A-259-17
2020 CAF 77
Université York (appelante)
c.
The Canadian Copyright Licensing Agency (« Access Copyright ») (intimée)
et
Universités Canada, Association Canadienne des professeures et professeurs d’université, Fédération canadienne des étudiantes et étudiants, Consortium du droit d’auteur du Conseil des ministres de l’Éducation (Canada), Association of Canadian Publishers, Canadian Publishers’ Council et The Writers’ Union of Canada (intervenants)
Répertorié : Université York c. Canadian Copyright Licensing Agency (« Access Copyright »)
Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, de Montigny et Woods, J.C.A.—Ottawa, 5 et 6 mars 2019 et 22 avril 2020.
Droit d’auteur — Violation — Tarifs — Appel interjeté à l’encontre d’une décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli l’action intentée par l’intimée pour faire exécuter un tarif provisoire homologué par la Commission du droit d’auteur en vertu de l’art. 68.2(1) de la Loi sur le droit d’auteur — L’intimée est une société de gestion qui administre les droits de reproduction d’œuvres littéraires publiées, perçoit les redevances et les distribue aux titulaires de droits d’auteur — L’appelante est la troisième université en importance au Canada — L’intimée et l’appelante étaient parties à un contrat de licence qui permettait aux professeurs de l’appelante de copier des parties de manuels scolaires ainsi que d’autres œuvres publiées figurant dans le répertoire de l’intimée — Par la suite, parce qu’elle ne savait pas si le contrat de licence serait renouvelé, l’intimée a déposé un projet de tarif auprès de la Commission du droit d’auteur visant les établissements d’enseignement postsecondaire et a demandé une décision provisoire à la Commission — Elle a demandé le maintien du régime d’octroi de licences existant jusqu’à ce que la Commission homologue un tarif pour la période en question — La Commission a finalement établi un tarif provisoire, qui prévoyait des redevances dans le cadre d’un contrat de licence — L’appelante a décidé de « se soustraire » au tarif — L’appelante a exercé ses activités sans licence de l’intimée et a adopté ses « Lignes directrices sur l’utilisation équitable à l’intention des professeurs et du personnel administratif de l’Université » — Elle s’est appuyée sur les Lignes directrices pour éviter toute violation du droit d’auteur — Les professeurs et le personnel administratif de l’appelante ont reproduit une grande quantité de documents pour lesquels l’appelante n’a payé ni droits de licence ni redevances — Dans une action qu’elle a intentée contre l’appelante, l’intimée a fait valoir que l’appelante avait violé le droit d’auteur sur des œuvres de son répertoire et qu’elle était donc redevable des sommes figurant au tarif provisoire — Il s’agissait de savoir si un tarif définitif est exécutoire ou « obligatoire » — Le tarif homologué par la Commission du droit d’auteur n’était pas « obligatoire » — Le régime conjuguant société de gestion et tarif est un moyen de régir les systèmes d’octroi de licences qui, par définition, sont consensuels — Malgré les modifications apportées au libellé de la Loi entre 1936 et 2012, les renvois répétés aux systèmes d’octroi de licences et le maintien des éléments clés de la Loi sur le droit d’auteur de 1936 ne laissent guère de doute quant au fait que les tarifs ne sont pas obligatoires — Donc, les sociétés de gestion n’ont pas le droit de faire appliquer les modalités de leur tarif homologué à des personnes qui ne sont pas titulaires de licence — En conclusion, un tarif définitif ne serait pas opposable à l’appelante, parce que les tarifs ne lient pas les personnes qui ne sont pas titulaires de licence — En conséquence, le tarif provisoire n’est pas exécutoire lui non plus — Les violations de droit d’auteur ne transforment pas les contrevenants en titulaires de licence tenus de payer des redevances — Par conséquent, la question de la validité des Lignes directrices de l’appelante comme moyen de défense contre l’action de l’intimée ne se posait pas étant donné que le tarif n’était pas obligatoire et que l’intimée ne pouvait pas intenter d’action en violation du droit d’auteur — Appel de la décision rendue dans le cadre de l’action visant à faire exécuter un tarif provisoire accueilli.
Droit d’auteur — Violation — Utilisation équitable — Appel interjeté à l’encontre de la décision de la Cour fédérale rejetant une demande reconventionnelle instituée contre l’action de l’intimée visant à faire exécuter un tarif provisoire homologué par la Commission du droit d’auteur en vertu de l’art. 68.2(1) de la Loi sur le droit d’auteur — L’intimée et l’appelante étaient parties à un contrat de licence qui permettait aux professeurs de l’appelante de copier des œuvres publiées figurant dans le répertoire de l’intimée — Par la suite, parce qu’elle ne savait pas si le contrat de licence serait renouvelé, l’intimée a déposé un projet de tarif auprès de la Commission du droit d’auteur visant les établissements d’enseignement postsecondaire et a demandé une décision provisoire à la Commission — La Commission a établi un tarif provisoire, qui prévoyait des redevances dans le cadre d’un contrat de licence — L’appelante a décidé de « se soustraire » au tarif et a exercé ses activités sans licence de l’intimée — L’appelante a adopté ses « Lignes directrices sur l’utilisation équitable à l’intention des professeurs et du personnel administratif de l’Université », sur lesquelles elle s’est appuyée pour éviter toute violation du droit d’auteur — Les professeurs et le personnel administratif de l’appelante ont reproduit une grande quantité de documents pour lesquels l’appelante n’a payé ni droits de licence ni redevances — Dans sa demande reconventionnelle, l’appelante a demandé une déclaration selon laquelle les reproductions effectuées conformément à ses Lignes directrices constituaient une utilisation équitable au titre de l’art. 29 de la Loi — Il s’agissait de savoir si les Lignes directrices de l’appelante constituaient une utilisation équitable — Les facteurs établis par la C.S.C. dans l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada ont été appliqués aux Lignes directrices — Un processus en deux volets servant à évaluer si l’utilisation était équitable, établi dans la jurisprudence, a été appliqué également — Il incombe à la personne qui invoque l’« utilisation équitable » de satisfaire aux deux volets — L’appelante n’ayant pas tenté de prouver que ses étudiants avaient fait une utilisation équitable des copies, elle était tenue de justifier ses Lignes directrices — Il incombait à l’appelante, en tant qu’auteur des copies, de veiller à ce que ses Lignes directrices soient mises en œuvre conformément à leur but, puisque l’intégrité des Lignes directrices et la pratique de l’appelante étaient au cœur de sa thèse d’utilisation équitable — La conclusion de la Cour fédérale selon laquelle les garanties étaient inexistantes ont affaibli la thèse de l’appelante quant à l’utilisation équitable — La Cour fédérale avait le droit de rechercher le but réel de l’utilisation par l’appelante de l’œuvre protégée — Ses conclusions quant au but que visait l’appelante en adoptant ses Lignes directrices étaient sans équivoque et indiquaient clairement qu’il y avait iniquité — La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que les Lignes directrices tendaient vers l’iniquité, que ce soit globalement ou du point de vue du nombre de reproductions, que l’appelante n’a pu justifier autrement qu’en affirmant que l’éducation était une fin permise — En ce qui concerne l’ampleur de l’utilisation, la Cour fédérale a considéré que ce facteur était au cœur de l’analyse de l’utilisation équitable — Elle a conclu qu’il n’y avait rien d’équitable dans l’ampleur de l’utilisation envisagée par les Lignes directrices de l’appelante — L’appelante a tenté de défendre ses pratiques de reproduction en renvoyant au point de vue de l’utilisateur, mais elle n’a fourni aucune preuve démontrant que les étudiants faisaient une utilisation équitable des œuvres copiées — L’appelante, parce qu’elle s’est fondée sur la perspective de l’utilisateur, n’a démontré ni devant la Cour fédérale ni en appel en quoi la reproduction effectuée sous le régime de ses Lignes directrices était équitable du point de vue des étudiants — En ce qui concerne les solutions de rechange à l’utilisation, la Cour fédérale a estimé que l’appelante n’avait pas considéré l’utilisation de solutions de rechange existantes ou éventuelles — Il n’était pas nécessaire de modifier la conclusion de la Cour fédérale relativement à ce facteur — En ce qui concerne l’effet de l’utilisation, la Cour fédérale a conclu que les Lignes directrices ont causé et causeraient des répercussions négatives importantes sur le marché sur lequel l’intimée aurait autrement obtenu compensation pour la reproduction effectuée par l’appelante et que ces répercussions négatives faisaient pencher la balance du côté du caractère inéquitable des Lignes directrices — Aucune des observations de l’appelante ne suffisait pour démontrer que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante sur une question de fait ou une question mixte de fait et de droit — En conclusion, compte tenu de la mesure demandée par l’appelante, il lui incombait de justifier les Lignes directrices pour que la Cour puisse déclarer que les reproductions faites au titre des Lignes directrices constituaient une utilisation équitable, mais l’appelante ne l’a pas fait — Appel de la décision rendue dans la demande reconventionnelle rejeté.
Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli l’action intentée par l’intimée pour faire exécuter un tarif provisoire homologué par la Commission du droit d’auteur et rejeté la demande reconventionnelle de l’appelante. L’intimée est une société de gestion qui administre les droits de reproduction d’œuvres littéraires publiées, perçoit les redevances et les distribue aux titulaires de droits d’auteur. L’appelante est la troisième université en importance au Canada et compte plus de 50 000 étudiants et environ 1 500 membres du corps professoral à temps plein. De 1994 à 2010, l’intimée et l’appelante étaient parties à un contrat de licence qui permettait aux professeurs de l’appelante de copier des parties de manuels scolaires ainsi que d’autres œuvres publiées figurant dans le répertoire de l’intimée. En mars 2010, lorsque l’intimée ne savait pas si le contrat de licence serait renouvelé avant son expiration, elle a déposé un projet de tarif auprès de la Commission du droit d’auteur visant les établissements d’enseignement postsecondaire pour les années 2011 à 2013. Compte tenu de l’expiration imminente du contrat de licence, l’intimée a demandé une décision provisoire à la Commission. Elle a demandé le maintien du régime d’octroi de licences existant jusqu’à ce que la Commission homologue un tarif pour la période en question. Le 23 décembre 2010, la Commission a accueilli la demande de l’intimée et a établi un tarif provisoire, qui prévoyait des redevances dans le cadre d’un contrat de licence. Le tarif provisoire est entré en vigueur le 1er janvier 2011. Dans un premier temps, l’appelante a respecté les modalités du tarif provisoire. Toutefois, en juillet 2011, elle a informé officiellement l’intimée de sa décision de « se soustraire » au tarif à partir du 31 août 2011. À compter du 1er septembre 2011, l’appelante a exercé ses activités sans licence de l’intimée. Elle s’est plutôt appuyée sur ses « Lignes directrices sur l’utilisation équitable à l’intention des professeurs et du personnel administratif de l’Université », qui avaient été créées pour l’aider à éviter toute violation du droit d’auteur. Les professeurs et le personnel administratif de l’appelante ont reproduit une grande quantité de documents pour lesquels l’appelante n’a payé ni droits de licence ni redevances. La décision de l’appelante de se soustraire au tarif a amené l’intimée à engager une action devant la Cour fédérale pour faire exécuter le tarif provisoire au titre du paragraphe 68.2(1) de la Loi sur le droit d’auteur. Le fondement de l’action de l’intimée était, d’une part, que l’appelante avait violé le droit d’auteur sur des œuvres de son répertoire et était donc redevable des sommes figurant au tarif provisoire et, d’autre part, que certains professeurs de l’appelante avaient, après le 1er septembre 2011, fait des copies non autorisées d’œuvres du répertoire. En réponse à cette action, l’appelante a déposé une demande reconventionnelle afin d’obtenir une déclaration selon laquelle les reproductions effectuées conformément à ses Lignes directrices constituaient une utilisation équitable au titre de l’article 29 de la Loi.
La Cour fédérale a commencé son analyse en se penchant sur la question du caractère obligatoire du tarif. Un examen de l’évolution de la disposition et de l’interprétation législative l’a menée à la conclusion que les tarifs de la Commission sont obligatoires. La Cour fédérale s’est ensuite penchée sur la demande reconventionnelle et les Lignes directrices de l’appelante. La Cour fédérale a examiné les nombreux éléments de preuve relatifs à la quantité et à la qualité des reproductions qui ont été faites à l’appelante conformément aux Lignes directrices. Elle s’est ensuite penchée sur leur caractère équitable en les examinant à la lumière des facteurs utilisés par la Cour suprême dans l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada pour évaluer le caractère équitable. La Cour fédérale a estimé que quatre de ces facteurs, à savoir la nature de l’utilisation, l’ampleur de l’utilisation, la nature de l’œuvre et l’effet de l’utilisation sur l’œuvre, tendaient à démontrer le caractère inéquitable des Lignes directrices, tandis que les deux autres, le but de l’utilisation et les solutions de rechange à l’utilisation, tendaient à démontrer leur équité.
En appel, l’appelante a soutenu que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que les reproductions faites ne constituaient pas une « utilisation équitable » au sens de l’article 29 de la Loi; qu’un tarif provisoire n’est pas un tarif homologué et n’est donc pas exécutoire par voie d’action; qu’en tout état de cause, même si le tarif provisoire était un tarif homologué, il ne s’appliquerait qu’à ceux qui ont choisi de devenir titulaires de licences. L’intimée a fait valoir que les tarifs sont obligatoires et que le sens du mot « tarif » est sans équivoque et signifie « un barème ou un système de droits imposés par le gouvernement sur des marchandises ». Elle en a conclu qu’un tarif sur le droit d’auteur est imposé aux utilisateurs, que l’utilisateur ait ou non accepté d’y être lié.
Il s’agissait principalement de savoir en appel si un tarif définitif est exécutoire ou « obligatoire » et, dans la demande reconventionnelle, si les Lignes directrices de l’appelante constituaient une utilisation équitable.
Arrêt : l’appel à l’encontre de la décision rendue dans l’action visant à faire exécuter le tarif provisoire doit être accueilli et l’appel à l’encontre de la décision rendue dans la demande reconventionnelle doit être rejeté.
Un tarif homologué par la Commission du droit d’auteur, comme l’était le tarif provisoire de l’appelante, n’est pas « obligatoire », c’est-à-dire qu’il n’est pas opposable à toute personne dont l’utilisation des œuvres protégées constitue une violation des droits exclusifs du titulaire du droit d’auteur. La question était de savoir si le fait que la Commission du droit d’auteur se trouve interposée entre l’utilisateur et le titulaire des droits modifie la relation entre ces deux personnes. Cette relation dépendait de l’effet de l’approbation par la Commission des redevances proposées par une société de gestion. Cette question ne datait pas d’hier; pour mieux y répondre, il convenait de procéder à l’examen détaillé de l’historique de la disposition, étape par étape.
Le régime conjuguant société de gestion et tarif est un moyen de régir les systèmes d’octroi de licences qui, par définition, sont consensuels. Malgré les modifications apportées au libellé de la Loi entre 1936 et 2012, les renvois répétés aux systèmes d’octroi de licences et le maintien des éléments clés de la Loi sur le droit d’auteur de 1936 ne laissent guère de doute quant au fait que les tarifs ne sont pas obligatoires, c’est-à-dire que les sociétés de gestion n’ont pas le droit de faire appliquer les modalités de leur tarif homologué à des personnes qui ne sont pas titulaires de licence. L’avantage des sociétés de gestion est qu’elles permettent aux titulaires de droits de mettre en commun leurs ressources pour faire valoir leurs droits à moindre coût. Cet avantage existe même s’il n’y a pas de tarifs obligatoires. En outre, pour ce qui est des nombreuses possibilités de violation créées par Internet, il n’y pas de différence entre faire appliquer des tarifs obligatoires à l’égard de nombreux contrefacteurs individuels et intenter des actions en violation contre de nombreux contrefacteurs individuels. La mesure prévue par la Loi est la défense collective de droits, et non le remplacement d’un acte interdit par un autre. En conclusion, un tarif définitif ne serait pas opposable à l’appelante, parce que les tarifs ne lient pas les personnes qui ne sont pas titulaires de licence. Si les tarifs définitifs ne sont pas contraignants, la conclusion ne peut guère être différente pour un tarif provisoire. Les violations de droit d’auteur ne transforment pas les contrevenants en titulaires de licence tenus de payer des redevances. Les personnes commettant une violation peuvent faire l’objet d’une action en violation et être tenues de payer des dommages-intérêts, mais uniquement sur demande du titulaire du droit d’auteur, de son cessionnaire ou du titulaire d’une licence exclusive. Lors de l’audience dans cette affaire, l’intimée a admis avec franchise que, compte tenu de ses ententes avec ses membres, elle ne pouvait pas poursuivre l’appelante pour violation du droit d’auteur si tout ou partie des copies réalisées par l’appelante étaient des copies contrefaites. Cependant, l’intimée a revendiqué le droit de faire appliquer le tarif à l’égard des contrefacteurs qui ne sont pas titulaires de licence; or, si le tarif n’est pas obligatoire, il ne peut y avoir de droit de le faire appliquer. Par conséquent, la question de la validité des Lignes directrices de l’appelante comme moyen de défense contre l’action de l’intimée ne se posait pas étant donné que le tarif n’était pas obligatoire et que l’intimée ne pouvait pas intenter d’action en violation du droit d’auteur.
En ce qui concerne la demande reconventionnelle déposée par l’appelante, cette dernière a demandé une déclaration selon laquelle les copies faites conformément à ses Lignes directrices constituaient une utilisation équitable au sens de l’article 29 de la Loi. Autrement dit, ces copies ne constituent pas une violation du droit d’auteur des titulaires de droits. Pour trancher la question en litige, il fallait appliquer aux Lignes directrices les facteurs liés au caractère équitable énoncés dans l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada par la Cour suprême du Canada. Ces facteurs sont le but de l’utilisation; la nature de l’utilisation; l’ampleur de l’utilisation; les solutions de rechange à l’utilisation; la nature de l’œuvre; et l’effet de l’utilisation sur l’œuvre. En outre, le processus en deux volets servant à évaluer si l’utilisation était équitable, que la Cour suprême a établi par la suite, a été appliqué. Premièrement, il s’agit de savoir si l’utilisation a pour but l’« étude privée » ou la « recherche », les deux fins permises à l’art. 29 de la Loi. Deuxièmement, il s’agit de savoir si l’utilisation est « équitable ». Il incombe à la personne qui invoque l’« utilisation équitable » de satisfaire aux deux volets.
Concernant le but de l’utilisation, l’appelante n’ayant pas tenté de prouver que ses étudiants avaient fait une utilisation équitable des copies et ayant placé ses Lignes directrices au cœur de ses motifs, elle était tenue de justifier ses Lignes directrices. Il incombait à l’appelante, en tant qu’auteur des copies, de veiller à ce que ses Lignes directrices soient mises en œuvre conformément à leur but, puisque l’intégrité des Lignes directrices et la pratique de l’appelante étaient au cœur de sa thèse d’utilisation équitable. La conclusion de la Cour fédérale selon laquelle les garanties étaient quasiment inexistantes ont affaibli la thèse de l’appelante quant à l’utilisation équitable. La Cour fédérale avait le droit de rechercher le but ou le motif réel de l’utilisation par l’appelante de l’œuvre protégée. Elle a affirmé que cette dernière agissait pour obtenir gratuitement ce qu’elle payait précédemment. L’examen de la Cour fédérale était légitime, compte tenu des enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt CCH. La Cour fédérale a commis une erreur, mais pas pour les raisons invoquées par l’appelante. Elle a commis une erreur manifeste et dominante en considérant l’éducation comme une « fin énumérée » dans son examen du but de l’utilisation. Ses conclusions quant au but que visait l’appelante en adoptant ses Lignes directrices étaient sans équivoque et indiquaient clairement qu’il y avait iniquité.
En ce qui concerne la nature de l’utilisation, puisque la question en l’espèce était le caractère équitable des Lignes directrices de l’appelante, il s’ensuivait, après application de l’analyse exposée dans l’arrêt CCH, que la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que les Lignes directrices tendaient vers l’iniquité, que ce soit globalement ou du point de vue de l’étudiant individuel recevant 360 copies, une quantité que l’appelante n’a pu justifier autrement qu’en affirmant que l’éducation était une fin permise. Il n’y avait aucune raison de modifier la conclusion de la Cour fédérale quant à ce facteur.
Relativement à l’ampleur de l’utilisation, il ressort clairement des motifs de la Cour fédérale que celle-ci a considéré que ce facteur était au cœur de l’analyse de l’utilisation équitable, un facteur qui porte sur la proportion d’une œuvre protégée qui est copiée et non sur la quantité globale de copies. Malheureusement, la Cour fédérale a troublé l’eau en renvoyant à des éléments quantitatifs dans son analyse. La Cour fédérale a conclu qu’en ce qui concerne ce facteur, il n’y avait rien d’équitable dans l’ampleur de l’utilisation envisagée par les Lignes directrices de l’appelante. La contestation par l’appelante des conclusions de la Cour fédérale sur ce facteur reposait sur la question du point de vue. Elle a souligné que la Cour a porté son attention sur la reproduction globale, de sorte que le point de vue de l’appelante primait celui de l’étudiant. La Cour fédérale, en faisant une digression sur la reproduction globale, tentait de montrer que la reproduction en l’espèce était tout sauf banale et insignifiante. Ce faisant, elle a peut-être accordé plus d’importance que nécessaire à un point qui n’était pas litigieux, mais ce n’était pas une raison pour infirmer le fond de ses conclusions. L’erreur était peut-être manifeste, mais elle n’était pas dominante. Encore une fois, l’appelante s’est trompée complètement lorsqu’elle a affirmé que la Cour n’a pas envisagé la question du bon point de vue. Avec sa demande reconventionnelle, elle a demandé à la Cour de donner son aval à ses Lignes directrices. Si elle espérait y parvenir, l’appelante devait défendre ses Lignes directrices en tant que telles. Plutôt que de s’acquitter de ce fardeau, l’appelante a tenté de défendre ses pratiques de reproduction en renvoyant au point de vue de l’utilisateur. Si cette approche à l’égard de l’utilisation équitable est parfaitement acceptable, il faut que l’auteur des copies explique en quoi l’utilisation qu’en fait l’utilisateur est équitable. L’appelante n’a fourni aucune preuve démontrant que les étudiants faisaient une utilisation équitable des œuvres copiées. Par conséquent, il ne servait à rien pour l’appelante d’insister sur le point de vue de l’étudiant. L’appelante, parce qu’elle s’est fondée sur la perspective de l’utilisateur, n’a démontré ni devant la Cour fédérale ni en appel en quoi la reproduction effectuée sous le régime de ses Lignes directrices était équitable du point de vue des étudiants.
Pour ce qui est des solutions de rechange à l’utilisation, la Cour fédérale a conclu que l’utilisation de la reproduction était raisonnablement nécessaire pour atteindre la fin visée, soit l’éducation, et que ce facteur favorisait l’appelante, mais pas autant que cette dernière le faisait valoir. Elle a estimé que l’appelante n’avait pas activement considéré l’utilisation de solutions de rechange existantes ou éventuelles et n’en avait utilisé aucune. La Cour a mentionné des solutions de rechange possibles avant de souligner qu’il n’existait pas de solution de rechange raisonnable gratuite à la reproduction. Les observations de la Cour fédérale étaient compréhensibles si l’on garde à l’esprit sa conclusion antérieure selon laquelle, bien que le but général de l’appelante ait été l’éducation, le but visé par l’adoption des Lignes directrices était d’obtenir gratuitement ce qu’elle devait payer par le passé. En conséquence, il n’était pas nécessaire de modifier la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle ce facteur favorisait l’appelante, même si son effet a été atténué.
En ce qui concerne le cinquième facteur, l’effet de l’utilisation, la Cour fédérale a conclu que les Lignes directrices ont causé et causeraient des répercussions négatives importantes sur le marché sur lequel l’intimée aurait autrement obtenu compensation pour la reproduction effectuée par l’appelante et que ces répercussions négatives faisaient pencher la balance du côté du caractère inéquitable des Lignes directrices. Dans la présente affaire, la reproduction effectuée sous le régime des Lignes directrices était beaucoup plus importante que la reproduction dont il était question dans les affaires de principe portant sur l’utilisation équitable qui ont été examinées. Aucune des observations de l’appelante ne suffisait pour démontrer que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante sur une question de fait ou une question mixte de fait et de droit.
Le facteur de la nature de l’œuvre n’a pas été pris en compte de manière notable dans la décision de la Cour fédérale. Après avoir effectué son analyse, la Cour fédérale a conclu que ce facteur tendait vers l’extrémité négative du spectre du caractère équitable en raison de la façon dont est abordée la nature des œuvres et la façon dont les Lignes directrices sont appliquées. L’appelante n’a pas contesté cette conclusion et, dans ces conditions, il suffisait de prendre note de la conclusion de la Cour fédérale.
En conclusion, compte tenu de la mesure demandée par l’appelante, il lui incombait de justifier les Lignes directrices en tant que telles pour que la Cour puisse déclarer que les reproductions faites au titre des Lignes directrices constituaient une utilisation équitable. Elle ne l’a pas fait. L’appelante n’a pas démontré que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en interprétant les facteurs pertinents ni qu’elle a commis une erreur manifeste et dominante en les appliquant aux faits.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi de 1921 concernant le droit d’auteur, S.C. 1921, ch. 24.
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 2 « règlement », 14.
Loi modifiant la Loi modificative du droit d’auteur, 1931, S.C. 1935, ch. 8.
Loi modifiant la Loi modificative du droit d’auteur, 1931, S.C. 1936, ch. 28, art. 10(1),(2),(3), 10A, 10B(7),(8), (9), 67.1(3), 67.1(5), 68(1).
Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur, L.C. 1997, ch. 24, art. 1, 3, 14, 45, 46, 50.
Loi modificative du droit d’auteur, 1931, S.C. 1931, ch. 8.
Loi sur la modernisation du droit d’auteur, L.C. 2012, ch. 20.
Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, art. 2 « société collective », 3, 13(4), 15, 18, 19, 29, 29.1, 29.2, 29.9(2), 34 à 38.1, 35, 66.6(1), 67, 67.1, 67.2(1),(2),(4) 68(4), 68.2, 70(1), 70.1 à 70.4, 70.1 à 70.191, 70.11, 70.12, 70.13 à 70.19, 70.14, 70.15, 70.17, 70.18, 70.19, 70.191, 70.2 à 70.4, 70.3, 70.4, 76(4), 77(4), 81, 82(1)a), 83(13)b).
Loi sur le droit d’auteur, S.R.C. 1970, ch. C-30, art. 50(9).
Loi sur les Lois révisées du Canada (1985), L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 40, art. 12a).
Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10, art. 87 « tarif », 113(2), 117, 118, 119(2), 120.1, 126.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 R.C.S.
339; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; R. c. Summers, 2014 CSC 26, [2014] 1 R.C.S. 575.
DÉCISION DIFFÉRENCIÉE :
Alberta (Éducation) c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CSC 37, [2012] 2 R.C.S. 345.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Société Radio-Canada c. SODRAC 2003 Inc., 2015 CSC 57, [2015] 3 R.C.S. 615; Vigneux v. Canadian Performing Right Society Ltd., [1943] R.C.S. 348; Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique du Canada c. 348803 Alberta Ltd., 1997 CanlII 5389, [1997] A.C.F. no 969 (QL) (1re inst.); Maple Leaf Broadcasting v. Composers, Authors and Publishers Association of Canada Ltd., [1954] R.C.S. 624; Composers, Authors and Publishers Association of Canada, Limited v. Sandholm Holdings Limited et al., [1955] R.C. de l’É. 244, (1955), 24 C.P.R. 58; Société de droits d’exécution du Canada Ltée c. Lion d’Or (1981) Ltée. (1987), 16 F.T.R. 104, 17 C.P.R. (3d) 542 (C.F. 1re inst.); R. c. D.L.W., 2016 CSC 22, [2016] 1 R.C.S. 402; Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129, 1998 CanLII 791; Canadian Copyright Licensing Agency c. Apex Copy Centre, 2006 CF 470, [2006] A.C.F. no 575 (QL); Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Three Cent Copy Centre Ltd., 2012 CF 866, [2012] A.C.F. no 1073 (QL); Canadian Copyright Licensing Agency c. U-Compute, 2005 CF 1644, [2005] A.C.F. no 2030 (QL); Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique du Canada c. Kicks Roadhouse Inc., 2005 CF 528, [2005] A.C.F. no 646 (QL); Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada, 2012 CSC 36, [2012] 2 R.C.S. 326.
