A-279-18
2020 CAF 88
Le Groupe Maison Candiac Inc. (appelante)
c.
Procureur général du Canada (intimé)
et
Centre québécois du droit de l’environnement (intervenant)
Répertorié : Groupe Maison Candiac Inc. c. Canada (Procureur général)
Cour d’appel fédérale, juges Boivin, de Montigny et Rivoalen, J.C.A.—Montréal, 26 février; Ottawa, 15 mai 2020.
Environnement — Appel interjeté à l’encontre de la décision de la Cour fédérale de refuser d’invalider le Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien) (le Décret) — L’appelante a acquis des terrains à des fins de développements résidentiels — Comme des zones humides se retrouvaient sur certaines portions de ces terrains, elle a obtenu un certificat d’autorisation auprès du Québec — L’art. 80(2) de la Loi sur les espèces en péril (la Loi) établit que le ministre de l’Environnement doit prendre un décret d’urgence pour protéger une espèce sauvage inscrite — Une étude a conclu que la viabilité de la population de la rainette était menacée dans le territoire où l’appelante devait réaliser son projet domiciliaire — Le gouverneur en conseil a pris un décret d’urgence sur la recommandation du ministre — La Cour fédérale s’est penchée sur la constitutionnalité du Décret et s’est demandée s’il constituait une forme d’expropriation sans indemnisation — Elle a conclu que l’objet et l’effet juridique de l’art. 80(4)c)(ii) de la Loi permettent au gouverneur en conseil d’intervenir d’urgence lorsqu’une espèce en péril est sur le point de subir un préjudice qui compromettrait sa survie ou son rétablissement — De l’avis de la Cour fédérale, il s’agissait là manifestement d’un « mal » que le Parlement pouvait chercher à réprimer par le biais de sa compétence sur le droit criminel — Elle n’a pas retenu la prétention à l’effet que l’art. 80(4)c)(ii) constitue une tentative d’envahir les champs de compétences provinciales — Elle a conclu que le Parlement avait prévu en termes exprès un mécanisme d’indemnisation pour les pertes subies du fait de l’application d’un décret d’urgence — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que l’art. 80(4)c)(ii) relève de la compétence du Parlement en matière de droit criminel et que l’absence d’indemnisation n’entraîne pas l’invalidité du Décret — L’art. 80(4)c)(ii) constitue un exercice valide de la compétence octroyée au Parlement par l’art. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 — Il en va nécessairement de même du Décret — Une loi fédérale et une loi provinciale peuvent régir une question à partir de points de vue différents — La présence ou l’absence d’une loi provinciale portant sur le même sujet ne saurait avoir aucune incidence sur la validité d’une mesure fédérale — La Cour fédérale a scrupuleusement suivi cette démarche — La Loi n’empiète pas sur la compétence des provinces — L’art. 80(4)c)(ii) a une portée réduite et vise à permettre une intervention d’urgence lorsqu’une espèce en péril inscrite est sur le point de subir un préjudice qui compromettrait sa survie ou son rétablissement — Le seul fait qu’une loi valide puisse avoir des effets accessoires sur les compétences législatives ou les mesures adoptées par un autre niveau de gouvernement ne saurait suffire, en soi, pour conclure que cette loi a été adoptée pour des fins détournées — Pour ce qui est de savoir si le Parlement a la compétence constitutionnelle d’intervenir, le pouvoir de légiférer en droit criminel n’est pas figé dans le temps et ne saurait se limiter à des catégories précises — La protection de l’environnement fait partie des maux que le Parlement peut réprimer par le biais de sa compétence sur le droit criminel — La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en concluant que les concepts d’appropriation de fait ou d’expropriation déguisée avaient été explicitement écartés par le régime d’indemnisation prévu par l’art. 64 de la Loi — L’art. 80 de la Loi ne prévoit aucune exigence en matière d’indemnisation — Le gouverneur en conseil n’a donc pas excédé les pouvoirs que la Loi lui confère — Il s’est conformé à l’objectif visé par le législateur — Nous étions en présence d’une décision prise aux termes d’une loi qui autorise explicitement l’expropriation et qui prévoit un régime d’indemnisation spécifiquement adapté aux objectifs poursuivis par la Loi — Aucune expropriation n’a été effectuée par des moyens détournés — Il serait prématuré et inopportun de se pencher sur une éventuelle demande d’indemnisation que pourrait présenter l’appelante — Appel rejeté.
Droit constitutionnel — Partage des pouvoirs — La Cour fédérale a refusé d’invalider le Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien) (le Décret) — Elle a conclu que l’objet et l’effet juridique de l’art. 80(4)c)(ii) de la Loi permettent au gouverneur en conseil d’intervenir d’urgence lorsqu’une espèce en péril est sur le point de subir un préjudice qui compromettrait sa survie ou son rétablissement — De l’avis de la Cour fédérale, il s’agissait là manifestement d’un « mal » que le Parlement pouvait chercher à réprimer par le biais de sa compétence sur le droit criminel — Elle n’a pas retenu la prétention à l’effet que l’art. 80(4)c)(ii) constitue une tentative d’envahir les champs de compétences provinciales — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que l’art. 80(4)c)(ii) relève de la compétence du Parlement en matière de droit criminel — L’art. 80(4)c)(ii) constitue un exercice valide de la compétence octroyée au Parlement par l’art. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 — Il en va nécessairement de même du Décret — Une loi fédérale et une loi provinciale peuvent régir une question à partir de points de vue différents — La présence ou l’absence d’une loi provinciale portant sur le même sujet ne saurait avoir aucune incidence sur la validité d’une mesure fédérale — La Cour fédérale a scrupuleusement suivi cette démarche — La Loi n’empiète pas sur la compétence des provinces — L’art. 80(4)c)(ii) a une portée réduite et vise à permettre une intervention d’urgence lorsqu’une espèce en péril inscrite est sur le point de subir un préjudice qui compromettrait sa survie ou son rétablissement — Le seul fait qu’une loi valide puisse avoir des effets accessoires sur les compétences législatives ou les mesures adoptées par un autre niveau de gouvernement ne saurait suffire, en soi, pour conclure que cette loi a été adoptée pour des fins détournées — Pour ce qui est de savoir si le Parlement a la compétence constitutionnelle d’intervenir, le pouvoir de légiférer en droit criminel n’est pas figé dans le temps et ne saurait se limiter à des catégories précises — La protection de l’environnement fait partie des maux que le Parlement peut réprimer par le biais de sa compétence sur le droit criminel.
Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre de la décision de la Cour fédérale de refuser d’invalider le Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien) (le Décret).
L’appelante, un promoteur et un constructeur immobilier, a acquis des terrains à des fins de développements résidentiels. Comme des zones humides se retrouvaient sur certaines portions de ces terrains, l’appelante a obtenu un certificat d’autorisation auprès du gouvernement du Québec. Le paragraphe 80(2) de la Loi sur les espèces en péril (la Loi) établit que le ministre de l’Environnement doit prendre un décret d’urgence pour protéger une espèce sauvage inscrite « s’il estime que l’espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement ». Le ministère de l’Environnement et du Changement climatique Canada a entamé un processus complet de collecte et d’analyse de renseignements concernant l’espèce en péril dans la présente affaire, la rainette faux-grillon de l’Ouest, et son habitat, portant notamment sur l’état de l’espèce. L’étude a conclu que la viabilité de la population de la rainette était menacée à court terme dans le territoire où l’appelante devait réaliser son projet domiciliaire. Le ministre a donc recommandé au gouverneur en conseil de prendre un décret d’urgence, ce qu’il a fait. La Cour fédérale s’est penchée sur la constitutionnalité de la disposition législative contestée et sur la question de savoir si le Décret d’urgence constituait une forme d’expropriation sans indemnisation. La Cour fédérale a conclu que l’objet et l’effet juridique du sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi permettent au gouverneur en conseil d’intervenir d’urgence lorsqu’une espèce en péril est sur le point de subir un préjudice qui compromettrait sa survie ou son rétablissement. De l’avis de la Cour fédérale, il s’agissait là d’un « mal » que le Parlement pouvait chercher à réprimer par le biais de sa compétence sur le droit criminel. D’autre part, la Cour fédérale n’a pas retenu la prétention à l’effet que le sous-alinéa 80(4)c)(ii), sous le couvert d’une disposition de droit criminel, constitue en fait une tentative déguisée d’envahir les champs de compétences provinciales. Elle a plutôt retenu la thèse selon laquelle la disposition contestée autorise une intervention d’urgence lorsqu’une espèce en péril est exposée à une menace imminente à sa survie ou à son rétablissement. La Cour fédérale a rejeté l’argument suivant lequel le sous-alinéa 80(4)c)(ii) ne respectait pas les attributs de forme d’un régime de droit criminel, à savoir une interdiction assortie d’une sanction. Enfin, la Cour fédérale a conclu que le Parlement avait prévu en termes exprès un mécanisme d’indemnisation pour les pertes subies du fait de l’application d’un décret d’urgence, ce qui faisait obstacle aux arguments d’expropriation déguisée ou d’appropriation de facto, et que la décision du Ministre de ne pas accorder d’indemnisation pouvait être contrôlée judiciairement et n’avait de toute façon aucune incidence sur la validité du pouvoir d’émettre un décret d’urgence.
Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi relève de la compétence du Parlement en matière de droit criminel et que l’absence d’indemnisation n’entraîne pas l’invalidité du Décret.
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) constitue un exercice valide de la compétence octroyée au Parlement par le paragraphe 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, et il en va nécessairement de même du Décret d’urgence adopté sous son autorité. Une loi fédérale et une loi provinciale peuvent régir une question à partir de points de vue différents. Il s’agit là de la doctrine du double aspect, qui donnera ouverture au principe de la primauté de la loi fédérale en cas de conflit opérationnel entre deux lois fédérale et provinciale. La présence ou l’absence d’une loi provinciale portant sur le même sujet ne saurait donc avoir aucune incidence sur la validité d’une mesure fédérale. La Cour fédérale a scrupuleusement suivi cette démarche. Loin d’avoir pour objectif d’empiéter directement sur la compétence des provinces ou de viser à imposer des normes nationales uniformes, le sous-alinéa 80(4)c)(ii) a pour objet au contraire de permettre une intervention d’urgence lorsqu’une espèce sauvage inscrite est sur le point de subir un préjudice qui compromettra sa survie ou son rétablissement. Le texte même de la Loi confirme cet objectif. Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) a une portée réduite. C’est la raison pour laquelle on n’astreint pas l’adoption d’un tel décret à toutes les consultations et les formalités exigées dans le cadre des articles 34 et 61 de la Loi. Il n’autorise pas le gouverneur en conseil à imposer des mesures de protection de l’espèce et de l’habitat désigné, comme il peut le faire sur le territoire domanial. Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) n’autorise le gouverneur général qu’à édicter des dispositions interdisant les activités susceptibles de nuire à l’espèce et à cet habitat. Ce sont là deux indices qui témoignent de l’objectif restreint poursuivi par le législateur et de sa volonté de ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer la survie immédiate d’une espèce. Le seul fait qu’une loi par ailleurs valide puisse avoir des effets accessoires sur les compétences législatives ou les mesures adoptées par un autre niveau de gouvernement ne saurait suffire, en soi, pour conclure que cette loi a été adoptée pour des fins détournées. Pour ce qui est de savoir si le Parlement a la compétence constitutionnelle d’intervenir en cette matière, l’on a d’abord noté que l’environnement n’est pas un sujet de compétence en soi. Il doit plutôt être traité à partir des différents pouvoirs législatifs attribués au Parlement et aux législatures provinciales par la Loi constitutionnelle de 1867. Le pouvoir de légiférer en droit criminel n’est évidemment pas figé dans le temps, et ne saurait se limiter à des catégories précises. La seule limite du Parlement dans l’utilisation de ce pouvoir est de s’en servir de façon déguisée et d’empiéter sur des domaines de compétence législative provinciale exclusive. La protection de l’environnement fait partie des maux que le Parlement peut réprimer par le biais de sa compétence sur le droit criminel. Il s’agit là d’un objectif légitime. Le devoir d’empêcher la disparition des espèces sauvages est une obligation morale au même titre que la protection de l’environnement. La compétence relative au droit criminel doit permettre au Parlement d’intervenir en ces matières, tout particulièrement lorsque le préjudice appréhendé est imminent.
