A-349-18
A-193-19
2020 CAF 112
Sa Majesté la Reine (appelante)
c.
Cameco Corporation (intimée)
Répertorié : Canada c. Cameco Corporation
Cour d’appel fédérale, juges Webb, Rennie et Mactavish, J.C.A.—Toronto, 4 et 5 mars; Ottawa, 26 juin 2020.
Impôt sur le revenu –– Non-résidents –– Prix de transfert –– Appels à l’encontre d’une décision de la Cour canadienne de l’impôt infirmant les redressements importants du ministre du Revenu national à l’égard du revenu de l’intimée, effectués au titre de l’art. 247 de la Loi de l’impôt sur le revenu; et à l’encontre d’une ordonnance de la Cour de l’impôt adjugeant des dépens à l’intimée au cas où l’appelante obtiendrait gain de cause dans l’appel principal interjeté devant la Cour d’appel fédérale –– L’intimée, avec ses filiales, est un grand producteur d’uranium et fournisseur de services de conversion d’uranium d’une forme à une autre –– En conséquence d’un accord conclu entre les États-Unis et la Russie en 1993, la Russie pouvait vendre l’uranium qu’elle utilisait auparavant dans son arsenal nucléaire –– L’intimée a négocié un accord d’achat de cet uranium par un consortium d’entreprises –– Lorsque l’accord définitif a été signé, l’intimée a désigné sa filiale luxembourgeoise, Cameco Europe S.A. (CESA), comme signataire de cet accord –– L’accord portant sur l’achat d’uranium russe a été signé notamment par CESA et AO « Techsnabexport » (Tenex), une société d’État russe –– CESA a aussi acheté de l’uranium auprès d’Urenco, un enrichisseur d’uranium –– L’intimée a constitué une filiale en Suisse et cette entreprise a ensuite changé son nom pour devenir Cameco Europe AG (SA, Ltd.) (CEL) –– Par la suite, CESA a transféré son activité à CEL, ce qui incluait le droit de CESA d’acheter de l’uranium à Tenex et à Urenco –– Les bénéfices en cause dans le présent appel sont le résultat de la vente d’uranium par CEL –– Les bénéfices étaient considérables et ont fait l’objet d’une nouvelle cotisation par le ministre –– La Cour de l’impôt a conclu que les opérations en cause n’étaient pas contraires à la logique commerciale et que ces opérations n’étaient pas visées par l’art. 247(2)b)i) de la Loi; elle a jugé qu’aucun redressement ne devait être effectué relativement aux opérations entre l’intimée et CESA/CEL –– En appel, l’appelante a adopté une interprétation plus large des art. 247(2)b) et d) de la Loi et affirmé que l’intimée n’aurait conclu aucune des opérations qu’elle a conclues avec CESA et CEL avec une personne sans lien de dépendance –– Selon l’appelante, les bénéfices réalisés par CEL devraient être réattribués à l’intimée; elle a aussi soulevé un argument subsidiaire concernant l’interprétation de l’art. 247(2)a) de la Loi –– Il s’agissait de savoir si la Cour de l’impôt a commis une erreur dans son interprétation des art. 247(2)b) et d) de la Loi et, à titre subsidiaire, dans son interprétation de l’art. 247(2)a) de cette loi –– L’art. 247(2)b) de la Loi édicte les conditions qui doivent être respectées pour qu’un redressement soit effectué; l’art. 247(2)d) prescrit des indications quant au redressement à effectuer si les conditions de l’art. 247(2)b) de la Loi sont respectées –– L’interprétation des dispositions de la Loi doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique –– L’art. 247(2)b) de la Loi édicte deux conditions relativement aux opérations qui étaient en cause dans la présente affaire : 1) l’opération ou la série d’opérations n’aurait pas été conclue entre personnes sans lien de dépendance; 2) il est raisonnable de considérer qu’elle n’a pas été principalement conclue pour des objets véritables, si ce n’est l’obtention d’un avantage fiscal –– L’art. 247(2)b)(i) de la Loi ne déclare pas si le contribuable donné n’aurait pas conclu l’opération donnée avec le non-résident (critère subjectif) –– Il porte plutôt sur la question de savoir si l’opération ou la série d’opérations aurait été conclue par des personnes sans lien de dépendance (critère objectif) –– L’art. 247(2)b)(i) de la Loi s’applique lorsqu’une personne sans lien de dépendance n’aurait pas conclu l’opération ou la série d’opérations en cause, et ce, peu importe les modalités –– Cette disposition est directement liée à l’art. 247(2)d) –– Aux termes de l’art. 247(2)d), qui est applicable, si les conditions de l’alinéa b) sont respectées, les montants qui seraient par ailleurs déterminés pour l’application de la Loi feront l’objet d’un redressement de façon à ce qu’ils correspondent à la valeur ou à la nature des montants qui auraient été déterminés si l’opération ou la série conclue entre les participants avait été celle qui aurait été conclue entre personnes sans lien de dépendance –– Les rubriques dans lesquelles figurent les art. 247 et 247(2) appuyaient une interprétation de l’art. 247(2) qui donnerait lieu à un redressement des prix des opérations pertinentes, plutôt qu’une interprétation qui permettrait au ministre de soulever le voile de la personnalité juridique de CEL et de réaffecter tous ses profits à l’intimée –– Les art. 247(2)b) et d) ne permettraient pas à un tribunal de faire fi de l’existence distincte de CEL et de traiter l’intimée comme si elle avait acheté et vendu l’uranium que CEL avait acheté et vendu –– Il faudrait encore respecter le transfert par l’intimée de sa fonction de ventes à CEL –– Les profits en question en l’espèce ont découlé de l’achat et de la vente d’uranium –– Rien ne permettait de conclure que des parties n’ayant aucun lien de dépendance n’auraient pas acheté ou vendu de l’uranium ni transféré entre elles les droits d’acheter de l’uranium auprès de Tenex ou d’Urenco –– Il n’y avait aucune raison non plus pour que la Cour intervienne quant à la conclusion du juge de la Cour de l’impôt en lien avec la valeur du contrat Tenex ou du contrat Urenco, ni en lien avec les prix que CEL a payés à l’intimée pour l’uranium qu’elle achetait –– Par conséquent, l’appelante ne pouvait pas obtenir gain de cause relativement à son argument lié à l’art. 247(2)a) de la Loi –– L’appel dans le dossier A-193-19 a été rejeté sur la question des dépens, puisqu’il dépendait du succès de l’appel principal dans le dossier A-349-18 –– Appels rejetés.
Il s’agissait de deux appels : le premier (A-349-18) à l’encontre d’une décision de la Cour canadienne de l’impôt infirmant les redressements importants du ministre du Revenu national à l’égard du revenu de l’intimée, effectués au titre de l’article 247 de la Loi de l’impôt sur le revenu; le deuxième (A-193-19) à l’encontre d’une ordonnance de la Cour de l’impôt adjugeant des dépens à l’intimée au cas où l’appelante obtiendrait gain de cause dans l’appel principal interjeté devant la Cour.
L’intimée, avec ses filiales, est un grand producteur d’uranium et fournisseur de services de conversion d’uranium d’une forme à une autre. Elle avait des mines d’uranium au Canada et aux États-Unis. En 1993, les gouvernements américain et russe ont signé un accord visant à offrir à la Russie les moyens de vendre l’uranium qu’elle utilisait auparavant dans son arsenal nucléaire. En conséquence de cet accord, une certaine quantité d’uranium serait offerte en vente sur le marché. L’intimée a négocié un accord d’achat de cet uranium par un consortium d’entreprises. Lorsque l’accord définitif a été signé en 1999, l’intimée a désigné sa filiale luxembourgeoise, Cameco Europe S.A. (CESA), comme signataire de cet accord. L’accord portant sur l’achat d’uranium russe a été signé par CESA et d’autres sociétés internationales, notamment AO « Techsnabexport » (Tenex) (une société d’État russe). Cet accord, aussi qualifié de contrat sur l’uranium naturel de l’Uranium Hautement Enrichi (UHE), prévoyait initialement l’octroi d’options d’achat de l’uranium que Tenex offrirait en vente. En 1999, CESA a signé un accord avec Urenco (un enrichisseur d’uranium) prévoyant l’achat de l’uranium qu’Urenco recevrait de Tenex. La même année, l’intimée a constitué une filiale en Suisse et cette entreprise a ensuite changé son nom pour devenir Cameco Europe AG (SA, Ltd.) (CEL). Par la suite, CESA a transféré son activité à CEL, ce qui incluait le droit de CESA d’acheter de l’uranium à Tenex et à Urenco. CEL a aussi acheté la production d’uranium prévue de l’intimée et son stock d’uranium. Les bénéfices en cause dans le présent appel sont le résultat de la vente d’uranium par CEL, qui l’a acheté à trois sources différentes, soit Tenex, Urenco et l’intimée. Étant donné que le prix de l’uranium a considérablement augmenté au cours des années qui ont suivi les ententes signées avec les diverses sociétés, CEL a enregistré des bénéfices considérables grâce à l’achat et à la vente d’uranium. Lors de l’établissement d’une nouvelle cotisation à l’égard de l’intimée, le ministre a ajouté des montants d’argent à son revenu.
La décision de la Cour de l’impôt était principalement axée sur l’application des règles en matière de prix de transfert énoncées à l’article 247 de la Loi. Dans la majeure partie de son analyse, la Cour de l’impôt n’a pas fait de distinction entre CESA et CEL, elle a plutôt fait référence à ces deux entreprises collectivement en tant que CESA/CEL. La Cour de l’impôt a conclu plus particulièrement que les ententes, au titre desquelles l’intimée a vendu de l’uranium à CESA/CEL et au titre desquelles elle a acheté de l’uranium à CESA/CEL, n’étaient pas contraires à la logique commerciale et que, par conséquent, ces opérations n’étaient pas visées par le sous-alinéa 247(2)b)(i) de la Loi. Relativement aux alinéas 247(2)a) et c) de la Loi, la Cour de l’impôt a analysé l’application de ces alinéas à la série d’opérations en cause et a jugé qu’aucun redressement ne devait être effectué relativement aux opérations entre l’intimée et CESA/CEL.
Dans l’appel, l’appelante a adopté une interprétation plus large des alinéas 247(2)b) et d) de la Loi et affirmé que l’intimée n’aurait conclu aucune des opérations qu’elle a conclues avec CESA et CEL avec une personne sans lien de dépendance. Par conséquent, selon l’appelante, tous les bénéfices réalisés par CEL devraient être réattribués à l’intimée. L’appelante a aussi soulevé un argument subsidiaire concernant l’interprétation de l’alinéa 247(2)a) de la Loi.
Il s’agissait principalement de savoir si la Cour de l’impôt a commis une erreur dans son interprétation des alinéas 247(2)b) et d) de la Loi et, à titre subsidiaire, dans son interprétation de l’alinéa 247(2)a) de cette loi.