DÉCISIONS CITÉES :
Euro-Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., 2007 CSC 37, [2007] 3 R.C.S. 20; Essar Steel Algoma Inc. c. Jindal Steel and Power Limited, 2017 CAF 166; Namdarpour v. Vahman, 2019 BCCA 153, 23 B.C.L.R. (6th) 215; Nevsun Resources Ltd. c. Araya, 2020 CSC 5; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. 728859 Alberta Ltd., 2000 CanLII 15162, [2000] A.C.F. no 590 (QL) (1re inst.); Canada (Society of Composers, Authors and Music Publishers) c. Bano Inc. (Green Bean Java Bistro), 2019 CF 1011; CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2002 CAF 187, [2002] 4 C.F. 213, inf. pour d’autres motifs, 2004 CSC 13, [2004] 1 R.C.S. 339; Reproduction par reprographie 2005-2009, Re, 2009 CarswellNat 1931 (WLNext Can.).
DOCTRINE CITÉE
Gazette du Canada, partie I, vol. 144, no 24, 12 juin 2010.
Gouvernement du Canada. « Parties de la Gazette du Canada » (dernière modification le 9 août 2019), en ligne : <http ://www.gazette.gc.ca/cg-gc/lm-sp-fra.html#a5>.
Fox, Harold G. The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions, 4e éd. Toronto : Carswell, 1969.
Katz, Ariel. « Spectre : Canadian Copyright and the Mandatory Tariff – Part I » (2015), 27 I.P.J. 151.
MacMillan, Margaret. Paris 1919 : Six Months That Changed the World. New York : Random House, 2002.
APPEL d’une décision par laquelle la Cour fédérale (2017 CF 669, [2018] 2 R.C.F. 43) a accueilli l’action intentée par l’intimée contre l’appelante pour faire exécuter un tarif provisoire homologué par la Commission du droit d’auteur au titre du paragraphe 68.2(1) de la Loi sur le droit d’auteur et rejeté la demande reconventionnelle de l’appelante. Appel accueilli et demande reconventionnelle rejetée.
ONT COMPARU :
John C. Cotter et Barry Fong pour l’appelante.
Arthur B. Renaud et Asma Faizi pour l’intimée.
David W. Kent et Jonathan O’Hara pour l’intervenante Universités Canada.
Andrew Bernstein et Alicja Puchta pour les intervenantes Association Canadienne des professeures et professeurs d’université et Fédération canadienne des étudiantes et étudiants.
Wanda Noel pour l’intervenant Consortium du droit d’auteur du Conseil des ministres de l’Éducation (Canada).
Brendan van Niejenhuis, Tiffany O’Hearn Davies et Warren Sheffer pour les intervenantes Association of Canadian Publishers, Canadian Publishers’ Council et The Writers’ Union of Canada.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Osler, Hoskin & Harcourt LLP, Toronto, pour l’appelante.
Arthur B. Renaud, Toronto, pour l’intimée.
McMillan LLP, Toronto, pour l’intervenante Universités Canada.
Torys LLP, Toronto, pour les intervenantes Association Canadienne des professeures et professeurs d’université et Fédération canadienne des étudiantes et étudiants.
Wanda Noel, Ottawa, pour l’intervenant Consortium du droit d’auteur du Conseil des ministres de l’Éducation (Canada).
Stockwoods LLP et Hebb & Sheffer, Toronto, pour les intervenants Association of Canadian Publishers, Canadian Publishers’ Council et The Writers’ Union of Canada.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Pelletier, J.C.A. :
Table des matières
Paragraphe
I. Introduction
II. Le contexte
III. La décision faisant l’objet de l’appel
IV. L’énoncé des questions en litige de l’Université
V. L’énoncé des questions en litige
VI. La norme de contrôle
VII. Analyse
A. Les tarifs définitifs sont-ils obligatoires?
1) Les droits conférés par le droit d’auteur 50
2) L’évolution législative : de 1936 à 1985
3) L’évolution législative : les modifications de 1988
4) L’évolution législative : les modifications de 1997
B. La jurisprudence…………………………………………………………………………..
C. Considérations générales
D. Conclusion
VIII. La demande reconventionnelle de l’Université
A. L’utilisation équitable
1) Le but de l’utilisation
2) La nature de l’utilisation
3) L’ampleur de l’utilisation
4) L’existence de solutions de rechange à l’utilisation
5) L’effet de l’utilisation
6) La nature de l’œuvre
B. Conclusion sur la demande reconventionnelle…………………………………………309
I. Introduction
[1] Alors que les négociations sur le renouvellement des licences entre l’Université York (l’Université) et The Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) s’enlisaient, Access Copyright a obtenu, après l’avoir demandé à la Commission du droit d’auteur, un tarif provisoire couvrant la reproduction d’œuvres protégées dans les établissements d’enseignement postsecondaire. L’Université s’est brièvement conformée aux conditions du tarif provisoire, mais s’y est ensuite « soustraite » et a mis en place ses [traduction] « Lignes directrices sur l’utilisation équitable à l’intention des professeurs et du personnel administratif de l’Université (11/13/12) » (les Lignes directrices). Agissant conformément aux directives établies dans les Lignes directrices, les professeurs et le personnel administratif de l’Université ont reproduit une grande quantité de documents pour lesquels l’Université n’a payé ni droits de licence ni redevances.
[2] Access Copyright a engagé une action contre l’Université pour faire appliquer le tarif provisoire, dans laquelle elle demandait diverses réparations, notamment les redevances prévues dans le tarif. L’Université a déposé une demande reconventionnelle afin d’obtenir une déclaration selon laquelle toutes les reproductions visées par les Lignes directrices constituaient une utilisation équitable au sens des articles 29, 29.1 ou 29.2 de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42 (la Loi).
[3] La Cour fédérale a accueilli l’action d’Access Copyright et a rejeté la demande reconventionnelle de l’Université, ce qui a donné lieu au présent appel : voir Canadian Copyright Licensing Agency c. Université York, 2017 CF 669, [2018] 2 R.C.F 43 [décision de la Cour fédérale].
[4] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel de l’Université, sur le fondement qu’un tarif homologué par la Commission du droit d’auteur (la Commission), comme l’était le tarif provisoire, n’est pas « obligatoire », c’est-à-dire qu’il n’est pas opposable à toute personne dont l’utilisation des œuvres protégées constitue une violation des droits exclusifs du titulaire du droit d’auteur. Je rejetterais la demande reconventionnelle de l’Université au motif que ses Lignes directrices ne garantissent pas que la reproduction qu’elles encadrent constitue une utilisation équitable.
II. Le contexte
[5] L’intimée, Access Copyright, est une société de gestion qui administre les droits de reproduction d’œuvres littéraires publiées, perçoit les redevances et les distribue aux titulaires de droits d’auteur.
[6] L’appelante, l’Université, est la troisième université en importance au Canada. Elle compte plus de 50 000 étudiants et environ 1 500 membres du corps professoral à temps plein.
[7] De 1994 à 2010, Access Copyright et l’Université étaient parties à un contrat de licence. Ce contrat permettait aux professeurs de l’Université de copier des parties de manuels scolaires ainsi que d’autres œuvres publiées figurant dans le répertoire d’Access Copyright. En 2010, les redevances annuelles à payer conformément à cette licence étaient de 0,10 $ par page et de 3,38 $ par étudiant équivalent temps plein (ETP).
[8] En mars 2010, lorsqu’Access Copyright ne savait pas si le contrat de licence serait renouvelé avant son expiration, elle a déposé un projet de tarif auprès de la Commission visant les établissements d’enseignement postsecondaire pour les années 2011 à 2013. Ce projet de tarif proposait une redevance annuelle fixe de 45 $ par étudiant ETP. La proposition a été publiée dans la Gazette du Canada [partie I, vol. 144, no 24] le 12 juin 2010, et 101 personnes et établissements ont déposé des oppositions dans les délais impartis.
[9] Compte tenu de l’expiration imminente du contrat de licence, Access Copyright a demandé une décision provisoire à la Commission. Elle a demandé le maintien du régime d’octroi de licences existant jusqu’à ce que la Commission homologue un tarif pour la période en question. Le 23 décembre 2010, la Commission a accueilli la demande d’Access Copyright et a établi un tarif provisoire, qui prévoyait des redevances dans le cadre d’un contrat de licence de 0,10 $ par page et de 3,38 $ par ETP.
[10] Le tarif provisoire est entré en vigueur le 1er janvier 2011. Dans un premier temps, l’Université a respecté les modalités du tarif provisoire. Toutefois, en juillet 2011, l’Université a informé officiellement Access Copyright de sa décision de « se soustraire » au tarif à partir du 31 août 2011, à temps pour le début de la nouvelle année universitaire. Depuis 2011, plusieurs autres universités canadiennes ont également décidé de se soustraire au tarif d’Access Copyright.
[11] À compter du 1er septembre 2011, l’Université a exercé ses activités sans licence d’Access Copyright. L’Université s’est plutôt appuyée sur ses Lignes directrices, qui avaient été créées pour l’aider à éviter toute violation du droit d’auteur. Pour l’essentiel, les Lignes directrices fournissent des directives au corps professoral et au personnel de l’Université sur la manière dont l’utilisation équitable prévue à l’article 29 de la Loi s’applique à certaines pratiques de reproduction. Les Lignes directrices précisent que de courts extraits (au sens des Lignes directrices) peuvent être reproduits à des fins d’enseignement et de recherche.
[12] Soit dit en passant, l’Association des universités et collèges du Canada (l’AUCC) (aujourd’hui Universités Canada) a été la première à élaborer une politique d’utilisation équitable en 2004 après l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 R.C.S. 339 (CCH). L’Université a d’abord mis en œuvre ses propres lignes directrices sur l’utilisation équitable, calquées sur celles qui avaient été élaborées par l’AUCC en décembre 2010. En 2012, l’AUCC a révisé sa politique en réaction à l’arrêt de la Cour suprême du Canada Alberta (Éducation) c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CSC 37, [2012] 2 R.C.S. 345 (Alberta (Éducation)), et à l’adoption de la Loi sur la modernisation du droit d’auteur, L.C. 2012, ch. 20, après quoi l’Université a également révisé ses propres Lignes directrices. De nombreuses autres universités canadiennes ont recours à des lignes directrices semblables à celles utilisées par l’Université.
[13] La décision de l’Université de se soustraire au tarif a amené Access Copyright à engager une action devant la Cour fédérale pour faire exécuter le tarif provisoire au titre du paragraphe 68.2(1) de la Loi. Le fondement de l’action d’Access Copyright était, d’une part, que l’Université avait violé le droit d’auteur sur des œuvres de son répertoire et était donc redevable des sommes figurant au tarif provisoire et, d’autre part, que certains professeurs de l’Université avaient, après le 1er septembre 2011, fait des copies non autorisées d’œuvres du répertoire. En réponse à cette action, l’Université a déposé une demande reconventionnelle afin d’obtenir une déclaration selon laquelle les reproductions effectuées conformément à ses Lignes directrices constituaient une utilisation équitable au titre de l’article 29 de la Loi.
[14] Devant notre Cour, un certain nombre d’organisations ont obtenu le statut d’intervenant, à savoir Universités Canada, l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université, la Fédération canadienne des étudiantes et étudiants, le Consortium du droit d’auteur du Conseil des ministres de l’Éducation (Canada) ainsi que les organisations Association of Canadian Publishers, Canadian Publishers’Council et The Writers’ Union of Canada.
III. La décision faisant l’objet de l’appel
[15] La Cour fédérale a commencé son analyse en se penchant sur la question du caractère obligatoire du tarif. Elle a examiné l’utilisation du mot « tarif » dans des affaires portées devant divers tribunaux comme l’Alberta Energy and Utilities Board, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, la Régie de l’énergie du Canada, la Commission des services publics et d’examen de la Nouvelle-Écosse et la Commission de l’énergie de l’Ontario. Elle a également examiné des tarifs de droits établis par divers organismes gouvernementaux. Dans tous ces exemples, des sommes devaient être versées. La Cour a conclu que le mot « tarif » connote des droits obligatoires.
[16] La Cour fédérale a ensuite examiné l’économie de la Loi, à commencer par le paragraphe 68.2(1) de la Loi, sur lequel Access Copyright se fonde pour affirmer qu’elle a le droit de percevoir des redevances. Au moment des faits, il était libellé ainsi :
Portée de l’homologation
68.2 (1) La société de gestion peut, pour la période mentionnée au tarif homologué, percevoir les redevances qui y figurent et, indépendamment de tout autre recours, le cas échéant, en poursuivre le recouvrement en justice.[17] Le paragraphe 68.2(1) s’applique en l’espèce, car le paragraphe 70.15(2) dispose que, dans le cas d’un tarif homologué visé au paragraphe 70.15(1), comme l’était le tarif provisoire, le paragraphe 68.2(1) s’applique avec les adaptations nécessaires.
[18] Selon la Cour fédérale, le législateur a reconnu les difficultés avec lesquelles les détenteurs de droit d’auteur individuels pouvaient être aux prises pour faire respecter leurs droits contre les personnes qui y contreviennent et a donc prévu des mécanismes pour faire respecter collectivement ces droits. La Cour a brièvement passé en revue les mécanismes en place avant les modifications apportées à la loi en 1989. Sous le régime antérieur, les organismes de perception de droits d’exécution déposaient auprès de la Commission d’appel du droit d’auteur des états des honoraires, redevances ou tantièmes à percevoir en paiement de licences à l’égard des œuvres de leur répertoire. La Cour a estimé qu’avec ce régime, les mesures d’exécution que les organismes de perception de droits d’exécution pouvaient prendre ne concernaient que les utilisateurs qui avaient conclu un contrat de licence.
[19] La Cour a ensuite examiné l’évolution législative de cette disposition. En 1988, le législateur a modifié la loi pour y inclure le prédécesseur du paragraphe 68.2(1), le paragraphe 67.2(2), qui disposait que l’organisme de perception de droits d’exécution avait le droit de percevoir les droits figurant dans le projet de tarif déposé auprès de la Commission ou « en poursuivre le recouvrement en justice ». Selon la Cour, le caractère exécutoire n’était plus lié à l’existence d’un contrat de licence.
[20] Les modifications de 1988 prévoyaient également de nouvelles sociétés de gestion pour l’administration collective des droits exclusifs reconnus dans la Loi autres que les droits d’exécution, notamment les droits de reproduction. Ces sociétés de gestion ne pouvaient pas déposer de projets de tarif auprès de la Commission et ne disposaient d’aucun recours équivalant à ceux des organismes de perception de droits d’exécution. La Cour a estimé qu’il avait été remédié à ces limites lorsque la Loi a été de nouveau modifiée en 1997. Selon la Cour, ces modifications ont donné aux sociétés de gestion le droit de déposer des tarifs auprès de la Commission pour approbation, en remplacement de la conclusion de contrats de licence avec les utilisateurs. Ces modifications ont également donné à ces organismes le même droit de percevoir les sommes figurant dans les tarifs homologués et, en cas de défaut de paiement, le droit de recouvrer les redevances par une action devant un tribunal compétent, y compris la Cour fédérale : décision de la Cour fédérale, au paragraphe 203.
[21] La Cour est ensuite passée à l’interprétation législative. Elle a noté que, selon la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, le terme « règlement » [à l’article 2] comprend les tarifs de droits, de frais ou d’honoraires, de sorte qu’un tarif est une « mesure législative déléguée », ce qui indique qu’il s’agit d’un régime obligatoire, et non d’un système d’octroi de licences volontaire. La Cour a également estimé que les aspects procéduraux du processus d’établissement du tarif, comme la publication d’avis et l’homologation par la Commission, étaient conformes à un régime obligatoire.
[22] La Cour a ensuite établi une distinction avec l’arrêt Société Radio-Canada c. SODRAC 2003 Inc., 2015 CSC 57, [2015] 3 R.C.S. 615 (SODRAC), rendu par la Cour suprême; nous y reviendrons plus loin dans les présents motifs. Elle a estimé que les dispositions en cause dans l’arrêt SODRAC — les articles 70.2 à 70.4 — ne concernaient pas l’établissement de tarifs, qui est prévu aux articles 70.1 à 70.191. Elle a fait observer que les dispositions relatives à l’établissement de tarifs sont obligatoires tandis que les dispositions relatives au règlement de différends, aux articles 70.2 à 70.4, sont facultatives.
[23] En fin de compte, la Cour a estimé que l’évolution de la disposition et l’interprétation législative menaient à la conclusion que les tarifs de la Commission sont obligatoires.
[24] La Cour fédérale s’est ensuite penchée sur la demande reconventionnelle et les Lignes directrices de l’Université. Ces Lignes directrices prévoient que le corps professoral et le personnel peuvent reproduire de courts extraits d’une œuvre protégée par le droit d’auteur, notamment des œuvres littéraires, des partitions, des enregistrements sonores et des œuvres audiovisuelles (collectivement, des œuvres) dans le milieu universitaire à des fins de recherche, d’étude privée, de critique, de compte rendu, de communication des nouvelles, d’enseignement, de satire ou de parodie. La disposition essentielle des Lignes directrices est la définition de « Court extrait », qui est reproduite ci-après :
[traduction]
2. La reproduction doit être un « Court extrait », ce qui signifie :
10 % ou moins d’une œuvre, ou
Un maximum de :
a) un chapitre d’un livre;
b) un seul article d’un périodique;
c) une œuvre artistique complète (y compris un tableau, une photographie, un diagramme, un dessin, une carte, un tableau et un plan) incluse dans une œuvre qui contient d’autres œuvres artistiques;
d) un article de journal ou une page de journal en entier;
e) un seul poème ou une seule trame sonore, dans son intégralité, provenant d’une Œuvre qui contient d’autres poèmes ou trames sonores;
f) une entrée complète d’une encyclopédie, d’une bibliographie annotée, d’un dictionnaire ou d’un ouvrage de référence semblable,
selon ce qui est le plus important.
[25] La Cour a examiné les nombreux éléments de preuve relatifs à la quantité et à la qualité des reproductions qui ont été faites à l’Université conformément aux Lignes directrices. Elle s’est ensuite penchée sur leur caractère équitable en les examinant à la lumière des facteurs utilisés par la Cour suprême dans l’arrêt CCH pour évaluer le caractère équitable du service de photocopie exploité par le Barreau du Haut-Canada.
[26] En l’espèce, il suffit de dire que la Cour a estimé que quatre de ces facteurs, à savoir la nature de l’utilisation, l’ampleur de l’utilisation, la nature de l’œuvre et l’effet de l’utilisation sur l’œuvre, tendaient à démontrer le caractère inéquitable des Lignes directrices, tandis que les deux autres, le but de l’utilisation et les solutions de rechange à l’utilisation, tendaient à démontrer leur équité. Je reviendrai sur ces facteurs (collectivement, les facteurs établis dans l’arrêt CCH ou les facteurs liés au caractère équitable) dans mon analyse du caractère équitable des Lignes directrices de l’Université. En fin de compte, la Cour a refusé de rendre le jugement déclaratoire demandé par l’Université et a rejeté la demande reconventionnelle.
IV. L’énoncé des questions en litige de l’Université
[27] Dans son avis d’appel, l’Université soutient que la Cour fédérale a commis plusieurs erreurs.
[28] L’Université soutient que la Cour a commis une erreur en concluant que les reproductions faites au titre de ses Lignes directrices ne constituaient pas une « utilisation équitable » au sens de l’article 29 de la Loi. Elle fait également appel au motif qu’un tarif provisoire n’est pas un tarif homologué et n’est donc pas exécutoire par voie d’action. En tout état de cause, l’Université soutient que, même si le tarif provisoire était un tarif homologué, il ne s’appliquerait qu’à ceux qui ont choisi de devenir titulaires de licences. L’Université s’appuie sur l’arrêt SODRAC pour justifier sa thèse selon laquelle Access Copyright ne peut engager de poursuites pour recouvrer des redevances en cas de défaut de paiement qu’auprès des utilisateurs qui choisissent de devenir titulaires de licences sous le régime d’un tarif homologué. Plus précisément, elle invoque à l’appui de sa thèse le passage suivant du paragraphe 108 de l’arrêt SODRAC — auquel j’ai ajouté et dont j’ai souligné la phrase qui suit immédiatement la phrase citée par l’Université :
[…] Toutefois, ce pouvoir [de fixer les redevances] n’emporte pas en lui-même celui de contraindre l’utilisateur à accepter ces modalités lorsqu’après les avoir examinées, il décide de ne pas effectuer les copies visées par la licence. Évidemment, si l’utilisateur effectue ensuite des copies non autorisées, il demeurera responsable de la violation. Par contre, il ne sera pas responsable en tant que titulaire à moins qu’il ne souscrive expressément aux avantages et aux obligations dont la licence est assortie. [Non souligné dans l’original.]
(SODRAC, au paragraphe 108.)
[29] L’Université renvoie également à l’article 70.13 de la Loi, qui s’applique à Access Copyright, pour montrer qu’un tarif homologué concerne les redevances dues par les titulaires de licence.
Dépôt d’un projet de tarif
70.13 (1) Les sociétés de gestion peuvent déposer auprès de la Commission, au plus tard le 31 mars précédant la cessation d’effet d’un tarif homologué au titre du paragraphe 70.15(1), un projet de tarif, dans les deux langues officielles, des redevances à percevoir pour l’octroi de licences. [Non souligné dans l’original.]
[30] L’Université conclut en soulignant que la Loi prévoit des régimes qui créent bel et bien l’obligation de payer pour le groupe cible, comme le paragraphe 19(2), qui dispose que les utilisateurs « doi[vent] verser » une rémunération équitable dans certaines circonstances, ou l’alinéa 82(1)a), qui dispose que les fabricants ou les importateurs de supports audio vierges sont « tenu[s] […] de payer […] une redevance ». Ces exemples montrent que le législateur emploie des mots clairs pour imposer des obligations de nature impérative lorsqu’il choisit de le faire.
[31] La position de l’Université selon laquelle les tarifs homologués ne sont contraignants que pour les personnes qui choisissent d’obtenir une licence d’une société de gestion est fortement soutenue par les intervenantes Universités Canada, l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université ainsi que la Fédération canadienne des étudiantes et étudiants (collectivement, Universités Canada). Elles invoquent l’arrêt de la Cour suprême Vigneux v. Canadian Performing Right Society Ltd., [1943] R.C.S. 348 (Vigneux), à l’appui de la position selon laquelle les tarifs homologués ne sont pas obligatoires. Se fondant sur l’arrêt Vigneux, Universités Canada affirme que les dispositions de la Loi quant aux tarifs ont été édictées non pas pour protéger les titulaires de droits d’auteur, mais plutôt pour protéger le public du pouvoir monopolistique des organismes de perception de droits d’exécution :
[traduction] […] il est manifeste que le législateur s’est rendu compte en 1931 que cette activité à laquelle se livraient les négociants [en droits d’exécution] était une activité qui touche l’intérêt public; et il a été jugé injuste et inéquitable que ces négociants possèdent le pouvoir de contrôler les droits d’exécution de manière à faire payer ce qu’ils veulent aux acheteurs de disques de gramophone, de partitions et de récepteurs radio.
(Vigneux, à la page 353.)
[32] L’Université et ces intervenantes citent un article rédigé par le professeur Ariel Katz et intitulé « Spectre : Canadian Copyright and the Mandatory Tariff – Part I » (Spectre : le droit d’auteur canadien et le tarif obligatoire – partie I) (2015), 27 I.P.J. 151, que j’ai trouvé très utile dans l’examen de la question du caractère exécutoire des tarifs.
V. L’énoncé des questions en litige
[33] Je commencerai par la question du caractère exécutoire du tarif. La question de l’utilisation équitable ne se pose que si le tarif s’applique à l’Université. Ce n’est que si le tarif définitif est « obligatoire » que l’Université doit recourir à ses Lignes directrices pour montrer qu’agir conformément à celles-ci constitue une utilisation équitable, un droit de l’utilisateur.
[34] Je propose d’examiner la thèse soutenue par Access Copyright en passant d’abord en revue certaines notions qui reviendront dans l’analyse. J’examinerai ensuite les dispositions légales en question dans l’arrêt Vigneux et suivrai leur évolution jusqu’à la Loi sur la modernisation du droit d’auteur. Cet examen montrera que le fondement établi dans les modifications de 1936 a été préservé au fil de l’évolution de ces dispositions, ce qui permet de conclure que l’intention du législateur est également restée la même. Dans le même ordre d’idées, l’utilisation de l’expression « système d’octroi de licences » tout au long de cette évolution indique également qu’il y a continuité dans l’objectif. Je me pencherai sur divers arguments secondaires au fur et à mesure qu’ils se présenteront au cours de cet examen de l’historique de la Loi.
[35] Comme je l’ai indiqué plus haut, je me pencherai sur les Lignes directrices de l’Université en examinant le raisonnement de la Cour fédérale et les observations des parties à la lumière des enseignements des trois arrêts pertinents rendus par la Cour suprême.
VI. La norme de contrôle
[36] Étant donné qu’il s’agit d’un appel d’une décision rendue par la Cour fédérale après un procès, la norme de contrôle est celle établie dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S 235, à savoir celle de la décision correcte pour les questions de droit et celle de l’erreur manifeste et dominante pour les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit, à moins qu’il ne soit possible d’isoler une question de droit.
VII. Analyse
A. Les tarifs définitifs sont-ils obligatoires?
[37] Étant donné qu’une grande partie des observations ont été formulées en fonction de la question de savoir si les tarifs homologués par la Commission du droit d’auteur sont obligatoires, il est peut-être utile de commencer par préciser ce que l’on entend lorsqu’on dit qu’un tarif est obligatoire. Lorsqu’Access Copyright affirme que le tarif en cause est obligatoire, cela signifie que les utilisateurs sont tenus de payer les redevances qui figurent dans le tarif s’ils font une reproduction qui constitue une violation, c’est-à-dire une reproduction qui n’a pas été autorisée par le titulaire du droit d’auteur ou qui ne relève pas de l’exercice des droits conférés aux utilisateurs par la Loi, comme l’utilisation équitable. L’obligation pour les utilisateurs de payer des redevances dépend de leur utilisation des œuvres du répertoire d’Access Copyright et non d’une quelconque présomption selon laquelle ils sont tenus de payer.
[38] Il existe une distinction importante entre l’obligation de payer des redevances et l’obligation de payer des dommages-intérêts en cas de violation. S’il n’y a pas de tarif, l’utilisateur qui viole un droit d’auteur est tenu de verser des dommages-intérêts pour cette violation d’un montant égal aux dommages que le titulaire du droit d’auteur a subis du fait de la violation : voir le paragraphe 35(1) de la Loi. Ces dommages sont évalués par un tribunal. Toutefois, dans le cas d’un tarif obligatoire, le recours du titulaire est une action visant à faire exécuter le tarif. En effet, les redevances fixées dans le tarif deviennent une forme de dommages-intérêts préétablis. Cette distinction s’estompe lorsque les tribunaux se servent du tarif pour calculer les dommages-intérêts. Un exemple parmi tant d’autres de ce raisonnement se trouve dans la décision Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique du Canada c. 348803 Alberta Ltd., 1997 CanlII 5389, [1997] A.C.F. no 969 (QL) (1re inst.), dans laquelle on peut lire ce qui suit (au paragraphe 5) :
Lorsqu’il est de pratique courante de délivrer des licences pour l’utilisation d’une œuvre, de la musique en l’espèce, les dommages-intérêts peuvent être fixés en fonction des redevances ou des droits de licence applicables. Les droits de licence visant la musique sont calculés à l’aide de nombres et de taux donnés qui figurent dans les tarifs de la Commission du droit d’auteur ainsi que de diverses statistiques relatives aux activités du titulaire de la licence.
[39] Ce raisonnement a peut-être contribué, au fil du temps, à étayer l’hypothèse selon laquelle les sociétés de gestion peuvent faire appliquer un tarif contre les personnes qui enfreignent un droit d’auteur, ce qui est justement la question soulevée par le présent appel.
[40] L’Université a tenté d’éviter la contrefaçon en ne reproduisant de documents protégés que dans la mesure prévue par ses Lignes directrices. Dans un nombre relativement restreint de cas, certaines de ses reproductions n’ont pas respecté ses Lignes directrices. Access Copyright affirme que, dans les deux cas, l’Université est tenue de payer des redevances dans la même mesure que si elle avait souscrit au tarif.