La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en s’appuyant sur l’article 64 de la Loi pour conclure que les concepts d’appropriation de fait ou d’expropriation déguisée avaient été explicitement écartés par le régime d’indemnisation prévu par cette disposition. L’article 80 de la Loi n’astreint le gouverneur en conseil à aucune exigence en matière d’indemnisation lorsqu’il adopte un décret d’urgence. L’on ne saurait donc prétendre que le gouverneur en conseil a excédé les pouvoirs que la Loi lui confère, et ne s’est pas conformé à l’objectif visé par le législateur ou aux conditions prescrites dans l’exercice du pouvoir qui lui a été délégué. Nous n’étions pas en présence ici d’une expropriation effectuée par des moyens détournés, mais plutôt d’une décision prise aux termes d’une loi qui l’autorise explicitement et qui prévoit un régime d’indemnisation spécifiquement adapté aux objectifs poursuivis par la Loi. Cela suffisait pour écarter le recours au droit commun en matière d’expropriation déguisée issu tant de la common law que de l’article 952 du Code civil du Québec. La thèse voulant qu’en l’absence de règlement adopté par le gouverneur en conseil, on se retrouve dans une situation de vide législatif, était sans fondement. Une autorité réglementaire ne peut stériliser l’application d’une loi et priver les justiciables d’un avantage ou d’une réparation auxquels ils auraient droit en s’abstenant d’adopter le règlement qui en conditionne l’existence. La décision que pourrait prendre (ou qu’aurait déjà prise) le ministre de ne pas indemniser l’appelante pourrait faire l’objet d’une contestation distincte. Cette détermination est nécessairement subséquente à l’entrée en vigueur du Décret d’urgence. Elle ne peut donc avoir aucun impact sur la validité du Décret d’urgence en tant que tel. Pour ce motif, il serait non seulement prématuré, mais également inopportun de se pencher sur une éventuelle demande d’indemnisation que pourrait présenter l’appelante et sur toutes les questions connexes que pourrait soulever une telle demande.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Code civil du Québec, RLRQ, ch. CCQ-1991, art. 952.
Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien), DORS/2016-211, art. 2(1), 3.
Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien), TR/2016-36.
Décret modifiant l’annexe 1 de la Loi sur les espèces en péril, DORS/2010-32, art. 5.
Loi canadienne sur la protection de l’environnement, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 16, art. 34, 35.
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 91(27), 92.
Loi de 1994 sur la convention concernant les oiseaux migrateurs, L.C. 1994, ch. 22.
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 8.1.
Loi sur la procréation assistée, L.C. 2004, ch. 2.
Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ, ch. Q-2, art. 22.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.
Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29, art. 6, 27, 29, 32–36, 34, 56–64, 61, 64, 80, 97.
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Convention des Nations Unies sur la diversité biologique, 5 juin 1992, 1760 R.T.N.U. 79.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213, [1997] A.C.S. no 76 (QL); Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2001] 1 R.C.S. 783; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Centre québécois du droit de l’environnement c. Canada (Environnement), 2015 CF 773; Groupe Maison Candiac Inc. c. Canada (Procureur général), 2017 CF 430, la juge Roussel, J.C.A., ordonnance en date du 28 avril 2017, conf. par 2017 CAF 216; Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457; Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031, [1995] A.C.S. no 62 (QL); Irving Oil Ltd. et autres c. Secrétaire provincial du Nouveau-Brunswick, [1980] 1 R.C.S. 787, (1980), 29 R.N.-B. (2e) 529, [1980] A.C.S. no 23 (QL); 9255-2504 Québec Inc. c. Canada, 2020 CF 161.
DÉCISIONS CITÉES :
Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Westcoast Energy Inc. c. Canada (Office national de l’énergie), [1998] 1 R.C.S. 322; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, [2013] R.C.S. 810; Syncrude Canada Ltd. c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 160; Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1978] 2 R.C.S. 662; Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536; Bande Kitkatla c. Colombie-Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146; Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, [1992] A.C.S. no 1 (QL); R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., [1988] 1 R.C.S. 401, [1988] A.C.S. no 23 (QL); Scowby c. Glendinning, [1986] 2 R.C.S. 226; R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571; R. c. Hinchey, [1996] 3 R.C.S. 1128; Procureur général du Canada c. Tapirisat et autres, [1980] 2 R.C.S. 735, [1980] A.C.S. no 99 (QL); St Hilaire c. Canada (Procureur général), 2001 CAF 63, [2001] 4 C.F. 289; Canada c. Raposo, 2019 CAF 208.
DOCTRINE CITÉE
Hogg, P.W. ; Constitutional Law of Canada, 5e éd. suppl., Toronto : Carswell, 2007 (feuilles mobiles 2016).
APPEL interjeté contre la décision de la Cour fédérale (2018 CF 643, [2019] 1 R.C.F. 643 de refuser d’invalider le Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien). Appel rejeté.
ONT COMPARU :
Alain Chevrier et Alexandre Fournier pour l’appelante.
Alexander Pless et Michelle Kellam pour l’intimé.
David Robitaille et Marc Bishai pour l’intervenant.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dunton Rainville S.E.N.C.R.L., Montréal, pour l’appelante.
La sous-procureure générale du Canada pour l’intimé.
Michel Bélanger Avocats Inc., Montréal, pour l’intervenant.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
[1] Le juge de Montigny, J.C.A. : Le Groupe Maison Candiac Inc. (l’appelante) se pourvoit à l’encontre de la décision rendue par le juge LeBlanc de la Cour fédérale (maintenant juge à notre Cour) (la Cour fédérale ou le juge LeBlanc) rendue en date du 22 juin 2018 rejetant sa demande de contrôle judiciaire (Le Groupe Maison Candiac Inc. c. Canada (Procureur général), 2018 CF 643, [2019] 1 R.C.F. 643) (la Décision). Au terme d’une analyse fouillée et exhaustive, la Cour fédérale a refusé d’invalider le Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien), DORS/2016-211 (le Décret), comme l’y invitait l’appelante. La Cour en est plutôt arrivée à a conclusion que la disposition habilitante en vertu de laquelle le Décret a été adopté relève de la compétence du Parlement en matière de droit criminel, et qu’il n’y a eu ni expropriation déguisée ni appropriation de facto malgré l’absence d’indemnisation.
[2] L’appelante a contesté devant nous chacune de ces conclusions. Elle soutient essentiellement que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en concluant que la loi habilitante réprime un « mal » au sens du paragraphe 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict, ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5] (L.C. de 1867) et n’empiète pas sur les compétences provinciales. Elle fait également valoir que la Cour fédérale a erré en considérant que les concepts d’appropriation de fait ou d’expropriation déguisée ne s’appliquaient pas en l’espèce.
[3] Après avoir soigneusement soupesé les arguments des parties et tenu compte du droit applicable, je suis d’avis qu’il y a lieu de rejeter cet appel.
I. Contexte
[4] Le juge LeBlanc a fait longuement état du contexte factuel et législatif dans le cadre duquel s’inscrit le présent litige, et les parties n’ont pas exprimé de désaccord à ce chapitre. Par conséquent, il ne me sera pas nécessaire d’en traiter en long et en large dans le cadre des présents motifs. Je me contenterai donc plutôt de revenir sur les éléments essentiels qui tissent la toile de fond à partir de laquelle doivent être résolues les questions constitutionnelles qui nous sont soumises.
[5] L’appelante est un promoteur et un constructeur immobilier dont les activités s’exercent dans la province de Québec et plus principalement dans les municipalités de Saint-Philippe, Candiac, La Prairie et sur la Rive-Sud de Montréal. Dans le cadre de ses opérations, elle a acquis des terrains à des fins de développements résidentiels. Comme des zones humides se retrouvent sur certaines portions de ces terrains, l’appelante a demandé un certificat d’autorisation auprès du ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques du Québec. L’article 22 de la Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ, ch. Q-2 (Loi sur la qualité de l’environnement) requiert en effet un certificat d’autorisation pour pouvoir entreprendre une construction, un ouvrage ou une activité en milieu humide ou hydrique, l’objectif du certificat étant de protéger l’environnement et préserver la biodiversité.
[6] L’appelante a obtenu son certificat d’autorisation le 3 septembre 2010, lui permettant d’entreprendre son développement résidentiel (dossier d’appel, vol. 2, onglet H, aux pages 445–447 (DA)). Cette autorisation imposait à l’appelante l’obligation d’aménager des zones de conservation sur sa propriété et l’obligeait à mettre en place un programme de suivi pour une période de trois ans. L’appelante a par ailleurs obtenu de la Municipalité de Saint-Philippe, en juin 2016, un certificat d’autorisation afin d’entreprendre des travaux d’abattage d’arbres et de remblais (DA, vol. 2, onglet H, aux pages 514–516).
[7] Informée des travaux de développement de l’appelante dès 2013, la ministre de l’Environnement a initialement décidé de ne pas recommander l’adoption d’un décret d’urgence, étant d’avis que ces travaux ne constituaient pas une menace imminente au sens de l’article 80 de la Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29 (la Loi) (le texte de cette disposition est reproduit en annexe aux présents motifs). Cette disposition, sur laquelle je reviendrai plus loin, prévoit à son premier paragraphe que le gouverneur en conseil peut prendre un décret d’urgence pour protéger une espèce sauvage inscrite sur recommandation du ministre compétent (en l’occurrence, le ministre de l’Environnement). Le paragraphe 80(2) établit cependant que le ministre compétent doit faire une telle recommandation « s’il estime que l’espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement ».
[8] Il convient de mentionner à ce stade-ci que l’espèce en question est la rainette faux-grillon de l’Ouest (la rainette). Ce petit amphibien, qui ne mesure généralement pas plus de 2,5 centimètres à l’âge adulte, se déplace rarement à plus de 300 mètres de son lieu de reproduction. Elles privilégient les milieux humides temporaires et peu profonds, et ne sont présentes au Canada que dans le sud de l’Ontario et le sud-ouest du Québec (en Outaouais et en Montérégie). D’après le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada, le groupe de la Montérégie a disparu d’environ 90 p. 100 de son ancienne aire de répartition, si bien qu’à ce rythme, les experts estiment que l’ensemble des habitats de la rainette risque de disparaître de la région d’ici 10 à 25 ans. Compte tenu du déclin de la population des rainettes au Québec (environ 37 p. 100 par décennie) et en Ontario (30 p. 100 entre 1995 et 2006), la rainette a été inscrite à la liste des espèces en péril au Canada en 2010 (Décret modifiant l’annexe 1 de la Loi sur les espèces en péril, DORS/2010-32, art. 5).
