huis clos sur le fond et l’objet de telles audiences sous le régime de la LSDA.

[4]     Comme l’illustrera l’analyse qui suit, le rôle que je joue en tant que juge désigné sous le régime de la LSDA, tel que je le perçois, comporte deux volets : 1) me prononcer sur le caractère raisonnable de la décision du ministre, et 2) arbitrer ce que le juge Binnie a décrit comme le [traduction] « choc des titans » entre la sécurité nationale et les droits individuels (le juge Ian Binnie, « Entrenched Rights in the Age of Counter-Terrorism » (Conférence de Hong Kong sur le droit criminel, 13 novembre 2004). À ce dernier égard, il me faut concilier ces intérêts contradictoires d’une manière qui assure le processus judiciaire le plus équitable qui soit, et ce, dans les limites fixées par la loi et le pouvoir plénier qu’a la Cour de contrôler ses propres règles de procédure. C’est donc dire que, dans ces circonstances, mon rôle de juge désigné me contraint à nommer des amici curiae investis d’un vigoureux mandat interventionniste et de solides pouvoirs qui donnent le plus possible effet au droit qu’ont les appelants de connaître la preuve qui pèse contre eux et d’y répondre. Ce rôle de juge désigné m’a aussi amené à conclure que la Cour et les amici curiae devraient avoir accès aux renseignements retirés ainsi qu’aux raisons de leur retrait, et qu’il est possible de tenir une audience ex parte et à huis clos sur le fond si, de l’avis du juge, les circonstances l’exigent.

[5]     Cela dit, la présente décision ne répond pas aux questions constitutionnelles qui sont soulevées dans les avis d’appel des appelants. La Cour a plutôt examiné les allégations de violation de la Charte canadienne des droits et libertés,  qui constitue la partie 1, de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte) visant le processus judiciaire que j’ai élaboré sur le fondement des pouvoirs législatifs et inhérents dont je dispose pour me prononcer sur le caractère raisonnable de la décision du ministre et la constitutionnalité du régime de la LSDA. La Cour tiendra plus tard une audition sur la question de savoir si le processus judiciaire que j’ai conçu en fonction des circonstances et des limites de mes pouvoirs suffit pour garantir la tenue d’un processus judiciaire équitable.

[6]     Comme le constatera sous peu le lecteur, mon analyse de ces questions préliminaires est assez longue. Je crois toutefois qu’il est nécessaire de les analyser en profondeur parce qu’il s’agit des deux premiers appels interjetés sous le régime de la LSDA et que, depuis plusieurs années, il n’y a pas eu d’examen approfondi du rôle que jouent le juge désigné et l’amicus curiae en matière de sécurité nationale. De plus, mes motifs détaillés garantissent que toutes les parties auront dorénavant une compréhension semblable du paysage juridique pertinent, ce qui uniformisera les règles du jeu.

II. LES FAITS

[7]     Les appelants, MM. Bhagat Singh Brar et Parvkar Singh Dulai, sont tous deux des personnes inscrites en application de l’article 8 de la LSDA. Le ministre a donc estimé qu’il existe des motifs raisonnables de soupçonner que chacun des appelants soit « participera ou tentera de participer à un acte qui menacerait la sûreté des transports » soit « se déplacera en aéronef dans le but de commettre un fait — acte ou omission — qui (i) constitue une infraction visée aux articles 83.18, 83.19 ou 83.2 du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46] ou à l’alinéa c) de la définition d'infraction de terrorisme à l’article 2 de cette loi, ou (ii) s’il était commis au Canada, constituerait une des infractions mentionnées au sous-alinéa (i) ». Voir les alinéas 8(1)a) et 8(1)b) de la LSDA.

[8]     Les deux appelants sont toujours inscrits sous le régime de la LSDA par suite des décisions qu’a prises le ministre de rejeter les demandes de recours administratif qu’ils ont présentées en vertu de l’article 15 de la LSDA pour faire radier leurs noms de la liste. Les appelants ont donc chacun interjeté appel en vertu de l’article 16 de la LSDA de la décision du ministre de rejeter leurs demandes respectives de recours administratif.

A.        M. BHAGAT SINGH BRAR (T-669-19)

[9]     M. Brar porte en appel la décision datée du 21 décembre 2018 par laquelle le ministre a maintenu son statut de personne inscrite en application de l’article 15 de la LSDA.

[10]   Le 23 avril 2018, le nom de M. Brar a été inscrit sur la liste de la LSDA. Le lendemain, on l’a empêché d’embarquer à bord d’un aéronef à l’aéroport international de Vancouver. M. Brar était censé prendre deux vols qui l’auraient amené de Vancouver à Toronto.

[11]   Le 2 juin 2018, M. Brar a présenté une demande de recours administratif en vertu de l’article 15 de la LSDA afin de faire radier son nom de la liste de la LSDA. Il a reçu un résumé non confidentiel, de deux pages, des renseignements qui avaient été présentés au ministre à l’appui de la décision d’inscrire son nom sur la liste de la LSDA. On l’a de plus informé que le ministre allait examiner aussi d’autres renseignements confidentiels pour évaluer la demande qu’il avait présentée en vertu de l’article 15 de la LSDA. De plus, conformément au paragraphe 15(4) de la LSDA, M. Brar a eu la possibilité de présenter des observations écrites en réponse aux renseignements non confidentiels qui lui ont été communiqués.

[12]   Le 21 décembre 2018, le ministre a informé M. Brar que son statut de personne inscrite sous le régime de la LSDA serait maintenu. À la suite d’un examen des renseignements confidentiels et non confidentiels fournis, dont les observations écrites de M. Brar, le ministre a [traduction] « conclu qu’il [y avait] des motifs raisonnables de soupçonner que [M. Brar] participera ou tentera de participer à un acte qui menacerait la sûreté des transports, ou se déplacera en aéronef dans le but de commettre certaines infractions de terrorisme ».

[13]   Le 18 avril 2019, M. Brar a déposé auprès de notre Cour un avis d’appel conformément au paragraphe 16(2) de la LSDA. Dans cet avis, il demande à la Cour d’ordonner que son nom soit radié de la liste de la LSDA, en application du paragraphe 16(5) de la LSDA, ou de renvoyer l’affaire au ministre pour qu’il rende une nouvelle décision. Il demande aussi à la Cour de déclarer que les articles 8, 15 et 16 ainsi que l’alinéa 9(1)a) de la LSDA sont inconstitutionnels et donc inopérants ou de donner aux garanties procédurales de la LSDA une interprétation qui permette de remédier à tout vice constitutionnel.

[14]   Plus précisément, M. Brar invoque les points suivants comme motifs d’appel : 1) la décision du ministre était déraisonnable, 2) l’article 8 et l’alinéa 9(1)a) de la LSDA portent atteinte aux droits que lui confère l’article 6 de la Charte, et ce, d’une manière qui ne saurait se justifier au sens de l’article premier de la Charte, 3) les articles 15 et 16 de la LSDA portent atteinte aux droits que lui confère l’article 7 de la Charte, notamment en matière de liberté et de sécurité de sa personne, et 4) les procédures énoncées dans la LSDA portent atteinte aux droits à l’équité procédurale que lui confère la common law, étant donné que la LSDA le prive du droit de connaître la preuve qui pèse contre lui et celui d’y répondre.

[15]   Dans son avis d’appel, M. Brar demande que l’intimé communique la totalité des éléments d’information qui se rapportent à sa demande de recours, la totalité des éléments d’information dont le ministre s’est servi pour décider de le désigner comme une personne inscrite, la totalité des éléments d’information présentés au ministre dans le cadre de la demande de recours, et la totalité des autres éléments d’information qui se rapportent à la décision du ministre de confirmer son statut de personne inscrite sous le régime de la LSDA.

B.        M. PARVKAR SINGH DULAI (T-670-19)

[16]   De la même façon, M. Dulai porte en appel la décision datée du 30 janvier 2019 par laquelle le ministre a maintenu son statut de personne inscrite conformément à l’article 15 de la LSDA.

[17]   Le nom de M. Dulai a été inscrit sur la liste de la LSDA le 29 mars 2018. Près de deux mois plus tard, le 17 mai 2018, il s’est vu refuser l’embarquement à bord d’un aéronef en partance de Vancouver pour Toronto.

[18]   Le 8 juin 2018, M. Dulai a présenté une demande de recours administratif en vertu de l’article 15 de la LSDA afin de faire radier son nom de la liste de la LSDA. Il a reçu un résumé non confidentiel, de deux pages, des renseignements dont disposait le ministre à l’appui de la décision d’inscrire son nom sur la liste de la LSDA, et on l’a informé que le ministre allait également examiner d’autres renseignements confidentiels pour évaluer la demande qu’il avait présentée en vertu de l’article 15 de la LSDA. De plus, conformément au paragraphe 15(4), M. Dulai a eu la possibilité de présenter des observations écrites en réponse aux renseignements non confidentiels qui lui ont été communiqués.

[19]   Le 30 janvier 2019, le ministre a informé M. Dulai que son statut de personne inscrite sous le régime de la LSDA serait maintenu, car [traduction] « il [y avait] des motifs raisonnables de soupçonner [qu’il] participera ou tentera de participer à un acte qui menacerait la sûreté des transports, ou [qu’il] se déplacera en aéronef dans le but de commettre certaines infractions de terrorisme ».

[20]   Le 18 avril 2019, M. Dulai a présenté à notre Cour un avis d’appel conformément au paragraphe 16(2) de la LSDA. À l’instar de M. Brar, M. Dulai demande à la Cour d’ordonner que l’on radie son nom de la liste de la LSDA en application du paragraphe 16(5) de la LSDA, ou qu’on renvoie l’affaire au ministre pour qu’il rende une nouvelle décision. Il demande également à la Cour de déclarer que les articles 8, 15 et 16 ainsi que l’alinéa 9(1)a) de la LSDA sont inconstitutionnels et donc inopérants ou de donner aux garanties procédurales de la LSDA une interprétation qui permette de remédier à tout vice constitutionnel.

[21]   À l’appui de son appel, M. Dulai formule des motifs semblables à ceux de M. Brar. Il fait toutefois aussi valoir que la décision du ministre de le désigner comme une personne inscrite, et de maintenir ensuite cette décision à la suite d’un examen administratif, viole les droits que lui confèrent les alinéas 2a), b) et d) ainsi que l’article 15 de la Charte, et qu’elle y porte atteinte aussi de manière disproportionnée. M. Dulai demande la communication des éléments d’information, tout comme M. Brar.

C.        LES APPELS INTERJETÉS DEVANT NOTRE COUR

1)         Les renseignements et les éléments de preuve caviardés

[22]   À la suite du dépôt des avis d’appel, la Cour a ordonné à l’intimé de signifier et de déposer pour chaque appel un dossier d’appel public, dont les parties ont convenu du contenu. Ces dossiers d’appel contenaient de nombreux éléments caviardés par l’intimé en vue de protéger la confidentialité de renseignements ou d’éléments de preuve qui, croyait-il, pourraient porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui s’ils étaient divulgués.

[23]   Par la suite, le 7 octobre 2019, la Cour a ordonné que l’intimé dépose auprès du greffe désigné de la Cour, et ce pour chaque appel, un dossier d’appel non caviardé contenant et identifiant clairement les renseignements qui, d’après lui, pourraient porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui s’ils étaient divulgués. La Cour a également ordonné à l’intimé de déposer auprès du greffe désigné des affidavits confidentiels expliquant les éléments caviardés et, également, de déposer et de signifier des affidavits publics expliquant la nature des caviardages d’une manière qui ne porterait pas atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Pendant la préparation des dossiers d’appel confidentiels non caviardés et des affidavits, l’intimé a enlevé le caviardage de plusieurs passages, ce qui a permis de divulguer des renseignements supplémentaires aux appelants.

[24]   L’intimé a également informé la Cour et les parties que, conformément à l’alinéa 16(6)g) de la LSDA, il retirait certains renseignements confidentiels du dossier d’appel en réponse à l’appel qu’avait interjeté M. Dulai en vertu de la loi. La Cour a admis que la loi prévoyait le retrait de renseignements et elle a rendu une ordonnance autorisant le retrait des renseignements en question et le remplacement des pages pertinentes dans le dossier d’appel non caviardé et confidentiel. Cependant, elle a également ordonné qu’elle conserverait, en tant que cour supérieure d’archives, trois copies du dossier d’appel contenant les renseignements retirés, et ce, sous scellé et dans un endroit distinct au greffe désigné, du moins jusqu’à ce qu’elle ait réglé la question de la conservation des renseignements retenus.

2)      Les amici curiae

[25]   En réponse à l’inclusion des renseignements caviardés dans les dossiers d’appel, la Cour a nommé deux amici curiae dans une ordonnance datée du 7 octobre 2019 (ordonnance reproduite à l’annexe A).

[26]   La Cour a tout d’abord ordonné que les amici curiae aient accès aux renseignements confidentiels à compter du 9 décembre 2019, à la suite de quoi il leur serait interdit de se livrer à des communications bilatérales avec les appelants et leurs conseils, à moins d’avoir obtenu son autorisation. À la demande des amici curiae, ce délai a été prolongé au 20 janvier 2020 afin qu’ils puissent communiquer de manière plus efficace et utile avec les appelants, compte tenu du retrait par l’intimé du caviardage de certains passages.

3)         Les questions de droit préliminaires

[27]   Le 16 janvier 2020, une conférence de gestion de l’instance a été tenue ex parte et à huis clos en vue de discuter des prochaines étapes concernant les renseignements confidentiels dont il est question en l’espèce. Un résumé public de cette conférence a été fourni peu après aux appelants. Lors de cette conférence, l’intimé et les amici curiae ont soulevé de nombreuses questions de droit concernant les renseignements retirés, le rôle des amici curiae dans le cadre des deux appels, la disjonction du processus d’appel entre le « volet relatif à la divulgation » et le « volet relatif au fond », de même que le rôle du juge désigné. La Cour a proposé que les amici curiae et l’intimé se rencontrent pour parler des questions soulevées et qu’ils correspondent avec elle au sujet des questions de droit préliminaire à trancher avant de poursuivre l’instruction des appels.

[28]   Indépendamment de la position de l’intimé selon laquelle la Cour se devait de traiter, à titre préliminaire, de la norme de contrôle applicable aux présents appel, question que la Cour a considérée comme prématurée à ce stade, les appelants, l’intimé et les amici curiae se sont entendus sur une liste de questions de droit préliminaires lors d’une conférence de gestion de l’instance tenue le 13 février 2020. Cette liste de questions préliminaires a par la suite été entérinée par la Cour dans le cadre de son ordonnance datée du 18 février 2020 (Liste des questions préliminaires, reproduite à l’annexe B). Le 16 avril 2020, une audience publique tenue par téléconférence a eu lieu et les parties et les amici curiae ont alors formulé de vive voix des observations sur ces questions de droit.

III. LES QUESTIONS DE DROIT PRÉLIMINAIRES

[29]   Pour ce qui est des questions de droit préliminaires dont ont convenu les parties et les amici curiae (annexe B), la Cour examinera celles qui suivent dans le cadre des présents appels :

1.   Le rôle du juge désigné :

a.   Quel rôle le juge désigné joue-t-il dans un appel interjeté sous le régime de la LSDA?

2.   Le rôle des amici curiae :

a.   Quel rôle les amici curiae jouent-ils dans le cadre de l’instance ex parte?

b.   Les amici curiae ont-ils le pouvoir de contre-interroger des témoins?

3.   Le retrait de renseignements :

a.   Faudrait-il que le juge désigné et les amici curiae soient autorisés à voir les renseignements retirés et informés des motifs pour lesquels le ministre les a retirés?

b.   La Cour fédérale, en tant que cour supérieure d’archives, devrait-elle conserver une copie des renseignements retirés?

c.   Quelles mesures le greffe désigné devrait-il prendre pour s’assurer que les renseignements retirés ne font plus partie du dossier d’appel et à quel moment faudrait-il renvoyer ces renseignements au ministre?

4.   L’audience ex parte sur le fond :

a.   Le régime prévu à l’article 16 de la LSDA autorise-t-il la tenue d’une audience ex parte sur le fond?

b.   Quel est l’objet de l’audience ex parte sur le fond?

c.   Est-il nécessaire en l’espèce de tenir une audience ex parte sur le fond?

IV. LES ARGUMENTS INVOQUÉS

A.        LES OBSERVATIONS DE L’INTIMÉ

[30]   L’intimé fait valoir ce qui suit : 1) dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA, le rôle du juge désigné est semblable à celui que joue un juge dans un contrôle judiciaire classique, 2) le rôle des amici curiae n’est pas analogue à celui d’un avocat spécial et il ne permet pas de contre-interroger des témoins sur le fond de la décision portée en appel, sauf si la Cour est saisie de nouveaux éléments de preuve, 3) le juge désigné et les amici curiae peuvent examiner le contenu des renseignements retirés et être informés des raisons de leur retrait, et 4) une audience sur le fond, tenue ex parte et à huis clos, est autorisée par la LSDA et est requise dans les présents appels.

1)      Le rôle du juge désigné

[31]   L’intimé explique que l’appel prévu à l’article 16 de la LSDA se divise en deux volets : le volet relatif à la divulgation et le volet relatif au fond. Il signale qu’au cours du volet relatif à la divulgation, la Cour passe en revue les éléments que l’intimé a caviardés afin de déterminer si la divulgation de ces renseignements porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Lors de ce volet, le juge désigné joue un rôle vigoureux de « gardien ». L’intimé ajoute que le juge désigné, en agissant ainsi, est chargé d’assurer la confidentialité des renseignements ou des autres éléments de preuve fournis par le ministre qui, s’ils étaient divulgués, porteraient atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui, et il lui incombe également de veiller à ce que les appelants soient raisonnablement informés.

[32]   L’intimé signale que, lors du volet relatif au fond, la Cour détermine si la décision du ministre est raisonnable et que, en agissant ainsi, elle joue un rôle qui est semblable à celui qu’adopte un juge dans un contrôle judiciaire classique. Il fait valoir que ce rôle, dans le volet relatif au fond des appels interjetés sous le régime de la LSDA, est énoncé au paragraphe 16(4), lequel prévoit que « [d]ès qu’il est saisi de la demande, le juge décide si la décision est raisonnable compte tenu de l’information dont il dispose ». L’intimé soutient que ce libellé, de pair avec le régime général de la LSDA, donne à penser que le rôle que joue la Cour est semblable à celui qu’elle joue dans un contrôle judiciaire classique et que, de ce fait, le juge désigné doit faire preuve de retenue judiciaire et de respect pour le rôle distinct des décideurs administratifs. Le juge désigné, ajoute-t-il, ne doit pas procéder à une nouvelle analyse de la décision et il doit s’abstenir de trancher les questions litigieuses elles-mêmes, car ce n’est pas le rôle qui lui est assigné.

2)      Le rôle des amici curiae

[33]   L’intimé fait valoir ce qui suit : (i) le rôle des amici curiae consiste à prêter assistance à la Cour sans représenter une partie précise, et ce rôle n’est pas semblable à celui d’un avocat spécial; (ii) à défaut d’éléments de preuve nouveaux, ce rôle n’inclut pas la possibilité de contre-interroger des témoins sur le fond de l’appel.

[34]   L’intimé déclare que les amici curiae peuvent prendre part au volet relatif à la divulgation comme à celui relatif au fond des appels. Cependant, citant la décision rendue par notre Cour, Canada (Procureur général) c. Telbani, 2014 CF 1050 (décision Telbani), au paragraphe 27, il soutient que le rôle d’un amicus curiae doit se limiter à aider le tribunal sans représenter une partie particulière. Il signale que le régime de la LSDA a été adopté bien après la création du régime des avocats spéciaux dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR) et que, cela étant, le législateur, s’il l’avait voulu, aurait pu prévoir expressément un tel régime dans la LSDA.

[35]   L’intimé signale que, dans les circonstances, le rôle des amici curiae peut aller jusqu’à interroger des auteurs d’affidavit afin d’aider la Cour à se former une opinion quant à la question de savoir si la divulgation des renseignements porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Cependant, il ajoute que, à défaut de nouveaux éléments de preuve dont ne disposait pas le ministre au moment où il a rendu la décision, les amici curiae ne devraient pas être autorisés à contre-interroger des témoins sur le fond de la décision du ministre, car cela serait à la fois contraire à l’intention qu’avait le législateur en faisant adopter la LSDA et incompatible avec le rôle attribué au juge désigné dans le volet relatif au fond des appels interjetés sous le régime de la LSDA.

3)         Le retrait de renseignements

[36]   Selon l’intimé, (i) il est possible de fournir au juge désigné et aux amici curiae les renseignements retirés et les raisons pour lesquelles ils l’ont été, (ii) la Cour, en tant que cour supérieure d’archives, peut conserver une copie des renseignements retirés et (iii) des mesures suffisantes ont déjà été prises pour veiller à ce que les renseignements retirés ne fassent plus partie du dossier d’appel et ils ont déjà été renvoyés au ministre.

4)      L’audience ex parte sur le fond

[37]   L’intimé fait valoir ce qui suit : (i) l’alinéa 16(6)f) de la LSDA autorise implicitement la tenue d’une audience ex parte et à huis clos sur le fond de l’appel, (ii) l’audience ex parte et à huis clos sur le fond a pour but de permettre à la Cour de déterminer si la décision du ministre était raisonnable au vu des renseignements confidentiels, et (iii) il est nécessaire de tenir une audience ex parte et à huis clos dans les présents appels.

B.        LES OBSERVATIONS DE M. BHAGAT SINGH BRAR

[38]   M. Brar soutient ce qui suit : 1) le rôle de juge désigné consiste à assurer l’équité de la procédure et le plus de transparence possible tout en s’assurant que la conclusion que le ministre a tirée était raisonnable au vu du dossier, 2) le rôle des amici curiae consiste à servir de [traduction] « solution de rechange qui remplace pour l’essentiel » l’appelant lors d’une instance ex parte et à huis clos, et ils doivent être habilités à contre-interroger des témoins sur le fond de la décision portée en appel, et 3) une audience ex parte et à huis clos sur le fond est possible et vraisemblablement requise en l’espèce. Indépendamment de ces observations, M. Brar persiste à soutenir que le régime de la LSDA porte atteinte aux normes de l’équité procédurale et qu’il est inconstitutionnel.

1)         Le rôle du juge désigné

[39]   M. Brar fait valoir que, dans un appel interjeté sous le régime de la LSDA, le juge désigné joue un rôle de « gardien » dont la tâche consiste à s’assurer à la fois du caractère raisonnable de la décision du ministre et de la tenue d’un processus équitable et transparent, compte tenu des circonstances particulières qui sont en cause. Citant l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33 (arrêt Harkat (2014)), au paragraphe 46, M. Brar déclare que la LSDA confie au juge désigné un rôle vigoureux qui ressemble en grande partie à celui qui est attribué dans le contexte des certificats de sécurité sous le régime de la LIPR et que ce juge doit donc jouer un rôle « interventionniste » afin d’assurer l’équité procédurale de l’instance.

[40]   M. Brar dit ne pas être en désaccord avec la position de l’intimé, à savoir que le point de départ d’un contrôle du caractère raisonnable d’une décision est la retenue judiciaire et un certain respect pour le rôle distinct que jouent les décideurs administratifs, mais il fait valoir que le degré de retenue doit être ajusté en fonction des aspects suivants : 1) la capacité du juge désigné de recevoir des éléments de preuve dont ne disposait pas le décideur, 2) le fait que des renseignements antérieurement retenus peuvent être divulgués à un appelant, ce qui met ce dernier en meilleure posture pour plaider sa cause, comparativement à l’étape du recours administratif devant le décideur initial, 3) l’exigence selon laquelle la décision du juge désigné doit être fondée sur les renseignements et les éléments de preuve disponibles, par opposition aux renseignements présentés au décideur, et 4) le pouvoir qu’a le juge désigné d’ordonner que le nom d’un appelant soit radié de la liste conformément au paragraphe 16(5) de la LSDA.

2)         Le rôle des amici curiae

[41]   Aux dires de M. Brar, la Cour suprême du Canada a clairement indiqué, tant dans l’arrêt Harkat (2014), aux paragraphes 43 et 47, que dans l’arrêt Charkaoui I, au paragraphe 63, que, dans le contexte d’une instance ex parte et à huis clos, l’équité procédurale requiert la présence d’une solution de rechange qui vise à « remplacer pour l’essentiel » la divulgation complète et la pleine participation de l’appelant. Selon M. Brar, ce mécanisme oblige à confier à un avocat spécial, ou à un amicus curiae, un rôle qui lui permet « d’ agir avec autant de vigueur et d’efficacité que le ferait la personne visée elle-même au cours d’une instance publique », citant l’arrêt Harkat (2014), au paragraphe 47.

[42]   Par ailleurs, M. Brar fait valoir qu’il faut conférer aux amici curiae le pouvoir de contre-interroger des témoins sur le fond de l’appel, car ce pouvoir est nécessaire pour 1) respecter leur droit de répondre utilement aux renseignements sur lesquels le ministre s’est fondé, 2) répondre au besoin qu’a la Cour d’obtenir suffisamment de renseignements pour soumettre à un examen judiciaire indépendant les faits sur lesquels le ministre s’est fondé, et 3) respecter les conditions de l’ordonnance désignant les amici curiae.

3)         L’audience ex parte sur le fond

[43]   M. Brar convient avec l’intimé que l’article 16 de la LSDA permet de tenir une audience ex parte sur le fond et il est également d’accord pour dire que l’objet d’une telle audience serait de permettre à la Cour de prendre en considération des renseignements confidentiels ou d’autres éléments de preuve dont ne dispose pas l’appelant lors de l’évaluation du caractère raisonnable de la décision du ministre. De plus, il indique qu’une audience ex parte et à huis clos sur le fond ne serait requise dans le cadre de son appel que si le ministre entend encore se fonder sur des renseignements qui ne sont pas divulgués en fin de compte aux appelants pour étayer le caractère raisonnable de sa décision.

C.        LES OBSERVATIONS DE M. PARVKAR SINGH DULAI

[44]   M. Dulai fait valoir ce qui suit : 1) sous le régime de la LSDA, le rôle du juge désigné est semblable à celui d’un juge désigné dans une affaire de certificat de sécurité qui relève de la LIPR; 2) le rôle des amici curiae consiste à protéger les intérêts de la personne désignée et de compenser dans toute la mesure du possible le fait que la personne désignée est exclue de l’instance ex parte et à huis clos; 3) l’accès du juge désigné et des amici curiae aux renseignements retenus, ainsi qu’aux raisons de leur retrait, est essentiel pour assurer l’équité procédurale; 4) une audience ex parte et à huis clos sur le fond des appels peut être tenue sous le régime de la LSDA et une telle audience est vraisemblablement requise en l’espèce.

1)         Le rôle du juge désigné

[45]   M. Dulai fait valoir que, dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA, le rôle du juge désigné est semblable à celui du juge désigné dans une affaire de certificat de sécurité relevant de la LIPR et que, dans ce contexte, le juge a le pouvoir discrétionnaire et la souplesse qu’il faut pour concevoir un processus équitable, selon les circonstances en cause. Il soutient que tant la common law que les dispositions législatives de la LSDA étayent la conclusion selon laquelle le rôle de « gardien » que joue le juge désigné est vigoureux.

[46]   M. Dulai allègue que la position de l’intimé au sujet du rôle que joue le juge désigné dans un appel interjeté sous le régime de la LSDA ne cadre pas avec la jurisprudence de la Cour suprême du Canada au sujet de la retenue dont il faut faire preuve dans le contexte de la sécurité nationale. Citant l’arrêt Charkaoui I, aux paragraphes 38 à 42, M. Dulai souligne que la Cour suprême du Canada a fait remarquer que le fait d’avoir à effectuer un examen du caractère raisonnable d’une décision n’empêche pas le juge désigné de jouer un « rôle actif ». Par ailleurs, il signale que le raisonnement formulé dans l’arrêt Harkat (2014) s’applique de la même façon dans le contexte des appels interjetés sous le régime de la LSDA et que le juge désigné doit donc jouer le rôle d’un gardien vigoureux. De plus, il ajoute qu’en raison des similitudes entre les dispositions en matière d’appel de la LSDA et le régime des certificats de sécurité que prévoit la LIPR, on peut présumer que le législateur entendait attribuer au juge désigné un rôle de gardien qui est conforme à celui que la Cour suprême du Canada a décrit dans l’arrêt Harkat (2014).

2)         Le rôle des amici curiae

[47]   M. Dulai soutient que le rôle des amici curiae doit déborder le cadre du rôle classique d’un « ami de la cour » et qu’il est plutôt nécessaire de leur reconnaître le pouvoir de protéger avec vigueur les intérêts des appelants et d’assumer les fonctions des conseils de ces derniers pendant les instances ex parte et à huis clos. Cela comporte notamment la capacité de contre-interroger des témoins sur le fond de la décision pendant n’importe quelle partie ex parte et à huis clos des appels. Il ajoute que toute exigence moindre mènerait à une violation évidente de la Charte ainsi que des principes d’équité procédurale.

[48]   M. Dulai déclare que la Cour suprême du Canada a clairement indiqué dans les arrêts Charkaoui I et Harkat (2014) qu’il est nécessaire de prévoir une solution de rechange visant à « remplacer pour l’essentiel » la participation éclairée d’une personne à une instance tenue à huis clos dans les cas où les droits garantis par l’article 7 sont en cause et que le défaut d’un régime législatif d’offrir cette possibilité le rend inconstitutionnel (arrêt Charkaoui I, aux paragraphes 70 et 86; arrêt Harkat (2014), aux paragraphes 47 et 56). De plus, ajoute-t-il, il ressort clairement de l’arrêt Harkat (2014) que, pour offrir une solution de rechange qui vise à remplacer pour l’essentiel la personne intéressée, il est nécessaire d’attribuer à l’avocat spécial un rôle qui l’habilite à « défendre les intérêts de la personne visée durant la portion à huis clos des procédures », citant l’arrêt Harkat (2014), aux paragraphes 37, 47 et 67. Cela étant, il soutient que le rôle des amici curiae devrait refléter les déclarations qu’a faites la Cour suprême du Canada dans ces arrêts, car il serait raisonnable de conclure que le législateur entendait que le juge désigné exerce, dans le cadre de son rôle de « gardien », son pouvoir discrétionnaire pour désigner un amicus curiae ayant pour mandat de s’assurer du respect de l’équité procédurale.

[49]   Pour ce qui est du contre-interrogatoire, M. Dulai soutient que la position de l’intimé, à savoir que la LSDA n’offre pas la possibilité de contester la pertinence, la fiabilité ou le caractère suffisant des renseignements présentés au ministre, viderait de son sens le régime tout entier de la LSDA. Il ajoute que l’argument qu’invoque l’intimé ne concorde pas avec la conception de l’équité procédurale selon la common law, laquelle exige que l’on donne aux appelants une possibilité véritable de contester la crédibilité, la fiabilité et le caractère suffisant des éléments de preuve sur lesquels on se fonde pour restreindre leurs libertés et leurs droits fondamentaux, citant l’arrêt Charkaoui I, au paragraphe 61. Constatant que la Cour suprême du Canada a reconnu qu’un contre-interrogatoire « remplit un rôle essentiel » pour l’évaluation de la crédibilité et de la fiabilité (R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, à la page 663) et que les appelants n’ont pas eu la possibilité de contester les renseignements confidentiels au cours du processus suivi dans le cadre de la LSDA, M. Dulai allègue que les amici curiae doivent être habilités à contre-interroger des témoins lors du volet de l’appel relatif au fond.