[41] L’Université fait valoir que la thèse d’Access Copyright signifie que, compte tenu de la forme du tarif en cause, un seul acte de contrefaçon aurait pour effet de l’astreindre à payer des redevances considérables pour une année entière. Access Copyright répond que l’Université avance un argument in terrorem et soutient qu’elle répondrait de manière raisonnable à des actes de contrefaçon isolés. Access Copyright a sans aucun doute le droit de renoncer aux redevances dans les cas où la violation est sans conséquence, mais cela ne change rien à son argument selon lequel les tarifs sont obligatoires.
[42] La thèse d’Access Copyright selon laquelle les tarifs sont obligatoires est fondée sur le libellé de parties importantes de la Loi, ainsi que sur leur contexte et leur objet.
[43] En commençant par le libellé, Access Copyright soutient que le sens du mot « tarif » est sans équivoque : [traduction] « un barème ou un système de droits imposés par le gouvernement sur des marchandises ». Elle en conclut qu’un tarif sur le droit d’auteur est imposé aux utilisateurs, que l’utilisateur ait ou non accepté d’y être lié.
[44] Access Copyright se fonde également sur la modification du libellé de la disposition relative aux recours dans la partie de la Loi qui porte sur la gestion collective des droits d’auteur, et plus précisément sur la suppression de la mention des « licences » dans cette disposition. Elle fait valoir que l’absence des mots « en paiement des licences qu’elle a délivrées ou accordées » au paragraphe 68.2(1) signifie que son droit de percevoir des redevances n’est plus lié à la délivrance d’une licence, mais qu’il naît dès qu’il y a violation à l’égard d’une œuvre de son répertoire.
[45] Pour ce qui est du contexte, Access Copyright renvoie à l’alinéa 70.12b) et à l’article 70.191 qui, selon elle, sont incompatibles avec la notion de [traduction] « tarif volontaire ». Elle fait valoir que, puisque le tarif n’est exécutoire que lorsque les utilisateurs n’ont pas conclu d’accord avec la société de gestion au titre de ces articles, il serait incongru d’exiger le consentement de l’utilisateur pour rendre le tarif exécutoire.
[46] Enfin, sur la question de l’objet, Access Copyright demande pourquoi une société de gestion s’engagerait dans un processus d’établissement de tarif long et fastidieux si, en fin de compte, les utilisateurs pouvaient simplement s’y « soustraire ». Elle souligne que le régime prévu par la Loi prévoit la protection des droits des titulaires de droits d’auteur tout en garantissant, au moyen du processus d’établissement de tarif, les frais facturés pour l’utilisation des œuvres du répertoire d’une société de gestion sont justes et raisonnables.
[47] À mon avis, il vaut mieux examiner les arguments sur le libellé dans le contexte législatif duquel ils proviennent.
[48] Je propose de commencer par analyser l’arrêt Vigneux, dans lequel la Cour suprême a examiné la réponse législative initiale aux sociétés de perception de droits d’exécution et à leur monopole ou à leur emprise sur le marché en matière de droits d’exécution. Je regarderai ensuite l’évolution de la réponse législative à ce méfait, des années 1930 à 1985. Après cela, je passerai en revue les modifications apportées à la Loi en 1988, en 1997 et en 2012 pour voir si elles en ont changé le régime légal d’une manière qui étaye l’affirmation d’Access Copyright selon laquelle les tarifs sont obligatoires. Pour ce faire, j’examinerai les changements apportés au libellé des dispositions pertinentes, dont le paragraphe 68.2(1), ainsi que le sens des termes utilisés dans la Loi, notamment « licences » et « tarif ». Je me pencherai ensuite sur certaines des contradictions et l’incohérence qui, selon Access Copyright, s’ensuivraient si les tarifs n’étaient pas obligatoires.
[49] Comme cette analyse nécessitera des renvois à la Loi telle qu’elle était rédigée à différents moments, j’indiquerai la version de la Loi à laquelle je renvoie en précisant l’année de la version ou de la loi modificatrice. Ainsi, pour renvoyer à la version de la Loi figurant dans les Lois révisées du Canada de 1985, j’écrirai « la Loi de 1985 », tandis que pour renvoyer à la Loi telle qu’elle était rédigée après les modifications de 1936 promulguées dans la Loi modifiant la Loi modificative du droit d’auteur, 1931, S.C. 1936, ch. 28, j’écrirai « la Loi de 1936 ».
1) Les droits conférés par le droit d’auteur
[50] De la Loi de 1921 concernant le droit d’auteur, S.C. 1921, ch. 24, à la révision de 1985 du corpus législatif, la Loi a défini les droits conférés par le droit d’auteur essentiellement de la même façon, c’est-à-dire :
3. (1) […] « droit d’auteur » S’entend du droit exclusif de produire ou de reproduire une œuvre, ou une partie importante de celle-ci, sous une forme matérielle quelconque, d’exécuter ou de représenter ou, s’il s’agit d’une conférence, de débiter, en public, et si l’œuvre n’est pas publiée, de publier l’œuvre ou une partie importante de celle-ci; ce droit s’entend, en outre, du droit exclusif :
a) de produire, reproduire, représenter ou publier une traduction de l’œuvre;
[…]
Est inclus dans la présente définition le droit exclusif d’autoriser ces actes.
(Loi de 1985, paragraphe 3(1).)
La liste des droits associés au droit d’auteur est beaucoup plus longue que les passages que j’ai reproduits ci-dessus, mais, comme le présent appel porte sur les droits de reproduction, je me suis limité à citer ceux-là.
[51] Il existe donc deux types de droits découlant du droit d’auteur sous le régime de la Loi : le droit exclusif d’utiliser l’œuvre de certaines manières — en l’espèce, de la reproduire — et le droit d’autoriser d’autres personnes à exercer ces droits. Le droit d’auteur étant une forme de propriété, les titulaires de droits d’auteur peuvent céder leurs droits à d’autres personnes qui peuvent ensuite exercer tous les droits de propriété : voir l’arrêt Euro-Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., 2007 CSC 37, [2007] 3 R.C.S. 20, aux paragraphes 27, 28, 116 et 117.
[52] La Loi définit en quoi consiste l’autorisation donnée par le titulaire d’un droit d’auteur à un tiers d’exercer l’un de ses droits exclusifs en tant que titulaire de licence. Par exemple, le paragraphe 13(4) de la Loi de 1985 est libellé ainsi :
13. […] Cession et licences
(4) Le titulaire du droit d’auteur sur une œuvre peut céder ce droit, en totalité ou en partie, d’une façon générale, ou avec des restrictions territoriales, pour la durée complète ou partielle de la protection; il peut également concéder, par une licence, un intérêt quelconque dans ce droit; mais la cession ou la concession n’est valable que si elle est rédigée par écrit et signée par le titulaire du droit qui en fait l’objet, ou par son agent dûment autorisé.
[53] Pour tirer profit d’un droit d’auteur, on a souvent recours à une licence accordée à d’autres personnes, qui exerceront un ou plusieurs aspects de ce droit. Si on met de côté un instant la question des sociétés de gestion et des tarifs, il est incontestable qu’une opération qui établit une licence entre un titulaire de droit d’auteur et un titulaire de licence représente une entente consensuelle. Nul ne peut acquérir de licence sans le consentement du titulaire du droit d’auteur, et ce dernier ne peut imposer de conditions financières ou autres à une personne qui n’a pas accepté de devenir titulaire d’une licence. Cela ne veut pas dire que le titulaire d’un droit d’auteur n’a aucun recours contre la personne qui viole son droit d’auteur, mais le recours est une action en dommages-intérêts pour violation : voir la Loi de 2012, aux articles 34 à 38.1.
[54] Si le titulaire d’un droit d’auteur seul ne peut imposer de conditions à une personne qui n’a pas accepté de devenir titulaire de licence, il s’ensuit en common law qu’un groupe de titulaires de droit d’auteur ou de personnes ayant acquis certains droits auprès de titulaires de droit d’auteur n’est pas mieux placé juridiquement pour imposer des conditions à quiconque n’a pas accepté de devenir titulaire de licence. Comme nous le verrons, c’est là l’effet des jugements rendus par la Cour suprême dans les arrêts Vigneux et SODRAC.
[55] En pratique, même si les titulaires de droits d’auteur agissant collectivement n’ont pas plus de droits qu’un titulaire de droit d’auteur seul, ils peuvent exercer une emprise sur le marché s’ils dominent une partie suffisante du marché pour les droits qu’ils contrôlent. L’emprise sur le marché peut également être exercée par un seul titulaire de droit d’auteur ayant acquis, par cession ou autrement, un répertoire suffisamment important pour avoir, dans les faits, accaparé le marché. C’est ce qui s’est passé avec les droits d’exécution au début du XXe siècle et qui a amené le législateur à adopter les dispositions dont il est question dans le présent appel.
[56] En l’espèce, la question est de savoir si le fait que la Commission du droit d’auteur se trouve interposée entre l’utilisateur et le titulaire des droits modifie la relation entre ces deux personnes. Cette relation dépend de l’effet de l’approbation par la Commission des redevances proposées par une société de gestion. Cette question ne date pas d’hier; pour mieux y répondre, il convient de procéder à l’examen détaillé de l’historique de la disposition, étape par étape.
2) L’évolution législative : de 1936 à 1985
[57] La Cour suprême, dans l’arrêt Vigneux, a exposé la situation qui existait à la fin des années 1920 et au début des années 1930. Dans ses motifs, le juge en chef Duff a présenté le contexte qui a conduit à une série de modifications de la Loi telle qu’elle était rédigée en 1921 (aux pages 352 et 353) :
[traduction] Sept ans après l’entrée en vigueur de la Loi de 1921, le législateur a constaté qu’un changement radical de la loi était nécessaire quant aux droits d’exécution. Les sociétés, associations et compagnies s’étaient lancées dans l’acquisition de ces droits et les intimés en l’espèce ont, il est vrai, plus ou moins réussi à obtenir le contrôle des droits d’exécution publique à l’égard de la grande majorité des compositions musicales et dramatico-musicales populaires qui sont couramment jouées en public. Le législateur a manifestement pris conscience de la nécessité de réglementer l’exercice du pouvoir acquis par ces sociétés (que j’appellerai « négociants en droits d’exécution ») pour contrôler l’exécution en public de ces œuvres musicales et dramatico-musicales.
[...]
[…] il est manifeste que le législateur s’est rendu compte en 1931 que cette activité à laquelle se livraient les négociants était une activité qui touche l’intérêt public; et il a été jugé injuste et inéquitable que ces négociants possèdent le pouvoir de contrôler les droits d’exécution de manière à faire payer ce qu’ils veulent aux acheteurs de disques de gramophone, de partitions et de récepteurs radio. Il est de la plus haute importance, à mon avis, de prendre acte du fait que le législateur reconnaît que ces négociants en droits d’exécution, dont les droits tirent leur origine de la loi, exploitent un commerce qui concerne l’intérêt public et peut donc, conformément à une règle universellement acceptée, être à juste titre assujetti à la réglementation publique.
[58] On peut donc voir que le mal que le législateur tentait de corriger était le quasi-monopole que les organisations de perception de droits d’exécution avaient obtenu en acquérant des droits d’exécution auprès des titulaires initiaux du droit d’auteur. Le régime adopté par le législateur dans la Loi modificative du droit d’auteur, 1931, S.C. 1931, ch. 8, et dans la Loi modifiant la Loi modificatrice du droit d’auteur, 1931, S.C. 1935, ch. 8, a été révisé dans la Loi de 1936. Les éléments distincts du régime sont résumés ci-dessous. Les renvois sont à la Loi de 1936 :
• Dépôt obligatoire de listes des œuvres faisant partie du répertoire d’une société (paragraphe 10(1)).
• Dépôt obligatoire d’états des honoraires, redevances ou tantièmes qu’elle se propose de percevoir en payement des licences (paragraphe 10(2)).
• Aucune action pour violation du droit d’auteur sans le consentement du ministre lorsque les exigences relatives au dépôt n’ont pas été respectées (paragraphe 10(3)).
• Publication des états proposés et possibilité pour la société et le public de faire connaître son opinion (article 10A).
• Approbation des états des honoraires, redevances ou tantièmes, avec ou sans modification (paragraphe 10B(7)).
• Les sommes figurant dans les états homologués sont les honoraires, redevances ou tantièmes que la société pourra légalement percevoir ou réclamer légalement en payement des licences qu’elle aura émises ou accordées pour l’exécution d’œuvres de son répertoire (paragraphe 10B(8)).
• Aucun droit de poursuite ni recours pour la violation d’un droit d’exécution contre quiconque a payé ou offert de payer les sommes indiquées dans les états homologués (paragraphe 10B(9)).
[59] Cet ensemble de caractéristiques ayant survécu aux révisions et aux modifications successives, il est utile de passer brièvement en revue leurs effets et les conséquences attendues de leur application.
[60] On pourrait s’attendre à ce que l’obligation faite aux sociétés de perception de droits d’exécution de divulguer leur répertoire remplisse une fonction d’avis au public et permette aux utilisateurs de savoir s’ils doivent s’adresser à une société de perception de droits d’exécution donnée pour obtenir une licence d’exécution d’une œuvre donnée. Cet objectif présumé serait atteint au moyen de la disposition interdisant à la société de perception de droits d’exécution d’intenter une action en justice pour violation du droit d’auteur pour une œuvre qui ne fait pas partie de son répertoire.
[61] L’obligation pour une société de perception de droits d’exécution de déposer des états des honoraires, redevances ou tantièmes qu’elle propose ainsi que la publication de leur montant ont permis au public, et plus particulièrement aux personnes qui exécutaient des œuvres protégées par le droit d’auteur, de savoir ce que la société proposait de facturer au cours de l’année à venir. Le droit d’être entendu avant l’approbation des états proposés a permis aux utilisateurs de participer au processus d’approbation.
[62] Parce qu’elles reviennent dans les versions ultérieures de la Loi, certaines dispositions méritent d’être reproduites ici. Je commencerai par le paragraphe 10(1) de la Loi de 1936, qui précise quelles sont les personnes (que j’appelle les sociétés de perception de droits d’exécution) qui sont assujetties aux dispositions :
10. (1) Chaque association, société ou compagnie exerçant au Canada des opérations qui consistent à acquérir des droits d’auteur sur des œuvres musicales ou dramatico-musicales, ou les droits d’exécution qui en dérivent, et des opérations qui consistent à émettre ou à accorder des licences pour l’exécution, au Canada, d’œuvres musicales ou dramatico-musicales sur lesquelles un droit d’auteur subsiste, doit périodiquement déposer chez le Ministre, au Bureau du Droit d’auteur, des listes de toutes les œuvres musicales et dramatico-musicales d’exécution courante à l’égard desquelles cette association, société ou compagnie réclame l’autorité d’émettre ou d’accorder des licences d’exécution, ou de percevoir des honoraires, des redevances ou des tantièmes pour ou concernant l’exécution de ses œuvres au Canada.
[63] Cette disposition témoigne de l’intention du législateur de régir les pratiques des personnes qui, d’une part, se livrent à des opérations consistant à acquérir des droits d’auteur sur des œuvres musicales ou dramatico-musicales, ou les droits d’exécution qui en dérivent, et, d’autre part, se livrent à des opérations consistant à émettre ou accorder des licences pour l’exécution de ces œuvres. Il est important de souligner l’importance accordée aux mots « émettre ou […] accorder des licences ». Ce critère revient dans toutes les versions ultérieures de la Loi, ce qui étaye les affirmations figurant dans l’arrêt Vigneux voulant que les modifications aient été apportées pour régir les façons de faire qui avaient cours, de manière à contrer les effets de l’emprise sur le marché qu’avaient acquise les sociétés de perception de droits d’exécution : voir l’arrêt Vigneux, à la page 352.
[64] Une seconde disposition de la Loi de 1936 dont les versions modifiées successives ont fréquemment fait l’objet d’observations est le paragraphe 10B(8). Ce paragraphe porte sur l’effet de l’approbation par le Bureau du droit d’auteur des honoraires, redevances ou tantièmes proposés par la société de perception des droits d’exécution :
10B. […]
[…]
(8) Les états des honoraires, redevances ou tantièmes ainsi certifiés comme homologués par le Tribunal d’appel du Droit d’auteur seront les honoraires, redevances ou tantièmes que l’association, société ou compagnie intéressée pourra réclamer ou percevoir légalement en payement des licences qu’elle aura émises ou accordées pour l’exécution de toutes ses œuvres au Canada, ou de l’une quelconque d’entre elles, durant l’année civile suivante et en couverture desquelles les états auront été déposés comme susdit.
[65] Cette disposition a été reprise presque mot pour mot dans les versions successives de la Loi jusqu’à la révision de 1985 du corpus législatif. Puisqu’il est précisé que les droits homologués sont ceux qu’une société peut percevoir ou réclamer légalement, cette disposition interdit implicitement la perception de droits supérieurs aux droits homologués. En outre, cette disposition limite explicitement, pour les sociétés de perception de droits d’exécution, la capacité d’intenter des recours visant des sommes supérieures aux honoraires, redevances ou tantièmes homologués.
[66] Comme nous le verrons, les modifications apportées à cette disposition après 1985 occupent une place importante dans les observations d’Access Copyright à l’appui du caractère obligatoire des tarifs.
[67] Le dernier élément de ce régime qu’il me semble utile de reproduire ici est le paragraphe 10B(9) de la Loi de 1936 :
10B. […]
[…]
(9) Aucune pareille association, société ou compagnie n’aura le droit de poursuivre ou de demander l’application d’un recours civil ou sommaire contre la violation d’un droit d’exécution subsistant dans une œuvre dramatico-musicale ou musicale, réclamé par cette association, société ou compagnie contre quiconque aura payé ou offert de lui payer les honoraires, redevances ou tantièmes homologués comme susdit.
[68] Comme nous le verrons, cette disposition a été maintenue jusque dans les modifications les plus récentes de la Loi, qui constituent la version pertinente en l’espèce.
[69] La jurisprudence a confirmé à plusieurs reprises la portée limitée de ce régime. Dans l’arrêt Vigneux, la Cour suprême a écrit ce qui suit après avoir résumé les dispositions pertinentes de la Loi de 1936 :
[traduction] Le titulaire du droit d’auteur n’est pas tenu d’autoriser l’exécution publique d’une œuvre ni d’accorder une licence à cette fin. Il a tous les droits du propriétaire ordinaire et, sous réserve de toute disposition spéciale expressément contraire de la Loi sur le droit d’auteur, il peut protéger son droit de propriété ou se protéger contre toute atteinte à celui-ci au moyen d’une injonction.
(Vigneux, à la page 364.)
[70] Ces mots confirment succinctement que les droits et obligations des titulaires de droits d’auteur et des utilisateurs qui étaient en vigueur avant les modifications demeuraient les mêmes, sauf s’ils étaient expressément modifiés.
[71] L’une de ces modifications était la disposition, au paragraphe 10B(9), voulant que quiconque ayant payé les honoraires, les redevances ou les tantièmes homologués ne puisse être poursuivi pour violation du droit d’auteur. On peut raisonnablement penser que cette disposition a été adoptée pour empêcher les sociétés de perception de droits d’exécution de refuser des licences afin d’améliorer leur situation en exigeant le paiement à l’avance d’une somme plus élevée, ce qui rendrait inefficaces les restrictions imposées à leur capacité de fixer les prix unilatéralement.
[72] À la suite de l’arrêt Vigneux de la Cour suprême, l’effet de ces modifications a été examiné dans un certain nombre de décisions, notamment dans l’arrêt Maple Leaf Broadcasting v. Composers, Authors and Publishers Association of Canada Ltd., [1954] R.C.S. 624 (Maple Leaf Broadcasting). Dans cette affaire, Maple Leaf avait omis de payer une redevance homologuée, calculée en pourcentage de ses revenus. Le titulaire du droit d’auteur, l’Association des compositeurs, auteurs et éditeurs du Canada (la CAPAC) a intenté une action en justice, non pas pour faire payer les redevances, mais pour obtenir des dommages-intérêts pour violation. Maple Leaf a fait valoir que, puisque les états de la CAPAC n’étaient pas encore homologués à la fin de l’année, elle ne pouvait pas savoir, au début de l’année suivante, la somme qu’elle devrait payer pour [traduction] « se prévaloir de la protection contre les poursuites pour violation prévue au paragraphe 10B(9) » (Maple Leaf Broadcasting, à la page 629). La Cour a estimé que cette lacune n’était pas une raison suffisante pour que le tarif soit déclaré invalide, mais elle a reconnu ceci :
[traduction] […] [Maple Leaf], cependant, ne saurait toujours pas quel pourcentage de ces revenus devrait être versé pour obtenir une licence, et on peut au moins concevoir qu’il existe des cas dans lesquels un tel [radiodiffuseur] choisirait de ne pas devenir titulaire de licence en payant les droits indiqués dans les états déposés, mais serait prêt à le devenir en payant les droits finalement homologués par la Commission.
(Maple Leaf Broadcasting, à la page 630.)
[73] Ce passage confirme que l’utilisateur était libre de choisir s’il voulait ou non devenir titulaire d’une licence de la CAPAC aux conditions énoncées dans les états homologués. Il en ressort clairement que le régime établi par la Loi de 1936 n’a pas remplacé la façon de faire des affaires qui existait avant la modification, mais l’a simplement encadrée. Il est également clair que la décision de devenir ou non titulaire d’une licence revenait à l’utilisateur. Le simple fait d’avoir enfreint le droit d’auteur de la CAPAC n’a pas fait de Maple Leaf un titulaire de licence.
[74] Dans l’affaire Composers, Authors and Publishers Association of Canada, Limited v. Sandholm Holdings Limited et al., [1955] R.C. de l’É. 244, (1955), 24 C.P.R. 58 (Sandholm Holdings), il était question d’un propriétaire de cabaret qui avait accepté de devenir titulaire d’une licence auprès de la société de perception de droits d’exécution demanderesse, la CAPAC, et avait versé un paiement partiel du droit de licence. Lorsque le propriétaire du cabaret n’a pas payé le solde, la CAPAC a annulé la licence et a engagé des poursuites afin d’obtenir les droits de licence pour l’année ainsi que des dommages-intérêts pour violation des droits pour la période postérieure à l’annulation de la licence. La Cour de l’Échiquier a estimé que la CAPAC ne pouvait pas percevoir à la fois des droits de licence et des dommages-intérêts pour une même utilisation de son répertoire :
[traduction] Étant donné que la demanderesse peut prétendre à des droits de licence pour les années 1952 et 1953, il est évident qu’elle ne peut pas également obtenir des dommages-intérêts pour violation du droit d’auteur pendant ces années. Les deux mesures de redressement sont incompatibles. [...] Si, pendant la durée de cette licence, la défenderesse a exécuté une de ces œuvres musicales, elle l’a fait avec le consentement de la demanderesse [du fait qu’elle est titulaire de licence] et ne peut pas être l’auteur d’une violation du droit d’auteur de la demanderesse.
(Sandholm Holdings, à la page 68 dans le C.P.R. [aux pages 253 et 254 du R.C. de l’É.])
[75] Ce passage confirme, une fois de plus, que les règles normales en matière d’octroi de licences n’ont pas été abrogées par l’introduction du régime légal concernant les sociétés de perception des droits d’exécution. Même si la Cour de l’Échiquier ne l’avait pas dit, il aurait tout de même été manifeste qu’on ne pouvait pas être à la fois le titulaire d’un droit d’auteur et l’auteur d’une violation de ce droit. La Cour a présenté cette conclusion en mettant en évidence l’impossibilité de violer un droit d’auteur si on est titulaire de licence. Logiquement, l’inverse doit être tout aussi vrai : si une personne enfreint le droit d’auteur, cela signifie qu’elle n’est pas autorisée à exécuter les œuvres, c’est-à-dire qu’elle n’est pas titulaire de licence et n’est donc pas assujettie à des droits de licence.
[76] Dans la décision Performing Rights Organization of Canada Ltd./Société de droits d’exécution du Canada Ltée v. Lion d’Or (1981) Ltée. (1987), 16 F.T.R. 104, 17 C.P.R. (3d) 542 (C.F. 1re inst.), la Cour fédérale s’est penchée une nouvelle fois sur le fonctionnement du régime légal. La défenderesse était une propriétaire de cabaret qui avait refusé de se munir d’une licence auprès de la demanderesse, mais qui utilisait néanmoins des œuvres du répertoire de cette dernière dans son cabaret. La demanderesse a intenté une action pour violation du droit d’auteur. Lors de l’examen de la demande, la Cour fédérale a estimé que l’article de la Loi relatif aux recours (c’est-à-dire le paragraphe 50(9) de la version de 1970 de la Loi, S.R.C. 1970, ch. C-30, qui reprend le paragraphe 10B(8) de la Loi de 1936) ne s’appliquait qu’aux personnes qui avaient accepté de devenir titulaires d’une licence de la demanderesse. Faute de licence, le recours de la demanderesse était une action pour violation. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour fédérale s’est fondée sur le libellé précis de l’article relatif aux recours, qui disposait que les sommes figurant dans les états homologués étaient celles que la société pouvait percevoir ou réclamer légalement « en paiement des licences qu’elle a émises ou accordées ».
[77] À mon avis, selon l’interprétation qui leur est donnée dans cette série de précédents, les parties de la Loi relatives aux sociétés de perception de droits d’exécution visaient à encadrer les pratiques d’octroi de licences des sociétés de perception de droits d’exécution et non à les remplacer par un régime non consensuel. Ce point de vue est étayé par les renvois répétés aux licences et aux systèmes d’octroi de licences dans le libellé de ces dispositions. Il est également étayé par l’intervention limitée, mais importante, dans les activités des sociétés de perception de droits d’exécution.
[78] La seule modification apportée au régime qui allait au-delà de l’encadrement était la disposition relative à l’immunité contre les poursuites pour violation du droit d’auteur pour les personnes ayant payé ou offert de payer les sommes indiquées dans les états homologués des honoraires, redevances ou tantièmes. Comme je l’ai mentionné plus haut, cette mesure visait vraisemblablement à empêcher les sociétés de perception de droits d’exécution de contourner le régime légal en retirant leur répertoire du marché par leur refus d’accorder des licences.
[79] Le droit d’exécuter une œuvre moyennant le paiement du tarif homologué est souvent appelé [traduction] « licence légale ». Cette appellation est trompeuse, car la société de perception de droits d’exécution n’a pas accepté d’autoriser l’utilisateur en question à exécuter une œuvre de son répertoire, donc il n’y a pas de licence. La société a plutôt perdu son droit de percevoir ou de recouvrer par voie d’action toute somme supérieure au tarif homologué. Si l’effet concret est le même que celui d’une licence, les moyens par lesquels cet effet est produit sont sensiblement différents.
[80] Une licence est une autorisation d’exercer le droit exclusif d’un titulaire de droit d’auteur, tandis qu’une restriction des recours prive le titulaire d’un droit d’un recours contre l’exercice non autorisé de son droit exclusif.
[81] Par conséquent, je ne souscris pas à l’opinion exprimée par la Cour de l’Échiquier selon laquelle la Loi de 1936 a été à l’origine d’un changement radical dans le système d’octroi de licences :
[traduction] […] Il en résulte que les sociétés de perception de droits d’exécution n’ont désormais plus le droit de fixer les honoraires, redevances ou tantièmes pour émettre ou accorder leurs licences, mais, en lieu et place de leur ancien droit, elles ont obtenu le droit légal de percevoir ou réclamer judiciairement les droits certifiés comme homologués par le Tribunal d’appel du Droit d’auteur. Les droits pour une licence d’exécution des œuvres musicales dont une société de perception de droits d’exécution est titulaire ne relèvent plus d’un contrat entre la société et l’utilisateur de la musique, mais de ce qui est établi par le Tribunal d’appel du Droit d’auteur en vertu de la loi.
(Sandholm Holdings, à la page 67 [du C.P.R., à la page 253 du R.C. de l’É.].)
[82] Il est important de comprendre ce que la loi permet au Tribunal d’appel du droit d’auteur de faire. Le seul pouvoir du Tribunal est d’homologuer, avec ou sans modification, les droits proposés par une société. Bien que les droits soient « fixés » en ce sens que la société ne peut pas percevoir d’autres sommes ni intenter de poursuites pour d’autres sommes, les droits demeurent ceux établis par la société, et non par le Tribunal.
