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T-1151-19

2020 CF 330

Le directeur des poursuites militaires (demandeur)

c.

Juge militaire en chef adjoint (en sa qualité de juge délégué du pouvoir d’attribution prévu à l’article 165.25 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5) et le colonel Mario Dutil (défendeurs)

Répertorié  : Canada (Directeur des poursuites militaires) c. Canada (Cabinet du juge militaire en chef)

Cour fédérale, juge Martineau—Ottawa, 15 octobre, 27 au 29 novembre 2019 et 3 mars 2020.

Forces armées –– Contrôle judiciaire d’une décision ajournant le procès du défendeur le colonel Dutil (défendeur), juge militaire en chef, à la suite de la récusation du juge militaire en chef adjoint sans toutefois qu’un juge militaire ait été désigné par le juge militaire en chef adjoint –– Le demandeur recherchait l’émission d’un bref de mandamus pour forcer le juge militaire en chef adjoint, investi du pouvoir d’attribution prévu à l’art. 165.25 de la Loi sur la défense nationale (LDN), de désigner un juge militaire parmi les autres juges militaires éligibles pour présider la Cour martiale –– Subsidiairement, le demandeur recherchait l’émission d’un bref de certiorari aux fins de casser la décision de non-désignation –– Le défendeur a été cité à une cour martiale permanente (la Cour martiale) –– Il doit se défendre d’accusations de fraude et de fausse déclaration dans un document officiel, et également, de comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline parce qu’il aurait eu une relation personnelle avec un sous-officier, en l’occurrence une sténographe judiciaire qui aurait été sous son commandement –– Quoique le défendeur avait le droit d’être jugé dans un délai raisonnable devant un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès juste et équitable en vertu des art. 11b) et d) de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte), la problématique était de déterminer s’il y avait un juge militaire qui pouvait être désigné par le juge militaire en chef adjoint pour présider la Cour martiale sans que ne se soulève une crainte raisonnable de partialité –– De plus, le défendeur avait opté pour un procès en français –– Il y avait trois candidats potentiels parmi le contingent actuel de juges militaires –– Le demandeur a adopté une position claire, franche et sans équivoque, qui n’accordait aucune discrétion, quelle qu’elle soit, à l’office fédéral  : le juge militaire en chef adjoint avait l’obligation légale en vertu de l’art. 165.25 de la LDN de nommer un remplaçant parmi les autres juges militaires, et ce, peu importe qu’il pût exister des motifs de récusation ou d’incapacité linguistique visant chacun de ceux-ci –– Les défendeurs contestaient la demande de contrôle judiciaire soumettant que la décision contestée n’était pas révisable et que la Cour fédérale n’avait pas autrement compétence en vertu de l’art. 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales –– Il s’agissait principalement de savoir si la Cour fédérale avait compétence en vertu de l’art. 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales et si la décision contestée était révisable; quelle était l’interprétation correcte de l’art. 165.25 de la LDN; si la décision contestée était raisonnable; et si la Cour devait exercer sa discrétion judiciaire en matière d’émission de bref de mandamus et de réparation judiciaire –– En vertu des art. 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour fédérale a compétence exclusive en première instance pour notamment rendre des ordonnances de certiorari et de mandamus contre un office fédéral, ce qui était recherché en l’espèce par le demandeur –– Bien que les juges militaires bénéficient de la même immunité de poursuite que les juges d’une cour supérieure de juridiction criminelle (art. 165.231 de la LDN), il ne s’agit pas de personnes nommées aux termes de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 –– Puisque la décision de désigner un juge militaire pour présider une cour martiale constitue un exercice présumé d’une compétence prévue à l’art. 165.25 de la LDN, partant, la décision du juge militaire en chef adjoint de ne pas désigner le 17 juin 2019 un autre juge militaire était révisable par la Cour fédérale — Quant à la décision de récusation, elle ne paraissait pas s’inscrire dans un des motifs mentionnés à l’art. 230.1 de la LDN prévoyant le droit du ministre d’en appeler à la Cour d’appel de la cour martiale –– Puisque l’art. 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales mentionne que c’est lorsqu’une loi fédérale prévoit expressément qu’il peut être interjeté appel, il serait contraire au texte de loi et à la meilleure administration de la justice que la Cour fédérale n’exerce pas sa compétence en vertu des art. 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales –– Il fallait donc écarter tout moyen déclinatoire de compétence fondé sur l’art. 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales –– On ne pouvait souscrire à l’interprétation restrictive et limitative du pouvoir prévu à l’art. 165.25 que suggérait le demandeur, à savoir que l’art. 165.25 n’accorde aucune discrétion et que la désignation d’un juge militaire est automatique –– Une interprétation se voulant constitutionnelle de l’art. 165.25 de la LDN devait comprendre, de manière implicite, la limitation légale selon laquelle l’exercice du pouvoir de désignation doit être conforme à la Charte canadienne des droits et libertés et ne pas entraîner un déni de justice à l’accusé –– La décision contestée était raisonnable à tous égards et elle n’était pas autrement entachée d’une erreur de droit ou de fait révisable affectant le résultat final et pouvant justifier l’intervention de la Cour –– La preuve au dossier appuyait amplement les craintes de partialité ou d’injustice ayant été formulées par le juge militaire en chef adjoint –– En ce qui concerne la doctrine de la nécessité, elle ne pouvait s’appliquer dans un contexte de justice criminelle ou militaire où les droits fondamentaux de l’accusé pouvaient être irrémédiablement compromis –– Concernant la primauté du droit, si le juge militaire en chef adjoint a pris concrètement la décision d’ajourner la cause devant la Cour martiale et de ne pas désigner un juge remplaçant, c’était d’abord et avant tout pour assurer la primauté du droit et le respect du droit de l’accusé à un procès juste et équitable devant un tribunal impartial et indépendant –– En somme, il n’y a eu aucun excès de compétence ou usurpation de pouvoir du juge militaire en chef adjoint, et la décision contestée était à tous égards raisonnable –– Par conséquent, il n’y avait pas lieu d’accorder un bref de certiorari ou un bref de mandamus — Tous les remèdes recherchés par le demandeur ont été refusés afin d’assurer la primauté du droit et d’éviter qu’une injustice flagrante soit commise et qu’un tort irréparable soit causé au défendeur en tant qu’accusé –– Demande rejetée.

Compétence de la Cour fédérale –– Les défendeurs contestaient la demande de contrôle judiciaire d’une décision ajournant le procès du défendeur le colonel Dutil, juge militaire en chef, à la suite de la récusation du juge militaire en chef adjoint sans toutefois qu’un juge militaire ait été désigné par le juge militaire en chef adjoint — Selon les défendeurs, la décision contestée n’était pas révisable et la Cour fédérale n’avait pas autrement compétence en vertu de l’art. 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales –– La Cour fédérale avait-elle compétence en vertu de l’art. 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales ? — La décision contestée était-elle révisable ? –– En vertu des art. 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour fédérale a compétence exclusive en première instance pour notamment rendre des ordonnances de certiorari et de mandamus contre un office fédéral, ce qui était recherché en l’espèce par le demandeur –– La définition large que l’on retrouve à l’art. 2 de la Loi sur les Cours fédérales s’appliquait à la décision contestée et englobait l’exercice (voire le non-exercice) de toute compétence ou pouvoir prévu par une loi fédérale –– Bien que les juges militaires bénéficient de la même immunité de poursuite que les juges d’une cour supérieure de juridiction criminelle, il ne s’agit pas de personnes nommées aux termes de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 –– Puisque la décision de désigner un juge militaire pour présider une cour martiale et tenir des auditions judiciaires constitue un exercice présumé d’une compétence prévue à l’art. 165.25 de la Loi sur la défense nationale (LDN), la décision du juge militaire en chef adjoint de ne pas désigner un autre juge militaire était révisable par la Cour fédérale –– Par ailleurs, il n’était pas clair que la décision de récusation était elle-même appelable en vertu de la LDN –– Puisque le législateur a pris la peine de mentionner à l’art. 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales que c’est lorsqu’une loi fédérale prévoit expressément qu’il peut être interjeté appel, il serait contraire au texte de loi et à la meilleure administration de la justice que la Cour fédérale n’exerce pas sa compétence en vertu des art. 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales parce qu’un droit d’appel pourrait implicitement exister en vertu de la LDN.

Juges et Tribunaux — Le défendeur le colonel Dutil (défendeur), juge militaire en chef, a été cité à une cour martiale permanente (la Cour martiale) –– Il doit se défendre d’accusations de fraude et de fausse déclaration dans un document officiel, et également, de comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline parce qu’il aurait eu une relation personnelle avec un sous-officier, en l’occurrence une sténographe judiciaire qui aurait été sous son commandement –– Son procès a été ajourné à la suite de la récusation du juge militaire en chef adjoint sans toutefois qu’un juge militaire ait été désigné par le juge militaire en chef adjoint — La problématique était de déterminer s’il y avait un juge militaire qui pouvait être désigné par le juge militaire en chef adjoint pour présider la Cour martiale sans que ne se soulève une crainte raisonnable de partialité –– De plus, le défendeur avait opté pour un procès en français –– Le demandeur a adopté une position claire, franche et sans équivoque, qui n’accordait aucune discrétion, quelle qu’elle soit, à l’office fédéral  : le juge militaire en chef adjoint avait l’obligation légale en vertu de l’art. 165.25 de la LDN de nommer un remplaçant parmi les autres juges militaires, et ce, peu importe qu’il pût exister des motifs de récusation ou d’incapacité linguistique visant chacun de ceux-ci — Bien que les juges militaires bénéficient de la même immunité de poursuite que les juges d’une cour supérieure de juridiction criminelle (art. 165.231 de la LDN), il ne s’agit pas de personnes nommées aux termes de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 –– Puisque la décision de désigner un juge militaire pour présider une cour martiale constitue un exercice présumé d’une compétence prévue à l’art. 165.25 de la LDN, partant, la décision du juge militaire en chef adjoint de ne pas désigner le 17 juin 2019 un autre juge militaire était révisable par la Cour fédérale — On ne pouvait souscrire à l’interprétation restrictive et limitative du pouvoir prévu à l’art. 165.25 que suggérait le demandeur, à savoir que l’art. 165.25 n’accorde aucune discrétion et que la désignation d’un juge militaire est automatique — La preuve au dossier appuyait amplement les craintes de partialité ou d’injustice ayant été formulées par le juge militaire en chef adjoint –– En ce qui concerne la doctrine de la nécessité, elle ne pouvait s’appliquer dans un contexte de justice criminelle ou militaire où les droits fondamentaux de l’accusé pouvaient être irrémédiablement compromis –– Concernant la primauté du droit, si le juge militaire en chef adjoint a pris concrètement la décision d’ajourner la cause devant la Cour martiale et de ne pas désigner un juge remplaçant, c’était d’abord et avant tout pour assurer la primauté du droit et le respect du droit de l’accusé à un procès juste et équitable devant un tribunal impartial et indépendant.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision ajournant le procès du défendeur le colonel Dutil (défendeur), juge militaire en chef, à la suite de la récusation du juge militaire en chef adjoint sans toutefois qu’un juge militaire ait été désigné par le juge militaire en chef adjoint. Le demandeur recherchait l’émission d’un bref de mandamus pour forcer le juge militaire en chef adjoint, en sa qualité de juge délégué, investi du pouvoir d’attribution prévu à l’article 165.25 de la Loi sur la défense nationale (la LDN), de désigner un juge militaire parmi les autres juges militaires éligibles pour présider la Cour martiale. Subsidiairement, le demandeur recherchait également l’émission d’un bref de certiorari aux fins de casser la décision de non-désignation.          

Le défendeur a été cité à une cour martiale permanente (la Cour martiale). Il doit se défendre d’accusations de fraude et de fausse déclaration dans un document officiel, et également, de comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline parce qu’il aurait eu une relation personnelle avec un sous-officier, en l’occurrence une sténographe judiciaire qui aurait été sous son commandement. Le procès du demandeur a été ajourné le 17 juin 2019 à la suite de la récusation du juge militaire en chef adjoint. Les motifs du juge militaire en chef adjoint de ne pas désigner de juge militaire étaient énoncés dans la lettre du 17 juin 2019 qui a été déposée au dossier de la Cour martiale. Quoique le défendeur avait le droit d’être jugé dans un délai raisonnable devant un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès juste et équitable en vertu des alinéas 11b) et d) de la Charte canadienne des droits et libertés, la problématique était de déterminer s’il y avait un juge militaire qui pouvait être désigné par le juge militaire en chef adjoint pour présider la Cour martiale sans que ne se soulève une crainte raisonnable de partialité. De plus, le défendeur avait opté pour un procès en français et suivant la Loi sur les langues officielles, le décideur devra par ailleurs comprendre le français sans l’aide d’un interprète. Il y avait trois candidats potentiels parmi le contingent actuel de juges militaires qui sont des officiers de la force régulière, mais aucun n’a été désigné par le juge militaire en chef adjoint, et ce, pour les motifs contenus dans la décision contestée. Les infractions reprochées au défendeur remontaient à 2014 et 2015. Mais trois ans de plus ont dû s’écouler avant qu’il ne soit accusé, en janvier 2018, d’avoir violé le Code de discipline militaire. Ces accusations ont eu l’effet pratique d’empêcher le défendeur d’agir, en particulier, comme juge militaire en chef.

Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur a adopté une position claire, franche et sans équivoque, qui n’accordait aucune discrétion, quelle qu’elle soit, à l’office fédéral. Le juge militaire en chef adjoint à qui le défendeur a délégué ses pouvoirs en vertu des articles 165.26 et 165.27 de la LDN avait l’obligation légale en vertu de l’article 165.25 de la LDN de nommer un remplaçant parmi les autres juges militaires, et ce, peu importe qu’il pût exister des motifs de récusation ou d’incapacité linguistique visant chacun de ceux-ci. Le demandeur a soumis qu’il avait droit à l’émission d’un bref de mandamus. Subsidiairement, la décision contestée était également déraisonnable et devait être cassée. Quant aux défendeurs, ils contestaient la demande de contrôle judiciaire. Ils ont avancé que la décision contestée n’était pas révisable parce qu’elle relevait de l’exercice d’une fonction judiciaire propre à une cour supérieure. Sinon, la Cour fédérale n’avait pas autrement compétence en vertu de l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales. Subsidiairement, ils ont prétendu que le juge militaire en chef adjoint n’a pas usurpé ses pouvoirs en vertu de l’article 165.25 de la LDN et la décision contestée était raisonnable, tandis que les conditions pour l’émission d’un bref de mandamus n’étaient pas rencontrées.

Il s’agissait principalement de savoir si la Cour fédérale avait compétence en vertu de l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales et si la décision contestée était révisable; quelle était l’interprétation correcte de l’article 165.25 de la LDN; si la décision contestée était raisonnable; et si la Cour devait exercer sa discrétion judiciaire en matière d’émission de bref de mandamus et de réparation judiciaire.

Jugement  : la demande doit être rejetée.

  En vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour fédérale a compétence exclusive en première instance pour notamment rendre des ordonnances de certiorari et de mandamus contre un office fédéral, ce qui était recherché en l’espèce par le demandeur. La définition large que l’on retrouve à l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales s’appliquait à la décision contestée et englobait l’exercice voire le non-exercice de toute compétence ou pouvoir prévu par une loi fédérale. Bien que les juges militaires bénéficient de la même immunité de poursuite que les juges d’une cour supérieure de juridiction criminelle (article 165.231 de la LDN), il ne s’agit pas de personnes nommées aux termes de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. Puisque la décision de désigner un juge militaire pour présider une cour martiale et tenir des auditions judiciaires constitue un exercice présumé d’une compétence prévue à l’article 165.25 de la LDN, partant, la décision du juge militaire en chef adjoint de ne pas désigner le 17 juin 2019 un autre juge militaire était révisable par la Cour fédérale. Par ailleurs, il n’était pas clair que la décision de récusation était elle-même appelable puisque celle-ci ne paraissait pas s’inscrire dans un des motifs mentionnés à l’article 230.1 de la LDN qui encadre le droit du ministre d’en appeler à la Cour d’appel de la cour martiale. Puisque le législateur a pris la peine de mentionner à l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales que c’est lorsqu’une loi fédérale prévoit expressément qu’il peut être interjeté appel, il serait contraire au texte de loi et à la meilleure administration de la justice que la Cour fédérale n’exerce pas sa compétence en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales parce qu’un droit d’appel pourrait implicitement exister en vertu de la LDN. Il fallait donc écarter tout moyen déclinatoire de compétence fondé sur l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales.

  L’article 165.25 de la LDN a été examiné et interprété. On ne pouvait souscrire à l’interprétation restrictive et limitative du pouvoir prévu à l’article 165.25 que suggérait le demandeur, à savoir que cet article n’accorde aucune discrétion et que la désignation d’un juge militaire est automatique  : c’est une obligation légale absolue. Le texte de l’article 165.25 de la LDN ne doit pas être interprété uniquement en fonction des règles d’interprétation des lois bilingues, mais aussi dans le cadre plus vaste de la règle moderne. En l’occurrence, la version anglaise ne pouvait être interprétée comme obligeant le juge militaire en chef à désigner un juge militaire s’il y a un motif valable pour ne pas faire de désignation ou pour attendre un certain temps avant de désigner un juge militaire.Aucune obligation n’existe de manière absolue. Pour être légale, l’obligation doit être compatible avec la Constitution, qui est la loi suprême du Canada et rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. En l’espèce, une interprétation se voulant constitutionnelle de l’article 165.25 de la LDN devait comprendre, de manière implicite, la limitation légale selon laquelle l’exercice du pouvoir de désignation doit être conforme à la Charte et ne pas entraîner un déni de justice à l’accusé.

  La décision contestée était raisonnable à tous égards et elle n’était pas autrement entachée d’une erreur de droit ou de fait révisable affectant le résultat final et pouvant justifier l’intervention de la Cour. La preuve au dossier appuyait amplement les craintes de partialité ou d’injustice ayant été formulées par le juge militaire en chef adjoint. Toutefois, la présente instance était exceptionnelle. Aucune règle générale applicable à tous les juges en chef ne pouvait être distillée. De plus, concernant les rapports antérieurs avec les sténographes judiciaires et l’administratrice de la cour martiale, il s’agissait là de facteurs externes pouvant alimenter une crainte raisonnable de partialité non seulement du côté du juge militaire en chef adjoint, mais tout autant de celui des autres juges militaires éligibles, d’où la décision de ne pas les désigner. Cette conclusion n’était pas déraisonnable.