Arrêt : les appels doivent être rejetés.
L’alinéa 247(2)b) édicte les conditions qui doivent être respectées pour qu’un redressement soit effectué et l’alinéa 247(2)d) de la Loi prescrit des indications quant au redressement à effectuer si les conditions de l’alinéa 247(2)b) de la Loi sont respectées. L’interprétation des dispositions de la Loi doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique, qui a été effectuée. L’alinéa 247(2)b) de la Loi édicte deux conditions relativement aux opérations qui étaient en cause dans la présente affaire. Suivant la première condition, l’opération ou la série d’opérations n’aurait pas été conclue entre personnes sans lien de dépendance et, suivant la deuxième, il est raisonnable de considérer qu’elle n’a pas été principalement conclue pour des objets véritables, si ce n’est l’obtention d’un avantage fiscal. Contrairement à ce que l’appelante a fait valoir, le sous-alinéa 247(2)b)(i) de la Loi ne déclare pas si le contribuable donné n’aurait pas conclu l’opération donnée avec le non-résident si ce contribuable n’avait eu aucun lien de dépendance avec le non-résident (critère subjectif). Cet alinéa porte plutôt sur la question de savoir si l’opération ou la série d’opérations aurait été conclue par des personnes sans lien de dépendance (un critère objectif fondé sur des personnes hypothétiques). Le sous-alinéa 247(2)b)(i) de la Loi s’applique lorsqu’une personne sans lien de dépendance n’aurait pas conclu l’opération ou la série d’opérations en cause, et ce, peu importe les modalités. De plus, étant donné que l’intimée a d’abord choisi CESA (qui a ensuite transféré les droits à CEL) et que les taux d’imposition étaient plus faibles en Suisse qu’au Canada, l’appelante a prétendu, en l’espèce, que la condition énoncée au sous-alinéa 247(2)b)(ii) de la Loi a été respectée. Le législateur n’avait pas prévu que le sous-alinéa 247(2)b)(i) de la Loi s’appliquerait, comme l’a avancé l’appelante. Le sous-alinéa 247(2)b)(i) de la Loi ne peut pas être interprété isolément. Il est directement lié à l’alinéa 247(2)d) de la Loi. Aux termes de cet alinéa (qui est applicable, si les conditions de l’alinéa b) sont respectées), les montants qui seraient par ailleurs déterminés pour l’application de la Loi feront l’objet d’un redressement de façon à ce qu’ils correspondent à la valeur ou à la nature des montants qui auraient été déterminés si « l’opération ou la série conclue entre les participants avait été celle qui aurait été conclue entre personnes sans lien de dépendance, selon des modalités qui auraient été conclues entre de telles personnes ». Par conséquent, le libellé de cette disposition n’appuyait pas l’interprétation avancée par l’appelante.
En ce qui concerne l’analyse contextuelle et téléologique, la rubrique de l’article 247 de la Loi était pertinente. L’article 247 figure dans la partie XVI.1, à la rubrique : « Prix de transfert ». Le paragraphe 247(2) de la Loi se trouve quant à lui à la rubrique « Redressement ». Ces rubriques appuyaient une interprétation du paragraphe 247(2) de la Loi qui donnerait lieu à un redressement des prix des opérations pertinentes, plutôt qu’une interprétation qui permettrait au ministre de soulever le voile de la personnalité juridique de CEL et de réaffecter tous ses profits à l’intimée. Les alinéas 247(2)b) et d) de la Loi ne permettraient pas à un tribunal de faire fi de l’existence distincte de CEL et de traiter l’intimée comme si elle avait acheté et vendu l’uranium que CEL avait acheté et vendu. Il faudrait encore respecter le transfert par l’intimée de sa fonction de ventes à CEL. Le contexte et l’objet n’appuyaient pas non plus l’interprétation avancée par l’appelante quant aux alinéas 247(2)b) et d) de la Loi.
En conclusion, le législateur a décidé d’aborder de manière indirecte le cas d’un contribuable canadien qui transférerait des profits à une personne ayant un lien de dépendance dans un autre territoire; pour ce faire, il a mis en œuvre les règles en matière de prix de transfert énoncées dans la partie XVI.1 de la Loi. Ces règles entraînent le redressement des prix payés pour des marchandises achetées et vendues ainsi que pour des services fournis dans le cadre de transactions entre un contribuable et une personne non-résidente avec laquelle le contribuable a un lien de dépendance, si ces prix ne correspondent pas à un prix de pleine concurrence. Le redressement des prix des marchandises et des services entraîne le redressement des profits réalisés par le contribuable canadien. Toutefois, les règles énoncées aux alinéas 247(2)b) et d) de la Loi ne sont pas aussi générales que l’a prétendu l’appelante. Elles ne permettent pas au ministre de réaffecter simplement tous les profits d’une filiale à l’étranger à sa société mère canadienne en tenant pour acquis que la société canadienne n’aurait conclu aucune opération avec sa filiale à l’étranger si elles n’avaient pas eu de lien de dépendance. Les alinéas 247(2)b) et d) de la Loi s’appliquent uniquement lorsqu’un contribuable et un non-résident ayant un lien de dépendance ont conclu une opération ou une série d’opérations qui n’aurait pas été conclue entre deux personnes (ou plus) sans lien de dépendance, quelles que soient les modalités. Dans une telle situation, l’opération ou la série d’opérations qui aurait été conclue entre des personnes sans lien de dépendance est remplacée par l’opération ou la série d’opérations en question, avec les modalités qui conviennent. Plus précisément, les alinéas 247(2)b) et d) de la Loi ne pouvaient pas servir à réaffecter simplement tous les profits réalisés par CEL à l’intimée, sa société mère canadienne, dans les circonstances de l’espèce.
En fait, les profits en question en l’espèce ont découlé de l’achat et de la vente d’uranium. Rien ne permettait de conclure que des parties n’ayant aucun lien de dépendance n’auraient pas acheté ou vendu de l’uranium ni transféré entre elles les droits d’acheter de l’uranium auprès de Tenex ou d’Urenco.
En ce qui concerne l’argument subsidiaire de l’appelante, il n’y avait aucune raison pour que la Cour intervienne quant à la conclusion du juge de la Cour de l’impôt en lien avec la valeur du contrat Tenex ou du contrat Urenco, ni en lien avec les prix que CEL a payés à l’intimée pour l’uranium qu’elle achetait. Par conséquent, l’appelante ne pouvait pas obtenir gain de cause relativement à son argument lié à l’alinéa 247(2)a) de la Loi.
L’appel dans le dossier A-193-19 a été rejeté sur la question des dépens, puisqu’il dépendait du succès de l’appel principal dans le dossier A-349-18.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 69(2), 87, 247.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
R. c. Davis, [1999] 3 R.C.S. 759, 1999 CanLII 638; M.R.N. c. Chambre immobilière du Grand Montréal, 2007 CAF 346, [2008] 3 R.C.F. 366, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2008] 1 R.C.S. vi, 2008 CanLII 18937.
décisions examinées :
Welton v. United Lands Corporation Limited, 2020 ONCA 322 (CanLII); Queen c. Cognos Inc., [1993] 1 R.C.S. 87, 1993 CanLII 146; Canada c. Capital Générale Électrique du Canada Inc., 2010 CAF 344; Canada c. GlaxoSmithKline Inc., 2012 CSC 52, [2012] 3 R.C.S. 3; Envision Credit Union c. Canada, 2011 CAF 321, conf. par 2013 CSC 48, [2013] 3 R.C.S. 191; McKesson Canada Corporation c. La Reine, 2013 CCI 404.
décisions citées :
Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; Nova Chemicals Corporation c. Dow Chemical Company, 2016 CAF 216; Barnwell c. Canada, 2016 CAF 150.
DOCTRINE CITÉE
Organisation de coopération et de développement économiques. Principes applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationale et des administrations fiscales, Paris : OCDE 1995.
Organisation de coopération et de développement économiques. Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales, OCDE, juillet 2010.
Sherman, David M. Income Tax Act, Department of Finance technical notes : a consolidation of technical notes and other income tax commentary from the Department of Finance, 10e éd. Scarborough, Ont. : Carswell, 1998.
APPELS d’une décision de la Cour canadienne de l’impôt (2018 CCI 195) infirmant les redressements importants du ministre du Revenu national à l’égard du revenu de l’intimée, effectués au titre de l’article 247 de la Loi de l’impôt sur le revenu, et à l’encontre d’une ordonnance de la Cour de l’impôt (2019 CCI 92) adjugeant à l’intimée les dépens découlant de l’appel principal. Appels rejetés.
ONT COMPARU :
Elizabeth Chasson, Jenna Clark, Diana Aird, Sandra Tsui et Alisa Apostle pour l’appelante.
Al Meghji, Peter Macdonald et Mark Sheeley pour l’intimée.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
La sous-procureure générale du Canada pour l’appelante.
Osler, Hoskin & Harcourt LLP, Toronto, pour l’intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge Webb, J.C.A. : La question en litige en appel dans le dossier A-349-18 est celle de l’interprétation des alinéas 247(2)b) et d) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 (la Loi). Plus précisément, il s’agit de savoir si ces alinéas permettraient au ministre du Revenu national (le ministre) de réattribuer l’ensemble des profits d’une filiale étrangère d’une société canadienne à sa société mère canadienne. Le dossier d’appel A-193-19 correspond à l’appel de l’ordonnance de la Cour canadienne de l’impôt adjugeant des dépens à Cameco Corporation (Cameco) [2019 CCI 92].
[2] Les redressements importants du ministre à l’égard du revenu de Cameco, effectués au titre de l’article 247 de la Loi, ont été infirmés dans le jugement de la Cour canadienne de l’impôt daté du 26 septembre 2018 (2018 CCI 195 [motifs]). Par l’ordonnance datée du 29 avril 2019, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a adjugé à Cameco des dépens de 10 250 000 $ au titre des honoraires d’avocat et a ordonné que les débours soient taxés, en l’assortissant de la disposition selon laquelle aucuns dépens n’ont été adjugés à l’égard de certaines requêtes interlocutoires.
[3] Pour les motifs suivants, je rejetterais les présents appels.
I. Résumé des faits
[4] L’audience devant la Cour canadienne de l’impôt a duré 69 jours, répartis sur plusieurs mois entre le 5 octobre 2016 et le 13 septembre 2017. Cameco a appelé sept témoins des faits et cinq témoins experts. La Cour a appelé douze témoins des faits et trois témoins experts.