[83] De même, il est inexact de dire que la société dispose d’un [traduction] « droit légal de percevoir ou réclamer judiciairement les droits certifiés et homologués par le Tribunal d’appel du Droit d’auteur ». En fait, la disposition relative aux recours (paragraphe 10B(8) de la Loi de 1936; paragraphe 70(1) de la Loi de 1985) a pour effet de limiter la somme qu’une société de perception de droits d’exécution peut percevoir ou pour laquelle elle peut intenter des poursuites. À mon avis, par cette disposition, la Loi ne confère pas un droit; elle a plutôt pour objet de restreindre les recours. Avant les modifications de 1936, les sociétés de perception de droits d’exécution avaient le droit de percevoir et de réclamer par la voie judiciaire leurs droits de licence. La modification a eu pour effet de limiter la somme que les sociétés pouvaient percevoir ou recouvrer par voie d’action pour une licence de droits d’exécution.
[84] Le seul droit conféré par ces dispositions est l’immunité accordée aux utilisateurs qui paient ou offrent de payer les droits homologués pour l’exécution d’une œuvre protégée sans le consentement du titulaire du droit d’auteur.
[85] Tout cela pour dire que le régime de droits d’exécution instauré par la Loi de 1936 n’a pas transformé le système consensuel d’octroi de licences antérieur en un système non consensuel. Étant donné que les modifications et révisions ultérieures, jusqu’à la révision de 1985 du corpus législatif inclusivement, n’ont pas modifié le régime établi par la Loi de 1936, le droit est demeuré jusqu’en 1985 tel qu’il avait été constaté dans l’arrêt Vigneux. Cette conclusion toutefois ne répond pas à la question de savoir si les modifications apportées après la révision de la Loi en 1985 ont changé la nature du régime légal.
[86] Avant de poursuivre, je tiens à préciser que, puisque l’expression [traduction] « licence légale » est souvent utilisée, je continuerai à l’employer pour renvoyer à l’immunité contre les poursuites dont bénéficient les personnes qui paient ou offrent de payer les droits de licence homologués.
3) L’évolution législative : les modifications de 1988
[87] Étant donné les aléas qui accompagnent le processus de révision des lois, certaines modifications à la Loi qui ont été adoptées et ont reçu la sanction royale après 1985 ont été incluses dans les suppléments des Lois révisées : voir la Loi sur les Lois révisées du Canada (1985), L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 40, alinéa 12a).
[88] Les modifications de 1988 [de la Loi sur le droit d’auteur], dont la référence est L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, sont intéressantes pour deux raisons. Tout d’abord, les modifications instauraient pour la première fois un cadre légal pour la gestion collective de droits d’auteur autres que des droits d’exécution. Il s’agit d’un élément important pour le présent appel, qui concerne la gestion collective de droits de reproduction. Même si les modifications de 1988 n’étaient qu’une première étape dans ce processus, qui s’est achevé avec les modifications de 1997, elles donnent un aperçu du type de gestion collective qu’envisageait le législateur.
[89] La gestion collective diffère sensiblement du modèle de fonctionnement en vigueur à l’époque de la Loi de 1936. Les [traduction] « négociants en licences d’exécution » dont le comportement a été à l’origine de l’intervention législative faisaient l’acquisition de droits d’exécution auprès de titulaires de droits puis les exploitaient à leur propre profit. La gestion collective est la gestion des droits par les titulaires de droits (par l’intermédiaire d’une organisation sous leur autorité) pour leur propre bénéfice. La question qu’il faudra trancher est celle de savoir si ce changement a eu pour effet de modifier les objectifs du régime légal.
[90] La deuxième raison pour laquelle les modifications de 1988 sont intéressantes est qu’elles ont reconnu que les sociétés de gestion appelées « licensing bodies » en anglais, les précurseurs des sociétés de gestion appelées « collective societies » en anglais, pouvaient procéder à la gestion collective des droits d’auteur. Encore une fois, ce changement a pris toute son ampleur dans les modifications de 1997, lorsque toutes les personnes qui géraient des droits pour les titulaires de droits et au nom de ces derniers sont devenues des sociétés de gestion habilitées à s’engager dans la gestion collective de toute la gamme des droits d’auteur.
[91] Enfin, les modifications de 1988 sont intéressantes du point de vue de la gestion des droits d’exécution en raison des changements qu’elles apportaient à la disposition relative aux recours qui, comme il a été dit plus haut, occupe une place importante dans les observations d’Access Copyright en faveur de tarifs obligatoires.
a) Les sociétés de perception de droits d’exécution
[92] Les modifications de 1988 ont apporté plusieurs changements mineurs dans la partie de la Loi relative aux droits d’exécution, par exemple limiter la divulgation du répertoire aux œuvres d’exécution courante (au paragraphe 67(1)) et obliger à ce que les projets de tarif des droits à percevoir soient déposés dans « les deux langues officielles » (au paragraphe 67(2)). Ce dernier changement n’est pas mineur sur le plan de notre patrimoine linguistique, mais il l’est pour ce qui est de la gestion collective.
[93] L’utilisation du mot « droits » au lieu de l’expression « honoraires, redevances ou tantièmes » pour désigner les sommes à percevoir pour les licences est un autre changement important. Il serait difficile de soutenir d’une façon crédible que la portée du terme « droits » est plus large que celle des termes qu’il remplace, « honoraires, redevances ou tantièmes », qui sont les termes qui figuraient dans les versions antérieures des règles figurant au paragraphe 67(2). Selon toute vraisemblance, ce changement témoigne simplement de l’intention du rédacteur législatif de simplifier le libellé de la Loi, d’autant plus que l’équivalent du terme « droit » dans la version anglaise, « royalties », figure dans l’énumération servant à désigner les sommes pouvant être perçues depuis la Loi de 1936.
[94] Pour les besoins du présent appel, la modification la plus importante apportée en 1988 a été le remplacement du paragraphe 70(1) de la Loi de 1985 par le paragraphe 67.2(2) de la Loi de 1988. Ce changement est au cœur du débat sur le caractère obligatoire des tarifs homologués. Le paragraphe 70(1) était, pour l’essentiel, identique à la disposition originale (voir le paragraphe 10B(8) de la Loi de 1936), qui limitait le droit d’une société de perception de droits d’exécution de percevoir des sommes autres que celles figurant dans les états homologués. La disposition de substitution, c’est-à-dire le paragraphe 67.2(2), semble, plutôt que de limiter les recours disponibles, conférer aux sociétés de perception de droits d’exécution une plus grande marge de manœuvre lorsqu’elles cherchent à faire respecter leurs droits.
Version de 1985 |
Version de 1988 |
70. (1) Les états des honoraires, redevances ou tantièmes certifiés comme homologués par la Commission d’appel du droit d’auteur sont les honoraires, redevances ou tantièmes que l’association, la société ou la compagnie intéressée peut réclamer ou percevoir légalement en paiement des licences qu’elle a délivrées ou accordées pour l’exécution de toutes ses œuvres au Canada, ou de l’une quelconque d’entre elles, durant l’année civile suivante et à l’égard desquelles les états ont été déposés. |
67.2 … … (2) L’association, la société ou la personne morale peut, pour la période mentionnée au tarif homologué, percevoir les droits qui y figurent et, indépendamment de tout autre recours, en poursuivre le recouvrement en justice. |
[95] Comme je l’ai dit précédemment dans les présents motifs, la Loi de 1936 a limité la capacité des sociétés de perception de droits d’exécution d’exercer leur emprise sur le marché en imposant des prix non concurrentiels pour les licences de droits d’exécution. J’ai aussi affirmé que les modifications de 1936 ne conféraient pas précisément à ces sociétés le droit de percevoir ou de réclamer par la voie judiciaire leurs redevances puisque ce droit existait indépendamment de la Loi de 1936. En même temps, les sociétés de perception de droits d’exécution ont continué à bénéficier de recours en cas de violation si elles étaient soit titulaires des droits d’exécution des œuvres en question, soit autorisées par les titulaires de ces droits à engager des poursuites en leur nom.
[96] La question est donc de savoir si le paragraphe 67.2(2) crée de nouveaux mécanismes d’application de la loi pour les nouvelles obligations. Il s’agit d’une question importante, car les observations d’Access Copyright en faveur des tarifs obligatoires reposent largement sur le paragraphe 67.2(2) de la Loi de 1988 (qui est par la suite devenu le paragraphe 68.2(1) de la Loi de 1997 [Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur, L.C. 1997, ch. 24, article 45]).
[97] La valeur de l’argument voulant que le paragraphe 67.2(2) ajoute quelque chose au régime légal provient de la comparaison avec le paragraphe 70(1), que le paragraphe 67.2(2) a remplacé. La suppression de la mention des licences dans le paragraphe 67.2(2) étaye l’observation voulant que l’application du tarif ne soit plus liée aux systèmes d’octroi de licences des sociétés de perception de droits d’exécution. Access Copyright fait valoir que, par conséquent, le tarif homologué d’une société de perception de droits d’exécution peut être appliqué à quiconque viole le droit d’auteur à l’égard d’œuvres faisant partie de son répertoire.
[98] Pour qu’on puisse faire appliquer un droit, encore faut-il que ce droit existe. La disposition qui prévoit un recours ne crée pas automatiquement de nouveau droit que le recours garantit. Si le législateur avait affirmé sans ambiguïté que les personnes qui violent les droits d’exécution étaient tenues de payer des droits, alors le paragraphe 67.2(2) aurait servi de complément à cette déclaration en prévoyant les moyens par lesquels il peut être enjoint aux contrevenants de s’acquitter de leur obligation.
[99] S’il était affirmé sans ambiguïté que les contrevenants devaient payer le tarif homologué pour les droits d’exécution, le régime de droits d’exécution serait transformé radicalement. Les sociétés de perception de droits d’exécution seraient alors autorisées à percevoir des redevances non seulement auprès des personnes ayant accepté de devenir titulaires de licence, mais auprès de quiconque aurait violé le droit d’auteur à l’égard des œuvres faisant partie de leur répertoire. En fait, les contrevenants deviendraient, par une quelconque opération indéterminée, des titulaires de licence non consentants, ce qui est difficile à concilier avec la conception habituelle des systèmes d’octroi de licences.
[100] En outre, si la Loi avait été ainsi modifiée, les parties des articles 34 et 35 concernant les dommages-intérêts pour violation du droit d’auteur deviendraient en grande partie redondantes. Ces articles n’ont pas été remaniés comme ils l’auraient été si le régime établi par la Loi avait été modifié pour que les contrevenants soient traités de la même manière que les contrevenants tenus de payer des droits.
[101] L’interprétation que fait Access Copyright du paragraphe 67.2(2) repose sur une analyse décontextualisée. Pour interpréter ce paragraphe, il faut prendre en compte le contexte en examinant les modifications de 1988 dans leur ensemble. Comme dans les versions antérieures de la Loi, le paragraphe 67(1) de la Loi de 1988 oblige les sociétés de perception de droits d’exécution à déposer des listes de leur répertoire d’exécution courante. Le paragraphe 67(3), conformément aux versions antérieures de la Loi, oblige les sociétés de perception des droits d’exécution à déposer des projets de tarif des droits à percevoir pour les licences qu’elles accorderont pour l’exécution de ces œuvres. Le paragraphe 67.2(1) dispose qu’après la publication des projets de tarif de la société dans la Gazette du Canada, et après avoir entendu les observations de la société de perception des droits d’exécution et des opposants au projet de tarif, la Commission du droit d’auteur, qui est le successeur du Bureau du Droit d’auteur, certifie le projet de tarif, avec ou sans modification, lequel devient dès lors le tarif homologué. Ces dispositions ont toutes été reprises plus ou moins telles quelles depuis la Loi de 1936.
[102] Cela nous ramène au paragraphe 67.2(2). Les seuls projets de tarif que la Commission peut certifier et homologuer sont ceux déposés par les sociétés de perception de droits d’exécution à l’égard des droits pour les licences qu’elles accorderont, puisque ce sont les seuls dont elle est saisie. Par conséquent, l’expression « les droits qui y figurent » au paragraphe 67.2(2) ne peut renvoyer qu’aux droits à payer pour l’octroi d’une licence. Le fait qu’il ne soit pas fait mention au paragraphe 67.2(2) des « licences [que la société] accordera » est, à mon avis, sans conséquence. La société de perception de droits d’exécution ne peut toujours percevoir de droits qu’auprès des personnes qui ont accepté d’être assujetties à une licence.
b) Les sociétés de gestion
[103] Les articles 70.1 à 70.4 de la Loi de 1988 ont introduit la notion de « société de gestion ». L’article 70.1 définit ce que sont les sociétés de gestion, tandis que l’article 70.2 prévoit un mécanisme par lequel la Commission peut établir des droits ou modalités si une société de gestion et un titulaire de licence ne parviennent pas à s’entendre sur des modalités. L’article 70.3 dispose que la Commission ne peut exercer les pouvoirs qui lui sont conférés par l’article 70.2 si les parties parviennent à une entente. Enfin, l’article 70.4 porte sur la situation des parties si la Commission établit des droits et des modalités.
[104] L’élément nouveau apporté par la définition du terme « société de gestion » est celui de la gestion collective :
70.1 Pour l’application des articles 70.2 à 70.6, « société de gestion » vise l’association, la société ou la personne morale, autre qu’une association, une société ou une personne morale visée au paragraphe 67(1), qui se livre à la gestion collective du droit d’auteur au profit de ceux qui l’ont habilitée à cette fin, par voie de cession, licence, mandat ou autrement, lorsqu’elle administre un système d’octroi de licences, portant sur un répertoire d’œuvres de plusieurs auteurs, en vertu duquel elle établit les catégories d’utilisation, les droits et les modalités pour lesquels elle accepte d’autoriser l’accomplissement, au Canada, de tout acte mentionné à l’article 3 à l’égard de ces œuvres.
[105] Les sociétés de perception de droits d’exécution sont exclues de la définition de société de gestion du fait qu’on n’y retrouve pas les termes « association, société ou personne morale visée au paragraphe 67(1) ». Il s’ensuit que les sociétés de gestion s’occupent des droits d’auteur autres que les droits d’exécution.
[106] J’ai fait observer plus haut que la définition du terme « société de gestion » a été modifiée par la Loi en 1997. Les pouvoirs d’une société de gestion étaient limités comparativement à ceux des sociétés de perception de droits d’exécution. Les sociétés de gestion n’avaient ni le droit ni l’obligation de déposer des projets de tarif. La Loi prévoyait plutôt qu’elles négocieraient les licences avec les utilisateurs au nom des personnes les ayant autorisées à agir à ce titre. Ce rôle, manifestement, était celui que les sociétés de perception de droits d’exécution avaient toujours joué.
[107] Il a été dit plus haut que, lorsqu’une société de gestion et un utilisateur ne parvenaient pas à se mettre d’accord, l’article 70.2 autorisait la Commission à « fixer ces droits ou modalités » :
70.2 (1) À défaut d’une entente sur les droits ou les modalités y afférentes, relatifs à une licence autorisant l’intéressé à accomplir tel des actes mentionnés à l’article 3, la société de gestion ou l’intéressé, ou leurs représentants, peuvent, après en avoir avisé l’autre partie, demander à la Commission de fixer ces droits ou modalités.
[108] Si les parties parvenaient à s’entendre avant la fixation, la Commission perdait le pouvoir de fixer les droits et les modalités : voir le paragraphe 70.3(1) de la Loi de 1988. Les modifications de 1988 encadraient, dans le cas où il y avait fixation par la Commission, les droits et obligations en découlant, dans des termes rappelant ceux utilisés dans la partie de la Loi relative aux droits d’exécution :
70.4 L’intéressé peut, pour la période arrêtée par la Commission, accomplir les actes à l’égard desquels des droits ont été fixés, moyennant paiement ou offre de paiement de ces droits et conformément aux modalités y afférentes fixées par la Commission et à celles établies par la société de gestion au titre de son système d’octroi de licences. La société de gestion peut, pour la même période, percevoir les droits ainsi fixés et, indépendamment de tout autre recours, en poursuivre le recouvrement en justice. [Non souligné dans l’original.]
[109] À première vue, l’article 70.4 est un peu déroutant, car il introduit dans le domaine des sociétés de gestion, où les tarifs n’existent pas, des mesures de conformité que l’on trouve dans le domaine des sociétés de perception de droits d’exécution, où les tarifs existent. J’en parlerai lorsque j’examinerai la gestion collective sous le régime des modifications de 1997. À ce stade cependant, il convient de dégager ces mesures du libellé laconique de l’article 70.4, ce que je tente de faire dans le tableau ci-dessous.
[110] La colonne de gauche du tableau contient les paragraphes 67.2(2) et 67.2(3) de la partie de la Loi de 1988 relative aux droits d’exécution. La colonne du milieu contient l’article 70.4, décomposé et réorganisé afin de faciliter la comparaison de ses dispositions. La colonne de droite présente l’article 70.4 dans sa version originale :
Dispositions relatives aux droits d’exécution 67.2 […[ (2) L’association, la société ou la personne morale peut, pour la période mentionnée au tarif homologué, percevoir les droits qui y figurent et, indépendamment de tout autre recours, en poursuivre le recouvrement en justice. (3) Il ne peut être intenté aucun recours pour violation du droit d’exécution d’une œuvre visée au paragraphe 67(1) contre quiconque a payé ou offert de payer les droits figurant dans une déclaration homologuée. |
Article 70.4 décomposé [70.4] [...] La société de gestion peut, pour la […] période [arrêtée par la Commission], percevoir les droits ainsi fixés et, indépendamment de tout autre recours, en poursuivre le recouvrement en justice. 70.4 L’intéressé peut, pour la période arrêtée par la Commission, accomplir les actes à l’égard desquels des droits ont été fixés, moyennant paiement ou offre de paiement de ces droits et conformément aux modalités y afférentes fixées par la Commission et à celles établies par la société de gestion au titre de son système d’octroi de licences [...] |
Article 70.4 70.4 L’intéressé peut, pour la période arrêtée par la Commission, accomplir les actes à l’égard desquels des droits ont été fixés, moyennant paiement ou offre de paiement de ces droits et conformément aux modalités y afférentes fixées par la Commission et à celles établies par la société de gestion au titre de son système d’octroi de licences. La société de gestion peut, pour la même période, percevoir les droits ainsi fixés et, indépendamment de tout autre recours, en poursuivre le recouvrement en justice. |
[111] Comme le montre ce tableau, l’article 70.4 intègre deux éléments du régime de droits d’exécution, à savoir la disposition relative aux recours et la licence légale. L’importance de ces dispositions dépend de la réponse à la question de savoir si les décisions prises par la Commission en vertu de l’article 70.2 lient les parties à l’instance.
[112] La Cour suprême a répondu à cette question par la négative dans l’arrêt SODRAC. Le juge Rothstein, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a estimé que le contexte législatif étayait la conclusion selon laquelle « les modalités dont les licences sont assorties dans le cadre d’instances tenues en application de l’art. 70.2 ne lient pas automatiquement les utilisateurs » (SODRAC, paragraphe 105). Cette conclusion reposait sur le libellé de l’article 70.4 qui disposait que, lorsqu’il y a fixation des droits ou modalités, « l’intéressé peut [...] accomplir les actes à l’égard desquels des redevances ont été fixés, moyennant paiement ou offre de paiement de ces redevances » [souligné dans l’original]. Les juges majoritaires ont conclu que ce libellé montrait clairement que les utilisateurs pouvaient se prévaloir des modalités fixées par la Commission pour obtenir l’autorisation d’utiliser le répertoire en question, mais qu’ils n’étaient pas tenus d’accepter une licence selon ces modalités.
[113] Les juges majoritaires ont ajouté que la nature non contraignante de la licence dont les modalités sont fixées conformément à l’article 70.2 est compatible avec le principe général selon lequel aucune charge pécuniaire ne peut être imposée « aux sujets de ce pays [...] sauf en vertu d’une autorité légale claire et distincte » (SODRAC, paragraphe 107).
[114] En résumé, la Cour suprême a conclu que, bien que la Commission eût le pouvoir de fixer les modalités des licences en vertu de l’article 70.2, les utilisateurs conservaient la possibilité de décider de devenir ou non titulaires de licence. Autrement dit, dans l’arrêt SODRAC, la Cour suprême a conclu que les articles 70.1 à 70.4, tels qu’ils avaient été édictés lorsque la Loi a été modifiée en 1988, ne créaient pas de régime obligatoire.
[115] Si les décisions rendues en application de l’article 70.2 ne lient pas les parties, à quoi sert l’article 70.4? À mon avis, l’article 70.4, tout comme les dispositions relatives aux droits d’exécution qu’il incorpore, sert à donner effet à la décision de la Commission. La licence légale a été incorporée dans le même but que dans le régime des droits d’exécution. Elle empêche les titulaires de droits de rendre nul l’effet des décisions de la Commission en refusant de délivrer des licences selon les modalités fixées par la Commission. La disposition relative aux recours permet aux titulaires de droits de poursuivre les utilisateurs pour recouvrer les sommes dues au titre de la disposition relative à la licence légale, par exemple les sommes qu’une personne a offert de payer pour l’utilisation d’œuvres protégées, mais qu’elle n’a jamais payées. Sans l’article 70.4, le titulaire de droits cherchant à recouvrer de telles sommes se ferait opposer l’argument selon lequel le simple fait que la personne ait offert de payer suffisait à rendre irrecevable une action pour violation. Et puisque l’avantage engendré par l’offre était de nature légale, le titulaire des droits ne donnait aucune contrepartie pour l’offre. Cette disposition prévoit donc un recours utile pour les titulaires de droits.
[116] En résumé, les modifications apportées à la Loi en 1988 ont introduit une version des sociétés de gestion (licensing bodies en anglais) qui s’inspirait largement du régime applicable aux sociétés de perception de droits d’exécution. Là encore, il s’agit d’un régime qui prévoit des systèmes d’octroi de licences. Comme pour les dispositions relatives aux droits d’exécution, le rôle de la Commission quant à la fixation des droits et des modalités dans les dispositions relatives aux sociétés de gestion n’est pas de rendre des décisions imposant des tarifs aux utilisateurs qui refusaient de devenir titulaires de licence. L’article 70.4 confère tant au titulaire des droits qu’aux utilisateurs un recours dans le cas où on tenterait de contourner le régime.
4) L’évolution législative : les modifications de 1997
[117] Les modifications de 1997 (Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur, L.C. 1997, ch. 24) sont particulièrement pertinentes pour l’issue du présent appel, car elles ont introduit les sociétés de gestion telles qu’on les connaît à présent et ont divisé la gestion collective en deux volets. Comme je l’ai déjà souligné dans les présents motifs, les sociétés de gestion avaient auparavant un rôle limité. Dans les modifications de 1997, les sociétés de gestion ont été définies de manière à inclure à la fois les sociétés de perception de droits d’exécution et les sociétés de gestion, et leur rôle dans le processus d’établissement du tarif a été énoncé.
[118] Les modifications de 1997 ont maintenu le régime qui était auparavant administré par les sociétés de perception de droits d’exécution (que j’appellerai le régime de droits d’exécution) et ont ajouté un deuxième volet portant sur la gestion collective des droits d’auteur énoncés aux articles 3, 15, 18 et 21 (que j’appellerai le régime général). Les modifications de 1997 ont également modifié la portée du régime de droits d’exécution en y ajoutant la communication au public par télécommunication d’œuvres musicales, d’œuvres dramatico-musicales, de leurs prestations et d’enregistrements sonores constitués de ces œuvres, sous réserve d’une exception pour les personnes ayant une déficience perceptuelle.
[119] Les sociétés de gestion représentant les titulaires de droits en application du régime général pouvaient désormais (bien que ce ne fût pas obligatoire) déposer des projets de tarif des redevances à percevoir pour l’octroi de licences à l’égard de l’exercice de ces droits. En outre, les modifications donnaient aux sociétés de gestion concernées la possibilité de conclure des ententes avec les utilisateurs.
[120] Les questions soulevées en l’espèce relèvent du régime général, mais, comme je l’ai indiqué précédemment dans les présents motifs, les dispositions du régime de droits d’exécution sont pertinentes parce que certaines d’entre elles sont incorporées par renvoi au régime général et aussi parce qu’elles se ressemblent suffisamment pour que ce qui vaille pour l’une vaille probablement pour l’autre aussi.
[121] Dans les paragraphes qui suivent, je commencerai par analyser la définition du terme « société de gestion », puis je mettrai en évidence la similitude entre le régime de droits d’exécution et le régime général en examinant les dispositions des deux régimes.
a) Les sociétés de gestion
[122] Le terme société de gestion est défini ainsi à l’article 2 de la Loi (tous les renvois à des dispositions légales dans la présente section sont des renvois à la Loi de 1997) :
Définitions
2. […]
« société de gestion » Association, société ou personne morale autorisée — notamment par voie de cession, licence ou mandat — à se livrer à la gestion collective du droit d’auteur ou du droit à rémunération conféré par les articles 19 ou 81 pour l’exercice des activités suivantes :
a) l’administration d’un système d’octroi de licences portant sur un répertoire d’œuvres, de prestations, d’enregistrements sonores ou de signaux de communication de plusieurs auteurs, artistes-interprètes, producteurs d’enregistrements sonores ou radiodiffuseurs et en vertu duquel elle établit les catégories d’utilisation qu’elle autorise au titre de la présente loi ainsi que les redevances et modalités afférentes;
b) la perception et la répartition des redevances payables aux termes de la présente loi.
[123] Cette définition utilise les termes « [a]ssociation, société ou personne morale autorisée [...] à se livrer à la gestion collective ». Sont exclues les organisations qui ont acquis des droits auprès de leur titulaire initial et qui octroient ensuite des licences sur ces droits pour leur propre bénéfice. Ces organisations ont été appelées [traduction] « négociants en droits d’exécution » dans l’arrêt Vigneux (à la page 352). Cela témoigne sans aucun doute de l’évolution de la manière dont les titulaires de droits tirent profit de leurs droits. Cela dit, la situation à laquelle le législateur cherchait à remédier dans la Loi de 1936 était l’emprise sur le marché qui résultait de la concentration des droits d’auteur entre les mains de quelques personnes, et cette emprise a les mêmes conséquences indépendamment de la personne qui bénéficie de cette concentration.
[124] Il découle de cette définition qu’une société de gestion peut traiter deux types de droits : les droits d’auteur et le « droit à rémunération conféré par les articles 19 ou 81 ». Les droits d’auteur sont les droits définis aux articles 3, 15, 18 et 21, tandis que les droits à rémunération sont établis par les articles 19 et 81. Ces deux types de droits correspondent aux deux types d’activités exercées par les sociétés de gestion : l’administration d’un système d’octroi de licences (au titre de l’alinéa a) de la définition) à l’égard du droit d’auteur, et « la perception et la répartition des redevances » (au titre de l’alinéa b) de la définition) à l’égard du droit à rémunération.
[125] Les sociétés de gestion, telles qu’elles sont définies ci-dessus, jouent un rôle dans le processus d’établissement du tarif pour les droits d’exécution et le droit de communication au public par télécommunication, d’une part, et les droits énoncés aux articles 3, 15, 18 et 21, d’autre part. Compte tenu des observations que j’ai formulées plus haut quant à la similitude entre le régime de droits d’exécution et le régime général, je commencerai par examiner le régime de droits d’exécution.
b) Le régime de droits d’exécution
[126] L’article 67 de la Loi de 1997 est rédigé ainsi :
Demandes de renseignements
67. Les sociétés de gestion chargées d’octroyer des licences ou de percevoir des redevances pour l’exécution en public ou la communication au public par télécommunication — à l’exclusion de la communication visée au paragraphe 31(2) — d’œuvres musicales ou dramatico-musicales, de leurs prestations ou d’enregistrements sonores constitués de ces œuvres ou prestations, selon le cas, sont tenues de répondre aux demandes de renseignements raisonnables du public concernant le répertoire de telles œuvres ou prestations ou de tels enregistrements d’exécution courante dans un délai raisonnable.
[127] En employant l’expression « octroyer des licences ou [...] percevoir des redevances », le législateur s’est écarté du libellé des versions précédentes des dispositions de la Loi relatives aux sociétés de perception de droits d’exécution. À première vue, ce changement semble étayer l’affirmation d’Access Copyright selon laquelle la nature et l’effet des tarifs homologués par la Commission ont changé de manière à ce que les sociétés de gestion soient maintenant chargées de percevoir les redevances auprès des contrevenants.