En ce qui concerne la doctrine de nécessité, le juge militaire en chef adjoint a conclu dans la décision de récusation que la doctrine de nécessité ne le forçait pas à continuer à présider le procès. La Cour suprême du Canada a établi certains barèmes d’application de cette doctrine et a précisé que celle-ci ne s’applique pas dans les cas où elle entraînerait une injustice concrète et substantielle. Sinon, cela porterait gravement atteinte au droit d’être jugé par un tribunal impartial et indépendant que garantit l’alinéa 11d) de la Charte. En l’espèce, la doctrine de la nécessité ne pouvait s’appliquer dans un contexte de justice criminelle ou militaire où les droits fondamentaux de l’accusé pouvaient être irrémédiablement compromis. Concernant la primauté du droit, si le juge militaire en chef adjoint a pris concrètement la décision, le 17 juin 2019, d’ajourner la cause devant la Cour martiale et de ne pas désigner un juge remplaçant parmi les trois juges militaires éligibles, ce n’était pas un acte qui a été posé à la légère. Bien au contraire. C’était d’abord et avant tout pour assurer la primauté du droit et le respect du droit de l’accusé à un procès juste et équitable devant un tribunal impartial et indépendant.

  En somme, il n’y a eu aucun excès de compétence ou usurpation de pouvoir du juge militaire en chef adjoint, et la décision contestée était à tous égards raisonnable. Par conséquent, il n’y avait pas lieu d’accorder un bref de certiorari ou un bref de mandamus. La balance des inconvénients favorisait le maintien du statu quo. Bref, tous les remèdes recherchés par le demandeur ont été refusés afin d’assurer la primauté du droit et d’éviter qu’une injustice flagrante soit commise et qu’un tort irréparable soit causé au défendeur en tant qu’accusé.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 11b),d).

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 380(1)b).

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 96.

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52(1).

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 11.

Loi modifiant la Loi sur la défense nationale (cour martiale) et une autre loi en conséquence, L.C. 2008, ch. 29.

Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois en conséquence, L.C. 1998, ch. 35.

Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5, partie III, art. 9.1, 9.4, 10.1, 12, 17, 18(1),(2), 18.3, 18.5, 60(1),(2), 73 à 128, 117, 125a), 129, 130, 138, 139 à 146, 140.1, 140.2, 155, 161.1, 164(1.3), 164.2, 165, 165.15, 165.17(1), 165.19, 165.191(1),(3), 165.192, 165.2, 165.21, 165.22, 165.24, 165.25, 165.26, 165.27, 165.28, 165.221(1), 165.223, 165.231, 165.31(1), 165.32(1),(2),(3),(7), 166, 173, 178, 179, 186, 202.121(7), 230.1.

Loi sur la défense nationale, S.R.C. 1970, ch. N-4, art. 155.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 2, 18, 18.1, 18.4(1), 18.5, 50.

Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31, art. 3(2), 16.

Loi sur l’inamovibilité des juges militaires, L.C. 2011, ch. 22, art. 2.

Loi visant à renforcer la justice militaire pour la défense du Canada, L.C. 2013, ch. 24.

Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC), art. 2.07, 4.02, 4.091, 15.01, 15.17.

Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) vol. II – Discipline, art. 107.03, 110.08, 112.05(3)b), 112.14(6).

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 302(1),(2).

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES  :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour prov. de l’ÎPÉ; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour prov. de l’ÎPÉ; R. c. Campbell; R. c. Ekmecic; R. c. Wickman; Manitoba Prov. Judges Assn. c. Manitoba (Justice), [1998] 1 R.C.S. 3; Lukacs c. Canada (Office des transports), 2016 CAF 202.

DÉCISIONS DIFFÉRENCIÉES  :

Canada (Directrice des poursuites militaires) c. Canada (Juge militaire en chef), 2007 CAF 390; Société des Acadiens c. Association of Parents, [1986] 1 R.C.S. 549.

DÉCISIONS EXAMINÉES  :

R. c. Pett, 2020 CM 4002 (CanLII); R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485; R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259; R. v. D’Amico, 2020 CM 2002 (CanLII); R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; R. c. Dutil, 2019 CM 3002 (CanLII); R. v. Tremblay (1985), 41 Sask. R. 49, 1985 CanLII 2711 (B.R.).

DÉCISIONS CITÉES  :

 Northwestern Utilities Ltd. et autre c. Edmonton, [1979] 1 R.C.S. 684; R. c. Thibeault, 2014 CM 3022 (CanLII); R. c. Stillman, 2019 CSC 40; R. c. Leblanc, 2011 CACM 2; R. c. Caporal-chef G.C. Steeves et Ex-Soldat K.M. Temple, 2007 CM 3021 (CanLII); R. c. Edmunds, 2018 CACM 2; Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22; R. c. Thiele, 2016 CM 4015 (CanLII); Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F 742, [1993] A.C.F. no 1098 (QL) (C.A.); Turp c. Canada (Affaires étrangères), 2018 CF 12; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, 1995 CanLII 57; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c. Wall, 2018 CSC 26, [2018] 1 R.C.S. 750; Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585; Rushnell c. Canada (Procureur général), 2001 CFPI 199, [2001] A.C.F. no 366 (QL); Forsyth c. Canada (Procureur général), 2002 CFPI 643, [2003] 1 C.F. 96; Kourtessis c. M.R.N., 1993 CanLII 137, [1993] 2 R.C.S. 53; Elitis Pharma inc. c. RX Job inc., 2012 QCCA 1348; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395; B.C.G.E.U. c. British Columbia (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214, 1988 CanLII 3; El-Alloul c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCA 1611; Girouard c. Canada (Procureur général), 2019 CF 1282, [2020] 2 R.C.F. 199; R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768, 1999 CanLII 684; R. c. Tomczyk, 2012 CACM 4; Canada c. Bannister, 2019 CACM 2; Wewaykum Indian Band c. Canada, 2003 CSC 45, [2003] 2 R.C.S. 259; Apotex Inc. c. Sanofi-Aventis Canada Inc., 2008 FCA 394; Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673; Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561, 1979 CanLII 18, 1979 CanLII 18; Committee for Justice and Liberty c. L’Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, 1976 CanLII 2; Bilodeau-Massé c. Canada (Procureur général), 2017 CF 604, [2018] 1 R.C.F. 386; R. c. Trépanier, 2008 CACM 3; Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, [2015] 2 R.C.S. 713; R. c. Caron, 2011 CSC 5, [2011] 1 R.C.S. 78; United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, 1998 CanLII 818; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, 1995 CanLII 57; Trial Lawyers Association of British Columbia c. ColombieBritannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31.

DOCTRINE CITÉE

Canada. Défense nationale. Relations personnelles et fraternisation, DOAD 5019-1, 11 juillet 2014.

Conseil Canadien de la magistrature. Principes de Déontologie Judiciaire, 2004.

Deschamps, Marie. Examen externe sur l’inconduite sexuelle et le harcèlement sexuel dans les Forces armées canadiennes, 27 mars 2015.

Directive du DPM n016/17. Nomination de procureurs spéciaux, 12 avril 2017, mise à jour 15 décembre 2017.

Laskin, Bora. The British Tradition in Canadian Law, London  : Stevens, 1969.

McDonald, R.A. « The Trail of Discipline : The Historical Roots of Canadian Military Law » (1985), 1 Rev. JAG 1.

Zhou, Han-Ru. « Erga Omnes or Inter Partes ? The Legal Effects of Federal Courts’ Constitutional Judgments » (2019), 97 R. du B. can. 275.

  DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision (R. c. Dutil, 2019 CM 3003 (CanLII)) ajournant le procès du défendeur le colonel Dutil en juin 2019 à la suite de la récusation du juge militaire en chef adjoint sans toutefois qu’aucun juge militaire n’ait été désigné par le juge militaire en chef adjoint. Demande rejetée.

ONT COMPARU  :

Bernard Letarte, Vincent Veilleux et Pavol Janura pour le demandeur.

Guy J. Pratte et Geneviève Fauteux pour le défendeur le juge militaire en chef adjoint.

Philippe-Luc Boutin pour le défendeur le colonel Mario Dutil.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

La sous-procureure générale du Canada pour le demandeur.

Borden, Ladner, Gervais, S.E.N.C.L., S.R.L., Ottawa, pour le défendeur le juge militaire en chef adjoint.

Philippe-Luc Boutin, Dolbeau-Mistassini, Québec, pour le défendeur le colonel Mario Dutil.

 

            Voici les motifs du jugement et du jugement rendus en français par

            Le juge Martineau :

I.          Introduction

[1]        C’est une situation sans précédent qui perturbe depuis quelque temps déjà l’administration de la justice militaire dans les Forces canadiennes (Forces). L’affaire fait grand bruit car l’accusé n’est pas n’importe quel quidam  : le colonel Mario Dutil, juge militaire en chef, a été cité à une cour martiale permanente (la Cour martiale). Il doit se défendre d’accusations de fraude et de fausse déclaration dans un document officiel, et également, de comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline parce qu’il aurait eu une relation personnelle avec un sous-officier, en l’occurrence une sténographe judiciaire qui aurait été sous son commandement (les accusations).

[2]        Les accusations sont de notoriété publique et ont fait la manchette. Le jour même où celles-ci ont été portées, le 25 janvier 2018, la commodore Geneviève Bernatchez (juge-avocat général) a émis un communiqué public réaffirmant l’égalité de tous et chacun devant la loi. Toutefois, le procès du colonel Dutil a été ajourné le 17 juin 2019 à la suite de la récusation du lieutenant-colonel Louis-Vincent d’Auteuil (le juge militaire en chef adjoint) (R. c. Dutil, 2019 CM 3003 (CanLII) (la décision de récusation)). Mais aucun juge militaire n’a été désigné par le juge militaire en chef adjoint pour les motifs énoncés dans la lettre du 17 juin 2019 qu’il a déposée au dossier de la Cour martiale (la décision de non-désignation), d’où la présente demande de contrôle judiciaire.

[3]        La légalité et la raisonnabilité de la décision de récusation ne sont pas en cause aujourd’hui. En l’espèce, le présent demandeur, le directeur des poursuites militaires, recherche l’émission d’un bref de mandamus pour forcer le juge militaire en chef adjoint, en sa qualité de juge délégué, investi du pouvoir d’attribution prévu à l’article 165.25 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5 (LDN), de désigner un juge militaire parmi les autres juges militaires éligibles pour présider la Cour martiale. Subsidiairement, le demandeur recherche également l’émission d’un bref de certiorari aux fins de casser la décision de non-désignation (la décision contestée).

[4]        Dans le présent dossier, le procureur général du Canada défend les intérêts du demandeur, voire ceux du juge-avocat général et de l’état-major de la défense, qui ont également été impliqués dans la décision de porter les accusations contre le juge militaire en chef. Il n’empêche, il est hautement irrégulier, et pour le moins inusité, que l’office fédéral ait été désigné unilatéralement comme défendeur dans l’avis de demande de contrôle judiciaire, et soit forcé de se défendre lui-même, sans que le demandeur ait obtenu préalablement l’autorisation de cette Cour (paragraphes 303(1) et (2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106; Northwestern Utilities Ltd. et autre c. Edmonton, [1979] 1 R.C.S. 684, aux pages 709–710).

[5]        À l’ouverture de l’audition le 15 octobre 2019, et après avoir entendu les représentations orales des procureurs, la Cour a donc ajouté le colonel Dutil à titre de défendeur, ce qui a entraîné un ajournement de quelques semaines. L’affaire a été entendue au mérite les 27, 28 et 29 novembre 2019. Le 3 février 2020, durant le délibéré de la Cour, les parties ont porté à son attention la décision rendue le 10 janvier 2020 dans R. c. Pett, 2020 CM 4002 (CanLII) (Pett), et ont pu soumettre des représentations additionnelles concernant la pertinence et l’impact de cette dernière décision qui fait présentement l’objet d’un appel par l’accusé (dossier CMAC-603 [Master Corporal K.G. Pett v. Her Majesty the Queen]).

[6]        La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée pour les motifs qui suivent.

II.         La problématique

[7]        Le colonel Dutil a le droit d’être jugé dans un délai raisonnable devant un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès juste et équitable (alinéas 11b) et d) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (Charte)).

[8]        Mais voici le problème  : y a-t-il un juge militaire qui puisse, aujourd’hui, être désigné par le juge militaire en chef adjoint pour présider la Cour martiale sans que ne se soulève, encore une fois, une crainte raisonnable de partialité?

[9]        Qui plus est, la Cour martiale est régie par les dispositions de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31 (LLO). Le colonel Dutil ayant opté pour un procès en français, le décideur devra par ailleurs comprendre le français sans l’aide d’un interprète (alinéa 16(1)b) de la LLO; R. c. Thibeault, 2014 CM 3022 (CanLII)).

[10]      Tant sans faut, il y a bien trois candidats potentiels parmi le contingent actuel de juges militaires qui sont des officiers de la force régulière (article 165.21 de la LDN)  : les capitaines de frégate Martin Pelletier (nommé juge militaire le 10 avril 2014), Sandra Sukstorf (nommée le 17 février 2017) et Julie Deschênes (nommée le 23 mai 2019) (les autres juges militaires éligibles). Mais aucun n’a été désigné par le juge militaire en chef adjoint, et ce, pour les motifs contenus dans la décision contestée du 17 juin 2019, laquelle doit être lue en conjonction avec la décision de récusation.

III.        Le cadre juridique général  : le particularisme du droit militaire

[11]      Dans un premier temps, de façon à permettre une meilleure compréhension des enjeux et des positions respectives des parties, il nous apparaît nécessaire d’insister sur les aspects contextuels juridiques et factuels qui sont particuliers et uniques dans le présent dossier, au risque d’allonger les présents motifs. Il doit cependant être clair qu’en abordant la problématique particulière des questions complexes se soulevant en périphérie de la décision contestée, la présente Cour n’entend d’aucune manière s’immiscer dans le rôle que joue la Cour martiale en tant que juge des faits et juge du fond, ni interférer dans l’exercice de la discrétion que possède le demandeur en matière d’accusations et de poursuites militaires.

A.        Code de discipline militaire

[12]      Comme le rappelait récemment la Cour suprême, le système de justice militaire est passé d’un modèle de discipline centré sur le commandement qui offrait de faibles garanties procédurales à un système de justice parallèle s’apparentant beaucoup au système de justice pénale (R. c. Stillman, 2019 CSC 40, au paragraphe 53; pour un historique détaillé, voir R. A. McDonald, « The Trail of Discipline  : The Historical Roots of Canadian Military Law » (1985), 1 Rev. JAG 1, aux pages 1 à 28).

[13]      De fait, le Code de discipline militaire (la partie III de la LDN) a pour objectif de maintenir la discipline, l’efficacité et le moral des forces armées (R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485 (Moriarity), au paragraphe 46). L’article 130 de la LDN « érige en infractions visées par le code de discipline militaire » les infractions aux lois fédérales, dont le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46 (Moriarity, au paragraphe 7).

[14]      Il n’empêche, le Code de discipline militaire établit un système hybride. Tous les officiers et les militaires du rang justiciables du Code de discipline militaire sont passibles, en cas de la perpétration des infractions d’ordre militaire ou de droit commun intégrées au Code de discipline militaire (article 130 de la LDN), de peines diverses allant en ordre décroissant de l’emprisonnement à perpétuité, à l’emprisonnement de deux ans ou plus, à la destitution ignominieuse du service de sa Majesté, à l’emprisonnement de moins de deux ans, à la destitution du service de sa Majesté, à la détention, à la rétrogradation, à la perte de l’ancienneté, au blâme, à la réprimande, à l’amende et à des peines mineures l’autorité compétente ayant le pouvoir d’imposer à l’auteur de l’infraction une peine moindre à la peine maximale prévue au Code de discipline militaire (articles 139 à 146 de la LDN).

[15]      La LDN est silencieuse quant à l’application ou la non-application du Code de discipline militaire à un juge militaire incluant le juge militaire en chef et le juge militaire en chef adjoint. Néanmoins, les personnes nommées à cette charge doivent être des officiers au moment de leur nomination (en plus d’être des avocats au barreau d’une province), et ils demeurent des officiers durant l’exercice de leurs fonctions judiciaires. Il a donc été décidé récemment que les juges militaires sont justiciables du Code de discipline militaire à l’instar de tout officier ou militaire du rang visé au paragraphe 60(1) de la LDN (Pett, aux paragraphes 14–15). Au demeurant, en vertu de l’article 165.231 de la LDN, les juges militaires bénéficient de la même immunité de poursuite que les juges d’une Cour supérieure de juridiction criminelle. Toutefois, cette immunité ne vise pas un acte étranger à l’exercice des fonctions judiciaires en question, ni la perpétration d’une infraction au Code de discipline militaire (Pett, aux paragraphes 71–72).

[16]      À première vue, rien n’empêche donc que le colonel Dutil puisse être accusé, poursuivi et jugé devant la Cour martiale pour toute infraction d’ordre militaire qu’il aurait pu commettre alors qu’il exerçait les fonctions de juge militaire ou de juge militaire en chef, et ce, même s’il pourrait cesser, depuis que l’infraction a été commise, d’être un officier de la force régulière (paragraphe 60(2) de la LDN; Pett, au paragraphe 21).

[17]      Suite à l’abandon par la poursuite à l’ouverture du procès de certains chefs d’accusation, le colonel Dutil doit donc aujourd’hui faire face à des accusations de fraude et de fausse déclaration dans un document officiel, d’une part, et de comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline, d’autre part. Les accusations de fraude se rattachent notamment au Code criminel et à l’article 130 de la LDN et ne sont donc pas exclusives au système de justice militaire. À l’opposé, l’accusation de comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline (article 129 de la LDN) est unique au Code de discipline militaire et se rattache à une infraction à un ordre précis, ici la directive DOAD [Directives et ordonnances administratives de la défense] 5019-1 [Relations personnelles et fraternisation], parce que le colonel Dutil aurait eu une relation personnelle avec un sous-officier, en l’occurrence une sténographe judiciaire qui aurait été sous son commandement.

[18]      En l’espèce, si le colonel Dutil est déclaré coupable par la Cour martiale, comme peine maximale, il risque l’emprisonnement, sans compter sa destitution ignominieuse du service de Sa Majesté. Dans un contexte donc où la Cour martiale traite d’une question de nature disciplinaire aux conséquences sérieuses sur le plan de la liberté et de la carrière dans les Forces de l’accusé, et que la présomption d’innocence joue un rôle central dans la question à être tranchée, soit la culpabilité ou non du colonel Dutil, la question de l’impartialité du juge militaire désigné pour présider la Cour martiale du colonel Dutil doit naturellement être traitée avec la même rigueur qu’un juge d’une cour supérieure de juridiction criminelle (décision de récusation, au paragraphe 58; R. c. Leblanc, 2011 CACM 2).