[5] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a consacré les 197 premières pages (570 paragraphes) de ses motifs (282 pages de motifs en tout) à une courte introduction de trois paragraphes, suivie d’une présentation des témoins et d’un exposé de différentes parties des éléments de preuve. Cet exposé comprenait différents extraits de divers documents, des extraits de la transcription et des tableaux détaillés des rapports des experts. En dépit de la longue présentation des éléments de preuve, leur analyse est brève, voire inexistante, et rien n’indique, dans ces 570 premiers paragraphes, en quoi un élément de preuve précis correspond ou est nécessaire aux questions en litige dont la Cour canadienne de l’impôt était saisie. Cette longue dissertation est comparable au [traduction] « déversement de données factuelles » mentionné par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Welton v. United Lands Corporation Limited, 2020 ONCA 322 (CanLII), aux paragraphes 56 à 63. Je souscris aux remarques du juge de la Cour d’appel de l’Ontario, telles qu’elles sont formulées dans ces paragraphes.
[6] Aux fins du présent appel, les faits pertinents peuvent être résumés ainsi.
[7] Cameco, avec ses filiales, est un grand producteur d’uranium et fournisseur de services de conversion d’uranium d’une forme à une autre. Cameco avait des mines d’uranium en Saskatchewan et des installations de raffinage et de transformation (conversion) de l’uranium en Ontario. Cameco avait aussi des filiales aux États-Unis qui détenaient des mines d’uranium aux États-Unis.
[8] En 1993, les gouvernements américain et russe ont signé un accord visant à offrir à la Russie les moyens de vendre l’uranium qu’elle utilisait auparavant dans son arsenal nucléaire. En conséquence de cet accord, une certaine quantité d’uranium serait offerte en vente sur le marché. Cameco a d’abord tenté d’obtenir seule cette source d’uranium, mais elle a plus tard pris les devants dans la négociation d’un accord d’achat de cet uranium par un consortium d’entreprises. Lorsque l’accord définitif a été signé en 1999, Cameco a désigné sa filiale luxembourgeoise, Cameco Europe S.A. (CESA), comme signataire de cet accord.
[9] L’accord portant sur l’achat d’uranium russe a été signé en 1999 par CESA, la Compagnie Générale des Matières Nucléaires (COGEMA) (une société d’État française produisant de l’uranium), Nukem Inc. (un négociant d’uranium américain du secteur privé), Nukem Nuklear GmbH et AO « Techsnabexport » (Tenex) (une société d’État russe). L’octroi d’options d’achat de l’uranium, que Tenex offrirait en vente, était initialement prévu dans cet accord, aussi qualifié de contrat sur l’uranium naturel de l’UHE [Uranium Hautement Enrichi]. Après 1999, plusieurs modifications ont été apportées à cet accord. Plus précisément, la quatrième modification de 2001 obligeait, en partie, le consortium occidental (CESA, COGEMA et Nukem) à acheter une quantité précise d’uranium (au paragraphe 82 des motifs).
[10] Le 9 septembre 1999, CESA a signé un accord avec Urenco Limited (Urenco) (un enrichisseur d’uranium) et trois de ses filiales prévoyant l’achat de l’uranium qu’Urenco recevrait de Tenex.
[11] En 1999, Cameco a aussi constitué une filiale en Suisse. En 2001, cette entreprise a changé son nom pour devenir Cameco Europe AG (SA, Ltd.) (CEL). En 2002, CESA a transféré son activité (ce qui a été présenté dans l’accord de transfert comme [traduction] « la vente de matières premières, notamment de l’uranium sous diverses formes ») à CEL, aux termes de l’entente relative à l’achat de l’actif et au transfert du passif daté du 1er octobre 2002, mais qui a pris effet le 30 octobre 2002. Par conséquent, CESA a transféré à CEL le droit de CESA d’acheter de l’uranium à Tenex et à Urenco.
[12] CEL a aussi acheté la production d’uranium prévue de Cameco et son stock d’uranium. Il appert que cette entente ne comprenait pas l’uranium vendu par Cameco à des clients au Canada (au paragraphe 40 du mémoire de la Couronne). À plusieurs reprises, Cameco a aussi acheté de l’uranium à CEL.
[13] Les bénéfices en cause dans le présent appel sont le résultat de la vente d’uranium par CEL, qui l’a acheté à trois sources différentes :
a) à Tenex;
b) à Urenco (il s’agissait de l’uranium qu’Urenco avait obtenu auprès de Tenex);
c) à Cameco.
[14] Lorsque des ententes ont été signées avec Tenex et Urenco en 1999, le prix de l’uranium était bas. Au cours des années qui ont suivi, le prix de l’uranium a considérablement augmenté. Par conséquent, CEL a enregistré des bénéfices considérables grâce à l’achat et à la vente d’uranium. Lors de l’établissement d’une nouvelle cotisation à l’égard de Cameco, le ministre a ajouté les montants d’argent suivants au revenu de Cameco :
Année d’imposition |
Montant d’argent ajouté au revenu |
2003 |
43 468 281 $ |
2005 |
196 887 068 $ |
2006 |
243 075 364 $ |
II. Décision rendue par la Cour canadienne de l’impôt
[15] La Cour canadienne de l’impôt a été saisie de plusieurs questions en litige. Une des questions était celle de savoir si les ententes signées étaient un subterfuge. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a conclu qu’« aucune des opérations ou ententes ni aucun événement en litige dans les présents appels n’était un subterfuge » (au paragraphe 888 des motifs et au paragraphe 1 du jugement). La Couronne n’interjette pas appel de cette conclusion. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a aussi réglé les questions en litige portant sur les bénéfices relatifs à des ressources de Cameco pour ses années d’imposition 2005 et 2006, et il a effectué plusieurs redressements. La Couronne n’a pas interjeté appel de ces redressements.
[16] La décision du juge de la Cour canadienne de l’impôt était principalement axée sur l’application des règles en matière de prix de transfert énoncées à l’article 247 de la Loi. Dans la majeure partie de son analyse, le juge de la Cour canadienne de l’impôt n’a pas fait de distinction entre CESA et CEL, il a plutôt généralement fait référence à ces deux entreprises collectivement en tant que CESA/CEL.
[17] La première question en litige traitée par le juge de la Cour canadienne de l’impôt était celle de savoir si les alinéas 247(2)b) et d) de la Loi étaient applicables. Dans cette partie, il a bien fait la distinction entre CESA et CEL, et a désigné la série d’opérations associée à l’entente signée entre CESA et Tenex comme la « série Tenex » et la série d’opérations associée à l’entente signée entre CESA et Urenco comme la « série Urenco ». Relativement aux alinéas 247(2)b) et d) de la Loi, le juge de la Cour canadienne de l’impôt était appelé à décider s’il aurait été conforme à la logique commerciale qu’une personne renonce à des perspectives commerciales de signer des contrats avec Tenex et Urenco.
[18] Dans son témoignage, Dr. Sarin, un des experts cités par Cameco, a affirmé qu’une personne serait prête à renoncer à des perspectives commerciales pourvu qu’elle soit rémunérée équitablement (au paragraphe 718 des motifs). Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a souscrit à cette opinion et a conclu « qu’il est conforme à la logique commerciale qu’une personne renonce à des perspectives commerciales, auquel cas la question doit porter sur la rémunération reçue en contrepartie » (motifs, au paragraphe 719). Au paragraphe 730 de ses motifs, il a conclu que le sous-alinéa 247(2)b)(i) de la Loi ne s’appliquait ni à la série Tenex ni à la série Urenco.
[19] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a aussi conclu, aux paragraphes 737 et 738 de ses motifs, que les ententes, au titre desquelles Cameco a vendu de l’uranium à CESA/CEL et au titre desquelles Cameco a acheté de l’uranium à CESA/CEL, n’étaient pas contraires à la logique commerciale et que, par conséquent, ces opérations n’étaient pas visées par le sous-alinéa 247(2)b)i) de la Loi.
[20] Relativement aux alinéas 247(2)a) et c) de la Loi, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a analysé l’application de ces alinéas à la série d’opérations concernant Tenex, à la série d’opérations concernant Urenco et à la vente d’uranium par Cameco à CESA/CEL. Dans chacun de ces cas, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a jugé qu’aucun redressement ne devait être effectué relativement aux opérations entre Cameco et CESA/CEL.
[21] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a formulé les commentaires suivants au sujet du contrat sur l’uranium naturel de l’UHE avec Tenex [aux paragraphes 786 à 788] :
Les éléments de preuve mentionnés ci-dessus mènent à la conclusion que l’avantage économique de la participation au contrat sur l’uranium naturel de l’UHE était négligeable au moment de sa signature par les parties, en mars 1999. Bien qu’il ne fasse aucun doute que CESA/CEL se soit vue offrir des perspectives commerciales, la valeur positive ou négative de ces perspectives dépendait d’événements futurs incertains. Toutefois, il n’est pas déraisonnable de penser que le contrat sur l’uranium naturel de l’UHE aurait eu une valeur négative pour CESA/CEL en mars 1999 n’eussent été les options prévues au contrat, lesquelles ont justement été négociées pour remédier à ce problème. Ces options ont été supprimées par la signature de la modification no 4 en 2001.
Il est indéniable qu’après 2002, le contrat sur l’uranium naturel de l’UHE a acquis une grande valeur pour CESA/CEL. Toutefois, cette valeur résultait d’une hausse importante du prix de l’uranium sur le marché après 2002, que les parties ne pouvaient pas prévoir au moment de la signature du contrat sur l’uranium naturel de l’UHE et de la modification no 4.
Compte tenu de ce qui précède, je conclus qu’il n’existe aucun élément de preuve justifiant un redressement à l’égard de l’appelante en raison de la série Tenex.
[22] De même, concernant le contrat Urenco, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a aussi conclu que la hausse de valeur au titre de ce contrat s’explique par la hausse du cours de l’uranium sur le marché après 2002. Il a aussi souligné que puisque CESA/CEL a assumé le risque de prix en concluant le contrat Urenco, elle avait droit aux avantages. Par conséquent, il a conclu qu’un redressement n’était pas justifié.
[23] À l’égard des ventes d’uranium de Cameco à CESA/CEL, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a conclu au paragraphe 856 de ses motifs que les prix facturés par Cameco « à CESA/CEL pour l’uranium livré au cours des années d’imposition se situaient tout à fait dans l’intervalle de pleine concurrence et que, par conséquent, il n’y avait aucun motif d’effectuer un redressement ». Il n’y a aucune conclusion au sujet des prix payés par Cameco à CEL pour l’uranium que Cameco a acheté à CEL. Toutefois, la Couronne n’a soulevé aucune question dans le présent appel à l’égard des sommes payées par Cameco à CEL pour l’uranium.
III. Question en litige et norme de contrôle
[24] Dans le présent appel, la Couronne ne remet pas en question les conclusions de fait du juge de la Cour canadienne de l’impôt. La Couronne adopte plutôt une interprétation plus large des alinéas 247(2)b) et d) de la Loi et affirme que Cameco n’aurait conclu aucune des opérations qu’elle a conclues avec CESA et CEL avec une personne sans lien de dépendance. Par conséquent, selon la Couronne, tous les bénéfices réalisés par CEL devraient être réattribués à Cameco. Dans son mémoire, la Couronne a aussi indiqué qu’elle soulevait un argument subsidiaire concernant l’interprétation de l’alinéa 247(2)a) de la Loi.