[128] Puisque des redevances sont dues aux sociétés de gestion au titre de leurs contrats de licence, l’emploi de l’expression « percevoir des redevances » à l’article 67 confirmerait leur droit de percevoir ces redevances. Cette confirmation serait toutefois redondante puisque les sociétés de gestion ont toujours pu se prévaloir de leurs recours contractuels dans le cas des titulaires de licence.
[129] Cependant, l’emploi de l’expression « percevoir des redevances » à l’article 67 peut s’expliquer autrement : les sociétés de gestion peuvent percevoir des redevances en application de l’article 19 de la Loi.
[130] Les sociétés de gestion sont, par définition, des sociétés qui s’occupent de la gestion collective du droit d’auteur ou « du droit à rémunération conféré par les articles 19 ou 81 ». L’article 81 concerne les redevances sur les supports d’enregistrement et est sans incidence sur la présente analyse. L’article 19 quant à lui porte sur la rémunération équitable à laquelle ont droit les artistes-interprètes et les producteurs d’enregistrements sonores constitués d’œuvres lorsque ces enregistrements sont exécutés en public ou communiqués au public par télécommunication. Aux termes du paragraphe 19(2) de la Loi, les « redevances » sont la somme due au titre de la rémunération équitable. Ces redevances sont distinctes des sommes dues aux auteurs et compositeurs des œuvres.
[131] Les sociétés de gestion, d’après la définition du terme, sont appelées à exercer ces deux activités ou l’une d’entre elles : l’administration d’un système d’octroi de licences et « la perception et la répartition des redevances payables aux termes de la présente loi ». L’utilisation, à l’article 67, de l’expression « percevoir des redevances » renvoie à l’activité de perception et de répartition des redevances payables au titre de l’article 19, pour laquelle il n’existe aucun recours relatif à l’exécution des contrats. Par conséquent, la présence de l’expression « percevoir des redevances » à l’article 67 peut s’expliquer par l’existence de situations qui ne consistent pas à imposer un tarif à des personnes qui ne sont pas titulaires de licence.
[132] L’article 67 ne va pas plus loin. Il n’est pas un indice montrant que les sociétés de gestion peuvent percevoir des redevances sans égard au fait que l’utilisateur détienne ou non une licence.
[133] Étant donné que le régime de droits d’exécution concerne les sociétés de gestion qui administrent un système d’octroi de licences, il n’est pas étonnant que le reste du régime de droits d’exécution contienne les mêmes éléments que les dispositions relatives aux droits d’exécution qui figuraient dans les versions antérieures de la Loi.
[134] L’obligation, énoncée à la fin de l’article 67, de fournir sur demande des renseignements quant aux œuvres faisant partie du répertoire de la société de gestion est une variante de l’obligation de déposer la liste des œuvres faisant partie du répertoire de la société de perception de droits d’exécution, et cette variante mène au même résultat, mais demande moins d’efforts de la part de la société de gestion. On peut supposer que ce changement est dû à l’augmentation très importante du nombre d’œuvres musicales et dramatico-musicales existantes, ce qui a accru la charge de travail liée à l’établissement et au dépôt des listes d’œuvres. Quoi qu’il en soit, les membres du public peuvent vérifier quelles œuvres nécessiteraient qu’ils obtiennent une licence, ce qui était l’objectif de l’obligation initiale de déposer une liste.
[135] L’obligation pour la société de déposer un état des honoraires, redevances ou tantièmes à percevoir continue de s’appliquer aux sociétés de gestion soumises au régime de droits d’exécution, avec quelques modifications.
[136] L’article 67.1 est libellé ainsi :
Dépôt d’un projet de tarif
67.1 (1) Les sociétés visées à l’article 67 sont tenues de déposer auprès de la Commission, au plus tard le 31 mars précédant la cessation d’effet d’un tarif homologué au titre du paragraphe 68(3), un projet de tarif, dans les deux langues officielles, des redevances à percevoir.
[137] Les changements par rapport à l’ancienne formulation sont l’utilisation du mot « tarif » ainsi que la séparation de l’octroi de licences et des « redevances à percevoir ». Dans les versions antérieures de la Loi, l’obligation de déposer un état des honoraires, redevances ou tantièmes à percevo ir était liée à l’octroi de licences.
[138] Comme je l’ai précisé lorsque j’ai résumé les motifs de la Cour fédérale, cette dernière a accordé une certaine importance à l’utilisation du mot « tarif », qui désignerait selon elle une somme devant être payée. Ce n’est pas la première fois que le terme « tarif » figure dans la Loi. En fait, il a été utilisé pour la première fois dans la Loi de 1936, dans la note marginale du paragraphe 10(2), qui obligeait les sociétés de perception de droits d’exécution à déposer un état de tous honoraires, redevances ou tantièmes qu’elles se proposaient de percevoir pour l’octroi de licences. La note marginale était la suivante : « Tarifs des honoraires, redevances ou tantièmes à déposer annuellement ». Étant donné que, selon l’article 14 de la Loi d’interprétation, les notes marginales dans une loi « ne font pas partie » du texte, l’utilisation que l’on peut faire de cette occurrence du mot « tarif » est limitée. Tout ce que l’on peut dire est qu’il est possible qu’à un certain moment, le rédacteur législatif ait considéré que le terme « tarif » et l’expression « état des honoraires, redevances et tantièmes » étaient équivalents.
[139] Le mot « tarif », dans le corpus des lois, n’est pas utilisé que dans les occurrences relevées par la Cour fédérale. On retrouve notamment ce terme dans les parties de la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10 (la LTC), consacrées au transport ferroviaire.
[140] Aux termes de l’article 87 de la LTC, un « tarif » est un « [b]arème des prix, frais et autres conditions applicables au transport et aux services connexes ». Le tarif est fixé et publié par la compagnie de chemin de fer (articles 117 et 118) sous réserve de modifications par l’Office des transports du Canada (article 120.1 et paragraphe 120.1(5)). Les prix figurant dans le tarif sont les prix licites de la compagnie de chemin de fer (paragraphe 119(2)) et la compagnie de chemin de fer ne peut exiger un prix qui n’a pas été publié dans un tarif. La compagnie de chemin de fer est tenue de transporter les marchandises à être transportées par chemin de fer sur paiement du prix licitement exigible (paragraphe 113(2)).
[141] Nonobstant les prix figurant dans le tarif de la compagnie de chemin de fer, la compagnie et l’expéditeur peuvent conclure un contrat confidentiel établissant des prix sur mesure et les moyens que prendra la compagnie pour s’acquitter de ses obligations (article 126). L’Office des transports du Canada n’a pas le pouvoir de modifier les modalités des contrats confidentiels (article 120.1 et paragraphe 126(2)).
[142] Ces occurrences du mot « tarif » dans la LTC montrent que ce terme peut servir à désigner une entente en application de laquelle un barème de prix ou de frais (ou tarif) proposé par une organisation lie celle-ci, laquelle peut être contrainte de fournir un service donné sur paiement du prix. Ainsi, puisque le tarif est obligatoire ou contraignant, il lie la personne qui le propose. On peut voir une ressemblance entre cette utilisation du mot « tarif » et la manière dont les états des honoraires, redevances ou tantièmes des sociétés de perception de droits d’exécution avaient pour effet de limiter la somme que cette société pouvait percevoir auprès des titulaires de licences. Vue sous cet angle, l’utilisation du mot « tarif » à l’article 67.1 ne représente pas un changement de fond.
[143] Tout cela pour dire que les dispositions de la LTC montrent que le mot « tarif », examiné isolément, ne permet pas de déterminer l’effet qu’a le document appelé « tarif ». Son effet doit être déterminé après examen du régime établi par la loi.
[144] À l’égard de ses observations sur le caractère obligatoire du tarif, Access Copyright fait valoir qu’un tarif est un règlement et lie par conséquent tous les utilisateurs, et pas seulement ceux qui ont accepté de devenir titulaires de licence. Le paragraphe 2(1) de la Loi d’interprétation définit « règlement » de la manière suivante :
Définitions
2 (1) […]
[…]
règlement proprement dit, décret, ordonnance, proclamation, arrêté, règle judiciaire ou autre, règlement administratif, formulaire, tarif de droits, de frais ou d’honoraires, lettres patentes, commission, mandat, résolution ou autre acte pris :
a) soit dans l’exercice d’un pouvoir conféré sous le régime d’une loi fédérale;
b) soit par le gouverneur en conseil ou sous son autorité. (regulation)
[145] Access Copyright affirme qu’un tarif de redevances est un règlement parce qu’il s’agit d’un « tarif de droits, de frais ou d’honoraires [...] pris [...] sous le régime d’une loi fédérale ». Il ne fait aucun doute que la Loi oblige la Commission à examiner les projets de tarif déposés par les sociétés de gestion et à les homologuer, avec ou sans modification. Le tarif homologué est ensuite publié dans la Gazette du Canada. La question est de savoir si, ce faisant, la Commission « prend » le tarif, ce qui en ferait un règlement.
[146] La réponse la plus concise à cette observation est que la Commission ne prend pas de tarifs : elle homologue les projets de tarif qui lui sont soumis par les sociétés de gestion. Le fait que la Commission puisse modifier un projet de tarif ne fait pas d’elle une institution qui fixe des tarifs. La Commission ne peut pas, de sa propre initiative, établir un tarif en faveur d’une société qui ne lui a pas demandé de le faire.
[147] Ce raisonnement est confirmé lorsqu’on examine les pouvoirs de réglementation prévus dans la Loi de 1997. Cette dernière prévoit un certain nombre de circonstances dans lesquelles la Commission est expressément habilitée à prendre des règlements. Les dispositions suivantes, par exemple, portent sur la capacité de la Commission de prendre des règlements sur diverses questions :
• Paragraphe 29.9(2) : « La Commission peut, par règlement et avec l’approbation du gouverneur en conseil, préciser » les modalités de l’utilisation par les établissements d’enseignement de documents protégés.
• Paragraphe 76(4) : « Pour l’application du présent article, la Commission peut [...] b) fixer par règlement les délais de déchéance pour les réclamations » de redevances.
• Paragraphe 77(4) : « La Commission peut, par règlement, régir l’attribution des licences » lorsque le titulaire du droit d’auteur est introuvable.
• Alinéa 83(13)b) : « Pour l’application des paragraphes (11) et (12), la Commission peut [...] fixer par règlement des périodes » pendant lesquelles la rémunération peut être réclamée.
[148] Aucune de ces dispositions ne concerne les tarifs. Les modifications apportées à la Loi en 1988 ont constitué la Commission du droit d’auteur et ont défini de manière assez détaillée sa structure et ses pouvoirs. Les modifications de 1997 n’ont pas apporté de changement important à ces dispositions. Compte tenu de la place centrale qu’occupent les tarifs dans le mandat de la Commission, on s’attendrait à ce que, si des pouvoirs de réglementation lui étaient conférés, ils figurent dans les modifications constituant la Commission. Par conséquent, l’absence de tels pouvoirs montre que l’intention n’était pas de conférer des pouvoirs de réglementation à l’égard des tarifs. Les pouvoirs de réglementation de la Commission en ce qui concerne ses activités sont énoncés au paragraphe 66.6(1) de la Loi de 1988 :
Règlement
66.6 (1) La Commission peut, avec l’approbation du gouverneur en conseil, prendre des règlements régissant :
a) la pratique et la procédure des audiences, ainsi que le quorum;
b) les modalités, y compris les délais, d’établissement des demandes et les avis à donner;
c) l’établissement de formules pour les demandes et les avis;
d) de façon générale, l’exercice de ses activités, la gestion de ses affaires et les fonctions de son personnel.
[149] La Loi ne confère aucunement à la Commission le pouvoir de fixer des tarifs par voie de règlement.
[150] Enfin, pour bien définir le statut accordé aux tarifs homologués par la Commission, il faut savoir que, même si, à l’instar des règlements, ils sont publiés dans la Gazette du Canada, ils le sont dans la partie I, qui concerne les avis publics, les nominations officielles et les projets de règlement du gouvernement du Canada. Les règlements, en revanche, sont publiés dans la Partie II, qui rassemble les règlements, les décrets, les arrêtés et les proclamations : Gouvernement du Canada, « Parties de la Gazette du Canada » (dernière modification le 9 août 2019), en ligne : Gazette du Canada <http://www.gazette.gc.ca/cg-gc/lm-sp-fra.html#a5>. Pris isolément ce facteur ne mène pas nécessairement à une conclusion quant au statut juridique des tarifs; cependant, lorsqu’il est conjugué aux autres facteurs discutés ci-dessus, la seule conclusion raisonnable est que les tarifs de droits d’auteur ne sont pas des règlements.
[151] La dernière différence entre l’article 67.1 et sa version antérieure (l’article 67 de la Loi de 1988) est l’absence de toute référence à l’octroi de licences dans le projet de tarif devant être déposé par la société de gestion exerçant des activités encadrées par le régime de droits d’exécution. Comme je l’ai dit précédemment, la société de gestion est définie, dans la partie pertinente de l’article 2 de la Loi, comme étant une société qui est autorisée à se livrer à la gestion collective et qui administre un système d’octroi de licences. L’article 67 renvoie aux sociétés de gestion qui se livrent à l’octroi de licences pour l’exécution publique d’œuvres, ce qui se fait dans le cadre de l’exploitation d’un système d’octroi de licences. L’article 67.1, qui est examiné en l’espèce, porte sur « [l]es sociétés visées à l’article 67 ». Ces renvois répétés aux sociétés de gestion et aux systèmes d’octroi de licences laissent peu de place à la possibilité que le tarif proposé pour les redevances que percevra la société de gestion concerne autre chose que les redevances à percevoir pour l’octroi de licences.
[152] Pour en revenir au mécanisme établi dans le régime de droits d’exécution, le paragraphe 67.1(4) incite les sociétés de gestion tenues de déposer un projet de tarif à le faire. On se souviendra qu’aux termes de la Loi de 1936, une société de perception de droits d’exécution qui ne déposait pas d’état des honoraires, redevances ou tantièmes qu’elle se proposait de percevoir ne pouvait pas intenter d’action pour violation sans le consentement écrit du ministre. Cette mesure figure également dans la Loi de 1997 :
67.1 […]
[…]
Interdiction des recours
(4) Le non-dépôt du projet empêche, sauf autorisation écrite du ministre, 1’exercice de quelque recours que ce soit pour violation du droit d’exécution en public ou de communication au public par télécommunication visé à l’article 3 ou pour recouvrement des redevances visées à l’article 19.[153] Cette disposition diffère de la version originale, qui visait les sociétés qui n’avaient pas déposé la liste des œuvres de leur répertoire. Depuis les modifications de 1997, les sociétés ne sont plus tenues de déposer de listes; cependant, comme je l’ai déjà fait observer, elles doivent répondre aux demandes de renseignements. Par conséquent, l’élément qui ouvre droit aux actions judiciaires pour violation est l’omission de déposer un projet de tarif visant l’œuvre plutôt que le répertoire.
[154] La procédure d’approbation des projets de tarif reste sensiblement la même que dans les modifications de 1988 et les versions antérieures de la Loi.
[155] Les modifications de 1997 ont repris, avec de légères modifications, la disposition relative aux recours incluse dans la modification de 1988 (paragraphe 67.2(2)), laquelle a été renumérotée et est devenue le paragraphe 68.2(1). Cette disposition est reproduite ci-dessous; les modifications sont soulignées pour faciliter la comparaison :
Portée de l’homologation
68.2 (1) La société de gestion peut, pour la période mentionnée au tarif homologué, percevoir les redevances qui y figurent et, indépendamment de tout autre recours, le cas échéant, en poursuivre le recouvrement en justice. [Non souligné dans l’original.]
[156] Dans la version anglaise, le remplacement des expressions « society, association or corporation » et « approved statement » par « collective society » et « tariff » respectivement est sans conséquence. Toujours dans la version anglaise, le remplacement de « or » par « and » me semble également sans importance puisque « or » peut être une conjonction aussi bien qu’une disjonction : voir, par exemple, Essar Steel Algoma Inc. c. Jindal Steel and Power Limited, 2017 CAF 166, aux paragraphes 20 et 28.
[157] Dans la version française du paragraphe 68.2(1), le remplacement des mots « société, association ou compagnie » par « société de gestion » est parallèle à la version anglaise. Par contre, le mot « tarif » a été introduit dans les modifications de 1988 alors que la version anglaise avait conservé l’expression « statement of fees, charges or royalties ». Dans les modifications de 1988, l’expression « a proposed statement of fees, charges or royalties » dans la version anglaise a pour équivalent français « un projet de tarif ». Dans les modifications de 1997, le mot anglais « tariff » est rendu simplement par « tarif » en français. C’est là une autre indication que la Loi considère les expressions « état des honoraires, redevances et tantièmes » en français ou « statement of fees, charges or royalties » en anglais et « tarif » en français ou « tariff » en anglais comme étant équivalentes.
[158] Access Copyright soutient, en se fondant sur la juxtaposition du mot « tarif » et de l’expression « percevoir les redevances [...] et [...] en poursuivre le recouvrement en justice », associée à la suppression de toute mention des licences dans le paragraphe 68.2(1), que ce régime est un régime tarifaire obligatoire et non un système d’octroi de licences.
[159] Comme je l’ai fait observer plus haut, l’absence du mot « licence » au paragraphe 68.2(1) ne peut pas modifier la mission légale des sociétés de gestion, soit exploiter un système d’octroi de licences au profit des personnes qu’elles représentent.
[160] Dans la mesure où le paragraphe 68.2(1) constitue une disposition relative aux recours, la question qui se pose est celle de la source des droits que vient protéger le mécanisme d’exécution prévu au paragraphe 68.2(1). Autrement dit, si le régime établi est un régime tarifaire obligatoire, d’où vient l’obligation de payer des redevances (par opposition à des dommages-intérêts) en cas de violation?
[161] Il ressort clairement de la jurisprudence relative à la Loi de 1936 que le régime légal ne supplantait pas le modèle commercial existant des sociétés de perception de droits d’exécution. Il ne faisait que régir un aspect de cette activité, à savoir la fixation des prix. L’entreprise des sociétés de perception de droits d’exécution continuait d’être l’octroi de licences. La Loi de 1936 n’avait pas pour but de conférer aux sociétés des recours s’ajoutant à ceux dont elles disposaient déjà en vertu de leurs contrats de licence et des autres dispositions de la Loi prévoyant des recours en cas de violation.
[162] Si le paragraphe 68.2(1) doit être considéré comme créant un nouveau recours pour les sociétés de gestion, alors Access Copyright doit être en mesure de montrer quelle est la source du droit qu’elle revendique. L’utilisation qu’Access Copyright cherche à faire des modifications apportées au libellé est incompatible avec le fil conducteur liant les versions successives de la Loi. Il est assez clair que le rôle des sociétés de gestion est d’aider les artistes et les créateurs à faire respecter leurs droits. Cet objectif, aussi louable soit-il, n’est pas incompatible avec l’intérêt public consistant à régir l’emprise sur le marché résultant de la concentration des droits d’auteur entre les mains de quelques personnes. Du point de vue du consommateur, il n’y a pas de différence entre l’emprise sur le marché que possèdent les [traduction] « négociants en droits d’exécution » et celui que possèdent les sociétés de gestion.
[163] De plus, les modifications sur lesquelles se fonde Access Copyright, principalement le fait qu’il n’est pas fait mention de licences dans certaines dispositions, constitueraient une manière indirecte de modifier le droit. Dans l’arrêt R. c. Summers, 2014 CSC 26, [2014] 1 R.C.S. 575 (Summers), la Cour suprême a écrit que le législateur est présumé connaître le contexte juridique dans lequel il légifère et qu’il est « inconcevable » qu’il ait voulu changer une loi bien établie, « mais qu’il ne l’ait pas fait de manière explicite » ou qu’il s’en soit remis « à des inférences susceptibles d’être tirées de l’ordre d’apparition de certaines dispositions dans le Code criminel » (aux paragraphes 55 et 56).
[164] Au paragraphe 21 de l’arrêt R. c. D.L.W., 2016 CSC 22, [2016] 1 R.C.S. 402, la Cour suprême a examiné ces observations dans le contexte du principe de la stabilité du droit :
[…] En l’absence d’une intention contraire exprimée clairement par le législateur, une loi ne devrait pas être interprétée de façon à modifier substantiellement le droit, y compris la common law […] Ce principe, s’il est appliqué de façon trop stricte, peut mener au refus de donner effet à une modification que le législateur a souhaité faire. Cependant, il traduit l’idée, conforme au bon sens, que le législateur est censé connaître le droit existant et qu’il n’a probablement pas voulu y apporter de changements importants à moins de l’indiquer clairement […] Ce principe est exprimé aux par. 45(2) et (3) de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, qui disposent que la modification d’un texte ne suppose pas un changement des règles de droit et que son abrogation ne constitue pas une déclaration sur l’état antérieur du droit. [Renvois omis.]
(Voir également Namdarpour v. Vahman, 2019 BCCA 153, 23 B.C.L.R. (6th) 215, au paragraphe 30.)
[165] Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Summers, je considère qu’il serait, sinon « inconcevable », du moins extrêmement étonnant que le législateur décide de changer des règles de droit ayant cours depuis longtemps en faisant des suppressions mineures tout en conservant largement le texte et la structure des dispositions sur lesquelles reposait la version antérieure de la Loi.
[166] Dans la mesure où Access Copyright fait valoir qu’il y a obligation implicite de payer des redevances, on constate que les termes explicites que le législateur a utilisés pour créer des obligations financières aux articles 19 et 81 de la Loi de 1997, qui sont reproduits ci-dessous, ne sont pas utilisés pour les redevances :
Portée de l’homogation
19. (1) Sous réserve de l’article 20, l’artiste-interprète et le producteur ont chacun droit à une rémunération équitable pour l’exécution en public ou la communication au public par télécommunication — à l’exclusion de toute retransmission — de l’enregistrement sonore publié.
[…]
Droit à rémunération
81. (1) Conformément à la présente partie et sous réserve de ses autres dispositions, les auteurs, artistes-interprètes et producteurs admissibles ont droit, pour la copie à usage privé d’enregistrements sonores ou d’œuvres musicales ou de prestations d’œuvres musicales qui les constituent, à une rémunération versée par le fabricant ou l’importateur de supports audio vierges. [Non souligné dans l’original.]
[167] L’absence de termes équivalents établissant le droit aux redevances enlève beaucoup de poids à l’argument voulant que l’on puisse déduire l’existence d’un droit du fait que la Loi confère un recours. En tout état de cause, ce dernier raisonnement inverserait la maxime juridique selon laquelle « là où il y a un droit, il y a un recours » : arrêt Nevsun Resources Ltd. c. Araya, 2020 CSC 5, paragraphe 120.
[168] Il serait préférable de se demander pourquoi le paragraphe 68.2(1) serait nécessaire si les sociétés de gestion pouvaient faire valoir leurs droits contractuels dans tous les cas.
[169] Les observations formulées au paragraphe 115 des présents motifs concernant la partie de l’article 70.4 relative aux recours s’appliqueraient également au paragraphe 68.2(1). Sans le paragraphe 68.2(1), les titulaires de droits n’auraient aucun recours contre les personnes ne détenant pas de licence qui auraient offert de payer le tarif pour l’utilisation d’œuvres protégées et auraient ensuite utilisé les œuvres, mais qui auraient refusé ou omis de payer la somme promise. Les titulaires de droits ne disposeraient d’aucun recours sans le paragraphe 68.2(1), car ils ne fournissent pas de contrepartie pour l’offre de paiement puisque l’avantage que constitue l’utilisation des œuvres sans menace d’action pour violation est un avantage prévu par la loi et non une contrepartie donnée par le titulaire de droits. De plus, le titulaire de droits ne pourrait pas intenter d’action pour violation puisque l’offre de paiement, sous le régime de la licence légale (paragraphe 68.2(2)), interdit toute action pour violation.
[170] De toute façon, vu le libellé de la loi et son évolution au fil des ans, il est impossible de retenir l’argument d’Access Copyright selon lequel le recours prévu au paragraphe 68.2(1) lui permet de percevoir des redevances auprès de personnes qui ne sont pas titulaires de licence, c’est-à-dire des personnes violant le droit d’auteur.
[171] Le dernier élément du régime mis en place par la Loi de 1936, soit la disposition relative à la licence légale, est demeuré dans la Loi après les modifications de 1997 :
68.2 […]
Interdiction des recours
(2) Il ne peut être intenté aucun recours pour violation des droits d’exécution en public ou de communication au public par télécommunication visés à l’article 3 ou pour recouvrement des redevances visées à l’article 19 contre quiconque a payé ou offert de payer les redevances figurant au tarif homologué.
[172] La différence évidente entre le paragraphe 68.2(2) et sa version antérieure, le paragraphe 67.2(3) de la Loi de 1988, est l’ajout des termes « recouvrement des redevances visées à l’article 19 ». Ce changement ne modifie pas la nature du régime de droits d’exécution.
[173] Comme je l’ai dit au début de la présente analyse, les dispositions du régime de droits d’exécution ne sont pas en cause dans le présent appel, mais, en raison de l’incorporation par renvoi de certaines de ses dispositions dans le régime général, elles fournissent le contexte pour l’interprétation des dispositions du régime général. L’analyse qui précède montre que les éléments clés du mécanisme mis en place par la Loi de 1936 ont été repris jusque dans le régime de droits d’exécution de la Loi de 1997. À mon avis, les modifications apportées au libellé des dispositions en 1997 ne sont pas suffisantes pour qu’on y voie une modification de la nature du régime initial. Plus précisément, les renvois répétés aux systèmes d’octroi de licences soulignent l’intention continue du législateur de légiférer comme il l’a fait. Comme nous le verrons, cette même continuité est présente dans les dispositions de la Loi de 1997 concernant le régime général.
c) Le régime général
[174] Le régime général, tout comme le régime de droits d’exécution, commence par présenter les société[s] de gestion, au sens de l’article 2, auxquelles il s’applique. Cependant, alors que le régime de droits d’exécution porte sur les droits d’exécution énoncés à l’article 3 de la Loi, le régime général porte sur les autres droits énoncés à l’article 3, ainsi que sur les droits prévus aux articles 15, 18 et 21 de la Loi de 1997. Par conséquent, l’article 70.1, qui précise à quelles sociétés de gestion les dispositions du régime général s’appliquent, comporte quatre alinéas, chacun portant sur un de ces articles. Étant donné que le présent appel porte essentiellement sur les droits de reproduction, l’alinéa concernant ces droits (alinéa 70.1a) de la Loi de 1997) est reproduit ci-dessous :
Sociétés de gestion
70.1 Les articles 70.11 à 70.6 s’appliquent dans le cas des sociétés de gestion chargées d’octroyer des licences établissant :
a) à l’égard d’un répertoire d’œuvres de plusieurs auteurs, les catégories d’utilisation à l’égard desquelles l’accomplissement de tout acte mentionné à l’article 3 est autorisé ainsi que les redevances à verser et les modalités à respecter pour obtenir une licence;
Les alinéas concernant les autres droits suivent le même modèle.
[175] Comme c’est le cas pour le régime de droits d’exécution, le régime général concerne les sociétés de gestion qui gèrent un système d’octroi de licences. La définition de société de gestion, rappelons-le, renvoie également à la gestion d’un système d’octroi de licences. En outre, chaque alinéa de l’article 70.1 précise la nature du système d’octroi de licences pour chacun des articles qui crée des droits sur les œuvres. Aux termes de la version anglaise de l’alinéa 70.1a), le système d’octroi de licences est un système en vertu duquel la société établit les utilisations, les redevances et les modalités « upon which it authorizes the doing of an act mentioned in section 3 », qui pourrait se traduire par « pour lesquelles elle autorise l’accomplissement de tout acte mentionné à l’article 3 », à l’égard d’une œuvre. Je m’arrête ici pour souligner qu’une licence [traduction] « est un consentement du titulaire d’un droit à ce qu’une autre personne accomplisse un acte qui, sans la licence, violerait le droit de la personne qui accorde la licence » (Harold G. Fox, The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions, 4e éd. (Toronto : Carswell, 1969), à la page 285, cité dans l’arrêt Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129, 1998 CanLII 791, au paragraphe 49). Ainsi, l’alinéa 70.1a) incorpore également un renvoi à l’octroi de licences.