[9] La décision du ministre de ne pas recommander l’adoption d’un décret d’urgence a été contestée par le biais d’une demande de contrôle judiciaire présentée par deux organismes sans but lucratif œuvrant dans le domaine de la protection de l’environnement. La Cour fédérale, sous la plume du juge Martineau, a accueilli cette demande le 22 juin 2015 et a ordonné au ministre de reconsidérer sa décision dans les six mois suivant la date de son jugement : Centre québécois du droit de l’environnement c. Canada (Environnement), 2015 CF 773 (Centre québécois du droit de l’environnement). Aux yeux du juge Martineau, le ministre avait erré en adoptant une interprétation restrictive du paragraphe 80(2) de la Loi faisant en sorte que l’obligation impérative imposée au ministre soit limitée aux seuls cas où une espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement sur une base nationale.
[10] Conformément à cette décision, le ministère de l’Environnement et du Changement climatique Canada (le MECCC) a entamé un processus complet de collecte et d’analyse de renseignements concernant la rainette et son habitat, portant notamment sur l’état de l’espèce, son habitat à La Prairie, les projets de développement en cours et planifiés, et les mesures de protection en place, ainsi que la consultation des municipalités et des ministères provinciaux. Le MECCC a complété une évaluation scientifique détaillée de la rainette, ainsi qu’une évaluation détaillée de la protection de l’espèce, y compris l’analyse de la protection légale par les provinces et les mesures de compensation et de mitigation prévues par différents promoteurs (incluant l’appelante). Dans une troisième évaluation, portant sur les menaces imminentes, le MECCC a considéré les mesures prises afin d’atténuer l’impact du projet résidentiel, mais a conclu que « ces mesures ne permettront probablement pas d’assurer la viabilité à long terme de la métapopulation touchée par le projet » (DA, aux pages 866 et 1474). En conséquence, l’étude conclut que « la viabilité de la métapopulation de La Prairie est menacée à court terme, de telle façon qu’une intervention immédiate est requise » (DA, à la page 1478).
[11] Compte tenu de ces constats, la ministre a établi qu’une menace imminente pesait sur le rétablissement de la rainette dans le territoire où l’appelante devait réaliser son projet domiciliaire. Comme elle y était tenue par la Loi, elle a donc recommandé au gouverneur en conseil de prendre un décret d’urgence le 4 décembre 2015. Suite à cette annonce, le MECC a recueilli des renseignements pour établir la portée du Décret d’urgence recommandé et les activités interdites susceptibles d’y être incluses, et a tenu des rencontres avec divers intervenants, dont l’appelante.
[12] Le 17 juin 2016, le gouverneur en conseil a adopté le Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien), TR/2016-36, qui devait entrer en vigueur le 30e jour suivant la date de son enregistrement. Or, le lendemain d’une rencontre d’information publique tenue au sujet du Décret (soit le 23 juin 2016), les agents de la faune du MECCC constatent que des activités susceptibles de détruire l’habitat désigné dans le Décret sont en cours, notamment sur les terrains de l’appelante. Ce voyant, le gouverneur en conseil adopte un nouveau Décret le 8 juillet 2016, avec prise d’effet immédiate de façon à contrer toute activité qui ne lui serait pas compatible (ceci étant le Décret en litige en l’instance, précité, au paragraphe 1).
[13] L’aire d’application du Décret est constituée d’étangs de reproduction confirmés comme étant actifs et des rayons de 300 mètres de ces étangs, desquels ont été retirés les éléments non convenables pour l’habitat. La superficie totale de la zone comprise dans l’aire d’application du Décret et de 1,85 km2. Son étendue a été délimitée à partir de renseignements généraux et historiques, des études scientifiques et des consultations publiques. Certains des lots de l’appelante sont inclus, en tout ou en partie, dans l’aire d’application du Décret. En fait, la preuve démontre que la superficie des lots appartenant à l’appelante touchée par le Décret représente environ 0,098km2, ce qui représenterait environ 20 p. 100 de la superficie des lots restants de l’appelante.
[14] Le paragraphe 2(1) du Décret énumère les activités interdites dans les aires figurant à l’annexe :
Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien), DORS/2016-211
Interdictions
Activités interdites
2 (1) Les activités ci-après sont interdites dans les aires figurant à l’annexe :
a) retirer, tasser ou labourer la terre;
b) enlever, tailler, endommager, détruire ou introduire toute végétation, notamment les arbres, les arbustes ou les plantes;
c) drainer ou ennoyer le sol;
d) altérer de quelque façon que ce soit les eaux de surface, notamment modifier leur débit, leur volume ou le sens de leur écoulement;
e) installer ou construire une infrastructure ou procéder à toute forme d’entretien d’une infrastructure;
f) circuler avec un véhicule routier, un véhicule tout-terrain ou une motoneige ailleurs que sur la route ou les sentiers pavés;
g) installer ou construire des ouvrages ou des barrières qui font obstacle à la circulation, à la dispersion ou à la migration de la rainette faux-grillon de l’Ouest;
h) verser, rejeter, déposer ou immerger toute matière ou substance, notamment de la neige, du gravier, du sable, de la terre, des matériaux de construction, des eaux grises ou des eaux de piscine;
i) utiliser ou épandre tout engrais au sens de l’article 2 de la Loi sur les engrais ou tout produit antiparasitaire au sens de l’article 2 de la Loi sur les produits antiparasitaires.
[15] Enfin, l’article 3 du Décret prévoit que toute contravention à ces interdictions constitue une infraction visée à l’article 97 de la Loi, lequel prévoit (au paragraphe 97(1.1)) une amende maximale de 1 000 000 $ pour une personne morale autre qu’une personne morale sans but lucratif, ainsi qu’une amende maximale de 250 000 $ et un emprisonnement maximal de cinq ans pour une personne physique.
[16] Le 5 août 2016, l’appelante a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire pour :
[Faire déclarer] nul, inopérant et inopposable à [la Demanderesse ledit] Décret d’urgence pour le motif que le sous-alinéa 80 (4) (c) (ii) de la [Loi sur les espèces en péril (L.C. 2002 ch. 29)] en vertu duquel il a été adopté est inconstitutionnel et parce que ledit Décret équivaut à une expropriation sans indemnité de la propriété de [la Demanderesse].
[17] Suite à une audition de deux jours, la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire le 22 juin 2018 (la Décision, au paragraphe 5).
II. Décision contestée
[18] Après avoir soigneusement décrit le contexte dans lequel s’inscrit le présent litige et retracé l’historique de la protection des espèces en péril au Canada, la Cour fédérale s’est penchée sur la constitutionnalité de la disposition législative contestée et sur la question de savoir si le Décret d’urgence constitue une forme d’expropriation sans indemnisation. La Cour a procédé à cet exercice en appliquant la norme de la décision correcte pour les deux questions.
[19] Avant de résumer la position respective des parties, la Cour fédérale a d’abord rappelé le cadre d’analyse et les principes applicables lorsque la validité constitutionnelle d’une disposition législative doit être évaluée au regard du partage des compétences, puis décrit le cadre législatif dans lequel s’insère la disposition contestée. S’agissant plus particulièrement du sous-alinéa 80(4)c)(ii), la Cour fédérale s’est ensuite demandée : 1) s’il poursuit un objectif public légitime de droit criminel; 2) s’il empiète spécieusement sur des domaines de compétences législatives provinciales exclusives; et 3) si le régime d’interdiction qu’il établit possède les attributs de forme d’un régime de droit criminel. Il convient ici de préciser que l’appelante ne conteste pas la Loi dans son ensemble, mais uniquement l’alinéa précité; en effet, Groupe Candiac reconnaît que la Loi vise d’abord à protéger des espèces sauvages (les espèces aquatiques et les oiseaux migrateurs protégés) et des espaces (les terres domaniales) dont le rattachement aux compétences législatives fédérales ne saurait faire de doute.
[20] En ce qui concerne l’objectif du sous-alinéa 80(4)c)(ii), la Cour fédérale a rejeté la caractérisation qu’en avait faite l’appelante, à savoir que son caractère véritable était de permettre au gouvernement fédéral d’imposer, par souci d’uniformité et d’efficacité, des normes de conduite visant la protection des espèces sauvages, quelle que soit l’espèce ou l’endroit où sa population se trouve. Elle a plutôt retenu la position du Procureur général selon laquelle l’objet et l’effet juridique de cette disposition seraient plutôt de permettre au gouverneur en conseil d’intervenir d’urgence lorsqu’une espèce en péril est sur le point de subir un préjudice qui compromettrait sa survie ou son rétablissement (la Décision, aux paragraphes 103 et 104). Et de l’avis de la Cour fédérale, il s’agit manifestement là d’un « mal » que le Parlement pouvait chercher à réprimer par le biais de sa compétence sur le droit criminel. S’appuyant principalement sur la décision de la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213, [1997] A.C.S. no 76 (QL) (Hydro-Québec), la Cour écrit [au paragraphe 110] :
D’une part, j’estime que le sous-alinéa 80(4)(c)(ii) vise à réprimer un « mal ». J’ai de la difficulté à voir comment le rejet, du fait de l’activité humaine, de substances toxiques dans l’environnement peut à bon droit constituer une source de préoccupation légitime de droit criminel, mais non l’imminence, du fait de l’activité humaine, d’une situation qui menace la survie même ou le rétablissement d’une espèce en péril, laquelle, comme toutes les autres, est essentielle à la préservation des systèmes qui entretiennent la biosphère dont l’appauvrissement, du fait de l’activité humaine, n’est maintenant plus à démontrer tout comme n’est plus à démontrer l’impact de cet appauvrissement sur la qualité de l’environnement.
[21] D’autre part, la Cour fédérale n’a pas retenu la prétention de l’appelante à l’effet que le sous-alinéa 80(4)c)(ii), sous le couvert d’une disposition de droit criminel, constitue en fait une tentative déguisée d’envahir les champs de compétences provinciales (la Décision, aux paragraphes 96 et 105). Elle a plutôt retenu la thèse du procureur général, selon laquelle la disposition contestée autorise plutôt une intervention d’urgence lorsqu’une espèce en péril est exposée à une menace imminente à sa survie ou à son rétablissement. Elle note d’ailleurs que contrairement à ce qui est le cas d’un décret d’urgence visant une espèce aquatique, un oiseau migrateur ou toute espèce se trouvant sur le territoire domanial, le Décret émis sous l’autorité du sous-alinéa 80(4)c)(ii) n’autorise pas le gouverneur en conseil à imposer des mesures de protection, et y voit la preuve que le Parlement ne s’est pas arrogé le pouvoir de protéger des espèces en péril par souci d’efficacité et d’uniformité. Le fait que le Décret d’urgence puisse affecter l’application de la législation provinciale en place n’est pas déterminant, selon la Cour fédérale, du fait que la doctrine du caractère véritable permet des empiètements sur les champs de compétence de l’autre ordre de gouvernement (la Décision, aux paragraphes 129 et 130).