3)      Le retrait de renseignements

[50]   M. Dulai soutient ce qui suit : (i) le juge désigné et les amici curiae devraient voir les renseignements qui ont été retirés et être informés des raisons de leur retrait; (ii) la Cour devrait conserver une copie des renseignements retirés; (iii) il n’est pas nécessaire que la Cour prenne d’autres mesures pour sécuriser les renseignements retirés. Il ajoute qu’il serait contraire à l’équité procédurale de permettre à l’intimé de retirer unilatéralement des renseignements sur lesquels le ministre s’est fondé sans divulguer ces renseignements et les raisons de leur retrait. Il déclare également que, dans la mesure où il est possible de lui fournir un résumé des motifs du retrait, la Cour devrait le faire conformément à l’alinéa 16(6)c) de la LSDA.

4)         L’audience ex parte sur le fond

[51]   M. Dulai soutient que le paragraphe 16(6) de la LSDA autorise la tenue d’une audience ex parte et à huis clos sur le fond pendant toute la durée du processus d’appel et que cette audience a pour but de permettre au juge d’entendre des renseignements confidentiels qui ne peuvent pas être divulgués à l’appelant, ainsi que des observations sur ces renseignements, en vue de déterminer si la décision du ministre était raisonnable. Cependant, bien que M. Dulai admette qu’une telle audience sera vraisemblablement requise en l’espèce, il souligne qu’il ne faudrait pas nécessairement le présumer.

D.        LES OBSERVATIONS DES AMICI CURIAE

[52]   Les amici curiae font valoir ce qui suit : 1) dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA, le rôle du juge désigné est semblable à celui qui est décrit dans l’arrêt Harkat (2014) et il n’est pas assimilable à celui que joue un juge dans le cadre d’un contrôle judiciaire classique; 2) leur rôle consiste à servir de solution de rechange visant à remplacer pour l’essentiel la divulgation complète et la pleine participation des appelants pendant le volet ex parte et à huis clos des appels, et ils doivent être habilités à contre-interroger des témoins sur le fond pour pouvoir s’acquitter de ce rôle; 3) il n’y a aucun problème à ce qu’ils voient les renseignements retirés ou à ce qu’on leur fasse part des raisons du retrait; 4) la LSDA autorise la tenue d’une audience ex parte et à huis clos sur le fond, mais la Cour ne devrait pas se prononcer sur la question de savoir s’il est nécessaire d’en tenir une à ce stade préliminaire.

1)         Le rôle du juge désigné

[53]   Les amici curiae soutiennent que le régime de la LSDA est fondamentalement différent d’un contrôle judiciaire, car le juge peut recevoir de nouveaux éléments de preuve, dont des éléments de preuve et des renseignements dont ne disposait pas le décideur, il peut fonder sa décision sur les renseignements dont il dispose, indépendamment de la question de savoir si ces renseignements ont été présentés au décideur, et il peut ordonner la radiation du nom d’un appelant de la liste de la LSDA plutôt que d’avoir à renvoyer la décision afin qu’une nouvelle décision soit rendue. Les amici curiae soutiennent donc que, dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA, le rôle du juge désigné est semblable à celui qui est décrit dans l’arrêt Harkat (2014), au paragraphe 46, soit un rôle « interventionniste ».

2)      Le rôle des amici curiae

[54]   Les amici curiae font valoir que, pour comprendre le rôle qu’ils jouent, les normes constitutionnelles d’équité procédurale qui sont énoncées dans les arrêts Charkaoui I et Harkat (2014) sont essentielles. Ils ajoutent que le libellé du paragraphe 16(6) de la LSDA, et notamment les alinéas c) et d), font clairement état d’un souci en matière d’équité procédurale et qu’il ressort clairement de ces deux arrêts que, dans le cas d’une instance tenue ex parte et à huis clos, les intéressés doivent bénéficier d’une solution de rechange qui vise à « remplacer, pour l’essentiel » leur droit de connaître la preuve qui pèse contre eux et d’y répondre. Dans l’arrêt Harkat (2014), cela voulait dire un système d’avocats spéciaux, combiné à un juge interventionniste. Les amici curiae soutiennent qu’il est nécessaire d’interpréter la LSDA en fonction de ces arrêts, car le législateur est présumé avoir eu l’intention d’adopter des dispositions conformes à la Charte, citant à cet effet l’arrêt Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général); White, Ottenheimer & Baker c. Canada (Procureur général); R. c. Fink, 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 208, aux paragraphes 55 et 56.

[55]   Les amici curiae ne sont donc pas d’accord avec les restrictions que l’intimé propose d’imposer en ce qui concerne leurs rôles, car elles ne sont pas exigées par la LSDA, elles sont incompatibles avec les arrêts Charkaoui I et Harkat (2014) et elles sont contraires à l’ordonnance qui les a désignés. Ils soutiennent plutôt qu’ils peuvent contre-interroger des témoins dans le cadre du volet de la divulgation pour les besoins du volet relatif au fond et qu’ils peuvent contre-interroger des témoins sur des renseignements dont disposait le décideur. Si leur mandat n’inclut pas ces pouvoirs, ils seront selon eux incapables d’agir comme solution de rechange visant à « remplacer pour l’essentiel » la pleine divulgation et la participation complète des appelants lors des volets ex parte et à huis clos des appels.

3)         Le retrait des renseignements

[56]   Les amici curiae conviennent avec l’intimé que le juge désigné devrait recevoir les renseignements retirés, de même que les raisons de leur retrait. Ils soutiennent également que la Cour, en tant que cour supérieure d’archives, peut conserver une copie des renseignements retirés.

4)         L’audience ex parte sur le fond

[57]   Les amici curiae conviennent que la LSDA autorise, à l’alinéa 16(6)a), la tenue d’une audience ex parte et à huis clos sur le fond de l’appel. Cependant, même s’ils reconnaissent le pouvoir qu’a un juge désigné de structurer un appel en créant des volets distincts, ils sont d’avis que cela ne devrait pas être considéré comme une caractéristique nécessaire d’un appel interjeté sous le régime de la LSDA, car il n’est pas toujours facile de faire une distinction entre les questions relatives à la divulgation et les questions relatives au fond.

V. ANALYSE

A.        EXAMEN ET ANALYSE DE LA LSDA

[58]   Pour pouvoir analyser les questions préliminaires qui se posent en l’espèce, il est tout d’abord essentiel de procéder à un examen de la LSDA, le régime législatif au cœur de ces questions. La compréhension de son objet, de son application et de son mécanisme d’appel constituera la boussole qui sera nécessaire pour naviguer dans ces eaux inconnues. La présente section porte donc sur les sujets suivants : 1) le contexte et l’objet de la LSDA; 2) l’application de la LSDA; 3) les dispositions d’appel de la LSDA. Le premier de ces sujets fournira les renseignements nécessaires pour procéder à une analyse contextuelle et téléologique des deux autres tout au long de la présente décision. Cette approche concorde d’ailleurs avec la méthode moderne d’interprétation législative que la Cour suprême du Canada a entérinée à de nombreuses reprises. Voir les arrêts Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27 (arrêt Rizzo), au paragraphe 21, et R. c. Rafilovich, 2019 CSC 51 (arrêt Rafilovich), au paragraphe 97 . Ce dernier appel offre un aperçu concis et récent de l’état du droit sur la question :

     La question à trancher en l’espèce en est une d’interprétation législative. En conséquence, l’analyse doit être guidée par la méthode moderne d’interprétation législative : [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26).

[59]   Cette démarche nous permettra de mieux comprendre ce que le juge désigné est appelé à faire dans les cas où un appel est engagé sous le régime de la LSDA, et elle aidera à contextualiser le mandat des amici curiae.

1)         Le contexte et l’objet législatif de la LSDA

[60]   La LSDA ne comporte pas de sommaire ou de préambule énonçant son objet, mais, quand on analyse le titre de la Loi, le sommaire et le préambule des lois d’ensemble qui ont permis de l’adopter et de la modifier, le contexte juridique qui était en vigueur au moment de son adoption, de même que les débats législatifs pertinents qui ont eu lieu au sein des deux chambres du Parlement, son objet général  mettre en équilibre, d’une part, les libertés et les droits individuels et, d’autre part, les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale dans le domaine des déplacements aériens ressort clairement.

[61]   Après près d’une dizaine d’années d’application du Programme de protection des passagers (mieux connu sous le nom de « liste d’interdiction de vol ») par l’intermédiaire de la Loi sur l’aéronautique, L.R.C. (1985), ch. A-2, le Parlement a cherché à créer un régime législatif particulier pour l’application de ce programme (affidavit de Lesley Soper, au paragraphe 5). En conséquence, la Loi antiterroriste de 2015, L.C. 2015, ch. 20, loi d’ensemble qui a modifié et restructuré en profondeur le droit de la sécurité nationale au Canada, a créé la LSDA en 2015. Après l’élection fédérale de 2015, la 42e législature du Canada a adopté la Loi de 2017 sur la sécurité nationale, L.C. 2019, ch. 13, qui a obtenu la sanction royale le 21 juin 2019. Une fois de plus, cette loi d’ensemble visait à remanier le paysage juridique concernant la sécurité nationale au Canada et elle a donc modifié tout un éventail de lois, dont la LSDA.

[62]   L’objectif de la LSDA protéger les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale et la sécurité des Canadiens relativement aux déplacements aériens  est ce qui ressort de son titre abrégé, « Loi sur la sûreté des déplacements aériens », ainsi que de son titre législatif, « Loi concernant l’amélioration de la sûreté visant les transports et la prévention des déplacements aériens dont l’objet est la perpétration d’actes de terrorisme ». Par ailleurs, le sommaire de la Loi antiterroriste de 2015 confirme cet objet en indiquant ce qui suit :

Loi antiterroriste de 2015, L.C. 2015, ch. 20      

     La partie 2 édicte la Loi sur la sûreté des déplacements aériens qui constitue un nouveau cadre législatif en vue de l’identification des personnes qui pourraient participer à un acte qui menacerait la sûreté des transports ou qui pourraient se déplacer en aéronef dans le but de commettre une infraction de terrorisme et en vue de l’intervention à leur égard. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est autorisé à établir une liste de telles personnes et à enjoindre aux transporteurs aériens de prendre la mesure qu’il précise pour prévenir la commission de tels actes. Cette loi établit aussi les pouvoirs et les interdictions régissant la collecte, l’utilisation et la communication de renseignements afin d’assister le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile dans son application et son exécution. Elle prévoit un processus de recours administratif pour les personnes inscrites qui ont fait l’objet d’un refus de transport au titre d’une directive du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ainsi qu’un processus d’appel pour les personnes touchées par une décision ou une mesure prise au titre de cette loi. Celle-ci prévoit en outre les peines pour les infractions aux dispositions énumérées et autorise le ministre des Transports à mener des inspections et à prendre des mesures d’exécution. De plus, elle modifie la Loi sur l’aéronautique et la Loi sur la preuve au Canada en conséquence.

[63]   Quelques années plus tard, la Loi de 2017 sur la sécurité nationale, qui modifiait tout un éventail de dispositions législatives concernant la sécurité nationale, dont la LSDA, a été adoptée. Elle avait pour objet général de répondre aux préoccupations exprimées par la société civile et des experts quant au défaut perçu de la Loi antiterroriste de 2015 de mettre en balance les intérêts relatifs à la sécurité nationale et les droits et libertés individuels. C’est ce qu’il ressort de son préambule :

Loi de 2017 sur la sécurité nationale, L.C. 2019, ch. 13          

Préambule          

Attendu :

que la protection de la sécurité nationale et de la sécurité des Canadiens est l’une des responsabilités fondamentales du gouvernement du Canada;      

que le gouvernement du Canada a l’obligation de s’acquitter de cette responsabilité dans le respect de la primauté du droit et d’une manière qui protège les droits et libertés des Canadiens et qui respecte la Charte canadienne des droits et libertés

que le gouvernement du Canada est résolu à consolider le cadre fédéral de sécurité nationale dans le but d’assurer la sécurité des Canadiens tout en préservant leurs droits et libertés;          

que le gouvernement du Canada, du fait qu’il exerce les activités liées à la sécurité nationale et au renseignement d’une manière qui respecte les droits et libertés, encourage la communauté internationale à faire de même;    

que la confiance de la population envers les institutions fédérales chargées d’exercer des activités liées à la sécurité nationale ou au renseignement est tributaire du renforcement de la responsabilité et de la transparence dont doivent faire preuve ces institutions;   

que ces institutions fédérales doivent constamment faire preuve de vigilance pour assurer la sécurité du public;      

que ces institutions fédérales doivent en outre disposer de pouvoirs leur permettant de faire face aux menaces en constante évolution et exercer ces pouvoirs d’une manière qui respecte les droits et libertés des Canadiens;    

que nombre de Canadiens ont exprimé des préoccupations au sujet de dispositions de la Loi antiterroriste de 2015;      

que le gouvernement du Canada a entrepris de vastes consultations publiques afin de recueillir l’avis des Canadiens quant à la façon de consolider le cadre fédéral de sécurité nationale et qu’il s’est engagé à déposer un projet de loi qui tienne compte des préoccupations et des avis exprimés par les Canadiens, 

Sa Majesté, sur l’avis et avec le consentement du Sénat et de la Chambre des communes du Canada, édicte :     

[64]   Lus conjointement, les titres intégral et abrégé de la LSDA, le sommaire de la Loi antiterroriste de 2015 et le préambule de la Loi de 2017 sur la sécurité nationale, révèlent l’objet de la LSDA et la manière dont celle-ci s’intègre dans l’architecture législative générale du régime législatif du Canada en matière de sécurité nationale. En fait, selon la Loi antiterroriste de 2015, l’objet de la LSDA est de conférer au ministre la possibilité d’identifier les personnes qui présentent une menace pour la sécurité des transports ou qui peuvent se déplacer par voie aérienne dans le but de commettre une infraction de terrorisme, ainsi que de prendre les mesures d’intervention nécessaires, tout en veillant à ce que les personnes visées bénéficient à la fois d’un examen administratif et d’un mécanisme d’appel qui doit protéger les renseignements confidentiels. Cependant, le préambule de la Loi de 2017 sur la sécurité nationale permet au lecteur de situer cet objectif au sein de l’objectif prépondérant du Parlement quant à la sécurité nationale : trouver un juste équilibre entre les droits et libertés des individus et la protection de la sécurité du Canada et celle des Canadiens.

[65]   L’objectif législatif que constitue la protection des intérêts du Canada en matière de sécurité nationale et de sécurité des Canadiens relativement aux déplacements aériens, et ce, de manière à ce qu’il soit soigneusement en équilibre avec les droits et libertés des individus, concorde avec le contexte jurisprudentiel à l’époque de l’adoption de la LSDA. En fait, dans le contexte des procédures relatives aux certificats qui relevaient de la LIPR, la Cour suprême du Canada avait clairement indiqué dans les années précédentes qu’il était nécessaire de trouver un juste équilibre entre l’intérêt collectif à l’égard de la protection des renseignements confidentiels pour des raisons de sécurité nationale et l’intérêt relatif à la protection des droits et libertés individuels. Voir l’arrêt Harkat (2014), aux paragraphes 40 à 44, et l’arrêt Charkaoui I, au paragraphe 1, qui indique ce qui suit :

     L’une des responsabilités les plus fondamentales d’un gouvernement est d’assurer la sécurité de ses citoyens. Pour y parvenir, il peut arriver qu’il doive agir sur la foi de renseignements qu’il ne peut divulguer ou détenir des personnes qui constituent une menace pour la sécurité nationale. En revanche, dans une démocratie constitutionnelle, le gouvernement doit agir de manière responsable, en conformité avec la Constitution et les droits et libertés qu’elle garantit. Ces deux propositions illustrent une tension inhérente au système de gouvernance démocratique moderne. Cette tension ne peut être réglée que dans le respect des impératifs à la fois de la sécurité et d’une gouvernance constitutionnelle responsable. [Non souligné dans l’original.]

[66]   Ces deux arrêts ont été mentionnés à maintes reprises par divers députés et témoins devant les deux chambres du Parlement lors de l’étude et des débats concernant la création de la LSDA en 2015, ainsi qu’au cours de la modification de cette loi entre 2017 et 2019. Par exemple, voir les Débats du Sénat, 41e lég., 2e sess., vol. 149, fascicule no 142 (14 mai 2015), aux pages 3388 et 3389 (l’hon. sénatrice Claudette Tardif) et le Comité permanent de la sécurité publique et nationale [de la Chambre des communes, Témoignages], 42e lég., 1re sess., fascicule no 90 (7 décembre 2017), aux pages 12 et 13 (Cara Zwibel).

[67]   En résumé, cet objet général la mise en équilibre de la sécurité nationale et de la sécurité des Canadiens avec les droits et libertés individuels   est évident si l’on considère la LSDA dans son contexte législatif général. Par conséquent, c’est cet objet général qui doit animer la manière dont on comprend le libellé d’une loi lors de l’interprétation du cadre législatif énoncé dans la LSDA. Voir l’arrêt Rizzo, au paragraphe 21, et l’arrêt Rafilovich, au paragraphe 97.

2)         L’application de la LSDA

[68]   Les dispositions de la LSDA énoncent le pouvoir qu’a le ministre d’inscrire des personnes sur une liste sous le régime de la LSDA, de partager des renseignements relatifs à cette liste avec des partenaires nationaux et étrangers, et d’ordonner aux transporteurs aériens de prendre les mesures nécessaires pour empêcher des personnes de participer ou de tenter de participer à un acte qui menacerait la sécurité aérienne ou de se déplacer en vue de commettre un acte terroriste. La LSDA inclut également, pour les personnes inscrites sous son régime, un mécanisme de recours administratif interne qui permet de faire radier leurs noms de la liste ainsi que le droit de faire appel auprès de la Cour fédérale, lequel droit est analysé en détail dans la section qui suit.

[69]   L’article 8 est le point de départ de n’importe quelle analyse législative de la LSDA. Cette disposition prévoit l’établissement, par le ministre (ou son délégué), d’une liste dans laquelle est inscrite toute personne à l’égard de laquelle il a des motifs raisonnables de soupçonner qu’elle :

Loi sur la sûreté des déplacements aériens, L.C. 2015, ch. 20, art. 11        

Liste

8 (1) […]

 

a) soit participera ou tentera de participer à un acte qui menacerait la sûreté des transports; 

b) soit se déplacera en aéronef dans le but de commettre un fait — acte ou omission — qui :

(i) constitue une infraction visée aux articles 83.18, 83.19 ou 83.2 du Code criminel ou à l’alinéa c) de la définition de infraction de terrorisme à l’article 2 de cette loi,      

(ii) s’il était commis au Canada, constituerait une des infractions mentionnées au sous-alinéa (i).    

[70]   La portée de ce pouvoir du ministre d’établir une liste de personnes prévu au paragraphe 8(1) englobe toutes les personnes, situées tant au Canada qu’à l’étranger (paragraphe 4(1)), ainsi que les actes ou les omissions commis à l’étranger qui, s’ils étaient commis au Canada, contreviendraient à la LSDA, des actes ou des omissions qui, pour l’application de la LSDA, sont réputés avoir été commis au Canada (article 5). La liste inclut les noms et prénoms, tout nom d’emprunt, la date de naissance et le genre des personnes inscrites (paragraphe 8(1)).

[71]   Cette liste doit être examinée par le ministre (ou son délégué) tous les 90 jours afin de déterminer si les motifs pour lesquels une personne a été inscrite existent encore (paragraphe 8(2)) et elle peut être modifiée en tout temps pour enlever un nom ou changer les renseignements visant une personne inscrite (paragraphe 8(3)). Par ailleurs, cette liste et son contenu sont secrets, car l’article 20 interdit expressément leur communication, sauf pour ce qui est des exceptions indiquées dans la LSDA. En fait, une personne inscrite n’apprend que son nom figure sur la liste qu’au moment où on l’empêche dans un aéroport de monter à bord d’un aéronef (voir le paragraphe 8(1) ainsi que l’alinéa 9(1)a) de la LSDA, et l’affidavit de Lesley Soper, au paragraphe 20).

[72]   L’article 10 de la LSDA prévoit que le ministre peut recueillir des renseignements auprès des personnes ou des entités qui suivent, ou leur en communiquer : le ministre des Transports, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, la Gendarmerie royale du Canada (GRC), le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), de même que toute autre personne ou entité désignée par règlement. Le ministre peut également communiquer des renseignements obtenus, voire la liste elle-même, en tout ou en partie, à des États étrangers avec lesquels il a conclu des ententes écrites, ainsi que recevoir des renseignements de ces derniers (articles 11 et 12).

[73]   En pratique, les membres du Groupe consultatif sur la protection des passagers (le Groupe consultatif), que préside Sécurité publique Canada, fournissent des renseignements au délégué du ministre afin de déterminer qui sera inscrit sur la liste de la LSDA. Les membres du Groupe consultatif qui sont chargés de nommer les personnes en question (Transports Canada, le SCRS, la GRC et l’ASFC) présentent à l’ensemble des membres du Groupe consultatif une recommandation d’inscription, ce qui inclut un rapport fournissant des renseignements sur une personne, de même qu’assez de renseignements pour étayer l’ajout de cette personne à la liste de la LSDA. L’inscription de la personne en question est ensuite examinée par le Groupe consultatif, qui fait savoir au délégué du ministre (généralement un sous-ministre adjoint principal) s’il y a lieu d’inscrire en fin de compte la personne, conformément au paragraphe 8(1) de la LSDA. L’examen et les mises à jour des inscriptions, comme le prévoit le paragraphe 8(2), se déroulent d’une manière semblable. Voir l’affidavit de Lesley Soper, aux paragraphes 9 à 12.

[74]   Les transporteurs aériens constituent eux-mêmes un élément clé de l’application du régime de la LSDA. La LSDA exige notamment que tous les transporteurs aériens ou exploitants de systèmes de réservation agréés fournissant leurs services à partir du Canada, ou pour des vols arrivant au Canada, se conforment à la LSDA et à ses règlements à l’égard de quiconque se trouve ou se trouvera vraisemblablement à bord d’un aéronef pour tout vol (paragraphe 6(2)).

[75]   En pratique, la liste de la LSDA est communiquée à Transports Canada en vertu de l’article 10 de la LSDA et ce ministère, à son tour, communique la liste aux transporteurs aériens ainsi qu’aux exploitants de systèmes de réservation de services aériens en application de l’alinéa 13a) de la LSDA. Ensuite, conformément au paragraphe 5(1) du Règlement sur la sûreté des déplacements aériens, DORS/2015-181 (le Règlement), les transporteurs aériens sont tenus de vérifier l’identité de toute personne qui semble être âgée de 18 ans ou plus en comparant son nom avec ceux des personnes inscrites avant de lui remettre une carte d’embarquement. Si le nom d’une personne correspond à celui d’une personne inscrite, le transporteur aérien ou l’exploitant du système de réservation ne peut pas permettre à la personne en question d’obtenir une carte d’embarquement et il est tenu de comparer les nom, date de naissance et sexe figurant sur les pièces d’identité présentées avec ceux de la personne inscrite (paragraphe 5(2) du Règlement). S’il y a correspondance, le transporteur aérien ou l’exploitant de service de réservation est tenu d’en informer le ministre des Transports, qui, à son tour, entre en contact avec Sécurité publique Canada (paragraphe 5(3) du Règlement; affidavit de Lesley Soper, au paragraphe 16).

[76]   S’il y a une correspondance positive, le paragraphe 9(1) de la LSDA confère au ministre le pouvoir d’ordonner au transporteur aérien de « prendre la mesure raisonnable et nécessaire qu’il précise en vue d’éviter qu’une personne inscrite commette les actes visés au paragraphe 8(1) » ainsi que celui de « donner des directives relatives, notamment a) au refus de transporter une personne; b) au contrôle dont une personne fait l’objet avant d’entrer dans une zone stérile de l’aéroport ou de monter à bord d’un aéronef ». S’il est refusé de transporter une personne en application de l’alinéa 9(1)a), la personne inscrite reçoit un avis écrit à cet effet. Comme nous l’avons vu plus tôt, il s’agit de la première fois où la personne apprend que son nom est inscrit sur la liste de la LSDA, car, en l’absence d’un refus, une personne inscrite n’est pas informée que son nom figure sur cette liste.

[77]   Le paragraphe 15(1) de la LSDA prévoit qu’une personne ayant fait l’objet d’un refus de transport en application de l’article 9 de la LSDA dispose d’un recours administratif permettant de faire radier son nom de la liste. Cette personne peut en faire la demande par écrit au ministre, dans les 60 jours suivant le refus, mais une prolongation peut être accordée en vertu du paragraphe 15(2). Le ministre, lorsqu’il reçoit la demande, doit décider s’il « existe encore des motifs raisonnables qui justifient l’inscription du nom du demandeur sur la liste » conformément au paragraphe 15(4).

[78]   Pour examiner la demande de recours administratif d’une personne inscrite, le membre du Groupe consultatif qui l’a nommée fournit des renseignements en vue d’aider le ministre à décider s’il existe des motifs raisonnables pour maintenir le nom de la personne sur la liste de la LSDA. Le ministre donne aussi à la personne inscrite la « possibilité de faire des observations » dont il tiendra compte au moment de rendre sa décision (paragraphe 15(3)). Cependant, l’article 15 de la LSDA ne l’oblige pas explicitement à communiquer des renseignements à une personne inscrite afin de l’aider à formuler des observations. Cela dit, dans le cadre des présents appels, chaque appelant a reçu un [traduction] « résumé non confidentiel », de deux pages, des renseignements qui ont été présentés au ministre de même qu’une déclaration portant que ce dernier tiendrait compte aussi de [traduction] « renseignements confidentiels » pour parvenir à sa décision. (Affidavit de Lesley Soper, document ii de la pièce B.)

[79]   Enfin, une fois que le ministre rend sa décision sur la demande de recours administratif d’une personne inscrite en application du paragraphe 15(4), il est tenu d’en donner avis sans délai à la personne inscrite (paragraphe 15(5)). Cependant, d’après le paragraphe 15(6), si le ministre ne rend pas sa décision dans les 120 jours suivant la réception de la demande, il est réputé avoir décidé de radier de la liste le nom de la personne. Il peut néanmoins prolonger cette période d’un délai supplémentaire de 120 jours, moyennant un avis, s’il ne dispose pas d’assez de renseignements pour rendre une décision.

3)         Les dispositions en matière d’appel de la LSDA

[80]   Outre le processus décisionnel interne et le recours administratif de la LSDA, le régime législatif prévoit qu’il est possible d’interjeter un appel externe auprès du juge en chef de la Cour fédérale, ou d’un juge désigné par ce dernier, conformément aux procédures d’appel décrites à l’article 16 de la LSDA. Plus précisément, cette loi prévoit qu’une personne inscrite en vertu de l’article 8, qui a fait l’objet d’un refus de transport à la suite d’une directive donnée en application de l’article 9, peut présenter une demande d’appel de la décision visée à l’article 15, et ce, dans les 60 jours suivant la date de l’avis de cette décision (voir les paragraphes 16(1) et 16(2)). Aux termes de l’alinéa 63(1)e) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, l’acte introductif d’instance est un avis d’appel. Dans le cas des présents appels, les parties ont déposé des avis d’appel conformément aux Règles des Cours fédérales.

[81]   Le paragraphe 16(4) confie au juge désigné la tâche de déterminer « si la décision [du ministre prise en vertu de l’article 15] est raisonnable compte tenu de l’information dont il dispose », et cette détermination doit avoir lieu « [d]ès qu’il est saisi de la demande ». Si le juge conclut que la décision est déraisonnable, le paragraphe 16(5) lui permet d’ordonner que le nom de l’appelant soit radié de la liste. Ces dispositions sont importantes pour définir la nature de l’appel interjeté sous le régime de la LSDA, car elles fixent la norme qui s’applique à l’examen qu’effectue le juge désigné, elles ne limitent pas les éléments de preuve soumis au juge à ceux qui ont été présentés au ministre, et elles confèrent au juge le pouvoir de rendre directement une décision au sujet de la radiation du nom d’une personne de la liste de la LSDA.

[82]   Pour structurer l’appel, le paragraphe 16(6) de la LSDA contient de nombreuses dispositions de nature procédurale :

Loi sur la sûreté des déplacements aériens, L.C. 2015, ch. 20, art. 11        

16 (1) […]

 

Procédure  

(6) Les règles ci-après s’appliquent aux appels visés au présent article : 

a) à tout moment pendant l’instance et à la demande du ministre, le juge doit tenir une audience à huis clos et en l’absence de l’appelant et de son conseil dans le cas où la communication des renseignements ou autres éléments de preuve en cause pourrait porter atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;     

b) il lui incombe de garantir la confidentialité des renseignements et autres éléments de preuve que lui fournit le ministre et dont la communication porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;       

c) il veille tout au long de l’instance à ce que soit fourni à l’appelant un résumé de la preuve qui ne comporte aucun élément dont la communication porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui et qui permet à l’appelant d’être suffisamment informé de la thèse du ministre à l’égard de l’instance en cause;        

d) il donne à l’appelant et au ministre la possibilité d’être entendus;   

e) il peut recevoir et admettre en preuve tout élément — même inadmissible en justice — qu’il estime digne de foi et utile et peut fonder sa décision sur celui-ci;       

f) il peut fonder sa décision sur des renseignements et autres éléments de preuve même si un résumé de ces derniers n’est pas fourni à l’appelant;  

g) s’il décide que les renseignements et autres éléments de preuve que lui fournit le ministre ne sont pas pertinents ou si le ministre les retire, il ne peut fonder sa décision sur ces renseignements ou ces éléments de preuve et il est tenu de les remettre au ministre;  

h) il lui incombe de garantir la confidentialité des renseignements et autres éléments de preuve que le ministre retire de l’instance.      

[83]   Enfin, l’article 17 de la LSDA confirme que l’article 16 s’applique, avec les adaptations nécessaires, à tout appel subséquent de la décision.

[84]   Globalement, il ressort de l’analyse de la LSDA dans son ensemble que les dispositions, les règlements et les pratiques qui se rapportent à l’inscription de personnes, aux interdictions relatives à la communication de renseignements, à l’échange stratégique de renseignements avec des partenaires particuliers, de même qu’à la délivrance et à l’application de directives concernant le refus de transporter ou de contrôler des personnes, sont des mesures cruciales qui contribuent à atteindre l’objectif de la LSDA, soit la protection des intérêts du Canada en matière de sécurité nationale et de sécurité des Canadiens relativement aux déplacements aériens. Cependant, il ressort d’une simple lecture de ces dispositions et des pratiques opérationnelles établies que la personne inscrite ne participe à la procédure énoncée dans la LSDA qu’après avoir fait l’objet d’un refus de transport, le cas échéant.

[85]   Ainsi, une lecture holistique de la LSDA indique que ce régime législatif repose sur les dispositions en matière de recours administratif qui figurent à l’article 15 ainsi que sur les dispositions en matière d’appel qui figurent à l’article 16 pour mettre en balance l’objectif de la LSDA, soit la protection des intérêts en matière de sécurité nationale, avec son objet, qui consiste à assurer la protection des droits et libertés individuels. Étant donné que les dispositions en matière de recours administratif de l’article 15 n’offrent aucune garantie explicite de communication et ne donnent qu’une possibilité restreinte de présenter des « observations écrites », le mécanisme d’appel visé à l’article 16 de la LSDA a le lourd fardeau d’assurer l’équilibre que la LSDA vise à atteindre.

[86]   Plus précisément, compte tenu du vaste pouvoir discrétionnaire que l’article 16 de la LSDA confère au juge désigné, ce lourd fardeau incombe à ce dernier qui, comme nous l’avons vu plus tôt, assume la lourde responsabilité de, notamment, garantir la confidentialité de tous les renseignements confidentiels (alinéa 16(6)b)) tout en veillant à ce que l’on fournisse à l’appelant des résumés qui lui permettent d’être suffisamment informé de la thèse du ministre ainsi qu’une possibilité d’être entendu (alinéas 16(6)c) et 16(6)d)). Cette tâche exigeante exige une approche subtile, d’autant plus qu’il s’agit de la première possibilité, dans tout le processus de la LSDA, qu’a l’appelant d’être « entendu ». Il s’agit d’un délicat exercice de mise en balance dans le cadre duquel le juge désigné doit mettre en équilibre, d’une part, la protection de la sécurité nationale et, d’autre part, le droit de connaître la preuve qui pèse contre l’appelant et celui d’y répondre.