[176] La version française de l’alinéa 70.1a) rend les choses encore plus claires du fait qu’elle comporte cette précision : « à l’égard desquelles l’accomplissement de tout acte mentionné à l’article 3 est autorisé ainsi que les redevances à verser et les modalités à respecter pour obtenir une licence ». Ainsi, la définition de société [collective] donnée à l’article 2 de la Loi établit que les sociétés de gestion gèrent un système d’octroi de licences, tandis que les alinéas 70.1a), a.1), b) et c) précisent l’objet des licences visées à chacun de ces alinéas.
[177] L’obligation de divulgation au public, imposée par la Loi de 1936 et ses modifications subséquentes, que comporte le régime de droits d’exécution figure également dans le régime général à l’article 70.11 de la Loi de 1997. L’article 70.12 est une nouvelle disposition qui n’a figuré dans aucune des versions de la Loi antérieures à 1997. Il donne aux sociétés de gestion assujetties au régime général un choix dont ne bénéficient pas les sociétés assujetties au régime de droits d’exécution :
Projets de tarif ou ententes
70.12 Les sociétés de gestion peuvent, en vue d’établir par licence les redevances à verser et les modalités à respecter relativement aux catégories d’utilisation :
a) soit déposer auprès de la Commission un projet de tarif;
b) soit conclure des ententes avec les utilisateurs.
[178] Les sociétés de gestion assujetties au régime de droits d’exécution doivent déposer un projet de tarif à l’intérieur de certains délais : voir les paragraphes 67.1(1) et (2) de la Loi de 1997. Les sociétés de gestion assujetties au régime général peuvent déposer un projet de tarif auprès de la Commission. Il n’est pas négligeable que l’objectif du dépôt de ce projet de tarif soit d’établir par licence les redevances à verser et les modalités à respecter relativement aux catégories d’utilisation. Par conséquent, cette disposition n’est pas le signe que le dépôt d’un tarif et la conclusion d’ententes avec les utilisateurs mènent à des résultats différents. Il s’agit de façons différentes de faire la même chose.
[179] La Loi porte ensuite sur ces deux possibilités : les dispositions relatives aux tarifs se trouvent aux articles 70.13 à 70.19, tandis que celles relatives aux ententes avec les utilisateurs se trouvent aux articles 70.2 à 70.4.
[180] Les paragraphes 70.13(1) et (2) portent sur le moment auquel la société de gestion dépose son tarif. Dans ces deux paragraphes, il est précisé que les projets de tarif à déposer sont ceux des « redevances à percevoir [par la société de gestion] pour l’octroi de licences », ce qui dissipe les doutes qui pourraient subsister quant au fait que le régime tarifaire encadre l’octroi de licences.
[181] L’article 70.14 incorpore par renvoi les dispositions du régime de droits d’exécution qui portent sur la durée de validité du projet de tarif (paragraphe 67.1(3)), les exigences en matière de préavis à l’égard du projet de tarif (paragraphe 67.1(5)) et la procédure d’examen par la Commission du projet de tarif et de toute opposition à celui-ci (paragraphe 68(1)). Il s’agit là d’éléments essentiels de la Loi de 1936.
[182] Le paragraphe 70.15(1) prévoit l’approbation par la Commission du projet de tarif, avec ou sans modifications, en tenant compte des oppositions, le cas échéant. Le paragraphe 70.15(2) incorpore par renvoi les paragraphes 68(4) et 68.2(1) du régime de droits d’exécution. Le paragraphe 68(4) porte sur la publication du tarif dans la Gazette du Canada et d’autres questions concernant les avis, tandis que le paragraphe 68.2(1), que j’ai déjà analysé plus haut, porte sur les recours.
[183] Étant donné que j’ai analysé plus haut le paragraphe 68.2(1) lorsque j’ai examiné le régime de droits d’exécution ainsi que sa version antérieure (le paragraphe 67.2(2)) lorsque j’ai examiné les modifications de 1988, il reste peu à dire sur cette disposition. Elle est présente dans la Loi, sous une forme ou une autre, depuis la Loi de 1936. Les modifications apportées au libellé en 1988 et en 1997, lorsqu’elles sont interprétées dans leur contexte historique et en regard des autres dispositions de la Loi modifiée, ne peuvent aucunement avoir le sens qu’Access Copyright cherche à leur attribuer.
[184] L’article 70.17 reprend le libellé de la licence légale, avec une modification pour tenir compte des différents droits administrés conformément au régime général :
Interdiction des recours
70.17 Sous réserve de l’article 70.19, il ne peut être intenté aucun recours pour violation d’un droit prévu aux articles 3, 15, 18 ou 21 contre quiconque a payé ou offert de payer les redevances figurant au tarif homologué.
[185] Dans le cadre du régime de droits d’exécution, le paragraphe 68.2(2) interdit aux sociétés de gestion d’imposer à des utilisateurs des modalités qui leur sont plus favorables que les modalités de leur tarif homologué, car les utilisateurs peuvent obtenir l’immunité contre les actions en violation en remettant simplement la somme prévue au tarif. Dans le régime général, l’effet de l’article 70.17 serait le même, n’eût été l’effet des articles 70.19 et 70.191 :
Non-application des articles 70.17 et 70.18
70.19 Les articles 70.17 et 70.18 ne s’appliquent pas aux questions réglées par toute entente visée à l’alinéa 70.12b).
Entente
70.191 Le tarif homologué ne s’applique pas en cas de conclusion d’une entente entre une société de gestion et une personne autorisée à accomplir tel des actes visés aux articles 3, 15, 18 ou 21, selon le cas, si cette entente est exécutoire pendant la période d’application du tarif homologué.
[186] À mon avis, les articles 70.19 et 70.191 visent à empêcher que les ententes conclues par les sociétés de gestion soient remplacées par un tarif que la société pourrait obtenir pour la même catégorie d’utilisation. L’article 70.191 s’applique lorsque la société de gestion conclut une entente avec un utilisateur ou une catégorie d’utilisateurs auxquels un tarif homologué ultérieurement s’appliquerait sinon. Étant donné que les tarifs constituent une restriction à la capacité des sociétés de gestion d’imposer des modalités aux utilisateurs, l’article 70.19 apporte une certitude aux parties contractantes en cas d’approbation ultérieure de tarifs, en précisant que leur entente n’est pas invalidée par le tarif.
[187] L’article 70.19 s’applique lorsqu’une société de gestion négocie une entente avec une partie qui appartient à une catégorie assujettie à un tarif existant. Dans ce cas, les dispositions qui permettraient à l’utilisateur de résilier l’entente, à savoir les articles 70.17 et 70.18, ne s’appliquent pas, ce qui préserve les ententes négociées de bonne foi.
[188] Access Copyright présente ses observations sur cette question au paragraphe 91 de son mémoire des faits et du droit de la manière suivante :
[traduction] La reproduction et l’utilisation d’œuvres du répertoire par les utilisateurs n’entraînent l’application du tarif que lorsque les utilisateurs n’ont pas conclu d’entente avec la société de gestion en application de ces articles. Il serait absurde d’interpréter l’alinéa 70.12a) comme exigeant également que l’utilisateur accepte les modalités tarifaires pour que le tarif soit exécutoire.
[189] Si je comprends bien, Access Copyright soutient que, puisque l’alinéa 70.12b) prévoit implicitement l’accord de l’utilisateur, il n’y a aucune raison de croire que le consentement de l’utilisateur est nécessaire lorsqu’il s’agit du tarif visé à l’alinéa 70.12a).
[190] L’argument d’Access Copyright ne peut être retenu parce qu’il attribue au tarif un effet qu’il n’a pas. Les sociétés de gestion gèrent un système d’octroi de licences; le tarif homologué d’une société de gestion fixe les redevances à percevoir pour l’octroi des licences. L’instrument qui rend le tarif opposable aux utilisateurs est la licence que l’utilisateur accepte de la société de gestion. Ainsi, comme dans le cas d’une entente visée à l’alinéa 70.12b), le consentement de l’utilisateur est requis dans le cas d’une licence octroyée en application d’un tarif homologué. Il n’y a aucune incohérence entre les alinéas 70.12a) et b).
[191] En résumé, le régime général suit d’assez près la structure du régime de droits d’exécution, qui, à son tour, suit la structure des dispositions antérieures concernant les sociétés de perception de droits d’exécution. À cet égard, on peut voir la continuité depuis l’arrêt Vigneux et la jurisprudence qui en est issue jusqu’aux modifications relatives aux sociétés de gestion apportées à la Loi en 1997. Si l’on suit ce raisonnement, le processus d’établissement de tarifs existe afin de limiter l’emprise sur le marché des sociétés de gestion qui, en raison de leur pouvoir, sont en mesure d’imposer des conditions aux utilisateurs. Ce n’est pas dans l’intérêt du public. Cet aspect de la législation se voit dans l’exigence voulant que les tarifs soient homologués par une autorité publique et dans la possibilité donnée aux utilisateurs d’échapper aux moyens de pression des sociétés de gestion en payant ou en offrant de payer les redevances du tarif homologué.
[192] Toutefois, le régime général comprend des dispositions uniques permettant aux utilisateurs et aux sociétés de gestion de conclure des ententes selon des modalités acceptables pour les deux parties. Ces ententes sont protégées par des dispositions qui suspendent l’application d’autres dispositions qui sinon permettraient aux utilisateurs de se soustraire à l’entente.
[193] Il ne reste donc que la question des articles 70.2 à 70.4, qui portent sur le rôle de la Commission dans l’établissement des redevances et des modalités lorsqu’une société de gestion et un utilisateur ne concluent pas d’entente. Ces dispositions ont déjà été examinées dans les présents motifs, lors de l’examen de la Loi de 1988. L’arrêt SODRAC rendu par la Cour suprême confirme le point de vue selon lequel les sociétés de gestion gèrent les systèmes d’octroi de licences de manière à ce que, dans chaque cas, la question soit de savoir si l’utilisateur a accepté les modalités de la licence. Le fait que la Commission joue un rôle dans l’établissement de ces modalités ne dit rien sur la capacité d’un utilisateur d’accepter ou non une licence selon ces modalités.
[194] Les dispositions de la Loi dans leur version suivant les modifications de 1997 ont été reprises dans la Loi sur la modernisation du droit d’auteur, à l’exception de modifications mineures apportées à l’alinéa 67.1(4)a) et au paragraphe 68.2(2) pour qu’il y soit tenu compte des droits supplémentaires reconnus aux paragraphes 15(1.1) et 18(1.1). Ces changements n’ont aucune incidence sur l’analyse de l’effet des tarifs homologués sur les personnes qui ne sont pas titulaires de licence.
B. La jurisprudence
[195] Bien qu’il existe de nombreux exemples de poursuites fructueuses contre des personnes ayant violé le droit d’auteur, je n’ai pu trouver aucun précédent où la question du caractère exécutoire du tarif a été examinée en profondeur.
[196] Access Copyright a réussi à obtenir des jugements contre des propriétaires de magasins offrant des services de copie : voir les décisions Canadian Copyright Licensing Agency c. Apex Copy Centre, 2006 CF 470, [2006] A.C.F. no 575 (QL) (Apex); Canadian Copyright Licensing Agency c. U-Compute, 2005 CF 1644, [2005] A.C.F. no 2030 (QL) (U-Compute); Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Three Cent Copy Centre Ltd., 2012 CF 866, [2012] A.C.F. no 1073 (QL) (Three Cent). Dans les décisions Apex et Three Cent, le jugement a été rendu par défaut, tandis que dans la décision U-Compute, le jugement a été rendu par consentement. Le droit d’Access Copyright à obtenir un jugement n’a été contesté dans aucune de ces affaires.
[197] La SOCAN exerce des activités visant à faire respecter les droits d’auteur, mais elle est cessionnaire des droits d’auteur de ses membres (affiliés). Elle peut donc intenter des actions pour violation du droit d’auteur pour son propre compte : voir Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique du Canada c. Kicks Roadhouse Inc., 2005 CF 528, [2005] A.C.F. no 646 (QL), au paragraphe 4. Dans cette décision, la Cour fédérale a accueilli les poursuites pour violation de droits d’auteur intentées par la SOCAN et a accordé des dommages-intérêts, y compris des dommages-intérêts exemplaires, la restitution des bénéfices et une injonction interdisant aux défendeurs de commettre d’autres violations. En tant que titulaire du droit d’auteur, la SOCAN avait droit à ces mesures sans qu’elle ait à se fonder sur un tarif.
[198] Dans d’autres affaires, la SOCAN a intenté des actions en justice pour recouvrer des droits de licence auprès de personnes n’étant pas titulaires de licence. Dans un grand nombre de cas, elle a obtenu un jugement par défaut, de sorte que son droit de recouvrer des droits de licence, par opposition à des dommages-intérêts calculés en fonction de droits de licence, n’a pas été examiné : voir, entre autres, les décisions Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique du Canada c. 728859 Alberta Ltd., 2000 CanLII 15162, [2000] A.C.F. no 590 (QL) (1re inst.); et Canada (Society of Composers, Authors and Music Publishers) c. Bano Inc. (Green Bean Java Bistro), 2019 CF 1011.
[199] Par conséquent, je n’ai trouvé aucun précédent qui m’obligerait à changer d’opinion quant au caractère exécutoire des tarifs homologués par la Commission à l’égard des personnes n’étant pas titulaires de licence. Je reconnais qu’il y a eu application du tarif comme s’il était obligatoire, mais, à mon avis, il en a été ainsi parce qu’il y a eu la confusion entre l’application du tarif et l’adjudication de dommages-intérêts en fonction des sommes prévues au tarif. Il semble que cela a mené à la conclusion générale que les tarifs sont obligatoires puisqu’il a été jugé que le montant des dommages-intérêts se calculait en fonction des sommes prévues au tarif.
C. Considérations générales
[200] Access Copyright soulève une question légitime lorsqu’elle demande pourquoi les sociétés de gestion devraient supporter les coûts et les délais inhérents à l’approbation de tarifs si celui-ci n’est pas obligatoire. L’avantage du tarif est qu’il constitue un avis public quant aux modalités auxquelles la société de gestion est prête à octroyer une licence. Tant la société de gestion que les utilisateurs peuvent réaliser des économies grâce à la réduction des coûts liés aux opérations d’octroi de licences. Le tarif peut être un moyen d’y parvenir, bien qu’il soit peu probable que ces économies soient réalisables dans le contexte réglementaire actuel. La question de savoir si l’analyse coûts-avantages justifie le dépôt d’un projet de tarif dépendra de diverses circonstances, notamment la mesure dans laquelle le projet de tarif suscite des oppositions ainsi que la procédure suivie par la Commission pour traiter ces oppositions.
[201] La question de savoir si des tarifs non contraignants répondent à une logique financière pour les sociétés de gestion, bien qu’elle soit importante, au bout du compte ne peut servir à ce que les renvois répétés, dans les versions successives de la Loi, aux systèmes d’octroi de licences et à leur administration soient interprétés en faveur des sociétés de gestion.
[202] Tout ceci met en évidence le fait que le régime conjuguant société de gestion et tarif est un moyen de régir les systèmes d’octroi de licences qui, par définition, sont consensuels. Malgré les modifications apportées au libellé de la Loi entre 1936 et 2012, les renvois répétés aux systèmes d’octroi de licences et le maintien des éléments clés de la Loi de 1936 ne laissent guère de doute quant au fait que les tarifs ne sont pas obligatoires, c’est-à-dire que les sociétés de gestion n’ont pas le droit de faire appliquer les modalités de leur tarif homologué à des personnes qui ne sont pas titulaires de licence.
[203] Il convient également de noter que je n’ai pas perdu de vue le fait que la gestion collective a pour but d’aider les titulaires de droits à faire respecter leurs droits, en particulier à l’ère d’Internet. L’hypothèse qui sous-tend l’argument d’Access Copyright sur cette question est que, pour être efficace, le tarif doit être obligatoire. À mon sens, cela ne va pas de soi. L’avantage des sociétés de gestion est qu’elles permettent aux titulaires de droits de mettre en commun leurs ressources pour faire valoir leurs droits à moindre coût. Cet avantage existe même s’il n’y a pas de tarifs obligatoires. En outre, pour ce qui est des nombreuses possibilités de violation créées par Internet, il n’y pas de différence entre faire appliquer des tarifs obligatoires à l’égard de nombreux contrefacteurs individuels et intenter des actions en violation contre de nombreux contrefacteurs individuels. La mesure prévue par la Loi est la défense collective de droits, et non le remplacement d’un acte interdit par un autre.
D. Conclusion
[204] Par conséquent, je conclus qu’un tarif définitif ne serait pas opposable à l’Université, parce que les tarifs ne lient pas les personnes qui ne sont pas titulaires de licence. Si les tarifs définitifs ne sont pas contraignants, la conclusion ne peut guère être différente pour un tarif provisoire.
[205] Les violations de droit d’auteur ne transforment pas les contrevenants en titulaires de licence tenus de payer des redevances. Les personnes commettant une violation peuvent faire l’objet d’une action en violation et être tenues de payer des dommages-intérêts, mais uniquement sur demande du titulaire du droit d’auteur, de son cessionnaire ou du titulaire d’une licence exclusive. Lors de l’audience devant notre Cour, Access Copyright a admis avec franchise que, compte tenu de ses ententes avec ses membres, elle ne peut pas poursuivre l’Université pour violation du droit d’auteur si tout ou partie des copies réalisées par l’Université sont des copies contrefaites. Cependant, Access Copyright revendique le droit de faire appliquer le tarif à l’égard des contrefacteurs qui ne sont pas titulaires de licence; or, si le tarif n’est pas obligatoire, il ne peut y avoir de droit de le faire appliquer.
[206] Par conséquent, la question de la validité des Lignes directrices de l’Université comme moyen de défense contre l’action d’Access Copyright ne se pose pas étant donné que le tarif n’est pas obligatoire et qu’Access Copyright ne peut pas intenter d’action en violation du droit d’auteur. Par conséquent, j’accueillerais l’appel interjeté par l’Université contre le jugement de la Cour fédérale avec dépens, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale et je rejetterais l’action d’Access Copyright avec dépens.
VIII. La demande reconventionnelle de l’Université
[207] En réaction à l’action intentée par Access Copyright pour faire appliquer son tarif provisoire, l’Université a déposé une demande reconventionnelle afin d’obtenir une déclaration selon laquelle les copies faites conformément à ses Lignes directrices constituaient une utilisation équitable au sens de l’article 29 de la Loi. Autrement dit, ces copies ne constituent pas une violation du droit d’auteur des titulaires de droits.
[208] La Cour fédérale a rejeté la demande reconventionnelle de l’Université au motif que les Lignes directrices n’étaient pas équitables, de sorte que les copies réalisées conformément aux Lignes directrices ne constituaient pas nécessairement une utilisation équitable.
[209] L’Université conteste cette conclusion et Access Copyright demande sa confirmation. Divers intervenants ont pris position pour et contre cette conclusion. En fin de compte, pour trancher la question en litige, il faut appliquer aux Lignes directrices les facteurs liés au caractère équitable énoncés dans l’arrêt CCH. Dans l’analyse qui suit, je résumerai la conclusion de la Cour fédérale quant à chacun des facteurs établis dans l’arrêt CCH, ainsi que les observations des parties quant à la conclusion de la Cour fédérale. J’examinerai ensuite le droit tel qu’il est énoncé dans l’arrêt CCH et appliqué dans les arrêts Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada, 2012 CSC 36, [2012] 2 R.C.S. 326 (SOCAN), et Alberta (Éducation) (collectivement, la trilogie), après quoi j’examinerai la conclusion de la Cour fédérale.
A. L’utilisation équitable
[210] Dans l’arrêt CCH, la Cour suprême a adopté les critères établis par notre Cour, sous la plume du juge Linden : voir l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2002 CAF 187, [2002] 4 C.F. 213, au paragraphe 150. La Cour suprême a repris ces critères dans ces mots : « (1) le but de l’utilisation; (2) la nature de l’utilisation; (3) l’ampleur de l’utilisation; (4) les solutions de rechange à l’utilisation; (5) la nature de l’œuvre; (6) l’effet de l’utilisation sur l’œuvre » (CCH, au paragraphe 53).
[211] Par la suite, dans l’arrêt SOCAN, la Cour suprême a établi que le processus servant à évaluer si l’utilisation est équitable comprenait deux volets (au paragraphe 13) :
Le critère établi dans CCH relativement à l’utilisation équitable comporte deux volets. Premièrement, l’utilisation a‑t‑elle pour but l’« étude privée » ou la « recherche », les deux fins permises à l’art. 29? Deuxièmement, l’utilisation est‑elle « équitable »? Il incombe à la personne qui invoque l’« utilisation équitable » de satisfaire aux deux volets.
Ce faisant, la Cour a dégagé une question préliminaire implicite dans l’analyse effectuée dans l’arrêt CCH : l’utilisation équitable alléguée relève-t-elle des « fins permises » énoncées aux articles 29 à 29.2? En l’espèce, la fin permise est l’éducation, figurant à l’article 29. Ce fait n’est pas contesté.
1) Le but de l’utilisation
[212] Une fois la question préliminaire tranchée, l’analyse porte sur les facteurs établis dans l’arrêt CCH, dont le premier est le « but de l’utilisation » [au paragraphe 33]. La Cour fédérale a estimé que le « but » à ce stade de l’analyse était le but du point de vue de l’utilisateur. La Cour a conclu qu’il y avait deux utilisateurs, l’université « qui assemble du matériel et qui reproduit et distribue le matériel à titre d’éditeur, et l’étudiant qui est l’utilisateur final du matériel » : décision de la Cour fédérale, au paragraphe 264.
[213] La Cour fédérale a noté que, dans l’arrêt CCH, la Cour suprême avait examiné la question du but de l’utilisation en se plaçant du point de vue de la politique de la Grande bibliothèque « et des garanties pour assurer que la reproduction [avait été] faite à des fins de recherche » : décision de la Cour fédérale, au paragraphe 265. La Cour fédérale a pris note que la Cour suprême avait également examiné la question des garanties dans l’arrêt SOCAN. La Cour fédérale a comparé l’importance donnée aux garanties dans la trilogie à la situation de l’Université. Elle a estimé [au paragraphe 266] que les garanties étaient quasiment inexistantes dans le système de l’Université où personne n’a pris de mesures (« n’a joué un rôle ») pour garantir le respect des Lignes directrices. La Cour a conclu que l’absence de garanties tendait vers une situation d’iniquité.
[214] La Cour a conclu [au paragraphe 268] que la question, dans l’examen du « but de l’utilisation » (que la Commission du droit d’auteur appelle en anglais « goal of the dealing » plutôt que « purpose of the dealing »), était de savoir s’il était équitable de permettre aux étudiants d’avoir accès aux documents dont ils ont besoin pour leur éducation. Elle a ajouté que, pris isolément, ce facteur tendait vers le caractère équitable. Elle s’est ensuite penchée sur les motivations de l’Université et a conclu que l’Université avait créé les Lignes directrices et exercé ses activités conformément à celles-ci « principalement pour obtenir gratuitement ce qu’elle payait précédemment » : décision de la Cour fédérale, au paragraphe 272. La Cour a ensuite déclaré qu’« [o]n peut légitimement se demander comment ces “œuvres gratuites” pourraient être équitables si le caractère équitable englobe l’avantage unilatéral de plus d’une personne » : décision de la Cour fédérale, au paragraphe 272.
[215] En fin de compte, la Cour fédérale a conclu que l’utilisation avait deux buts. L’éducation des étudiants était un but principal, mais le but de l’Université consistait également à « continuer à augmenter le nombre d’inscriptions en réduisant les coûts pour les étudiants, grâce aux économies réalisées lors d’autres activités de l’université » : décision de la Cour fédérale, au paragraphe 273.
[216] L’Université a relevé trois erreurs dans la décision de la Cour fédérale sur cette question. Premièrement, elle a soutenu que la Cour avait commis une erreur en concluant qu’il y avait deux utilisateurs : l’Université, ses professeurs et son personnel d’une part, et les étudiants d’autre part. S’appuyant sur l’utilisation en symbiose par les enseignants et les élèves à laquelle il a été conclu dans l’arrêt Alberta (Éducation), l’Université affirme qu’il y a un seul utilisateur : l’étudiant. Deuxièmement, l’Université conteste les observations de la Cour au sujet de sa motivation. Elle affirme que, tout comme dans l’arrêt Alberta (Éducation), l’Université et les étudiants ne poursuivent pas des fins distinctes et que l’Université n’a pas de motif inavoué. Selon l’Université, il convient d’examiner la question du but du point de vue de l’utilisateur, à savoir l’étudiant.
[217] Troisièmement, l’Université affirme que la Cour fédérale a commis une erreur dans son examen des garanties, examen qui fait l’objet des arrêts CCH et SOCAN. Elle souligne que, dans ces affaires, ni la Grande bibliothèque ni les services de musique en ligne eux-mêmes n’avaient pour but la recherche ou l’étude privée de manière à ce que des garanties aient été nécessaires pour assurer que les copies étaient effectuées à des fins de recherche ou d’étude privée. L’Université soutient que, puisque [traduction] « l’objectif de l’auteur des copies (l’Université) et celui de l’utilisateur (l’étudiant) se confondent en l’espèce (l’éducation), le juge de première instance n’avait pas besoin d’examiner les garanties raisonnables assurant que la reproduction était faite à des fins permises au titre de l’utilisation équitable » : mémoire des faits et du droit de l’Université, au paragraphe 49. Une fois de plus, l’Université a attribué cette erreur au fait que la Cour avait envisagé la question sous le mauvais angle, c’est-à-dire du point de vue de l’Université plutôt que de celui de l’étudiant.
[218] Access Copyright est en faveur de la décision de la Cour fédérale. Elle souligne que l’arrêt Alberta (Éducation) rendu par la Cour suprême permettait à la Cour fédérale d’évaluer le but que visait l’Université par la rédaction et la mise en œuvre des Lignes directrices. Access Copyright affirme que les conclusions de la Cour fédérale quant à la motivation de l’Université sont fondées au regard des éléments de preuve dont elle disposait.
[219] Le débat quant au point de vue à adopter pour examiner les facteurs établis dans l’arrêt CCH nous oblige à examiner le raisonnement suivi par la Cour suprême dans la trilogie. La question a été formulée de la façon suivante au paragraphe 63 de l’arrêt CCH : « [L]e Barreau est-il tenu de prouver que chacun des usagers utilise de manière équitable les ouvrages mis à sa disposition, ou peut-il s’appuyer sur sa pratique générale pour établir le caractère équitable de l’utilisation? » La Cour y a répondu ainsi :
[…] Je conclus que ce dernier élément suffit [...] « Utilisation » ne renvoie pas à un acte individuel, mais bien à une pratique ou à un système [...] La personne ou l’établissement qui invoque l’exception prévue à l’art. 29 doit seulement prouver qu’il a utilisé l’œuvre protégée aux fins de recherche ou d’étude privée et que cette utilisation était équitable. Il peut le faire en établissant soit que ses propres pratiques et politiques étaient axées sur la recherche et équitables, soit que toutes les utilisations individuelles des ouvrages étaient de fait axées sur la recherche et équitables.
(CCH, au paragraphe 63.)
[220] Ce qu’il faut retenir de ce passage est que les établissements qui autorisent ou effectuent la reproduction en invoquant l’utilisation équitable n’ont pas à prouver l’utilisation équitable par chacun de leurs usagers. Ils peuvent s’acquitter du fardeau d’établir l’utilisation équitable en montrant que l’utilisation par l’établissement était équitable. Lorsqu’elle a examiné les facteurs liés au caractère équitable à l’égard de la Grande bibliothèque, la Cour s’est placée du point de vue de la Grande bibliothèque, comme le montrent les brefs extraits suivants :
• But de l’utilisation : « La Politique d’accès et ses garanties incitent à conclure que l’utilisation était équitable [...] Cette politique garantit raisonnablement que les ouvrages seront utilisés aux fins de recherche et d’étude privée » (paragraphe 66).
• Nature de l’utilisation : « La nature de l’utilisation des ouvrages des éditeurs par le Barreau permet également de conclure à son caractère équitable » (paragraphe 67).
• Ampleur de l’utilisation : « La Politique d’accès précise que la Grande bibliothèque veille à ce que l’ampleur de l’utilisation des œuvres protégées par le droit d’auteur demeure raisonnable [...] une demande portant sur plus de cinq pour cent d’une source secondaire sera soumise à l’approbation d’un bibliothécaire de référence qui, en fin de compte, pourra la refuser. Cela porte à croire que l’utilisation des œuvres des éditeurs par le Barreau est équitable » (paragraphe 68).