[22] Enfin, la Cour fédérale a rejeté l’argument de l’appelante suivant lequel le sous-alinéa 80(4)c)(ii) ne respectait pas les attributs de forme d’un régime de droit criminel, à savoir une interdiction assortie d’une sanction. L’appelante avait plaidé que le régime était de nature purement réglementaire, dans la mesure où il permet au gouvernement fédéral d’imposer de manière discrétionnaire, sur un territoire désigné, des interdictions assorties de sanctions et de prévoir des exemptions dont le contenu est également laissé à la discrétion de ce même gouvernement. S’appuyant encore une fois sur l’arrêt Hydro-Québec ainsi que sur le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2001] 1 R.C.S. 783 (Renvoi sur les armes à feu); P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada, 5e éd. suppl., Toronto: Carswell, 2007 (feuilles mobiles 2016) (Hogg), section 15.5(i), la Cour s’est plutôt dite d’avis que le Parlement peut déléguer à l’Exécutif le pouvoir de définir ou préciser les conduites pouvant avoir des conséquences pénales, et ainsi autoriser la mise en place de schémas réglementaires détaillés, précis et même d’une grande complexité (la Décision, au paragraphe 143). Une telle approche flexible est particulièrement appropriée en matière environnementale, compte tenu de la complexité inhérente à cette matière et de la vaste gamme d’activités qui peuvent être impliquées. La Cour écrit à ce propos [au paragraphe 150] :
Les juges majoritaires, dans l’arrêt Hydro Québec, ont statué qu’il relevait « naturellement » de la compétence du Parlement en matière de droit criminel, d’adapter soigneusement, par le biais d’un pouvoir réglementaire, l’activité interdite en fonction des circonstances dans lesquelles une substance toxique peut être utilisée ou traitée. J’estime qu’il en va de même de la protection des espèces en péril dont la survie ou le rétablissement sont menacés d’un péril imminent. Les mesures jugées nécessaires dans un cas, peuvent ne pas l’être dans l’autre, chaque espèce et chaque habitat essentiel présentant des particularités qui leurs sont propres. Doter l’Exécutif, comme le fait le sous-alinéa 80(4)(c)(ii), du pouvoir d’adapter soigneusement l’activité interdite en fonction des particularités de l’espèce visée et de son habitat et des circonstances dans lesquelles la menace imminente pour sa survie ou son rétablissement se présente me paraît relever d’un exercice valide de la compétence du parlement en matière de droit criminel.
[23] Étant donné sa conclusion que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) constitue un exercice valide du pouvoir législatif en matière de droit criminel, la Cour fédérale n’a pas jugé bon de se prononcer sur la question de savoir s’il pourrait également relever de la compétence relative à la paix, l’ordre et le bon gouvernement, ni d’examiner la doctrine des pouvoirs accessoires (la Décision, au paragraphe 167). Ceci dit, la Cour a néanmoins exprimé l’opinion que cette disposition a un lien rationnel et fonctionnel avec la Loi dans son ensemble, et qu’elle l’aurait par conséquent sauvegardée à titre de mesure accessoire d’un régime législatif par ailleurs valide dans l’hypothèse même où elle ne pourrait être considérée, de façon isolée, comme une véritable mesure de droit criminel (la Décision, au paragraphe 188).
[24] Enfin, la Cour fédérale a conclu que le Parlement avait prévu en termes exprès un mécanisme d’indemnisation pour les pertes subies du fait de l’application d’un décret d’urgence, ce qui fait obstacle aux arguments d’expropriation déguisée ou d’appropriation de facto avancés par l’appelante. Quant à la décision du Ministre de ne pas accorder d’indemnisation, elle peut être contrôlée judiciairement et n’a de toute façon aucune incidence sur la validité du pouvoir d’émettre un décret d’urgence. Ce sont là deux processus décisionnels différents, répondant à des dynamiques factuelles et législatives différentes et indépendantes (la Décision, aux paragraphes 209 et 213).
III. Questions en litige
[25] Les seules questions en litige devant la Cour fédérale étaient celles de savoir si le sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi est constitutionnellement valide, et si le Décret est nul du fait qu’il constitue une forme d’expropriation sans indemnisation. De fait, l’avis de demande présenté en vertu de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, l’avis d’appel devant cette Cour et l’Avis de questions constitutionnelles précisent tous que la réparation demandée consiste à faire déclarer nul, inopérant et inopposable à l’appelante « le Décret d’urgence pour le motif que le sous-alinéa 80(4)(c)(ii) de la [Loi] en vertu duquel il a été adopté est inconstitutionnel et parce que ledit Décret équivaut à une expropriation sans indemnité de la propriété de l’appelante ».
[26] Devant cette Cour, l’appelante a tenté d’élargir quelque peu le débat en soulevant la raisonnabilité du Décret. Or, la Cour fédérale (Groupe Maison Candiac Inc. c. Canada (Procureur général), 2017 CF 430, la juge Roussel, J.C.A., ordonnance en date du 28 avril 2017, confirmée par 2017 CAF 216) a rejeté une requête de l’appelante visant à modifier son avis de demande de contrôle judiciaire pour lui permettre de contester l’opportunité d’émettre le Décret. Par conséquent, j’estime que les seules questions pouvant validement faire l’objet d’un appel devant nous sont les suivantes :
a) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) relève de la compétence du Parlement en matière de droit criminel?
b) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant que l’absence d’indemnisation n’entraîne pas l’invalidité du Décret?
IV. Analyse
[27] Lorsque cette Cour siège en appel d’une décision rendue par la Cour fédérale en matière de contrôle judiciaire, notre rôle consiste à décider si la norme de contrôle appropriée a été utilisée et si elle a été appliquée correctement : Agraira c. Canada (Sécurité publique et protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 45. En l’occurrence, le juge LeBlanc a appliqué la norme de la décision correcte pour les deux questions en litige, et j’estime qu’il s’agissait de la norme appropriée.
[28] La Cour suprême n’a pas modifié la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à l’examen des questions touchant au partage des compétences entre le Parlement et les provinces dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, au paragraphe 55. La Cour a réitéré dans cette affaire qu’il fallait continuer d’appliquer la norme de la décision correcte au moment d’examiner les questions de cette nature, comme il était de mise de le faire auparavant (Westcoast Energy Inc. c. Canada (Office national de l’énergie), [1998] 1 R.C.S. 322; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190).
[29] Quant à la question de savoir si le Décret est valide malgré l’absence d’indemnisation des personnes touchées, j’estime qu’il s’agit là d’une question d’interprétation législative. Comme la Cour suprême l’a énoncé à plus d’une reprise, les règlements (auxquels s’apparente le Décret d’urgence) jouissent d’une présomption de validité et ne seront déclarés nul que dans l’hypothèse où il peut être démontré qu’ils sont incompatibles avec l’objectif de la loi habilitante, qu’ils excèdent le mandat prévu par la loi au point de reposer sur des considérations « sans importance », d’être « non pertinent » ou « complètement étranger » à l’objet de la loi : Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, [2013] R.C.S. 810, aux paragraphes 24 et 28; Syncrude Canada Ltd. c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 160 (Syncrude), au paragraphe 27.
A. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) relève de la compétence du Parlement en matière de droit criminel?
[30] Il est bien établi, en droit canadien, que les lois adoptées tant par le Parlement que par les législatures provinciales jouissent d’une présomption de constitutionnalité. Par conséquent, c’est à la partie qui allègue l’invalidité d’une loi qu’il revient d’en faire la démonstration : voir notamment Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1978] 2 R.C.S. 662; Renvoi sur les armes à feu, au paragraphe 25.
[31] Pour décider si une loi ou l’une de ses dispositions a été validement édictée, il faut procéder à une analyse en deux étapes. La première consiste à déterminer le « caractère véritable » de la loi ou de la disposition : c’est ce qu’on appelle l’étape de la qualification de la loi. Cet exercice suppose un examen de son objet et de ses effets, de façon à en cerner la « véritable signification ou son caractère essentiel, sa quintessence » (Renvoi sur les armes à feu, au paragraphe 16; Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693 (Registre des armes d’épaule), aux paragraphes 28–30; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, aux paragraphes 25 et 26). L’objet peut être découvert à la lecture même de la loi, mais peut également être révélé à partir de la preuve extrinsèque comme le Hansard et les publications gouvernementales; il peut également être déduit des problèmes auxquels le législateur a voulu remédier : voir Renvoi sur les armes à feu, au paragraphe 17; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837, au paragraphe 64; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199 (RJR-MacDonald Inc.), aux pages 242–245 [paragraphes 30 et 31]; Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536, aux paragraphes 17–18; Bande Kitkatla c. Colombie-Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146, au paragraphe 53.
[32] Une fois cette première étape franchie, il faut déterminer si la loi telle que qualifiée relève du chef de compétence qui est invoqué à son soutien : c’est ce que l’on appelle l’étape de la classification. Pour procéder à cet exercice, il faut parfois interpréter la portée de la compétence visée à l’aide de la jurisprudence antérieure.
[33] Il convient de mentionner que l’examen de la validité d’une loi, tant à l’étape de sa qualification que de sa classification, doit se faire sans tenir compte de l’existence et des termes d’une autre loi connexe qui aurait pu être adoptée par l’autre ordre de gouvernement : Hogg, à la page 16-3. S’il en va ainsi, c’est notamment parce que le droit constitutionnel canadien reconnaît depuis longtemps qu’un même sujet ou une même matière peut être abordé sous plus d’un angle, si bien qu’une loi fédérale et une loi provinciale peuvent régir une question à partir de points de vue différents. Il s’agit là de la doctrine du double aspect, qui donnera ouverture au principe de la primauté de la loi fédérale en cas de conflit opérationnel entre deux lois fédérale et provinciale. La présence ou l’absence d’une loi provinciale portant sur le même sujet ne saurait donc avoir aucune incidence sur la validité d’une mesure fédérale : Registre des armes d’épaule, aux paragraphes 20 et 38; Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457 (Renvoi relatif à la procréation assistée), au paragraphe 68.
[34] La Cour fédérale a scrupuleusement suivi cette démarche. Après avoir exposé la thèse des deux parties quant au caractère véritable du sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi et tenu compte du contexte plus global de cette dernière, elle a retenu la thèse du Procureur général et considéré que cette disposition, de par son objet et ses effets juridiques et pratiques, était « de doter le gouverneur en conseil d’un pouvoir d’intervention d’urgence lorsqu’une espèce en péril est sur le point de subir un préjudice qui compromettra sa survie ou son rétablissement » (la Décision, au paragraphe 104). La Cour a ajouté que cette disposition permettait d’adopter un décret sans devoir procéder aux consultations et s’astreindre aux formalités qui s’imposent normalement pour rendre applicables dans une province les interdictions prévues aux articles 34 et 61 de la Loi, et ce pour prévenir la disparition « d’une façon brutale et soudaine » d’une espèce en péril (Centre québécois du droit de l’environnement, au paragraphe 104).