[25] La question en litige soulevée par la Couronne porte sur l’interprétation de ces alinéas de la Loi et est, par conséquent, une question de droit. La norme de contrôle est celle de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC. 33, [2002] 2 R.C.S. 235).
[26] La Couronne n’a pas soulevé d’autre question dans le dossier A-193-19 (appel des dépens), mais elle a plutôt prétendu interjeter appel de l’adjudication des dépens au cas où elle obtiendrait gain de cause dans l’appel principal.
IV. La disposition législative pertinente
[27] La disposition législative pertinente est le paragraphe 247(2) de la Loi :
247 […]
Redressement
(2) Lorsqu’un contribuable ou une société de personnes et une personne non-résidente avec laquelle le contribuable ou la société de personnes, ou un associé de cette dernière, a un lien de dépendance, ou une société de personnes dont la personne non-résidente est un associé, prennent part à une opération ou à une série d’opérations et que, selon le cas :
a) les modalités conclues ou imposées, relativement à l’opération ou à la série, entre des participants à l’opération ou à la série diffèrent de celles qui auraient été conclues entre personnes sans lien de dépendance,
b) les faits suivants se vérifient relativement à l’opération ou à la série :
(i) elle n’aurait pas été conclue entre personnes sans lien de dépendance,
(ii) il est raisonnable de considérer qu’elle n’a pas été principalement conclue pour des objets véritables, si ce n’est l’obtention d’un avantage fiscal,
les montants qui, si ce n’était le présent article et l’article 245, seraient déterminés pour l’application de la présente loi quant au contribuable ou la société de personnes pour une année d’imposition ou un exercice font l’objet d’un redressement de façon qu’ils correspondent à la valeur ou à la nature des montants qui auraient été déterminés si :
c) dans le cas où seul l’alinéa a) s’applique, les modalités conclues ou imposées, relativement à l’opération ou à la série, entre les participants avaient été celles qui auraient été conclues entre personnes sans lien de dépendance;
d) dans le cas où l’alinéa b) s’applique, l’opération ou la série conclue entre les participants avait été celle qui aurait été conclue entre personnes sans lien de dépendance, selon des modalités qui auraient été conclues entre de telles personnes.
V. Analyse
[28] Le législateur a ajouté la partie XVI.1 [articles 247 à 262] — Prix de transfert pour répondre aux questions portant sur les opérations entre un contribuable canadien et une personne ayant un lien de dépendance dans un autre territoire. Plus précisément, une société canadienne pourrait effectivement transférer des bénéfices à un autre territoire à taux d’imposition plus faible en vendant des biens ou en fournissant des services à une filiale à cent pour cent dans un autre territoire pour un montant d’argent qui est inférieur à celui qui serait payé lors d’une opération conclue sans lien de dépendance, ou en achetant des biens ou des services à cette filiale à un prix supérieur à celui qui serait payé lors d’une opération conclue sans lien de dépendance.
[29] Tout redressement qui doit être effectué au titre de cette partie est effectué aux termes du paragraphe 247(2) de la Loi. La première partie de ce paragraphe énonce les conditions générales de son application : « [l]orsqu’un contribuable [...] et une personne non-résidente avec laquelle le contribuable [...] a un lien de dépendance [...] prennent part à une opération ou à une série d’opérations ». Les références aux sociétés de personnes ont été omises puisqu’il n’y en a aucune en l’espèce.
[30] Si cette condition de la première partie du paragraphe 247(2) de la Loi est respectée, il faut ensuite décider si les conditions des alinéas 247(2)a) ou b) de la Loi sont respectées. Le principal argument de la Couronne dans le présent appel a trait à l’interprétation des alinéas 247(2)b) et d) de la Loi. L’alinéa 247(2)b) édicte les conditions qui doivent être respectées pour qu’un redressement soit effectué. L’alinéa 247(2)d) de la Loi prescrit des indications quant au redressement à effectuer si les conditions de l’alinéa 247(2)b) de la Loi sont respectées.
[31] En l’espèce, l’accent sera mis sur l’interprétation de l’une des conditions de l’alinéa 247(2)b) de la Loi (la condition de sous-alinéa 247(2)b)(i) de la Loi). En général, la question d’interprétation relative à cette condition a trait à la subtile distinction entre les interprétations contraires avancées par les parties. La condition est-elle respectée dans le cas où le contribuable donné (Cameco en l’espèce) n’aurait pas conclu l’opération ou la série d’opérations en cause avec une personne sans lien de dépendance? Ou, subsidiairement, la condition est-elle uniquement respectée dans le cas où aucune personne sans lien de dépendance n’aurait conclu cette opération ou cette série d’opérations?
[32] L’interprétation des dispositions de la Loi doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique (Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, au paragraphe 10). Le rôle de notre Cour est de décider de l’interprétation de ces dispositions voulue par le législateur.
A. Analyse textuelle
[33] L’alinéa 247(2)b) de la Loi commence par « les faits suivants se vérifient relativement à l’opération ou à la série », ce qui lie son application à l’opération ou à la série d’opérations dont il est question dans la première partie du paragraphe 247(2) de la Loi :
247 […]
Redressement
(2) Lorsqu’un contribuable [...] et une personne non-résidente avec laquelle le contribuable [...] a un lien de dépendance [...] prennent part à une opération ou à une série d’opérations et que [...] b) l’opération ou la série [...] [Non souligné dans l’original.]
[34] Par conséquent, la première question à examiner au regard de l’alinéa 247(2)b) de la Loi est l’établissement de l’opération ou de la série d’opérations pertinente pour l’application de cet alinéa. Au paragraphe 709 de ses motifs, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a établi que les opérations pertinentes étaient les suivantes :
a) la série d’opérations relative à l’acquisition par CESA du droit de signer un contrat avec Tenex et à la signature de ce contrat (y compris la garantie donnée Cameco à l’égard des obligations de CESA);
b) la série d’opérations relative à l’acquisition par CESA du droit de signer un contrat avec Urenco et à la signature de ce contrat (y compris la garantie donnée Cameco à l’égard des obligations de CESA);
c) les ventes d’uranium intersociétés entre Cameco et CEL.
[35] À l’égard des contrats avec Tenex et Urenco, le transfert de droits pertinent de Cameco à CESA correspondrait au transfert de tout droit que Cameco avait d’être partie aux premiers contrats signés en 1999. Une fois que CESA est devenue partie à ces contrats, c’est CESA (et plus tard sa cessionnaire, CEL) qui avait le droit d’acheter de l’uranium à Tenex et à Urenco, et non Cameco.
[36] La Couronne ne conteste pas que ces opérations sont les opérations pertinentes, elle recherche seulement si Cameco aurait conclu ces opérations avec CESA et avec CEL.
[37] L’alinéa 247(2)b) de la Loi édicte deux conditions relativement à ces opérations :
247 […]
Redressement
(2) […]
[…]
b) les faits suivants se vérifient relativement à l’opération ou à la série :
(i) elle n’aurait pas été conclue entre personnes sans lien de dépendance,
(ii) il est raisonnable de considérer qu’elle n’a pas été principalement conclue pour des objets véritables, si ce n’est l’obtention d’un avantage fiscal,
[38] Les observations des parties sont axées sur la première condition. Puisque les deux conditions doivent être respectées pour que l’alinéa b) soit applicable, et puisque, pour les motifs qui suivent, la condition établie au sous-alinéa (i) n’est pas respectée, les motifs ci-dessous sont aussi axés sur la première condition.
[39] Selon les observations de la Couronne, la première condition est respectée dans le cas où le contribuable donné (Cameco) n’aurait pas conclu les opérations en cause avec l’autre participant (CESA ou CEL) s’il était sans lien de dépendance. Aux paragraphes 3 et 4 de ses observations, la Couronne a affirmé ce qui suit :
[traduction] [...] [I]nterprétée comme il se doit, l’article 247 nécessitait que le juge qui préside décide ce que Cameco Canada et sa filiale suisse auraient fait dans les mêmes circonstances, si elles n’avaient eu aucun lien de dépendance [...]
Une analyse adéquate de tous les faits et toutes les circonstances pertinents mène à la conclusion inévitable que Cameco Canada n’aurait pas conclu d’opérations avec sa filiale suisse, si elles n’avaient eu aucun lien de dépendance. Notre Cour devrait accueillir l’appel visant à inclure les bénéfices de la filiale suisse au revenu de Cameco Canada aux fins du calcul de l’impôt, au titre de l’alinéa 247(2)d) de la Loi de l’impôt sur le revenu.
[40] La Couronne ne fait référence à la [traduction] « filiale suisse » que dans son mémoire, mais précise dans la note de bas de page no 8 que les références à la [traduction] « filiale suisse » incluent CESA (qui était une société luxembourgeoise exploitée par l’intermédiaire d’une succursale en Suisse).
[41] Au paragraphe 40 de son mémoire, la Couronne a aussi affirmé : [traduction] « Cameco Canada n’était pas à court d’options. Elle avait la possibilité de ne conclure aucune opération avec la filiale suisse et aurait pu vendre de l’Uranium à Cameco US directement, tout comme elle a continué de vendre de l’uranium directement à des clients canadiens après la restructuration. » Cette déclaration ne porte pas sur le droit d’acheter de l’uranium aux termes des contrats Tenex et Urenco, qui visaient tous les deux l’achat d’uranium hors du Canada.
[42] Relativement à la vente d’uranium provenant du Canada, si Cameco avait conclu les mêmes contrats avec Cameco U.S. qu’avec CEL, dans quelle mesure le montant d’impôts payable au Canada serait-il différent? La Couronne ne conteste pas les conclusions de fait selon lesquelles les prix auxquels Cameco a vendu de l’uranium à CEL se situaient dans la fourchette de prix de pleine concurrence. Par conséquent, même en admettant les autres opérations de la Couronne, Cameco aurait pu vendre la même quantité d’uranium aux mêmes prix à Cameco U.S. qu’aux prix facturés à CEL, Cameco U.S. aurait alors réalisé les bénéfices connexes à la vente de cet uranium à des acheteurs tiers, et non à Cameco.
[43] Toutefois, le sous-alinéa 247(2)b)(i) de la Loi ne déclare pas si le contribuable donné n’aurait pas conclu l’opération donnée avec le non-résident si ce contribuable n’avait eu aucun lien de dépendance avec le non-résident ni les autres options dont ce contribuable donné aurait pu profiter. Cet alinéa porte plutôt sur la question de savoir si l’opération ou la série d’opérations aurait été conclue par des personnes sans lien de dépendance (un critère objectif fondé sur des personnes hypothétiques), et non sur la question de savoir si le contribuable donné aurait conclu l’opération ou la série d’opérations en cause avec une partie sans lien de dépendance (un critère subjectif). Un critère fondé sur ce qu’une personne hypothétique (ou plusieurs personnes hypothétiques) aurait fait n’est pas étranger au droit puisque la norme de diligence dans une affaire de négligence est « celle [...], quoique hypothétique, de la “personne raisonnable” » (Queen c. Cognos Inc., [1993] 1 R.C.S. 87, à la page 121, 1993 CanLII 146).