[87]   Qui plus est, le juge désigné peut également recevoir et admettre en preuve tout élément digne de foi et utile, tout en ayant aussi le pouvoir de fonder sa décision sur des renseignements ou d’autres éléments de preuve, même si un résumé de ces renseignements ou ces autres éléments de preuve n’a pas été fourni à l’appelant (alinéas 16(6)e) et 16(6)f)). Vu le nombre possible de situations dans lesquelles le juge désigné sera obligé de se fonder sur des renseignements ou des éléments de preuve qui ne peuvent pas être communiqués à l’appelant, même sous forme résumée, et que ce dernier ne peut donc pas contester, le juge désigné a le lourd fardeau de s’assurer qu’il est capable de fonder sa décision sur les faits et le droit d’une manière indépendante et impartiale.

[88]   Pour pouvoir répondre en toute connaissance de cause aux questions préliminaires que soulèvent les présents appels, les premiers qui sont interjetés sous le régime de la LSDA, il est nécessaire de bien comprendre le rôle que joue le juge désigné; ce rôle est analysé ci-après, et l’accent sera particulièrement mis sur les 20 dernières années de jurisprudence concernant les juges désignés et les dispositions législatives de la LSDA.

B.        LE RÔLE DU JUGE DÉSIGNÉ

[89]   L’intimé estime que, dans les présents appels, le juge désigné joue un rôle fluide : parfois vigoureux et interventionniste à l’étape de la divulgation, parfois semblable au rôle que joue un juge dans le cadre d’un contrôle judiciaire classique, à l’étape du fond. Il est d’avis que l’article 16 de la LSDA prévoit une procédure en deux étapes : celle de la divulgation et celle du fond. Comme il ressort des motifs qui suivent, je ne puis souscrire à cette prétention.

[90]   Ainsi qu’il a été indiqué plus tôt, la LSDA dépend dans une large mesure du mécanisme d’appel pour pouvoir atteindre son objectif de mettre en balance les intérêts collectifs du Canada en matière de sécurité nationale et les droits et libertés individuels. Une simple lecture des dispositions en matière d’appel qui sont énoncées à l’article 16 de la LSDA fait clairement ressortir que le juge désigné occupe une place centrale dans cet exercice de mise en balance général, vu le vaste pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré.

[91]   En conséquence, la Cour analysera tout d’abord dans la présente section 1) la jurisprudence concernant le rôle des juges désignés en matière de sécurité nationale, et entreprendra ensuite d’analyser 2) le rôle attribué au juge désigné dans l’ensemble de l’article 16 de la LSDA, en l’interprétant avec l’aide de l’analyse susmentionnée de la LSDA et de la jurisprudence pertinente. Ensuite, la Cour 3) comparera le rôle attribué au juge désigné dans les dispositions de la LSDA avec celui qui est attribué au juge désigné dans les dispositions de la LIPR.

[92]   Pour résumer les conclusions qui suivent, cette analyse m’amène à conclure que le rôle du juge désigné dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA est celui d’un « gardien » chargé non seulement de veiller au caractère raisonnable de la décision du ministre, mais aussi à la présence d’un processus équitable qui respecte les droits et libertés fondamentaux de l’appelant, tout en préservant la confidentialité de certains renseignements dans l’intérêt de la sécurité nationale. Bien que la LIPR ait un objet différent et comporte quelques caractéristiques distinctes, on peut dire que le juge désigné se voit généralement attribuer un rôle semblable dans la LSDA.

1)         Survol de la jurisprudence relative au rôle du juge désigné

[93]   Une fois de plus, l’intimé fait valoir que la procédure des certificats que prévoit la LIPR ne se compare pas à l’appel que l’on interjette sous le régime de la LSDA, mais il reconnaît que le juge désigné est effectivement tenu de jouer un rôle vigoureux et interventionniste à l’étape de la divulgation. Voyons ce que dit la jurisprudence à propos du rôle que jouent les juges désignés lorsqu’ils sont saisis de questions relatives à la sécurité nationale.

[94]   En matière de sécurité nationale, le rôle fondamental que joue le juge désigné consiste à arbitrer le « choc des titans » entre l’intérêt collectif à l’égard de la sécurité nationale et les droits et libertés des individus. Comme ces deux piliers de notre démocratie constitutionnelle viennent se heurter dans le contexte de la sécurité nationale, une intense pression est exercée sur les principes fondamentaux de notre système de justice comme le principe de la transparence des procédures judiciaires et le droit à l’équité procédurale. L’obligation judiciaire générale du juge désigné consiste à concilier pour le mieux cette tension pour assurer l’équité procédurale et la bonne administration de la justice, tout en continuant de protéger l’intérêt exceptionnel de la collectivité à l’égard du caractère secret des renseignements et des éléments de preuve dans ce contexte. Pour s’acquitter de cette tâche, le juge doit commencer par jouer le rôle d’un « gardien ». Voir l’arrêt Harkat (2014), au paragraphe 46.

[95]   Le rôle du juge désigné, tel que nous le connaissons aujourd’hui, a été analysé en détail par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Charkaoui I et Harkat (2014) dans le contexte de la délivrance et du contrôle de certificats d’interdiction de territoire destinés à des résidents permanents ou des étrangers considérés comme une menace pour la sécurité nationale sous le régime de la LIPR. Dans cette loi, il y a des dispositions qui permettent de tenir des audiences publiques ainsi que des audiences ex parte et à huis clos (voir l’alinéa 83(1)c) de la LIPR). La LSDA prévoit elle aussi les mêmes genres d’audiences (voir l’alinéa 16(6)a) de la LSDA). C’est donc dire que l’intéressé, dans le cas de la LIPR, et l’appelant, dans le cas de la LSDA, ne sont pas présents lors de ces audiences ex parte et à huis clos, contrairement à la valeur fondamentale selon laquelle une partie doit être présente tout au long de l’instance. Cette similitude entre les deux instances touche le cœur même du rôle que joue le juge désigné. Dans ces arrêts rédigés par l’ancienne juge en chef McLachlin, les principes de base du rôle du juge désigné sont clairement énoncés et, depuis ce temps, les tribunaux les appliquent de manière régulière.

[96]   Dans l’arrêt Charkaoui I, la Cour suprême du Canada a déclaré que les juges désignés doivent exercer leurs pouvoirs d’une manière qui préserve les éléments d’un processus judiciaire équitable. Cela oblige notamment les juges à être, tant en réalité qu’en apparence, indépendants et impartiaux (aux paragraphes 32 à 47) et à fonder leur décision sur les faits et le droit (aux paragraphes 48 à 52). La Cour suprême du Canada a toutefois déclaré que, pour ce faire, il faut préserver le droit de la partie exclue de connaître la preuve qui pèse contre elle et lui donner la possibilité d’y répondre, ou lui accorder une solution de rechange qui vise à remplacer pour l’essentiel ce droit (aux paragraphes 53 à 64). Ce que cela implique est fonction des circonstances (au paragraphe 63). En conséquence, les juges désignés doivent, du mieux qu’ils peuvent, exercer leurs pouvoirs d’une manière qui garantit que l’on préserve ces éléments d’un processus judiciaire équitable dans le contexte de la sécurité nationale. Bien sûr, compte tenu du contexte exceptionnel des instances désignées qui se rapportent à la sécurité nationale, cela oblige les juges désignés à jouer un rôle unique.

[97]   En fait, dans l’arrêt Charkaoui I, la Cour suprême du Canada a estimé que le juge désigné est « la seule personne capable de conférer au processus son caractère judiciaire essentiel » (au paragraphe 34) et qu’il doit jouer un « rôle actif » (au paragraphe 39); le juge désigné ne doit pas « entériner machinalement » la décision (au paragraphe 41), mais plutôt jouer un rôle qui « ne l’oblige pas à faire preuve de retenue » (au paragraphe 42). La Cour suprême du Canada a fait remarquer que ce rôle est crucial si l’on veut s’assurer que le juge ne semble pas faire preuve d’une retenue excessive à l’égard de la position du gouvernement et ne donne pas l’impression, de ce fait, d’être indépendant et impartial (aux paragraphes 39 à 42). Elle a également conclu que ce rôle interventionniste actif, de même que la capacité accrue de passer concrètement les éléments de preuve au crible que ce rôle implique, est, en partie, crucial pour garantir que le juge désigné est capable de rendre une décision qui repose sur les faits et le droit applicables (aux paragraphes 48 à 52).

[98]   Les principes fondamentaux de ce rôle ont été clairement réitérés et clarifiés sept ans plus tard par l’ancienne juge en chef McLachlin, qui s’est exprimée au nom de la Cour tout entière sur ce point, dans l’arrêt Harkat (2014), au paragraphe 46 :

     Premièrement, le juge désigné est censé jouer le rôle de gardien. Il est investi d’un large pouvoir discrétionnaire et doit s’assurer non seulement que le dossier étaie le caractère raisonnable de la conclusion d’interdiction de territoire tirée par les ministres, mais aussi que l’ensemble du processus est équitable : [traduction] « … dans un système d’avocats spéciaux, le juge se verra encore imposer le fardeau inhabituel de réagir à l’absence de la personne visée en talonnant la partie gouvernementale avec plus de vigueur qu’il ne le ferait en présence de cette personne » (C. Forcese et L. Waldman, « Seeking Justice in an Unfair Process : Lessons from Canada, the United Kingdom, and New Zealand on the Use of “Special Advocates” in National Security Proceedings » (2007) (en ligne), p. 60). D’ailleurs, le régime établi par la LIPR exige expressément du juge qu’il tienne compte des « considérations d’équité et de justice naturelle » dans l’instruction de l’instance : al. 83(1)a) LIPR. Le juge désigné doit adopter une approche interventionniste, sans pour autant jouer un rôle inquisitoire.

[99]   À la lecture de ce paragraphe, nous pouvons conclure que même si un avocat spécial protège les intérêts de l’intéressé, le rôle du juge désigné ne change pas. Il convient également de signaler la dernière phrase du paragraphe qui précède, qui indique que le rôle « interventionniste » joué par le juge peut bel et bien être qualifié de vigoureux, mais le juge ne doit toutefois pas aller jusqu’à s’arroger les fonctions d’un juge « inquisitoire ». Pour mieux saisir cette limite, il est utile de se reporter aux commentaires qu’a faits la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui I, au paragraphe 50, où elle compare et met en contraste brièvement le système inquisitoire et le système contradictoire :

     Il existe deux types de systèmes de justice, qui garantissent de deux manières différentes que le juge dispose d’une preuve complète. Dans un système de type inquisitoire, comme on en retrouve notamment sur le continent européen, le juge dirige la collecte des éléments de preuve de façon impartiale et indépendante. Par contraste, un système contradictoire, qui constitue la norme au Canada, compte sur les parties — qui ont le droit de connaître les allégations formulées contre elles et de participer pleinement à une procédure publique — pour qu’elles produisent les éléments de preuve pertinents.

[100]    Comme il a été mentionné plus tôt, même si les commentaires que fait la Cour suprême du Canada sur le rôle du juge désigné dans les arrêts Charkaoui I et Harkat (2014) ont été formulés dans le contexte d’instances relatives à des certificats de sécurité sous le régime de la LIPR, dans des cas où les régimes législatifs exigent la tenue d’audiences ex parte et à huis clos pour des raisons de sécurité nationale (comme la LIPR et la LSDA), notre Cour a conclu dans le passé que ce rôle actif et vigoureux s’étend également à ces instances relatives à la sécurité nationale. Cette question est analysée dans la décision X (Re), 2017 CF 136, [2017] 4 R.C.F. 391 (décision X (Re) (2017)), aux paragraphes 31 et 32 dans le contexte des revendications de privilège dont il est question à l’article 18.1 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23 :

     En ce qui a trait aux questions touchant la sécurité nationale, le juge joue un rôle élargi de gardien parce que le caractère confidentiel et fermé des instances accroît l’importance de ses responsabilités. Tant la jurisprudence que la législation établissent les responsabilités du juge désigné, notamment l’arrêt Harkat 2014 et la LIPR. Dans Harkat 2014, au paragraphe 46, la Cour suprême en offre un résumé utile :

[Citation omise.]

     Comme il en en question ci-dessus, puisqu’elles découlent de la responsabilité prépondérante qui consiste à assurer l’équité et la bonne administration de la justice, les fonctions du juge désigné ne se limitent pas aux instances relatives aux certificats de sécurité. La distinction qui existe entre les responsabilités du juge désigné, des amici curiae et des avocats spéciaux va au-delà des instances relatives aux certificats de sécurité et s’applique à toute situation touchant la sécurité nationale pour laquelle peuvent être soulevées des questions relatives aux informations confidentielles et aux sources humaines du SCRS.

[101]    Ce rôle spécial dans les affaires relatives à la sécurité nationale est exercé dans toutes les situations semblables sauf, bien sûr, si les dispositions législatives en cause attribuent expressément un rôle différent de celui qui a été considéré comme exigé par la Constitution dans le contexte des arrêts Charkaoui I et Harkat (2014).

[102]    En résumé, conformément à l’obligation générale qu’ont les juges d’assurer l’équité procédurale et la bonne administration de la justice dans le contexte de la sécurité nationale, obligation qui déborde le cadre de la LIPR, le juge désigné est tenu de prendre toutes les mesures de rechange dont il dispose dans les limites de ses pouvoirs inhérents et législatifs pertinents pour donner effet au droit d’un individu à un processus judiciaire équitable dans les circonstances. Il va sans dire que cela varie d’un régime législatif à l’autre. Compte tenu des restrictions exceptionnelles qu’impose au processus judiciaire la nécessité de préserver le secret afin de garantir la sécurité nationale, ces mesures de rechange doivent faire en sorte, d’une part, que le juge désigné est encore en mesure de fonder sa décision sur les faits et sur le droit et, d’autre part, que l’on fournit à la partie exclue une solution de rechange qui vise à « remplacer pour l’essentiel » le droit de connaître la preuve qui pèse contre elle et d’avoir la possibilité d’y répondre. Si les interventions actives du juge désigné sont incapables à elles seules de garantir ces éléments fondamentaux d’un processus judiciaire équitable, le rôle général de gardien qu’il joue pourrait l’obliger à désigner un amicus curiae dont le mandat viserait à aider le juge à préserver l’équité procédurale dans les circonstances (Khadr c. Canada (Procureur général), 2008 CF 46, [2008] 3 R.C.F. 306 (Khadr), au paragraphe 12).

[103]    Cela dit, si le juge désigné considère que le pouvoir discrétionnaire et la souplesse dont il dispose pour assurer la tenue d’un processus équitable sont insuffisants dans les circonstances, il ne doit pas, compte tenu de son rôle et de ses obligations générales, « hésiter à conclure à une violation du droit à un processus équitable et à accorder toute réparation jugée appropriée » (arrêt Harkat (2014), au paragraphe 4).

[104]    Comme la LSDA est le régime législatif qui s’applique en l’espèce, il est essentiel de comprendre en détail le rôle que joue le juge désigné lorsqu’il préside un appel interjeté sous le régime de cette loi. À cette fin, j’analyserai de quelle façon ces principes généraux concernant le rôle du juge désigné s’appliquent aux personnes qui exercent ces fonctions dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA. Ce faisant, je passerai également en revue les procédures d’appel que prévoit la LSDA et je traiterai directement de l’argument qu’invoque l’intimé au sujet de la scission en deux étapes distinctes des appels interjetés sous le régime de la LSDA ainsi que de la manière dont cela influence le rôle du juge désigné.

2)         Le rôle joué dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA

[105]    De la même façon que dans le cas de la LIPR, ainsi que nous le verrons plus loin, le rôle du juge désigné dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA peut être qualifié de « “pierre angulaire de la procédure établie par le législateur” » (arrêt Charkaoui I, au paragraphe 34). La procédure d’appel de la LSDA oblige à mettre en balance la sécurité nationale et les droits et libertés individuels. Conformément à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada dont il a été question plus tôt, il est possible de considérer que les dispositions en matière d’appel que comporte l’article 16 de la LSDA confèrent un pouvoir discrétionnaire important au juge désigné afin qu’il puisse s’acquitter de son rôle consistant, d’une part, à (i) garantir la tenue d’un processus judiciaire équitable qui ne mine pas les objectifs en matière de sécurité nationale de la LSDA et, d’autre part, à (ii) se prononcer sur le caractère raisonnable de la décision du ministre qui est portée en appel. Il s’agit du rôle de « gardien », semblable à celui qui a été décrit dans l’arrêt Harkat (2014), au paragraphe 46, car il est évident que le fait de maintenir l’inscription d’une personne sur la liste de la LSDA fait réellement entrer en jeu plusieurs droits garantis par la Charte, comme le font valoir les appelants dans leurs avis d’appel respectifs.

(i)           Garantir la tenue d’un processus judiciaire équitable qui protège les intérêts en matière de sécurité nationale

[106]    La première partie du rôle confié au juge désigné est de garantir la tenue d’un processus judiciaire équitable, eu égard aux limites qu’impose la LSDA au principe de la transparence des procédures judiciaires et aux piliers classiques de l’équité procédurale, et ce, dans l’intérêt de la sécurité nationale. Ce rôle que la LSDA confie au juge désigné reflète, comme il a été décrit plus tôt, son objet général de mise en balance.

[107]    Premièrement, les dispositions en matière d’appel de la LSDA imposent plusieurs limites aux procédures d’appel de manière à protéger les intérêts du Canada sur le plan de la sécurité nationale. Par exemple, comme nous l’avons vu, l’alinéa 16(6)a) exige que le juge entende des renseignements ou d’autres éléments de preuve en l’absence du public ainsi que de l’appelant et de son conseil si, à son avis, « la divulgation des renseignements ou autres éléments de preuve en cause pourrait porter atteinte […] à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui ». Par ailleurs, l’alinéa 16(6)b) confie au juge l’obligation d’assurer la confidentialité des renseignements ou des autres éléments de preuve que fournit le ministre si, à son avis, leur « divulgation porterait atteinte […] à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui ».

[108]    Ces limites imposées à la divulgation de renseignements ou d’autres éléments de preuve ne sont pas propres à la LSDA. Il est aujourd’hui bien reconnu que certains renseignements ou autres éléments de preuve doivent être protégés par notre système judiciaire dans l’intérêt de la sécurité nationale, même quand des droits de particuliers sont en jeu. Le législateur a adopté d’autres lois à cet effet : voir la LIPR ou la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5. Cependant, la LSDA ne confère pas au ministre le privilège unilatéral de revendiquer la confidentialité. Elle confère plutôt au juge désigné le pouvoir de décider si des renseignements ou d’autres éléments de preuve répondent au critère du respect de la confidentialité pour des raisons de sécurité nationale ainsi que le pouvoir discrétionnaire de concevoir un processus judiciaire équitable qui, dans les circonstances, répond à la nécessité d’assurer la confidentialité.

[109]    En fait, la LSDA attribue au juge désigné l’entière responsabilité de décider si des renseignements ou des éléments de preuve répondent au critère relatif à l’impératif de confidentialité et s’ils doivent être entendus ex parte et à huis clos. Il s’agit d’une obligation qui exige que le juge désigné joue un rôle vigoureux et interventionniste, compte tenu de la tendance qu’a le gouvernement à revendiquer de manière excessive la confidentialité, de l’effet important qu’a la confidentialité d’éléments sur le droit des appelants à l’équité procédurale ainsi que de l’absence de recours dont les appelants disposent pour contrer ces revendications de confidentialité. Ce point est bien analysé dans l’arrêt Harkat (2014), aux paragraphes 61 à 64 :

     Seuls les renseignements et les éléments de preuve qui soulèvent un risque sérieux d’atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui peuvent être soustraits à la connaissance de la personne visée. Tout au long de l’instance, il incombe au juge de garantir que le ministre ne vise pas trop large lorsqu’il invoque la confidentialité.

     Le régime établi par la LIPR prévoit certes la tenue d’audiences à huis clos si la communication de renseignements pouvait porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui (al. 83(1)c) LIPR); il intime toutefois de taire dans les résumés de la preuve seulement les renseignements dont la communication porterait atteinte, selon le juge, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui (al. 83(1)e) LIPR). Le juge doit privilégier la prudence lorsqu’il s’agit d’ordonner la tenue d’audiences à huis clos durant lesquelles il peut examiner la validité de la position du ministre quant au degré de sensibilité de certains renseignements ou éléments de preuve. Cela dit, après avoir entendu les parties, le juge doit garantir que seuls les renseignements ou les éléments de preuve qui porteraient atteinte à la sécurité nationale ou à celle d’autrui sont soustraits à la connaissance de la personne visée. « Il incombe aux ministres d’établir que la communication non seulement pourrait porter atteinte mais qu’elle porterait effectivement atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui » : Jaballah (Re), 2009 CF 279 (CanLII), par. 9, la juge Dawson [Souligné par la juge en chef McLachlin].

     Le juge doit être vigilant et sceptique quant aux allégations du ministre relatives à la confidentialité. Les tribunaux ont formulé des commentaires quant à la propension du gouvernement à exagérer les réclamations de confidentialité fondées sur la sécurité nationale : Canada (Procureur général) c. Almalki, 2010 CF 1106, [2012] 2 R.C.F. 508, par.108; Khadr c. Canada (Procureur général), 2008 CF 549 (CanLII), par.73-77 et 98; voir plus généralement C. Forcese, « Canada’s National Security “Complex” : Assessing the Secrecy Rules » (2009), 15 :5 IRPP Choices 3. Comme l’a affirmé le juge O’Connor dans son rapport sur la Commission Arar,

la multiplication des réclamations aggrave les problèmes de transparence et d’équité procédurale accompagnant inévitablement toute enquête qui ne peut être totalement publique en raison des préoccupations [de confidentialité liées à la sécurité nationale]. En conséquence, le grand public n’en est que plus soupçonneux et cynique à l’égard des réclamations de confidentialité légitimes du gouvernement liées à la sécurité nationale.

(Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar, Rapport sur les événements concernant Maher Arar : Analyse et recommandations (2006), p. 326-327)

     Le juge est le gardien qui doit nous prémunir contre la multiplication des réclamations qui menace le fragile équilibre qu’atteint le régime établi par la LIPR. La multiplication systématique des réclamations porterait atteinte au droit de la personne visée à un processus équitable ou minerait l’intégrité du système judiciaire, exigeant ainsi l’octroi d’une réparation en application du paragraphe 24(1) de la Charte. [Italique dans l’original.]

[110]    Néanmoins, à la suite de cet examen « vigilant et sceptique » par le juge désigné des revendications de confidentialité du ministre, il restera vraisemblablement quelques renseignements ou éléments de preuve dont, selon l’alinéa 16(6)b), le juge désigné devra assurer la confidentialité, car leur communication porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Toutefois, malgré ce besoin de veiller à ce que certains renseignements ne soient pas communiqués au public et à l’appelant, ainsi que le besoin d’entendre ces renseignements ex parte et à huis clos, le juge désigné a tout de même l’obligation de « donne[r] à l’appelant et au ministre la possibilité d’être entendus » conformément à l’alinéa 16(6)d). Comme l’ont soutenu les amici curiae, la possibilité d’être entendu est une mesure de protection fondamentale et fait partie intégrante de la règle audi alteram partem (voir les observations de la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Telecommunications Workers Union c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications), [1995] 2 R.C.S. 781 (arrêt Telecommunications Workers Union), au paragraphe 29.

[111]    Une interprétation cohérente de ces deux obligations légales en apparence contradictoires, qui exigent que le juge désigné s’assure que les parties aient la possibilité d’être entendues même si l’appelant n’a pas accès à la totalité des renseignements ou des éléments de preuve pertinents, ainsi qu’une interprétation qui concorde avec l’objet de mise en balance de la LSDA et la jurisprudence dont il a été question plus tôt, implique que le juge désigné est tenu d’exercer ses pouvoirs d’une manière qui, eu égard aux circonstances, garantit un processus judiciaire équitable. Il convient de noter qu’il n’est possible d’atteindre ce résultat que si le processus judiciaire offre à l’appelant une solution de rechange qui vise à « remplacer pour l’essentiel » une divulgation complète et une participation entière afin de lui permettre de connaître la preuve qui pèse contre lui et d’y répondre et de permettre au juge désigné de rendre une décision qui est fondée sur les faits et sur le droit. Il s’agit d’un élément clé du rôle de « gardien » décrit dans l’arrêt Harkat (2014), au paragraphe 46. Il sera question plus tard, de manière plus détaillée, de la manière d’assurer l’équité dans les cas où la LSDA interdit aux appelants d’être directement entendus dans les parties ex parte et à huis clos des appels.

[112]    Cette tension entre ces obligations en apparence contradictoires est quelque peu atténuée par l’obligation qu’a le juge désigné de fournir à l’appelant un « résumé de la preuve […] qui permet à l’appelant d’être suffisamment informé de la thèse du ministre à l’égard de l’instance en cause », mais qui ne comporte aucun élément qui, d’après le juge, est confidentiel (alinéa 16(6)c)). Ayant eu l’expérience de produire des résumés à la place d’une preuve simple et directe, je suis d’avis que les juges désignés feront tout leur possible pour produire des résumés informatifs sérieux sans divulguer de renseignements qui portent atteinte à la sécurité nationale. Cela dit, l’alinéa 16(6)f) permet au juge désigné de « fonder sa décision sur des renseignements et autres éléments de preuve même si un résumé de ces derniers n’est pas fourni à l’appelant ». Dans ces cas, le rôle de « gardien » qu’assigne au juge désigné la procédure décrite à l’article 16 dans son ensemble oblige ce dernier à exercer activement ses pouvoirs pour concevoir un processus judiciaire équitable qui donne un sens au droit de l’appelant d’être entendu, conformément à l’alinéa 16(6)d), et ce, sans outrepasser sa compétence. Le juge désigné doit chercher activement des moyens de fournir le plus de renseignements possible à l’appelant tout en protégeant la confidentialité de certains d’entre eux pour des raisons de sécurité nationale. Le juge désigné doit étirer comme un élastique ses pouvoirs inhérents et législatifs afin de faire en sorte que l’on communique le maximum de renseignements à l’appelant tout en s’arrêtant avant le point de rupture. Il doit être convaincu que la communication (par voie de résumés ou d’autres façons) est en substance suffisante pour que l’appelant soit « suffisamment informé » (alinéa 16(6)c)) de la preuve qui pèse contre lui et puisse présenter sa version des faits, et ce, à tout le moins, grâce à une solution de rechange qui vise à « remplacer pour l’essentiel » les droits niés (arrêt Harkat (2014), aux paragraphes 51 à 63 et 110). Ce n’est qu’après cela que le juge désigné aura en main les faits et les éléments de droit dont il aura besoin pour rendre une décision équitable.

(ii)          Assurer le caractère raisonnable de la décision du ministre

[113]    La seconde partie du rôle que l’on attribue au juge désigné dans la LSDA est clairement indiquée au paragraphe 16(4) : « [d]ès qu’il est saisi de la demande, le juge décide si la décision est raisonnable compte tenu de l’information dont il dispose ».

[114]    L’intimé convient que le juge désigné doit jouer un rôle vigoureux et interventionniste lorsqu’il évalue les revendications de confidentialité du ministre, conformément à l’alinéa 16(6)b), mais il est d’avis que le juge désigné n’a pas ce rôle lorsqu’il évalue le caractère raisonnable d’une décision. Il soutient plutôt qu’il existe une distinction claire entre le rôle que le juge désigné doit jouer à l’« étape de la divulgation » d’un appel interjeté sous le régime de la LSDA et le rôle qu’il est tenu de jouer à l’« étape du fond ». Selon lui, au cours de cette dernière étape, le juge désigné doit jouer un rôle empreint de retenue quand il évalue le fond d’une décision portée en appel, car ce rôle est semblable à celui que joue un juge dans un contrôle judiciaire classique.

[115]    Compte tenu de l’objet de la LSDA, de la jurisprudence analysée plus tôt ainsi que du libellé des dispositions de l’article 16 de la LSDA, je ne puis souscrire à cette position. Le juge désigné se doit de jouer en tout temps son rôle de « gardien » pendant l’appel interjeté sous le régime de la LSDA, et cela inclut le moment où il évalue le caractère raisonnable de la décision du ministre. Pour étayer cette conclusion, j’analyserai les dispositions de la LSDA en vue d’en extraire le rôle qui incombe au juge désigné lors de l’évaluation du caractère raisonnable de la décision du ministre. Ensuite, je traiterai directement de l’argument de l’intimé selon lequel le rôle du juge change entre l’« étape de la divulgation » et l’« étape du fond » de l’appel, de même que l’argument selon lequel, à défaut de nouveaux éléments de preuve, l’examen que fait le juge de la décision portée en appel s’apparente à un contrôle judiciaire classique.

[116]    On comprend vite que le rôle qu’attribuent au juge désigné les dispositions en matière d’appel de la LSDA déborde le cadre du rôle empreint de retenue que joue un juge dans le cadre d’un contrôle judiciaire classique. La LSDA attribue également au juge désigné un rôle vigoureux qui l’oblige à recourir à une démarche « active » et « interventionniste » lorsqu’il évalue le bien-fondé d’une décision. Le premier indice est que le juge désigné se voit attribuer, au paragraphe 16(5), le pouvoir d’ordonner que le nom d’un appelant soit radié de la liste, contrairement aux appels ou aux contrôles judiciaires classiques dont la Cour fédérale est saisie, où les affaires sont habituellement renvoyées au décideur s’il est conclu que la décision était déraisonnable. Ce fait, en soi, dénote l’intention du législateur d’attribuer aux juges désignés un rôle pratique. Il s’agit d’une invitation non équivoque à ce que le juge désigné s’immerge avec vigueur dans l’appel pour se prononcer sur le caractère raisonnable de la décision. Ce pouvoir d’arriver à une conclusion différente de celle du ministre et d’« ordonner au ministre » de radier le nom de l’appelant de la liste de la LSDA n’est pas un attribut d’un contrôle judiciaire classique.

[117]    Par ailleurs, l’appel interjeté devant le juge désigné n’est pas nécessairement fondé uniquement sur le même dossier que celui dont disposait le décideur. C’est là une différence marquante entre un appel interjeté sous le régime de la LSDA et un appel ou une demande de contrôle judiciaire classique que l’on dépose devant la Cour fédérale. Comme il est indiqué au paragraphe 16(4) de la LSDA, l’appel doit être tranché en fonction de « l’information dont [le juge] dispose ». En pratique, même si les parties doivent, par défaut, suivre les dispositions de la règle 343 des Règles des Cours fédérales pour la détermination des éléments de preuve et des renseignements qui doivent figurer dans le dossier d’appel, la LSDA prévoit que les renseignements ou les éléments de preuve présentés au décideur peuvent être retirés par le ministre en vertu de l’alinéa 16(6)g) et que, selon l’alinéa 16(6)e), il est possible de produire des renseignements ou des éléments de preuve supplémentaires qui n’ont pas été présentés au décideur. Cette possibilité de faire un changement dans le dossier dénote là encore l’intention du législateur que le juge désigné puisse jouer un rôle non empreint de retenue, car un dossier différent exige que le juge désigné réexamine les éléments de preuve sur lesquels repose une décision en fonction de ce changement.