B.        Directive DOAD 5019-1

[19]      Dans le monde civil, rien n’empêche deux collègues de travail des adultes consentants de commencer une relation amoureuse et de la poursuivre à l’extérieur des lieux de travail. Ils n’ont aucune permission à demander à quiconque. Avoir une telle relation n’a rien de criminel en soi. Mais dans l’armée, des nuances s’imposent car une relation personnelle définie comme une relation affective, romantique, sexuelle ou familiale ne doit pas nuire « à la sécurité, à la cohésion, à la discipline ou au moral d’une unité » (je souligne) [au paragraphe 5.1].

[20]      Valeur emblématique de toute armée, l’esprit de corps (« unit cohesion ») est cette fraternité unique transcendant les niveaux hiérarchiques qui assure la cohésion de l’unité et permet aux militaires d’accomplir leur mission, particulièrement en situation de combat ou de grand stress. La question de consentement n’a rien à voir  : même consensuelle, une relation amoureuse peut nuire à la cohésion de l’unité. (Voir le chapitre 5019-1 des Directives et ordonnances administratives de la défense (DOAD) Relations personnelles et fraternisation (directive DOAD 5019-1); voir aussi Marie Deschamps, Examen externe sur l’inconduite sexuelle et le harcèlement sexuel dans les Forces armées canadiennes, 27 mars 2015, aux pages 41–42).

[21]      Il s’ensuit que les militaires doivent aviser leur chaîne de commandement de toute relation personnelle pouvant nuire aux objectifs de la directive DOAD 5019-1. Sur le plan administratif, les militaires dont on sait qu’ils entretiennent une relation personnelle, ou qu’ils l’ont révélée, ne doivent normalement être affectés à la même unité. Le militaire qui a une relation personnelle avec un autre militaire ne doit pas, peu importe son grade ou ses fonctions, intervenir dans la vie professionnelle de cette personne, notamment dans les évaluations de rendement, des affectations, les fonctions et horaires de travail. On doit également prendre des mesures administratives pour éloigner les militaires engagés dans une telle relation (directive DOAD 5019-1).

[22]      Rappelons que l’objet principal du paragraphe 129(2) de la LDN est de donner effet aux règlements pris par les autorités civiles concernant « l’organisation, l’instruction, la discipline, l’efficacité et la bonne administration des Forces canadiennes » (article 12 de la LDN), et de faire exécuter tous les ordres et directives émanant du chef d’étatmajor de la défense pour donner effet aux décisions et instructions du gouvernement fédéral ou du ministre de la Défense (ministre), comme il est indiqué au paragraphe 18(2) de la LDN (R. c. Caporal-chef G.C. Steeves et Ex-Soldat K.M. Temple, 2007 CM 3021 (CanLII), au paragraphe 12). En conséquence, tout militaire qui ne respecte pas la directive DOAD 5019-1 peut être accusé de comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline (l’alinéa 129(2)b) de la LDN).

[23]      Dans le cas qui nous occupe, le Cabinet du juge militaire en chef est bel et bien une « unité » des Forces tel que déterminé par le chef d’état-major de la défense (article 17 de la LDN; articles 2.07 et 4.091 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) (ORFC). La directive DOAD 5019-1 s’applique donc à cette unité. Or, en vertu du chapitre 4 [articles 4.01–4.61] des ORFC, tout officier doit signaler aux autorités compétentes toute infraction aux lois, aux règlements, règles et directives pertinentes qui régissent la conduite de toute personne justiciable du Code de discipline militaire, quand il ne peut lui-même régler la question de façon satisfaisante (article 4.02). Nous verrons plus loin que c’est ce qui est arrivé en l’espèce durant l’été 2015 suite à l’intervention de l’ancienne conseillère juridique du Cabinet du juge militaire en chef.

C.        La poursuite et la convocation d’une cour martiale

[24]      Suivant enquête de la police militaire, des accusations contre un justiciable du Code de discipline militaire peuvent être formulées en vertu de la LDN dans un procès-verbal de procédure disciplinaire (PVPD). Le PVPD est l’équivalent en droit militaire d’une dénonciation (voir R. c. Edmunds, 2018 CACM 2, au paragraphe 2). Notons par ailleurs qu’un avis juridique d’un avocat militaire (et donc relevant du juge-avocat général) est nécessaire avant de porter une accusation contre un juge militaire (paragraphe 164(1.3) de la LDN; article 107.03 des ORFC [vol. II – Discipline]; Pett, au paragraphe 31).

[25]      Le non-respect d’un ordre ou d’une directive relève des pouvoirs du commandant et des supérieurs hiérarchiques, car c’est avant tout une matière disciplinaire. Une fois, donc, que les accusations ont été consignées dans le PVPD, celles-ci sont déférées au commandant de l’accusé (article 161.1 de la LDN). Le commandant décide alors s’il y a lieu d’aller plus loin avec les accusations, qui peuvent être traitées par voie sommaire par un commandant supérieur, ou référées, le cas échéant, au directeur des poursuites militaires. Dans beaucoup de cas, le militaire ayant eu un comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline sera promptement jugé et puni par son commandant, voire un commandant supérieur. Mais la situation n’est pas aussi simple dans le cas des effectifs du Cabinet du juge militaire en chef. Voici pourquoi.

[26]      Le juge militaire en chef détient au moins le grade de colonel (paragraphe 165.24(2) de la LDN). Or, bien que le juge militaire en chef possède les pouvoirs et la compétence d’un officier commandant en ce qui concerne le Cabinet du juge militaire en chef, il ne peut cependant exercer ni les pouvoirs ni la compétence d’un commandant ou d’un officier commandant un commandement en ce qui a trait à toute question disciplinaire ou pouvant faire l’objet d’un grief (article 4.091 des ORFC). Le juge militaire en chef ne peut donc pas discipliner un officier ou un militaire du rang (ce qui inclut un sous-officier) de son unité qui a commis une infraction au Code de discipline militaire. Les pouvoirs disciplinaires en question sont plutôt dévolus à l’officier qui est nommé de temps à autre au poste de commandant de base des Forces (Ottawa, Gatineau), et ce, en ce qui concerne toute affaire disciplinaire à l’égard d’un officier, autre qu’un juge militaire, ou d’un militaire du rang, qui figure à l’effectif du Cabinet du juge militaire en chef (paragraphe 1c) de l’ordre du 2 octobre 2019 du général J.H. Vance, chef d’état-major de la défense (ordre du 2 octobre 2019)). Dans le cas où un militaire du rang du Cabinet du juge militaire en chef a une relation personnelle préjudiciable, des actions immédiates peuvent être prises par le commandant contre les deux individus en question. Mais qu’en est-il lorsque c’est un juge militaire qui est impliqué?

[27]      Premièrement, le paragraphe 164(1.3) de la LDN prévoit expressément que le commandant supérieur ne peut juger sommairement un juge militaire, de sorte qu’il appartient au chef de l’état-major de la défense lui-même, ou bien à l’officier commandant un commandement désigné en vertu du paragraphe 18(1) de la LDN (l’autorité de renvoi) de déférer les accusations au directeur des poursuites militaires (article 164.2 de la LDN). L’autorité de renvoi formule les recommandations qu’elle juge pertinentes (paragraphe 164.2(1) de la LDN). En vertu de l’ordre du 2 octobre 2019, le vice-chef d’état-major adjoint de la défense et au vice-chef d’état-major de la défense peuvent exercer respectivement les pouvoirs et compétences d’un commandant et d’un commandant supérieur en ce qui concerne toute affaire disciplinaire à l’égard d’un juge militaire qui figure à l’effectif du cabinet du juge militaire en chef.

[28]      Deuxièmement, lorsque des accusations ont été référées par l’autorité de renvoi au directeur des poursuites militaires, il lui appartient de déterminer si des accusations doivent être ou non portées devant une cour martiale (Pett, au paragraphe 25). En l’espèce, cette dernière ne peut juger une personne sans une accusation formelle. La mise en accusation est prononcée lorsqu’est déposé auprès de l’administrateur de la cour martiale un acte d’accusation signé par le directeur des poursuites militaires ou un officier dûment autorisé par lui à le faire (article 165 de la LDN).

[29]      Troisièmement, il existe deux types de cour martiale  : la cour martiale générale et la cour martiale permanente. Toutes deux ont compétence en matière d’infractions d’ordre militaire imputées à toute personne justiciable du code de discipline militaire (articles 166 et 173 de la LDN). Or, les cours martiales ont ceci d’unique qu’elles sont formées et dissoutes pour chaque instance. Il n’y a donc pas de cour martiale tant que l’administrateur de la cour martiale n’a pas convoqué une cour martiale générale ou une cour martiale permanente (articles 165.19 et 165.192 de la LDN; Pett, aux paragraphes 33–35). Cela dit, l’administrateur exerce ses fonctions sous la direction du juge militaire en chef ou du juge militaire à qu’il a délégué ses pouvoirs (paragraphe 165.191(3) et article 165.27 de la LDN).

[30]      Quatrièmement, c’est l’administrateur de la cour martiale qui nomme les membres d’une cour martiale générale (paragraphe 165.191(1) de la LDN). Cela dit, c’est le juge militaire en chef ou son délégué (autre qu’un juge militaire de la force de réserve), qui désigne un juge militaire pour chaque cour martiale (générale ou permanente) et lui confie les autres fonctions judiciaires prévues dans la loi (articles 165.25 et 165.26 de la LDN). Et, il va de soi que le juge militaire en chef ou son délégué doivent demeurer à l’abri de toute ingérence extérieure relativement aux questions qui concernent directement la fonction judiciaire des cours martiales, incluant la désignation des juges militaires.

[31]      Cinquièmement, les avocats militaires du Cabinet du juge-avocat général et du bureau du directeur des poursuites militaires sont appelés quotidiennement à traiter de dossiers pouvant se rendre en cour martiale et à représenter la poursuite le cas échéant. Toutefois, aux termes de la Directive du DPM [Directeur des poursuites militaires] n016/17 [Nomination de procureurs spéciaux], lorsqu’il y a un risque de conflit d’intérêts, apparent ou réel, en matière de poursuite qui pourrait ébranler la confiance du public envers l’administration de la justice militaire, un procureur spécial doit être désigné. Il n’empêche, la désignation d’un procureur spécial ne change en rien la situation législative à l’effet que seul le directeur des poursuites militaires a l’autorité légale de déposer des accusations en cour martiale (Pett, au paragraphe 27).

[32]      Enfin, il est nécessaire de faire un aparté sur le rôle du juge-avocat général que le juge Pelletier a décrit dans la décision Pett comme étant « all encompassing » (Pett, au paragraphe 29). En vertu du paragraphe 9.1(2) de la LDN, le juge-avocat général qui détient au moins le grade de brigadier-général (article 9.4 de la LDN)   exerce son autorité sur tout ce qui touche l’administration de la justice militaire au sein des Forces. À toutes fins pratiques, le juge-avocat général agit à titre de conseiller juridique du gouverneur général, du ministre et du ministère de la Défense, et des Forces pour les questions militaires, même s’il est entendu que ceci ne modifie en rien les attributions du ministre de la Justice et du procureur général du Canada (articles 9.1 et 10.1 de la LDN). Cela dit, le directeur des poursuites militaires exerce ses fonctions sous la direction générale du juge-avocat général (paragraphe 165.17(1) de la LDN).

D.        Indépendance du Cabinet du juge militaire en chef

[33]      Il faut également que les tribunaux militaires soient le plus possible à l’abri de l’ingérence des membres de la hiérarchie militaire, c’est-à-dire des personnes qui sont chargées du maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des Forces (R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259 (Généreux), aux paragraphes 83, 98). La question de l’indépendance des cours martiales et des juges militaires est une question épineuse qui a donc fait couler beaucoup d’encre depuis 1992, et qui est toujours d’actualité en 2020  : la confiance du public, et plus particulièrement celle des militaires, envers le système de justice militaire repose, entre autres choses, sur l’indépendance du Cabinet du juge militaire en chef.

[34]      Avant l’arrêt Généreux, le juge-avocat général avait pleine autorité pour désigner le juge-avocat qui siégerait sur une cour martiale parmi ses effectifs, tout en sachant que ce dernier retournerait à ses tâches sous sa direction une fois le procès complété. Malgré les craintes quant à l’indépendance judiciaire soulevées dans l’arrêt Généreux, il aura fallu attendre 2011 pour que les juges militaires soient nommés à « titre inamovible » jusqu’à l’âge de la retraite (les juges militaires étant entre 1998 et 2011 nommés à « titre inamovible » pour un mandat de cinq ans renouvelable sur recommandation d’un comité d’examen établi par règlement du gouverneur en conseil) (article 2 de la Loi sur l’inamovibilité des juges militaires, L.C. 2011, ch. 22). En pratique, sauf s’ils sont « révoqués » conformément à la procédure prévue dans la loi, les juges militaires demeurent en fonction jusqu’à l’âge de 60 ans, à moins qu’ils ne démissionnent entretemps (paragraphes 165.21(3), (4) et (5) de la LDN).

[35]      On compte aujourd’hui, depuis la réforme de 2013 (Loi visant à renforcer la justice militaire pour la défense du Canada, L.C. 2013, ch. 24), deux types de juge militaire  : 1) le juge militaire ayant le grade d’officier dans la force régulière (paragraphe 165.21(1) de la LDN); et 2) le juge militaire ayant le grade d’officier dans la force de réserve (paragraphe 165.22(1) de la LDN). Cependant, dans le second cas, aucun nom se retrouve actuellement sur le tableau des juges militaires de la force de réserve.

[36]      À l’instar des juges civils, la conduite des juges militaires peut faire l’objet d’une plainte devant un organisme judiciaire indépendant du pouvoir exécutif et de l’état-major de la défense. En particulier, un « manquement à l’honneur et à la dignité » (« having been guilty of misconduct »), un manquement aux devoirs de la charge du juge militaire, ou encore une « situation d’incompatibilité » (« having being placed […] in a position incompatible with the due execution of his or her judicial duties »), peuvent constituer autant de motif distincts rendant le juge militaire incluant le juge militaire en chef inapte à remplir ses fonctions judiciaires (sous-alinéas 165.32(7)a)(ii), (iii) et (iv) de la LDN).

[37]      Bien que l’adoption d’une loi n’est pas nécessaire pour destituer un juge militaire comme c’est le cas pour un juge civil de nomination fédérale ou provinciale, le comité d’enquête sur les juges militaires peut recommander au gouverneur en conseil de révoquer la nomination d’un juge militaire (paragraphe 165.32(7) de la LDN), ou de retirer le nom d’un juge militaire de la force de réserve du tableau (paragraphe 165.221(1) de la LDN). En pareil cas, le comité d’enquête est formé de trois juges de la Cour d’appel de la cour martiale (CACM) dont un président, nommés par son juge en chef (paragraphe 165.31(1)). Le comité d’enquête fait enquête dans les cas suivants  : 1) si le ministre de la Défense [ministre] le lui demande (paragraphe 165.32(1) de la LDN); ou 2) s’il décide de procéder à une enquête suivant une plainte ou une accusation d’une personne autre que le ministre (paragraphe 165.32(2) de la LDN). Dans le second cas, le président du comité d’enquête peut charger un des membres d’examiner la plainte ou l’accusation, et de recommander au comité de procéder ou non à l’enquête.

[38]      Comme on peut le constater plus haut, l’existence d’un système indépendant d’enquête de la conduite des juges militaires est de nature à renforcer l’indépendance institutionnelle du Cabinet du juge militaire en chef. C’est d’ailleurs la raison principale ayant été invoquée en janvier 2020 par la cour martiale dans l’affaire Pett pour refuser d’ordonner un arrêt de la poursuite d’un militaire du rang qui contestait l’impartialité et l’indépendance des juges militaires au motif qu’ils pouvaient eux-mêmes être cités en cour martiale (Pett, aux paragraphes 89–102 et 145–149).

[39]      En l’espèce, l’accusé a déposé le 12 février 2020 un avis d’appel à l’encontre de cette décision. Mais pourquoi donc faut-il ici parler de la décision Pett?

[40]      C’est que dans la décision rendue par le juge Pelletier dans l’affaire Pett, s’appuyant sur les pouvoirs qui sont conférés à la Cour martiale en vertu de l’article 179 de la LDN, il a également été statué que l’ordre du 2 octobre 2019 du général J.H. Vance, chef d’état-major de la défense, qui permet au vice-chef d’état-major adjoint de la défense et au vice-chef d’état-major de la défense d’exercer respectivement les pouvoirs et compétences d’un commandant et d’un commandant supérieur, est inopérant en ce qui concerne toute affaire disciplinaire à l’égard d’un juge militaire qui figure à l’effectif du cabinet du juge militaire en chef. Rappelons au passage que l’ordonnance du 2 octobre 2019 est une mise à jour de l’ordonnance émise le 19 janvier 2018, quelques jours avant que les accusations portées contre le colonel Dutil soient référées au directeur des poursuites militaires. En l’espèce, le juge Pelletier conclut que les ordres en question enfreignent l’indépendance judiciaire des juges militaires et soulèvent une crainte raisonnable de partialité du fait que pendant qu’ils sont en exercice, ils peuvent être traduits devant une cour martiale à la suite d’accusations autorisées par un membre de la hiérarchie militaire, et ce, même si la LDN prévoit un mécanisme indépendant de plainte et de destitution des juges militaires à travers un comité d’enquête formé de trois juges de la CACM (Pett, aux paragraphes 43, 47, 48, 59, 60–62, 100, 102, 110, 116, 128, 131–133, 144 et 145–149).

[41]      Quelques semaines suivant la décision du juge Pelletier, la juge Sukstorf a dû trancher la même question dans l’affaire R. v. D’Amico, 2020 CM 2002 (CanLII) (D’Amico). Tout en soulevant certaines problématiques quant à l’applicabilité du Code criminel aux juges militaires lorsqu’ils sont à l’extérieur du Canada, la juge Sukstorf conclut essentiellement, au même titre que le juge Pelletier, que l’ordre du 2 octobre 2019 porte atteinte aux droits protégés d’un accusé en vertu de l’alinéa 11d) de la Charte et empiète sur la compétence du Comité d’enquête (D’Amico, aux paragraphes 40, 41, 53, 56–64, 78–80). Ce faisant, la juge Sukstorf, en vertu des pouvoirs attribués à une Cour martiale à l’article 179 de la LDN, déclare inopérant l’ordre du 2 octobre 2019, tout en refusant d’ordonner un arrêt de la poursuite parce qu’il existe un mécanisme indépendant d’enquête des juges militaires.