[35] À mon avis, cette caractérisation du sous-alinéa 80(4)c)(ii) est inattaquable et parfaitement conforme à l’objet et aux effets de cette disposition. Loin d’avoir pour objectif d’empiéter directement sur la compétence des provinces ou de viser à imposer des normes nationales uniformes, comme l’appelante l’a soutenu en première instance et réitéré devant nous, j’estime au contraire que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) a vraiment pour objet de permettre une intervention d’urgence lorsqu’une espèce sauvage inscrite est sur le point de subir un préjudice qui compromettra sa survie ou son rétablissement.
[36] Le texte même de la Loi confirme cet objectif. Sous la rubrique « Objet », l’article 6 énonce que la Loi « vise à prévenir la disparition — de la planète ou du Canada seulement — des espèces sauvages, à permettre le rétablissement de celles qui, par suite de l’activité humaine, sont devenues des espèces disparues du pays, en voie de disparition ou menacées et à favoriser la gestion des espèces préoccupantes pour éviter qu’elles ne deviennent des espèces en voie de disparition ou menacées ».
[37] Le préambule de la Loi et les discours du ministre lors de son introduction à la Chambre des Communes sont conformes à l’objet déclaré, invoquant notamment la valeur de l’environnement, le rôle des espèces sauvages dans l’environnement, le principe de précaution, et les différents motifs, notamment moraux, pour lesquels un devoir s’impose d’éviter que les activités humaines mènent à la disparition des espèces (DA, aux pages 1551–1554). Il faut par ailleurs tenir compte du fait que la Loi vise à mettre en œuvre la Convention des Nations Unies sur la diversité biologique [5 juin 1992, 1760 R.T.N.U. 79], que le Canada a ratifiée, s’engageant du même coup à élaborer des stratégies et des programmes visant à assurer la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique.
[38] Je note par ailleurs que le régime d’interdictions prévu par la Loi comporte plusieurs volets. Les articles 32 à 36 prévoient notamment des interdictions concernant les individus eux-mêmes d’une espèce en péril, tandis que les articles 56 à 64 visent à protéger l’habitat essentiel d’une telle espèce. Il est intéressant de noter que ces interdictions ne s’appliquent pas dans une province ou un territoire (ailleurs que sur le domaine domanial, et sauf pour les espèces aquatiques et les oiseaux migrateurs pour la première série d’interdiction), à moins qu’un décret à cet effet ait été adopté par le gouverneur en conseil sur recommandation du ministre (articles 34 et 61). Or, le ministre ne peut faire une telle recommandation qu’après avoir consulté le ministre provincial compétent (alinéa 34(4)a)) ou si le ministre provincial en a fait la demande (alinéa 61(3)a)). Le ministre devra également faire cette recommandation s’il estime que le droit de la province ne protège pas efficacement l’espèce ou la résidence des individus d’une espèce sauvage, ou la partie désignée de l’habitat essentiel de cette espèce (au paragraphe 34(3) et à l’alinéa 61(4)b)).
[39] Tel que mentionné précédemment, l’article 80 autorise par ailleurs le gouverneur en conseil à prendre un décret d’urgence pour protéger une espèce sauvage inscrite. Le gouverneur en conseil ne peut prendre cette décision que sur recommandation du ministre compétent, lequel doit faire une telle recommandation s’il estime que l’espèce est exposée à des menaces « imminentes pour sa survie ou son rétablissement » (au paragraphe 80(2)). L’appelante ne s’oppose pas à la prise d’un tel décret dans la mesure où il s’applique à une espèce aquatique, à un oiseau migrateur protégé par la Loi de 1994 sur la convention concernant les oiseaux migrateurs, L.C. 1994, ch. 22, ou au territoire domanial (alinéas (80)(4)a), b) et sous-alinéa c)(i)). Elle ne prend ombrage que du sous-alinéa 80(4)c)(ii), qui permet d’adopter un décret d’urgence visant le territoire d’une province pour toute espèce sauvage inscrite autre qu’une espèce aquatique et qu’une espèce d’oiseau migrateur.
[40] À mon avis, il est clair que cette disposition a une portée réduite, et vise à faire face à une situation d’urgence. Elle vise clairement à prévenir un préjudice irréparable qui compromettrait la survie ou le rétablissement d’une espèce sauvage inscrite. C’est la raison pour laquelle on n’astreint pas l’adoption d’un tel décret à toutes les consultations et les formalités exigées dans le cadre des articles 34 et 61 de la Loi, comme l’a noté la Cour fédérale (la Décision, au paragraphe 105). Et c’est sans doute pour la même raison que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) n’autorise pas le gouverneur en conseil à imposer des mesures de protection de l’espèce et de l’habitat désigné, comme il peut le faire sur le territoire domanial, mais uniquement à édicter des dispositions interdisant les activités susceptibles de nuire à l’espèce et à cet habitat. À mon avis, ce sont là deux indices qui témoignent de l’objectif restreint poursuivi par le législateur et de sa volonté de ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer la survie immédiate d’une espèce. Cet objectif est en parfaite conformité avec le préambule de la Loi et son article 6 auquel j’ai référé plus haut (au paragraphe 36 des présents motifs).
[41] L’urgence d’agir pour protéger la biodiversité, qui sous-tend la Loi dans son ensemble et plus particulièrement les décrets qu’autorise son article 80, témoigne non seulement du souci de se conformer aux obligations internationales qu’a contractées le Canada en ratifiant la Convention, mais s’inscrit également sur la toile de fond de nombreux constats scientifiques tous plus alarmants les uns que les autres. Dans un rapport d’expertise fouillé concernant la protection des espèces et de leurs habitats déposé par l’intimé, le professeur Blouin-Demers souligne qu’ « [i]l y a consensus au sein de la communauté scientifique qu’au niveau mondial la plupart des indicateurs de biodiversité montrent des déclins marqués et aucun signe que le taux de perte de biodiversité ralentit » et que « nous devons redoubler d’efforts si nous voulons vraiment ralentir la perte de biodiversité » (DA, à la page 2115). Il précise également que les amphibiens représentent le groupe au sein duquel on retrouve la plus grande proportion d’espèces considérées menacées parmi les vertébrés. Enfin, il souligne qu’au nombre des facteurs causant des pertes de biodiversité, « [l]a perte d’habitat est considérée comme la cause principale de perte de biodiversité pour les espèces terrestres globalement » (DA, à la page 2117). Il est clair que cette littérature scientifique doit être prise en considération pour cerner le « mal visé » par le législateur.
[42] L’examen de la façon dont le sous-alinéa 80(4)c)(ii) est mis en œuvre et de ses effets pratiques ne permet pas de déceler une intention déguisée ou une volonté de faire indirectement ce qu’il ne serait pas permis de faire directement, soit d’envahir des champs de compétence provinciale par souci d’uniformité sur l’ensemble du territoire canadien. D’une part, cette disposition n’autorise qu’une intervention limitée dans la mesure où l’habitat nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce doit être soigneusement délimité, de même que les activités susceptibles de nuire à l’espèce et à son habitat. Le Décret qui est au cœur du présent litige en fournit d’ailleurs une excellente illustration : son aire d’application est constituée d’étangs de reproduction confirmés comme étant actifs et des rayons de 300 mètres de ces étangs, desquels ont été retirés les éléments non convenables pour l’habitat. Sa superficie totale n’est que de 1,85 km2 (à l’intérieur de laquelle se trouvait déjà un parc de conservation couvrant près de 50 p. 100 de la zone), délimitée à partir de renseignements généraux et historiques, d’études scientifiques et de consultations publiques (DA, à la page 868). Quant aux activités interdites, elles sont énumérées avec précision et visent toutes à prévenir la perte ou la dégradation de l’habitat dont la rainette a besoin pour croître et se reproduire. C’est d’ailleurs en ces termes que le communiqué de presse du gouvernement annonçant le Décret d’urgence est libellé (DA, à la page 2136).
[43] Une lecture attentive du Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (DA, aux pages 2178 et ss) confirme d’ailleurs l’objectif visé par le Décret et l’urgence d’agir. On y mentionne notamment que la superficie d’habitat convenable dans la métapopulation de La Prairie a diminué de 57 p. 100 entre 1992 et 2013, et que le rétablissement de l’espèce serait peu probable sans intervention immédiate (DA, à la page 2178). Après avoir procédé notamment à une analyse des coûts et avantages de l’intervention projetée, on conclut que le Décret « assure la protection de la rainette faux-grillon de l’ouest (GLSLBC), métapopulation de La Prairie, en protégeant de la destruction 90% de l’habitat convenable de l’espèce ». On précise que cet objectif est atteint en interdisant les activités les plus néfastes pour la rainette, ce qui « contribuera à maintenir les avantages que l’espèce procure à la population canadienne et ses utilisations potentielles dans le futur » (DA, à la page 2213). Cette analyse d’impact confirme, si besoin était, que l’objectif visé consiste bel et bien à faire face à une situation d’urgence et à assurer la survie de l’espèce en protégeant son habitat essentiel.
[44] Il importe également de mentionner un autre élément sur lequel les parties ont peu attiré notre attention dans le cadre du présent dossier. Aux termes de l’article 82 de la Loi, le ministre de l’environnement est tenu de recommander au gouverneur en conseil l’abrogation d’un décret d’urgence s’il estime que l’espèce sauvage visée par le Décret ne serait plus exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement même en l’absence du Décret. Cette disposition démontre bien encore une fois que l’objectif est de faire face à une situation précaire qui nécessite une intervention immédiate, et non d’envahir les compétences provinciales et de s’arroger des pouvoirs sur une base permanente.
[45] Enfin, il a été mis en preuve que l’article 80 de la Loi n’a été utilisé que de façon parcimonieuse depuis son entrée en vigueur en juin 2003. En fait, comme l’a noté la Cour fédérale au paragraphe 124 de ses motifs, un seul autre décret a été pris pour contrer les menaces imminentes à la survie et au rétablissement d’une espèce sauvage inscrite, à savoir le tétra des armoises. Les interdictions prévues par ce Décret touchent au territoire de la couronne provinciale et de la couronne fédérale utilisé pour des fins pétrolières et pour l’élevage. L’intimé n’a donc pas abusé du pouvoir que lui accorde le sous-alinéa 80(4)c)(ii), ce qui tend encore une fois à confirmer que cette disposition ne vise pas une fin déguisée ou inavouée.
[46] Bref, j’estime pour tous les motifs qui précèdent que la Cour fédérale n’a pas erré en concluant que la disposition contestée ne constitue pas un subterfuge pour permettre au gouvernement fédéral de contourner les autorisations accordées à l’appelante par la province et la municipalité et imposer ses propres règles de conduite, mais vise plutôt à permettre au gouverneur en conseil d’intervenir de façon urgente lorsqu’une espèce en péril est sur le point de subir un préjudice qui compromettra sa survie ou son rétablissement. Compte tenu de la présomption de constitutionnalité des lois, les tribunaux sont réticents à déclarer qu’une loi est déguisée et c’est pourquoi la partie qui allègue un détournement de pouvoir assume un lourd fardeau de preuve. (Registre des armes d’épaule, au paragraphe 31; Syncrude, au paragraphe 53). Cette démonstration n’a pas été faite ici. Le seul fait qu’une loi par ailleurs valide puisse avoir des effets accessoires sur les compétences législatives ou les mesures adoptées par un autre niveau de gouvernement ne saurait suffire, en soi, pour conclure que cette loi a été adoptée pour des fins détournées. (Renvoi sur les armes à feu, au paragraphe 49; Registre des armes d’épaule, au paragraphe 32; Hydro-Québec, au paragraphe 129).