[44] Le sous-alinéa 247(2)b)(i) de la Loi s’applique lorsqu’une personne sans lien de dépendance n’aurait pas conclu l’opération ou la série d’opérations en cause, et ce, peu importe les modalités. Dans le cas où des personnes sans lien de dépendance auraient conclu l’opération ou la série d’opérations donnée en cause, mais selon des modalités différentes, alors les alinéas 247(2)a) et c) de la Loi seraient applicables.
[45] Si le législateur avait prévu que le sous-alinéa 247(2)b)(i) de la Loi s’appliquerait dans le cas où un contribuable donné n’aurait pas conclu l’opération donnée avec une personne sans lien de dépendance, ce sous-alinéa aurait pu porter que :
247 […]
Redressement
(2) […]
[…]
b) les faits suivants se vérifient relativement à l’opération ou à la série :
(i) elle n’aurait pas été conclue entre les participants s’ils n’avaient eu aucun lien de dépendance,
[46] Si l’interprétation de la Couronne est juste, alors, dès lors qu’une société au Canada souhaite exploiter une entreprise dans un pays étranger par l’intermédiaire d’une filiale étrangère, la condition du sous-alinéa 247(2)b)(i) de la Loi serait respectée. Comme la société souhaite exploiter une entreprise dans ce pays étranger seule ou par l’intermédiaire de sa filiale, elle ne vendrait pas son droit d’exploiter une telle entreprise à un tiers sans lien de dépendance.
[47] La Couronne, pendant l’audition du présent appel, a minimisé cet exemple en tenant pour acquis que le sous-alinéa 247(2)b)(ii) de la Loi peut soustraire l’opération à l’application des alinéas 247(2)b) et d) de la Loi. Toutefois, il est difficile de savoir si le sous-alinéa 247(2)b)(ii) de la Loi aurait pour effet d’exclure l’application de l’alinéa 247(2)b) de la Loi, si le principal motif de constitution de la filiale étrangère (plutôt que d’avoir recours à une société canadienne pour exploiter l’entreprise dans un autre pays) était de réduire les impôts.
[48] La thèse de la Couronne en l’espèce va aussi à l’encontre de sa thèse concernant cette opération hypothétique. En somme, en l’espèce, Cameco a appris qu’il était possible d’acheter de l’uranium provenant de Russie à Tenex et à Urenco et a choisi de conclure ces ententes par l’intermédiaire d’une filiale étrangère plutôt que d’acheter cet uranium elle-même et de le vendre à des clients tiers dans d’autres pays. Il s’agissait d’une occasion d’affaires à l’étranger d’achat d’uranium hors du Canada et de sa vente à des clients hors du Canada, ce que Cameco aurait pu faire seule ou par l’intermédiaire d’une filiale étrangère.
[49] Étant donné que Cameco a d’abord choisi CESA (qui a ensuite transféré les droits à CEL) et que les taux d’imposition étaient plus faibles en Suisse qu’au Canada, la Couronne prétend, en l’espèce, que la condition énoncée au sous-alinéa 247(2)b)(ii) de la Loi a été respectée. Le même argument pourrait probablement être soutenu à l’égard du sous-alinéa 247(2)b)(ii) de la Loi, si Cameco avait choisi un autre territoire aux fins de constitution de sa filiale, si le taux d’imposition des sociétés applicable dans ce pays avait été inférieur au taux d’imposition des sociétés au Canada.
[50] À mon avis, le législateur n’avait pas prévu que le sous-alinéa 247(2)b)(i) de la Loi s’applique, comme l’avance la Couronne. Cet égard est étayé par le libellé de l’alinéa 247(2)d) de la Loi ainsi que par le contexte et l’objet de la disposition.
[51] Le sous-alinéa 247(2)b)(i) de la Loi ne peut pas être interprété isolément. Il est directement lié à l’alinéa 247(2)d) de la Loi. Aux termes de cet alinéa (qui est applicable, si les conditions de l’alinéa b) sont respectées), les montants qui seraient par ailleurs déterminés pour l’application de la Loi feront l’objet d’un redressement de façon à ce qu’ils correspondent à la valeur ou à la nature des montants qui auraient été déterminés si « l’opération ou la série conclue entre les participants avait été celle qui aurait été conclue entre personnes sans lien de dépendance, selon des modalités qui auraient été conclues entre de telles personnes » (non souligné dans l’original).
[52] En appliquant l’alinéa d), la phrase « l’opération ou la série conclue entre les participants » est remplacée par l’opération ou la série d’opérations « qui aurait été conclue entre personnes sans lien de dépendance ». Le libellé des alinéas 247(2)b) et d) de la Loi indique que les mêmes personnes sans lien de dépendance seraient visées aux alinéas b) et d). Les modalités selon lesquelles ces personnes sans lien de dépendance auraient conclu cette opération ou cette série d’opérations deviennent alors les modalités pertinentes pour les participants — le contribuable et la personne non-résidente avec qui le contribuable a un lien de dépendance.
[53] Selon l’alinéa 247(2)d) de la Loi, la Cour doit remplacer l’opération ou la série d’opérations conclue entre les participants par l’opération ou la série d’opérations qui aurait été conclue par des personnes sans lien de dépendance. Il porte sur le remplacement de l’opération ou la série d’opérations par une autre opération ou série d’opérations. Il ne porte pas sur la suppression de l’opération ou la série d’opérations sans la remplacer, ce qui correspond au résultat avancé par la Couronne, au paragraphe 4 de son mémoire : [traduction] « Cameco Canada n’aurait pas conclu d’opérations avec sa filiale suisse si elles n’avaient eu aucun lien de dépendance ». Traiter Cameco comme si elle n’avait pas conclu d’opération avec CEL reviendrait, en effet, à ne pas tenir compte de l’existence distincte de CEL ou à effectivement amalgamer CEL et Cameco.
[54] En étudiant la question de l’alinéa 247(2)d) de la Loi, la Couronne formule l’affirmation suivante au paragraphe 52 de son mémoire :
[traduction] En application de l’alinéa 247(2)d), la Cour doit rechercher ce que Cameco Canada aurait fait si elle n’avait eu aucun lien de dépendance avec la filiale suisse. Sans lien de dépendance, Cameco Canada n’aurait pas eu recours à deux intermédiaires, alors que l’un d’eux est inutile. En application de l’alinéa 247(2)d), une cotisation peut être établie à l’égard de Cameco Canada en tenant pour acquis que, sans lien de dépendance, elle aurait acheté de l’uranium à des tierces parties et vendu de l’uranium directement à Cameco US, sans que la filiale suisse entre dans le jeu économique.
[55] Cet autre mécanisme avancé pose deux problèmes. Le premier problème est que l’alinéa 247(2)d) de la Loi ne vise pas à savoir ce que l’un des participants aurait fait. Il prescrit plutôt quelle opération ou série d’opérations aurait été conclue entre personnes sans lien de dépendance et quelles en auraient été les modalités. Il ne s’agit pas, contrairement à ce qu’affirme la Couronne, de rechercher simplement ce qu’un seul des deux participants aurait fait. La Cour doit plutôt substituer à l’opération ou la série d’opérations conclue entre les participants l’opération ou la série d’opérations qui aurait été conclue par des personnes sans lien de dépendance.
[56] Le deuxième problème de cet autre mécanisme avancé est qu’il établit que Cameco n’aurait pas eu recours à deux intermédiaires, alors que l’un d’eux est inutile. La question qui s’impose est celle de savoir si Cameco aurait apporté une quelconque utilité concernant l’uranium qui aurait pu être acheté au titre des contrats Tenex ou Urenco, puis revendu tel quel à Cameco U.S. Cet uranium provenait de l’extérieur du Canada et était vendu à des clients hors du Canada. Il est difficile de comprendre ce qu’il y aurait eu à gagner dans le cas où Cameco aurait acheté de l’uranium et l’aurait ensuite vendu à Cameco U.S., qui l’aurait à son tour vendu à des tierces parties, comme l’a affirmé la Couronne. Il aurait été beaucoup plus simple pour Cameco US de remplacer CEL, d’acheter cet uranium à Tenex et à Urenco, et de le vendre à des tierces parties. Toutefois, dans un tel scénario, les bénéfices réalisés par CEL grâce à l’achat et à la vente de cet uranium auraient plutôt été réalisés par Cameco U.S. (et non Cameco).
[57] À mon avis, le libellé de cette disposition n’appuie pas l’interprétation avancée par la Couronne. Les mots doivent plutôt être interprétés tels qu’ils sont écrits. La condition établie au sous-alinéa 247(2)b)(i) de la Loi n’est satisfaite que s’il s’agit d’une opération ou d’une série d’opérations qui n’aurait pas été conclue par des personnes sans lien de dépendance.
B. Analyse contextuelle et téléologique
[58] Puisqu’elle fait partie du contexte, la rubrique de l’article 247 de la Loi est pertinente. Dans l’arrêt R. c. Davis, [1999] 3 R.C.S. 759, 1999 CanLII 638, le juge en chef Lamer, au nom de la Cour suprême du Canada, a cerné le rôle que jouent les rubriques dans l’interprétation d’une disposition législative [aux paragraphes 52 et 53] :
Dans l’arrêt Skapinker [arrêt Law society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357], le juge Estey a décrit le rôle des rubriques en matière d’interprétation constitutionnelle. Ses motifs s’appliquent tout aussi bien à l’interprétation des lois ordinaires. Aux pp. 376 et 377, il a dit :
Il est manifeste que, quel qu’en soit le but, ces rubriques ont été ajoutées de façon systématique et délibérée de manière à faire partie intégrante de la Charte. La Cour doit, à tout le moins, en tenir compte pour déterminer le sens et l’application des dispositions de la Charte. L’influence qu’aura une rubrique sur ce processus dépendra de plusieurs facteurs dont (sans que cette énumération se veuille exhaustive) la difficulté d’interpréter l’article à cause de son ambiguïté ou de son obscurité, la longueur et la complexité de la disposition, l’homogénéité apparente de la disposition qui suit la rubrique, l’emploi de termes génériques dans la rubrique, la présence ou l’absence d’un ensemble de rubriques qui semblent séparer les divers éléments de la Charte et le rapport qui existe entre la terminologie employée dans la rubrique et le contenu de la disposition qui la suit.
...