[42]      Il existe bel et bien déjà un régime indépendant de surveillance de la conduite des juges militaires. Reste à savoir s’il faut donner une portée large aux manquements mentionnés au paragraphe 165.32(7) de la LDN, et si ceux-ci peuvent inclure, le cas échéant, un comportement contraire au Code de discipline militaire, ce que le juge Pelletier semble suggérer. À première vue, et sans exprimer une opinion finale sur le sujet, dans la mesure où le comité d’enquête peut effectivement enquêter sur le non-respect par un juge militaire d’une norme régissant sa conduite en tant qu’officier des Forces, c’est une avenue à explorer et qui semble respecter l’indépendance judiciaire du Cabinet du juge militaire en chef. Il n’en demeure pas moins qu’une infraction mineure qui justifierait qu’un militaire du rang ou un officier soit discipliné par son commandant n’est sans doute pas assez grave en soi pour justifier une recommandation de révocation visant un juge militaire. Comme on peut le voir, les décisions Pett et D’Amico viennent compliquer considérablement la suite des procédures dans ce dossier et semblent, à première vue, constituer un obstacle à la continuation du procès du colonel Dutil devant la Cour martiale, tant que la question de la légalité des ordres du 19 janvier 2018 et du 2 octobre 2019 n’aura pas été résolue de façon finale par la Cour d’appel de la cour martiale ou un autre cour compétente.

IV.       Mise en contexte factuelle  : chronologie et procédures

[43]      Ce qui est également exceptionnel dans le présent dossier, c’est bien l’ampleur de la preuve extrinsèque dite de contexte (Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 20) produite au dossier de cette Cour par les parties. La décision de récusation, incluant le voir-dire devant la Cour martiale, toutes les procédures préliminaires à la mise en accusation formelle du défendeur Dutil incluant le procès-verbal de procédure disciplinaire et la lettre de demande de renvoi en cour martiale , les enregistrements, tous les procès-verbaux des conférences de coordination et des conférences préparatoires (où les motifs de récusation et les accusations en cause sont discutés dans le menu détail par les procureurs et le juge président) font partie du dossier de la Cour fédérale.

A.        Genèse

[44]      Ayant été admis au Barreau du Québec en 1983, le défendeur Dutil a déjà une belle et longue fiche de route dans les Forces. Ayant débuté en 1984 comme avocat militaire au sein du Cabinet du juge-avocat général, il a successivement agi comme juge-avocat adjoint, directeur au sein du Cabinet du juge-avocat général et du Cabinet du conseiller juridique du ministère de la Défense nationale, et avocat-conseil, avant d’être nommé juge militaire le 10 janvier 2001, puis juge militaire en chef, le 2 juin 2006.

[45]      Les infractions reprochées au colonel Dutil remontent à 2014 et 2015. Mais trois ans de plus vont s’écouler avant que le juge militaire en chef ne soit accusé, en janvier 2018, d’avoir violé le Code de discipline militaire. Si le colonel Dutil a choisi dans l’intervalle de demeurer en poste et de ne pas démissionner, ces accusations, ont eu l’effet pratique de l’empêcher jusqu’à aujourd’hui d’agir comme juge militaire en chef et de présider une cour martiale et d’exercer d’autres fonctions judiciaires (toutes ces fonctions ont été déléguées entretemps au juge militaire en chef adjoint). Il n’empêche, le 20 mars 2020, par l’effet de la Loi, le colonel Dutil cessera automatiquement d’occuper sa charge de juge militaire, soit à la date anniversaire de ses soixante ans (paragraphe 165.21(4) de la LDN et article 15.17 des ORFC). Aucune extension du service militaire au-delà de cet âge n’a été demandée ni octroyée par le chef d’état-major de la défense. Le colonel Dutil sera libéré des Forces suivant la procédure normale prévue à la date de son anniversaire en conformité avec le paragraphe 5(a), service terminé âge de la retraite, du tableau de l’article 15.01 des ORFC.

[46]      Cette retraite ne rendra toutefois pas caduque les présentes accusations en Cour martiale. En effet, rien ne limite la peine pouvant être prononcée en vertu du paragraphe 139(1) de la LDN à l’égard d’un membre retraité des Forces qui était assujetti au Code de discipline militaire au moment de la commission de l’infraction. Si la peine de destitution ignominieuse du service de Sa Majesté devait être prononcée, le motif de libération sous le paragraphe 5(a), service terminé âge de la retraite, du tableau de l’article 15.01 des ORFC serait amendé pour le paragraphe 1(a), inconduite condamné à la destitution, du tableau du même article. Non seulement une destitution ignominieuse constitue une tare indélébile dans le dossier de l’accusé reconnu coupable d’une infraction menant à l’emprisonnement (article 140.1 de la LDN), mais il va de soi que cela compromettra irrémédiablement ses chances futures d’emploi dans l’armée ou ailleurs, sans compter le fait qu’il ne pourra plus utiliser le titre du grade avec la mention « retraité ». De même, la rétrogradation pourrait affecter la pension de retraite de l’accusé. (article 140.2 de la LDN). Comme on peut le voir, même si le colonel Dutil quittera les Forces le 20 mars prochain pour prendre sa retraite, la présente affaire n’a rien d’académique.

[47]      Si l’on se rapporte au résumé des faits que l’on retrouve dans la décision de récusation, l’adjudant Annie Dorval (A.D. dans l’acte d’accusation formel) se serait jointe au Cabinet du juge militaire en chef à l’automne 2013. Elle aurait été certifiée dans son métier de sténographe judiciaire en mars 2014. Tel que l’a expliqué le colonel Dutil lors du voir-dire, en décembre 2014, il a rapporté à l’administratrice de la cour martiale, Mme Simone Morrissey, la relation qu’il avait avec l’adjudant Dorval (transcription du voir-dire à la page 74). D’autre part, il a informé le juge d’Auteuil de cette même relation en janvier 2015. À compter du mois de janvier 2015, l’adjudant Dorval aurait été en congé de maladie et absente du Cabinet du juge militaire en chef de manière continue jusqu’à son transfert d’unité avec l’Unité interarmées de soutien du personnel, qui était à l’époque une unité assurant la transition de carrière des militaires vers la vie et le marché du travail civil. Elle a été libérée des Forces en février 2016 (paragraphe 9 de la décision de récusation).

[48]      De son côté, la juge Deschênes a occupé avant son accession à la magistrature militaire le poste de conseillère juridique au Cabinet du juge militaire en chef du mois de juillet 2012 au mois de juillet 2015, donc, à l’époque où le juge militaire en chef aurait entretenu une relation personnelle avec l’adjudant Dorval. Durant cette période, la juge Deschênes était appelée, au quotidien, à conseiller l’administratrice de la cour martiale, Mme Morrissey, sur toute question juridique. En plus, la juge Deschênes a été personnellement témoin des évènements relatifs aux accusations (paragraphe 37 de la décision de récusation aux pages 118 à 120 des transcriptions du voir-dire).

[49]      Qui plus est, cette Cour a été informée en novembre 2019 par le procureur du défendeur Dutil lors de l’audience de la présente demande de contrôle judiciaire, que la juge Deschênes a directement communiqué au sujet de la cause devant la Cour martiale avec la police militaire. Cette communication a eu lieu le 21 juin 2019 soit un mois après son accession à la magistrature militaire. Le document de divulgation en question (document 60# 2105 23542) a été produit de consentement, mais avec la réserve des procureurs du demandeur qu’il ne peut pas être utilisé pour déterminer la raisonnabilité de la décision contestée. Il n’empêche, cette preuve nous apparaît pertinente pour comprendre la suite des faits, et il y a lieu d’en tenir compte également au niveau des remèdes et de l’exercice de la discrétion de la Cour.

[50]      Tel qu’il est rapporté dans le narratif et les courriels que la poursuite a communiqués à la défense le 26 juin 2019, la juge Deschênes a directement communiqué avec la police militaire pour fournir des précisions au sujet des faits particuliers qui sont rapportés par le juge militaire en chef adjoint au paragraphe 37 de la décision de récusation. Bien que son implication aurait été très limitée, la juge Deschênes a néanmoins éprouvé le besoin de divulguer à la police militaire un courriel daté du 20 mai 2015, qu’elle s’était adressée à elle-même à l’époque où elle était au Cabinet du juge militaire en chef. La juge Deschênes rapporte dans ce courriel avoir vu, le 9 mai 2015, dans un pub à Chelsea, le juge militaire en chef en compagnie de l’adjudant Dorval ce qui est venu confirmer les rumeurs qui circulaient déjà dans le cabinet du juge militaire en chef au sujet de leur relation personnelle. Le juge militaire en chef l’a fixé et lui aurait adressé un regard « sombre » qui l’a beaucoup « choquée ».

[51]      De fait, le 12 ou 13 mai 2015, la juge Deschênes a rapporté l’incident en question à l’administratrice de la cour martiale. Cette dernière l’aurait rassurée en l’informant que des mesures administratives avaient déjà été prises pour que l’adjudant Dorval soit transférée à Bagotville, ce qui créerait une séparation. De plus, la juge Deschênes mentionne avoir également approché le juge Pelletier, le 15 mai 2015, pour discuter de la situation. Ce dernier lui aurait dit qu’il n’y avait pas assez de preuves pour conclure à l’existence d’un acte répréhensible (« wrongdoing »).

[52]      Enfin, la juge Deschênes mentionne avoir elle-même également demandé un avis juridique indépendant à un conseiller juridique en qui elle avait confiance. À son tour, celui-ci lui aurait confirmé qu’il n’y avait pas assez de preuves pour conclure qu’une « infraction » avait été commise. Dans les circonstances, la juge Deschênes estimait qu’elle s’était déchargée de toute obligation qu’elle pouvait avoir à titre d’officier en vertu du chapitre 4 [articles 4.01 à 4.61] des ORFC (Volume 1 – Devoirs et responsabilités des officiers). En juillet 2015, la juge Deschênes a été mutée à la Direction juridique du personnel militaire.

B.        Plainte déontologique contre le juge militaire en chef

[53]      C’est un aspect important dans le présent dossier  : au départ, le Cabinet du juge-avocat général a privilégié la formulation d’une plainte déontologique en bonne et due forme devant le comité d’enquête, plutôt que d’enclencher le processus disciplinaire menant à des accusations en cour martiale. Lors du voir-dire, l’administratrice de la cour martiale a témoigné devant la Cour martiale avoir été approchée par le colonel Bruce J. Wakeham, chef d’état-major du juge-avocat général, au mois de septembre 2015. Il voulait obtenir sa collaboration, car il comptait porter plainte au comité d’enquête. Elle a refusé, semble-t-il, parce que ce n’était pas son rôle dans les circonstances (paragraphe 10 de la décision de récusation).

[54]      Le 9 octobre 2015, le colonel Wakeham a porté une plainte au comité d’enquête (la plainte déontologique). Tel que l’a confirmé le colonel Dutil lors du voir-dire de juin 2019, les accusations dont il fait aujourd’hui l’objet ont le même fondement factuel que la plainte déontologique en ce qui a trait à la relation personnelle qu’il aurait eue en 2014 et 2015 avec l’adjudant Dorval (page 68 des transcriptions du voir-dire).

[55]      La plainte déontologique n’a pas été déposée à la Cour martiale, mais le juge militaire en chef adjoint en fait mention dans la décision de récusation (paragraphes 10 à 13, 18, 37 de la décision de récusation). De fait, lors du voir-dire de juin 2019, le colonel Dutil a identifié l’adjudant Dorval, la maître de 1re classe à la retraite Smith et une autre personne, qu’il a, suite à l’instance du procureur spécial, identifiée comme étant la juge Deschênes, comme étant les personnes impliquées dans la plainte déontologique (transcription du voir-dire aux pages 87–88; décision de récusation, au paragraphe 37).

[56]      Le contexte factuel entourant la plainte déontologique s’avère non seulement pertinent pour comprendre pourquoi le juge militaire en chef adjoint s’est récusé le 17 juin 2019 (paragraphes 38, 55, 75, 84 et 94), mais également, pourquoi il n’a pas désigné les autres juges militaires éligibles, notamment les juges Deschênes et Pelletier (paragraphes 11 à 15 de la décision de non-désignation).

[57]      C’est le 5 novembre 2015 que le colonel Dutil a appris l’existence de la plainte déontologique lors d’une conférence préparatoire avec les avocats impliqués dans une cour martiale. Le jour même, il a informé les juges militaires en fonction de l’existence de cette plainte (témoignage du colonel Dutil lors du voir-dire, à la page 74; témoignage de Simone Morrissey lors du voir-dire, à la page 54; paragraphes 11 et 12 de la décision de récusation).

[58]      Or, selon le témoignage du colonel Dutil, après la plainte déontologique, ses rapports avec le juge Pelletier se sont graduellement dégradés (transcription du voir-dire, aux pages 105–108), au point tel, que le juge militaire en chef adjoint a conclu le 17 juin 2019 que la poursuite a démontré qu’il pourrait y avoir des motifs pouvant justifier une demande de récusation à l’égard du juge Pelletier (paragraphe 94 de la décision de récusation; paragraphe 12 de la décision de non-désignation).

[59]      Conformément au paragraphe 165.32(3) de la LDN, la juge Jocelyne Gagné a été désignée par le président du comité d’enquête, le juge en chef B. Richard Bell, afin d’examiner la plainte déontologique et de déterminer si une enquête devait être commencée. Selon le communiqué du 27 avril 2016, qui a été publié sur le site web de la CACM, et dont on a fourni copie à la Cour lors de l’audience de la demande de contrôle judiciaire, cette plainte concernait spécifiquement des allégations de violation de la directive DOAD 5019-1.

[60]      Le 29 février 2016, le président du comité d’enquête a avisé le colonel Wakeham qu’aucune enquête ne serait commencée et que le dossier serait fermé suite à l’acceptation par le comité d’enquête de la recommandation de la juge Gagné. Dans le communiqué du 27 avril 2016, il est mentionné que la plainte déontologique a été rejetée au motif que celle-ci ne soulevait aucune cause de révocation mentionnée au paragraphe 165.32(7) de la LDN.

C.        Procès-verbal de procédure disciplinaire et demande de renvoi des accusations en cour martiale

[61]      Après le rejet de la plainte déontologique en février 2016, la police militaire a continué ou repris son enquête (paragraphe 17 de la décision de récusation). Rappelons que la police militaire est sous le commandement du grand prévôt des Forces, lequel exerce lui-même ses fonctions sous la direction générale du vice-chef d’état-major de la défense (articles 18.3 et 18.5 de la LDN).

[62]      À l’accusation d’avoir entretenu une relation personnelle préjudiciable au bon ordre et à la discipline (article 129 de la LDN), la police militaire a recueilli d’autres éléments de preuve lui permettant de porter des accusations de fraude (alinéa 117a) de la LDN) et de fausse déclaration dans un document officiel (alinéa 125a) de la LDN), tel qu’en fait foi le PVPD en date du 25 janvier 2018 préparé par un enquêteur du Service national des enquêtes des Forces. Ainsi, le juge militaire en chef aurait indûment réclamé en septembre 2015 des dépenses de voyage et fraudé le gouvernement d’une somme de moins de 1 000 $ quant à une réclamation qu’il aurait effectuée en raison d’un devoir temporaire qu’il avait exercé à titre de juge militaire au sujet d’une cour martiale qu’il avait présidé en août 2015. Dans ce dernier cas, l’adjudant Dorval et l’adjudant à la retraite Michaud une ancienne sténographe avec qui l’accusé avait voyagé , pourraient être appelés comme témoins (voir le PVPD).

[63]      En vertu d’un ordre du 19 janvier 2018, l’officier nommé au poste de chef de programme (C Prog) et qui détient au moins le grade de major-général/contre-amiral et le vice-chef d’état-major de la défense peuvent exercer respectivement les pouvoirs et compétences d’un commandant et d’un commandant supérieur en ce qui concerne toute affaire disciplinaire à l’égard d’un juge militaire qui figure à l’effectif du cabinet du juge militaire en chef. Tel qu’il a été précédemment mentionné, l’ordre du 19 janvier 2018 a été abrogé et remplacé par l’ordre du 2 octobre 2019, celui-là même qui a été déclaré inopérant en 2020 par les juges Pelletier et Sukstorf dans les décisions Pett et D’Amico. Il s’agissait de la première fois que les juges militaires étaient spécifiquement visés de façon à conférer des pouvoirs en matière disciplinaire aux personnes désignées comme commandant et commandant supérieur des juges militaires.

[64]      Le 5 février 2018, le lieutenant-général, J.A.J. Parent, vice-chef d’état-major de la Défense par intérim (l’autorité de renvoi), a entériné le PVPD et la recommandation formulée le 30 janvier 2018 par le major-général Jean-Marc Lanthier, Chef de programme (le commandant), de déférer les accusations au directeur des poursuites militaires (lettre de demande de renvoi). En l’espèce, la relation personnelle que le colonel Dutil aurait eu en 2014–2015 aurait nui à la cohésion de l’unité, ce qui aurait causé préjudice au bon ordre et à la discipline de l’unité. La réclamation frauduleuse quant à elle constituerait un abus de confiance. En demandant au directeur des poursuites militaires de traduire le colonel Dutil en cour martiale, l’autorité de renvoi veut donc s’assurer que si le colonel Dutil est déclaré coupable, on comprendra que les officiers supérieurs des Forces sont soumis aux mêmes normes de discipline que les officiers et des militaires du rang sous leur commandement. En bref, une condamnation par la cour martiale du colonel Dutil va donc envoyer un message clair et fort, de dissuasion générale, auprès de toutes les unités des Forces, incluant au sein du Cabinet du juge militaire en chef (lettre de demande de renvoi au paragraphe 8).

D.        Risque de conflit d’intérêts en matière de poursuite militaire

[65]      Le 30 janvier 2018, conformément à l’article 165.15 de la LDN et la Directive du DPM no 016/17 [Nomination de procureurs spéciaux, 12 avril 2017, mise à jour 15 décembre 2017], le colonel B. W. MacGregor, agissant en sa qualité de directeur des poursuites militaires, a nommé, le lieutenant-colonel Mark Poland un membre de la force de réserve des Forces et un ancien procureur de la Couronne au ministère de la Procureure générale de l’Ontario (il est depuis devenu un juge de la Cour de justice de l’Ontario) à titre de procureur spécial (l’ancien procureur spécial).