[118]    Par exemple, si le ministre retire des renseignements ou d’autres éléments de preuve en vertu de l’alinéa 16(6)g), cette même disposition de la LSDA indique que le juge désigné « ne peut fonder sa décision sur ces renseignements ou ces éléments de preuve et il est tenu de les remettre au ministre ». Pour s’acquitter du rôle de se prononcer sur le caractère raisonnable de la décision du ministre, le juge désigné doit donc jouer un rôle non empreint de retenue et évaluer à nouveau les renseignements et les éléments de preuve qui restent, car un important élément factuel qui sous-tendait la décision du ministre ne fait plus partie du dossier que le juge a en main. Par ailleurs, les raisons du retrait pourraient avoir une incidence sur les renseignements ou les éléments de preuve qui restent. Dans le même ordre d’idées, un élément important des nouveaux renseignements ou éléments de preuve peut obliger le juge désigné à réévaluer les renseignements ou les éléments de preuve dont disposait le décideur, et ce, sous un jour nouveau, surtout si cet élément contextualise ou contredit certains renseignements.

[119]    S’ajoute à la nature non empreinte de retenue du rôle que joue le juge désigné lorsqu’il se prononce sur le caractère raisonnable de la décision portée en appel à la lumière d’un dossier potentiellement différent, le fait que l’alinéa 16(6)e) confère au juge l’immense pouvoir discrétionnaire de décider de recevoir et d’admettre en preuve des renseignements supplémentaires. En fait, comme il est dit à l’alinéa 16(6)e), le juge désigné « peut recevoir et admettre en preuve tout élément — même inadmissible en justice — qu’il estime digne de foi et utile et peut fonder sa décision sur celui-ci ». Ce rôle exige du juge désigné qu’il recoure à une approche délicate, en examinant le genre d’éléments de preuve qui est en jeu et en tenant compte de l’éventail des droits et libertés individuels qui sont potentiellement en cause. Cela indique qu’il doit participer de manière active aux appels interjetés sous le régime de la LSDA, compte tenu notamment du fait que, pour s’assurer que ces éléments de preuve sont « digne[s] de foi et utile[s] », le juge désigné est en outre chargé de prendre en considération des éléments de preuve qui ne sont peut-être pas admissibles devant une cour de justice et peuvent ne pas être communiqués à l’appelant pour des raisons de sécurité nationale. Mon collègue le juge Mosley décrit avec justesse la nature difficile de cette tâche dans la décision Almrei (Re), 2009 CF 1263, [2011] 1 R.C.F. 163 (décision Almrei (Re)), au paragraphe 84 :

[…] Un élément de preuve peut être pertinent, mais ne pas être utile ou judicieux pour un certain nombre de raisons, notamment les circonstances dans lesquelles il a été obtenu. Cela est d’autant plus vrai lorsque le terme est jumelé avec « digne de foi » (reliable) qui comporte les notions de fiabilité, de confiance, de sécurité, de crédibilité.

[120]    Dans la décision Almrei (Re), le juge Mosley parlait de l’alinéa 83(1)h) de la LIPR, que reproduit l’alinéa 16(6)e) de la LSDA en utilisant exactement la même formulation. Contrairement à ce que l’intimé allègue, cette évaluation déborde le cadre de n’importe quelle étape de divulgation. Pour pouvoir évaluer si un élément est « digne de foi », le rôle de « gardien » que joue le juge désigné ne peut pas se limiter qu’à des questions de divulgation; il doit également s’étendre au fond de la preuve qui pèse contre l’appelant.

[121]    Il y a néanmoins dans les dispositions de la LSDA un autre indice qui confirme l’interprétation selon laquelle le juge désigné doit jouer un rôle actif au moment d’évaluer le caractère raisonnable d’une décision, et il s’agit du pouvoir discrétionnaire que lui accorde l’alinéa 16(6)f) de « fonder sa décision sur des renseignements et autres éléments de preuve même si un résumé de ces derniers n’est pas fourni à l’appelant ». L’attribution de ce pouvoir discrétionnaire au juge désigné indique clairement que ce dernier ne peut jouer un rôle empreint de retenue, au sens où on l’entend habituellement, quand il évalue le caractère raisonnable d’une décision. Dans une telle situation, le juge désigné a pour tâche de fonder la décision sur les faits et le droit, comme le ferait un arbitre impartial et indépendant, sans l’avantage que l’appelant puisse vérifier la fiabilité et le caractère suffisant des éléments de preuve ou des renseignements en question. Cette obligation d’évaluer le caractère raisonnable d’une décision doit amener le juge désigné à jouer un rôle actif et vigoureux, qui est interventionniste, mais sans atteindre un stade inquisitoire; une conclusion contraire ouvrirait grand la porte aux erreurs judiciaires. À mon avis, il est inconcevable que ce soit ce que le législateur envisageait.

[122]    C’est au regard des dispositions analysées plus tôt, notamment lorsqu’on les lit à la lumière de l’objet de la LSDA et de la jurisprudence pertinente, que je me dois d’exprimer mon désaccord avec l’argument de l’intimé selon lequel le rôle du juge diffère en fonction de l’« étape » de l’appel et que le mot « raisonnable », au paragraphe 16(4), indique que le juge désigné doit faire preuve de retenue quand il évalue le fond de l’appel, comme le ferait un juge dans le cadre d’un contrôle judiciaire classique.

[123]    Premièrement, indépendamment du fait que les dispositions législatives de la LSDA envisagent manifestement que le juge désigné joue un rôle de « gardien » lorsqu’il évalue le caractère raisonnable de la décision portée en appel, rien dans la LSDA n’indique une intention de scinder en deux étapes distinctes l’instance ou le rôle du juge. Si le législateur avait voulu opter pour une approche en deux étapes à l’égard des appels interjetés sous le régime de la LSDA, il aurait pu inclure un processus semblable à celui qui est décrit à l’article 87 de la LIPR, ou il aurait pu décider d’intégrer l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada dans le processus judiciaire des appels interjetés sous le régime de la LSDA. En fait, la création de la LSDA a fait exactement le contraire, car cette loi a remplacé l’ancienne procédure que prévoyait la Loi sur l’aéronautique, qui était assujettie à l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, comme c’était le cas dans l’affaire Telbani. Cela ne veut pas dire que le juge désigné ne peut pas structurer un appel interjeté sous le régime de la LSDA d’une manière qui crée des étapes distinctes pour la divulgation et le fond, s’il convient de le faire dans les circonstances. C’est plutôt que rien n’indique que le législateur entendait miner le pouvoir discrétionnaire qu’a le juge désigné de concevoir un processus judiciaire équitable en fonction des circonstances de l’affaire et, notamment, le genre de renseignements confidentiels produits.

[124]    Deuxièmement, on ne peut pas dire que, à défaut de nouveaux éléments de preuve, le juge désigné se doit d’évaluer le fond de la décision portée en appel en faisant preuve de retenue, comme le ferait un juge dans le cadre d’un contrôle judiciaire classique parce que le paragraphe 16(4) de la LSDA prévoit un examen du caractère raisonnable de la décision du ministre. Outre l’analyse des dispositions en matière d’appel qui précèdent, ainsi que des obligations et des pouvoirs distincts qu’elles confient au juge désigné et qui vont au-delà de la portée d’un contrôle judiciaire classique, il convient de noter que la Cour suprême du Canada a conclu ce qui suit dans l’arrêt Charkaoui I, aux paragraphes 38, 41 et 42, à propos de la retenue dont le juge désigné doit faire preuve pour décider si un certificat est « raisonnable » :

     Le premier problème tient au degré de retenue du juge envers la conclusion des ministres selon laquelle les faits justifiaient la délivrance du certificat et la détention de la personne désignée. Dans le contexte de ce processus, les juges évitent de faire preuve d’une retenue excessive, insistant plutôt sur un examen rigoureux du caractère raisonnable du certificat à partir des renseignements dont ils disposent : Jaballah, Re (2004), 247 F.T.R. 68, 2004 CF 299; Charkaoui (Re), [2005] 2 R.C.F. 299, 2004 CAF 421, par. 74. C’est à bon droit qu’ils agissent ainsi, étant donné le libellé de la disposition législative, l’historique de son adoption et le rôle du juge désigné.

[...]

     Enfin, le fait que le juge désigné ait accès à plus de renseignements que les ministres n’en avaient à leur disposition pour prendre leur décision initiale de délivrer un certificat et de mettre l’intéressé en détention porte à croire que le juge est relativement bien placé pour apprécier les questions en litige et ne se contente pas d’entériner machinalement cette décision : Charkaoui (Re), 2003 CF 1419, par. 125.

     Je conclus qu’attribuer au juge désigné un rôle qui ne l’oblige pas à faire preuve de retenue contribue à atténuer le premier problème, soit la possibilité que le juge soit perçu comme appartenant au camp du gouvernement.

[125]    Bien que d’aucuns puissent faire valoir que cela ne s’applique qu’aux instances en matière de certificat qui tombent sous le coup de la LIPR et non de la LSDA, j’invite le lecteur à noter que les deux régimes législatifs requièrent que le juge évalue le « caractère raisonnable » de la décision et qu’ils exigent tous deux que cet exercice judiciaire soit fondé sur un dossier qui peut être, comme ne pas être, identique à celui que le décideur avait en main.

[126] En résumé, ce que montre l’arrêt Charkaoui I, c’est que l’obligation de contrôler une décision rendue dans le contexte de la sécurité nationale en fonction de la norme du caractère raisonnable ne veut pas dire que le juge doit jouer un rôle empreint de retenue, semblable à celui que l’on joue dans le cadre d’un contrôle judiciaire classique. L’arrêt Charkaoui I indique plutôt que la retenue dont le juge désigné doit faire preuve est fondée sur les circonstances et que, dans le contexte de la sécurité nationale, où une partie se voit privée d’une divulgation et d’une participation pleines et entières, le juge doit jouer un rôle « actif » et « [non empreint] de retenue » à toutes les étapes de l’instance (aux paragraphes 38 à 42). Ces conclusions, tirées dans le contexte d’affaires relatives à un certificat de sécurité sous le régime de la LIPR s’appliquent également au régime d’appel de la LSDA. À ce stade préliminaire, je n’en dirai pas plus sur la question, car il s’agit d’une question publique qui sera soumise à la Cour plus tard au cours de la présente instance, au moment d’évaluer la norme de contrôle qu’il conviendra d’appliquer.

[127]    Tout bien considéré, une interprétation holistique des dispositions en matière d’appel de la LSDA, eu égard à leur contexte juridique, exige que le juge désigné joue un rôle de « gardien » lorsqu’il évalue le caractère raisonnable de la décision portée en appel. Un processus judiciaire équitable exige que le juge puisse fonder sa décision sur les faits et les règles de droit applicables; cela implique qu’il soit en mesure de vérifier de manière suffisante si les éléments de preuve sont pertinents et dignes de foi, et ce, pour deux raisons. Premièrement, l’étape « appel » de l’instance engagée sous le régime de la LSDA est en fait la première fois que l’appelant est en mesure de mettre sérieusement en doute le fond des éléments de preuve sur lesquels repose la décision du ministre. Deuxièmement, comme il aura vraisemblablement à prendre en considération des éléments de preuve ou des renseignements qui n’ont pas été directement communiqués à l’appelant, le juge doit jouer un rôle qui lui donne la possibilité de vérifier de manière suffisante si, dans ces circonstances, les éléments de preuve qui ont été utilisés sont pertinents et dignes de foi. Pour conférer ces pouvoirs au juge désigné, le législateur a manifestement considéré que le simple fait de faire preuve de retenue envers les conclusions de fait du ministre dans ces affaires, sans intervention supplémentaire du juge désigné, ne serait pas dans l’intérêt de la justice. Il s’ensuit que dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA, les juges désignés doivent s’occuper activement de vérifier les éléments de preuve que présente le ministre tout au long de l’instance ex parte et à huis clos, ce qui inclut l’interrogation des témoins devant la Cour.

3)         Les similitudes entre la LIPR et la LSDA

[128]    Par souci d’exhaustivité dans ces premiers appels interjetés sous le régime de la LSDA, et compte tenu, en particulier, des nombreux arguments invoqués en l’espèce qui sont fondés sur la LIPR, la Cour juge nécessaire de comparer ces deux lois afin que le lecteur puisse bien comprendre leurs similitudes et leurs différences. D’entrée de jeu, je conviens avec l’intimé qu’il ne faudrait pas considérer que les deux régimes législatifs sont identiques, car ils ont des objets différents et des caractéristiques distinctives. Mais cela ne veut pas dire que la LIPR ainsi que la jurisprudence qui s’y rapporte ne peuvent pas servir à faciliter l’interprétation de la LSDA et de ses dispositions en matière d’appel.

[129]    La LSDA et la LIPR ont des objets semblables. Dans ces deux lois, le législateur a créé un régime qui vise à protéger les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale tout en prenant en compte les importants droits garantis par la Charte qui sont en jeu. Cela signifie que la LSDA et la LIPR visent toutes deux à mettre en balance les intérêts en matière de sécurité nationale et les droits individuels. À ce sujet, les objets de la LIPR font montre à la fois d’un souci pour la sécurité nationale et d’une volonté de protéger les droits et libertés individuels :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

Objet en matière d’immigration           

3 (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :        

[…]

h) de protéger la santé et la sécurité publiques et de garantir la sécurité de la société canadienne;           

i) de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité;          

[…]

Objet relatif aux réfugiés       

(2) S’agissant des réfugiés, la présente loi a pour objet : 

[…]

g) de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité;    

h) de promouvoir, à l’échelle internationale, la sécurité et la justice par l’interdiction du territoire aux personnes et demandeurs d’asile qui sont de grands criminels ou constituent un danger pour la sécurité.      

 

Interprétation et mise en œuvre          

(3) L’interprétation et la mise en œuvre de la présente loi doivent avoir pour effet :         

[…]

d) d’assurer que les décisions prises en vertu de la présente loi sont conformes à la Charte canadienne des droits et libertés, notamment en ce qui touche les principes, d’une part, d’égalité et de protection contre la discrimination et, d’autre part, d’égalité du français et de l’anglais à titre de langues officielles du Canada;        

[…]

f) de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire.

[130]    À première vue à ce stade préliminaire, et sans comparer la gravité des allégations de violation de la Charte, la LSDA semble mettre en cause des droits garantis par la Charte qui sont semblables à ceux que met en cause la LIPR, notamment ceux garantis à l’article 7 de la Charte. Dans l’arrêt Charkaoui I, au paragraphe 12 à 16, et dans l’arrêt Harkat (2014), au paragraphe 40, l’ancienne juge en chef McLachlin a conclu que le régime des certificats de sécurité tombant sous le coup de la LIPR mettait en cause d’importants droits liés à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. En l’espèce, les appelants revendiquent les mêmes droits dans leurs avis d’appel respectifs. Sans en dire plus qu’il ne le faut à ce stade, il est évident que le fait qu’une personne soit inscrite sur la liste de la LSDA met en cause sa liberté personnelle en limitant sa capacité de recourir aux services de transport aérien, de même que la propre sécurité de la personne étant donné le préjudice potentiel et l’effet sur sa réputation (Harkat (Re), 2012 CAF 122, [2012] 3 R.C.F. 635, au paragraphe 39). Le paragraphe 6(1) de la Charte protège également la « liberté de circulation » des citoyens canadiens, c’est-à-dire « le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir », droit qui, selon ce qui est clairement indiqué dans les avis d’appel, sera en litige plus tard dans la présente instance. À ce stade-ci, rien d’autre ne sera dit, car cette question sera examinée ultérieurement.

[131]    Par ailleurs, les deux régimes législatifs prévoient une intervention judiciaire pour le contrôle du caractère raisonnable de la décision du ministre. Malgré quelques différences, le rôle que confient au juge la LIPR et la LSDA est, de façon générale, semblable. Sous le régime de la LSDA, le juge désigné est chargé d’examiner la décision du ministre de rejeter la demande de recours administratif de l’appelant, ce qui a pour conséquence d’empêcher ce dernier de se déplacer en aéronef au Canada ou à l’étranger. De façon similaire, sous le régime de la LIPR, le juge désigné a pour tâche de contrôler la délivrance conjointe d’un certificat de sécurité par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, ce qui, dans certains cas, a pour conséquence d’autoriser la mise en détention immédiate de la personne visée ainsi que son éventuelle expulsion si le certificat est réputé valide.

[132]    J’ouvre ici une parenthèse pour signaler que, indépendamment de leurs similitudes, il existe quelques différences entre les processus établis sous le régime de la LSDA et de la LIPR, respectivement. L’une des principales différences entre ces deux procédures judiciaires est que, dans le cas de la LSDA, son enclenchement est facultatif et lancé par la personne inscrite, tandis que, sous le régime de la LIPR, la procédure judiciaire entre automatiquement en vigueur après la délivrance d’un certificat. Autre différence, la décision portée en appel sous le régime de la LSDA est l’examen que fait le ministre du statut de personne inscrite de l’appelant, tandis que la décision que contrôle le juge désigné sous le régime de la LIPR est la délivrance, par deux ministres, du certificat lui-même. De plus, la procédure judiciaire que prévoit la LSDA est un « appel », tandis que celle que prévoit la LIPR est décrite par l’ancienne juge en chef McLachlin comme un « contrôle judiciaire » dans l’arrêt Harkat (2014), au paragraphe 2.

[133]    Cependant, malgré ces différences, le juge désigné se trouve essentiellement dans la même situation et se voit attribuer un rôle semblable. En fait, dans le cadre de la LIPR, le juge désigné a pour tâche de déterminer avec célérité si le certificat est « raisonnable » (article 78 et alinéa 83(1)a)) en se fondant sur un ensemble de renseignements ou d’éléments de preuve qui ne sont peut-être pas identiques à ceux qui ont été soumis aux ministres (voir les alinéas 83(1)h), j) et k)). Dans les deux régimes législatifs, la décision que contrôle la Cour aura été rendue sans fournir à l’intéressé une possibilité raisonnable d’être entendu, et la Cour doit rendre cette décision sans le bénéfice de la participation pleine et entière de l’intéressé étant donné les limites imposées à la divulgation complète en raison d’intérêts liés à la sécurité nationale. Par ailleurs, les deux régimes législatifs confèrent expressément au juge désigné le pouvoir d’ordonner la prise de mesures importantes, qui dépassent le renvoi de l’affaire au décideur, s’il est conclu que la décision en cause est déraisonnable. À cet égard, la LSDA prévoit que le juge désigné peut ordonner que le nom de l’appelant soit radié de la liste de la LSDA (paragraphe 16(5)), tandis que la LIPR prévoit que le juge désigné doit annuler le certificat si celui-ci est considéré comme déraisonnable (article 78).

[134]    Ces similitudes sont importantes pour interpréter le rôle que joue le juge désigné dans un appel interjeté sous le régime de la LSDA. Bien que les deux régimes législatifs puissent servir à des fins différentes, dans chaque cas le juge désigné est appelé à rendre une décision dans un contexte où la personne visée est privée d’une participation et d’une divulgation pleines et entières pour des raisons de sécurité nationale. Ce fait en soi est exceptionnel. Par conséquent, le rôle du juge désigné doit être rajusté par rapport au rôle classique qui est joué lors d’un contrôle judiciaire de façon à ce que le processus judiciaire puisse être équitable. La différence entre ces régimes législatifs n’amoindrit nullement le rôle que doit jouer le juge désigné.

[135]    Les similitudes entre un appel interjeté sous le régime de la LSDA et un contrôle du certificat de sécurité sous le régime de la LIPR sont des plus évidentes lorsqu’on compare, côte à côte, la procédure décrite à l’article 16 de la LSDA et celle qui est décrite à l’article 83 de la LIPR. Pour illustrer les nombreuses similitudes et les quelques différences entre ces dispositions, j’ai créé un tableau comparatif :

Article 83 de la LIPR

Article 16 de la LSDA

L’alinéa 83(1)a) de la LIPR indique : « le juge procède, dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et selon la procédure expéditive ». Il est également indiqué à l’article 78 que le juge désigné « décide du caractère raisonnable du certificat ».

Le paragraphe 16(4) de la LSDA prescrit que le juge désigné « [d]ès qu’il est saisi de la demande, […] décide si la décision est raisonnable compte tenu de l’information dont il dispose » (paragraphe 16(4)).

L’alinéa 83(1)b) de la LIPR dispose que le juge nomme un avocat spécial.

Aucune disposition de ce genre n’existe dans la LSDA.

L’alinéa 83(1)c) de la LIPR indique que le juge « peut d’office » et « doit […] à chaque demande du ministre » entendre des renseignements ou d’autres éléments de preuve ex parte et à huis clos si, selon lui, leur « divulgation […] pourrait porter atteinte […] à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui ».

L’alinéa 16(6)a) prévoit qu’« à la demande du ministre, le juge doit tenir une audience à huis clos et en l’absence de l’appelant et de son conseil dans le cas où la divulgation des renseignements ou autres éléments de preuve en cause pourrait porter atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui ».

Contrairement à la LIPR, le juge ne peut tenir d’office une audience ex parte et à huis clos.

L’alinéa 83(1)d) exige que le juge « [garantisse] la confidentialité des renseignements et autres éléments de preuve que lui fournit le ministre et dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui ».

L’alinéa 16(6)b) est quasi identique à l’alinéa 83(1)d) de la LIPR.

L’alinéa 83(1)e) indique que « [le juge] veille tout au long de l’instance à ce que soit fourni à l’intéressé un résumé de la preuve qui ne comporte aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui et qui permet à l’intéressé d’être suffisamment informé de la thèse du ministre à l’égard de l’instance en cause ».

L’alinéa 16(6)c) prévoit la même chose.

L’alinéa 83(1)j) indique que le juge « ne peut fonder sa décision sur les renseignements et autres éléments de preuve que lui fournit le ministre et les remet à celui-ci s’il décide qu’ils ne sont pas pertinents ou si le ministre les retire ». Par ailleurs, l’alinéa 83(1)f) indique qu’il incombe au juge de garantir la confidentialité des renseignements et des autres éléments de preuve retirés.

Les alinéas 16(6)g) et h) comportent des obligations identiques que celles du juge agissant dans le cadre de la LIPR pour le juge désigné dans le cadre des appels interjetés sous le régime de la LSDA.

Le juge désigné « annule » le certificat s’il ne peut conclure qu’il est raisonnable (article 78).

Le juge désigné « peut » ordonner la radiation du nom de l’appelant de la liste s’il conclut que la décision du ministre n’est pas raisonnable (paragraphe 16(5)).

L’alinéa 83(1)g) exige que le juge donne à l’intéressé et au ministre la possibilité d’être entendus.

La LSDA exige la même chose à l’alinéa 16(6)d).

L’alinéa 83(1)h) permet au juge de « recevoir et admettre en preuve tout élément — même inadmissible en justice — qu’il estime digne de foi et utile et peut fonder sa décision sur celui-ci ».

La LSDA confère au juge un pouvoir discrétionnaire identique à l’alinéa 16(6)e).

L’alinéa 83(1)i) accorde au juge la possibilité discrétionnaire de « fonder sa décision sur des renseignements et autres éléments de preuve même si un résumé de ces derniers n’est pas fourni à l’intéressé ».

La LSDA prévoit un pouvoir identique à l’alinéa 16(6)f).

L’alinéa 83(1)k) indique que « [le juge] ne peut fonder sa décision sur les renseignements que le ministre n’a pas fournis à l’avocat spécial en raison de l’exemption et il lui incombe de garantir la confidentialité de ces renseignements et de les remettre au ministre ».

Aucune disposition de cette nature n’existe dans la LSDA, car ce régime législatif ne prévoit pas explicitement la nomination d’un avocat spécial.

Un appel ne peut être interjeté auprès de la Cour d’appel fédérale que si le juge certifie qu’une question grave de portée générale est en cause. Cependant, aucun appel interlocutoire ne peut être interjeté au cours de l’instance (article 79). Malgré ce qui précède, le ministre peut porter en appel « toute décision rendue en cours d’instance et exigeant la divulgation de renseignements ou autres éléments de preuve qui porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui » (paragraphe 79.1(1)).

La décision de la Cour fédérale peut être portée en appel auprès de la Cour d’appel fédérale (article 17).

           

[136]    Comme l’illustre ce tableau comparatif, les similitudes sont nettement plus frappantes que les différences. Les principales différences sont les suivantes : 1) l’absence de dispositions relatives aux avocats spéciaux dans la LSDA; 2) les juges désignés ne peuvent pas, d’office, demander la tenue d’une audience ex parte et à huis clos sous le régime de la LSDA; 3) la possibilité d’interjeter appel auprès de la Cour d’appel fédérale n’est pas restreinte par les dispositions de la LSDA.

[137]    Cela dit, la principale différence est l’absence de dispositions relatives aux avocats spéciaux dans la LSDA, contrairement à la LIPR. Comme nous le verrons plus loin, l’intention du législateur était plutôt de se fonder sur le pouvoir inhérent du juge désigné de nommer un amicus curiae qui servirait à « remplacer pour l’essentiel » l’appelant (voir les paragraphes 180 à 194 ci-dessous).

[138]    Pour que la comparaison soit exhaustive, il est également important de signaler que la procédure décrite dans les deux régimes législatifs n’exige pas explicitement des étapes séparées et distinctes pour la divulgation et le fond. Contrairement à ce qu’affirme l’intimé, cette exigence n’existe tout simplement pas dans ces régimes législatifs. En fait, selon l’expérience que j’ai acquise en matière d’affaires de certificat relevant de la LIPR, les questions relatives à la divulgation et au fond sont souvent étroitement liées. Cela ne veut pas dire que le juge désigné ne peut pas structurer l’affaire qui lui est soumise en deux étapes distinctes, car il a le droit le plus strict de le faire. Cette division n’est tout simplement pas impérative.

[139]    En conclusion, une comparaison minutieuse des deux lois confirme que le juge désigné doit jouer essentiellement le même « rôle de gardien » dans le cadre de la LSDA que celui qu’il est tenu de jouer dans le cadre de la LIPR. Le législateur a nécessairement envisagé que le juge désigné joue un rôle actif et interventionniste tout au long du processus d’appel prévu par la LSDA. Comme nous l’avons vu, l’ancienne juge en chef McLachlin a clairement indiqué dans l’arrêt Harkat (2014), aux paragraphes 45 à 47, que même la nomination d’un avocat spécial ne doit nullement amoindrir le rôle du juge désigné. En l’espèce, j’ai ordonné la nomination des amici curiae et je leur ai confié un mandat particulier qui vise à compléter le rôle du juge désigné dans la présente instance. Passons maintenant au cœur des questions préliminaires dont la Cour est actuellement saisie : le rôle que jouent les amici curiae dans les présents appels.

C.        LE RÔLE DES AMICI CURIAE COMPLÉMENTS DU JUGE DÉSIGNÉ

[140]    Malgré le rôle de « gardien» que joue le juge désigné dans les cas où les droits que la Charte garantit à un particulier, notamment ceux que confère l’article 7, sont en jeu et le fait qu’il est impossible de procéder à une divulgation et à une participation pleines et entières en raison d’intérêts liés à la sécurité nationale, la Cour suprême du Canada a déclaré que ce rôle actif à lui seul ne garantit pas un processus judiciaire équitable. En fait, la Cour suprême du Canada a conclu que, dans de telles situations, le juge désigné ne remplace pas pour l’essentiel une divulgation et une participation pleines et entières parce que ce juge ne peut pas se fonder sur le processus ordinaire dans le cadre duquel les éléments de preuve sont vérifiés et les éléments de droit sont plaidés pour arriver à sa conclusion, vu l’absence de mécanisme permettant de contester les renseignements ou les éléments de preuve confidentiels dont le ministre s’est servi. Dans l’arrêt Charkaoui I, la Cour suprême du Canada a clairement indiqué que le juge désigné « n’est pas en mesure de compenser l’absence d’examen éclairé, de contestation et de contre-preuve par une personne qui serait au fait de la cause » (au paragraphe 64). Pour cette raison, la Cour suprême du Canada a indiqué que la nomination d’avocats tiers dans le cadre d’une instance ex parte et à huis clos pourrait servir à remplacer pour l’essentiel une divulgation et une participation pleines et entières (aux paragraphes 70 à 84). Dans l’arrêt Harkat (2014), la Cour suprême du Canada a conclu que l’existence d’une telle tierce partie, sous la forme du régime des avocats spéciaux créé en réponse à l’arrêt Charkaoui I, ainsi que d’un juge désigné qui a un rôle de « gardien », permettait de disposer d’un processus judiciaire équitable qui ne portait pas atteinte au droit de la personne nommée d’être informée des allégations qui pesaient contre elle et d’avoir la possibilité d’y répondre, ni au droit que l’on rende une décision fondée sur les faits et le droit applicables (arrêt Harkat (2014), aux paragraphes 45 à 47 et 110 à 112).

[141]    Il ressort essentiellement des arrêts Charkaoui I et Harkat (2014) que, compte tenu des limites strictes qu’impose la LSDA en matière de divulgation, comme le fait la LIPR, la tenue d’un processus judiciaire équitable exige non seulement que le juge désigné joue un rôle de « gardien » dans le cadre des appels interjetés sous le régime de la LSDA, mais aussi que, dans les instances ex parte et à huis clos, un avocat tiers soit nommé afin d’offrir à l’appelant une solution de rechange qui vise à remplacer pour l’essentiel la divulgation et la participation pleines et entières.

[142]    Par conséquent, l’analyse qui suit 1) élabore la jurisprudence concernant les avocats tiers qui prennent part aux instances ex parte et à huis clos ainsi que le rôle de ces derniers en tant que solution de rechange pour remplacer pour l’essentiel les droits niés, 2) passe en revue les principes généraux qui concernent les amici curiae et 3) analyse la nomination ainsi que le rôle et les pouvoirs des amici curiae dans les présents appels.

[143]    Il est toutefois important de mentionner que, comme nous nous trouvons aux stades préliminaires des appels, la présente décision vise à énoncer le rôle que jouent les amici curiae dans le contexte des droits garantis par la Charte qui sont en jeu conformément à ce qui est allégué dans les avis d’appel des appelants. La constitutionnalité du régime de la LSDA, notamment la question de savoir si les amici curiae constituent une solution de rechange adéquate dans les circonstances sera décidée à un stade ultérieur. Pour l’heure, mon rôle, en tant que juge désigné, consiste à prendre note des droits garantis par la Charte et à structurer un processus judiciaire équitable dans les limites de la compétence de la Cour, tout en gardant à l’esprit la nature de la fonction d’amicus curiae et les paramètres qu’impose la LSDA.

1)              Les avocats tiers dans les instances ex parte et à huis clos

[144]    À titre de bref rappel, dans l’arrêt Charkaoui I, la Cour suprême du Canada a conclu que l’ancienne version de la LIPR mettait en cause les droits individuels que protège l’article 7 de la Charte, soit la vie, la liberté et la sécurité de la personne. Elle a ensuite conclu que le régime n’assurait pas un processus judiciaire équitable, car rien ne remplaçait pour l’essentiel le droit qu’avait la personne d’être informée des allégations qui pesaient contre elle et d’avoir la possibilité d’y répondre (arrêt Charkaoui I, au paragraphe 139). La Cour suprême a conclu que, sans cela, le processus n’était pas équitable, car la personne nommée n’avait pas en main les renseignements nécessaires, ou un substitut important, pour pouvoir contredire des erreurs, relever des omissions, contester la crédibilité d’informateurs ou réfuter de fausses allégations (arrêt Charkaoui I, aux paragraphes 53 à 64). La Cour a fait remarquer qu’en dépit de son rôle actif et interventionniste, le juge désigné, sans plus, ne pouvait pas garantir que sa décision était fondée sur tous les renseignements et tous les éléments de preuve pertinents, vu que les droits de la personne n’étaient pas représentés dans les parties ex parte et à huis clos de l’instance où l’on entendait les renseignements ou les autres éléments de preuve confidentiels du ministre (arrêt Charkaoui I, aux paragraphes 48 à 52). Autrement dit, la Cour suprême a conclu qu’il fallait un complément au juge désigné pour garantir un processus judiciaire équitable, même dans les cas où le juge désigné jouait un rôle de gardien.