[J]e conclus qu’il faut tenter de concilier la rubrique avec l’article qu’elle précède. Si toutefois il devient évident que, dans l’ensemble, l’article est clair et ne comporte pas d’ambiguïté, la rubrique n’aura pas pour effet de modifier ce sens clair et précis. Même dans cette situation intermédiaire, une cour ne doit pas, en adoptant une règle formaliste d’interprétation, se priver de l’avantage qu’elle peut tirer, si mince soit‑il, de l’analyse de la rubrique en tant que partie de l’ensemble du document constitutionnel. [Souligné par le juge en chef Lamer.]
À mon avis, l’approche du juge Estey quant au rôle des rubriques dans l’interprétation législative est juste. Les rubriques [traduction] « devraient être considérées comme faisant partie de la législation et elles devraient être lues et invoquées comme tout autre élément contextuel » : Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994), par R. Sullivan, à la p. 269. Le poids à donner aux rubriques dépend des circonstances. Les rubriques ne sont jamais décisives quant à l’intention du législateur, elles constituent uniquement un facteur qu’il faut prendre en considération : voir l’arrêt Lohnes, précité, à la p. 179.
[59] En ce qui concerne les rubriques de la Loi, notre Cour a fait remarquer ce qui suit dans l’arrêt M.R.N. c. Chambre immobilière du Grand Montréal, 2007 CAF 346, [2008] 3 R.C.F. 366 (la demande d’autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême du Canada a été rejetée : [[2008] 1 R.C.S. vi], 2008 CanLII 18937) :
L’article 231.2 de la Loi doit être interprété en tenant compte de tous ses éléments, y incluant les rubriques et intertitres qui font aussi partie de la Loi (Pierre-André Côté, Interprétations des Lois, 3e éd. (Montréal : Thémis, 1999) à la page 79; R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439, à la page 463). Les rubriques peuvent être utiles en permettant de situer une disposition dans la structure générale du texte et en permettant de préciser l’objectif du législateur.
[60] L’article 247 figure dans la partie XVI.1, à la rubrique : « Prix de transfert ». Le paragraphe 247(2) de la Loi se trouve quant à lui à la rubrique « Redressement ». Ces rubriques appuient une interprétation du paragraphe 247(2) de la Loi qui donnerait lieu à un redressement des prix des opérations pertinentes, plutôt qu’une interprétation qui permettrait au ministre de soulever le voile de la personnalité juridique de CEL et de réaffecter tous ses profits à Cameco.
[61] Dans l’arrêt Canada c. Capital Générale Électrique du Canada Inc., 2010 CAF 344, le juge Noël (tel était alors son titre) a exposé l’objet des alinéas 247(2)a) et c) de la Loi [aux paragraphes 54 et 55] :
Le principe sous-jacent au paragraphe 69(2) et aux alinéas 247(2)a) et c) est simple. Il s’agit dans tous les cas de déterminer le prix qui aurait été payé dans les mêmes circonstances si les parties à l’opération n’avaient pas eu de lien de dépendance. Cet exercice nécessite la prise en considération de toutes les circonstances qui influent sur le prix, qu’elles découlent de la relation ou d’autres facteurs.
Cette interprétation découle du sens courant des mots et de l’objectif législatif, qui est de prévenir l’évitement fiscal résultant de distorsions de prix susceptibles de survenir dans le cadre de relations comportant un lien de dépendance, en raison des intérêts communs que partagent les parties liées. L’élimination de ces distorsions à l’aide de points de référence objectifs suffit à satisfaire à l’objectif législatif. Pour le reste, tous les facteurs qu’estimerait pertinents une personne sans lien de dépendance se trouvant dans la même situation que l’intimée devraient être pris en considération.
[62] Ces commentaires ont été formulés au sujet des alinéas 247(2)a) et c) de la Loi. En ce qui concerne les alinéas 247(2)b) et d) de la Loi, le but ultime reste d’établir le prix de transfert approprié pour les marchandises achetées ou les services fournis par un contribuable à un non-résident ayant un lien de dépendance, ou vice versa. Étant donné que la Loi prévoit l’imposition du revenu, la modalité la plus importante de toute transaction serait la somme ou le prix payé pour toute marchandise vendue ou tout service fourni.
[63] Le ministère des Finances, dans les notes techniques [David M. Sherman, Income Tax Act, Department of Finance technical notes: a consolidation of technical notes and other income tax commentary from the Department of Finance, 10e éd. Scarborough, Ont.: Carswell, 1998] qui ont été publiées lorsque l’article 247 a été ajouté à la Loi en 1997, a défini de la manière suivante l’objectif général de cet article :
[traduction] Le nouvel article 247 proposé dans le projet de nouvelle Partie XVI.1 de la Loi concerne la question du prix de transfert pour les biens ou les services achetés ou vendus lors de transactions transfrontalières et la fixation des sommes aux fins de calcul de l’impôt.
[64] Cette définition de l’objet comme étant [traduction] « la question du prix de transfert pour les biens ou les services achetés ou vendus lors de transactions transfrontalières » cadre avec le fait que l’objet de l’article est le redressement, s’il y a lieu, des prix facturés par un contribuable à une personne non-résidente avec laquelle il a un lieu de dépendance, ou vice versa. Elle ne cadre pas avec l’interprétation de la Couronne selon laquelle un des objets de l’article 247 serait de permettre à la Couronne de ne pas tenir compte de l’existence distincte d’une filiale à l’étranger d’un contribuable canadien, et d’inclure tout le revenu de cette filiale dans le revenu de sa société mère canadienne, comme si la filiale à l’étranger n’existait pas.
[65] Dans l’arrêt Canada c. GlaxoSmithKline Inc., 2012 CSC 52, [2012] 3 R.C.S. 3 (Glaxo), la Cour suprême du Canada a indiqué le rôle que pourraient jouer les Principes de l’OCDE [Organisation de Coopération et de Développement Économiques]dans l’interprétation de la législation en matière de prix de transfert [aux paragraphes 20 et 21] :
Devant les juridictions inférieures et devant notre Cour, on s’est référé aux Principes de 1979 et aux Principes de 1995 (les « Principes »). Les Principes font état de méthodes de fixation du prix de transfert et de commentaires à cet égard. Ils n’ont cependant pas la même force contraignante qu’une loi canadienne et, en dernière analyse, le critère à appliquer à un ensemble d’opérations ou de prix doit être établi suivant le par. 69(2) et non pas selon quelque commentaire ou méthode énoncé dans les Principes.
Le paragraphe 69(2) ne donne pas en soi d’indications sur la façon de déterminer le « montant raisonnable » qui aurait été payable si les parties n’avaient eu aucun lien de dépendance. En revanche, les Principes proposent un certain nombre de méthodes pour déterminer si des prix de transfert sont compatibles avec ceux dont ont convenu des parties n’ayant aucun lien de dépendance.
[66] Dans les Principes applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales publiés par l’OCDE en juillet 1995 (les Principes de 1995), on fait remarquer que, sauf dans des circonstances exceptionnelles, les ententes en matière de prix de transfert doivent être examinées en fonction des opérations effectuées par les parties. Les Principes de 1995 précisent également les circonstances dans lesquelles il est possible de faire abstraction des transactions d’un contribuable donné :
1.36 L’examen par l’administration fiscale d’une transaction contrôlée doit se fonder sur la transaction effectivement intervenue entre les parties telle que structurée par elles, selon les méthodes utilisées par le contribuable dans la mesure où elles sont conformes à celles qui sont exposées aux chapitres II et III. Sauf dans des cas exceptionnels, l’administration fiscale ne devra pas faire abstraction des transactions effectives ni leur substituer d’autres transactions. La restructuration de transactions commerciales légitimes relèverait d’une démarche totalement arbitraire rendue plus injuste encore par une double imposition au cas où l’autre administration fiscale concernée aurait une opinion différente sur la façon dont la transaction devrait être structurée.
1.37 Il existe toutefois deux cas particuliers où, exceptionnellement, les autorités fiscales peuvent être fondées à ne pas tenir compte de la structure adoptée par un contribuable pour réaliser une transaction entre entreprises associées. Le premier cas se caractérise par une discordance entre la forme de la transaction et sa nature économique sur le fond. Les autorités fiscales peuvent alors ignorer la qualification donnée par les parties et requalifier la transaction en fonction de sa nature quant au fond [...] Le deuxième cas se présente lorsque, en l’absence de divergences entre la forme et la véritable nature de la transaction, les modalités de transaction, envisagées dans leur totalité, sont différentes de celles qui auraient été adoptées par des entreprises indépendantes dans une optique commerciale rationnelle, et que, en pratique, la structure effective empêche l’administration fiscale de déterminer un prix de transfert approprié. On peut illustrer ce deuxième cas par l’exemple d’une vente dans le cadre d’un contrat de longue durée, pour une somme forfaitaire, d’un droit illimité sur les droits de propriété intellectuelle liés aux résultats de recherches futures jusqu’à l’expiration du contrat (comme on l’a vu au paragraphe 1.10). S’il convient alors sans doute que les autorités fiscales considèrent effectivement cette transaction comme un transfert de propriété commerciale, elles seraient néanmoins fondées à aligner les modalités de ce transfert dans sa totalité (et non pas simplement du point de vue de la fixation des prix) sur celles auxquelles on aurait pu raisonnablement s’attendre si le transfert de propriété avait fait l’objet d’une transaction entre entreprises indépendantes. Dès lors, l’administration fiscale pourra être fondée, par exemple, à modifier les termes de l’accord dans une optique commerciale rationnelle en le traitant comme un accord permanent de recherche. [Non souligné dans l’original.]
[67] Dans les Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales publiés par l’OCDE en juillet 2010 (les principes de 2010), les paragraphes susmentionnés figurent en tant que paragraphes 1.64 et 1.65. Au paragraphe 9.187 de ces Principes, d’autres indications sont fournies quant à ces paragraphes :
9.187 Ces indications montrent que l’administration fiscale tentera de substituer à la transaction non reconnue une qualification ou une structure qui reflète le plus possible les faits du cas d’espèce, c’est-à-dire qui soit cohérente avec les modifications fonctionnelles des activités du contribuable entraînées par la réorganisation, reflète le plus possible la nature économique de la transaction, et reflète les résultats qui auraient été obtenus si la transaction avait été structurée en conformité avec la situation commerciale réelle de parties indépendantes [...] De même, lorsqu’un élément d’une réorganisation implique la relocalisation effective de fonctions essentielles d’une entreprise, toute requalification de la réorganisation ne pourra pas ignorer le fait que ces fonctions ont été réellement relocalisées [...] [Non souligné dans l’original.]
[68] Les Principes de 1995 présentent, au paragraphe 1.37, deux cas dans lesquels une administration fiscale serait autorisée à ne pas tenir compte d’une structure mise en place par un contribuable. Tel qu’il est indiqué, « [l]e premier cas se caractérise par une discordance entre la forme de la transaction et sa nature économique sur le fond. » Il n’y a, dans le présent appel, aucune allégation selon laquelle les opérations effectuées ne représentaient pas le fond des opérations. C’était, en substance, l’argument de trompe-l’œil que le juge de la Cour canadienne de l’impôt a rejeté. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, la Couronne n’a pas contesté cette conclusion.