[66]      Aucun avocat militaire du bureau du directeur des poursuites militaires ou du Cabinet du juge-avocat général n’a donc apposé sa signature sur l’acte formel d’accusation. Il n’empêche, le procureur spécial est tenu de suivre toutes les directives du directeur des poursuites militaires à toutes les étapes de la vérification préalable et de la révision postérieure à la mise en accusation et du procès en cour martiale, à moins que la politique n’oblige le procureur spécial à prendre des actions qui seraient inadéquates dans les circonstances (article 14 de la Directive du DPM no 016/17).

[67]      Le 31 juillet 2018, suite au choix du colonel Dutil concernant la langue du procès (article 110.08 des ORFC [vol.II – Discipline]), le sous-lieutenant Cimon Senécal un membre de la force de réserve des Forces et procureur de la Couronne au bureau de la directrice des poursuites criminelles et pénales du Québec en remplacement du lieutenant-colonel Poland, a été nommé procureur spécial (le nouveau procureur spécial). De surcroît, un avocat militaire du Service canadien des poursuites militaires, le major Henri Bernatchez, a été également désigné par le directeur des poursuites militaires pour assister le nouveau procureur spécial.

E.        Acte formel d’accusation

[68]      Le 10 juin 2018, conformément à l’article 165 de la LDN, l’ancien procureur spécial a déposé auprès de l’administratrice de la cour martiale un acte formel d’accusation en anglais comportant huit chefs d’accusation, soit six mois après que les accusations aient été portées par l’état-major de la défense.

[69]      Un mois plus tard, le 3 août 2018, le nouveau procureur spécial a déposé un nouvel acte formel d’accusation en français au même effet que le précédent  :

a)         Les quatre premier chefs ont trait à des accusations de fausse inscription dans un document officiel en contravention de l’alinéa 125a) de la LDN (premier et deuxième chefs), de fraude en contravention de l’article 130 de la LDN et de l’alinéa 380(1)b) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46 (troisième chef), et d’acte à caractère frauduleux non expressément visé aux articles 73 à 128 de la LDN en contravention de l’article 117 de la LDN (quatrième chef) suite à la réclamation de dépenses de voyage en septembre 2015.

b)         Les quatre autres chefs suivants ont trait à des accusations de comportement ou de négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline en contravention de l’article 129 de la LDN, suite à la relation personnelle qu’aurait entretenue en 2014 et 2015 le colonel Dutil avec l’adjudant Dorval (cinquième, sixième, septième et huitième chefs).

[70]      Bien entendu, il s’agit seulement d’allégations qui devront être prouvées hors de tout doute par la poursuite lors du procès du colonel Dutil devant la Cour martiale. Au risque de le répéter, non seulement le colonel Dutil doit être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, mais il a le droit d’être jugé conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable (alinéa 11d) de la Charte).

F.         Risque de conflit d’intérêts du juge militaire en chef

[71]      Le 14 juin 2018, le lieutenant-colonel d’Auteuil (nommé juge militaire le 18 mai 2006) est devenu juge militaire en chef adjoint. Le 15 juin 2018, suite au dépôt de l’acte d’accusation formel en anglais, le juge en chef militaire a délégué au juge militaire en chef adjoint son pouvoir de désigner les juges militaires pour présider les cours martiales et toutes autres auditions judiciaires; ainsi que toute fonction de direction générale sur l’administratrice de la cour martiale (double délégation de pouvoirs en vertu des articles 165.26 et 165.27 de la LDN).

[72]      Une telle délégation a manifestement pour objet d’éviter un conflit d’intérêts, réel ou apparent, du juge militaire en chef et de préserver l’indépendance judiciaire du Cabinet du juge militaire en chef. Il ne fait pas de doute que si le colonel Dutil avait siégé alors que des accusations étaient pendantes, un accusé aurait pu requérir sa récusation à cause des pressions exercées sur lui et de l’apparence de partialité que cette situation est susceptible d’engendrer (Pett, aux paragraphes 47–48, 61–62, et 107–110). La délégation de pouvoirs du 15 juin 2018 n’a pas été révoquée par le juge militaire en chef. D’autre part, il ne semble pas que le juge militaire en chef adjoint ait désigné le juge militaire en chef pour présider des cours martiales et toutes autres auditions judiciaires depuis sa mise en accusation, la dernière décision répertoriée qu’il a rendue étant datée du 4 décembre 2017.

[73]      Comme l’a par ailleurs précisé le colonel Dutil lors du voir-dire, s’il a délégué ses pouvoirs de juge militaire en chef au juge d’Auteuil, ce n’est pas parce que celui-ci avait été nommé juge militaire en chef adjoint quelques jours auparavant. C’est plutôt parce que c’était le juge d’Auteuil (transcriptions du voir-dire, à la page 67). Et, ce n’était pas la première fois. De telles délégations de pouvoirs révoquées par la suite avaient été effectuées antérieurement dans le présent dossier (décision de récusation, aux paragraphes 12 et 22).

G.        Risque de conflit d’intérêts de l’administratrice de la cour martiale

[74]      Nous l’avons noté plus haut. L’administrateur de la cour martiale exerce ses fonctions sous la direction générale du juge militaire en chef (paragraphe 165.19(3) de la LDN). Or, Mme Morrissey, l’administratrice actuelle de la cour martiale, a personnellement été impliquée dans le présent dossier (c’est elle qui aurait pris des mesures pour transférer l’adjudant Dorval dans une autre unité) et elle sera appelée comme témoin à charge par la poursuite (paragraphe 82 de la décision de récusation). Tout ceci crée une apparence de conflit d’intérêts.

[75]      Conformément à l’article 165.2 de la LDN, l’administratrice de la cour martiale a donc autorisé une autre personne du Cabinet du juge militaire en chef, M. Michel Saindon (administrateur intérimaire) à exercer de façon intérimaire les fonctions d’administrateur de la cour martiale dans ce dossier.

H.        Conférences de coordination et conférences préparatoires

[76]      Le 21 septembre 2018, la poursuite, d’un commun accord avec la défense, a fixé la date de la convocation du colonel Dutil devant la Cour martiale au 10 juin 2019, soit neuf mois plus tard (transcription de la conférence du 21 septembre 2018, aux pages 8 à 13).

[77]      Le colonel Dutil a été en tout temps transparent au niveau de ses intentions.

[78]      Toutes les conférences de coordination et préparatoires au procès ont été tenues sans préjudice au droit de l’accusé de requérir à l’ouverture du procès sa récusation et celle de tout autre juge militaire alors en fonction (transcription de la conférence du 6 septembre 2018, aux pages 16 à 20; transcription de la conférence du 21 septembre 2018, aux pages 2–3).

[79]      De plus, le colonel Dutil a également fait savoir qu’il allait assigner comme témoins des juges militaires pour venir notamment expliquer à la Cour martiale le fonctionnement du Cabinet du juge militaire en chef et comment en pratique cela se passait (transcription de la conférence du 6 septembre 2018, à la page 17). De fait, le juge en chef militaire adjoint a reçu une citation à comparaître le 6 juin 2019 (citation à comparaître et procès-verbal de signification, pièces VD1-4 et VD 1-5).

[80]      Quant à la juge Sukstorf, tout au long des discussions que les procureurs ont eues avec le juge militaire en chef adjoint, il a été pris pour acquis que cette dernière n’avait pas les capacités linguistiques suffisantes pour présider un procès contesté en français et que celle-ci ne serait pas désignée (transcription de la conférence du 6 septembre 2018, aux pages 5, 6, 9, 19; transcription de la conférence du 8 janvier 2019, aux pages 10–11; transcription de la conférence du 12 avril 2019, aux pages 35–36).

[81]      Le 1er mai 2019, la poursuite a annoncé son intention de retirer, à l’ouverture du procès, quatre des huit chefs d’accusation  : 1) le premier chef concernant l’une des deux accusations d’avoir fait une fausse déclaration; 2) les sixième, septième et huitième chefs de négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline (procès-verbal de la téléconférence préparatoire du 1er mai 2019, aux pages 2 à 11).

[82]      Trois des quatre accusations retirées ont trait à la relation personnelle que le colonel Dutil aurait eue avec une subordonnée en 2014 et 2015  : l’omission de se conformer à titre de commandant aux exigences de la DOAD 5019-1 (sixième chef); de ne pas avoir signalé correctement la relation personnelle qu’il avait avec sa subordonnée (septième chef); et de ne pas avoir mis fin à la relation de commandement entre lui-même et sa subordonnée (huitième chef).

[83]      Il n’empêche, le colonel Dutil est toujours accusé d’avoir eu un comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline (article 129 de la LDN), en ce que, entre l’automne 2014 et septembre 2015, à Gatineau, Québec, ainsi qu’à d’autres endroits, alors qu’il était le commandant du Cabinet du juge militaire en chef, il a eu une relation personnelle avec l’adjudant Dorval, une personne sous son commandement (cinquième chef). Est-ce une infraction mineure? Quelle est la gravité objective aujourd’hui de l’acte qu’on reproche au colonel Dutil?

[84]      Si l’on donne foi à l’intention exprimée le 1er mai 2019 par le procureur spécial, la poursuite ne présentera aucune preuve au procès sur les liens de commandement et de subordination, mais recherchera un verdict annoté en vertu de l’article 138 de la LDN. Donc, le simple fait d’avoir eu une relation personnelle avec une autre militaire serait suffisant pour obtenir une condamnation (procès-verbal de la téléconférence préparatoire du 1er mai 2019, aux pages 4 et 5). Bien entendu, le procureur de la défense a déjà annoncé qu’il s’objecterait au procès à cette façon de procéder (page 6).

I.          Convocation de la cour martiale du colonel Dutil

[85]      Convoqué initialement par l’administrateur intérimaire de la cour martiale à une cour martiale générale (ordre de convocation du 17 janvier 2019), suite au choix exprimé par le colonel Dutil, l’accusé a finalement été convoqué le 10 juin 2019 à une cour martiale permanente (ordre de convocation du 2 mai 2019) (paragraphe 36 de la décision de récusation).

[86]      Au passage, nous vivons à l’aune de l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, qui fixe un plafond présumé au-delà duquel le délai entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipé du procès est présumé déraisonnable, à moins que des circonstances exceptionnelles le justifient. Selon la compréhension de la Cour martiale, ce plafond présumé est de 18 mois. Le délai présomptif a commencé à partir du moment où à la suite des accusations formulées le 25 janvier 2018, le directeur des poursuites militaires a été saisi du dossier (R. c. Thiele, 2016 CM 4015 (CanLII), aux paragraphes 21, 30, 31); décision de récusation, aux paragraphes 21, 29 et 89). En conséquence, à la date de l’ouverture du procès devant la Cour martiale, le 10 juin 2019, tout près de 17 mois s’étaient déjà écoulés.

J.         Avis de demande de récusation

[87]      Le 9 mai 2019, le procureur du colonel Dutil a signifié à la poursuite une demande de récusation, en bonne et due forme, présentable à l’ouverture du procès, le 10 juin 2019.

[88]      Le 23 mai 2019, la capitaine de frégate Deschênes a été nommée juge militaire.

[89]      Le lendemain, lors de la téléconférence préparatoire au procès, le procureur spécial a proposé que la nouvelle juge Deschênes soit désignée rapidement pour présider le procès dans le cas où le juge militaire en chef adjoint décidait de se récuser. Le procureur du colonel Dutil et le juge militaire en chef adjoint ont fait part de leur étonnement compte tenu du fait que la juge Deschênes avait déjà travaillé dans le Cabinet du juge militaire en chef (aux pages 6 à 11 du procès-verbal du 24 mai 2019).

K.        Ouverture du procès devant la Cour martiale

[90]      Tel qu’annoncé dans l’avis de convocation, le lieutenant-colonel d’Auteuil, juge militaire en chef adjoint, a présidé, à titre de juge désigné, la Cour martiale, qui a débuté le 10 juin 2019, et s’est poursuivie les 10, 11, 12 et 17 juin 2019.

[91]      De façon préliminaire, la question de la comparution du colonel Dutil, en tenue civile ou militaire, a été posée. La requête de la défense en exemption de la tenue militaire a soulevé, dès le début du procès, l’épineuse question de l’indépendance judiciaire du Cabinet du juge militaire en chef. En effet, la poursuite insistait pour que le colonel Dutil porte son uniforme militaire. L’image d’impartialité d’un juge militaire est couramment associée au port des vêtements civils en remplacement de la toge de magistrat. Cela va donner le ton des difficultés pratiques auxquelles fait face la Cour martiale lorsqu’un juge militaire en l’occurrence le juge militaire en chef est au banc des accusés. Les faits et gestes d’un juge militaire sont susceptibles d’influencer la perception que l’on peut avoir de son indépendance et de son impartialité. En l’espèce, le juge militaire en chef adjoint a autorisé le colonel Dutil à exercer sa discrétion quant au fait de porter ou non l’uniforme militaire à titre d’accusé devant la Cour martiale en raison du principe d’indépendance et d’impartialité liés à sa fonction de juge militaire (R. c. Dutil, 2019 CM 3002 (CanLII) (décision sur l’uniforme)).

[92]      Le matin du 10 juin 2019, la poursuite a retiré officiellement les chefs d’accusation 1, 6, 7 et 8 de l’acte d’accusation (affidavit de Larry Langlois, au paragraphe 33, et enregistrement audio de l’audience des 10, 11 et 12 juin 2019, pièce LL-26). La poursuite a annoncé également son intention d’amender, de consentement, le troisième chef d’accusation pour réduire le montant mentionné (927,60 $).

[93]      Tel qu’annoncé antérieurement, le colonel Dutil a formellement demandé la récusation du juge militaire en chef adjoint (sous-alinéa 112.05(3)b) des ORFC [vol.II – Discipline]).

[94]      Les débats de la Cour martiale ont un caractère public. Les représentants des médias ont donc pu assister aux audiences entourant le voir-dire. Aucune ordonnance de confidentialité n’a été rendue à l’égard des documents déposés à cette occasion en cour martiale, sinon qu’une ordonnance de non-publication de l’intégralité des témoignages du colonel Dutil et de Mme Morrissey a été rendue par le juge militaire en chef adjoint. L’ordonnance de non-publication a été annulée à l’audience du 17 juin 2019. Il n’y a par ailleurs eu aucune demande d’émission d’ordonnance de confidentialité devant la Cour fédérale.

L.         Caractère étendu des preuves et des représentations à la Cour martiale

[95]      Lors du voir-dire qui a requis trois jours d’audition , la défense a fait témoigner le juge militaire en chef et l’administratrice de la cour martiale. Ils ont été tous les deux longuement contre-interrogés par le procureur spécial. La poursuite n’a fait comparaître aucun témoin. Néanmoins, à la demande de la poursuite, le juge militaire en chef adjoint a permis au procureur spécial d’interroger le colonel Dutil sur ses relations avec les autres juges militaires. En effet, le procureur spécial a annoncé que cette preuve était pertinente pour démontrer que le juge militaire en chef adjoint devait lui-même présider le procès suivant la doctrine de nécessité (transcription du voir-dire, aux pages 99–122). De fait, la preuve et les représentations de la poursuite ont porté non seulement sur les motifs de récusation particuliers visant le juge militaire en chef adjoint (transcription du voir-dire, aux pages 75–91), mais également sur l’animosité et les relations tendues du juge militaire en chef avec le juge Pelletier (transcription du voir-dire, aux pages 107–112), ainsi que sur l’implication que la juge Deschênes avait pu avoir dans le dossier à l’époque où elle était conseillère juridique (transcription du voir-dire, aux pages 120–122).

[96]      Plusieurs motifs de récusation ont été spécifiquement invoqués par la défense pour requérir la récusation du juge militaire en chef adjoint  : 1) les liens institutionnels découlant des rapports administratifs entre les deux juges au niveau de l’approbation de comptes de dépenses et d’activités de formation professionnelle; 2) la relation personnelle d’amitié de longue date entre les deux juges; 3) la connaissance personnelle par le juge militaire en chef adjoint des faits sous-jacents aux infractions reprochées au colonel Dutil; 4) la connaissance personnelle par le juge militaire en chef adjoint de certains témoins de la poursuite; et 5) le fait que le juge militaire en chef adjoint a lui-même reçu une citation à comparaître et sera appelé à témoigner au procès.

[97]      De son côté, la poursuite s’est opposée à la requête en récusation en faisant valoir que l’indépendance institutionnelle entre le juge militaire en chef adjoint et le juge militaire en chef était suffisante; qu’il n’existait aucune crainte raisonnable de partialité; que même si le juge militaire en chef adjoint pouvait témoigner, il n’avait pas été démontré que son témoignage serait pertinent et substantiel. Mais le plus important, c’est ceci  : si le juge militaire en chef adjoint estimait qu’il existe des motifs personnels de récusation, la doctrine de nécessité l’obligeait quand même à continuer à présider la cour martiale du colonel Dutil. En effet, il y a fort à parier qu’il existe des motifs de partialité ou d’incapacité visant les autres juges militaires, de sorte qu’ils pourraient à leur tour se récuser également. En conséquence, sa décision de se récuser pourrait rendre impossible la tenue du procès dans un délai raisonnable (transcription du voir-dire, aux pages 182, 193; transcription de la conférence du 12 avril 2019, aux pages 35–38).

M.        Caractère indissociable des décisions de récusation et de non-désignation

[98]      Le 17 juin 2019, le juge militaire en chef adjoint s’est récusé. Sa décision a été lue à l’audience. Sa reproduction écrite comprend 110 paragraphes de motifs. Cette décision n’est pas contestée aujourd’hui par le demandeur.

[99]      Toujours en audience publique, et immédiatement après la lecture de la décision de récusation, le juge militaire en chef adjoint a procédé à la lecture d’une lettre datée du 17 juin 2019 la décision de non-désignation. Cette dernière a été marquée comme pièce et déposée au dossier de la Cour martiale (procès-verbal du 17 juin 2019, aux pages 276–282). C’est la décision qui est contestée aujourd’hui par le demandeur.

[100]   Enfin, à la suite de la lecture de la décision contestée, le procès a été ajourné à une date indéterminée. En effet, le juge militaire en chef adjoint a déterminé que sa récusation ne rendait pas caduc l’ordre de convocation émis par l’administrateur intérimaire de la cour martiale (paragraphes 102–105 de la décision de récusation). Le procès devant la Cour martiale pourra donc se poursuivre, en temps et lieu, devant un autre juge militaire, le cas échéant.