[145]    La Cour a ensuite examiné la question de savoir si le fait de porter atteinte à l’article 7 de la Charte pouvait se justifier au regard de l’article premier de la Charte. Sur ce point, elle a conclu que l’absence de solution de rechange pour remplacer pour l’essentiel les droits niés dans le régime de la loi ne constituait pas une atteinte minimale au droit des personnes nommées et que ce régime ne pouvait donc pas être sauvegardé par l’article premier de la Charte. La Cour a fondé cette conclusion sur le fait qu’il existait des solutions moins attentatoires et elle a ensuite examiné quelques-unes d’entre elles (arrêt Charkaoui I, au paragraphe 69).

[146]    Dans l’arrêt Charkaoui I, la Cour a passé en revue différentes solutions de rechange possibles. Premièrement, elle a donné l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada comme exemple d’une solution de rechange moins attentatoire qui permettait d’établir un plus juste « équilibre […] entre la nécessité de protéger les renseignements confidentiels et les droits des individus » en accordant au juge désigné le pouvoir discrétionnaire de communiquer certains renseignements s’il croyait que l’intérêt du public à l’égard de la communication l’emportait sur l’intérêt du public à l’égard de la non-communication (arrêt Charkaoui I, au paragraphe 77). Dans la LSDA, le législateur n’a pas retenu cette solution de rechange, car l’alinéa 16(6)b) rend la non-communication obligatoire si elle répond à certains critères de confidentialité.

[147]    Pour ce qui est de la solution de rechange d’un avocat tiers dans le cadre d’une instance ex parte et à huis clos, la Cour a donné plusieurs exemples où cette formule a été employée comme solution de rechange pour remplacer pour l’essentiel les droits niés de manière à trouver un plus juste équilibre entre les exigences de la sécurité nationale et les droits des particuliers. Par exemple, elle a mentionné le recours à un groupe d’avocats indépendants ayant les habilitations de sécurité voulues et chargé de conseiller le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité de manière à représenter les droits de non-citoyens lors des volets « ex parte » et « à huis clos » d’une instance (arrêt Charkaoui I, aux paragraphes 71 à 77). La Cour a également signalé que pendant la Commission Arar, le « commissaire bénéficiait de l’assistance d’un conseiller juridique indépendant, ayant une habilitation de sécurité et de l’expérience en matière de renseignement et de sécurité, qui devait agir en qualité d’amicus curiae relativement aux demandes fondées sur la confidentialité » de façon à mettre en équilibre ces préoccupations contradictoires (arrêt Charkaoui I, au paragraphe 79). Enfin, la Cour s’est également fondée sur le système des avocats spéciaux auquel recourt la Special Immigration Appeals Commission au Royaume-Uni, qu’elle a cité comme exemple d’une solution de rechange moins attentatoire (arrêt Charkaoui I, aux paragraphes 80 à 84). La réponse du législateur à l’arrêt Charkaoui I a consisté en fin de compte à opter pour un système d’avocats spéciaux, que la Cour suprême du Canada a analysé en détail dans l’arrêt Harkat (2014), où elle a conclu qu’il offrait la solution de rechange remplaçant pour l’essentiel les droits niés que l’équité procédurale exigeait dans les circonstances (arrêt Harkat (2014), aux paragraphes 47, 67 à 73 et 77).

[148]    Cela dit, si on les lit avec soin, les arrêts Harkat (2014) et Charkaoui I n’étayent pas la thèse voulant que seul un avocat spécial puisse jouer le rôle d’une solution de rechange valable dans le contexte de la sécurité nationale. L’établissement d’un système d’avocats spéciaux n’était que l’une des solutions de rechange les moins attentatoires que la Cour suprême du Canada a identifiées dans l’arrêt Charkaoui I et que le Parlement a décidé d’adopter. En fait, l’ancienne juge en chef McLachlin indique explicitement que la nomination d’amici curiae, soit feu l’honorable Ron Atkey (un homme ayant une vaste expérience en matière de sécurité nationale) et M. Gordon Cameron, pendant les travaux de la Commission Arar avait été une solution de rechange valable potentiellement moins attentatoire. Voir l’arrêt Charkaoui I, au paragraphe 79, ainsi que le document intitulé « Canada, Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar, Rapport sur les événements concernant Maher Arar : Analyse et recommandations (Ottawa : La Commission, 2006) ».

[149]    En l’absence d’un système d’avocats spéciaux dans la LSDA ainsi que d’une indication claire de la part de l’ancien ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, l’honorable Ralph Goodale, selon laquelle on s’attend à ce que le juge désigné nomme un amicus curiae si les circonstances l’exigent (voir l’extrait complet au paragraphe 193), mon rôle en tant que juge désigné m’obligeait à nommer les amici curiae dans les présents appels. Par ailleurs, cela m’obligeait à entreprendre la délicate tâche de créer, pour ces amici curiae, un mandat qui complèterait mon rôle de juge désigné, dans les limites de mes pouvoirs inhérents et législatifs, tout en veillant à ce que les appelants bénéficient d’une « solution de rechange valable » pour qu’ils puissent être informés de la preuve qui pèse contre eux et y répondre. La question de savoir si ces pouvoirs inhérents et législatifs sont suffisants pour garantir la tenue d’un processus judiciaire équitable est une question sur laquelle je me pencherai lors de mon examen du fond de la décision du ministre et de la constitutionnalité de la LSDA. Il en sera question plus tard dans la présente instance.

[150]    Par conséquent, comme le prévoit mon ordonnance du 7 octobre 2019, deux amici curiae ont été nommés, soit M. Colin Baxter et M. Gib Van Ert, qui remplaceront pour l’essentiel la participation et la divulgation pleines et entières auxquelles ont droit les appelants, conformément aux arrêts Charkaoui I et Harkat (2014), de façon à aider la Cour à s’acquitter de ses obligations dans le cadre des appels interjetés sous le régime de la LSDA. Je vais maintenant examiner les principes juridiques généraux qui se rapportent au rôle des amici curiae, la compétence qu’a la Cour de nommer des amici curiae dans le cadre des appels interjetés sous le régime de la LSDA, ainsi que le rôle que ces derniers doivent jouer dans ces appels.

2)         Les amicus curiae et la compétence inhérente de la Cour

[151]    Je signale tout d’abord que les tribunaux se fondent de plus en plus sur les services d’amici curiae lorsqu’ils se retrouvent dans une situation où certains points de vue cruciaux ne sont pas présentés, et ce, tant dans des affaires pénales que civiles. Il survient des situations inusitées dans lesquelles les tribunaux doivent faire appel à un « ami de la cour ». Dans les instances relatives à la sécurité nationale, le recours à des amici curiae dans de telles situations s’est accru de manière exponentielle depuis le 11 septembre 2001, il y a près de 20 ans. Un bref survol de l’historique des amici curiae nous aidera à comprendre l’essor de ce recours.

[152]    Les amici curiae jouent un rôle au sein de notre système de justice depuis des centaines d’années. Les origines en common law de cette expression latine, qui se traduit littéralement par « ami[s] de la Cour », remontent au XIVe siècle, époque où les tribunaux de common law d’Angleterre bénéficiaient de l’aide d’amici curiae afin de préserver l’« honneur de la cour » en aidant cette dernière à rendre justice et à poursuivre l’évolution rationnelle du droit dans l’intérêt du public. La fonction d’amicus curiae constitue depuis lors un outil de première importance dans les pays de common law du monde entier, dont le Canada, où cette tradition de common law a été accueillie. De nos jours, l’importance de cette fonction continue d’être reconnue. Voir l’arrêt Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3 (arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario), aux paragraphes 44 et 45 et S. Chandra Mohan, « The Amicus Curiae : Friends No More? », [2010] 12 S.J.L.S. 352.

[153]    La nomination des amici curiae fait partie de la compétence inhérente de la Cour. Elle repose sur le pouvoir de la Cour de « faire respecter sa propre procédure et […] constituer une cour de justice » (arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario, au paragraphe 46). Comme l’a signalé la Cour suprême du Canada dans cet arrêt, ce pouvoir est lié à celui qu’a un tribunal de « “demander aux auxiliaires de justice, en particulier les avocats auxquels elle accorde le droit exclusif de plaider devant elle, de l’aider dans l’accomplissement de sa tâche” » (arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario, au paragraphe 46, citant B. M. Dickens, « A Canadian Development : Non-Party Intervention », [1977] 40 Mod. L. Rev. 666, à la page 671). Néanmoins, la Cour suprême du Canada a également précisé que les amici curiae ne doivent être nommés que dans les cas où leur aide est essentielle à la capacité qu’a un juge de s’acquitter de ses fonctions judiciaires dans l’affaire dont il est saisi et qu’il n’y a lieu de recourir à cette option qu’en réponse à une « situation particulière et exceptionnelle » (arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario, au paragraphe 47).

[154]    L’amicus curiae a essentiellement pour rôle de servir la Cour. Son client est le juge. Son mandat varie en fonction des circonstances, car son rôle et ses responsabilités dépendent du juge qui le nomme. Cependant, son rôle consiste habituellement à « représenter les intérêts qui ne sont pas représentés devant la cour, à informer cette dernière de certains facteurs dont elle ne serait pas autrement au courant, ou de la conseiller sur une question de droit ». Voir la décision Telbani, au paragraphe 27.

[155]    Par exemple, conformément au paragraphe 53(7) de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26, qui codifie ce pouvoir inhérent de nommer des amici curiae, la Cour suprême du Canada a nommé des amici curiae à de nombreuses reprises pour représenter des intérêts qui sont touchés dans l’affaire qui lui était soumise et à l’égard desquels des avocats ne comparaissent pas (voir l’arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario, au paragraphe 45, ainsi que la note de bas de page no 4). L’une des affaires les plus notables est le Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, dans laquelle la province du Québec a décidé de ne pas participer au renvoi. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada a nommé Me André Joli-Cœur, de Québec, ainsi que son équipe d’avocats, pour plaider que le Québec pouvait se séparer unilatéralement du Canada en vertu de la Constitution canadienne et du droit international, intérêt qui, d’après la Cour, était touché mais non représenté devant elle (voir la décision Desjardins, Ducharme, Stein, Monast c. Canada (Ministère des Finances), [1999] 2 C.F. 381 (1re inst.)). Voir également les arrêts Renvoi relatif à la taxe de vente du Québec, [1994] 2 R.C.S. 715, et Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418.

[156]    Cela dit, malgré la reconnaissance de la souplesse du mandat de l’amicus curiae, lequel dépend en grande partie des circonstances et du rôle qu’il joue pour la représentation des intérêts qui ne sont pas plaidés devant un tribunal, la Cour suprême du Canada a reconnu que la nature de la fonction elle-même impose certaines limites inhérentes au rôle de l’amicus curiae. En fait, il existe une ligne de démarcation reconnue entre le rôle de l’amicus curiae et celui de l’avocat d’une partie qu’il ne faut pas franchir. Cela s’explique par le fait que l’amicus curiae joue un rôle « foncièrement différent », car son obligation de loyauté réside auprès de la Cour plutôt qu’auprès d’une partie (arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario, au paragraphe 49). Un tribunal doit donc éviter de conférer à l’amicus curiae un mandat qui l’oblige à jouer un rôle d’avocat-client.

[157]    En tant que juge désigné depuis 2002, l’expérience que j’ai acquise me permet de dire que la nomination d’amici curiae dans le contexte de la sécurité nationale est une pratique bien établie, car ces derniers sont régulièrement appelés par notre Cour, dans le cadre d’instances désignées, pour aider le juge désigné à s’acquitter de ses fonctions judiciaires en réponse à la « situation particulière et exceptionnelle » que crée une instance ex parte et à huis clos. En fait, étant donné que les intérêts importants qui sont en jeu sur le plan de la sécurité nationale imposent souvent de sérieuses restrictions au principe de la transparence des procédures judiciaires, lequel constitue un pilier fondamental de notre système de justice, notre Cour a régulièrement nommé des amici curiae en vue de trouver un juste équilibre entre l’intérêt public en matière de secret d’État et les droits des individus en matière d’équité procédurale. L’importance de faire appel à des amici curiae chaque fois qu’il survient des questions de droit importantes dans le contexte de la sécurité nationale a également été publiquement mentionnée par le juge en chef de la Cour fédérale lors d’entrevues antérieures (voir Cristin Schmitz, « Chief Justice shows where line is drawn » Lawyers Daily (2 juillet 2015)).

[158]    Par exemple, notre Cour a eu recours à des amici curiae pour gérer ce « choc des titans » entre les droits individuels et l’intérêt collectif à l’égard de la sécurité nationale dans le contexte d’instances fondées sur l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada. Malgré l’absence de toute disposition législative dans la Loi sur la preuve au Canada qui exige ou autorise la nomination d’un amicus curiae, il est fermement reconnu que notre Cour a la compétence voulue pour le faire. En fait, la Cour d’appel fédérale a récemment signalé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Huang, 2018 CAF 109 (arrêt Huang), au paragraphe 36, que :

[…] Comme le juge désigné l’a souligné, l’article 38 de la LPC ne prévoit pas explicitement la possibilité de nommer un amicus. C’est dans le cadre de leur pouvoir discrétionnaire que la Cour fédérale et la Cour ont développé la pratique de nommer un amicus, et c’est à la cour qui nomme un amicus de déterminer précisément le rôle et les attributions qu’elle entend lui conférer.

[159]    Cette pratique consistant à nommer un amicus curiae dans le cadre d’une instance menée en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada est également confirmée dans des affaires telles que les suivantes : décision Telbani, au paragraphe 26; arrêt Ader c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 105, au paragraphe 5; arrêt Canada (Procureur général) c. Almaki, 2011 CAF 54, au paragraphe 20; et décision Khadr, aux paragraphes 12 à 16.

[160]    En fait, comme le signale le juge Mosley dans la décision Khadr, l’existence du pouvoir discrétionnaire de nommer un amicus curiae dans le contexte d’une instance introduite en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada était un facteur important qui sous-tendait la conclusion tirée dans la décision Canada (Procureur général) c. Khawaja, 2007 CF 490, [2008] 1 R.C.F. 547 (conf. par Canada (Procureur général) c. Khawaja, 2007 CAF 388, [2008] 4 R.C.F. 3), à savoir que les dispositions autorisant la tenue d’audiences ex parte et à huis clos en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada étaient constitutionnelles (décision Khadr, au paragraphe 12). Le régime que prévoit l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada a finalement été jugé constitutionnel par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Ahmad, 2011 CSC 6, [2011] 1 R.C.S. 110, en grande partie à cause de la souplesse dont bénéficie le juge pour l’exercice de son pouvoir discrétionnaire judiciaire, dont celui de nommer un amicus curiae (voir les paragraphes 41 à 50).

[161]    La nomination d’un amicus curiae est également devenue la pratique adoptée par notre Cour dans le cadre de mandats visés à l’article 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité lorsqu’il se pose des questions de droit. Par exemple, dans la décision Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (Re), 2008 CF 300, [2008] 3 R.C.F. 477 (décision Loi SCRS (Re) (2008)), malgré l’absence de toute disposition explicite autorisant la nomination d’un amicus curiae, la Cour a fait remarquer ceci, au paragraphe 3 :

[…] Il est devenu évident qu’il fallait un amicus curiae car le SCRS ne pouvait objectivement présenter pleinement à la Cour tous les différents points de vue soulevés par la question de droit. L’intérêt de la justice exigeait clairement qu’un amicus curiae soit nommé par la Cour afin que puisse être examiné le point de vue opposé à celui présenté par le SCRS à l’appui de la demande de mandats […]

[162]    On peut également constater la présence d’un amicus curiae dans des décisions ultérieures concernant des mandats délivrés en vertu de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, comme l’arrêt Articles 16 et 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23 (Re), 2018 CAF 207, la décision X (Re), 2018 CF 738, [2019] 1 R.C.F. 567 et l’arrêt X (Re), 2014 CAF 249, [2015] 1 R.C.F. 684. Il va sans dire que cette liste n’est pas exhaustive.

[163]    La pratique consistant à nommer un amicus curiae s’est également étendue aux instances ex parte et à huis clos dans le cadre desquelles un privilège est revendiqué en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité. Notre Cour a conclu que la « responsabilité prépondérante [du juge] qui consiste à assurer l’équité et la bonne administration de la justice » justifiait la nomination d’un amicus curiae dans la décision X (Re) (2017), au paragraphe 32. La Cour d’appel fédérale a également confirmé cette pratique dans l’arrêt Article 18.1 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, tel que modifié (Re), 2018 CAF 161, [2019] 2 R.C.F. 333 (l’arrêt Article 18.1 de la LSCRS (Re)), aux paragraphes 41 à 47, 53 et 56 à 57.

[164]    Dans cet éventail de situations dans lesquelles il est maintenant d’usage que notre Cour nomme un amicus curiae dans le cadre d’une instance désignée, les amici curiae sont appelés à jouer un rôle qui, dans le contexte de la sécurité nationale, est unique et exceptionnel. La Cour a eu recours à des amici curiae dans le contexte de la sécurité nationale pour aider des juges désignés à s’acquitter de leurs obligations légales d’une manière qui veille au respect de l’obligation générale qu’a le juge d’assurer un processus judiciaire équitable.

[165]    Néanmoins, dans le contexte de la sécurité nationale, c’est au juge qui nomme l’amicus curiae qu’il appartient de structurer le mandat de ce dernier. Ce mandat peut donc varier d’une affaire à une autre, selon ce qu’il faut pour que le juge désigné s’acquitte de ses obligations légales et de l’obligation générale d’assurer l’équité procédurale dans l’affaire en question. Voir les décisions Telbani, au paragraphe 31, et Huang, au paragraphe 36.

[166]    Cela dit, étant donné qu’une instance ex parte et à huis clos exclut intrinsèquement les parties intéressées, les mandats des amici curiae sont axés en grande partie sur la présentation à la Cour des intérêts de la partie exclue qui n’a pas accès à certains renseignements confidentiels. C’est ce qu’a fait remarquer le juge Mosley, dans la décision Khadr, au paragraphe 32 :

     De même, je crois que dans le contexte d’une demande présentée en vertu de l’article 38 en rapport avec une instance criminelle, comme en l’espèce, un amicus nommé par la Cour peut soulever des questions favorisant la personne qui demande la divulgation des renseignements durant la partie ex parte de l’instance et peut être considéré à cet égard comme représentant la personne à ce stade. Mais l’amicus n’entretient aucune relation avocat-client avec la personne et son rôle consiste à aider la Cour à trancher les questions de façon équitable.

[167]    En fait, dans l’arrêt Sellathurai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CAF 223, [2012] 2 R.C.F. 243 (Sellathurai), la juge Dawson a même conclu qu’il était erroné de ne pas examiner si l’équité exigeait la nomination d’un amicus curiae dans le contexte d’une instance ex parte et à huis clos, allant jusqu’à suggérer le mandat suivant, suivant les circonstances, au paragraphe 55 :

     Dans les circonstances, la nomination d’un amicus, lequel aurait peut-être été autorisé à parler à l’avocate de M. Sellathurai avant de consulter les renseignements privilégiés, aurait permis à celui-ci de se fonder sur le dossier confidentiel pour présenter des observations relatives aux préoccupations de M. Sellathurai. C’était là un facteur pertinent dont la juge aurait dû tenir compte et que n’aborde pas la jurisprudence sur laquelle elle s’est appuyée pour refuser la nomination d’un amicus.

[168]    Cependant, conformément à ce que la Cour suprême du Canada a déclaré dans l’arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario, il ressort clairement de la jurisprudence relative à la sécurité nationale que le mandat d’un amicus curiae ne peut pas franchir la ligne de démarcation entre le fait de représenter des intérêts qui ne sont pas présentés à la Cour dans le but d’aider le juge désigné à s’acquitter de ses fonctions et celui de représenter une partie devant la Cour dans le cadre d’une instance désignée. Cette ligne de démarcation est bien définie par le juge de Montigny (qui siégeait à notre Cour à l’époque) dans la décision Telbani, aux paragraphes 28 à 31, et ce, dans le contexte d’une demande présentée en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada :

  Il ne fait pas de doute, cependant, que l’amicus n’est pas l’avocat de l’accusé (dans une instance criminelle) ou du défendeur (dans une instance civile). Le rôle d’un amicus n’est pas davantage assimilable à celui d’un avocat spécial nommé sous l’autorité de l’article 83 de la LIPR dans le contexte d’un certificat de sécurité. Son rôle est de prêter main-forte au tribunal et d’assurer la bonne administration de la justice, et son seul « client » est le tribunal ou le juge qui l’a nommé. Comme le rappelait le juge Fish (s’exprimant au nom des dissidents) dans l’arrêt Ontario c Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43 (au para 87), « [u]ne fois nommé, l’amicus a une obligation de loyauté et d’intégrité envers le tribunal, et non vis-à-vis de l’une ou l’autre des parties à l’instance ».

  Il ne saurait d’ailleurs en aller autrement si l’amicus doit pouvoir jouer intégralement le rôle qui lui est imparti. En effet, il n’est pas inconcevable qu’il ait à faire valoir des arguments ou des points de droit qui ne soient pas nécessairement favorables à l’accusé ou au défendeur. C’est d’ailleurs pour cette raison que la Cour suprême a unanimement conclu dans l’arrêt Criminal Lawyers’ Association qu’une fois nommé amicus, l’avocat qui accepte de tenir le rôle d’avocat de la défense n’est plus l’ami de la Cour (voir les paragraphes 56 pour la majorité et 114 pour la minorité). Bien que la Cour se soit divisée sur la question de savoir si une cour supérieure a le pouvoir inhérent de fixer le taux de rémunération d’un amicus, tous les juges ont considéré que le rôle d’un amicus et celui d’un avocat de la défense sont antinomiques. J’estime qu’il en va de même dans le cadre d’une procédure civile, même si la ligne de démarcation n’est peut-être pas toujours aussi claire et que les conséquences d’une confusion des genres ne seraient pas nécessairement aussi dramatiques.

  Bref, le fait de jouer un rôle qui peut parfois être opposé à celui du Procureur général ne fait pas de l’amicus un avocat de la défense ou de la partie civile. L’objectif de l’amicus et l’état d’esprit dans lequel il agit n’est pas de prendre fait et cause pour l’accusé ou le défendeur, mais d’apporter à la Cour un éclairage qu’elle ne recevrait pas autrement et de l’aider à prendre une décision qui soit dans le meilleur intérêt de la justice. Le fait que ces intérêts puissent converger dans certaines circonstances n’y change rien et ne représente pour ainsi dire qu’un bénéfice marginal résultant de la nomination d’un amicus. Ce dernier se doit donc d’agir en tout temps avec transparence, sans jamais tenter de prendre les avocats du Procureur général par surprise. Les tactiques et les stratégies que pourrait à bon droit utiliser un avocat de la défense et même, dans certaines circonstances, un avocat spécial, ne sont pas de mise dans le cadre d’une procédure découlant de l’article 38 de la LPC.

  Ceci dit, le rôle de l’amicus dans une telle procédure pourra être modulé par le juge qui le nomme pour tenir compte du caractère très particulier d’une demande présentée sous l’autorité de l’article 38 de la LPC. La nature même des renseignements auxquels l’amicus aura accès, la gravité des enjeux que soulève l’équilibrage de la sécurité nationale et l’équité des procédures, et le degré de transparence avec lequel le Procureur général ainsi que les témoins appelés au soutien de la demande s’acquittent de leur fonction, sont autant de facteurs qui pourront amener un amicus à jouer un rôle plus ou moins interventionniste selon les circonstances.

[169]    Cela dit, il serait négligent de ma part de ne pas faire état de la jurisprudence élaborée en Ontario à la suite de l’arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario, laquelle démontre que lorsqu’il est justifié de confier un rôle élargi à l’amicus curiae à cause d’un réel risque d’erreur judiciaire, l’écart entre le fait de représenter une partie devant le tribunal en tant qu’avocat de la défense et celui de présenter les intérêts de cette partie peut sembler bien mince. Voir la décision R. v. Jaser, 2014 ONSC 2277 (décision Jaser), aux paragraphes 35 à 42 et l’arrêt R. v. Imona-Russel, 2019 ONCA 252, 145 O.R. (3d) 197 (arrêt Imona-Russel), aux paragraphes 85 à 94. Dans ces deux décisions, les tribunaux ont analysé des situations dans lesquelles l’accusé, qui assurait lui-même sa défense, était incompétent et où il était nécessaire de nommer un amicus curiae pour éviter une éventuelle erreur judiciaire. Interprétant l’arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario, ces tribunaux ont conclu, respectivement, que l’on pouvait attribuer à un amicus curiae le mandat de [traduction] « représenter l’accusé » (décision Jaser, au paragraphe 39) et de discuter de questions de droit et de s’entretenir avec le tribunal [traduction] « pour le compte de l’accusé » sans jouer le [traduction] « rôle de l’avocat de la défense » (arrêt Imona-Russel, au paragraphe 88), comme l’avait souligné la majorité dans l’arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario, aux paragraphes 49 à 56.Cette dernière restriction peut être difficile à appliquer en pratique.

[170]    Cette interprétation de l’arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario ne semble pas concorder avec l’interprétation que l’on fait de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans la jurisprudence à laquelle je suis lié, notamment la décision Telbani, aux paragraphes 27 à 30, et l’arrêt Huang, au paragraphe 36, qui tracent une ligne de démarcation entre le fait de représenter les intérêts d’une partie et celui d’agir pour son compte. Même si le juge Mosley recourt à un certain moment à une formulation semblable à celle de la décision Jaser dans sa décision Khadr de 2008 (au paragraphe 32), c’était avant l’arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario de la Cour suprême du Canada et avant la décision Telbani et l’arrêt Huang. Cela étant, pour le moment, je crois que les pouvoirs inhérents dont je dispose pour nommer un amicus curiae et structurer son mandat en fonction des circonstances de l’espèce ne me permettent pas d’attribuer aux amici curiae un mandat qui les amènerait à agir « pour le compte » des appelants. Cependant, mes pouvoirs inhérents me permettent de leur attribuer le mandat de « représenter les intérêts » des appelants. Cela dit, il viendra peut-être un jour où des faits importants et imprévus, découverts lors d’une instance à huis clos, justifieront la nomination d’un amicus curiae qui jouera un rôle plus représentatif dans l’instance ex parte et à huis clos. Pour le moment, ce n’est pas le cas en l’espèce.

[171]    D’aucuns pourraient dire que le fait d’attribuer un mandat visant à « représenter les intérêts » d’un appelant devant le tribunal lors des parties ex parte et à huis clos d’un appel excède cette limite inhérente au rôle de l’amicus curiae. On pourrait dire aussi que le fait d’agir « pour le compte » d’une personne et le fait de « représenter les intérêts » d’une personne constituent une seule et même chose, et que la différence est essentiellement de nature sémantique. Même si ces mandats peuvent se manifester de façon semblable dans certaines circonstances, les différences sont l’état d’esprit dans lequel l’amicus curiae agit ainsi que les tactiques et les stratégies dont il convient d’user lorsqu’on agit « pour le compte » d’une personne, comparativement au fait de présenter des intérêts pour aider la Cour dans une situation où ces intérêts ne sont pas représentés (décision Telbani, au paragraphe 30). Je suis d’avis que le fait de « représenter les intérêts » d’un appelant lors des parties ex parte et à huis clos d’un appel est encore compatible avec les limites inhérentes du rôle de l’amicus curiae, car cela concorde avec ce qui est dit dans la décision Telbani, au paragraphe 27, et avec le rôle qu’attribue souvent la Cour suprême du Canada aux amici curiae, conformément au paragraphe 53(7) de la Loi sur la Cour suprême (Criminal Lawyers’ Association of Ontario, au paragraphe 45 et à la note de bas de page no 4).

3)         Les différences entre le rôle de l’avocat spécial et celui de l’amicus curiae

[172]    Conformément à ce qui est signalé dans la décision Telbani, la principale différence entre l’amicus curiae et l’avocat spécial dans le contexte de la sécurité nationale réside en grande partie dans la source de leurs rôles, leurs responsabilités et leurs pouvoirs sur le plan juridique. Si le rôle de l’amicus curiae découle d’un pouvoir discrétionnaire reconnu en common law qui est conféré aux juges, les avocats spéciaux sont créés par des lois et leur existence et leur rôle dépendent entièrement du législateur.

[173]    Cette différence de sources juridiques explique la différence entre leurs responsabilités et leurs rôles fondamentaux dans une instance particulière, de même que les pouvoirs qu’ils détiennent.

[174]    En fait, l’avocat spécial se voit attribuer un rôle précis dans le cadre de la LIPR : « défendre » les intérêts de la personne nommée (paragraphe 85.1(1)). En revanche, le rôle de l’amicus curiae est de servir la Cour et de l’aider à s’acquitter de ses obligations. Cela dit, dans le contexte de la sécurité nationale, le juge attribue souvent à l’amicus curiae le rôle de représenter les intérêts d’une partie qui n’ont pas été présentés au tribunal afin d’aider celui-ci à s’acquitter de ses obligations et à assurer la tenue d’un processus équitable tout en préservant le caractère secret de renseignements et d’éléments de preuve confidentiels qui n’ont pas été divulgués à une partie. De façon similaire, la LIPR attribue à l’avocat spécial le rôle de défendre les intérêts de la personne nommée pour ce qui est des éléments de preuve et des renseignements confidentiels non divulgués, ce qui est compatible avec l’arrêt Charkaoui I, où la Cour suprême du Canada a conclu que l’équité d’une instance ne peut reposer entièrement sur les épaules du mandat interventionniste d’un juge désigné (au paragraphe 65) et qu’un avocat indépendant pourrait aider les juges désignés à s’acquitter de leur obligation d’assurer la tenue d’un procès équitable (aux paragraphes 70 à 84).

[175]    Cependant, même si l’on attribue souvent à l’amicus curiae le rôle de représenter les intérêts d’une partie devant le tribunal, leur mandat dépend entièrement du juge qui les nomme. Par contraste, le rôle, les responsabilités et les pouvoirs de l’avocat spécial sont fixés et explicitement prévus dans la LIPR, ce qui accorde aux juges fort peu de pouvoirs discrétionnaires pour ce qui est de façonner leur mandat, hormis une disposition qui permet aux juges de leur accorder des pouvoirs supplémentaires : voir l’alinéa 85.2c) de la LIPR. Qui plus est, la nomination d’un amicus curiae est une mesure discrétionnaire, tandis que celle de l’avocat spécial est impérative. Cette certitude d’une affaire à une autre est souvent louée comme un avantage marquant du système des avocats spéciaux, comparativement à celui des amici curiae.

[176]    En revanche, quand il nomme un amicus curiae, le juge conserve la latitude de façonner son mandat en fonction des circonstances, de façon à mettre en équilibre l’obligation d’assurer la tenue d’un processus équitable et les préoccupations relatives à l’efficacité judiciaire et à la limitation des délais, ce dernier point étant souvent une obligation légale dans le contexte de la sécurité nationale (voir le paragraphe 16(4) de la LSDA et l’alinéa 83(1)a) de la LIPR). En fait, la question des délais est un point qui préoccupe notre Cour de manière constante lorsqu’il est question des avocats spéciaux : voir la décision Harkat (Re), 2009 CF 340,aux paragraphes 19 à 23, où notre Cour a refusé la demande des avocats spéciaux qui souhaitaient obtenir la communication supplémentaire de « milliers de documents » parce qu’une telle « ordonnance s’apparenterait à une recherche à l’aveuglette et retarderait de manière inacceptable la présente instance » (au paragraphe 21). Voir aussi les commentaires de notre Cour au sujet des frais publics et des délais dans la décision Harkat (Re), 2010 CF 1241, [2012] 3 R.C.F. 251, aux paragraphes 37 et 38. Le rôle, les responsabilités et les pouvoirs de l’avocat spécial sont fixes et il y a peu de latitude pour les rajuster en fonction des circonstances. Par ailleurs, la nomination d’un avocat spécial se limite à une liste d’avocats approuvés, dressée par le ministre de la Justice, liste qui s’est amenuisée au fil des ans et qui compte 11 avocats, dont les bureaux sont situés surtout à Toronto ou à Ottawa. Par comparaison, la Cour, jouissant de la latitude discrétionnaire requise pour le faire, a mis au point et mis à jour au fil des ans une liste d’amici curiae approuvés sur le plan de la sécurité afin de l’aider dans le cadre d’instances désignées et qui est axée sur une représentation diversifiée, régionale et linguistique.