[69] Le deuxième cas indiqué dans les Principes de 1995 « se présente lorsque, en l’absence de divergences entre la forme et la véritable nature de la transaction, les modalités de transaction, envisagées dans leur totalité, sont différentes de celles qui auraient été adoptées par des entreprises indépendantes dans une optique commerciale rationnelle, et que, en pratique, la structure effective empêche l’administration fiscale de déterminer un prix de transfert approprié » [au paragraphe 1.37]. En l’espèce, rien n’indique que la structure, telle qu’elle a été mise en place, empêchait d’établir un prix de transfert approprié. Rien ne permet de croire que la structure empêchait l’Agence du revenu du Canada ou le juge de la Cour canadienne de l’impôt d’établir le prix de transfert approprié. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a pu établir la valeur des contrats Tenex et Urenco lorsqu’ils ont été conclus; il a également pu estimer que les prix auxquels Cameco vendait l’uranium à CEL « se situaient tout à fait dans l’intervalle de pleine concurrence » (au paragraphe 856 de ses motifs).
[70] Les indications supplémentaires fournies par les Principes de 2010 indiquent également que pour l’application des alinéas 247(2)b) et d) de la Loi, il faudrait encore respecter la restructuration entreprise par Cameco. Si, comme l’a affirmé la Couronne, les alinéas 247(2)b) et d) de la Loi pouvaient s’appliquer pour réaffecter tous les profits de CEL à Cameco, cela signifierait, concrètement, qu’on ne respecterait pas la restructuration faisant en sorte que les achats et les ventes d’uranium soient effectués par CEL. Cameco serait pour ainsi dire traitée comme si elle (et non CEL) avait acheté auprès de Tenex et d’Urenco l’uranium acquis par CEL.
[71] L’arrêt Envision Credit Union c. Canada, 2011 CAF 321, concernait une société qui avait cherché à éviter l’application des règles sur la fusion établies à l’article 87 de la Loi, en faisant en sorte que deux sociétés remplacées transfèrent des actifs excédentaires à une société à numéro au moment même où la fusion avait lieu. Étant donné que la société issue de la fusion avait acquis les parts de la société à numéro, notre Cour a conclu que, ce faisant, la société issue de la fusion avait acquis les actifs excédentaires aux fins de l’application de l’article 87 de la Loi.
[72] La Cour suprême du Canada (dans l’arrêt Envision Credit Union c. Canada, 2013 CSC 48, [2013] 3 R.C.S. 191) a rejeté la thèse du rapprochement et a conclu qu’un actionnaire d’une société donnée n’est pas propriétaire des actifs de cette société [au paragraphe 57] :
Compte tenu des conclusions qui précèdent, point n’est besoin d’examiner le raisonnement de la Cour d’appel par lequel elle rattache les biens excédentaires aux actions de 619. J’estime toutefois que s’il avait été nécessaire d’examiner ce raisonnement, il aurait fallu le rejeter. Il existe une règle fondamentale en droit des sociétés selon laquelle les actionnaires ne sont pas propriétaires des actifs de la société : voir, p. ex., Wotherspoon c. Canadien Pacifique Ltée, [1987] 1 R.C.S. 952, p. 1033. Bien que certaines dispositions de la LIR prévoient des règles de « transparence » permettant de se soustraire à l’application de cette règle fondamentale aux fins d’imposition, de telles dispositions sont rédigées en termes exprès : voir, p. ex., le par. 256(1.2), qui prévoit que les actions (biens) d’une société sont réputées être contrôlées par les actionnaires de cette société.
[73] À mon avis, les alinéas 247(2)b) et d) de la Loi ne permettraient pas à un tribunal de faire fi de l’existence distincte de CEL et de traiter Cameco comme si elle avait acheté et vendu l’uranium que CEL avait acheté et vendu. Il faudrait encore respecter le transfert par Cameco de sa fonction de ventes à CEL. Les questions porteraient alors sur la tarification des opérations entre Cameco et CESA et entre Cameco et CEL.
[74] Étant donné que les contrats d’achat d’uranium auprès de Tenex et d’Urenco n’avaient aucune valeur lorsqu’ils ont été signés, le droit d’être l’acheteur conformément à ces contrats n’avait aucune valeur au moment de la signature. Aucun redressement en fonction du prix de transfert n’a été nécessaire en lien avec le transfert de Cameco à CESA de tout droit d’être partie à ces contrats. La Couronne n’a pas contesté la conclusion de fait selon laquelle ces contrats n’avaient aucune valeur au moment de la signature.
[75] À l’égard des ventes intersociétés d’uranium de Cameco à CEL, qui faisaient également partie de la fonction de ventes transférée à CEL, la question pertinente consiste à savoir si le prix payé par CEL pour l’uranium acheté à Cameco correspondait à un prix de pleine concurrence. Il s’agit encore ici d’une question de fait, et la Couronne n’a pas contesté la conclusion du juge de la Cour canadienne de l’impôt qui a déclaré que les prix facturés par Cameco se situaient dans l’intervalle de pleine concurrence.
[76] Pour étayer sa thèse selon laquelle les alinéas 247(2)b) et d) de la Loi permettaient au ministre de réaffecter tous les profits à Cameco, la Couronne s’est appuyée sur les commentaires formulés par le juge Boyle dans la décision McKesson Canada Corporation c. La Reine, 2013 CCI 404, en lien avec la requalification des opérations conformément aux alinéas 247(2)b) et d) de la Loi [aux paragraphes 125 à 127] :
La nouvelle cotisation établie au titre des sous-alinéas 247(2)a) et c) ne permet pas de requalifier les opérations que des parties sans lien de dépendance ont conclues, pas plus que l’on ne peut y substituer entièrement une autre opération différente. Cela n’est serait permis qu’en vertu des alinéas 247(2)b) et d), qui n’ont pas été cités et sur lesquels ne se fonde pas le ministère public. La requalification d’un prix de transfert n’est permise en vertu de ces dispositions qu’au cas où des parties sans lien de dépendance n’auraient pas conclu l’opération que les parties avec lien de dépendance ont choisie, même avec des modalités et des montants différents, et si le seul objet principal véritable de l’opération était d’obtenir un avantage fiscal.
Cependant, il ressort clairement des dispositions de l’article 247 qu’aux termes des alinéas a) et c), la Cour n’est pas tenue de se borner à effectuer des redressements concernant la valeur d’un montant dans une modalité qui comporte un montant. Je ne retiens pas l’observation de la contribuable portant que ma mission soit ainsi limitée. L’alinéa 247(2)a) joue lorsque des modalités diffèrent de celles dont auraient convenu des parties sans lien de dépendance. Le mot « modalité » n’est assorti d’aucune restriction limitative de cette nature. L’alinéa 247(2)c) prescrit ensuite le redressement de la valeur ou de la nature d’un montant dont le contribuable s’est servi aux fins de la Loi, de façon à ce que soit reflétée la valeur ou la nature du montant qui aurait été utilisé si les « modalités » étaient conformes à celles qu’auraient conclues des parties sans lien de dépendance.
Il est possible qu’il existe un point où l’étendue des changements à apporter aux modalités convenues entre parties avec lien de dépendance pour que soient reflétées des modalités entre parties sans lien de dépendance dans le cadre d’une opération soit telle qu’elle puisse constituer en substance une requalification de l’opération, ce qui ne peut être fait qu’en vertu de l’alinéa 247(2)d) et uniquement dans les cas prévus par l’alinéa 247(2)b), dont les dispositions n’entrent pas en jeu dans le présent appel. Il existe peut-être aussi, dans une opération, quelques modalités qui sont à ce point fondamentales que tout changement particulier qu’on y apporte pourrait constituer en substance une requalification de l’opération. La Cour n’a pas à s’aventurer près de cette ligne de démarcation pour trancher le présent appel. Cela est partie remise. En l’espèce, la Cour peut se borner à prendre en considération les modalités qui, à son avis, ne sont pas celles qu’auraient conclues des parties sans lien de dépendance et qui se rapportent directement aux prix. [Non souligné dans l’original.]
[77] Les commentaires du juge Boyle relativement aux alinéas 247(2)b) et d) sont des remarques incidentes et constituent seulement des commentaires généraux. Il est également important de noter que la Cour canadienne de l’impôt, dans la décision McKesson [au paragraphe 127], s’est bornée « à prendre en considération les modalités qui, à son avis, ne sont pas celles qu’auraient conclues des parties sans lien de dépendance et qui se rapportent directement aux prix ». Quoi qu’il en soit, les commentaires généraux formulés dans la décision McKesson au sujet des alinéas 247(2)b) et d) de la Loi (partie soulignée du paragraphe 125 reproduit ci-dessus) appuient l’interprétation selon laquelle le sous-alinéa 247(2)b)(i) de la Loi s’applique uniquement dans le cas où des personnes sans lien de dépendance n’auraient pas conclu l’opération ou la série d’opérations en question, quelles que soient les modalités.
[78] La Couronne, au paragraphe 56 de son mémoire, a déclaré : [traduction] « M. Horst [l’expert de Cameco] n’a pas tenu compte des intérêts propres de chacune des parties et n’a pas demandé si Cameco Canada aurait conclu les opérations si elle n’avait pas eu de lien de dépendance avec la filiale suisse, comme l’a exigé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Glaxo ». La note de bas de page renvoie à l’arrêt Glaxo et plus précisément au paragraphe 63. Voici ce que la Cour suprême y avait déclaré :
Troisièmement, les prix fixés par des parties n’ayant pas de lien de dépendance seront établis eu égard aux intérêts propres de chacune des parties à l’opération. Il s’ensuit qu’il faut tenir compte à la fois des intérêts du groupe Glaxo et de ceux de Glaxo Canada. Le calcul qui sera effectué conformément au critère de l’absence de lien de dépendance prévu au par. 69(2) devrait refléter ces réalités.
[79] L’arrêt Glaxo portait sur le prix de transfert approprié pour la ranitidine, l’ingrédient actif du Zantac, que Glaxo Canada avait acheté à son fournisseur étranger avec lequel elle avait un lien de dépendance. La question n’était pas de savoir si les opérations d’achat de cet ingrédient actif étaient des opérations qui auraient été conclues entre des personnes n’ayant pas de lien de dépendance. Les commentaires formulés par la Cour suprême dans l’arrêt Glaxo ne s’appliquent pas à l’interprétation du sous-alinéa 247(2)b)(i) de la Loi. Quoi qu’il en soit, la Cour suprême a fait remarquer que pour décider du prix approprié conformément au paragraphe 69(2) de la Loi, tel qu’il était alors libellé, les intérêts propres de chacune des parties à l’opération doivent être pris en compte — il ne s’agit pas de savoir si une partie aurait conclu les opérations en question (cela tiendrait compte uniquement des intérêts d’une des parties).