V.        La présente demande de contrôle judiciaire

[101]   Le demandeur adopte une position claire, franche et sans équivoque, qui n’accorde aucune discrétion quelle qu’elle soit à l’office fédéral. Le juge militaire en chef adjoint à qui le colonel Dutil a délégué le 15 juin 2018 ses pouvoirs en vertu des articles 165.26 et 165.27 de la LDN a l’obligation légale en vertu de l’article 165.25 de la LDN de nommer un remplaçant parmi les autres juges militaires, et ce, peu importe qu’il puisse exister des motifs de récusation ou d’incapacité linguistique visant chacun de ceux-ci. Le demandeur a droit à l’émission d’un bref de mandamus. Subsidiairement, la décision contestée est également déraisonnable et doit être cassée.

[102]   La demande de contrôle judiciaire est contestée par les défendeurs. Dans un premier temps, la décision contestée n’est pas révisable parce qu’elle relève de l’exercice d’une fonction judiciaire propre à une cour supérieure. Sinon, la Cour fédérale n’a pas autrement compétence en vertu de l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 (LCF). Subsidiairement, le juge militaire en chef adjoint n’a pas usurpé ses pouvoirs en vertu de l’article 165.25 de la LDN et la décision contestée est raisonnable, tandis que les conditions pour l’émission d’un bref de mandamus ne sont pas rencontrées (Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F 742, [1993] A.C.F. no 1098 (QL) (C.A.) (Apotex)).

[103]   Ayant considéré dans leur entièreté les dossiers de demande et de réponse, incluant les preuves soumises par les parties, les représentations écrites et orales des procureurs, ainsi que la jurisprudence pertinente, il n’y a pas lieu d’intervenir, et aucun des remèdes recherchés par le demandeur ne sera accordé aujourd’hui par la Cour. D’une part, la décision contestée est révisable et la Cour fédérale est compétente en l’espèce. D’autre part, toute obligation légale découlant de l’article 165.25 de la LDN doit être exercée de façon compatible avec les droits fondamentaux de l’accusé. Il n’y a eu aucune usurpation de pouvoir de la part du juge militaire en chef adjoint. La décision contestée est raisonnable  : elle s’appuie sur la preuve devant la Cour martiale et se fonde sur des motifs de crainte raisonnable de partialité ou de non compétence linguistique. En tout état de cause, c’est la seule décision pouvant être prise en l’espèce par le juge militaire en chef adjoint, tandis que tous les remèdes recherchés par le demandeur doivent être refusés.

[104]   Le raisonnement particulier suivi par la Cour pour en arriver à ce résultat et à ces conclusions est exposé dans les prochaines sections.

VI.       Caractère révisable de la décision contestée et compétence statutaire de la Cour fédérale

[105]   En vertu des articles 18 et 18.1 de la LCF, la Cour fédérale a compétence exclusive en première instance pour notamment rendre des ordonnances de certiorari et de mandamus contre un office fédéral, ce qui est recherché en l’espèce par le demandeur. Or, les défendeurs ont fait valoir, de façon préliminaire, que la décision contestée n’est pas révisable parce que le juge militaire en chef adjoint est doté des privilèges d’une cour supérieure, ou que la présente Cour n’a pas autrement compétence en vertu de l’article 18.5 de la LCF.

[106]   Il convient de rejeter ces dernières prétentions qui ne sont pas fondées en droit.

A.        Caractère révisable de la décision contestée

[107]   La qualification particulière de l’acte posé législatif, administratif, judiciaire ou relevant de la prérogative royale   importe peu en matière de contrôle judiciaire. En effet, celui-ci repose sur la nécessité constitutionnelle au nom de la primauté du droit et du principe de la séparation des pouvoirs que les tribunaux ou un organe supérieur puissent vérifier la légalité, de toute décision rendue par un tribunal inférieur (Turp c. Canada (Affaires étrangères), 2018 CF 12, au paragraphe 118; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, 1995 CanLII 57, au paragraphe 34; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 27–31; Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c. Wall, 2018 CSC 26, [2018] 1 R.C.S. 750, au paragraphe 13).

[108]   En l’espèce, la définition large que l’on retrouve à l’article 2 de la LCF s’applique à la décision contestée et englobe l’exercice voire le non exercice de toute compétence ou pouvoir prévu par une loi fédérale (Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 S.C.R. 585, au paragraphe 50).

[109]   D’une part, les juges militaires sont nommés par le gouverneur en conseil en vertu de l’article 165.21 de la LDN, et dans le cas du juge militaire en chef et du juge militaire en chef adjoint, en vertu des articles 165.24 et 165.28 de la LDN. Bien que les juges militaires bénéficient de la même immunité de poursuite que les juges d’une cour supérieure de juridiction criminelle (article 165.231 de la LDN), il ne s’agit pas de personnes nommées aux termes de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) [(mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]].

[110]   D’autre part, en vertu de l’article 165.25 de la LDN, le juge militaire chargé de présider une cour martiale et de tenir des auditions judiciaires dans tel ou tel dossier, est habituellement désigné par le juge militaire en chef. Par ailleurs, il est permis au juge militaire en chef de déléguer son pouvoir de désignation à tout juge militaire, autre qu’un juge militaire de la force de réserve. C’est ce que prévoit expressément l’article 165.26 de la LDN.

[111]   Puisque la décision de désigner un juge militaire pour présider une cour martiale et tenir des auditions judicaires constitue un exercice présumé d’une compétence prévue à l’article 165.25 de la LDN, partant, la décision du juge militaire en chef adjoint de ne pas désigner le 17 juin 2019 un autre juge militaire est révisable par la Cour fédérale (Rushnell c. Canada (Procureur général), 2001 CFPI 199, [2001] A.C.F. no 366 (QL) (Rushnell), au paragraphe 12; Forsyth c. Canada (Procureur général), 2002 CFPI 643, [2003] 1 C.F. 96, au paragraphe 10; et Canada (Directrice des poursuites militaires) c. Canada (Juge militaire en chef), 2007 CAF 390 (Directrice des poursuites militaires)).

B.        Portée limitée de l’article 18.5 de la LCF

[112]   Le juge militaire en chef adjoint prétend également que la décision en récusation pourrait faire l’objet d’un appel devant la CACM, ce qui est contesté par le demandeur. Puisque la décision sur la non-désignation est indivisible de la décision de récusation, cette Cour n’aurait pas compétence pour entendre la demande de contrôle judicaire en vertu de l’article 18.5 de la LCF. Le colonel Dutil n’a pas spécifiquement pris position sur la compétence de la CACM, mais rappelle que les enjeux dans le cadre de cette demande de contrôle judiciaire sont les mêmes que ceux considérés par le juge militaire en chef adjoint lors de la requête en récusation.

[113]   C’est l’article 230.1 de la LDN qui encadre le droit du ministre d’en appeler à la CACM. Mis à part les cas expressément mentionnés dans cette disposition, comme la suspension de l’instance fondée sur l’inaptitude d’un accusé à subir son procès (paragraphe 202.121(7) de la LDN), il n’y a généralement aucun appel d’une décision interlocutoire (voir Rushnell, au paragraphe 12). D’ailleurs, il n’est pas clair que la décision de récusation soit elle-même appelable puisque celle-ci ne paraît pas s’inscrire dans un des motifs mentionnés à l’article 230.1 de la LDN. Et il n’y a pas d’appel sans texte, doit-on le rappeler (Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53, 1993 CanLII 137, aux pages 69–70; Elitis Pharma inc. c. RX Job inc., 2012 QCCA 1348, au paragraphe 25).

[114]   Le juge militaire en chef adjoint invoque spécifiquement l’alinéa 230.1d) de la LDN. Cette disposition autorise un appel dans le cas où il s’agit de « la légalité d’une décision d’une cour martiale qui met fin aux délibérations ou qui refuse ou fait défaut d’exercer sa juridiction à l’égard d’une accusation. » Avec égard, nous n’entrons pas dans ce cadre de référence.

[115]   En l’espèce, l’article 186 de la LDN permet à un juge militaire de se récuser. La décision de récusation qui n’a pas été contestée par la poursuite n’a pas mis fin aux délibérations. Celle-ci ne constitue pas non plus un défaut de la Cour martiale d’exercer sa compétence à l’égard des accusations portées par le directeur des poursuites militaires contre le colonel Dutil. Le remplacement du juge récusé sera effectué conformément à la procédure règlementaire, le cas échéant. Puisque le procès du colonel Dutil a été ajourné après la récusation, conformément au paragraphe 112.14(6) des ORFC [vol. II – Discipline], on ne peut pas dire ici que la Cour martiale a refusé ou a fait défaut d’exercer sa juridiction. Le problème, c’est qu’il n’y a aucun autre juge impartial et indépendant ou capable actuellement de présider un procès en français. Si un nouveau juge militaire de la force régulière est nommé en vertu de l’article 165.21 de la LDN, ou si un juge militaire de la force de réserve est nommé en vertu de l’article 165.22 de la LDN, il sera loisible au juge militaire en chef adjoint d’exercer la compétence d’attribution prévue à l’article 165.25 de la LDN, et le procès pourra reprendre devant la Cour martiale.

[116]   Enfin, puisque le législateur a pris la peine de mentionner à l’article 18.5 de la LCF que c’est « lorsqu’une loi fédérale prévoit expressément qu’il peut être interjeté appel » (je souligne), il serait contraire au texte de loi et à la meilleure administration de la justice que cette Cour n’exerce pas sa compétence en vertu des articles 18 et 18.1 de la LCF parce qu’un droit d’appel pourrait implicitement exister en vertu de la LDN.

[117]   Il faut donc écarter aujourd’hui tout moyen déclinatoire de compétence fondé sur l’article 18.5 de la LCF. Du même coup, puisqu’aucun appel ou permission d’en appeler hors délai n’a été déposé à ce jour au nom du ministre, et considérant le fait que la Cour fédérale statue dans un bref délai et selon une procédure sommaire sur les demandes de contrôle judiciaire (paragraphe 18.4(1) de la LCF), il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’ordonner une suspension des procédures dans le présent dossier en vertu de l’article 50 de la LCF.

VII.      Norme de contrôle

[118]   On a affaire ici à une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision motivée rendue le 17 juin 2019 par le juge militaire en chef adjoint. On ne peut pas parler ici d’un cas où un office fédéral tarde à rendre une décision tranchant les droits d’une partie.

[119]   En bref, le demandeur conteste tant la légalité que la raisonnabilité de la décision de non-désignation (la décision contestée). Dans son avis de demande de contrôle judiciaire du 16 juillet 2019, il reproche au juge militaire en chef adjoint  : 1) d’avoir outrepassé sa compétence ou autrement avoir refusé d’exercer sa compétence prévue à l’article 165.25 de la LDN en ne désignant pas un autre juge militaire; 2) d’avoir rendu une décision entachée d’une erreur de droit en statuant sur l’apparence de partialité ou l’incapacité linguistique des autres juges militaires disponibles, ou subsidiairement, en ne tenant pas compte de la doctrine de nécessité pour désigner un autre juge militaire; 3) d’avoir rendu une décision fondée sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait.

[120]   Bien qu’il s’agit de motifs de révision judiciaire qui sont explicitement prévus aux alinéas 18.1(4)a), c) et d) de la LCF, cela ne dispense pas cette Cour de la détermination de la norme de contrôle applicable à l’examen de la décision contestée (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339 (Khosa); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov)). La question de savoir à supposer qu’une erreur révisable a été commise par le juge militaire en chef adjoint si la Cour doit émettre un bref de mandamus ou de certiorari, ou encore retourner l’affaire au décideur avec des directives comme le permet explicitement le paragraphe 18.1(3) de la LCF, relève entièrement de la discrétion de la Cour. Il ne faut donc pas confondre la norme de contrôle avec les pouvoirs remédiaux de la Cour.

[121]   Tel que la Cour suprême est venue le rappeler en décembre 2019 dans l’arrêt Vavilov, le nouveau cadre d’analyse révisé « repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable chaque fois qu’une cour contrôle une décision administrative » (au paragraphe 16). C’est bien le cas en ce qui concerne les motifs particuliers pour lesquels le juge militaire en chef adjoint n’a pas désigné les autres juges militaires éligibles suite à sa récusation.

[122]   D’un autre côté, cette affaire présente des défis uniques pour le système de justice militaire canadien. Le processus actuel de convocation d’une cour martiale et de désignation du juge militaire chargé de la présider est sérieusement mis à mal lorsque le juge militaire en chef ou son délégué a un conflit d’intérêts, ou qu’il n’y a pas d’autres juges militaires impartiaux possédant les compétences linguistiques requises. Aussi, il nous apparaît que la portée juridique du pouvoir de désignation prévu à l’article 165.25 de la LDN entre dans la catégorie des questions de droit générales « d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble » (Vavilov, aux paragraphes 17, 53, 58–62). En pareil cas, une réponse unique et définitive s’impose (Vavilov, au paragraphe 62).

VIII.     Interprétation correcte de l’article 165.25 de la LDN

[123]   L’article 165.25 de la LDN se lit comme suit  :

Attributions

165.25 Le juge militaire en chef désigne un juge militaire pour chaque cour martiale et lui confie les fonctions judiciaires prévues sous le régime de la présente loi.

 

[124]   Une note liminaire  : les parties conviennent qu’il n’est pas opportun que les tribunaux supérieurs viennent s’immiscer dans le choix que le juge militaire en chef ou son délégué peut effectuer lorsqu’il est question d’assigner un juge militaire plutôt que tel autre pour présider une cour martiale qui n’a pas encore été convoquée par l’administrateur de la cour martiale. En principe, la désignation d’un juge compétent pour entendre une affaire est du ressort exclusif du juge en chef, et c’est une fonction exécutive essentielle au bon fonctionnement et à l’indépendance de toute cour de justice. Accorder au pouvoir exécutif un rôle quant à la question de savoir quels juges entendent quelles causes constituerait une atteinte inacceptable à l’indépendance du pouvoir judiciaire (MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796, au paragraphe 71).

[125]   Il n’empêche, le demandeur prétend, en l’occurrence, que la situation est différente dans le cas où aucun juge militaire n’est désigné en vertu de l’article 165.25 de la LDN. Selon le demandeur, il ne s’agit pas ici d’invalider le choix administratif du juge militaire en chef adjoint de désigner un juge militaire plutôt qu’un autre d’entendre une cause, mais de sanctionner son refus, à la suite de sa récusation, de désigner un juge remplaçant parmi les trois autres juges disponibles. On aurait donc affaire à un refus d’accomplir un devoir légal, sinon à une usurpation de pouvoir, car c’est seulement le juge désigné par le juge militaire en chef adjoint qui peut se récuser à la suite d’une nouvelle requête en récusation présentée devant lui ou elle. Aucun autre juge militaire ne pourrait être « récusé » d’avance par le juge en chef adjoint. Ce serait une usurpation du pouvoir de récusation que possède le juge désigné. En somme, l’article 165.25 de la LDN n’accorde aucune discrétion. La désignation d’un juge militaire est automatique  : c’est une obligation légale absolue. Il n’est donc pas nécessaire d’aller plus loin. Point à la ligne.

[126]   De leur côté, les défendeurs rappellent que le droit à un tribunal indépendant et impartial est protégé aux termes de la Constitution et que tous les juges sont tenus d’adhérer à ce principe dans les décisions qu’ils peuvent rendre. Aussi, lorsqu’il exerce son rôle de désignation, tout comme lorsqu’il exerce ses autres rôles, le juge militaire en chef adjoint doit protéger l’indépendance judiciaire et doit rendre sa décision en respectant le droit de l’accusé à un tribunal impartial, indépendant et compétent capable d’entendre une cause dans la langue choisie par l’accusé.

[127]   Cette Cour ne peut souscrire à l’interprétation restrictive et limitative du pouvoir prévu à l’article 165.25 de la LDN que suggère le demandeur. Ce dernier soumet que le terme en français « désigne » qui est traduit en anglais par « assigns » a un caractère impératif et crée une obligation légale. Les procureurs du demandeur s’appuient sur la version française de l’article 11 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21  : « L’obligation s’exprime essentiellement par l’indicatif présent du verbe porteur de sens principal et, à l’occasion, par des verbes ou expressions comportant cette notion. L’octroi de pouvoirs, de droits, d’autorisations ou de facultés s’exprime essentiellement par le verbe « pouvoir » et, à l’occasion, par des expressions comportant ces notions » (je souligne). Toutefois, la version anglaise de l’article 11 de la Loi d’interprétation diffère de la version française et semble plus restrictive puisqu’on ne réfère pas au temps présent du verbe. On indique simplement  : « The expression “shall” is to be construed as imperative and the expression “may” as permissive » (je souligne).

[128]   De plus, le texte de l’article 165.25 de la LDN ne doit pas être interprété uniquement en fonction des règles d’interprétation des lois bilingues, mais aussi dans le cadre plus vaste de la règle moderne selon laquelle il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur (Khosa, aux paragraphes 38 et 40). En l’occurrence, la version anglaise ne peut être interprétée comme obligeant le juge militaire en chef à désigner un juge militaire s’il y a un motif valable pour ne pas faire de désignation ou pour attendre un certain temps avant de désigner un juge militaire. Autrement, on retrouverait les mots « shall assign » (je souligne) et non pas seulement le mot « assigns » dans la version anglaise de l’article 165.25 de la LDN.

[129]   Il n’empêche, aucune obligation n’existe de manière absolue. Toute pétition de principe reposant sur l’affirmation qu’« un ordre, c’est un ordre », ou qu’« une obligation, c’est une obligation », n’a pas raison d’être dans un monde juridique gouverné par la primauté du droit. Pour être légale, l’obligation doit être compatible avec la Constitution. Faut-il le rappeler, la Constitution est la loi suprême du Canada et rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit (paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]). En l’espèce, une interprétation se voulant constitutionnelle de l’article 165.25 de la LDN doit comprendre, de manière implicite, la limitation légale suivante  : l’exercice du pouvoir de désignation doit être conforme à la Charte et ne pas entraîner un déni de justice à l’accusé. (Voir aussi Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395, au paragraphe 24; B.C.G.E.U. c. British Columbia (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214, 1988 CanLII 3; El-Alloul c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCA 1611(CanLII), au paragraphe 75.) Partant, le juge militaire en chef   ou son délégué   désigne, en vertu du pouvoir prévu à l’article 165.25 de la LDN, un juge militaire parmi les juges militaires dont on ne connaît pas une cause légale d’inhabilité ou d’incapacité particulière.