• Solutions de rechange à l’utilisation : « Il ne semble pas y avoir de solutions de rechange au service de photocopie offert par la Grande bibliothèque » (paragraphe 69).
• Nature de l’œuvre : « Je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire que la nature des œuvres en cause — les décisions judiciaires et d’autres œuvres essentielles à la recherche juridique — porte à croire que leur utilisation par le Barreau était équitable » (paragraphe 71).
[221] Le dernier facteur, c’est-à-dire l’effet de l’utilisation sur l’œuvre, a également été mentionné, mais il a été examiné sur la base de l’absence d’éléments de preuve, la Cour faisant observer que les éditeurs, qui avaient accès aux éléments de preuve, les auraient présentés s’il avait été dans leur intérêt de le faire.
[222] Cette brève récapitulation montre clairement que, dans l’arrêt CCH, la Cour a examiné la question de l’utilisation équitable du point de vue de la Grande bibliothèque (j’utiliserai indifféremment « Barreau » et « Grande bibliothèque » dans les présents motifs), étant donné que cette dernière se fondait sur sa politique. Dans l’arrêt SOCAN, la question de la perspective appropriée s’est posée dans le contexte de l’offre, par des services de musique en ligne, d’une fonction d’« écoute préalable » permettant aux utilisateurs d’écouter de brefs extraits d’œuvres musicales avant de les acheter. D’après les éléments de preuve, les utilisateurs écoutaient dix extraits pour chaque œuvre achetée. La SOCAN demandait qu’une somme soit exigible pour l’écoute de ces extraits.
[223] L’arrêt SOCAN ne porte pas sur des lignes directrices en tant que telles, mais, comme dans l’arrêt CCH, l’utilisation d’œuvres protégées par le droit d’auteur se fait dans le cadre d’une structure définie établie par une personne autre que l’utilisateur. Contrairement à ce qui s’est produit dans l’affaire CCH, les personnes qui accédaient aux extraits le faisaient pour leur propre compte. Dans l’affaire CCH, l’auteur des copies était la Grande Bibliothèque, qui agissait au nom de ses usagers. Il y avait donc un lien plus direct entre l’utilisateur et l’œuvre protégée dans l’affaire SOCAN que dans l’affaire CCH.
[224] Ainsi, il n’est pas étonnant que la Cour suprême ait conclu que le point de vue à adopter était celui des personnes qui écoutaient les extraits. Le but de l’utilisation, le premier facteur lié au caractère équitable, était donc celui des utilisateurs et consistait à chercher et à trouver de la musique à acheter en ligne.
[225] Pour en arriver à cette conclusion, la Cour suprême s’est fondée sur l’arrêt CCH et a affirmé que « [l]a Cour analyse la situation du point de vue non pas de la bibliothèque mais de l’utilisateur, l’avocat, dont la fin poursuivie est la recherche juridique » : arrêt SOCAN, au paragraphe 29. En toute déférence, cette affirmation est incompatible avec la position adoptée par la Cour suprême dans l’arrêt CCH quant à la question qu’elle s’est posée au paragraphe 63 — « le Barreau [...] peut-il s’appuyer sur sa pratique générale pour établir le caractère équitable de l’utilisation? » — et à laquelle elle a répondu par l’affirmative. Dans le reste de son analyse, la Cour suprême s’est concentrée sur la politique et les pratiques de la Grande bibliothèque.
[226] Le passage pertinent de l’arrêt CCH sur lequel la Cour suprême s’est fondée dans l’arrêt SOCAN est le suivant :
Le service de photocopie du Barreau est offert aux fins de recherche, de compte rendu et d’étude privée. La Politique d’accès du Barreau dispose que « [l]es usagers de la Grande bibliothèque peuvent obtenir une seule copie des documents faisant partie de sa collection à des fins de compte rendu, d’étude privée, de recherche ou de critique ou aux fins d’une instance judiciaire ou d’une audience devant un organisme gouvernemental. » C’est aux fins de recherche que les membres du personnel de la Grande bibliothèque photocopient sur demande décisions, lois, extraits de textes juridiques ou articles de doctrine. Même si la recherche documentaire et la photocopie d’ouvrages juridiques ne constituent pas de la recherche comme telle, elles sont nécessaires au processus de recherche et en font donc partie. La reproduction d’ouvrages juridiques est effectuée aux fins de recherche en ce qu’il s’agit d’un élément essentiel du processus de recherche juridique. La photocopie n’a aucune autre fin; le Barreau ne tire aucun bénéfice de ce service. Le service de photocopie du Barreau contribue simplement à faire en sorte que les juristes de l’Ontario aient accès aux ouvrages nécessaires à la recherche que demande l’exercice du droit. En somme, ce service fait partie intégrante du processus de recherche juridique, et la fin qui le sous-tend est conforme à l’art. 29 de la Loi sur le droit d’auteur. [Non souligné dans l’original.]
(CCH, au paragraphe 64.)
[227] Dans ce paragraphe, il n’est question des usagers que lorsque la Cour suprême reconnaît que le service de photocopie contribue à ce que les juristes de l’Ontario aient accès aux ouvrages nécessaires à l’exercice du droit. La politique en matière d’utilisation équitable dont se dote une institution doit nécessairement tenir compte des utilisateurs finaux puisque les institutions en tant que telles n’effectuent pas de recherche ni d’étude privée. L’analyse de la politique de la Grande bibliothèque faite par la Cour était fondée sur la prémisse selon laquelle, en tant qu’auteur des copies, la Grande bibliothèque pouvait s’appuyer sur sa politique pour se conformer aux règles de l’utilisation équitable. Avec tout le respect que je dois à la Cour suprême, à mon avis, sa conclusion quant à cet élément de l’analyse dans l’arrêt CCH a été tirée per incuriam.
[228] La question de la perspective appropriée s’est à nouveau posée dans l’arrêt Alberta (Éducation), qui portait sur la production de copies dans les écoles élémentaires et secondaires. Le jugement portait sur des copies que la Commission du droit d’auteur présentait comme étant des copies de la catégorie 4, c’est-à-dire des copies que l’enseignant fait de son propre chef et qu’il donne à lire aux élèves. Les autres copies en cause devant la Commission étaient celles faites à la demande d’un élève. La Commission a estimé que, puisqu’aucune copie de catégorie 4 n’avait été réalisée à la demande d’un élève, les copies n’étaient donc pas réalisées dans un but de recherche ou d’étude privée. Notre Cour a donné raison à la Commission, car elle a conclu que le véritable objectif des copies était l’enseignement et non l’étude privée.
[229] La Cour suprême n’a pas souscrit à cette conclusion. Elle a d’abord examiné certains jugements rendus au Royaume-Uni et en Nouvelle-Zélande et a conclu que, étant donné qu’ils concernaient des préparateurs commerciaux de « cahiers de cours », ils n’étaient pas pertinents, car les préparateurs de cours s’étaient approprié l’objectif des utilisateurs finaux pour échapper à leur responsabilité à l’égard de violations du droit d’auteur. La Cour suprême a résumé sa position ainsi :
Donc, dans la mesure où elles sont pertinentes, ces affaires permettent d’affirmer non pas que la « recherche » et l’« étude privée » sont incompatibles avec l’enseignement, mais plutôt que l’auteur des copies ne peut dissimuler la fin distincte qu’il poursuit en l’amalgamant avec la recherche ou l’étude à laquelle s’adonne l’utilisateur final.
(Alberta (Éducation), au paragraphe 21.)
[230] La Cour a ensuite déclaré que, même si l’utilisation équitable est un droit des utilisateurs et que par conséquent le point de vue à adopter est celui de ces derniers, le but de l’auteur des copies peut tout de même être pertinent lors de l’examen du caractère équitable. Ainsi, la conclusion voulant que l’auteur des copies se cache derrière le paravent de la fin permise pour l’utilisateur afin de camoufler la fin distincte qu’il poursuit est pertinente quand il s’agit d’analyser le caractère équitable.
[231] La Cour a rejeté l’observation de la Commission selon laquelle les enseignants et les élèves avaient des points de vue différents, estimant que les enseignants et les élèves poursuivaient en symbiose une même fin. Selon la Cour suprême, « [d]ans le contexte scolaire, enseignement et recherche ou étude privée sont tautologiques » : Alberta (Éducation), au paragraphe 23. La Cour suprême a également rejeté l’idée que, du fait que les élèves n’avaient pas demandé de copies, on pouvait établir une distinction avec l’affaire CCH. Elle a fait observer que, dans l’arrêt CCH, la Cour n’a jamais affirmé que les avocats devaient demander les photocopies pour que l’on pût considérer que la Grande bibliothèque avait reproduit les documents aux fins de recherche. À l’appui de cette thèse, elle a cité une partie du paragraphe 64 de l’arrêt CCH, que j’ai reproduit au paragraphe 226 des présents motifs. L’idée que la reproduction effectuée par la Grande bibliothèque fasse partie en soi du processus de recherche montre, comme je l’ai souligné, que l’analyse effectuée dans l’arrêt CCH était axée sur le point de vue de la Grande bibliothèque.
[232] Contrairement à l’arrêt CCH, l’arrêt Alberta (Éducation) ne porte pas sur des lignes directrices. Dans cette deuxième affaire, les copies n’ont pas été faites conformément à une politique ou à des directives : voir les paragraphes 84 et 85 des motifs de la Commission du droit d’auteur (Reproduction par reprographie 2005-2009, Re, 2009 CarswellNat 1931 (WLNext Can.) (Commission du droit d’auteur) (26 juin 2009), en ligne : < https://decisions.cb-cda.gc.ca/cb-cda/decisions/fr/366667/1/document.do> [motifs de la Commission]). Si l’on compare les arrêts CCH, SOCAN et Alberta (Éducation), on constate que les arrêts SOCAN et Alberta (Éducation), bien qu’ils soient censés suivre l’arrêt CCH, ont en fait adapté ce dernier aux faits qui leur étaient propres. Comme je l’ai déjà souligné, l’arrêt CCH porte sur une affaire dans laquelle une institution a défendu ses pratiques de reproduction en se fondant sur ses lignes directrices. La Cour suprême a reconnu qu’il était possible de le faire. Il en résulte que, dans l’arrêt CCH, on se place du point de vue de l’institution. Dans l’affaire SOCAN, largement comme dans l’affaire CCH, les conditions d’utilisation des documents protégés par le droit d’auteur étaient fixées par quelqu’un d’autre que l’utilisateur. Dans l’affaire SOCAN, les conditions étaient fixées par la technologie des services de musique en ligne, mais l’écoute préalable était lancée par les utilisateurs, au moment et à l’endroit de leur choix. Par conséquent, la perspective pertinente était celle de l’utilisateur. La différence entre les arrêts CCH et SOCAN réside dans l’identité de la personne ou de l’organisation qui se livre au comportement non autorisé. Dans l’arrêt CCH, c’était l’institution, alors que dans l’arrêt SOCAN, il s’agissait de la personne qui, individuellement, effectuait une écoute préalable.
[233] L’arrêt Alberta (Éducation) était différent des deux autres, car il n’existait aucune politique ni autre contrainte encadrant les reproductions effectuées par les enseignants. L’absence de pratique ou de système indique que la reproduction était ponctuelle et non systématique. La Cour suprême a estimé que l’enseignant, en tant qu’auteur des copies, et l’élève, en tant qu’utilisateur, avaient un but commun. Par conséquent, la perspective pertinente était celle de l’utilisateur, c’est-à-dire l’élève, même si celui-ci n’était que le destinataire passif des œuvres copiées. Cette idée est tout à fait défendable dans le cas de reproductions ponctuelles, en petites quantités, de documents se trouvant déjà dans la collection de la bibliothèque d’une école. Il reste à savoir s’il existe une communauté d’intérêts quand il y a reproduction systématique, à l’échelle de celle effectuée par l’Université. Par ce dernier fait, on peut établir une distinction entre l’arrêt Alberta (Éducation) et les autres arrêts de la trilogie.
[234] En ce qui concerne l’application du droit aux faits, on retrouve trois thèmes fondamentaux dans les arguments de l’Université concernant le but : la Cour fédérale n’a pas envisagé la question du bon point de vue, il existe une communauté d’intérêts entre l’Université, ses professeurs, son personnel ainsi que ses étudiants, et l’examen des garanties effectué par la Cour fédérale n’était pas pertinent.
[235] Le premier et le dernier de ces arguments sont fondés sur l’erreur d’appréciation, par l’Université, du fardeau dont elle devait s’acquitter. L’Université, comme la Grande Bibliothèque, a effectué des reproductions qu’elle a cherché à justifier en invoquant ses lignes directrices. Au paragraphe 16 de sa défense modifiée, l’Université soutient que les lignes directrices en matière d’utilisation équitable qu’elle a adoptées sont conformes à celles que suit l’Association des universités et collèges du Canada. Au paragraphe 25 de sa demande reconventionnelle, l’Université demande une déclaration selon laquelle :
[traduction] (iii) les reproductions faites qui relèvent des « Lignes directrices sur l’utilisation équitable à l’intention des professeurs et du personnel (13/12/11) » de l’Université datées du 13 novembre 2012 [...] constituent une utilisation équitable en vertu des articles 29, 29.1 et 29.2 de la Loi sur le droit d’auteur;
(iv) subsidiairement au sous-alinéa (iii) ci-dessus, en ce qui concerne les œuvres du répertoire d’Access Copyright, les reproductions faites qui relèvent des “Lignes directrices sur l’utilisation équitable à l’intention des professeurs et du personnel (13/12/11)” de l’Université datées du 13 novembre 2012 [...] constituent une utilisation équitable en vertu des articles 29, 29.1 et 29.2 de la Loi sur le droit d’auteur [...]
[236] Dans sa demande reconventionnelle, l’Université place clairement ses Lignes directrices au centre de sa thèse sur l’utilisation équitable. Cette constatation est également étayée par le fait que, comme l’a souligné Access Copyright, au paragraphe 44 de son mémoire des faits et du droit, l’Université n’a présenté aucun élément de preuve concernant ses utilisateurs, c’est-à-dire les étudiants, quant à leur utilisation des œuvres copiées ou aux raisons pour lesquelles les reproductions autorisées par les Lignes directrices étaient équitables du point de vue des étudiants.
[237] Dans l’arrêt CCH, la Cour suprême a reconnu qu’une personne effectuant des copies pour d’autres personnes pouvait plaider l’utilisation équitable si elle pouvait montrer que tous ses usagers utilisaient les copies « de manière équitable » ou si elle pouvait s’appuyer sur sa « pratique générale » pour établir le caractère équitable de l’utilisation : arrêt CCH, au paragraphe 63. L’Université, n’ayant pas tenté de prouver que ses étudiants avaient fait une utilisation équitable des copies et ayant placé ses Lignes directrices au cœur de ses motifs, était tenue de justifier ses Lignes directrices.
[238] Lorsqu’un établissement revendique l’utilisation équitable en se fondant sur sa pratique générale, c’est le point de vue de cet établissement qui importe. Comme je l’ai indiqué au paragraphe 220 des présents motifs, lorsque la Cour suprême a appliqué les facteurs liés au caractère équitable à la reproduction effectuée par la Grande bibliothèque, elle s’est concentrée sur les pratiques et procédures de cette dernière, et non sur celles de ses usagers.
[239] Cela nous amène aux garanties, dont l’absence a fait l’objet d’observations de la Cour fédérale. En niant l’importance des lacunes relevées par la Cour au motif qu’elles n’étaient pas pertinentes, l’Université montre qu’elle a mal apprécié le fardeau dont elle devait s’acquitter. Il incombait à l’Université, en tant qu’auteur des copies, de veiller à ce que ses Lignes directrices soient mises en œuvre conformément à leur but, puisque l’intégrité des Lignes directrices et la pratique de l’Université sont au cœur de sa thèse d’utilisation équitable. La conclusion de la Cour fédérale selon laquelle les garanties étaient quasiment inexistantes affaiblit la thèse de l’Université quant à l’utilisation équitable ou, autrement dit, tend à en démontrer qu’il y a injustice.
[240] Enfin, la Cour fédérale avait le droit de rechercher « le but ou le motif réel de l’utilisation de l’œuvre protégée » : arrêt CCH, au paragraphe 54. La Cour fédérale a utilisé des termes exceptionnellement forts pour décrire le but de l’Université, particulièrement lorsqu’elle a affirmé que cette dernière agissait « pour obtenir gratuitement ce qu’elle payait précédemment » et « continuer à augmenter le nombre d’inscriptions en réduisant les coûts pour les étudiants, grâce aux économies réalisées lors d’autres activités de l’université » : décision de la Cour fédérale, aux paragraphes 272 et 273. Il s’agit de conclusions de fait susceptibles de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et dominante.
[241] L’examen à cet égard de la Cour fédérale était légitime, compte tenu des enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt CCH. Il est révélateur que l’Université conteste les conclusions de fait de la Cour, mais se défende principalement en contestant leur pertinence. À mon avis, la Cour fédérale a commis une erreur, mais pas pour les raisons invoquées par l’Université. La Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en considérant l’éducation comme une « fin énumérée » dans son examen du « but » de l’utilisation. Ses conclusions quant au but que visait l’Université en adoptant ses Lignes directrices sont sans équivoque et indiquent clairement qu’il y avait iniquité.
2) La nature de l’utilisation
[242] La Cour fédérale a commencé son analyse de ce facteur en soulignant la distinction faite, dans la trilogie, entre la nature et l’ampleur de l’utilisation. Elle a conclu que la nature de l’utilisation renvoyait à la « quantification du nombre total de pages reproduites (c’est-à-dire, une évaluation quantitative fondée sur une utilisation globale) » (souligné dans l’original) : décision de la Cour fédérale, au paragraphe 277. La Cour a fait observer que, dans l’affaire CCH, la Grande bibliothèque ne fournissait que des copies uniques d’œuvres à des fins particulières. De même, dans l’affaire SOCAN, personne ne conservait d’enregistrement permanent des extraits écoutés. Tous les fichiers créés lors de l’écoute préalable étaient supprimés automatiquement après l’écoute. En revanche, il n’existe aucune restriction de ce type quant au nombre de copies dans les Lignes directrices de l’Université ou dans sa pratique.
[243] La Cour a ensuite affirmé que, nonobstant les lacunes de la preuve quant à la reproduction globale, celle-ci tendait à démontrer qu’il y avait iniquité. La Cour a cité le témoignage d’un des témoins d’Access Copyright, Benoît Gauthier, qui a déclaré que, de janvier 2011 à décembre 2015, des ateliers d’impression « affiliés » à l’Université avaient réalisé quelque 29 millions de copies imprimées, qui ont été incluses dans des recueils de cours. Le témoignage de M. Gauthier a également montré que, de septembre 2011 à décembre 2013, plus de 16 millions de copies numériques d’œuvres publiées avaient été affichées et reproduites dans les systèmes de gestion de l’apprentissage (SGA) de l’Université : décision de la Cour fédérale, au paragraphe 97. La Cour a rejeté l’argument de l’Université selon lequel il était injuste de se fonder sur des données globales dans le cas de grands établissements. Elle l’a rejeté au motif que c’était les copies effectuées par l’Université qui étaient en cause.
[244] En fin de compte, la Cour a conclu que ce facteur tendait à montrer que l’utilisation faite par l’Université était inéquitable.
[245] L’Université attaque la conclusion de la Cour quant à la nature de son utilisation en faisant valoir, une fois de plus, que la Cour a envisagé la question du mauvais point de vue, c’est-à-dire celui de l’Université (reproduction globale) plutôt que celui de l’étudiant. L’Université fait valoir que les modalités de ses Lignes directrices n’autorisent qu’une seule copie d’un court extrait d’un ouvrage par étudiant inscrit à un cours. En outre, les Lignes directrices interdisent la reproduction de nombreux courts extraits d’une même œuvre si, prises ensemble, ces copies excèdent la limite établie par les Lignes directrices. De plus, en ce qui concerne les sites des cours dans les SGA, les étudiants n’ont accès aux sites que pendant la durée du cours.
[246] L’Université soutient que la Cour fédérale, en se fondant sur des quantités globales, ne tient pas compte de l’avertissement formulé par la Cour suprême dans l’arrêt SOCAN selon lequel s’attacher à l’ampleur globale de l’utilisation « risque de mener à une conclusion d’utilisation inéquitable beaucoup plus souvent pour les œuvres qui sont numérisées que pour celles qui ne le sont pas » (au paragraphe 43), et c’est ce qu’a donné l’analyse de la Cour fédérale.
[247] L’Université résume sa position sur ce facteur en soulignant que le recours à des quantités globales fausserait l’analyse et la rendrait défavorable aux grands établissements comptant de nombreux étudiants et davantage de cours que les petits établissements. Elle affirme qu’un tel résultat équivaudrait à nier que l’utilisation équitable est un droit de l’utilisateur.
[248] Access Copyright soutient que, dans les arrêts SOCAN et Alberta (Éducation), la Cour suprême a établi que la reproduction globale doit être prise en compte dans l’examen de la nature de l’utilisation. Elle affirme donc que c’est à juste titre que la Cour fédérale a examiné la reproduction globale. Elle ajoute que, même si l’on examine la question du point de vue de l’étudiant, chaque étudiant de l’Université a reçu, en moyenne, 360 copies d’œuvres en 2013, ce qui contraste de manière flagrante avec les 4,5 copies par élève dont il était question dans l’affaire Alberta (Éducation).
[249] Access Copyright conclut en faisant observer que l’affirmation de l’Université selon laquelle les copies n’étaient pas conservées par les étudiants n’est pas étayée par les éléments de preuve, qui montrent que rien n’empêchait les étudiants de télécharger, de copier et de communiquer des copies permanentes des œuvres qui leur étaient fournies par les professeurs de l’Université.
[250] En ce qui concerne cette dernière observation, il est vrai que les Lignes directrices n’imposaient aucune limite à ce que les étudiants pouvaient faire avec les copies qui leur étaient fournies, ce qui n’a rien d’étonnant puisque les Lignes directrices s’adressaient aux professeurs et au personnel de l’Université. Cela dit, les Lignes directrices n’enjoignaient pas aux professeurs de rappeler aux étudiants qu’il y avait des limites à l’utilisation qu’ils pouvaient faire des copies qui leur étaient fournies.
[251] Dans sa déclaration sur la portée de la nature de l’utilisation dans l’arrêt CCH, la Cour suprême a écrit ce qui suit :
[...] le tribunal doit examiner la manière dont l’œuvre a été utilisée. Lorsque de multiples copies sont diffusées largement, l’utilisation tend à être inéquitable. Toutefois, lorsqu’une seule copie est utilisée à une fin légitime en particulier, on peut conclure plus aisément que l’utilisation était équitable. Si la copie de l’œuvre est détruite après avoir été utilisée comme prévu, cela porte également à croire qu’il s’agissait d’une utilisation équitable.
(CCH, au paragraphe 55.)
[252] Lorsqu’elle a appliqué ce facteur à la reproduction effectuée par la Grande bibliothèque, la Cour suprême a conclu que la Grande bibliothèque fournissait une seule copie des œuvres à une fin permise. Elle a observé qu’aucune preuve n’établissait que le Barreau distribuait de multiples copies d’ouvrages à de multiples membres de la profession juridique. Cela tendait à montrer que la reproduction effectuée par la Grande bibliothèque était conforme aux principes de l’utilisation équitable.
[253] Il est significatif, à mon avis, que dans l’arrêt CCH la Cour n’ait ni examiné ni pris en compte le volume total de copies fournies par le Barreau.
[254] La reproduction globale, au sens du nombre total d’écoutes préalables d’extraits par les utilisateurs, a été abordée dans l’arrêt SOCAN lorsque la SOCAN (qui était l’appelante) a souligné, au sujet de la « nature de l’utilisation », que « le consommateur accède en moyenne dix fois plus souvent à l’extrait d’une œuvre musicale qu’à sa version intégrale » : voir l’arrêt SOCAN, au paragraphe 38. J’en comprends que le nombre global d’écoutes préalables d’extraits était supérieur au nombre de téléchargements d’œuvres complètes. La Cour a répondu à cet argument en soulignant qu’aucun utilisateur ne conservait de copie de l’écoute préalable une fois celle-ci terminée, car tous les extraits écoutés étaient supprimés automatiquement après l’écoute. Il s’ensuit que ces fichiers ne pouvaient être ni copiés ni diffusés par les utilisateurs. Ainsi, bien que la SOCAN se soit fondée sur l’utilisation globale, la Cour s’est concentrée sur l’utilisation individuelle.
[255] Dans l’arrêt Alberta (Éducation), la Cour a abordé la nature de l’utilisation en la comparant à l’ampleur de l’utilisation. Elle a fait valoir que la question de l’utilisation globale devait être rattachée à la nature de l’utilisation. Lorsqu’elle s’est penchée sur cette question, la Cour a pris note que les enseignants distribuaient de multiples copies des textes à des classes entières, renvoyant ainsi aux multiples copies diffusées à de multiples utilisateurs dont il avait été question dans l’arrêt CCH.
[256] Il est clair qu’en l’espèce, l’Université a effectivement distribué de multiples copies à de multiples utilisateurs et que ses actes relèvent ainsi de ceux à l’égard desquels la Cour suprême a exprimé des réserves dans l’arrêt CCH. L’Université soutient qu’une telle utilisation de chiffres globaux jouera invariablement contre les grands établissements, comparativement aux petits établissements. Ce n’est pas impossible, bien que la jurisprudence ne donne pas beaucoup d’indications sur la manière de traiter cette question. Dans l’arrêt SOCAN, tel qu’il a été mentionné précédemment, la Cour s’est concentrée sur la nature éphémère des copies lorsqu’elle a examiné l’argument de la SOCAN concernant la reproduction globale. En l’espèce, les copies papier n’étaient pas éphémères, bien que l’accès aux copies électroniques dans les SGA ait pu l’être. En outre, les Lignes directrices de l’Université ne visaient pas à empêcher la copie et la redistribution en aval par les étudiants.
[257] Dans l’arrêt Alberta (Éducation), la Commission du droit d’auteur a estimé que le fait qu’un enseignant distribue des copies à des classes entières constituait une reproduction globale d’une quantité inacceptable : voir les motifs de la Commission, au paragraphe 100. La Cour n’a pas souscrit à cette conclusion, au motif que les enseignants ne faisaient pas de copies pour leur propre usage, mais pour celui de leurs élèves. Cela montre néanmoins que le principe simple voulant que des copies multiples destinées à des utilisateurs multiples ne constituent pas une utilisation équitable ne concerne pas que les grands établissements.
[258] Puisque la question en l’espèce est le caractère équitable des Lignes directrices de l’Université, il s’ensuit, après application de l’analyse exposée dans l’arrêt CCH, que la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que les Lignes directrices tendaient vers l’iniquité, que ce soit globalement ou du point de vue de l’étudiant individuel recevant 360 copies, une quantité que l’Université n’a pu justifier autrement qu’en affirmant que l’éducation était une fin permise. On pourrait tenter de nuancer cette analyse en utilisant celle exposée dans l’arrêt SOCAN et en faisant valoir que des Lignes directrices exigeant la destruction des œuvres copiées à la fin d’un cours et interdisant la conservation et la redistribution d’œuvres copiées sont des indices d’utilisation équitable. Le problème est que les Lignes directrices de l’Université ne comprenaient pas de telles instructions. En fin de compte, il n’y a aucune raison de modifier la conclusion de la Cour fédérale quant à ce facteur.
3) L’ampleur de l’utilisation
[259] Il ressort clairement des motifs de la Cour fédérale que celle-ci a considéré que ce facteur était au cœur de l’analyse de l’utilisation équitable. Personne ne conteste que l’ampleur de l’utilisation porte sur la proportion d’une œuvre protégée qui est copiée et non sur la quantité globale de copies. Malheureusement, la Cour fédérale a troublé l’eau en renvoyant à des éléments quantitatifs dans son analyse.
[260] S’appuyant sur le paragraphe 56 de l’arrêt CCH rendu par la Cour suprême, la Cour fédérale a divisé son analyse en deux : une partie quantitative et une partie qualitative. Dans son analyse quantitative, la Cour a examiné les « seuils » de reproduction, c’est-à-dire la quantité de copies autorisées pour différents types d’œuvres, soit la définition de [traduction] « court extrait » reproduite au paragraphe 24 des présents motifs.