[177]    Le contexte jurisprudentiel et législatif qui précède étant énoncé, nous pouvons maintenant passer à la question qui se situe à l’avant-plan des présents appels : le rôle et les pouvoirs des amici curiae.

4)             La nomination, le rôle et les pouvoirs des amici curiae

[178]    Ayant une bonne compréhension de mon rôle en tant que juge désigné sous le régime de la LSDA, lequel consiste à assurer la tenue d’un processus judiciaire équitable qui protège aussi les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale, des observations faites par la Cour suprême du Canada au sujet des avocats tiers dans les instances ex parte et à huis clos, de même que des règles de droit qui s’appliquent aux amici curiae et de la manière dont ces derniers se comparent aux avocats spéciaux qui relèvent de la LIPR, je vais maintenant examiner le rôle que jouent les amici curiae dans les présents appels interjetés en vertu de la LSDA. J’ai eu le sentiment qu’il était nécessaire d’établir d’abord les points de droit qui précèdent avant de poursuivre la présente analyse, car c’était eux que j’avais principalement à l’esprit quand j’ai nommé les amici curiae le 7 octobre 2019.

[179]    Dans la présente section, je vais commencer par 1) analyser la compétence qu’a la Cour pour nommer les amici curiae dans les présents appels interjetés sous le régime de la LSDA; je vais ensuite 2) examiner le rôle qu’ils jouent dans le cadre des présents appels; enfin, je vais 3) énoncer les pouvoirs dont ils disposent pour s’acquitter de ce rôle, ce qui comportera une analyse de la question de savoir si les amici curiae peuvent contre-interroger les témoins de l’intimé sur le fond de la décision portée en appel.

(i)           La nomination des amici curiae

[180]    Bien qu’aucune partie ne se soit encore opposée à la nomination, le 7 octobre 2019, des amici curiae dans le cadre des présents appels, j’estime qu’il est nécessaire d’analyser brièvement mon habilité à les nommer étant donné qu’il s’agit en l’espèce des premiers appels interjetés sous le régime de la LSDA.

[181]    Comme il a été indiqué plus tôt en détail, mon habilité à nommer un amicus curiae est une compétence inhérente qui repose sur le « pouvoir [de la Cour] de faire respecter sa propre procédure et de constituer une cour de justice » (arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario, au paragraphe 46). Ce pouvoir se limite néanmoins à une « situation particulière et exceptionnelle » dans laquelle le juge doit avoir besoin de l’aide de ces personnes pour s’acquitter de ses fonctions dans l’affaire en cause (arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario, au paragraphe 47). Dans le contexte de la sécurité nationale, il est devenu d’usage pour notre Cour de procéder à la nomination de telles personnes lorsqu’aucun avocat tiers n’est prévu par la loi dans le cas d’une instance ex parte et à huis clos et lorsque le régime législatif impose, dans l’intérêt de la sécurité nationale, des limites à la divulgation et à la participation. L’équité exige de telles nominations de manière on ne peut plus évidente. Sans ces nominations, le processus judiciaire serait fondamentalement vicié.

[182]    Dans le cas de la LSDA, il est évident que la nomination des amici curiae est compatible avec les obligations légales imposées au juge désigné ainsi qu’avec l’objet de cette loi et l’intention du législateur.

[183]    En fait, la nomination d’un amicus curiae sous le régime de la LSDA est une mesure qui est compatible avec l’objet implicite des obligations légales qu’attribue au juge désigné l’article 16 de la LSDA.

[184]    La LSDA exige que le juge entende des renseignements ou d’autres éléments de preuve que fournit le ministre en l’absence du public ainsi qu’en l’absence de l’appelant et de son avocat si, de l’avis du juge, la communication de ces renseignements ou de ces éléments de preuve porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Voir l’alinéa 16(6)a). Dans le même ordre d’idées, la LSDA confie au juge la responsabilité de garantir la confidentialité de ces renseignements ou éléments de preuve. Voir l’alinéa 16(6)b). Pourtant, la LSDA charge également le juge de veiller à ce que l’appelant et le ministre aient tous deux la possibilité d’être entendus. Voir l’alinéa 16(6)d).

[185]    Étant donné que la LSDA attribue au juge désigné ces obligations en apparence contradictoires, la nomination d’un amicus curiae est non seulement une mesure qui est compatible avec ces obligations légales, mais elle peut être aussi la seule façon de leur donner simultanément effet. Cela est d’autant plus vrai que le juge désigné est obligé de tenir des audiences ex parte et à huis clos et de préserver la confidentialité de certains renseignements ou éléments de preuve, en excluant l’appelant, tout en étant également obligé de fournir à ce dernier une possibilité d’être entendu. Bien que l’amicus curiae ne puisse se substituer entièrement à l’appelant et à son avocat lors de l’instance ex parte et à huis clos, sa présence, s’il est doté d’un mandat vigoureux, donne le maximum d’effet possible dans le régime législatif actuel au droit de l’appelant d’être entendu lors d’une instance ex parte et à huis clos, tout en garantissant la confidentialité des renseignements.

[186]    Par ailleurs, vu le rôle confié au juge désigné dans un appel interjeté sous le régime de la LSDA et l’absence de l’appelant et de son avocat lors des audiences ex parte et à huis clos qui portent sur les renseignements ou les éléments de preuve confidentiels, la nomination d’un amicus curiae est implicitement exigée pour que le juge puisse s’acquitter de ses fonctions. Par exemple, la LSDA confère à l’alinéa 16(6)e) au juge désigné le pouvoir de recevoir et d’admettre en preuve tout élément digne de foi et utile, même s’il est inadmissible en justice, ainsi que le pouvoir de fonder sa décision sur ces renseignements. Dans le même ordre d’idées, l’alinéa 16(6)f) prévoit que le juge peut fonder sa décision sur des renseignements ou des éléments de preuve, peu importe si ces renseignements ou éléments de preuve, ou un résumé de ceux-ci, ont été fournis à l’appelant.

[187]    En conséquence, compte tenu des pouvoirs attribués au juge désigné, la présence d’un amicus curiae est implicitement requise pour aider le tribunal à vérifier si certains renseignements ou éléments de preuve non divulgués à l’appelant au cours des volets « ex parte » et « à huis clos » de l’appel sont fiables et dignes de foi, ainsi que pour aider le tribunal à évaluer ces renseignements ou ces éléments de preuve. Cela doit être fait parce que ces éléments de preuve ou ces renseignements ne peuvent pas être résumés à l’appelant et seraient inadmissibles en justice. Cette tâche exige que les amici curiae aident à vérifier non seulement les motifs de la non-divulgation, mais aussi si les éléments de preuve sont fiables et dignes de foi, ce qui touche le caractère raisonnable de la décision du ministre. Cela exige aussi que les amici curiae aident à vérifier si de nouveaux renseignements confidentiels présentés à notre Cour sont fiables et dignes de foi ainsi que l’effet des renseignements retirés.

[188]    En résumé, si on les considère ensemble et de manière holistique, les obligations et les pouvoirs que l’on attribue au juge désigné dans le cadre d’un appel interjeté sous le régime de la LSDA sont compatibles avec la nomination d’un amicus curiae, mais aussi, dans de nombreux cas, requièrent une telle nomination afin de donner simultanément effet aux responsabilités assignées au juge désigné ainsi que de permettre à la Cour de s’acquitter pleinement des obligations législatives décisionnelles qui lui sont attribuées.

[189]    Par ailleurs, la nomination d’un amicus curiae dans le cadre d’un appel interjeté sous le régime de la LSDA est compatible non seulement avec une interprétation harmonieuse des dispositions législatives en matière d’appel que prévoit le paragraphe 16(6) de la LSDA, mais aussi avec l’objet de cette dernière et avec l’intention du législateur.

[190]    Comme nous l’avons vu plus tôt, il est possible de résumer l’objet de la LSDA en disant qu’il s’agit d’un régime législatif qui vise à trouver un juste équilibre entre les droits et libertés d’individus tout en protégeant les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale ainsi que la sécurité des Canadiens relativement aux déplacements aériens.

[191]    Dans le contexte des appels interjetés sous le régime de la LSDA, la nomination d’un amicus curiae concorde avec l’objet législatif de cette loi. La nomination d’un amicus curiae, auquel on confie un mandat vigoureux, assure un certain degré d’équité procédurale à l’appelant lors d’une instance ex parte et à huis clos, quand il risque d’être porté atteinte à ses droits et libertés. Cette mesure assure toutefois le respect de la nature confidentielle de renseignements et d’éléments de preuve qui, s’ils étaient divulgués, porteraient atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.

[192]    Cette intention de mettre en équilibre les droits et libertés individuels et les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale ainsi que la protection des Canadiens grâce à la possibilité de nommer un amicus curiae a aussi été clairement exprimée dans des débats législatifs portant sur la LSDA.

[193]    C’est ce qu’illustre notamment l’échange suivant entre la sénatrice Marilou McPhedran, l’honorable Ralph Goodale (alors ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), Doug Breithaupt (directeur et avocat général, Section de la politique en matière de droit pénal) et Malcolm Brown (à l’époque sous-ministre de la Sécurité publique) le 10 avril 2019 devant le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense :

     La sénatrice McPhedran : Je vous remercie, monsieur le ministre, de bien vouloir rester un peu plus longtemps pour répondre aux questions.

     Ma question porte sur la partie 6 du projet de loi et sur l’équilibre entre la sécurité et les droits. Comme nous le savons, nous avons des dispositions de recours dans la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, un renvoi à la partie 6, et des restrictions quant aux renseignements qu’un demandeur peut être en mesure de recevoir sur les raisons de son inscription sur la liste d’interdiction de vol. Comme une partie de ces renseignements peuvent être considérés de nature sensible et secrète, c’est tout à fait acceptable. L’article 16 de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens exige que le juge présidant l’audience entende des renseignements ou des éléments de preuve en l’absence de l’intéressé, le résumé étant fourni à l’intéressé, à l’exclusion des renseignements ayant été jugés préjudiciables à la sécurité nationale ou qui pourraient compromettre la sécurité de quelque personne que ce soit s’ils étaient communiqués.

     Monsieur le ministre, étant donné que nous avons déjà un système dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés qui permet une approche par médiation avec des avocats ayant une autorisation de sécurité qui ont accès aux renseignements secrets à titre d’avocats spéciaux travaillant sous le régime des certificats de sécurité, pourquoi ne pas utiliser un système ayant fait ses preuves dans la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, comme couvert dans le projet de loi?

     M. Goodale : Sénatrice McPhedran, je vais vérifier, pour être sûr de ne pas me tromper. Si j’ai bien compris, dans ces circonstances, un juge peut demander l’aide d’un ami de la cour au besoin. Je crois que cela est déjà prévu dans la loi.

     Il reviendrait au juge président du tribunal de déterminer si l’aide d’un avocat spécial ou autre ami de la cour serait nécessaire pour veiller à ce que tout se déroule de façon juste pour ceux qui se retrouvent devant le juge.

     La sénatrice McPhedran : C’est un énorme exercice du pouvoir discrétionnaire. Si le certificat de sécurité existant avec les avocats spéciaux était en place, les personnes faisant l’objet d’un examen et d’une surveillance seraient systématiquement représentées plutôt que d’être soumises à la possibilité d’une application incohérente dans ce domaine du pouvoir discrétionnaire du juge.

     M. Goodale : Je comprends ce que vous dites, mais je vais contre-argumenter en disant que, dans les tribunaux de tout le pays, les juges sont appelés à rendre des jugements de cette nature presque tous les jours.

     La sénatrice McPhedran : Mais les jugements ne sont pas entourés d’autant de secrets.

     M. Goodale : Avez-vous quelque chose à ajouter, monsieur Breithaupt?

     M. Breithaupt : J’aimerais simplement confirmer que la Cour fédérale a le pouvoir de nommer un amicus curiae ou un ami de la cour pour l’assister dans de telles procédures si le juge de la Cour fédérale estime qu’une telle nomination est justifiée. C’est le genre de décisions qu’ils prennent.

     La sénatrice McPhedran : C’est le mot « si » qui m’inquiète. C’est ce que je tenais à souligner.

     M. Goodale : Je comprends ce que vous dites, madame la sénatrice.

     M. Brown : J’ajouterais que les avocats spéciaux dans le processus des certificats de sécurité ont un rôle très unique à jouer dans un processus très rarement utilisé. Le processus le plus traditionnel pour répondre aux préoccupations que vous soulevez est l’amicus. Je pense que les juristes sont d’avis — et je m’adresse également à Doug à ce sujet — qu’il existe un précédent bien établi en ce qui concerne le recours à l’amicus pour protéger l’intérêt même qui vous préoccupe, et ce, sans avoir à recourir au processus beaucoup plus élaboré et compliqué des avocats spéciaux qui sont liés aux certificats de sécurité.

Canada. Parlement. Sénat. Délibérations du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, 42e lég., 1re sess., fascicule no 40 (10 avril 2019).

[194]    On peut donc dire, d’une part, que l’intention du législateur permet à au juge désigné de nommer un amicus curiae lors du processus d’appel tenu dans le cadre de la LSDA, mais, d’autre part, qu’il ressort des débats législatifs une intention claire du législateur de se fonder sur le pouvoir discrétionnaire du juge désigné pour nommer un amicus curiae de façon à atteindre l’objectif législatif prépondérant qui consiste à mettre en équilibre la sécurité nationale et la sécurité des Canadiens avec les droits et libertés individuels. Autrement dit, il semble que l’intention du législateur était de créer dans la LSDA une vaste procédure d’appel offrant aux juges désignés le pouvoir discrétionnaire de s’assurer que l’appelant jouit du droit à l’équité procédurale ainsi que de décider si cette mesure oblige à nommer un amicus curiae investi d’un mandat qui soit adapté aux circonstances.

(ii)          Le rôle des amici curiae

[195]    Conformément à la jurisprudence générale concernant le rôle des amicus curiae, dans les présents appels, qui sont interjetés sous le régime de la LSDA, le rôle des amici curiae consiste à aider la Cour à s’acquitter de ses obligations : examiner le caractère raisonnable de la décision du ministre d’une manière qui garantit que l’on procure aux appelants un processus judiciaire équitable, et ce, dans les limites qu’impose la LSDA au processus de divulgation et de participation dans l’intérêt de la sécurité nationale. Compte tenu de ces limites à une divulgation et une participation pleines et entières ainsi que des droits garantis par la Charte qui seraient en jeu, mon rôle en tant que juge désigné m’oblige à attribuer un mandat vigoureux aux amici curiae afin de garantir que le processus judiciaire est le plus équitable possible dans les limites des pouvoirs inhérents et législatifs qui me sont conférés.

[196]    Le rôle attribué aux amici curiae dans mon ordonnance datée du 7 octobre 2019 peut être résumé comme suit : ils représentent les intérêts des appelants devant la Cour pendant les volets « ex parte » et « à huis clos » des appels, auxquels la LSDA interdit aux appelants et à leurs avocats de participer. Ce rôle est essentiel pour aider la Cour à s’acquitter de son obligation d’assurer un processus judiciaire équitable qui offre une solution de rechange remplaçant pour l’essentiel le droit qu’ont les appelants d’être informés de la preuve qui pèse contre eux et d’avoir la possibilité d’y répondre, de même que de son obligation de se prononcer sur le caractère raisonnable des décisions qu’a prises le ministre de maintenir les noms des appelants sur la liste de la LSDA, en tenant compte des faits et du droit. En conséquence, conformément aux deux obligations principales du juge désigné, les rôles que jouent les amici curiae en représentant les intérêts des appelants devant la Cour pendant les volets « ex parte » et à huis clos de l’appel peuvent être compris d’une manière semblable, et c’est ce qui ressort dans les passages suivants, extraits de l’ordonnance nommant les amici curiae :

ET APRÈS avoir pris acte des allégations de violation de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte], avoir reconnu que le droit des appelants d’être informés de la preuve qui pèse contre eux et d’avoir la possibilité d’y répondre, y compris celui de bénéficier d’une représentation adéquate lors de l’audience à huis clos, sont des principes de justice fondamentale visés à l’article 7 de la Charte, et avoir reconnu qu’il doit y avoir une solution de rechange qui remplace pour l’essentiel les intéressés dans le cadre de l’instance secrète : Charkaoui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CSC 9 au para 27; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Harkat, 2014 CSC 37 au para 43;

ET APRÈS avoir reconnu que, dans une telle situation, la nomination d’amici aidera la Cour à se faire une opinion lors de l’audition des renseignements ou des autres éléments de preuve que l’intimé présentera en l’absence des appelants et du public, ainsi qu’à déterminer si leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.

[197]    La Cour a noté ces éléments dans l’ordonnance en tenant pour acquis que les présents appels étaient, en pratique, la première possibilité qu’avaient les appelants d’être entendus, à savoir une composante fondamentale de la règle audi alteram partem (arrêt Telecommunications Workers Union, au paragraphe 29).

[198]    Premièrement, conformément au rôle qu’ils jouent en aidant la Cour à assurer un processus judiciaire équitable, notamment un rôle qui vise à donner le plus d’effet possible au droit des appelants d’être informés de la preuve qui pèse contre eux et d’avoir la possibilité d’y répondre dans les limites de la LSDA, les amici curiae ont pour tâche de représenter les intérêts des appelants à l’égard des questions de divulgation de renseignements ou d’éléments de preuve sous le régime de la LSDA.

[199]    L’alinéa 16(6)b) de la LSDA exige que le juge désigné garantisse la confidentialité des renseignements ou d’autres éléments de preuve qui, à son avis, « porterai[en]t » atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui s’ils étaient divulgués. Pour décider si la totalité ou une partie des renseignements ou des autres éléments de preuve que l’intimé a initialement caviardés correspondent au critère énoncé à l’alinéa 16(6)b) ou s’ils doivent être divulgués aux appelants, l’alinéa 16(6)a) de la LSDA exige que, à la demande du ministre, la totalité des renseignements ou des autres éléments de preuve qui « pourrai[en]t » porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui soient entendus ex parte et à huis clos. Cela oblige essentiellement le juge à se prononcer sur le bien-fondé des allégations de confidentialité de l’intimé sans pouvoir entendre les appelants dire pourquoi ces renseignements devraient être divulgués. Après s’être prononcé sur le bien-fondé des allégations de confidentialité, et avoir identifié les renseignements ou les autres éléments de preuve confidentiels, le juge désigné est confronté à un dilemme semblable, car il lui incombe de veiller à ce que l’on fournisse aux appelants un résumé des renseignements ou des autres éléments de preuve confidentiels sans avoir l’avantage de connaître le point de vue des appelants.

[200]    Malgré la présomption d’un rôle actif et interventionniste de la part du juge désigné, l’avantage d’une audience ex parte et à huis clos qui est accordé à l’intimé place le juge désigné dans une situation où il s’expose à l’éventuelle exagération systématique des allégations de confidentialité dont a fait état la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Harkat (2014), au paragraphe 63, étant donné que les intérêts des appelants ne sont pas entendus lors de cette partie de l’appel. La nomination des amici curiae tente de corriger cette vulnérabilité, car leur rôle consiste à aider la Cour en représentant les intérêts des appelants pendant la partie « divulgation » de l’appel, ce qui permet ainsi au juge désigné d’examiner en détail le bien-fondé des allégations de confidentialité de l’intimé. Si le juge désigné décide en fin de compte que certains renseignements doivent rester confidentiels conformément à l’alinéa 16(6)b), le rôle des amici curiae consiste dans ce cas à aider le juge désigné à résumer ces renseignements d’une manière qui fournit aux appelants le plus de renseignements possible dans les limites fixées par la LSDA en ce qui a trait à la confidentialité.

[201]    En jouant ce rôle à l’égard de la divulgation, les amici curiae peuvent offrir un point de vue contraire à celui de l’intimé pour faire en sorte que l’on donne le plus d’effet possible dans les circonstances au principe de la divulgation pleine et entière, de façon à fournir aux appelants le maximum de renseignements possible pour qu’ils puissent connaître la preuve qui pèse contre eux et avoir la possibilité d’y répondre (arrêt Harkat (2014), aux paragraphes 51 à 63 et 110). Cela exige que l’on confie aux amici curiae, et ce, au bénéfice de la Cour, un mandat vigoureux pour contrer l’avantage que procure à l’intimé une audience ex parte et à huis clos; il sera question à la section suivante des pouvoirs que cela implique.

[202]    Deuxièmement, si les circonstances viennent à exiger que certains renseignements ou autres éléments de preuve demeurent confidentiels conformément aux limites qu’impose la LSDA, le rôle des amici curiae consiste à représenter les intérêts des appelants quant à l’effet qu’ont ces renseignements ou ces autres éléments de preuve sur le caractère raisonnable de la décision du ministre de maintenir le nom des appelants sur la liste de la LSDA. Ce rôle a pour objet d’aider le juge désigné à rendre sa décision en se fondant sur les faits et le droit, ainsi qu’à l’aider à veiller à ce que l’on procure aux appelants une solution de rechange qui remplace pour l’essentiel la divulgation et la participation pleines et entières, et ce, dans le respect des limites de confidentialité fixées par la LSDA en ce qui a trait à la confidentialité. Ce rôle est également pertinent dans les cas où l’intimé décide de produire d’autres renseignements confidentiels ou de retirer certains renseignements confidentiels qui ont été présentés au ministre. Les amici curiae sont appelés à jouer un rôle important.

[203]    Comme les appelants seront en mesure de faire valoir pourquoi la décision du ministre est déraisonnable en se fondant sur les renseignements et les éléments de preuve qui leur ont été divulgués ainsi que sur les résumés fournis au sujet des renseignements confidentiels, leur argumentation est restreinte parce qu’il leur est impossible de présenter des observations complètes qui tiennent compte des renseignements confidentiels et des observations faites par l’intimé lors des audiences ex parte et à huis clos au sujet du fond de la décision du ministre. Le rôle des amici curiae consiste à prendre connaissance de la position des appelants et à représenter leurs intérêts devant la Cour, relativement à ces renseignements et ces éléments de preuve confidentiels, afin d’éviter qu’il survienne dans l’appel une faille où les intérêts des appelants ne sont pas présentés à la Cour. Autrement dit, les amici curiae ont pour tâche de plaider le caractère déraisonnable de la décision du ministre qui est portée en appel, et ce, d’une manière qui complète la position des appelants au sujet des éléments de preuve publics, en se fondant sur les renseignements et les éléments de preuve confidentiels, pendant les volets « ex parte » et « à huis clos » de l’appel. Ce rôle est essentiel pour permettre au juge désigné de fonder sa décision sur les faits et le droit applicables.

[204]    Dans l’ensemble, les rôles attribués aux amici curiae, ainsi que les pouvoirs qui leur sont attribués ci-après, vont au-delà des rôles attribués aux amici curiae dans l’affaire Telbani, et ils comportent de nombreuses similitudes avec le rôle d’un avocat spécial. Cela est dû aux situations différentes et notamment à l’absence d’un pouvoir discrétionnaire considérable permettant au juge d’autoriser la divulgation des renseignements ou d’autres éléments de preuve s’il estime que l’intérêt public à l’égard de la divulgation l’emporte sur l’intérêt public à l’égard de la non-divulgation. Voir le paragraphe 38.06(2) de la Loi sur la preuve au Canada ainsi que l’analyse relative à ce pouvoir discrétionnaire, conçu comme une solution moins attentatoire, dans l’arrêt Charkaoui I, au paragraphe 77. Ce rôle plus interventionniste, compte tenu de la différence de situations, est compatible avec le paragraphe 31 de la décision Telbani :

  Ceci dit, le rôle de l’amicus dans une telle procédure pourra être modulé par le juge qui le nomme pour tenir compte du caractère très particulier d’une demande présentée sous l’autorité de l’article 38 de la LPC. La nature même des renseignements auxquels l’amicus aura accès, la gravité des enjeux que soulève l’équilibrage de la sécurité nationale et l’équité des procédures, et le degré de transparence avec lequel le Procureur général ainsi que les témoins appelés au soutien de la demande s’acquittent de leur fonction, sont autant de facteurs qui pourront amener un amicus à jouer un rôle plus ou moins interventionniste selon les circonstances.

[205]    Ce pouvoir discrétionnaire qui est conféré au juge désigné est une fois de plus confirmé par le juge de Montigny dans l’arrêt Huang, au paragraphe 36, cette fois-ci en qualité de juge à la Cour d’appel fédérale, où il signale que « c’est à la cour qui nomme un amicus de déterminer précisément le rôle et les attributions qu’elle entend lui conférer ».

[206] Autrement dit, la décision Telbani et l’arrêt Huang nous enseignent qu’un amicus curiae n’est pas l’équivalent d’un avocat spécial, mais qu’il peut remplir une fonction semblable comme solution de rechange qui remplace pour l’essentiel les droits niés si le juge qui le désigne considère que les circonstances requièrent la présence d’un amicus curiae investi d’un mandat interventionniste vigoureux pour représenter les intérêts d’une partie exclue et pour jouer un rôle opposé à celui de l’intimé dans une instance ex parte et à huis clos.

[207]    Outre les commentaires qui précèdent, il convient de signaler qu’une demande présentée en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada ne porte que sur des questions de communication, tandis que dans un appel fondé sur la LSDA, le juge désigné doit également déterminer le caractère raisonnable de la décision portée en appel. Cette différence explique aussi les différences qu’il peut y avoir dans les mandats des amici curiae.

[208]    Par ailleurs, nombreuses sont les affaires dans lesquelles les juges désignés ont décidé que les circonstances justifiaient la nomination d’un amicus curiae chargé d’un rôle vigoureux pour représenter les intérêts d’une partie exclue. Par exemple, tout en gardant à l’esprit les commentaires faits plus tôt au sujet de la capacité de nommer un amicus curiae pour qu’il agisse « pour le compte » d’une partie, j’estime qu’il est néanmoins utile de rappeler les déclarations du juge Mosley aux paragraphes 31 et 32 de la décision Khadr :

  Les avocats ont attiré mon attention sur un certain nombre de causes dans lesquelles des amici ont été nommés par les cours dans diverses circonstances. Dans LePage v. Ontario (2006), 214 C.C.C. (3d) 105, la Cour d’appel de l’Ontario a examiné le pouvoir de la commission de la santé mentale de nommer un amicus en vue de formuler des observations au nom d’une personne déclarée non responsable criminellement pour cause d’aliénation mentale. En décrivant le rôle de l’amicus au nom d’une formation unanime, le juge Juriansz a déclaré ce qui suit au paragraphe 29 :

[traduction] Je n’adopterai pas une approche trop technique à la question. Il est certain que l’amicus curiae nommé par la cour n’entretient aucune relation avocat-client avec l’accusé et peut être décrit comme étant un conseiller de la cour. Toutefois, le rôle de l’amicus curiae n’est pas défini d’une manière rigoureuse et il continue d’évoluer. L’un des rôles de l’amicus curiae a été reconnu comme étant celui d’assistant de la cour lorsque « toutes les questions en litige n’ont pas été soumises (par exemple, lorsque lorsqu’un aspect de l’argument n’a pas été présenté à la Cour) » [...] Selon moi, un amicus curiae peut être nommé par la Commission et se voir confi[er] le rôle qui consiste à soumettre les questions en litige favorisant l’accusé qui autrement ne seraient peut-être pas soulevées. Je suis convaincu qu’un amicus curiae qui se voit confier ce rôle peut être considéré comme « agissant pour l’accusé ». [Jurisprudence citée omise]

  De même, je crois que dans le contexte d’une demande présentée en vertu de l’article 38 en rapport avec une instance criminelle, comme en l’espèce, un amicus nommé par la Cour peut soulever des questions favorisant la personne qui demande la communication des renseignements durant la partie ex parte de l’instance et peut être considéré à cet égard comme représentant la personne à ce stade. Mais l’amicus n’entretient aucune relation avocat-client avec la personne et son rôle consiste à aider la Cour à trancher les questions de façon équitable.

[209]    En fait, compte tenu des importants droits garantis par la Charte qui étaient en jeu dans l’instance criminelle sous-jacente dans l’affaire Khadr, la Cour a jugé nécessaire de nommer un amicus curiae investi d’un rôle vigoureux et de pouvoirs interventionnistes.

[210]    Par ailleurs, dans l’arrêt Article 18.1 de la Loi sur le SCRS (Re), dans le contexte d’une revendication de privilège présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS, le juge Boivin, de la Cour d’appel fédérale, a conclu ce qui suit [au paragraphe 44]:

     À mon avis, la meilleure chose à faire dans un tel cas, c’est de nommer un amicus curiae ou un avocat spécial afin qu’il puisse offrir une perspective différente de celle de la procureure générale sur la question des revendications de privilège en vertu de l’article 18.1.

[211]    En décrivant le rôle et les pouvoirs qu’un juge désigné doit attribuer à un amicus curiae dans ce contexte, la Cour d’appel fédérale a dépeint un mandat qui est fort semblable à celui de l’avocat spécial. En fait, elle a déclaré qu’un amicus curiae est nécessaire pour « profiter d’un point de vue différent de celui du gouvernement. » (arrêt Article 18.1 de la LSCRS (Re), au paragraphe 53) lors d’une instance ex parte et à huis clos, pour vérifier les revendications de privilège du gouvernement ainsi que pour « permet[tre] ainsi [au juge désigné] d’être davantage investi d’une fonction juridictionnelle plutôt que d’une fonction inquisitoire » (arrêt Article 18.1 de la LSCRS (Re), au paragraphe 57). La Cour d’appel fédérale a jugé que le fait d’attribuer un tel rôle aiderait, dans toute la mesure du possible, à donner effet au « droit de la partie à la procédure principale à une divulgation complète et juste » (arrêt Article 18.1 de la LSCRS (Re), au paragraphe 54) et que cela aide les juges désignés à s’acquitter de leur rôle de « “gardien[s]” » (arrêt Article 18.1 de la LSCRS (Re), au paragraphe 47).

[212]    De façon similaire, notre Cour a également nommé un amicus curiae et lui a attribué un rôle plus interventionniste dans un cadre procédural contradictoire qui correspond à celui d’un avocat spécial dans la décision Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (Re) (2008), au paragraphe 3; l’honorable Ron Atkey a été chargé de présenter « le point de vue opposé à celui présenté par le SCRS à l’appui de la demande de mandats ».