[130]   Au demeurant, bien que le dépôt d’accusations contre le colonel Dutil semble suggérer que personne n’est au-dessus des lois   même le juge en chef militaire   il reste que ce dernier doit être présumé innocent tant qu’il n’a pas été déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable (alinéa 11d) de la Charte). L’égalité devant la loi ne peut être comprise autrement. De plus, le colonel Dutil doit être jugé dans un délai raisonnable. Et, puisqu’il a validement opté pour que son procès se déroule en français, le juge militaire désigné pour présider la Cour martiale doit comprendre le français sans l’aide d’un interprète (alinéa 16(1)b) et paragraphe 3(2) de la LLO; Girouard c. Canada (Procureur général), 2019 CF 1282, [2020] 2 R.C.F. 199, au paragraphe 207). Il s’agit de droits fondamentaux, non-négociables, et dont l’exercice ne peut-être restreint pour des raisons de commodité administrative, comme le manque de juges militaires (R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768, 1999 CanLII 684, (Beaulac)).

[131]   Cela nous conduit à analyser les motifs pour lesquels le juge militaire en chef adjoint s’est récusé et pourquoi il a pris concrètement la décision « difficile » de ne pas désigner un juge remplaçant parmi les trois autres juges militaires éligibles.

IX.       Caractère raisonnable de la décision contestée

[132]   La décision contestée est raisonnable à tous égards et elle n’est pas autrement entachée d’une erreur de droit ou de fait révisable affectant le résultat final et pouvant justifier l’intervention de cette Cour.

A.        Observations préliminaires

[133]   On ne peut faire abstraction dans le présent dossier où la doctrine de nécessité est invoquée à souhait, tant devant la Cour martiale que la présente Cour, des motifs pour lesquels le juge militaire en chef adjoint s’est récusé pour éviter qu’une injustice flagrante soit commise à l’endroit de l’accusé. La décision contestée poursuit le même objectif légitime et est intimement reliée à l’administration de la justice militaire, au maintien nécessaire de l’indépendance de la Cour martiale et à l’image d’impartialité des juges militaires. C’est bien plus qu’un ordre de marche. C’est un pavé dans la mare, mieux un cri d’alarme, que le juge militaire en chef adjoint semble avoir voulu lancer afin d’affirmer l’indépendance du Cabinet du juge militaire en chef et de signaler publiquement aux autorités compétentes les limites et les lacunes actuelles de la loi, lorsque l’accusé est un juge militaire.

[134]   Or, il n’est pas contesté qu’un juge en chef, peu importe la cour en question, a une certaine discrétion dans la désignation des juges qui présideront les audiences devant sa cour. Dans sa plus simple expression, on acceptera sans contestation qu’un juge en chef puisse prendre en considération l’horaire et les compétences de ses juges pour assigner les causes à entendre. Dans le même ordre d’idée, si un conflit d’intérêts clair et apparent est déjà connu du juge en chef (par exemple, le conjoint du ou de la juge représente une partie ou est partie devant la cour), il va de soi que le juge en question ne sera pas assigné pour entendre la cause. En l’espèce, la preuve au dossier appuie amplement les craintes de partialité ou d’injustice ayant été formulées par le juge militaire en chef adjoint.

[135]   Toutefois, un mot de prudence  : la présente instance est exceptionnelle. Aucune règle générale applicable à tous les juges en chef ne peut être distillée. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est également la combinaison de facteurs inusités. Comme juge désigné pour présider la cour martiale du colonel Dutil, le juge militaire en chef adjoint a personnellement décidé de la valeur probante des preuves et des arguments présentés lors du voir-dire et il a eu à considérer la doctrine de nécessité soulevée par le directeur des poursuites militaires. Dans ce contexte, il est devenu évident que les seuls autres juges militaires éligibles les juges Pelletier, Sukstorf et Deschênes   ne pouvaient entendre la cause. Habituellement, lorsqu’un juge en chef désigne un juge pour présider une affaire, il ne dispose pas de ce genre d’informations (à moins qu’un juge ne l’ait rencontré au préalable pour lui faire part d’un motif d’incapacité).

B.        Motifs de récusation personnels et propres au juge militaire en chef adjoint

[136]   En clair, le juge militaire en chef adjoint conclut que le colonel Dutil a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de manière réaliste et pratique, conclurait qu’il est partial (paragraphe 84 de la décision de récusation). En effet, le juge militaire en chef adjoint considère que ses liens d’amitié avec l’accusé (paragraphes 73, 75 et 76 de la décision de récusation), et le fait qu’il puisse témoigner à son procès (paragraphes 76 et 83 de la décision de récusation), sont des motifs suffisants, en eux-mêmes, pour justifier une récusation, et ce, même si les rapports institutionnels existants entre le juge militaire en chef et les juges militaires, incluant lui-même, ne sont pas suffisants pour constituer un motif de récusation (paragraphes 63 à 72 de la décision de récusation).

[137]   De fait, le juge militaire en chef adjoint est devenu un confident et un ami personnel du colonel Dutil avec le temps et l’a aidé dans sa gestion de la relation qu’il avait avec l’adjudant Dorval après leur rupture. Les liens professionnels et d’assistance lorsqu’il y a eu des moments familiaux plus difficiles d’un côté et de l’autre, ont été également corroborés par Mme Morrissey (paragraphes 14, 15 et 16 de la décision de récusation). Et, s’agissant de l’assignation à comparaître comme témoin de la défense au procès, le juge militaire en chef adjoint est satisfait qu’il a été démontré que son témoignage pourrait être pertinent et substantiel à l’égard de certaines des infractions. Que ce soit sur l’existence ou non de la relation entre le colonel Dutil et l’adjudant Dorval et la nature de la relation elle-même, ou sur l’exercice du devoir temporaire du colonel Dutil (qui est à la base des accusations de fraude et de fausse déclaration concernant sa réclamation), la citation à comparaître comme témoin est justifiée et n’est simplement pas un moyen détourné pour sélectionner un juge militaire ou un autre.

C.        Rapports antérieurs avec les sténographes judiciaires et l’administratrice de la cour martiale  : un élément systématique contaminant l’impartialité des juges militaires travaillant ou ayant travaillé dans le Cabinet du juge militaire en chef

[138]   D’autre part, le juge militaire en chef adjoint a souligné que le fait que certains témoins travaillant ou ayant travaillé dans le Cabinet du juge en chef militaire en particulier les sténographes judiciaires et l’administratrice de la cour martiale était un facteur sérieux à considérer, car il est très difficile de mettre de côté ces rapports de proximité dans l’évaluation de la crédibilité et de la fiabilité des témoins (paragraphes 77 à 82 de la décision de récusation). Non seulement il s’agit d’une considération pertinente au niveau des craintes de partialité soulevées à l’endroit du juge militaire en chef adjoint, mais celle-ci s’adresse tout autant aux autres juges militaires.

[139]   À ce chapitre, le juge militaire en chef adjoint rappelle que le lien de confiance entre le juge militaire et le sténographe judiciaire est essentiel au bon fonctionnement de la cour martiale (paragraphe 78 de la décision de récusation). Ainsi, le juge est appelé à en connaître plus du sténographe que le requerrait une relation professionnelle habituelle. Cette confiance s’apparente à celle qui existe souvent entre deux militaires en mission. Ils doivent suffisamment se connaître pour pouvoir être efficaces dans leur fonction respective (paragraphe 79 de la décision de récusation).

[140]   De façon particulière, pour les témoins qui sont d’anciens sténographes judiciaires, le juge militaire en chef adjoint conclut qu’il serait difficile de croire qu’il puisse mettre de côté sa connaissance acquise de ces personnes, et ce, malgré un certain écoulement du temps, pour être en mesure d’évaluer leur crédibilité et leur fiabilité dans cette affaire (paragraphe 80 de la décision de récusation). Il en va de même de l’adjudant Dorval que le juge militaire en chef adjoint a personnellement connue (paragraphe 81 de la décision de récusation).

[141]   Pour ce qui est de Mme Morrissey, qui sera aussi appelée comme témoin à charge, le juge militaire en chef adjoint note qu’elle continuera dans le futur à prendre des décisions, à titre d’administratrice de la cour martiale, qui pourraient personnellement l’affecter dans sa fonction de juge militaire. Se prononcer sur la crédibilité et la fiabilité de son témoignage comporte donc le risque accru que Mme Morrissey prenne des décisions à saveur de représailles ou craigne que leur relation de travail soit négativement affectée (paragraphe 82 de la décision de récusation).

[142]   Il s’agit là de facteurs externes pouvant alimenter une crainte raisonnable de partialité non seulement du côté du juge militaire en chef adjoint, mais tout autant de celui des autres juges militaires éligibles, d’où la décision de ne pas les désigner (paragraphes 11 et 14 de la décision de non-désignation). Cette conclusion n’est pas déraisonnable, et d’ailleurs, la Cour partage le même avis, si d’aventure, elle doit se substituer au décideur administratif. L’environnement de travail et les relations entre les individus au sein du Cabinet du juge militaire en chef constituent une composante essentielle de la présente cause devant la Cour martiale.

[143]   D’ailleurs, comme l’a déjà souligné le procureur du colonel Dutil dans son avis de demande de récusation en date du 9 mai 2019, l’élément de « préjudice au bon ordre et à la discipline » est une composante essentielle de l’infraction prévue à l’article 129 de la LDN (R. c. Tomczyk, 2012 CACM 4, aux paragraphes 24–25; Canada c. Bannister, 2019 CACM 2, aux paragraphes 44 et suivants). Dans ce contexte, le juge du procès devra évaluer toute preuve directe de préjudice réel, ou encore déduire qu’il y a préjudice comme conséquence naturelle des actes prouvés. Cet exercice juridique exige, bien évidemment, de procéder à une analyse contextuelle impartiale de toute la preuve. Cela ne semble pas possible si le juge militaire a une connaissance personnelle du contexte et des faits en litige, et potentiellement, soit un témoin important. Cette Cour partage également le même avis.

[144]   D’ores et déjà, la défense a déjà annoncé qu’elle entendait faire au procès une preuve de contexte au niveau des relations s’établissant entre les juges militaires et le personnel judiciaire. On peut raisonnablement s’attendre que plusieurs sténographes, ainsi que des juges militaires, seront donc appelés à la barre des témoins. Évidemment, le juge du procès sera appelé à décider de la crédibilité des témoignages entendus. Or, plusieurs juges militaires sont déjà au courant des faits reprochés au colonel Dutil et connaissent la nature des rapports professionnels et personnels entre le colonel Dutil et l’adjudant Dorval. Cela peut fausser leur conclusion éventuelle concernant l’impact que cette relation a pu avoir sur la cohésion de l’unité.

[145]   Une personne bien renseignée qui étudierait la situation en profondeur, de manière réaliste et pratique, conclurait que les rapports antérieurs ou les liens de proximité entre les juges militaires et les sténographes judiciaires et l’administratrice judiciaire qui doivent continuer de travailler ensemble dans le futur et se faire mutuellement confiance pour accomplir efficacement leur travail sont de nature à influencer ou à fausser le jugement du juge militaire désigné pour entendre la cause et soulever une crainte raisonnable de partialité. C’est un facteur de contamination général qui force la mise en quarantaine de toutes les personnes concernées.

D.        Motifs particuliers ou additionnels de non-désignation des juges Sukstorf, Deschênes et Pelletier

[146]   Pour arriver à la conclusion de ne désigner aucun des trois autres juges militaires éligibles, le juge militaire en chef reprend l’essence du raisonnement que l’on retrouve dans la décision de récusation, et qui s’articule notamment autour des éléments suivants  :

a)         Bien qu’elle a suivi certains cours de langue seconde et ait présidé une cour martiale en anglais où un témoin a rendu un court témoignage en français dans le cadre d’un plaidoyer de culpabilité et d’une soumission conjointe sur sentence, la juge Sukstorf dont la langue maternelle est l’anglais n’a pas une compétence linguistique suffisante en français pour présider cette cause contestée et complexe (paragraphes 19 et 94 de la décision de récusation et paragraphes 5 et 6 de la décision de non-désignation);

b)         En plus d’avoir agi comme conseillère juridique au bureau du juge en chef militaire et avoir apparemment été impliquée dans la plainte déontologique, la juge Deschênes devra évaluer la crédibilité et la fiabilité de témoins avec qui elle a travaillé ou continuera d’avoir une relation professionnelle et pourrait être elle-même appelée à témoigner par la défense, ce qui soulève une crainte raisonnable de partialité (paragraphes 37, 80 à 82 et 94 de la décision de récusation; paragraphes 14 et 15 de la décision de non-désignation). De plus, la juge Deschênes n’ayant été que très récemment nommée, elle n’aurait pas l’expérience nécessaire pour présider le procès du colonel Dutil;

c)         La nomination du juge Pelletier soulève également une crainte raisonnable de partialité, notamment à cause de sa relation passée apparemment acrimonieuse avec le juge militaire en chef et sa connaissance personnelle des témoins et de ce qui a été dit au sujet de la difficulté d’évaluer la crédibilité et la fiabilité de personnes avec lesquelles il a travaillé et continuera de travailler, comme l’administratrice de la cour martiale qui continuera à prendre des décisions pouvant l’affecter dans sa fonction de juge militaire (paragraphes 12, 13, 80 à 82 et 94 de la décision de récusation; paragraphe 11 de la décision de non-désignation).

[147]   Il est évident que l’inexpérience de la juge Deschênes n’est pas un motif raisonnable de non-désignation  : un juge est un juge, et il n’existe pas de période de formation où un juge est novice ou junior et ne peut entendre certaines causes. Ceci étant dit, ce motif tel qu’exprimé dans la décision de non-désignation pourrait refléter l’inquiétude du directeur des poursuites militaires quant aux formations que la juge Deschênes devait suivre et qui pourraient retarder la tenue du procès du colonel Dutil. Toutefois, cette conclusion n’était pas déterminante, et il n’est pas ici nécessaire de s’y pencher plus longuement.

[148]   Nonobstant la question de l’inexpérience de la juge Deschênes, la décision contestée est raisonnable dans son ensemble. Il va de soi qu’un conflit d’intérêts, réel ou apparent, disqualifie au moins deux juges militaires actuels, les juges Pelletier et Deschênes. Reste la juge Sukstorf. Le demandeur voudrait que ce soit la juge Sukstorf qui tranche elle-même la question de ses capacités linguistiques. Le demandeur rappelle que dans l’arrêt Société des Acadiens c. Association of Parents, [1986] 1 R.C.S. 549 (Société des Acadiens), la Cour suprême a mentionné qu’« un juge doit, de bonne foi et de la manière la plus objective possible, évaluer lui-même son niveau de compréhension de la langue des procédures » (page 628). Ce dernier commentaire n’est pas déterminant de l’avis de cette Cour.

[149]   D’abord, le droit à un procès dans la langue officielle de son choix a bien évolué depuis Société des Acadiens, surtout dans un contexte de droit criminel, qui n’était pas celui de ce dernier arrêt (voir, par exemple, Beaulac). D’ailleurs, nous ne croyons pas que la Cour suprême a écarté la possibilité qu’un juge en chef évalue lui-même la compétence linguistique de ses juges, alors que Société des Acadiens a été décidée dans le contexte d’une demande par une partie pour qu’un autre juge entende la cause. Au contraire, la juge Wilson cite [au paragraphe 167] avec approbation un extrait de la décision R. v. Tremblay (1985), 41 Sask. R. 49, 1985 CanLII 2711 (B.R.), dans laquelle on peut lire : [traduction] « Je ne doute pas que le Juge en chef fournira un juge bilingue aux fins de l’audience et rien n’empêche que le personnel de la cour soit aussi bilingue » (je souligne).

[150]   S’agissant des capacités linguistiques de la juge Sukstorf, il est donc clair qu’il s’agit d’une décision relevant de la saine administration de la justice et des pouvoirs de désignation du juge militaire en chef adjoint. Qui plus est, dans le cas d’un tribunal fédéral comme la Cour martiale, il incombe à son dirigeant juge en chef, président ou délégué de veiller à ce que la personne chargée d’entendre l’affaire puisse présider le procès en anglais, en français ou dans les deux langues officielles, sans l’aide d’un interprète, suivant l’option applicable en l’espèce lorsque l’article 16 de la LLO s’applique.

[151]   En définitive, cette Cour doit s’en remettre au bon jugement du juge militaire en chef adjoint. D’abord, tout au long des discussions préliminaires, il appert que les parties au dossier ont toujours considéré que la juge Sukstorf ne pouvait présider la cour martiale du colonel Dutil. À tout le moins, le directeur des poursuites militaires ne s’y est jamais objecté. Ensuite, même si la juge Sukstorf a pu à l’occasion, de manière très limitée, entendre un court témoignage en français, voire même signer une décision en français dans une affaire non contestée, la complexité du présent dossier constitue un empêchement sérieux. La Cour ne voit rien de déraisonnable dans la conclusion du juge militaire en chef adjoint.

E.        Doctrine de la nécessité  : non application dans le cas d’une injustice flagrante

[152]   À la suite du voir-dire, le juge militaire en chef adjoint a conclu que la poursuite avait démontré qu’il pourrait y avoir des motifs pouvant justifier une demande de récusation à l’égard des juges Pelletier et Deschênes la juge Sukstorf, n’ayant pas les capacités linguistiques suffisantes pour conduire un procès en langue française (paragraphe 94 de la décision de récusation).

[153]   Il n’empêche, le juge militaire en chef adjoint a conclu dans la décision de récusation que la doctrine de nécessité ne le forçait pas à continuer à présider le procès (paragraphes 85 à 101 de la décision de récusation). En effet, un nouveau juge militaire (autre que l’un des trois juges militaires éligibles), ou encore un juge militaire de la réserve, pourra toujours être nommé par le gouverneur en conseil et être ensuite désigné par le juge militaire en chef adjoint pour continuer le procès en cour martiale du colonel Dutil. Cela dit, même s’il y aura un certain délai, cette problématique était connue de la poursuite depuis un certain temps déjà (paragraphes 91, 92, 96–97 de la décision de récusation).

[154]   Devant cette Cour, le demandeur plaide subsidiairement que la doctrine de nécessité exigeait du juge militaire en chef adjoint qu’il désigne un des trois juges militaires éligibles même si les motifs de non-désignation à l’égard de chacun de ceux-ci étaient raisonnables vu la situation de nécessité qui prévaut en l’espèce. En réalité, le demandeur conteste indirectement le caractère bien fondé du raisonnement sous-tendant la décision motivée du juge militaire en chef adjoint de se récuser, et partant, de ne pas désigner les juges Sukstorf, Pelletier et Deschênes à cause des éléments, pour le moins troublants, qui ont été mis en preuve lors du voir dire. Dans la mesure où le demandeur n’a pas légalement contesté la décision de récusation, il ne devrait pas lui être permis de faire valoir aujourd’hui devant cette Cour la doctrine de nécessité, qui constitue une attaque collatérale. Qu’à cela ne tienne, et si la Cour doit malgré tout trancher aujourd’hui cette question, la doctrine de nécessité n’est d’aucun secours au demandeur.