[80] De même, le contexte et l’objet n’appuient pas l’interprétation avancée par la Couronne quant aux alinéas 247(2)b) et d) de la Loi.
C. Conclusion quant aux alinéas 247(2)b) et d) de la Loi
[81] Le législateur a décidé d’aborder de manière indirecte le cas d’un contribuable canadien qui transférerait des profits à une personne ayant un lien de dépendance dans un autre territoire; pour ce faire, il a mis en œuvre les règles en matière de prix de transfert énoncées dans la Partie XVI.1 de la Loi. Ces règles entraînent le redressement des prix payés pour des marchandises achetées et vendues ainsi que pour des services fournis dans le cadre de transactions entre un contribuable et une personne non-résidente avec laquelle le contribuable a un lien de dépendance, si ces prix ne correspondent pas à un prix de pleine concurrence. Le redressement des prix des marchandises et des services entraîne le redressement des profits réalisés par le contribuable canadien. Toutefois, les règles énoncées aux alinéas 247(2)b) et d) de la Loi ne sont pas aussi générales que le prétend la Couronne. Elles ne permettent pas au ministre de réaffecter simplement tous les profits d’une filiale à l’étranger à sa société mère canadienne en tenant pour acquis que la société canadienne n’aurait conclu aucune opération avec sa filiale à l’étranger si elles n’avaient pas eu de lien de dépendance.
[82] Les alinéas 247(2)b) et d) de la Loi s’appliquent uniquement lorsqu’un contribuable et un non-résident ayant un lien de dépendance ont conclu une opération ou une série d’opérations qui n’aurait pas été conclue entre deux personnes (ou plus) sans lien de dépendance, quelles que soient les modalités. Dans une telle situation, l’opération ou la série d’opérations qui aurait été conclue entre des personnes sans lien de dépendance est remplacée par l’opération ou la série d’opérations en question, avec les modalités qui conviennent. Plus précisément, les alinéas 247(2)b) et d) de la Loi ne peuvent pas servir à réaffecter simplement tous les profits réalisés par CEL à Cameco, sa société mère canadienne, dans les circonstances de l’espèce. Bien évidemment, dans une autre situation où ces alinéas s’appliqueraient, les opérations remplacées pourraient bien donner lieu à des redressements des revenus (et des profits) d’un contribuable canadien.
[83] La Couronne, lors de l’audition de l’appel, s’est particulièrement intéressée aux profits réalisés par CEL en 2003, en 2005 et en 2006. Toutefois, cet argument est formulé a posteriori et remet en cause de manière indirecte les conclusions de fait du juge de la Cour canadienne de l’impôt.
[84] Comme l’a reconnu la Couronne, les ententes avec CEL relativement à l’achat d’uranium auprès de Tenex ont été conclues en 1999 lorsque CESA a signé l’entente avec Tenex et d’autres. CESA a par la suite transféré ses droits aux termes de l’entente à CEL. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a examiné ces ententes et, tel que je l’ai indiqué plus haut, a conclu [au paragraphe 786] que « l’avantage économique de la participation au contrat sur l’uranium naturel de l’UHE était négligeable au moment de sa signature par les parties, en mars 1999 ». Il a également noté que n’eussent été les options prévues au contrat, le contrat sur l’uranium naturel de l’UHE aurait eu une valeur négative en 1999. Il serait logique de conclure que lorsque les options ont été supprimées en 2001, le contrat avait alors une valeur négative.
[85] En affirmant à présent que Cameco n’aurait pas conclu le contrat qui ferait au bout du compte de CEL l’acheteur de l’uranium de Tenex, la Couronne remet bel et bien en cause ces conclusions de fait liées à la valeur du droit d’acheter de l’uranium auprès de Tenex. Si l’avantage économique de la participation au contrat était négligeable ou nul, pour quelle raison une personne n’aurait-elle pas transféré à un tiers sans lien de dépendance tout droit qu’elle avait de conclure ce contrat? On ne voit vraiment pas pourquoi une personne ne transférerait pas à un tiers sans lien de dépendance un droit dont la valeur est nulle ou négative. D’autres personnes sans lien de dépendance auraient accepté ce droit, comme le prouve le fait que COGEMA et Nukem ont conclu la même entente avec Tenex.
[86] De même, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a également conclu que l’augmentation de la valeur du contrat Urenco s’était produite après la signature de ce contrat en 1999. Au paragraphe 787 de ses motifs, il a aussi jugé que les parties ne savaient pas, en 1999 ou en 2001, que le prix de l’uranium augmenterait fortement après 2002. Il n’est pas approprié de faire valoir a posteriori que deux personnes sans lien de dépendance n’auraient pas conclu la série d’opérations par laquelle Cameco a transféré à CESA tout droit que Cameco aurait pu avoir de conclure le contrat Urenco. La Couronne conteste indirectement la conclusion de fait selon laquelle les parties ne savaient pas que le prix de l’uranium allait fortement augmenter.
[87] Aux paragraphes 12 et 13 de son mémoire, la Couronne a abordé les différences entre l’entente que Cameco avait conclue avec CEL et ses contrats avec des parties n’ayant pas de lien de dépendance. Toutefois, cette comparaison concerne les sommes auxquelles Cameco a vendu son uranium à CEL. Il s’agit ici encore d’une remise en cause indirecte de la conclusion de fait du juge de la Cour canadienne de l’impôt, que j’ai évoquée précédemment au paragraphe 23 des présents motifs, selon laquelle les prix facturés par Cameco à CEL « se situaient tout à fait dans l’intervalle de pleine concurrence ». La Couronne ne fait pas appel des conclusions de fait du juge de la Cour canadienne de l’impôt. Il n’est donc pas approprié qu’elle remette en cause de manière indirecte ces conclusions de fait.
[88] Aux paragraphes 14 et 15 de son mémoire, la Couronne a noté que, pendant deux ans (en 2005 et en 2006), Cameco avait subi des pertes tandis que CEL réalisait d’importants profits. Les pertes semblent en partie liées au fait que Cameco, à la suite de l’inondation de sa mine de McArthur River, a acheté de l’uranium auprès de CEL. Les profits substantiels ont découlé des prix auxquels l’uranium était acheté et vendu par CEL. Toutefois, il s’agit une fois encore d’une remise en cause indirecte des conclusions de fait du juge de la Cour canadienne de l’impôt selon lesquelles les parties, en 1999 et en 2001, ne savaient pas que le prix de l’uranium allait fortement augmenter. C’est également une remise en cause indirecte des prix payés par CEL et par Cameco pour l’achat et la vente d’uranium entre ces deux parties. La question de savoir si les prix des transactions entre Cameco et CEL étaient des prix de pleine concurrence est une question de fait.
[89] En fait, les profits en question en l’espèce ont découlé de l’achat et de la vente d’uranium. Rien ne permet de conclure que des parties n’ayant aucun lien de dépendance n’auraient pas acheté ou vendu de l’uranium ni transféré entre elles les droits d’acheter de l’uranium auprès de Tenex ou d’Urenco. Je rejetterais l’appel de la Couronne en lien avec les alinéas 247(2)b) et d) de la Loi.
D. Argument subsidiaire quant à l’alinéa 247(2)a) de la Loi
[90] À titre subsidiaire, la Couronne a soutenu que le juge de la Cour canadienne de l’impôt avait également commis une erreur en interprétant l’alinéa 247(2)a) de la Loi. Les premiers paragraphes concernant cette question dans le mémoire de la Couronne se rapportent tous aux observations de la Couronne sur les raisons pour lesquelles le témoignage de son expert aurait dû être préféré à celui de l’expert de Cameco. Cependant, il revient au juge de la Cour canadienne de l’impôt d’apprécier les éléments de preuve et, plus précisément, de décider quel rapport d’expert doit l’emporter. S’il n’y a pas d’erreur manifeste et dominante, la déférence est de mise quant à la décision du juge de la Cour canadienne de l’impôt sur ce point (Nova Chemicals Corporation c. Dow Chemical Company, 2016 CAF 216, au paragraphe 14; Barnwell c. Canada, 2016 CAF 150, au paragraphe 12).
[91] La Couronne ne conteste aucune des conclusions de fait tirées par le juge de la Cour canadienne de l’impôt et n’allègue donc aucune erreur liée aux faits, et encore moins une erreur manifeste et dominante. Rien ne justifie donc l’intervention de la Cour quant au choix d’un expert plutôt qu’un autre. Il convient de souligner que ce procès a été très long et que plusieurs experts sont intervenus.
[92] La Couronne, au paragraphe 67 de son mémoire, affirme également que [traduction] « le juge de première instance a commis une erreur en déclarant que ces contrats n’avaient aucune valeur au moment de la signature ». Les contrats auxquels la Couronne fait référence sont les contrats Tenex et les contrats Urenco. Cependant, la valeur à attribuer à ces contrats est une question de fait et la Couronne ne peut pas requalifier une question de fait pour en faire une question de droit. Étant donné que la Couronne a décidé de ne porter en appel aucune des conclusions de fait du juge de la Cour canadienne de l’impôt, il n’y a aucune raison de modifier la conclusion selon laquelle ces contrats n’avaient aucune valeur au moment de la signature.
[93] Dans le même paragraphe de son mémoire, la Cour a noté que [traduction] « une des circonstances pertinentes est le fait que Cameco Canada garantissait les deux contrats et s’exposait donc au risque ». Cette question a été prise en considération par le juge de la Cour canadienne de l’impôt dans sa conclusion sur la valeur des contrats Tenex et Urenco; il s’agit ici encore d’une question de fait. Il convient également de noter que la Couronne, dans le présent appel, ne prétend pas que la commission de garantie que CEL a versée à Cameco n’était pas une somme qui serait payée lors d’une opération conclue sans lien de dépendance.
[94] Il n’y a aucune raison pour que la Cour intervienne quant à la conclusion du juge de la Cour canadienne de l’impôt en lien avec la valeur du contrat Tenex ou du contrat Urenco, ni en lien avec les prix que CEL a payés à Cameco pour l’uranium qu’elle achetait. Par conséquent, la Couronne ne peut pas obtenir gain de cause relativement à son argument lié à l’alinéa 247(2)a) de la Loi.
VI. Conclusion
[95] Je rejetterais donc l’appel dans le dossier A-349-18. Au début de l’audition du présent appel, les avocats de la Couronne ont indiqué que les parties avaient convenu que la partie qui obtiendrait gain de cause devrait avoir droit à des dépens de 10 000 $ pour le présent appel. J’accorderais donc à Cameco des dépens établis à 10 000 $.
[96] La Couronne ayant reconnu que l’appel dans le dossier A-193-19 dépendait de son succès dans le dossier A-349-18, je rejetterais l’appel dans le dossier A-193-19, sans dépens.
Le juge Rennie, J.C.A. : Je suis d’accord.
La juge Mactavish, J.C.A. : Je suis d’accord.