[213]    Cela dit, bien qu’il soit clair que les rôles généraux qui ont été attribués aux amici curiae dans mon ordonnance datée du 7 octobre 2019 sont plus interventionnistes et comportent de nombreuses similitudes avec celui d’un avocat spécial nommé sous le régime de la LIPR, notamment à cause des nombreuses similitudes entre les deux régimes législatifs comme nous l’avons vu plus tôt, les limites inhérentes au rôle que joue l’amicus curiae, exposées dans la décision Telbani, aux paragraphes 27 à 32, et dans l’arrêt Huang, aux paragraphes 35 à 37, s’appliquent encore. Le rôle attribué aux amici curiae dans l’ordonnance datée du 7 octobre 2019 ne doit pas être considéré comme analogue à celui d’un avocat spécial les amici curiae demeurent des amis de la cour et ils n’ont aucun privilège avocat-client avec les appelants, sauf pour ce qui est de l’extension du privilège avocat-client des appelants sur les communications entre les amici curiae et les appelants et leurs avocats de façon à favoriser une communication utile et ouverte. Cela étant, il me faut rejeter l’interprétation du rôle des amici curiae que présentent les avocats de M. Dulai, à savoir que les amici curiae ont pour tâche de protéger les intérêts des appelants et d’assumer les fonctions des avocats des appelants lors de l’instance ex parte et à huis clos. Dans les circonstances, la distance qui sépare l’ami de la cour et l’avocat spécial est loin d’être aussi large que dans d’autres circonstances; cependant, il y a une ligne de démarcation et il est important que celle-ci soit définie.

[214]    La différence entre la représentation des intérêts d’une personne et la protection des intérêts d’une personne ce dernier étant le rôle attribué aux avocats spéciaux par le paragraphe 85.1(1) de la LIPR peut expliquer plusieurs nuances. Par exemple, comme les amici curiae sont nommés pour aider la Cour, il peut y avoir des situations dans lesquelles leur mandat de représentation des intérêts d’une partie exclue de l’instance et leurs obligations de loyauté envers la Cour entrent en conflit; ce serait le cas, par exemple, lorsque le fait de soulever un certain point de droit aiderait nettement la Cour à s’acquitter de ses fonctions mais ne serait pas forcément favorable à la partie dont l’amicus curiae représente les intérêts. C’est ce qui est envisagé dans la décision Telbani, au paragraphe 29. En résumé, même si en représentant les intérêts des appelants devant notre Cour pendant les volets « ex parte » et « à huis clos » de l’appel les amici curiae aident le juge désigné à s’acquitter de ses obligations d’assurer un processus judiciaire équitable dans les circonstances et de se prononcer sur le caractère raisonnable de la décision du ministre, les amici curiae sont tenus d’exercer ce rôle en accord avec leur rôle inhérent, qui consiste à aider la Cour, et leur devoir est toujours envers la Cour et non envers les appelants. Cela n’est pas le cas des avocats des appelants ou d’un avocat spécial, sous réserve, bien sûr, de leurs obligations en tant qu’officiers de justice. La question de savoir si cette limite inhérente au rôle des amici curiae empêche la Cour de fournir aux appelants une solution de rechange adéquate qui remplace pour l’essentiel les droits niés est une question qui sera tranchée au moment où la Cour examinera les violations des droits garantis par la Charte alléguées par les appelants.

(iii)         Le mandat des amici curiae

[215]    Comme il a été mentionné plus tôt, les amici curiae doivent jouer un rôle interventionniste vigoureux afin de représenter les intérêts des appelants dans les volets « ex parte » et « à huis clos » des appels, compte tenu des limites importantes qu’impose la LSDA en ce qui a trait à la divulgation et à la participation pleines et entières ainsi que des allégations de violation de droits garantis par la Charte. Ce rôle est nécessaire pour aider la Cour à s’acquitter de son obligation d’assurer un processus judiciaire équitable et de contrôler le caractère raisonnable de la décision du ministre. Cela étant, dans mon ordonnance datée du 7 octobre 2019, j’ai attribué les pouvoirs suivants aux amici curiae : a) rencontrer les appelants et communiquer avec eux; b) consulter les renseignements ou d’autres éléments de preuve confidentiels; c) aider à préparer les résumés des renseignements; d) présenter des observations orales et écrites et assister aux audiences; e) interroger les témoins. Je vais maintenant préciser l’étendue de chacun de ces pouvoirs, leurs limites, et les raisons pour lesquelles ils sont essentiels pour aider la Cour à s’acquitter de ses obligations.

[216]    Comme le précise l’ordonnance, celle-ci peut être modifiée à la demande des parties ou des amici curiae. À l’époque où l’ordonnance a été rendue, la Cour n’avait lu aucun des renseignements visés par les revendications de confidentialité de l’intimé afin d’être sûre de ne pas être influencée par ces dernières. Huit mois se sont maintenant écoulés. En conséquence, avec la participation de toutes les parties et des amici curiae, il peut y avoir de bonnes raisons de réviser cette ordonnance. Comme nous l’avons vu plus tôt, le mandat de l’amicus curiae est de nature contextuelle. Comme la situation change tout au long du déroulement d’une instance, il est bien sûr obligatoire d’adapter ce mandat, et ce, toujours d’une manière qui limite le risque de porter atteinte de quelque manière que ce soit aux parties.

a.  Rencontrer les appelants et communiquer avec eux

[217]    Dans mon ordonnance de nomination des amici curiae, j’ai ordonné ce qui suit au sujet de leur pouvoir de rencontrer les appelants ou leurs avocats et de communiquer avec eux :

3.  En temps opportun, et en attendant que les amici curiae aient eu accès aux renseignements et aux documents confidentiels dont il est question dans la présente demande, l’un des amici ou les deux s’ils l’estiment nécessaire peuvent se réunir ou communiquer avec les conseils des appelants dans le but de comprendre les sujets qui intéressent ces derniers, relativement aux renseignements et aux documents à examiner, ce qui inclut le fait de communiquer avec les appelants eux-mêmes, en présence de leurs conseils, si ces derniers et les amici croient qu’il est nécessaire de le faire et si les appelants en conviennent;

4.  Les appelants et leurs conseils peuvent transmettre aux amici une liste de questions ou d’observations pertinentes que les appelants aimeraient que les amici soulèvent et présentent à la Cour pendant la partie de l’audition des présents appels qui se déroulera en leur absence ainsi qu’en l’absence de leurs conseils et du public;

[…]

6.  Une fois qu’ils auront consulté les renseignements confidentiels dont il est question dans la présente demande, les amici ne pourront communiquer avec les appelants ou leurs conseils qu’après avoir obtenu au préalable l’autorisation de la Cour;

7.  Par souci de clarté, le paragraphe 6 de la présente ordonnance n’interdit pas aux avocats des appelants de transmettre des communications unilatérales aux amici au cours de l’instance, et ces derniers peuvent accuser réception de ces communications;

8.  Toutes les communications entre les appelants et leurs conseils, lesquelles sont protégées par le privilège avocat-client ou le privilège relatif au litige, ne perdront pas ce privilège si elles sont partagées avec les amici;

[…]

12. L’intimé paiera les honoraires et débours raisonnables, y compris les frais de déplacement de chaque amicus, le cas échéant, et les amici feront tout leur possible pour faire en sorte que ces montants soient raisonnables;

[218]    Faire en sorte que les amici curiae aient le pouvoir de communiquer valablement avec les appelants et leurs avocats est essentiel au rôle qui leur est confié de représenter les intérêts des appelants auprès de la Cour lors des volets « ex parte » et « à huis clos » des appels (arrêt Harkat (2014), au paragraphe 70). Il s’agit également d’un élément clé qui aide la Cour à assurer l’équité du processus judiciaire. Les amici curiae ne peuvent pas aider la Cour à représenter les intérêts des appelants lors des volets « ex parte » et « à huis clos » des appels s’ils n’ont pas une connaissance détaillée des préoccupations, des positions et des intérêts des appelants. Il est donc essentiel que la Cour conçoive un mandat qui autorise les appelants, leurs avocats et les amici curiae à s’échanger librement des informations. C’est la raison pour laquelle le fait de préserver le privilège avocat-client ou le privilège relatif au litige lors des communications avec les amici curiae, le fait d’autoriser des déplacements pour des réunions en personne et le fait de prévoir une période suffisante pour qu’il puisse y avoir des communications approfondies constituent des éléments clés du mandat des amici curiae; ces éléments procurent à ces derniers les outils nécessaires pour assurer la représentation vigoureuse et interventionniste des intérêts des appelants dont la Cour a besoin pour pouvoir déterminer de manière éclairée le caractère raisonnable de la décision du ministre dans le cadre d’un processus judiciaire équitable. Il est toutefois important de signaler que les pouvoirs de communication attribués ne créent pas ou n’étendent pas le privilège avocat-client en faveur des amici curiae; ces pouvoir garantissent simplement que les amici curiae préservent la confidentialité des renseignements qu’ils obtiennent des appelants et de leurs avocats et qui sont assujettis au privilège avocat-client qui lie les appelants et leurs avocats  faire part de leur point de vue aux amici curiae afin que ceux-ci puissent aider la Cour ne doit pas compromettre le privilège des appelants.

[219]    Toutefois, étant donné que le LSDA impose des limites à la divulgation complète et oblige le juge désigné à garantir la confidentialité des renseignements ou des autres éléments de preuve qui, s’ils étaient divulgués, seraient susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui, il est nécessaire d’imposer certaines limites aux communications entre les amici curiae et les appelants de façon à réduire le plus possible les risques de divulgation. Ces limites sont inévitables. Cela étant, l’ordonnance restreint la capacité qu’ont les amici curiae de communiquer avec les appelants et leurs avocats une fois qu’ils ont eu accès aux renseignements ou aux éléments de preuve confidentiels dans les présents appels (arrêt Harkat (2014), aux paragraphes 67 à 72).

[220]    Cependant, vu l’importance de communications constructives entre les appelants et les amici curiae, le juge désigné doit chercher à sécuriser les renseignements ou les autres éléments de preuve confidentiels de la manière la moins intrusive possible. Par conséquent, l’ordonnance indique clairement que ces limites n’empêchent nullement les appelants et leurs avocats d’envoyer des communications unilatérales aux amici curiae une fois que ces derniers ont eu accès aux renseignements confidentiels  cela inclut [traduction] « une liste de questions ou d’observations pertinentes que les appelants aimeraient que les amici soulèvent et présentent à la Cour » lors des volets « ex parte » et « à huis clos » des appels. Cela est important pour tenir les amici curiae au courant des intérêts des appelants, qui évoluent tout au long des appels et en fonction des résumés fournis.

[221]    Par ailleurs, dans le contexte de cette tentative de sécuriser les renseignements ou les autres éléments de preuve confidentiels de la manière la moins intrusive qui soit, il est essentiel que le pouvoir discrétionnaire du juge désigné d’autoriser toute communication bilatérale entre les appelants, leurs avocats et les amici curiae après que ces derniers ont eu accès aux renseignements ou aux autres éléments de preuve confidentiels soit préservé et qu’il exerce ce pouvoir discrétionnaire de manière prudente, mais libérale. Il est préférable d’exercer un pouvoir discrétionnaire judicieux plutôt que d’imposer de strictes limites aux communications bilatérales, notamment dans les cas où l’une des parties ne bénéficie pas d’une divulgation et d’une participation pleines et entières. C’est la raison pour laquelle ce pouvoir discrétionnaire est préservé dans l’ordonnance et j’ai déjà autorisé d’autres communications bilatérales entre les appelants, leurs avocats et les amici curiae, après que ces derniers ont eu accès aux renseignements et aux éléments de preuve confidentiels, quand l’intimé a enlevé le caviardage d’autres passages.

[222]    Enfin, l’importance de ces moyens moins intrusifs de protéger les renseignements ou les autres éléments de preuve confidentiels lors des communications entre les appelants, leurs avocats et les amici curiae est étayée par l’arrêt Harkat (2014), aux paragraphes 68 à 71, où sont analysées des dispositions semblables de la LIPR :

     Les restrictions aux communications auxquelles doivent se conformer les avocats spéciaux sont certes importantes. Après que ces derniers ont reçu des renseignements confidentiels, toute communication relative aux procédures, entre eux et la personne visée ou un tiers, doit faire l’objet d’une autorisation judiciaire préalable. Toutefois, elles ne rendent pas le régime inconstitutionnel. J’en arrive à cette conclusion pour trois raisons.

     Premièrement, les restrictions aux communications par les avocats spéciaux ne sont pas absolues. Elles peuvent être levées par une autorisation judiciaire, aux conditions que le juge désigné estime indiquées : par. 85.4(2), LIPR. Même si ce processus est moins fluide et efficace que celui des communications illimitées qui prévalent entre un avocat et son client, il ne faut pas oublier que l’art. 7 de la Charte ne garantit pas l’existence d’un processus parfait. Le recours à l’autorisation judiciaire donne au juge désigné un pouvoir discrétionnaire suffisamment vaste pour autoriser toutes les communications nécessaires afin que les avocats spéciaux s’acquittent de leurs fonctions.

     Le vaste pouvoir discrétionnaire conféré au juge par le régime de la LIPR prévient l’iniquité qui pourrait autrement découler des restrictions aux communications. Le juge désigné peut s’assurer que les avocats spéciaux agissent autant que possible comme le feraient des avocats ordinaires au cours d’audiences publiques. Les restrictions aux communications visent à éviter les risques sérieux rattachés à la communication de renseignements ou d’éléments de preuve qui porterait atteinte à la sécurité nationale ou à celle d’autrui. Bien que le régime établi par la LIPR exige que le juge minimise les risques de communication par inadvertance de renseignements, il doit aussi donner aux avocats spéciaux une grande latitude. Ces derniers sont des avocats compétents qui possèdent une habilitation de sécurité. Ils s’acquittent de leurs obligations professionnelles et légales avec sérieux. Ils ont la capacité de faire la différence entre les aspects publics et confidentiels de leur dossier. Le juge devrait donc adopter une approche libérale lorsqu’il est question d’autoriser les communications et ne refuser son autorisation que dans les cas où le ministre a fait la preuve, selon la prépondérance des probabilités, d’un risque réel — par opposition à un risque potentiel — de préjudice en cas de communication. Dans toute la mesure du possible, les avocats spéciaux devraient être autorisés à examiner le dossier et à élaborer leur stratégie en communiquant avec la personne visée et ses avocats publics, ainsi qu’avec des tiers qui pourraient leur fournir des points de vue et des renseignements pertinents.

     Deuxièmement, la personne visée et ses avocats publics peuvent, eux, transmettre aux avocats spéciaux, à tout moment durant les procédures, une quantité illimitée de renseignements. Cela est important. Comme nous l’avons mentionné, les résumés publics fournis de manière continue à la personne visée garantiront qu’elle est suffisamment informée pour être en mesure de donner des indications et des renseignements adéquats aux avocats spéciaux. Ces résumés devraient permettre à la personne visée de communiquer à sens unique utilement avec les avocats spéciaux. D’ailleurs, ces communications pourraient en retour inciter les avocats spéciaux à demander la permission au juge de communiquer avec la personne visée de manière à obtenir des clarifications nécessaires ou des renseignements supplémentaires. [Italiques dans l’original.]

b.  L’accès aux renseignements ou aux autres éléments de preuve confidentiels

[223]    Dans mon ordonnance de nomination des amici curiae, j’ai ordonné ce qui suit au sujet de l’accès de ces derniers aux renseignements et aux autres éléments de preuve confidentiels dans le cadre des présents appels :

2.  Les amici auront accès aux renseignements confidentiels dont il est question dans les présents appels, selon ce qu’aura décidé la Cour;

[…]

9.  Les amici préserveront la confidentialité de tous les renseignements et documents auxquels ils auront eu accès, en ne les communiquant pas aux appelants, ni à leurs conseils ou à quiconque ne prenant pas part à l’audience tenue à huis clos et ex parte;

10. Pour aider la Cour, les amici peuvent également :

a.  examiner les renseignements confidentiels;

[224]    L’ordonnance nommant les amici curiae prévoit que ces derniers ont accès aux renseignements et aux autres éléments de preuve confidentiels dans le cadre des présents appels, leur permet de passer en revue ces renseignements et ces autres éléments de preuve et exige qu’ils en préservent la confidentialité. Il va sans dire que ce vaste accès aux renseignements et aux autres éléments de preuve confidentiels est essentiel pour permettre aux amici curiae d’aider la Cour à représenter les intérêts des appelants lors des volets « ex parte » et « à huis clos » des appels. Bien que le pouvoir discrétionnaire du juge désigné de limiter l’accès à certains renseignements ou autres éléments de preuve confidentiels soit préservé, il ne devrait être exercé que dans les cas où le juge désigné l’estime essentiel pour assurer la confidentialité des renseignements ou des autres éléments de preuve dans les circonstances. D’après mon expérience et ma connaissance des questions relatives à la sécurité nationale, de telles restrictions n’ont jamais été ordonnées. Il faudrait vraisemblablement qu’il y ait des circonstances des plus exceptionnelles pour qu’il soit justifié d’interdire à un amicus curiae d’examiner certains renseignements confidentiels.

c.  Aider à préparer les résumés des renseignements

[225]    Comme il est signalé dans l’ordonnance nommant les amici curiae :

[traduction]

10. Pour aider la Cour, les amici peuvent également :

d.  aider à préparer les résumés des renseignements, le cas échéant.

[226]    Ainsi qu’il a été déclaré plus tôt, un élément essentiel du rôle que jouent les amici curiae dans les volets « ex parte » et « à huis clos » des appels est la représentation des intérêts des appelants pour l’obtention d’une divulgation pleine et entière. Il est indispensable de bénéficier d’un solide contrepoids aux revendications de confidentialité de l’intimé de façon à assurer la divulgation la plus complète possible dans les limites de la LSDA si l’on veut que le processus judiciaire soit équitable, car le fait d’imposer des limites à la divulgation et la participation pleines et entières est une mesure exceptionnelle dans notre système judiciaire et il faut s’efforcer de veiller à ce qu’on n’applique ces limites que si elles sont essentielles. Dans le cas où elles le sont, nous devons nous efforcer d’empiéter le moins possible sur les principes de la participation et de la divulgation pleines et entières par souci de préserver le droit d’une personne de connaître la preuve qui pèse contre elle et d’avoir la possibilité d’y répondre (arrêt Harkat (2014), aux paragraphes 50 à 63).

[227]    L’alinéa 16(6)c) de la LSDA offre un mécanisme qui permet d’atteindre cet objectif; le juge désigné a pour obligation de fournir à l’appelant un résumé des renseignements et des autres éléments de preuve tout au long de l’instance, ce qui permet à l’appelant d’être suffisamment informé de la thèse du ministre, mais cela n’inclut pas les renseignements confidentiels que protège l’alinéa 16(6)b).

[228]    Cela n’est pas une tâche facile. La LSDA oblige le juge désigné à marcher sur une corde raide en le contraignant à résumer des renseignements confidentiels d’une manière qui n’inclut pas les éléments de ces renseignements qui, s’ils étaient divulgués, seraient susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Même si l’intérêt de l’intimé à l’égard de la non-divulgation est bien exposé lors des volets « ex parte » et « à huis clos » des appels, le fait que les amici curiae représentent l’intérêt des appelants à l’égard de la divulgation offre le contrepoids nécessaire qui permet au juge désigné de poursuivre son travail avec confiance. Ces résumés sont l’outil le plus puissant que les dispositions expresses du paragraphe 16(6) de la LSDA confèrent au juge désigné afin de s’assurer que les appelants puissent connaître directement la preuve qui pèse contre eux dans les volets « ex parte » et « à huis clos » des appels et qu’ils puissent y répondre à la fois directement et par l’intermédiaire des amici curiae. Il est donc indispensable que ces derniers puissent prendre part à l’établissement de ces résumés.

d.  Présenter des observations orales et écrites et assister aux audiences

[229]    Dans mon ordonnance de nomination des amici curiae, je signale ce qui suit :

10. Pour aider la Cour, les amici peuvent également :

[…]

b.  participer à l’audience qui aura lieu en privé, présenter des observations orales et écrites et interroger les témoins;

c.  assister à toute audience publique concernant la présente demande et, avec l’autorisation de la Cour, présenter des observations;

[230]    L’ordonnance confère aux amici curiae des droits de participation pleine et entière lors des volets « ex parte » et « à huis clos » des appels, notamment celui de présenter des observations orales et écrites (il sera question plus loin du pouvoir d’interroger les témoins). Il s’agit là d’un élément essentiel du vigoureux mandat qu’ont les amici curiae de représenter les intérêts des appelants dans les situations où la LSDA interdit leur participation. Il est prévu que cette participation, qui a pour but d’aider de manière constructive la Cour à s’acquitter de son obligation de se prononcer sur le caractère raisonnable de la décision du ministre et d’assurer un processus judiciaire équitable, aidera concrètement à analyser les éléments de preuve confidentiels sous l’angle des appelants et contribuera à contrer le fait que l’intimé se fonde sur ces renseignements pour étayer le caractère raisonnable de la décision du ministre. Pour tous ces points, leurs observations seront de la plus grande utilité pour le processus judiciaire et elles permettront également au juge désigné de bénéficier de tous les faits et tous les points de vue juridiques qui seront nécessaires pour rendre une décision éclairée. Comme l’a signalé la Cour suprême du Canada dans les arrêts Charkaoui I et Harkat (2014), la présomption d’un rôle de « gardien » de la part du juge désigné dans les volets « ex parte » et « à huis clos » d’une instance est, à elle seule, insuffisante.

[231]    Par ailleurs, en ce qui concerne les volets dits publics des présents appels, il est important que les amici curiae soient présents, car cela leur permet de mieux se renseigner sur la position et les intérêts des appelants, notamment dans les cas où l’interdiction relative aux communications bilatérales est en vigueur. Il peut être important aussi qu’ils donnent leur avis sur des questions de nature publique, comme sur les présentes questions préliminaires, étant donné que leur point de vue sur certaines questions de nature publique peut être mis en contexte grâce à des connaissances acquises lors des volets « ex parte » et « à huis clos » des appels. Il va sans dire, comme il a été souligné dans mon ordonnance de nomination des amici curiae, que leur habilité à présenter des observations lors des audiences publiques est assujettie à l’autorisation de la Cour ainsi qu’aux limites qu’impose la LSDA en matière de confidentialité.

e.  Interroger les témoins

[232]    Enfin, l’un des points les plus litigieux dans le cadre de l’audition des présentes questions juridiques préliminaires est l’étendue du pouvoir qu’ont les amici curiae de contre-interroger les témoins de l’intimé.

[233]    L’intimé soutient que les amici curiae peuvent contre-interroger ses témoins pour chercher à savoir si certains renseignements ou autres éléments de preuve devraient être divulgués, car ils ne porteraient pas atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui au sens de l’alinéa 16(6)b). Cependant, il ajoute que, peu importe si de nouveaux éléments de preuve sont produits, les amici curiae ne peuvent pas contre-interroger ses témoins sur le fond de la décision du ministre qui est portée en appel. Pour leur part, les appelants et les amici curiae disent tous que le pouvoir qu’ont les amici curiae de contre-interroger les témoins de l’intimé ne devrait pas se limiter à des questions de divulgation, mais qu’il doit s’étendre à des questions relatives au fond de la décision portée en appel.

[234]    Dans mon ordonnance de nomination des amici curiae, il est simplement indiqué :

10. Pour aider la Cour, les amici peuvent également :

[…]

b.  participer à l’audience qui aura lieu en privé, présenter des observations orales et écrites et interroger les témoins; [Non souligné dans l’original.]

[235]    Compte tenu du rôle que joue le juge désigné, des allégations de violation de droits garantis par la Charte dans les présents appels et du rôle que jouent les amici curiae examinés plus tôt, je suis d’avis que les amici curiae devraient avoir la possibilité de contre-interroger les témoins sur des aspects qui se rapportent également au fond des appels. Il s’agit d’un élément essentiel du rôle que la Cour exige qu’ils jouent. Cela dit, le rôle de « gardien » de la Cour et son droit inhérent de contrôler sa propre procédure lui permettent bel et bien d’imposer des restrictions à ce pouvoir de contre-interroger les témoins advenant que le contre-interrogatoire que mènent les amici curiae dépasse le cadre consistant à aider la Cour à s’acquitter de ses obligations. Connaissant l’importance de la possibilité de procéder à un contre-interrogatoire afin de respecter le droit de connaître la preuve qui pèse contre une personne et d’avoir la possibilité d’y répondre, je ne puis imaginer que le législateur entendait se fonder sur le pouvoir discrétionnaire du juge désigné de nommer un amicus curiae comme moyen d’assurer un processus judiciaire équitable tout en ayant simultanément l’intention de restreindre le pouvoir discrétionnaire du juge désigné de conférer à un amicus curiae un mandat qui comporte la capacité de contre-interroger pleinement des témoins lors d’audiences ex parte et à huis clos au sujet du caractère raisonnable de la décision portée en appel. À mesure qu’évoluent les procédures « ex parte » et « à huis clos », il incombe aux amici curiae d’exercer, au moment opportun, leur pouvoir de procéder à un contre-interrogatoire de manière à représenter les intérêts des appelants, le tout sous réserve des objections formulées par les avocats de l’intimé et des décisions de la Cour.

[236]    Les contre-interrogatoires ont été décrits comme « le meilleur mécanisme juridique jamais inventé pour découvrir la vérité » (voir l’arrêt R. c. Howard, [1989] 1 R.C.S. 1337, à la page 1360). Il s’agit d’un outil crucial qui est en mesure de faire ressortir chez certains témoins de sérieux problèmes de crédibilité, d’affaiblir les allégations portées contre une personne et de renforcer sa propre position.

[237]    L’importance du contre-interrogatoire dans un processus judiciaire équitable est illustrée par le fait que la Cour suprême du Canada a systématiquement conclu que la possibilité de mener un contre-interrogatoire est un principe capital que protègent l’article 7 et l’alinéa 11d) de la Charte. Voir les paragraphes suivants, extraits de l’arrêt R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193 (arrêt Lyttle), aux paragraphes 41 à 44, où il est question de ce point :

     Comme il a été mentionné au départ, le droit d’un accusé de contre-interroger les témoins à charge, sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées, est un élément essentiel du droit à une défense pleine et entière. Voir l’arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, p. 608, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) :

          Le droit de l’innocent de ne pas être déclaré coupable est lié à son droit de présenter une défense pleine et entière. Il doit donc pouvoir présenter les éléments de preuve qui lui permettront d’établir sa défense ou de contester la preuve présentée par la poursuite. […] Bref, la dénégation du droit de présenter ou de contester une preuve équivaut à la dénégation du droit d’invoquer un moyen de défense autorisé par la loi. [Soulignement ajouté par les juges Major et Fish.]

     Dans l’arrêt R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, le juge Cory a examiné la jurisprudence pertinente et, à la p. 663, il a expliqué pourquoi le contre-interrogatoire joue un rôle aussi important dans le processus de débat contradictoire, particulièrement — mais évidemment pas seulement — dans les procès criminels :

          Le contre-interrogatoire a une importance incontestable. Il remplit un rôle essentiel dans le processus qui permet de déterminer si un témoin est digne de foi. Même lorsqu’il vise le témoin le plus honnête qui soit, il peut permettre de jauger la fragilité des témoignages. Il peut servir, par exemple, à montrer le handicap visuel ou auditif d’un témoin. Il peut permettre d’établir que les conditions météorologiques pertinentes ont pu limiter la capacité d’observation d’un témoin, ou que des médicaments pris par le témoin ont pu avoir un effet sur sa vision ou son ouïe. Son importance ne peut être mise en doute. C’est le moyen par excellence d’établir la vérité et de tester la véracité. Il faut autoriser le contre-interrogatoire pour que l’accusé puisse présenter une défense pleine et entière. La possibilité de contre-interroger les témoins constitue un élément fondamental du procès équitable auquel l’accusé a droit. Il s’agit d’un principe ancien et bien établi qui est lié de près à la présomption d’innocence. Voir les arrêts R. c. Anderson (1938), 70 C.C.C. 275 (C.A. Man.); R. c. Rewniak (1949), 93 C.C.C. 142 (C.A. Man.); Abel c. La Reine (1955), 23 C.R. 163 (B.R. Qué.); et R. c. Lindlau (1978), 40 C.C.C. (2d) 47 (C.A. Ont.).

     Vu son importance, le droit de contre-interroger est maintenant reconnu comme un droit protégé par l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés. Voir l’arrêt Osolin, précité, p. 665.

     Le droit de contre-interroger doit donc être protégé jalousement et être interprété généreusement. Il ne doit cependant pas être exercé de manière abusive. Les avocats sont liés par les règles de la pertinence et il leur est interdit de harceler le témoin, de faire des déclarations inexactes, de se répéter inutilement ou, de façon plus générale, de poser des questions dont l’effet préjudiciable excède la valeur probante. Voir R. c. Meddoui, [1991] 3 R.C.S. 320; R. c. Logiacco (1984), 11 C.C.C. (3d) 374 (C.A. Ont.); R. c. McLaughlin (1974), 15 C.C.C. (2d) 562 (C.A. Ont.); Osolin, précité.

[238]    Dans l’ensemble, ce qu’il faudrait retenir de l’arrêt Lyttle, c’est que le contre-interrogatoire joue un rôle important, que ce rôle important ne se limite pas au contexte criminel et qu’il s’agit d’un élément essentiel d’un processus judiciaire équitable, s’agissant d’un principe de justice fondamentale aux termes de l’article 7 de la Charte. Ainsi, dans les présents appels interjetés en vertu de la LSDA, il est nécessaire de permettre aux amici curiae de contre-interroger les témoins de l’intimé au sujet du fond des revendications de confidentialité qui ont été formulées ainsi qu’au sujet du fond des décisions qu’a prises le ministre de ne pas radier les noms des appelants de la liste de la LSDA; le fait de restreindre leur capacité de contre-interroger des témoins lors des volets « ex parte » et « à huis clos » des appels est incompatible avec la notion de processus judiciaire équitable. Cependant, la possibilité de procéder à un contre-interrogatoire n’est pas absolue et doit être utilisée de manière avisée et professionnelle; elle est donc assujettie à la prérogative qu’a l’intimé de formuler des objections, lesquelles appellent ensuite une décision de la part du juge désigné (arrêt Lyttle, au paragraphe 44).

[239]    Tout d’abord, comme en ont convenu toutes les parties dans les présents appels, il y a lieu de donner aux amici curiae la possibilité de contre-interroger les témoins de l’intimé au sujet des renseignements ou des autres éléments de preuve présentés à l’appui des revendications de confidentialité de ce dernier. Comme nous l’avons vu précédemment, cette mesure est essentielle pour aider le juge désigné à veiller à ce que seuls les renseignements ou les autres éléments de preuve qui doivent demeurer confidentiels pour des raisons de sécurité nationale aux termes de la LSDA ne soient pas divulgués aux appelants (arrêt Harkat (2014), aux paragraphes 50 à 63). La tâche consiste à vérifier les revendications de non-divulgation et, à cet effet, la participation des amici curiae est utile au processus ainsi qu’au juge désigné.

[240]    Les amici curiae ne sont pas là pour la forme on n’obtient pas un processus judiciaire équitable s’ils font simplement tapisserie. Il faut leur donner les moyens de vérifier efficacement les revendications de confidentialité de l’intimé ainsi que la crédibilité des témoins et la fiabilité des éléments de preuve produits à l’appui de ces revendications, et ce, sous l’angle des intérêts des appelants, dont ils ont pris connaissance grâce à l’étendue de leurs pouvoirs de communication avec ces derniers. L’outil le plus important pour la vérification directe des revendications sous l’angle des intérêts des appelants est la possibilité des amici curiae de procéder à un contre-interrogatoire. Ce n’est qu’alors que le juge désigné disposera des renseignements nécessaires pour s’assurer que l’intimé ne limite la divulgation pleine et entière aux appelants qu’en s’en tenant à ce que la LSDA exige pour protéger les intérêts relatifs à la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui. Un processus judiciaire est équitable s’il tente de fournir aux appelants le plus de renseignements possible afin qu’ils puissent connaître la preuve qui pèse contre eux, dans les limites relatives à la sécurité nationale qui sont imposées, de manière à ce qu’ils puissent directement y répondre, et non avoir à se fier à une solution de rechange qui remplace pour l’essentiel les droits niés. Le fait de dépendre d’une solution de rechange pour garantir le droit des appelants de connaître la preuve qui pèse contre eux et d’y répondre doit être exceptionnelle dans notre système judiciaire, et il faut s’efforcer le plus possible de veiller à ce qu’on n’y recoure qu’en cas de besoin; il est important que les amici curiae aient la possibilité de contre-interroger les témoins de l’intimé sur le fond des revendications de confidentialité qu’il invoque si l’on veut atteindre cet équilibre entre l’intérêt au secret pour des raisons de sécurité nationale et les droits et libertés des individus.