[261] La Cour a noté que le facteur de l’ampleur de l’utilisation se voulait un examen du rapport entre l’extrait copié et l’œuvre entière, tout en précisant que les Lignes directrices fixaient certaines limites (établies la définition de [traduction] « court extrait ») qui étaient présumées équitables, mais ne faisaient aucunement attention à la deuxième partie du critère de l’arrêt CCH, « l’importance qualitative de la partie copiée » : décision de la Cour fédérale, au paragraphe 295.
[262] La Cour fédérale a ensuite procédé à son analyse de l’« importance qualitative », qu’elle a commencée en examinant le total global de copies effectuées par l’Université et celui de tous les établissements d’enseignement postsecondaire. Elle a constaté que 90 p. 100 des copies faites par l’Université pour les recueils de cours provenaient de livres. Elle en a conclu que la reproduction effectuée par l’Université ne pouvait être qualifiée d’insignifiante. On peut penser que la Cour fédérale réagissait à l’observation formulée par la Cour suprême, au paragraphe 56 de l’arrêt CCH, selon laquelle, lorsqu’une infime partie de l’œuvre est utilisée, il n’est pas du tout nécessaire d’entreprendre l’analyse relative au caractère équitable. Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas lieu de se fonder sur la reproduction globale même si, au bout du compte, cela n’a pas été déterminant.
[263] La Cour s’est ensuite penchée sur l’absence de raisons justifiant les « seuils » établis dans les Lignes directrices. Elle a estimé que, pour l’examen d’un régime basé sur des lignes directrices, une partie de l’analyse du caractère équitable doit concerner le caractère équitable de la reproduction autorisée. La Cour a estimé que, dans un tel cas, il incombait à l’établissement de justifier les « seuils » en expliquant pourquoi ils sont équitables. Elle a conclu que l’Université ne s’était pas acquittée de son fardeau, ce qui « porte sérieusement atteinte au caractère équitable général des Lignes directrices de York » : décision de la Cour fédérale, au paragraphe 308.
[264] En ce qui concerne les limites à la reproduction établies dans les Lignes directrices, la Cour fédérale a fait observer qu’elles autorisaient que soit copié un chapitre entier tiré d’un livre. La Cour a pris l’exemple de la reproduction de l’ouvrage de Margaret MacMillan intitulé Paris 1919 : Six Months That Changed the World [New York : Random House, 2002]. La Cour a établi que de nombreux chapitres pouvaient être copiés pour être utilisés dans différents cours, « éviscérant par le fait même » la protection du droit d’auteur sur l’ouvrage : décision de la Cour fédérale, au paragraphe 311.
[265] La Cour fédérale a conclu de cette analyse qu’une reproduction à cette échelle ne montrait pas une utilisation équitable. L’iniquité est aggravée par « l’absence de tout contrôle significatif sur les parties des publications copiées ou de tout contrôle de la conformité », ce qui fait perdre en grande partie leur sens aux seuils établis : décision de la Cour fédérale, au paragraphe 314.
[266] La Cour fédérale a affirmé que l’importance de l’œuvre copiée devait être prise en considération, tout en notant que la jurisprudence n’aide pas à définir cet élément. Elle a toutefois expliqué que, compte tenu des Lignes directrices, un extrait d’un ouvrage conséquent, par exemple un chapitre qui sera inclus dans les lectures obligatoires d’un cours, était sans aucun doute qualitativement important pour l’œuvre et la contribution de l’auteur. J’en comprends que la décision de copier un chapitre particulier d’un livre signifie que ce chapitre apporte de la valeur au livre, valeur qui serait perdue si les utilisateurs étaient libres de copier ce chapitre sans payer de contrepartie.
[267] La Cour fédérale a conclu qu’en ce qui concerne ce facteur, il n’y avait rien d’équitable dans l’ampleur de l’utilisation envisagée par les Lignes directrices de l’Université.
[268] La contestation par l’Université des conclusions de la Cour fédérale sur ce facteur repose, une fois de plus, sur la question du point de vue. L’Université souligne que la Cour a porté son attention sur la reproduction globale, de sorte que le point de vue de l’Université primait celui de l’étudiant. L’Université fait valoir que le raisonnement de la Cour fédérale va à l’encontre de celui suivi par la Cour suprême dans l’arrêt SOCAN, dans lequel cette dernière a estimé que, puisque le droit d’utilisation est un droit de l’utilisateur, le facteur de l’ampleur de l’utilisation doit être examiné en fonction de l’utilisation individuelle et non en fonction de l’utilisation globale de multiples œuvres par une multitude d’utilisateurs. De plus, l’Université soutient que la Cour suprême a confirmé dans l’arrêt SOCAN que l’ampleur de l’utilisation devait être examinée à l’aune du rapport entre l’extrait et l’œuvre entière. Dans l’arrêt CCH, cela s’était traduit par l’examen des œuvres précises demandées par les utilisateurs plutôt que par le nombre total de pages copiées.
[269] L’Université soutient en outre que la Cour fédérale n’a pas envisagé la question du bon point de vue lorsqu’elle a examiné le rapport entre l’extrait et l’œuvre entière. Elle critique (sans le nommer) l’exemple de l’ouvrage Paris 1919 : Six Months That Changed the World cité par la Cour, parce que cette dernière a fondé son analyse sur l’utilisation globale d’une œuvre précise pour plusieurs étudiants inscrits à différents cours plutôt que sur la partie de l’œuvre copiée pour un seul étudiant.
[270] Access Copyright défend vigoureusement la décision de la Cour fédérale. Elle commence par affirmer que la Cour a reconnu qu’il ne fallait pas confondre l’ampleur de l’utilisation et la nature de l’utilisation. Plus loin dans son analyse de ce facteur, Access Copyright reconnaît que la Cour a présenté une analyse de la reproduction globale lorsqu’elle a examiné l’aspect qualitatif de l’ampleur de l’utilisation. Access Copyright fait valoir que, néanmoins, cette analyse n’avait pas amené la Cour à commettre une erreur quant au facteur essentiel, à savoir la question des seuils. Elle affirme par conséquent que la digression de la Cour sur l’utilisation globale n’a eu aucune conséquence.
[271] En ce qui concerne la question des seuils, Access Copyright souscrit à la conclusion selon laquelle l’Université n’a fourni ni preuve, ni justification, ni motifs justifiant les limites à la copie établies dans la définition de [traduction] « court extrait ». L’Université n’a pas non plus montré pourquoi un court extrait était équitable du point de vue de l’étudiant. De même, l’Université n’a pas justifié les distinctions fondées sur le format de publication, selon lesquelles il était possible de copier jusqu’à 10 p. 100 d’une œuvre publiée en tant qu’œuvre indépendante, alors qu’une œuvre faisant partie d’une compilation pouvait être copiée dans son intégralité.
[272] Enfin, Access Copyright a souligné que l’Université n’avait présenté aucun élément de preuve pour démontrer que la quantité de copies, qu’elle soit considérée qualitativement ou quantitativement, était nécessaire pour atteindre l’objectif visé par la reproduction.
[273] Au paragraphe 56 de l’arrêt CCH, la Cour suprême commence son analyse de l’ampleur de l’utilisation en établissant une distinction entre l’ampleur de l’utilisation et l’importance de l’œuvre faisant prétendument l’objet d’une reproduction illicite. Cette distinction semble être à l’origine de la distinction faite par la Cour fédérale entre les aspects quantitatifs et qualitatifs de ce facteur. Ayant établi cette distinction, la Cour fédérale ne revient pas sur la question de l’importance de l’œuvre dans son analyse subséquente.
[274] Plus loin dans le même paragraphe, la Cour suprême affirme que l’ampleur de la reproduction peut aussi être plus ou moins équitable selon la fin visée, ce qui signifie que, lorsque la quantité de copies est contestée, l’auteur des copies doit aussi pouvoir démontrer que la quantité de copies était nécessaire pour atteindre l’objectif déclaré de la reproduction.
[275] Dans son application du droit aux faits, la Cour suprême a souligné que le bibliothécaire de référence examinait les demandes portant sur plus de cinq p. 100 d’une source secondaire et avait le pouvoir de refuser ces demandes. Selon la Cour, cela indiquait que la Grande bibliothèque faisait une utilisation équitable des œuvres des éditeurs, mais que l’utilisation pouvait ne pas être équitable dans le cas où elle concernerait de nombreuses demandes visant de multiples décisions judiciaires publiées dans les mêmes recueils sur une courte période.
[276] Dans l’arrêt SOCAN, l’analyse de l’ampleur de l’utilisation portait largement sur la distinction entre ce facteur et la nature de l’utilisation. Les écoutes préalables dont il était question dans l’arrêt SOCAN étaient des extraits de chansons de 30 secondes qui étaient transmis en continu et dont la qualité sonore était inférieure à celle de l’œuvre originale. La SOCAN avait fait valoir que l’ampleur de l’utilisation devait être examinée en fonction du nombre total d’extraits écoutés par les consommateurs grâce à la transmission en continu. Comme le consommateur moyen écoutait 10 extraits pour chaque achat d’œuvre musicale, la SOCAN a fait valoir que le temps consacré à l’écoute préalable était si considérable qu’il rendait l’utilisation inéquitable.
[277] La Cour suprême a rejeté cet argument, estimant au contraire que, puisque l’utilisation équitable était un droit de l’utilisateur, il fallait l’évaluer au regard des utilisations individuelles plutôt que de l’ensemble des utilisations. Elle a confirmé que l’ampleur de l’utilisation devait être mesurée à l’aune du rapport entre l’extrait et l’œuvre entière. La Cour a conclu cette partie de son analyse en déclarant que l’ampleur de l’utilisation devait être appréciée au regard de chacune des utilisations individuelles.
[278] Dans l’arrêt Alberta (Éducation), en ce qui concerne l’ampleur de l’utilisation, la Cour suprême a établi une distinction entre la reproduction effectuée par les enseignants et la situation visée dans l’arrêt CCH, c’est-à-dire de nombreuses demandes présentées par un seul usager concernant de multiples décisions judiciaires publiées dans les mêmes recueils, en soulignant que les enseignants font des copies pour les élèves et non pour eux-mêmes. La Cour a réaffirmé que l’ampleur de l’utilisation devait être mesurée à l’aune du rapport entre l’extrait et l’œuvre entière.
[279] Comme je l’ai indiqué précédemment dans les présents motifs, je suis porté à considérer que la Cour fédérale, en faisant une digression sur la reproduction globale, tentait de montrer que la reproduction en l’espèce était tout sauf banale et insignifiante. Ce faisant, elle a peut-être accordé plus d’importance que nécessaire à un point qui n’était pas litigieux, mais ce n’est pas une raison pour infirmer le fond de ses conclusions. Autrement dit, l’erreur est peut-être manifeste, mais elle n’est pas dominante.
[280] Encore une fois, l’Université se trompe complètement lorsqu’elle affirme que la Cour n’a pas envisagé la question du bon point de vue. Avec sa demande reconventionnelle, elle demande à la Cour de donner son aval à ses Lignes directrices. Si elle espérait y parvenir, l’Université devait défendre ses Lignes directrices en tant que telles. Plutôt que de s’acquitter de ce fardeau, l’Université a tenté de défendre ses pratiques de reproduction en renvoyant au point de vue de l’utilisateur. Comme l’a souligné la Cour suprême, cette approche à l’égard de l’utilisation équitable est parfaitement acceptable, mais il faut que l’auteur des copies explique en quoi l’utilisation qu’en fait l’utilisateur est équitable. L’Université n’a fourni aucune preuve démontrant que les étudiants faisaient une utilisation équitable des œuvres copiées. Par conséquent, il ne sert à rien pour l’Université d’insister sur le point de vue de l’étudiant.
[281] Comme je l’ai déjà souligné, la Cour suprême a fait observer, au paragraphe 56 de l’arrêt CCH, que l’ampleur de la reproduction devait être justifiée au regard de la fin poursuivie. La Cour fédérale a conclu que l’Université n’avait pas fourni cette justification. Devant notre Cour, l’Université ne tente pas de remédier à son omission, mais insiste plutôt sur la fin permise (l’éducation) et revient sur la question du point de vue approprié. L’Université ne tente pas d’expliquer les différents seuils figurant dans la définition du terme [traduction] « court extrait », ni l’anomalie apparente résultant du format de publication de l’œuvre.
[282] L’Université, parce qu’elle se fonde sur la perspective de l’utilisateur, n’a démontré ni devant la Cour fédérale ni devant notre Cour en quoi la reproduction effectuée sous le régime de ses Lignes directrices était équitable du point de vue des étudiants.
[283] L’Université n’a pas démontré que la Cour fédérale a commis une erreur importante en concluant qu’il n’y avait « rien d’équitable dans l’ampleur de l’utilisation [par l’Université] » : décision de la Cour fédérale, au paragraphe 318.
4) L’existence de solutions de rechange à l’utilisation
[284] La Cour fédérale a commencé son analyse en résumant les principes pertinents issus de la jurisprudence. Ce faisant, elle a établi une distinction entre la situation de l’Université et celle des enseignants dans l’arrêt Alberta (Éducation) :
[…] C’est une chose pour un enseignant de demander au bibliothécaire de l’école d’effectuer quelques copies d’un livre ou d’un article afin de compléter les manuels scolaires, et c’en est une autre pour York de produire des recueils de cours et du matériel à distribuer au moyen de SGA, en guise de manuels de cours, en procédant à une reproduction à grande échelle.
(Décision de la Cour fédérale, au paragraphe 324.)
[285] En fin de compte, la Cour fédérale a défini la principale question à ce sujet comme étant celle de savoir si l’utilisation était raisonnablement nécessaire eu égard à la fin visée. Elle a conclu qu’en l’espèce, la fin visée était l’éducation des étudiants. La Cour a retenu les témoignages des professeurs de l’Université selon lesquels l’ère où on utilisait un manuel principal pour l’enseignement d’un cours était révolue. Le matériel de cours est tiré de multiples publications et ressources. Pour ce motif, la Cour a conclu que l’utilisation de la reproduction était raisonnablement nécessaire pour atteindre la fin visée, soit l’éducation.
[286] Cela dit, la Cour fédérale a conclu que ce facteur favorisait l’Université, mais pas autant que cette dernière le faisait valoir. Elle a estimé que l’Université n’avait pas activement considéré l’utilisation de solutions de rechange existantes ou éventuelles et n’en avait utilisé aucune. La Cour a mentionné des solutions de rechange possibles avant de souligner qu’il n’existait pas de solution de rechange raisonnable gratuite à la reproduction.
[287] L’Université conteste l’importance atténuée accordée au facteur des solutions de rechange à l’utilisation et affirme que la Cour a encore une fois commis une erreur en se concentrant sur les activités de l’Université plutôt que de se placer du point de vue de l’utilisateur. Plus précisément, l’Université fait valoir que la Cour a mal interprété l’échelle de la reproduction dont il était question dans l’affaire Alberta (Éducation). Dans cette affaire, il n’était pas question d’un enseignant, mais de nombreux enseignants qui effectuaient des reproductions pour de nombreux élèves dans tout le Canada. L’Université affirme qu’à cet égard, il n’était pas approprié que la Cour compare les reproductions faites par l’Université avec celles dont il était question dans l’arrêt Alberta (Éducation).
[288] L’Université conteste également les observations de la Cour quant au fait qu’elle n’a pas pris de solutions de rechange en considération, faisant remarquer que les solutions de rechange proposées par la Cour n’étaient pas gratuites. Selon l’Université, ce raisonnement a été critiqué dans l’arrêt Alberta (Éducation), lorsque la Cour suprême a écrit que les solutions de rechange payantes, telles que l’achat d’exemplaires de livres pour chaque élève, ne remplaçaient pas raisonnablement la reproduction de courts extraits par les enseignants.
[289] Enfin, l’Université est en désaccord avec la Cour fédérale sur la conclusion voulant qu’elle n’ait pas examiné de solutions de rechange possibles, car ces solutions n’existent pas actuellement et ne peuvent donc pas remplacer la reproduction.
[290] Il suffit, pour les besoins de ce facteur, de souligner que la reproduction effectuée par l’Université est très différente de celle dont il était question dans l’arrêt Alberta (Éducation). Dans le cas de l’Université, la reproduction était systématique, tandis que, dans l’affaire Alberta (Éducation), il s’agissait de copies ponctuelles. Rappelons que la Commission du droit d’auteur avait conclu qu’il n’existait pas de système à l’égard des copies effectuées par les enseignants en Alberta. Par conséquent, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en concluant que les deux situations n’étaient pas équivalentes.
[291] Les observations de la Cour fédérale concernant l’absence de solutions de rechange gratuites aux copies effectuées par l’Université sont compréhensibles si l’on garde à l’esprit sa conclusion antérieure selon laquelle, bien que le but général de l’Université ait été l’éducation, le but visé par l’adoption des Lignes directrices était d’obtenir gratuitement ce qu’elle devait payer par le passé.
[292] Quoi qu’il en soit, je ne modifierais pas la conclusion de la Cour selon laquelle ce facteur favorise l’Université, même si je reconnais que son effet est atténué.
5) L’effet de l’utilisation
[293] La Cour fédérale a commencé son examen de ce facteur en soulignant qu’il incombait à Access Copyright de démontrer les répercussions négatives de l’utilisation sur les créateurs et les éditeurs. La Cour a pris note de la mise en garde de la Cour suprême selon laquelle ce facteur n’est ni le seul ni le plus important.
[294] La Cour a considéré que l’arrêt Alberta (Éducation) était instructif. Dans cet arrêt, la Cour suprême a fait observer qu’une baisse des ventes, sans preuve d’un lien avec la photocopie de courts extraits, ne suffisait pas pour établir que la copie avait eu des répercussions inéquitables. La Cour fédérale a conclu qu’il fallait prouver l’existence d’un lien, c’est-à-dire d’un lien de causalité, mais n’est pas allée jusqu’à dire qu’Access Copyright devait démontrer que la reproduction était la raison unique ou dominante du déclin.
[295] La Cour fédérale a également jugé pertinent le fait que la Cour suprême du Canada avait eu de la difficulté à voir comment les photocopies des enseignants pouvaient faire concurrence aux manuels sur le marché, étant donné sa conclusion selon laquelle les enseignants ne reproduisaient que de courts extraits de manuels complémentaires que l’école possédait déjà.
[296] La Cour fédérale a comparé ce niveau de reproduction avec la reproduction autorisée et faite au titre des Lignes directrices; elle a qualifié la reproduction à l’Université de « vaste entreprise à grande échelle » [au paragraphe 344] dans le cadre de laquelle les recueils de cours et le matériel distribués au moyen des SGA servaient de documentation de base aux cours. Ces copies étaient tirées d’importantes parties de livres, d’articles, de revues et d’autres œuvres. La Cour, après avoir dit de cette façon de faire qu’il s’agissait d’une « caractéristique » de l’enseignement moderne, sans toutefois en attribuer la faute à l’Université, a cependant conclu que cette reproduction n’était pas nécessairement équitable lorsqu’aucune compensation n’était versée.
[297] La Cour fédérale a ensuite résumé les éléments de preuve qu’elle a retenus quant aux répercussions des Lignes directrices ou de lignes directrices semblables adoptées par d’autres établissements d’enseignement supérieur :
• Elles ont contribué à une baisse des ventes et accéléré la baisse des ventes à l’unité — jusqu’à 6,9 p. 100 par année et 3,4 p. 100 en revenus entre 2012 et 2015. [Il est impossible de déterminer avec précision la part de cette baisse qui est attribuable aux Lignes directrices], mais il s’agit d’une contribution importante.
• Elles ont causé une perte de revenus tirés des licences pour les créateurs et les éditeurs comme la preuve le démontre à cet égard. PwC a calculé que la fourchette des pertes se situait entre 800 000 $ et 1,2 M$ par année pour Access uniquement. [La Cour a auparavant reconnu que la perte de revenus pour Access était un substitut adéquat à la nature et à la quantité des reproductions et aux répercussions négatives.]
• Les pertes réelles et attendues de revenus tirés des licences résultant des Lignes directrices ont des répercussions négatives sur les éditeurs. Les revenus tirés des licences représentent environ 20 p. 100 des revenus des éditeurs.
• Les pertes réelles et attendues de revenus tirés des licences ont des répercussions négatives sur les créateurs. Même si le sondage du Writers’ Union comportait quelques problèmes, il a confirmé l’importance des revenus tirés des licences pour la plupart des auteurs et l’importance d’une perte de revenus.
• Selon la prépondérance des probabilités et en reconnaissance du manque de fiabilité inhérent aux prédictions quant à l’avenir, des répercussions négatives à long terme des Lignes directrices sur les investissements, le contenu et la qualité sont probables.
(Décision de la Cour fédérale, au paragraphe 351.)
[298] Bien que ces éléments de preuve soient pour la plupart généraux, c’est-à-dire qu’ils ne concernent pas expressément l’Université, la Cour fédérale a reconnu qu’ils établissaient la probabilité que l’adoption des Lignes directrices par l’Université ait eu des répercussions négatives, compte tenu de la quantité « énorme » de copies en question, de l’historique des paiements à Access Copyright avant que l’Université « se soustraie » au tarif provisoire et de la taille de l’Université à titre de deuxième université en importance en Ontario. La Cour a conclu, sur le fondement de tout ce qui précède, que « les Lignes directrices ont causé et causeront des répercussions négatives importantes sur le marché sur lequel Access [Copyright] aurait autrement [obtenu compensation] pour la reproduction effectuée par [l’Université] » : décision de la Cour fédérale, au paragraphe 353. La Cour a estimé que ces répercussions négatives faisaient pencher la balance du côté du caractère inéquitable des Lignes directrices.
[299] Au paragraphe 58 de son mémoire des faits et du droit, l’Université affirme, sans rien ajouter, que la Cour fédérale a conclu à tort que les éléments de preuve d’Access Copyright établissaient la probabilité que les Lignes directrices de l’Université avaient des répercussions négatives. Elle poursuit en soutenant que la Cour n’a pas envisagé la question du bon point de vue lorsqu’elle a pris en compte la taille de l’Université pour évaluer la probabilité de répercussions négatives. Selon l’Université, la prise en compte de la taille tend à désavantager les grands établissements.
[300] Enfin, l’Université affirme que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que la perte de revenus tirés des licences par Access Copyright était un substitut adéquat à l’ampleur de la reproduction et aux répercussions négatives. L’Université fait valoir que l’approche de la Cour était incompatible avec l’arrêt CCH, dans lequel la Cour suprême a déclaré [au paragraphe 70] que « [l]a possibilité d’obtenir une licence n’est pas pertinente pour décider du caractère équitable d’une utilisation », car cela accroîtrait le monopole du titulaire du droit d’auteur et bouleverserait l’équilibre entre les droits des titulaires de droits d’auteur et les intérêts des utilisateurs.
[301] Access Copyright s’appuie sur les conclusions de fait de la Cour fédérale quant à l’effet de l’utilisation, conclusions qui ne sont pas contestées par l’Université.
[302] L’analyse de la Cour suprême quant à l’effet de l’utilisation dans l’arrêt CCH est plutôt brève. Dans son examen de l’état du droit, au paragraphe 59 de ses motifs, la Cour suprême a d’abord fait observer que la concurrence que la reproduction est susceptible d’exercer sur le marché de l’œuvre originale peut laisser croire que l’utilisation n’est pas équitable. Elle a ensuite précisé que l’effet de l’utilisation sur le marché n’est ni le seul facteur ni le facteur le plus important à prendre en compte pour décider si l’utilisation est équitable.
[303] En appliquant le droit aux faits dans l’arrêt CCH, la Cour suprême a affirmé qu’aucun élément de preuve n’avait été présenté pour établir que le service de photocopie de la Grande bibliothèque avait fait fléchir le marché des œuvres des éditeurs. La seule preuve relative à l’effet sur le marché était que les éditeurs avaient continué à produire de nouveaux recueils et de nouvelles publications juridiques pendant que le service de photocopie était offert.
[304] Dans l’arrêt SOCAN, la Cour suprême a traité cette question en deux phrases. Premièrement, la Cour a estimé que, compte tenu de la courte durée des extraits et de leur piètre qualité, on pouvait difficilement leur reprocher de faire concurrence au téléchargement des œuvres. Deuxièmement, comme l’écoute préalable avait eu pour effet d’augmenter les ventes (et la rémunération des créateurs), on n’aurait pu lui attribuer d’incidence négative sur le marché des œuvres originales.
[305] Dans l’arrêt Alberta (Éducation), la Cour suprême a infirmé la conclusion de la Commission selon laquelle la reproduction faisait concurrence aux œuvres originales parce que les ventes de manuels scolaires avaient diminué de plus de 30 p. 100 en 20 ans. La Cour a conclu que cet élément de preuve ne permettait pas d’établir un lien de causalité entre la reproduction et la baisse des ventes de manuels scolaires. En outre, la probabilité qu’il y eût un lien de causalité était faible puisque la reproduction en question concernait de courts extraits de textes qui se trouvaient déjà dans la bibliothèque de l’école.
[306] Les faits en l’espèce sont sensiblement différents de ceux des affaires examinées par la Cour suprême dans la trilogie. La reproduction effectuée sous le régime des Lignes directrices est beaucoup plus importante que la reproduction dont il était question dans ces affaires. Elle concerne des parties nettement plus importantes des œuvres originales et les Lignes directrices autorisent la reproduction d’œuvres entières sur le seul critère du format de publication. La Cour fédérale a examiné les éléments de preuve présentés par les parties et a conclu que le facteur de l’effet de l’utilisation tendait vers le caractère inéquitable. Aucune des observations de l’Université ne suffit pour démontrer que la Cour a commis une erreur manifeste et dominante sur une question de fait ou une question mixte de fait et de droit.
6) La nature de l’œuvre
[307] Ce facteur n’a pas été pris en compte de manière notable dans la décision de la Cour fédérale. Celle-ci a commencé par faire observer que ce facteur n’était pas considéré comme un facteur déterminant. Après une analyse de la nature des œuvres copiées sous l’égide des Lignes directrices, de la nature de l’industrie, des intérêts économiques des créateurs et de l’intérêt du public dans la diffusion des œuvres originales, la Cour a conclu que ce facteur tendait vers l’extrémité négative du spectre du caractère équitable « en raison de la façon dont est abordée la nature des œuvres et la façon dont les Lignes directrices sont appliquées » : décision de la Cour fédérale, au paragraphe 338.
[308] L’Université n’a pas contesté cette conclusion dans son mémoire des faits et du droit. Access Copyright a simplement demandé qu’il soit tenu compte des conclusions de la Cour fédérale. Dans ces conditions, et compte tenu du caractère quelque peu secondaire de ce facteur, il suffira en l’espèce de prendre note de la conclusion de la Cour fédérale.
B. Conclusion sur la demande reconventionnelle
[309] Dans sa demande reconventionnelle, l’Université demande une déclaration selon laquelle [traduction] « les reproductions faites sous le régime des “Lignes directrices sur l’utilisation équitable à l’intention des professeurs et du personnel (13/12/11)” de l’Université [...] constituent une utilisation équitable en vertu des articles 29, 29.1 et 29.2 de la Loi sur le droit d’auteur ». Il en ressort que les Lignes directrices sont au cœur de la thèse de l’Université en l’espèce.
[310] Compte tenu de la mesure demandée par l’Université, il lui incombait de justifier les Lignes directrices en tant que telles pour que la Cour puisse déclarer que les reproductions faites au titre des Lignes directrices constituent une utilisation équitable. Cependant, elle ne l’a pas fait.
[311] La Cour fédérale a décidé que, compte tenu des facteurs liés au caractère équitable énoncés dans l’arrêt CCH, selon l’analyse exposée dans les arrêts SOCAN et Alberta (Éducation), les Lignes directrices de l’Université ne garantissaient pas que la reproduction effectuée conformément aux Lignes directrices constituait forcément une utilisation équitable. Dans la plupart des cas, la Cour a estimé que les facteurs liés au caractère équitable tendaient à montrer qu’il y avait iniquité, parfois de façon manifeste.
[312] L’Université n’a pas démontré que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en interprétant les facteurs pertinents ni qu’elle a commis une erreur manifeste et dominante en les appliquant aux faits. Je rejetterais donc, avec dépens, l’appel interjeté par l’Université contre la décision de la Cour fédérale à l’égard de sa demande reconventionnelle.
Le juge de Montigny, J.C.A. : Je suis d’accord.
La juge Woods, J.C.A. : Je suis d’accord.