[47] Ayant conclu que le caractère véritable du sous-alinéa 80(4)c)(ii) est de protéger une espèce sauvage inscrite lorsque son habitat fait l’objet d’une menace imminente susceptible de porter atteinte à sa survie ou à son rétablissement, il reste à déterminer si le Parlement a la compétence constitutionnelle d’intervenir en cette matière. Tel que mentionné plus haut, la Cour fédérale a accepté les prétentions du Procureur général à cet égard et conclu que la disposition contestée possède tous les attributs d’une mesure validement adoptée par le Parlement en vertu de la compétence qui lui est dévolue par le paragraphe 91(27) de la L.C. de 1867. L’appelante conteste cette conclusion et soutient plutôt que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) ne possède pas les attributs normaux d’une loi criminelle dans la mesure où les interdictions ne sont pas formulées en termes généraux et visent à criminaliser des comportements par ailleurs autorisés par la loi québécoise.
[48] Il convient tout d’abord de rappeler que la protection de l’environnement (à laquelle se rattachent indéniablement la protection et la conservation des espèces sauvages et de leur habitat) ne constitue pas une matière ou un sujet de législation aux contours bien définis susceptibles d’être attribués en bloc à l’un ou l’autre des deux niveaux de gouvernement. La jurisprudence de la Cour suprême est claire à cet égard : l’environnement n’est pas un sujet de compétence en soi, et doit plutôt être traité à partir des différents pouvoirs législatifs attribués au Parlement et aux législatures provinciales par la L.C. de 1867 (Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, [1992] A.C.S. no 1 (QL), aux paragraphes 63–67; R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., [1988] 1 R.C.S. 401, aux pages 445–446, [1988] A.C.S. no 23 (QL); Hydro-Québec, au paragraphe 112). Le préambule de la Loi reconnaît d’ailleurs cette réalité dans la mesure où l’un de ses attendus énonce « que la conservation des espèces sauvages au Canada est une responsabilité partagée par les gouvernements du pays et que la collaboration entre eux est importante en vue d’établir des lois et des programmes complémentaires pouvant assurer la protection et le rétablissement des espèces en péril au Canada ».
[49] Le Procureur général invoque fondamentalement la compétence fédérale en matière de droit criminel pour défendre la constitutionnalité de la Loi dans son ensemble et de la disposition contestée en particulier. Comme l’a noté avec justesse la Cour fédérale, une loi relèvera du paragraphe 91(27) de la L.C. de 1867 si elle réunit les trois éléments suivants : 1) une interdiction, 2) une sanction qui l’appui, et 3) un objet de droit criminel : voir notamment Hydro-Québec, aux paragraphes 34–36 et 119; Renvoi relatif à la procréation assistée, aux paragraphes 35–36 et 223; RJR-MacDonald Inc., au paragraphe 28.
[50] Le pouvoir de légiférer en droit criminel n’est évidemment pas figé dans le temps, et ne saurait se limiter à des catégories précises; en d’autres termes, il n’y a pas un « domaine » de droit criminel, comme s’est plu à le répéter la Cour suprême à plusieurs reprises. La seule limite du Parlement dans l’utilisation de ce pouvoir, c’est de s’en servir de façon déguisée et d’empiéter spécieusement sur des domaines de compétence législative provinciale exclusive : Scowby c. Glendinning, [1986] 2 R.C.S. 226, à la page 237; Hydro-Québec, au paragraphe 121. La juge en chef McLachlin a bien résumé l’état de la jurisprudence sur cette question dans le passage suivant du Renvoi relatif à la procréation assistée [au paragraphe 43] :
[…] La jurisprudence reconnaît à juste titre qu’il est impossible de confiner le pouvoir de légiférer en droit criminel dans des catégories précises. Le droit criminel doit pouvoir s’adapter aux phénomènes nouveaux qui intéressent le public et qui touchent la santé et la sécurité des Canadiens et Canadiennes, de même qu’aux valeurs fondamentales de la société canadienne. Il ne convient donc pas d’adopter une approche rigide et catégorique pour déterminer ce qu’est un véritable objet de droit criminel. Par contre, une définition sans balises, jumelée à la règle de la prépondérance, est susceptible de rompre l’équilibre constitutionnel entre pouvoirs fédéraux et provinciaux. Il faut balayer les deux extrêmes. Pour qu’une loi constitue une règle de droit criminel valide, son objet doit répondre à une préoccupation publique touchant à la paix, à l’ordre, à la sécurité, à la morale, à la santé ou à quelque considération semblable. Dans le même temps, il faut mettre au rancart tout accroissement susceptible de compromettre le partage constitutionnel des pouvoirs.
[51] J’en profite pour ajouter que les tribunaux doivent se garder de porter un jugement de valeur sur l’objectif ou les moyens utilisés par le Parlement sous le couvert d’une analyse constitutionnelle : R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, au paragraphe 211; R. c. Hinchey, [1996] 3 R.C.S. 1128, aux paragraphes 34–36. Le choix des moyens et des fins relève du législateur, tant et aussi longtemps que les mesures adoptées peuvent rationnellement se rattacher à un objet légitime du droit criminel. À cet égard, le Parlement doit jouir d’une grande marge de manœuvre, comme le reconnaissent les juges LeBel et Deschamps (au nom de deux autres de leurs collègues) dans le Renvoi relatif à la procréation assistée [aux paragraphes 234 et 235] :
Le volet formel — énoncer une interdiction et l’accompagner d’une sanction — permet à un régime de réglementation, même introduit sous la forme d’exceptions à un régime d’interdiction, de se situer dans le champ du droit criminel. Cependant, il faut aussi retrouver le volet matériel, l’objet justifiant le recours au droit criminel : la répression d’un mal réel ou appréhendé et la protection concomitante d’intérêts sociaux légitimes. L’interprétation large donnée au volet formel accroît l’importance du critère matériel.
Ces éléments permettent au gouvernement fédéral de faire face à des réalités nouvelles et de légiférer, par exemple en matière de pollution et de manipulations génétiques jugées néfastes. Le Parlement dispose d’ailleurs d’une marge de manœuvre dans la décision de réprimer une conduite qu’il juge répréhensible et de prévenir ses effets indésirables.
[52] Il ne fait maintenant plus aucun doute que la protection de l’environnement fait partie des maux que le Parlement peut réprimer par le biais de sa compétence sur le droit criminel. Il s’agit là d’un objectif légitime, comme l’ont reconnu à l’unanimité les juges de la Cour suprême dans l’arrêt Hydro-Québec [au paragraphe 123] :
[…] Mais je ne doute nullement que la protection d’un environnement propre est un objectif public, au sens de ce qu’a exprimé le juge Rand dans le Renvoi sur la margarine, précité, qui est suffisant pour justifier une interdiction criminelle. C’est sûrement un [traduction] « intérêt menacé » que le Parlement peut légitimement « sauvegarder » ou, en d’autres mots, la pollution est un « mal » que le Parlement peut légitimement chercher à supprimer. En fait, comme je l’ai indiqué au début des présents motifs, c’est un objectif public d’une importance supérieure; il constitue l’un des principaux défis de notre époque. Il serait, en effet, surprenant que le Parlement ne puisse pas exercer son plein pouvoir en matière de droit criminel pour protéger cet intérêt et supprimer les maux qui lui sont associés au moyen d’interdictions pénales appropriées.
Voir aussi, au même effet, les propos des juges dissidents au paragraphe 43.
[53] Or, la preuve est claire que la protection de la biodiversité est intimement liée à la lutte contre la pollution de l’environnement. L’un ne saurait aller sans l’autre, comme l’a noté avec à propos la Cour fédérale dans ses motifs [la Décision, au paragraphe 110] :
[…] J’ai de la difficulté à voir comment le rejet, du fait de l’activité humaine, de substances toxiques dans l’environnement peut à bon droit constituer une source de préoccupation légitime de droit criminel, mais non l’imminence, du fait de l’activité humaine, d’une situation qui menace la survie même ou le rétablissement d’une espèce en péril, laquelle, comme toutes les autres, est essentielle à la préservation des systèmes qui entretiennent la biosphère dont l’appauvrissement, du fait de l’activité humaine, n’est maintenant plus à démontrer tout comme n’est plus à démontrer l’impact de cet appauvrissement sur la qualité de l’environnement.
[54] À partir du moment où l’on reconnaît, comme semble le faire l’appelante, que la disparition appréhendée d’une espèce sauvage inscrite peut constituer un « mal » à réprimer, je vois mal comment la présente affaire peut se distinguer de l’affaire Hydro-Québec. Le sous-alinéa 80(4)c)(ii), comme l’article 35 de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 16 (est intimement relié au régime d’interdictions mis en place par la Loi). Dans les deux cas, on permet au Gouverneur en conseil (ou au ministre, dans un premier temps, en vertu de l’article 35) de passer outre aux exigences normales et d’adopter un décret d’urgence pour faire face à une situation d’urgence. J’ajouterais même, à l’instar du juge La Forest dans l’arrêt Hydro-Québec (au paragraphe 155), que l’article 35 indique encore plus clairement l’existence d’un objectif de droit criminel et renseigne davantage sur le but des articles 34 et 61 et de la Loi en général, dans la mesure où il vise à prévenir la disparition d’une espèce « d’une façon brutale et soudaine ».
[55] Au vu de ce qui précède, je suis donc d’avis que la Cour fédérale n’a commis aucune erreur en concluant que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) cherche à réprimer un « mal » au sens où l’entend la jurisprudence de la Cour suprême, et qu’il n’y a pas de distinction à faire entre le « mal » visé dans l’affaire Hydro-Québec et celui démontré dans le présent dossier. Le devoir d’empêcher la disparition des espèces sauvages est une obligation morale au même titre que la protection de l’environnement. La compétence relative au droit criminel doit permettre au Parlement d’intervenir en ces matières, tout particulièrement lorsque le préjudice appréhendé est imminent.
[56] L’appelante conteste cette conclusion, au motif que le Décret (de même que les articles 34 et 61 et le sous-alinéa 80(4)c)(ii)) empiète sur le droit provincial et vient criminaliser ce qui était permis en vertu de la Loi sur la qualité de l’environnement du Québec. En réduisant à néant l’autorisation qu’avait reçue l’appelante de procéder à son projet domiciliaire et en imposant ses propres règles de conduite, le gouvernement canadien viendrait ainsi rompre l’équilibre du fédéralisme canadien. Le fait d’exécuter des travaux en conformité avec une autorisation provinciale, de soutenir l’appelante, ne peut constituer un mal à réprimer.