[241]    Par la même occasion, il faudrait offrir aux amici curiae la possibilité de procéder à un contre-interrogatoire pour aider le juge désigné à évaluer la fiabilité et le caractère approprié de nouveaux éléments de preuve et pour évaluer le caractère raisonnable de la décision du ministre. J’ai conclu plus tôt que le rôle de « gardien » du juge désigné s’étend à l’examen que fait la Cour du fond de la décision du ministre, et je conclus maintenant que c’est le cas aussi du rôle que jouent les amici curiae en tant que solution de rechange vigoureuse à la participation et à divulgation pleines et entières dont auraient dû bénéficier les appelants. Il est essentiel de veiller à ce que les amici curiae aient la possibilité de contre-interroger des témoins sur le fond de la décision du ministre de façon à aider le juge désigné à s’acquitter de son obligation de se prononcer sur le caractère raisonnable de cette décision au moyen d’un processus judiciaire équitable.

[242]    Pourtant, malgré les intérêts évidents en jeu garantis par la Charte invoqués, en faisant valoir que notre Cour n’a pas la compétence voulue pour attribuer aux amici curiae la capacité de contre-interroger ses témoins sur le fond des éléments de preuve secrets qu’ils détiennent contre les appelants, l’intimé soutient que même dans le cas où des éléments de preuve secrets n’ont pas été vérifiés, il faudrait présumer qu’ils sont crédibles et dignes de foi, et que les amici curiae et le juge désigné ne devraient évaluer que la question de savoir si la décision du ministre est raisonnable d’après ces éléments de preuve. Cette position va à l’encontre des arrêts Charkaoui I et Harkat (2014) et de plus d’une décennie de jurisprudence sur ce dont le juge désigné a besoin pour pouvoir garantir un processus judiciaire équitable à une partie privée d’une divulgation et d’une participation pleines et entières au nom de la sécurité nationale. Permettre à l’intimé d’empêcher les amici curiae de contester ses éléments de preuve prive les appelants d’une possibilité utile de contester la preuve qui pèse contre eux, ce qui, par ricochet, empêche le juge désigné de s’acquitter de son obligation de se prononcer sur le caractère raisonnable de la décision du ministre en se fondant sur les faits et le droit applicables. Cette invitation à faire confiance aux éléments de preuve confidentiels de l’intimé ne peut que favoriser la commission d’erreurs judiciaires. Ce n’est certes pas ce que le législateur envisageait quand il a décidé de se fier au pouvoir discrétionnaire du juge de nommer un amicus curiae pour agir comme solution de rechange pour remplacer pour l’essentiel les droits niés par souci d’assurer un processus judiciaire équitable.

[243]    En fait, une interprétation de la LSDA qui interdit au juge désigné d’attribuer aux amici curiae la capacité de contre-interroger les témoins de l’intimé est incompatible avec l’objet général de cette loi, qui consiste à mettre en balance l’intérêt en matière de secret pour des raisons de sécurité nationale et les droits et libertés individuels, un régime législatif qui se fonde en grande partie sur son mécanisme d’appel pour réaliser cet équilibre. De telles limites au contre-interrogatoire videraient de son sens l’appel prévu à l’article 16 de la LSDA étant donné qu’elles soustraient la composante importante qu’est la possibilité de contester de manière utile la preuve à réfuter d’un processus qui ne permet pas de le faire à un stade antérieur. Cela déstabiliserait le fragile équilibre que la LSDA vise à créer.

[244]    En ce qui concerne les dispositions expresses que comporte la LSDA en matière d’appel, le fait d’imposer de telles limites strictes à la capacité qu’ont les amici curiae de contre-interroger des témoins serait incompatible avec les obligations du juge désigné de donner aux appelants la possibilité d’être entendus prévue à l’alinéa 16(6)d) et de déterminer si les éléments de preuve sont pertinents conformément à l’alinéa 16(6)g). En fait, on peut dire que c’est l’obligation de fournir à l’appelant la possibilité d’être entendu prévue à l’alinéa 16(6)d), élément clé de la règle audi alteram partem, qui fonde cette compétence pour attribuer aux amici curiae la possibilité de contre-interroger les témoins de l’intimé sur le fond de la décision, étant donné que les appelants n’ont aucune autre manière de contester ces éléments de preuve confidentiels. L’attribution de ce pouvoir aux amici curiae est la seule façon de trancher les intérêts contradictoires de la sécurité et de l’équité dans le cadre du processus d’appel que prévoit la LSDA. En outre, d’un point de vue pratique, c’est la seule façon de pouvoir produire d’autres éléments de preuve dans l’intérêt des appelants, conformément à l’alinéa 16(6)e), pendant les volets « ex parte » et « à huis clos » des appels.

[245]    Enfin, comme on l’a vu précédemment, rien dans la LSDA n’indique qu’il est obligatoire de scinder l’appel en deux étapes distinctes, pour la divulgation et le fond de la décision. Par ailleurs, d’un point de vue logistique, il arrive souvent que les étapes de la divulgation et du fond de la décision soient étroitement liées  presque impossibles à scinder. C’est donc dire qu’en plus de ne pas figurer dans la LSDA, l’établissement d’une telle limite, fondée sur cette scission des appels interjetés sous le régime de la LSDA, n’est pas logique.

[246]    Cependant, comme je l’ai déjà mentionné et qu’il est précisé dans l’arrêt Lyttle, au paragraphe 44, la pleine liberté de contre-interroger des témoins ne constitue pas à un droit non équivoque de contre-interroger des témoins sans limites (arrêt Harkat (2014), au paragraphe 88). Cette possibilité doit être exercée d’une manière professionnelle qui est assujettie à la supervision de la Cour et qui aide cette dernière. Toutefois, vu sa fonction essentielle, elle ne devrait pas être limitée d’une manière qui mine son efficacité et sa substance.

D.        LE RETRAIT DE RENSEIGNEMENTS

[247]    Dans l’appel de M. Dulai, l’intimé a exercé son droit de retirer des renseignements ou d’autres éléments de preuve conformément à l’alinéa 16(6)g) de la LSDA. De plus, la LSDA prévoit que le juge désigné « ne peut fonder sa décision sur ces renseignements ou ces éléments de preuve et il est tenu [en vertu de l’alinéa 16(6)g)] de les remettre au ministre », et elle confie, à l’alinéa 16(6)h), au juge désigné la tâche de garantir la confidentialité des renseignements et des autres éléments de preuve qui ont été retirés.

[248]    Au sujet de ce retrait, la Cour a pour tâche de décider si le juge désigné et les amici curiae sont autorisés à voir les renseignements retirés et à prendre connaissance des raisons pour lesquelles le ministre les a retirés, de vérifier si la Cour fédérale peut conserver une copie des renseignements retirés, de déterminer les mesures qu’il conviendrait de prendre pour s’assurer que ces renseignements ne fassent plus partie du dossier d’appel et de fixer le moment où ces renseignements devraient être renvoyés au ministre.

[249]    L’intimé, M. Dulai et les amici curiae conviennent tous que le juge désigné et les amici curiae sont autorisés à voir les renseignements qui ont été retirés et à prendre connaissance des raisons pour lesquelles ils l’ont été. Ils conviennent également que la Cour fédérale peut conserver une copie des renseignements retirés et que des mesures appropriées ont été prises pour veiller à ce que ces renseignements ne fassent plus partie du dossier d’appel. Par ailleurs, les renseignements ont déjà été renvoyés au ministre. La Cour juge néanmoins nécessaire de traiter de ces questions, quoique d’une manière nettement plus succincte que les questions analysées jusqu’ici, étant donné qu’il s’agit des premiers appels interjetés sous le régime de la LSDA. Cela dit, la question de savoir si ce retrait mène à une situation où les éléments de preuve soumis à la Cour ne sont pas suffisants pour étayer le caractère raisonnable de la décision du ministre qui est portée en appel est une question qui sera sûrement examinée ultérieurement dans la présente instance (Soltanizadeh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 450, aux paragraphes 22 à 31; et décision Charkaoui (Re), 2009 CF 1030, [2010] 4 R.C.F. 448, aux paragraphes 23 à 30).

1)         L’accès aux renseignements retirés et les raisons du retrait

[250]    Le juge désigné ne peut pas fonder sa décision concernant le caractère raisonnable de la décision du ministre sur les renseignements ou les autres éléments de preuve qui ont été retirés. La LSDA l’indique clairement. Il est plutôt chargé de se prononcer sur le caractère raisonnable de la décision du ministre en se fondant sur « l’information dont il dispose » [au paragraphe 16(6)]. Cela dit, la LSDA n’empêche pas le juge désigné, ou les amici curiae, de consulter les renseignements retirés ou d’être informés de leur retrait; elle exige que la Cour en garantisse la confidentialité.

[251]    Le pouvoir conféré à l’intimé de retirer unilatéralement des renseignements ou d’autres éléments de preuve n’est pas propre à la LSDA, mais on ne saurait sous-estimer l’avantage qu’une telle possibilité procure. Dans un univers où l’on exige le secret, la possibilité de retirer des renseignements sans restriction constitue un pouvoir considérable. Par conséquent, pour que le processus judiciaire soit équitable, le juge désigné doit pouvoir consulter les renseignements ou les autres éléments de preuve retirés et être informé de la raison de leur retrait afin, à tout le moins, de comprendre le lien qui existe entre eux et les autres renseignements et éléments de preuve dont il dispose toujours.

[252]    Par exemple, le juge désigné pourrait avoir de la difficulté à effectuer un examen complet du caractère raisonnable de la décision du ministre sans connaître les renseignements ou les éléments de preuve qui ont été retirés et en quoi leur absence a une incidence sur les autres renseignements ou éléments de preuve dont il doit se servir pour pouvoir rendre sa décision. En réalité, il est nettement plus difficile de retirer un certain élément factuel sur lequel repose la décision du ministre sans que cela se répercute sur les autres renseignements ou éléments de preuve il s’agit rarement d’un exercice chirurgical ce geste revient à retirer un ingrédient d’un gâteau déjà cuit. Par ailleurs, les renseignements ou les autres éléments de preuve retirés, ainsi que les raisons de leur retrait, pourraient révéler certaines faiblesses ou certains problèmes de crédibilité dans les renseignements ou les autres éléments de preuve qui restent. Comme l’ont mentionné les amici curiae à titre d’exemple théorique, cela pourrait arriver dans une situation où les raisons du retrait révèlent les problèmes de crédibilité que pose une source confidentielle qui est associée aux autres renseignements ou éléments de preuve sur lesquels l’intimé se fonde. En fait, bien que le juge désigné ne puisse fonder sa décision sur les renseignements retirés, ceux-ci, de même que les raisons de leur retrait, pourraient exposer un fil qui, une fois tiré, défait le reste de la thèse de l’intimé.

[253]    Il est donc essentiel que l’on fournisse au juge désigné les renseignements retirés et les raisons qui expliquent le retrait de façon à ce qu’il puisse jouer son rôle de « gardien ». Le juge désigné doit comprendre le contexte dans son ensemble de façon à s’assurer que le dossier étaye le caractère raisonnable de la décision du ministre, mais aussi que l’ensemble du processus est équitable. Corollairement à cette obligation, les amici curiae, avec l’autorisation du juge désigné, peuvent également avoir accès aux renseignements retirés, ainsi qu’aux raisons de leur retrait, afin de veiller à ce que l’incidence du retrait sur le reste du dossier soit convenablement analysée et communiquée au juge désigné conformément aux intérêts des appelants.

[254]    En outre, la divulgation des renseignements retirés, ainsi que des raisons qui expliquent leur retrait, au juge désigné et, par extension, aux amici curiae, concorde avec l’obligation de franchise dont l’intimé doit faire preuve dans une instance ex parte et à huis clos. Citant l’arrêt Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, et l’arrêt Almrei (Re), la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit au sujet de l’obligation de franchise dans le cadre d’une instance ex parte et à huis clos dans l’arrêt Harkat (2014), au paragraphe 101 :

     Dans Ruby, la Cour a reconnu que les obligations de franchise et de bonne foi la plus absolue s’appliquent lorsqu’une partie se fonde sur des éléments de preuve durant des procédures ex parte : « Elle doit offrir une preuve complète et détaillée, et n’omettre aucune donnée pertinente qui soit défavorable à son intérêt » (par. 27). La Cour fédérale a ajouté, dans Almrei (Re), 2009 CF 1263, [2011] 1 R.C.F. 163 par. 500, que « [l]es obligations de bonne foi la plus absolue et de franchise impliquent que la partie s’appuyant sur une preuve ex parte effectuera un examen approfondi des renseignements en sa possession et présentera des observations fondées sur tous les renseignements, y compris ceux qui ne sont pas favorables à sa thèse. »

[255]    Dans ce contexte, on peut dire aussi que le défaut de divulguer les raisons pour lesquelles des renseignements ou des éléments de preuve ont été retirés de même que les renseignements ou les éléments de preuve eux-mêmes, notamment s’ils sont contraires aux intérêts de l’intimé, peut ne pas cadrer avec l’obligation de franchise.

2)         La conservation d’une copie des renseignements retirés

[256]    Comme il est indiqué à l’article 4 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, la Cour fédérale est une « cour supérieure d’archives ». Bien qu’elle ne soit pas définie dans la Loi sur les Cours fédérales, cette expression implique que la Cour se trouve dans l’obligation de conserver les registres des instances, qui font office de mémoires judiciaires, afin de bénéficier de l’historique du dossier et de s’assurer que l’on suit les précédents. Par exemple, l’expression « cour d’archives » est définie dans l’Oxford Dictionary of Law comme étant une [traduction] « cour dont les actions et les instances judiciaires sont conservées et enregistrées de façon permanente », et dans l’Osborn’s Concise Law Dictionary comme étant une [traduction] « cour dont les actions et les instances judiciaires sont consignées afin de bénéficier d’une preuve et d’un souvenir perpétuels » (Oxford Dictionary of Law, 5e éd. (Oxford : Oxford University Press, 2002), à la page 126, et Osborn’s Concise Dictionary, 12e éd. (Sweet & Maxwell : Thomson Reuters, 2013), à la page 124).

[257]    La Cour doit donc conserver l’historique exact des dossiers des présents appels, d’autant plus qu’il s’agit des premiers appels que l’on interjette sous le régime de la LSDA. Tous les renseignements ou éléments de preuve retirés sont notamment visés. En effet, ceux-ci pourraient, comme on l’a vu, avoir une incidence sur les autres renseignements ou éléments de preuve invoqués dans les présents appels. Bien sûr, il faudrait que ces renseignements soient conservés d’une manière conforme à la LSDA, notamment à l’obligation imposée au juge désigné à l’alinéa 16(6)h) de « garantir la confidentialité des renseignements et autres éléments de preuve que le ministre retire de l’instance ».

3)         Les mesures à prendre pour sécuriser les renseignements retirés

[258]    Pour veiller à ce que la confidentialité des renseignements que retire le ministre ne soit pas compromise par le fait que la Cour en conserve une copie et s’assurer qu’ils ne fassent plus partie du dossier d’appel et soient retournés en toute sécurité au ministre, la Cour a ordonné le 24 janvier 2020 ce qui suit :

[traduction]

1.  Le PGC est autorisé à retirer des renseignements du dossier d’appel confidentiel.

2.  Le PGC a été autorisé à fournir de nouvelles pages du dossier d’appel confidentiel qui sont touchées par le retrait et le greffe de la Cour fédérale a remplacé les pages touchées par le retrait, y compris les copies fournies aux amici curiae.

3.  Les renseignements retirés qui figurent dans le dossier d’appel confidentiel seront caviardés et désignés comme suit : « renseignements retirés ».

4.  Le PGC a été autorisé à fournir des copies caviardées de l’affidavit confidentiel du SCRS aux amici curiae.

5.  La Cour conservera trois copies du dossier d’appel confidentiel contenant les renseignements retirés (les dossiers d’appel confidentiels originaux). Les dossiers d’appel confidentiels originaux seront scellés et conservés en un lieu distinct au greffe désigné.

6.  Une copie de la présente ordonnance sera versée dans chacune des copies scellées des dossiers d’appel confidentiels originaux.

7.  La présente ordonnance demeurera en vigueur jusqu’à ce que la Cour en ordonne autrement, y compris pendant la durée de tout appel relatif à l’instance et après le jugement définitif.

[259]    L’intimé, les appelants et les amici curiae conviennent tous que ces mesures étaient suffisantes. Par ailleurs, la procédure décrite ci-dessus a déjà eu lieu sans causer de problème.

E.        L’AUDIENCE EX PARTE SUR LE FOND DE LA DÉCISION

[260]    Enfin, il me faut décider si la LSDA autorise la tenue d’audiences ex parte et à huis clos sur le fond d’une décision, déterminer l’objet de telles audiences et décider s’il sera nécessaire d’en tenir une dans le cadre des présents appels.

[261]    Premièrement, je suis d’avis qu’il est permis, sous le régime de la LSDA, de tenir une audience ex parte et à huis clos sur le fond de la décision. L’alinéa 16(6)a) de la LSDA indique clairemnt qu’une audience ex parte et à huis clos est requise « à tout moment pendant l’instance » et à la demande du ministre si la divulgation de renseignements ou d’autres éléments de preuve « pourraient porter atteinte […] à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui ». Cette disposition n’est pas limitée à une quelconque « étape de divulgation » d’un appel, si le juge désigné décide de scinder l’appel interjeté sous le régime de la LSDA. J’ai déjà clairement exprimé mon point de vue sur la question. Selon les circonstances de l’appel, il peut y avoir une ou plusieurs audiences ex parte et à huis clos qui portent sur les allégations de confidentialité du ministre ou le caractère raisonnable de la décision portée en appel. Il peut aussi y avoir une ou plusieurs audiences publiques.

[262]    Deuxièmement, je suis d’avis qu’une audience ex parte et à huis clos sur le fond d’une décision a pour objet de permettre au juge désigné d’entendre et d’analyser en détail des renseignements confidentiels qui ne peuvent pas être divulgués à l’appelant, ainsi que les observations relatives à ces renseignements, de façon à déterminer si la décision du ministre était raisonnable.

VI. CONCLUSION

[263]    En conclusion, ma réponse à chacune des questions préliminaires est la suivante : 1) le rôle du juge désigné dans un appel interjeté sous le régime de la LSDA est un rôle de « gardien » vigoureux et interventionniste, comme il est décrit dans les arrêts Charkaoui I et Harkat (2014); 2) le rôle des amici curiae est d’aider la Cour en représentant les intérêts des appelants lors des volets « ex parte » et « à huis clos » des appels et ils assument un mandat vigoureux et interventionniste qui ne va toutefois pas jusqu’à être assimilable à un rôle d’avocat des appelants; 3) les renseignements retirés, ainsi que les raisons de leur retrait, doivent être fournis au juge désigné et aux amici curiae; 4) une audience ex parte et à huis clos sur le fond de la décision s’impose dans les appels interjetés sous le régime de la LSDA. Conformément aux présents motifs, l’ordonnance datée du 7 octobre 2019 sera modifiée en conséquence. À cette fin, une conférence de gestion de l’instance publique aura lieu dans le but d’obtenir les commentaires de toutes les parties et des amici curiae sur les modifications à apporter ainsi que de discuter d’autres questions essentielles qui permettront de faire avancer la présente affaire.


Annexe A

ORDONNANCE

APRÈS avoir tenu une conférence de gestion de l’instance par téléconférence le 24 septembre 2019, en présence des avocats des parties, pour discuter de sujets d’intérêt dans les deux dossiers, dont la nomination d’un ou de plusieurs amici curiae;

ET APRÈS avoir reconnu que les présents appels sont régis par les dispositions énoncées au paragraphe 16(6) de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, L.C. 2015, ch. 20, art. 11 (la LSDA);

ET APRÈS avoir constaté que les dossiers d’appel contiennent des renseignements caviardés au sujet de la décision de maintenir le statut de personne inscrite des appelants en vertu de l’article 15 de la LSDA, renseignements qui ne peuvent pas leur être divulgués, le tout sous réserve de la décision à rendre au sujet du caractère approprié du caviardage de chacun des renseignements visés;

ET APRÈS avoir noté que les appelants et leurs conseils seront exclus d’une partie des appels, s’il est demandé par l’intimé, en vertu de l’alinéa 16(6)a) de la LSDA, que la Cour entende des observations sur les renseignements ou d’autres éléments de preuve en l’absence du public ainsi que des appelants et de leurs conseils de façon à éviter de porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

ET APRÈS que la Cour a évoqué la possibilité de nommer un ou deux amici curiae afin de s’assurer que les appelants bénéficient de l’équité procédurale et qu’elle a pris acte du fait qu’il y a deux appels qui se rapportent à des faits différents et qui peuvent soulever des questions différentes;

ET APRÈS avoir reçu des observations écrites des conseils des parties sur ce point;

ET APRÈS avoir jugé que la nomination de deux amici curiae (amici) aidera la Cour à s’acquitter des obligations que lui impose la LSDA;

ET APRÈS avoir pris acte des allégations de violation de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), avoir reconnu que le droit des appelants d’être informés de la preuve qui pèse contre eux et d’avoir la possibilité d’y répondre, y compris celui de bénéficier d’une représentation adéquate lors de l’audience à huis clos, sont des principes de justice fondamentale au regard de l’article 7 de la Charte, et avoir reconnu qu’il doit y avoir une solution de rechange adéquate qui remplace pour l’essentiel les intéressés dans le cadre de l’instance secrète : Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350 [précité], au paragraphe 27; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33 [précité], au paragraphe 43;

ET APRÈS avoir reconnu que, dans une telle situation, la nomination d’amici aidera la Cour à se faire une opinion lors de l’audition des renseignements ou des autres éléments de preuve que l’intimé présentera en l’absence des appelants et du public, ainsi qu’à déterminer si leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

ET APRÈS avoir reconnu que la nomination des amicus curiae relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour et que les juges désignés ayant pris part à des affaires semblables ont nommé un ou plusieurs amici curiae pour s’acquitter d’un tel mandat;

ÉTANT DONNÉ que le mandat des amici devra entre autres prévoir qu’ils rencontreront les appelants et leurs conseils et communiqueront avec eux afin de discuter des questions en litige et, à cette fin, que, si elles ne peuvent être tenues par téléphone, de telles réunions pourront avoir lieu à Vancouver conformément au mandat établi ci-après;

ÉTANT DONNÉ que les amici structureront leur mandat de manière à s’assurer qu’il n’y aura pas de dédoublement excessif du travail mais aussi qu’ils mettront tout en œuvre pour diviser ce travail de façon à respecter le calendrier établi dans la présente ordonnance;

ÉTANT DONNÉ qu’une fois qu’un ou les deux amicus curiae auront rencontré les appelants et leurs conseils ou communiqué avec eux et examiné par la suite les renseignements confidentiels, la Cour envisagera de procéder à une audience de gestion de l’instance à huis clos en la présence des avocats de l’intimé et des amici, et que cette audience aurait lieu avant la tenue de l’audience de gestion de l’instance publique prévue pour le 14 novembre 2019;

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

1.   M. Colin Baxter, du cabinet Conway Baxter Wilson LLP, à Ottawa (Ontario), et M. Gib van Ert, du cabinet GIB VAN ERT LAW, à Ottawa (Ontario) et à Vancouver (Colombie-Britannique), sont nommés comme amici dans la présente affaire, aideront la Cour à s’acquitter des obligations que lui impose la LSDA d’une manière compatible avec la présente ordonnance et doivent demander conseil au juge qui présidera la présente instance s’ils en ressentent le besoin et en toutes circonstances non prévues dans l’ordonnance en vigueur;

2.   Les amici auront accès aux renseignements confidentiels dont il est question dans les présents appels, selon ce qu’aura décidé la Cour;

3.   En temps opportun, et en attendant que les amici aient eu accès aux renseignements et aux documents confidentiels dont il est question dans la présente demande, l’un des amici ou les deux s’ils l’estiment nécessaire peuvent se réunir ou communiquer avec les conseils des appelants dans le but de comprendre les sujets qui intéressent ces derniers, relativement aux renseignements et aux documents à examiner, ce qui inclut la possibilité de communiquer avec les appelants eux-mêmes, en présence de leurs conseils, si ces derniers et les amici croient qu’il est nécessaire de le faire et si les appelants sont d’accord;

4.   Les appelants et leurs conseils peuvent transmettre aux amici une liste de questions ou d’observations pertinentes que les appelants aimeraient que les amici soulèvent et présentent à la Cour pendant la partie de l’audition des présents appels qui se déroulera en leur absence ainsi qu’en l’absence de leurs conseils et du public;

5.   Les amici informeront ensuite par écrit la Cour et les conseils qu’ils sont prêts à procéder à l’examen des renseignements et des documents confidentiels. Ils informeront également la Cour et les conseils lorsqu’ils auront fini d’examiner les renseignements et les documents confidentiels. Par la suite, au besoin, une audience de gestion de l’instance à huis clos sera fixée à une date antérieure au 14 novembre 2019;

6.   Une fois qu’ils auront consulté les renseignements confidentiels dont il est question dans la présente demande, les amici ne pourront communiquer avec les appelants ou leurs conseils qu’après avoir obtenu au préalable l’autorisation de la Cour;

7.   Par souci de clarté, le paragraphe 6 de la présente ordonnance n’interdit pas aux conseils des appelants de transmettre des communications unilatérales aux amici au cours de l’instance, et ces derniers peuvent accuser réception de ces communications;

8.   Les communications entre les appelants et leurs conseils, lesquelles sont protégées par le privilège avocat-client ou le privilège relatif au litige, ne perdront pas ce privilège si elles sont partagées avec les amici;

9.   Les amici préserveront la confidentialité de tous les renseignements et documents auxquels ils auront eu accès, en ne les communiquant pas aux appelants, ni à leurs conseils ou à quiconque ne prenant pas part à l’audience tenue à huis clos et ex parte;

10. Pour aider la Cour, les amici peuvent également :

a.   examiner les renseignements confidentiels;

b.   participer à l’audience qui aura lieu en privé, présenter des observations orales et écrites et interroger les témoins;

c.   assister à toute audience publique concernant la présente demande et, avec l’autorisation de la Cour, présenter des observations;

d.   aider à préparer les résumés des renseignements, le cas échéant.

11. L’intimé aura le droit de répondre à toute observation que les amici formuleront;

12. L’intimé paiera les honoraires et débours raisonnables, y compris les frais de déplacement, de chaque amicus, le cas échéant, et les amici feront leur possible pour faire en sorte que ces montants soient raisonnables;

13. L’intimé et les amici peuvent s’adresser à la Cour en cas de désaccord ou de malentendu quant au remboursement des honoraires et des débours raisonnables des amici;

14. Les parties ou les amici peuvent présenter au juge qui présidera la présente instance, après en avoir avisé les autres participants, une demande de modification des conditions de la présente ordonnance.


Annexe B

ORDONNANCE

APRÈS AVOIR convoqué une conférence de gestion de l’instance publique par téléconférence le 13 février 2020 en vue de discuter des questions juridiques préliminaires découlant des appels ainsi que de questions liées au calendrier;

ATTENDU qu’il incombe à la Cour de veiller à ce que le principe de la transparence des procédures judiciaires soit autant que possible respecté eu égard aux circonstances et à ce que l’on donne aux appelants la possibilité d’être entendus et raisonnablement informés tout au long de la présente instance;

ATTENDU qu’il incombe à la Cour de réduire au maximum le délai dans lequel le présent appel est tranché;

APRÈS avoir entendu tous les avocats au sujet de la liste des questions juridiques préliminaires à trancher avant les prochaines étapes de l’instance;

APRÈS avoir entendu tous les avocats au sujet du calendrier et des préoccupations relatives aux délais;

ET APRÈS avoir pris acte de l’entente à laquelle sont parvenus les avocats au sujet de la liste des questions juridiques préliminaires devant être examinées en l’espèce ainsi que des dates de dépôt des observations écrites;

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

1.   Les appelants, l’intimé et les amici curiae fourniront des observations écrites en réponse aux questions juridiques suivantes :

i.          Compte tenu du rôle que joue le juge dans le cadre d’un appel interjeté sous le régime de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, L.C. 2015, ch. 20, art. 11 (la LSDA) et du fait qu’aux termes de l’alinéa 16(6)g) de la LSDA le juge ne peut fonder sa décision sur les renseignements ou les éléments de preuve que le ministre a retirés dans le dossier T-670-19 :

a)   Le juge désigné et les amici curiae devraient-ils être autorisés à voir les renseignements retirés?

b)   Le juge désigné et les amici curiae devraient-ils être autorisés à être informés des raisons pour lesquelles le ministre a retiré les renseignements?

ii.         Compte tenu du fait que l’alinéa 16(6)g) de la LSDA prévoit que le juge est tenu de remettre les renseignements retirés au ministre, la Cour fédérale, à titre de cour supérieure d’archives, devrait-elle conserver une copie des renseignements retirés? Dans l’affirmative, quelles mesures le greffe devrait-il prendre pour veiller à ce que les renseignements retirés ne figurent plus dans le dossier d’appel? Quand les renseignements retirés devraient-ils être remis au ministre?

iii.        Le régime que prévoit l’article 16 de la LSDA autorise-t-il la tenue d’une audience ex parte sur le fond de l’appel? Dans l’affirmative, quel est l’objet de cette audience? Quel rôle l’amicus curiae joue-t-il dans l’audience ex parte, et ce rôle inclut-il la possibilité de contre-interroger des témoins?

iv.        Est-il nécessaire de tenir une audience ex parte sur le fond dans les présents appels?

2.   L’intimé fournira ses observations avant le 28 février 2020 inclusivement;

3.   Les appelants et les amici curiae fourniront leurs observations avant le 20 mars 2020 inclusivement;

4.   Les conseils des appelants feront de leur mieux pour remettre leurs observations, ou une ébauche de ces observations, aux amici curiae au plus tard le 16 mars 2020, par souci d’éviter toute redondance et d’offrir aux amici curiae la possibilité de compléter pour le mieux les observations des appelants de façon à aider la Cour à s’acquitter de ses obligations;

5.   Conformément aux ordonnances de la Cour datées du 6 janvier 2020, du 15 novembre 2019 et du 7 octobre 2019, les appelants peuvent communiquer leurs observations aux amici curiae. Cependant, ces derniers ne peuvent communiquer avec les appelants ou leurs conseils qu’à des fins d’accusé de réception. Si les appelants ou les amici curiae sont d’avis qu’il serait préférable qu’il y ait des communications entre les amici curiae et les appelants ou leurs conseils, ils doivent demander l’autorisation de la Cour avant d’entrer en communication avec quiconque;

6.   L’intimé fournira une réponse aux observations des appelants et des amici curiae, le cas échéant, au plus tard le 27 mars 2020;

7.   Avant le 3 avril 2020, les parties feront savoir par écrit à la Cour s’il est nécessaire de tenir une audience publique au sujet des présentes questions juridiques préliminaires;

8.   Si les observations portant sur les questions juridiques préliminaires contiennent des renseignements de nature délicate, l’intimé, les amici curiae ou la Cour peuvent demander la tenue d’une audience ex parte;

9.   La date du contre-interrogatoire ex parte est reportée jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue sur la liste des questions juridiques préliminaires;

10. Par souci de limiter les délais, les amici curiae et l’intimé feront part à la Cour de leurs discussions concernant les caviardages effectués en l’espèce, et ce, par écrit, au plus tard le 20 février 2020.

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.