[57] À mon avis, cet argument ne peut être retenu. Tel que je l’ai mentionné précédemment, rien ne permet d’établir que le but ou l’effet de la Loi ou du sous-alinéa 80(4)c)(ii) consistait à encadrer dans tous ses aspects et sur tout le territoire canadien la protection des espèces en péril, par souci d’efficacité et d’uniformité. À partir du moment où la Loi dans son ensemble ou l’une quelconque de ses dispositions relève d’une compétence fédérale, elle ne saurait être déclarée invalide du seul fait que son champ d’application chevauche une mesure provinciale ou même en limite la portée. La théorie du double aspect fait obstacle à un tel raisonnement, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la doctrine de la prépondérance fédérale a évolué de façon à résoudre les véritables conflits entre des lois fédérale et provinciale : Hogg, sections 15.9(d) et 16.1.
[58] L’appelante a fait valoir ce même argument en première instance, en s’appuyant comme elle l’a fait devant nous sur certains passages du Renvoi relatif à la procréation assistée. J’endosse entièrement le raisonnement de la Cour fédérale à ce chapitre, aux paragraphes 119 à 140 de ses motifs, notamment quant aux enseignements qu’il tire de l’arrêt Hydro-Québec. Dans cette affaire, Hydro-Québec et le procureur général avaient également soutenu que les dispositions contestées de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement empiétaient tellement sur les pouvoirs des provinces qu’il était impossible de les justifier en tant que mesures valides de droit criminel. Faut-il préciser que l’article 35 de cette loi allait beaucoup plus loin que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi, dans la mesure où il permettait d’ajouter des matières toxiques (et de les assujettir du même coup à une réglementation) à la liste des substances inscrites dans la mesure où les ministres croyaient qu’une intervention immédiate était requise. Le sous-alinéa 80(4)c)(ii), au contraire, ne permet pas d’ajouter des espèces sauvages à la liste des espèces inscrites, mais uniquement de désigner un habitat précis où des activités susceptibles de nuire à l’espèce et à cet habitat seront interdites. Ce sont les articles 27 et 29 [de la Loi] qui accordent ce pouvoir au gouverneur en conseil, et la validité de ces dispositions n’est pas en cause ici.
[59] La Cour suprême n’en a pas moins rejeté la crainte exprimée par Hydro-Québec et le procureur général du Québec, se disant d’avis qu’elle était exagérée dans les circonstances. La majorité a plutôt mis l’accent sur le fait que la compétence fédérale sur le droit criminel n’empêche pas les provinces d’exercer les vastes pouvoirs que l’article 92 de la L.C. de 1867 leur confère pour réglementer et limiter la pollution sur leur territoire, de façon indépendante ou en complémentarité avec les mesures fédérales. On peut en dire tout autant ici. La portée d’un décret d’urgence est nécessairement limitée dans l’espace, et la preuve révèle, comme je l’ai indiqué précédemment (au paragraphe 60), qu’ils ont été utilisés avec parcimonie. Qui plus est, la Loi reconnaît l’importance de la coopération fédérale-provinciale dans la protection des espèces sauvages inscrites, et les articles 34 et 61 prévoient même l’obligation de consulter les autorités provinciales avant qu’un décret puisse être adopté pour protéger une espèce ou son habitat ailleurs que sur le territoire domanial. De toute évidence, ce n’est que pour un motif d’urgence qu’une telle exigence n’est pas imposée dans le cadre du sous-alinéa 80(4)c)(ii). Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de constater que, malgré l’Avis de question constitutionnelle envoyé par l’appelante à tous les procureurs généraux, aucun d’entre eux ne s’est manifesté devant la Cour fédérale ou en cette Cour.
[60] Quant à l’appui pour sa position que voudrait tirer l’appelant du Renvoi relatif à la procréation assistée, il me paraît sans fondement. D’une part, comme l’a remarqué la Cour fédérale, cette décision a fait l’objet de trois séries de motifs, si bien qu’il est pour le moins présomptueux d’en identifier avec certitude le ratio decidendi. Qui plus est, le sujet dont il était question n’avait rien à voir avec la protection de l’environnement, de telle sorte que son utilité est limitée pour circonscrire la portée de la compétence sur le droit criminel en cette matière. En conséquence, l’arrêt Hydro-Québec me paraît toujours faire autorité et doit continuer de nous guider dans une affaire comme la présente.
[61] J’ajouterais que le désaccord entre les deux groupes de quatre juges dans cette affaire portait davantage sur la qualification des dispositions contestées de la Loi sur la procréation assistée [L.C. 2004, ch. 2] plutôt que sur la portée de la compétence fédérale en droit criminel. Tandis que le premier groupe était d’avis que la Loi était essentiellement constituée d’une série d’interdictions dont un ensemble de dispositions accessoires assure la mise en œuvre, le deuxième groupe estimait que les dispositions contestées avaient principalement pour objet de réglementer des activités reliées à la procréation assistée qui, en soi, n’étaient pas déclarées nocives ou dangereuses. Il va sans dire que cet exercice de qualification, de même que le désaccord auquel il a donné lieu au sein de la Cour, n’est pas d’une très grande pertinence pour nos fins, dans la mesure où l’identification du caractère véritable d’une loi ou d’une disposition est tributaire de l’objet et de l’effet du texte considéré. Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) ne s’apparente d’aucune façon aux articles contestés dans le Renvoi relatif à la procréation assistée, puisque ni son objet ni son effet ne consiste à réglementer une activité par ailleurs inoffensive ou, pour reprendre les termes des juges LeBel et Deschamps, « d’instaurer un régime national d’encadrement des activités visées » (Renvoi relatif à la procréation assistée, au paragraphe 217).
[62] Il est vrai que les juges LeBel et Deschamps ont semblé vouloir rehausser le seuil de gravité du mal visé pour que le Parlement soit autorisé à légiférer sous l’autorité du paragraphe 91(27). À leur avis, il est nécessaire que « le mal soit réel » et que « l’appréhension du préjudice soit raisonnable » si l’on veut éviter de conférer une portée « illimitée et incontrôlable » à la compétence fédérale en droit criminel (Renvoi relatif à la procréation assistée, au paragraphe 240). Il ne me revient pas de me prononcer sur la justesse de cette exigence, qui peut à première vue sembler difficilement conciliable avec la jurisprudence traditionnelle selon laquelle le Parlement doit jouir d’une grande latitude dans l’identification des maux à réprimer et des moyens pour y parvenir tant et aussi longtemps que l’objectif véritable n’est pas de réglementer : Renvoi relatif à la procréation assistée, au paragraphe 76. Même en supposant que la démarche proposée par les juges LeBel et Deschamps doive être retenue, comme l’a fait valoir l’appelante, il ne fait aucun doute que l’objectif poursuivi par le Parlement au sous-alinéa 80(4)c)(ii) satisfait à l’exigence d’un mal réel et d’un préjudice appréhendé raisonnable. Les deux juges ont d’ailleurs cité en exemple la prévention de la pollution comme un exercice valide de la compétence en droit criminel (Renvoi relatif à la procréation assistée, au paragraphe 237); la preuve scientifique abondante, de même que les obligations internationales du Canada, établissent clairement qu’il doit en aller de même pour la protection de la biodiversité et des espèces menacées.
[63] Enfin, l’appelante soutient que le Décret et la disposition qui l’autorise ne respectent pas les attributs essentiels du droit criminel du fait qu’il ne prévoit pas une interdiction générale, mais énumère plutôt une série d’interdictions visant des comportements précis. Selon l’appelante, il n’y avait aucune nécessité (contrairement à la situation qui prévalait dans l’affaire Hydro-Québec) d’écarter la règle générale à l’effet que les interdictions criminelles doivent être rédigées en des termes généraux, s’appliquer à tout le territoire canadien (sous réserve de possibles exemptions), et se retrouver dans une loi plutôt que dans un règlement. À mon avis, cet argument ne peut davantage être retenu.
[64] Sans doute le Parlement aurait-il pu choisir, comme l’ont fait certaines législatures provinciales, de procéder par voie d’interdictions générales applicables à l’ensemble du pays, quitte à greffer à un tel régime des exemptions réglementaires plus ciblées. Mais le choix des moyens utilisés pour combattre un mal n’est pas du ressort des tribunaux, tant et aussi longtemps que la forme retenue n’a pas pour effet de transformer la mesure en une réglementation interdite plutôt qu’en une interdiction : Renvoi relatif à la procréation assistée, au paragraphe 30.
[65] La Cour fédérale a longuement traité de l’argument avancé par l’appelante dans ses motifs (aux paragraphes 141–164), et je ne peux faire mieux que de les endosser entièrement. Il est acquis depuis longtemps que le Parlement peut déléguer à un ministre ou au gouverneur en conseil le soin de définir un crime, d’en préciser la portée et de prévoir des exemptions. C’est d’ailleurs précisément ce que faisait l’article 34 de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement, en prévoyant la possibilité d’adopter des règlements prescrivant ou imposant la quantité ou la concentration d’une substance inscrite pouvant être rejetée dans l’environnement, les endroits où ces substances peuvent être rejetées, les activités de fabrication ou de traitement au cours desquelles la substance peut être rejetée, la manière et les conditions du rejet, et ainsi de suite. Bien que d’une nature extrêmement détaillée, la réglementation autorisée par l’article 34 a néanmoins reçu l’aval de la Cour suprême, dans des termes qui s’appliquent tout aussi bien au sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi :
Ce que fait le Parlement à l’art. 34, c’est créer une disposition qui permette de bien adapter l’action interdite aux substances mentionnées qui sont utilisées ou traitées dans certaines circonstances. Ce genre d’adaptation est manifestement requis pour définir l’étendue d’une interdiction criminelle et relève, naturellement, de la compétence du Parlement […]
Hydro-Québec, au paragraphe 151.
[66] La Cour suprême reconnaît depuis longtemps la nécessité de faire preuve d’une certaine flexibilité en matière de protection de l’environnement, compte tenu de l’ampleur et de la complexité du sujet. Déjà, dans l’arrêt Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031, [1995] A.C.S. no 62 (QL), le juge Gonthier écrivait (au paragraphe 43) :
Il ressort clairement de cette brève revue des interdictions relatives à la pollution au Canada que nos législateurs ont préféré adopter une démarche générale, évitant ainsi une codification exhaustive de chaque situation entraînant l’interdiction de polluer. Une telle démarche dans le domaine de la protection de l’environnement ne surprend pas, étant donné que la nature de l’environnement (sa complexité et la vaste gamme des activités qui peuvent en causer la dégradation) ne se prête pas à une codification précise. Les lois sur la protection de l’environnement ont donc été rédigées d’une façon qui permette de répondre à une vaste gamme d’atteintes environnementales, y compris celles qui n’ont peut-être même pas été envisagées par leurs rédacteurs […]
Voir aussi Hydro-Québec, au paragraphe 134, où la majorité reprend avec approbation ce passage.
[67] Ce qui est vrai pour la protection de l’environnement l’est tout autant pour les mesures destinées à préserver la biodiversité, surtout dans une situation où l’urgence requiert des mesures immédiates et bien ciblées. En cette matière, l’identification précise des activités proscrites et du périmètre où l’habitat d’une espèce sauvage inscrite doit être protégé pour assurer le rétablissement ou la survie de l’espèce constituent une vertu et valent mieux qu’une mesure inutilement large qui risque d’avoir une incidence disproportionnée sur l’exercice des pouvoirs provinciaux : Hydro-Québec, au paragraphe 147. Je ne peux donc que faire miens, encore une fois, les propos du juge LeBlanc de la Cour fédérale lorsqu’il écrit (au paragraphe 150) :
Les juges majoritaires, dans l’arrêt Hydro Québec, ont statué qu’il relevait « naturellement » de la compétence du Parlement en matière de droit criminel, d’adapter soigneusement, par le biais d’un pouvoir réglementaire, l’activité interdite en fonction des circonstances dans lesquelles une substance toxique peut être utilisée ou traitée. J’estime qu’il en va de même de la protection des espèces en péril dont la survie ou le rétablissement sont menacés d’un péril imminent. Les mesures jugées nécessaires dans un cas peuvent ne pas l’être dans l’autre, chaque espèce et chaque habitat essentiel présentant des particularités qui leurs sont propres. Doter l’Exécutif, comme le fait le sous-alinéa 80(4)(c)(ii), du pouvoir d’adapter soigneusement l’activité interdite en fonction des particularités de l’espèce visée et de son habitat et des circonstances dans lesquelles la menace imminente pour sa survie ou son rétablissement se présente me paraît relever d’un exercice valide de la compétence du Parlement en matière de droit criminel.
[68] Bref, pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) constitue un exercice valide de la compétence octroyée au Parlement par le paragraphe 91(27) de la L.C. de 1867, et il en va nécessairement de même du Décret d’urgence adopté sous son autorité. Étant donné cette conclusion, je n’estime pas nécessaire de me prononcer sur la question de savoir si la disposition contestée pourrait être sauvegardée par la doctrine des pouvoirs accessoires, ou aurait pu être validement adoptée sur la base de la compétence du Parlement relative à la paix, l’ordre et le bon gouvernement.
B. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant que l’absence d’indemnisation n’entraîne pas l’invalidité du Décret?
[69] L’appelante a repris devant nous les arguments qu’elle avait fait valoir devant la Cour fédérale, à savoir que le Décret d’urgence devrait être invalidé parce les interdictions qu’il impose s’apparentent à une expropriation déguisée et contreviennent de ce fait à l’article 952 du Code civil du Québec, RLRQ, ch. CCQ-1991 (C.c.Q.). Cette disposition prévoit qu’un « propriétaire ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est par voie d’expropriation faite suivant la loi pour une cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité ». L’appelante soutient que la Cour fédérale a erré en s’appuyant sur l’article 64 de la Loi pour conclure que les concepts d’appropriation de fait ou d’expropriation déguisée avaient été explicitement écartés par le régime d’indemnisation prévu par cette disposition.
[70] Cet argument, bien que plaidé avec habileté et conviction, ne me convainc pas, et je suis d’avis que la Cour fédérale a eu raison de le rejeter. L’article 80 de la Loi n’astreint le gouverneur en conseil à aucune exigence en matière d’indemnisation lorsqu’il adopte un décret d’urgence. L’on ne saurait donc prétendre que le gouverneur en conseil a excédé les pouvoirs que la Loi lui confère, et ne s’est pas conformé à l’objectif visé par le législateur ou aux conditions prescrites dans l’exercice du pouvoir qui lui a été délégué. Au contraire, l’article 80 n’accorde aucun pouvoir d’indemnisation au gouverneur en conseil, et ce dernier ne pouvait en conséquence aller au-delà des pouvoirs que la Loi lui confère : Procureur général du Canada c. Tapirisat et autres, [1980] 2 R.C.S. 735, à la page 752, [1980] A.C.S. no 99 (QL). Le Décret d’urgence ne saurait donc être invalidé sur cette base.
[71] Au terme du paragraphe 64(1) de la Loi, c’est au ministre qu’il revient de déterminer si une indemnité doit être versée pour compenser les pertes subies en raison des conséquences que pourrait avoir l’application d’un décret d’urgence. Le paragraphe (2) de ce même article prévoit par ailleurs que le gouverneur en conseil « doit, par règlement, prendre toute mesure qu’il juge nécessaire à l’application du paragraphe (1) ».
[72] Cette disposition met en échec l’argumentation de l’appelante fondée sur l’appropriation de fait ou l’expropriation déguisée. Nous ne sommes pas ici en présence d’un vide législatif auquel pourrait venir suppléer l’article 952 du C.c.Q. Je ne doute pas que cette disposition puisse s’appliquer à la Couronne fédérale dans une situation où le droit fédéral serait silencieux en la matière : Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, article 8.1; St Hilaire c. Canada (Procureur général), 2001 CAF 63, [2001] 4 C.F. 289; Canada c. Raposo, 2019 CAF 208. Tel n’est cependant pas le cas ici, considérant le mécanisme d’indemnisation mis en place par l’article 64 de la Loi. Nous ne sommes pas en présence d’une expropriation effectuée par des moyens détournés, mais plutôt d’une décision prise aux termes d’une loi qui l’autorise explicitement et qui prévoit un régime d’indemnisation spécifiquement adapté aux objectifs poursuivis par la Loi. Cela suffit, à mon sens, pour écarter le recours au droit commun en matière d’expropriation déguisée issu tant de la common law que de l’article 952 du C.c.Q.
[73] L’appelante rétorque qu’en l’absence de règlement adopté par le gouverneur en conseil prévoyant 1) la marche à suivre pour réclamer une indemnité, 2) le mode de détermination du droit à l’indemnité, de la valeur de la perte subie et du montant de l’indemnisation pour cette perte, ainsi que 3) les modalités de cette indemnisation, on se retrouve en quelque sorte dans une situation de vide législatif. Si je comprends bien cet argument, il serait nécessaire de recourir au droit commun provincial à titre de droit supplétif, tant et aussi longtemps que le règlement prévu au paragraphe 64(2) de la Loi n’aura pas été adopté.
[74] Cette thèse me paraît sans fondement, et la Cour fédérale a eu raison de ne pas la retenir. Tel que le mentionnait la Cour suprême dans l’arrêt Irving Oil Ltd. et autres c. Secrétaire provincial du Nouveau-Brunswick, [1980] 1 R.C.S. 787, à la page 795, (1980), 29 R.N.-B. (2e) 529, [1980] A.C.S. no 23 (QL), une autorité réglementaire ne peut stériliser l’application d’une loi et priver les justiciables d’un avantage ou d’une réparation auxquels ils auraient droit en s’abstenant d’adopter le règlement qui en conditionne l’existence. Selon cette logique, le Ministre ne pourrait se replier indéfiniment sur le fait qu’aucun règlement n’a été adopté sous l’autorité du paragraphe 64(2) de la Loi pour refuser une demande d’indemnisation. Dans la mesure où la Loi serait interprétée comme créant une obligation en ce sens, le défaut d’agir pourrait être interprété comme un abus de pouvoir sanctionnable selon les règles du droit administratif. Je note par ailleurs que la Cour fédérale a rejeté une action en responsabilité extracontractuelle à l’encontre de la Couronne fédérale pour avoir fait défaut de compenser les pertes subies suite à l’adoption du Décret d’urgence (9255-2504 Québec Inc. c. Canada, 2020 CF 161). Dans cette affaire, la Cour a jugé que la responsabilité civile extracontractuelle de la Couronne n’était pas engagée du fait que le gouverneur en conseil n’avait pas adopté un règlement de mise en œuvre du régime indemnitaire créé par l’article 64 de la Loi, ou encore du fait que la ministre avait décidé de ne pas verser d’indemnités en raison de l’absence de règlements. Je n’estime pas opportun d’élaborer davantage sur cette question, étant donné l’appel logé devant cette Cour à l’encontre de cette décision.
[75] D’autre part, la décision que pourrait prendre (ou qu’aurait déjà prise) le ministre de ne pas indemniser l’appelante pourrait faire l’objet d’une contestation distincte. Comme le souligne avec à-propos la Cour fédérale, il s’agit là d’un « processus décisionnel différent, répondant à une dynamique factuelle et législative différente et indépendante » (la Décision, au paragraphe 213). C’est le ministre qui est chargé par la Loi de prendre cette décision, et non le gouverneur en conseil, et cette détermination est nécessairement subséquente à l’entrée en vigueur du Décret d’urgence. Elle ne peut donc avoir aucun impact sur la validité du Décret d’urgence en tant que tel. Pour ce motif, il serait non seulement prématuré, mais également inopportun de se pencher sur une éventuelle demande d’indemnisation que pourrait présenter l’appelante et sur toutes les questions connexes que pourrait soulever une telle demande.
V. Conclusion
[76] Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que l’appel devrait être rejeté, avec dépens.
Boivin, J.C.A. : Je suis d’accord.
Rivoalen, J.C.A. : Je suis d’accord.
ANNEXE
Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29
Décrets d’urgence
80 (1) Sur recommandation du ministre compétent, le gouverneur en conseil peut prendre un décret d’urgence visant la protection d’une espèce sauvage inscrite.
Recommandation obligatoire
(2) Le ministre compétent est tenu de faire la recommandation s’il estime que l’espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement.
Consultation
(3) Avant de faire la recommandation, il consulte tout autre ministre compétent.
Contenu du décret
(4) Le décret peut :
a) dans le cas d’une espèce aquatique :
(i) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,
(ii) imposer des mesures de protection de l’espèce et de cet habitat, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de leur nuire;
b) dans le cas d’une espèce d’oiseau migrateur protégée par la Loi de 1994 sur la convention concernant les oiseaux migrateurs se trouvant :
(i) sur le territoire domanial ou dans la zone économique exclusive du Canada :
(A) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,
(B) imposer des mesures de protection de l’espèce et de cet habitat, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de leur nuire,
(ii) ailleurs que sur le territoire visé au sous-alinéa (i) :
(A) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,
(B) imposer des mesures de protection de l’espèce, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de nuire à l’espèce et à cet habitat;
c) dans le cas de toute autre espèce se trouvant :
(i) sur le territoire domanial, dans la zone économique exclusive ou sur le plateau continental du Canada :
(A) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,
(B) imposer des mesures de protection de l’espèce et de cet habitat, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de leur nuire,
(ii) ailleurs que sur le territoire visé au sous-alinéa (i) :
(A) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,
(B) comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de nuire à l’espèce et à cet habitat.
Exclusion
(5) Les décrets d’urgence sont soustraits à l’application de l’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires.
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dossier : |
A-279-18
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INTITULÉ : |
LE GROUPE MAISON CANDIAC INC. c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET CENTRE QUÉBÉCOIS DU DROIT DE L’ENVIRONNEMENT
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 26 février 2020
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MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE DE MONTIGNY
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Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE BOIVIN LA JUGE RIVOALEN
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DATE DES MOTIFS : |
LE 15 mai 2020
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COMPARUTIONS :
Alain Chevrier Alexandre Fournier
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pour L’appelante Le Groupe Maison Candiac Inc.
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Alexander Pless Michelle Kellam |
pour l’intimé Procureur Général du Canada
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David Robitaille Marc Bishai |
POUR L’intervenant Centre Québécois du Droit de l’Environnement |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Dunton Rainville, S.E.N.C.R.L. Montréal (Québec) |
pour L’appelante Le Groupe Maison Candiac Inc.
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Nathalie G. Drouin Sous-procureur general du Canada |
pour l’intimé Procureur Général du Canada
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Michel Bélanger Avocats Inc. Montréal (Québec) |
POUR L’intervenant Centre Québécois du Droit de l’Environnement |