[155]   Dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour prov. de l’ÎPÉ; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour prov. de l’ÎPÉ; R. c. Campbell; R. c. Ekmecic; R. c. Wickman; Manitoba Prov. Judges Assn. c. Manitoba (Justice), [1998] 1 R.C.S. 3, la Cour suprême du Canada a établi certains barèmes d’application de la doctrine de la nécessité, et a précisé que celle-ci ne s’applique pas dans les cas où elle entraînerait une injustice concrète et substantielle, puisqu’on ne saurait présumer que le législateur ou le droit entendent que la règle de la nécessité serve d’instrument d’injustice. Deuxièmement, lorsque la règle est effectivement appliquée, elle ne l’est que dans la mesure justifiée par la nécessité. Ces deux limitations indiquent clairement que la doctrine ne devrait pas être appliquée machinalement. Le faire porterait gravement atteinte au droit d’être jugé par un tribunal impartial et indépendant que garantit l’alinéa 11d) de la Charte. En l’espèce, la doctrine de la nécessité ne saurait s’appliquer dans un contexte de justice criminelle ou militaire où les droits fondamentaux de l’accusé peuvent être irrémédiablement compromis par l’absence d’un tribunal impartial ou indépendant ou par l’incapacité linguistique du juge du procès.

F.         La primauté du droit  : la règle de conduite absolue

[156]   Le demandeur soutient également qu’étant donné la forte présomption d’impartialité à laquelle ont droit les juges (Wewaykum Indian Band c. Canada, 2003 CSC 45, [2003] 2 R.C.S. 259, au paragraphe 59; Apotex Inc. c. Sanofi-Aventis Canada Inc., 2008 CAF 394, au paragraphe 6), le juge militaire en chef adjoint aurait dû accorder, successivement, à chacun des trois juges éligibles la chance de présider l’audience, d’entendre une demande de récusation déjà annoncée et, ensuite de décider s’il pouvait ou non entendre la cause. Donc, jusqu’à ce que tous les juges disponibles se soient un à un récusés, il faudrait que le juge militaire en chef adjoint désigne un autre juge militaire remplaçant. De l’avis de la Cour, une telle approche va non seulement à l’encontre de la meilleure administration de la justice, mais elle a pour effet de totalement discréditer l’image des cours martiales, tout en affaiblissant considérablement l’indépendance institutionnelle et le rôle essentiel du Cabinet du juge militaire en chef en matière de justice militaire.

[157]   On conviendra que l’indépendance institutionnelle inclut les aspects administratifs ayant directement un effet pratique sur l’exercice des fonctions judiciaires, incluant l’assignation des juges, la convocation et les séances de chaque cour martiale (Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673 (Valente)). Et, d’ailleurs, pour l’exécution de ses ordonnances et toutes autres questions relevant de sa compétence, la Cour martiale possède les mêmes attributions qu’une cour supérieure de juridiction criminelle, et ces derniers pouvoirs s’étendent également à chaque juge militaire pour l’exercice des fonctions judiciaires qui lui sont conférés (article 179 de la LDN).

[158]   Force est de constater que si le juge militaire en chef adjoint a pris concrètement la décision, le 17 juin 2019, d’ajourner la cause devant la Cour martiale et de ne pas désigner un juge remplaçant parmi les trois juges militaires éligibles, ce n’est pas un acte qui a été posé à la légère. Bien au contraire. C’est d’abord et avant tout pour assurer la primauté du droit et le respect du droit de l’accusé à un procès juste et équitable devant un tribunal impartial et indépendant (paragraphe 7 de la décision de non-désignation) (voir aussi Principes de Déontologie Judiciaire, Conseil Canadien de la magistrature, 2004 [à la page 7] : « Les juges, tant sur le plan institutionnel qu’opérationnel, favorisent et appliquent les mesures et les garanties qui visent à préserver et à accroître l’indépendance de la magistrature. ») Et, puisque la confiance du public et des militaires repose, entre autres choses, sur l’impartialité du juge militaire, cette confiance pourrait être minée si un juge militaire remplaçant était désigné parmi ceux qui sont actuellement éligibles (paragraphes 7, 8 et 16 de la décision de non-désignation).

[159]   Ayant considéré l’ensemble des motifs de non-désignation à la lumière des preuves au dossier et des principes de droit applicables, cette Cour n’est pas satisfaite que la décision contestée est déraisonnable, ou que celle-ci est autrement entachée d’une erreur de droit ou de fait révisable affectant le résultat final et pouvant justifier l’intervention de la Cour.

X.        Exercice de la discrétion judiciaire en matière d’émission de bref de mandamus et de réparation judiciaire

[160]   Comme il a été expliqué plus haut, il n’y a eu aucun excès de compétence ou usurpation de pouvoir du juge militaire en chef adjoint, et la décision contestée est à tous égards raisonnable. Par conséquent, le demandeur n’a pas satisfait cette Cour qu’un bref de certiorari ou un bref de mandamus peut être accordé. Subsidiairement, les défendeurs ont invité cette Cour à refuser, en tout état de cause, les remèdes recherchés par le demandeur dans l’exercice de sa discrétion judiciaire.

[161]   L’émission d’un bref de mandamus n’est pas automatique et d’ailleurs plusieurs conditions cumulatives doivent être respectées par le demandeur (Lukacs c. Canada (Office des transports), 2016 CAF 202, au paragraphe 29; Apotex; Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561, 1979 CanLII 18, à la page 574)  :

(1) il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public;

(2) l’obligation doit exister envers le requérant;

(3) il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation;

(4) lorsque l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, des principes additionnels s’appliquent;

(5) le requérant n’a aucun autre recours;

(6) l’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

(7) le tribunal estime que rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé;

(8) compte tenu de la balance des inconvénients, une ordonnance de mandamus devrait être rendue.

[162]   Premièrement, le demandeur doit avoir un droit légal clair. S’il existe un droit clair d’exiger la désignation d’un juge, celui-ci est nécessairement à caractère public et le directeur des poursuites militaires peut l’invoquer en tant que partie poursuivante. Toutefois, suivant le principe de la primauté du droit, le simple fait pour le décideur de se conformer à la Charte ne peut constituer un refus d’accomplir une obligation légale, de sorte qu’aucun bref de mandamus ne peut être émis par la Cour en pareil cas.

[163]   Le demandeur s’appuie sur l’arrêt Directrice des poursuites militaires rendu par la Cour d’appel fédérale. Il faut lire l’ensemble de la décision, cependant. La première question touchait la légalité d’une décision de la juge militaire en chef de ne pas nommer de juge militaire, parce qu’une telle désignation allait à l’encontre du principe de la publicité des débats. Mais cette affaire est très différente du présent cas.

[164]   La Cour d’appel fédérale a statué que la juge militaire en chef et la juge de première instance avaient tous les deux commis la même erreur de droit en déterminant au départ que la mise sous scellés de l’acte d’accusation par le directeur des poursuites militaires, durant la brève période requise pour qu’un juge militaire statue sur la question de la confidentialité, contrevenait au principe constitutionnel de la publicité des débats. La Cour d’appel fédérale a conclu que le directeur des poursuites militaires ne disposait d’aucun autre moyen à sa disposition dans le cas d’un acte d’accusation « classifié ». Or, si la question de la divulgation ne pouvait pas être soumise préliminairement à la cour martiale permanente de la manière proposée par le directeur des poursuites militaires, l’accusé n’aurait sans doute jamais pu être traduit en justice. La Cour d’appel fédérale a donc infirmé la décision de première instance rejetant la demande de contrôle judiciaire. Sans discuter ou aborder les conditions particulières mentionnées dans l’arrêt Apotex, la Cour d’appel fédérale a émis un bref de mandamus ordonnant à la juge militaire en chef de désigner un juge militaire, et à l’administrateur de la cour martiale de convoquer sur le champ une cour martiale permanente. Il y a donc tout lieu de croire que si le principe constitutionnel de publicité des débats qui avait été soulevé prématurément avait été violé à l’ouverture du procès en cour martiale , alors la demande de contrôle judiciaire aurait été rejetée et un bref de mandamus n’aurait pas été émis.

[165]   Il va sans dire que la présente affaire se distingue de l’affaire Directrice des poursuites militaires sous plusieurs aspects fondamentaux. La non-désignation dans cette dernière affaire était intervenue alors que la cour martiale permanente n’était même pas encore constituée. Dans le cas sous étude, la cour martiale du colonel Dutil a déjà été constituée et ses procédures ne sont qu’ajournées.

[166]   Deuxièmement, même en présumant pour un moment qu’il puisse exister une obligation légale d’agir, il est clair ici que l’ordonnance de mandamus sollicitée n’aura aucune incidence sur le plan pratique. De plus, la Cour estime que les considérations d’ordre public qui sont mentionnés plus loin empêchent le demandeur d’obtenir le redressement demandé. De surcroît, la balance des inconvénients est nettement en faveur de l’accusé Dutil.

[167]   Soyons catégorique également  : dans le contexte actuel, aucun des trois juges militaires disponibles actuels ne peut présider la cour martiale du colonel Dutil, sans que ne soit irrémédiablement atteint le droit constitutionnel qui est accordé à tout accusé d’être jugé par un tribunal impartial et indépendant. Il n’y a pas de commune mesure ni de négociation possible. Bref, les juges Pelletier, Sukstorf et Deschênes ne peuvent entendre l’affaire et sont contaminés par leur comportement passé ou les prises de position qu’ils ont pu prendre. Dans un environnement potentiellement toxique, seul un nouveau décideur, provenant de l’extérieur du Cabinet du juge militaire en chef pourra faire disparaître les craintes de partialité déjà exprimées par le juge militaire en chef adjoint. La preuve qui a été soumise durant le voir-dire est d’ailleurs éloquente et parle d’elle-même.

[168]   Le Cabinet du juge militaire en chef est une bien petite unité des Forces. Il est clair que le colonel Dutil, qui serait son « commandant » (ce qui est contesté par l’accusé), est devenu un centre incontournable d’attraction et que les accusations portées ont pollué l’environnement de travail et les relations des officiers et militaires faisant partie des effectifs du Cabinet du juge militaire en chef. Rumeurs. Dénonciations. Il y a fort à parier que tous et chacun se sont déjà fait une opinion. Ce qui inclut bien entendu les juges militaires. Tout ceci est hautement dommageable pour la bonne administration des cours martiales et la présomption d’impartialité de ses membres. La forte présomption d’impartialité a ses limites. Comment un juge militaire en place peut-il, aujourd’hui, prétendre sérieusement et avec aplomb, avoir la distance et la sérénité nécessaires pour faire exclusion de tout ce qu’il a pu entendre ou avoir vu déjà? Faut-il vraiment que les juges Pelletier, Sukstorf et Deschênes soient assignés derechef par la défense tour à tour dans le cadre d’un nouveau voir-dire, suite à une ordonnance de mandamus de cette Cour forçant le juge militaire en chef adjoint de désigner malgré tout un juge militaire disponible? Est-ce le genre de « spectacle » que l’on veut offrir au public et aux justiciables du Code de discipline militaire?

[169]   Poser la question, c’est y répondre. Bref, il serait ici futile et contraire à la meilleure administration de la justice de forcer la désignation de l’un des trois juges militaires actuels.

[170]   Au passage, tel que précédemment décrit, la Cour a été informée par le procureur du défendeur Dutil lors de l’audience de la présente demande de contrôle judiciaire en novembre 2019, que la juge Deschênes a directement communiqué au sujet de la cause avec la police militaire le 21 juin 2019. Or, une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de manière réaliste et pratique, conclurait que si un juge qui doit entendre une cause criminelle a communiqué avant le procès avec la police, c’est un motif suffisant, en lui-même, pour soulever une crainte raisonnable de partialité. De plus, même en accordant un poids relatif à ce qui est rapporté dans le courriel du 20 mai 2015 lequel constitue une preuve de ouï-dire et intéressée , il n’en demeure pas moins que cette preuve nous fournit des indications assez claires sur l’état d’esprit et l’opinion que la juge Deschênes a pu se faire elle-même sur la culpabilité ou la non-culpabilité du colonel Dutil, surtout après avoir parlé au juge Pelletier et à un avocat indépendant. C’est une considération importante au niveau de l’apparence de partialité, et le moins qu’on puisse dire, c’est que la juge Deschênes est en conflit d’intérêts, ce qui est suffisant pour la disqualifier personnellement.

[171]   Il faut aujourd’hui l’affirmer haut et fort  : les justiciables du Code de discipline militaire ne sont pas des citoyens de seconde classe. Ils méritent tous et toutes un traitement équitable et la même qualité de justice auxquels aspirent et ont droit toute personne accusée d’une infraction punissable d’emprisonnement. Clairement, il relevait des pouvoirs du juge militaire en chef adjoint d’empêcher qu’une injustice flagrante soit causée à l’accusé. D’ailleurs, cette Cour aurait agi de même et aurait accordé un bref de prohibition pour empêcher la continuation du procès devant la Cour martiale si le juge militaire en chef adjoint avait plutôt désigné le 17 juin 2019 l’un ou l’autre des trois juges militaires éligibles à la suite de sa récusation (Committee for Justice and Liberty c. L’Office national de l’énergie,  [1978] 1 R.C.S. 369, 1976 CanLII 2, à la page 394, le juge de Grandpré (dissident); Valente, au paragraphe 15).

[172]   Au passage, en raison des conclusions se retrouvant aux paragraphes 115, 121, 126, 131 à 133 et 145 de la décision Pett, le juge militaire en chef adjoint soumet subsidiairement à la Cour que le directeur des poursuites militaires n’est pas en mesure de démontrer à la Cour aujourd’hui qu’il existe une obligation légale de désigner un juge militaire pour présider le procès du colonel Dutil. Au contraire, la décision Pett rend impossible la désignation d’un juge pour présider le procès du juge Dutil en reconnaissant expressément qu’un tel processus est contraire à l’alinéa 11d) de la Charte. La désignation même d’un juge militaire concrétiserait la menace à l’indépendance de la magistrature militaire que rectifie la déclaration d’inopérabilité émise dans la décision Pett. Le juge militaire en chef adjoint soumet que la décision Pett est non équivoque  : c’est d’abord le Comité d’enquête qui doit adresser les manquements potentiels aux normes de conduites applicables par les juges militaires (aux paragraphes 90–91, 100, 102). En l’espèce, le Comité d’enquête n’a pas relevé le juge Dutil de ses fonctions. Il ne peut donc pas faire l’objet d’accusations en vertu du Code de discipline militaire à ce stade.

[173]   Les procureurs du demandeur soutiennent avec force que la Cour martiale n’est pas une cour supérieure et que la déclaration générale d’inopérabilité de l’ordre du 2 octobre 2019 ne serait valable que dans le cas de la cour martiale du caporal-chef Pett. J’en conviens, c’est un argument sérieux. Mais cela ne fait pas du coup disparaître le problème d’indépendance dans le présent dossier. Ce n’est que partie remise. On peut s’attendre à ce que l’accusé Dutil soulève le fait qu’en janvier 2018, il était toujours juge militaire en chef et que les accusations n’ont pas été validement portées, de sorte que la Cour martiale n’a pas été validement convoquée. C’est certainement un moyen d’attaque qu’il pourrait faire valoir devant la Cour martiale, ou encore par le biais d’une demande de contrôle judiciaire sollicitant un bref de prohibition, assortie d’une déclaration d’inopérabilité.

[174]   Sans décider aujourd’hui si la Cour martiale peut ou non faire une déclaration d’inopérabilité générale, il n’empêche, la Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale et la Cour d’appel de la cour martiale, possèdent indubitablement le pouvoir de faire des déclarations d’inopérabilité (voir Bilodeau-Massé c. Canada (Procureur général), 2017 CF 604, [2018] 1 R.C.F. 386; Han-Ru Zhou, « Erga Omnes or Inter Partes? The Legal Effects of Federal Courts’ Constitutional Judgments » (2019), 97 R. du B. can. 275, aux pages 276–299, en particulier aux pages 286–290). Il suffit par ailleurs de penser aux arrêts R. c. Trépanier, 2008 CACM 3 et R. c. Leblanc, 2011 CACM 2, qui ont mené respectivement aux réformes législatives de 2008 quant à la capacité de l’accusé de choisir le type de cour martiale et de 2011 quant à l’inamovibilité des juges militaires.

[175]   La balance des inconvénients favorise donc le maintien du statu quo. Certes, les enjeux d’indépendance judiciaire et institutionnelle soulevés dans les décisions Pett et D’Amico n’ont pas été spécifiquement considérés par le juge militaire en chef adjoint dans la décision contestée. Cependant, ceux-ci sont de toute évidence présents aujourd’hui dans le cadre de la Cour martiale. D’un autre côté, il n’appartient pas à cette Cour de déterminer si le juge Pelletier s’est ou non trompé dans la décision Pett. Il en est de même pour la juge Sukstorf qui a décidé de suivre la décision du juge Pelletier. Vraisemblablement la CACM sera appelée à examiner la légalité de la déclaration générale d’inopérabilité dans le cadre de l’appel logé par le caporal-chef Pett, et le cas échéant, d’un appel éventuel du caporal D’Amico. Il n’empêche, à cette étape du dossier, tant qu’une réponse finale ne sera pas apportée par la CACM ou un autre tribunal compétent, il n’y a aucune urgence, ni raison de multiplier les procédures en forçant aujourd’hui le juge militaire en chef adjoint à désigner un autre juge militaire pour présider la cour martiale du colonel Dutil.

[176]   Bref, pour les motifs plus haut, dans l’exercice de sa discrétion judiciaire, tous les remèdes recherchés par le demandeur sont, en tout état de cause refusés aujourd’hui par cette Cour afin d’assurer la primauté du droit et d’éviter qu’une injustice flagrante soit commise et qu’un tort irréparable soit causé à l’accusé (Khosa, au paragraphe 36; Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, [2015] 2 R.C.S. 713, aux paragraphes 37–39).

XI.       Conclusion  : quelle est la meilleure voie pour l’avenir?

[177]   Nous arrivons au terme du présent exercice de révision judiciaire. Le malaise est palpable. L’accusation de fraude portée contre le colonel Dutil est grave, certes, mais rien n’empêche qu’elle soit portée devant une cour de justice civile. Quant à l’accusation d’avoir une relation personnelle, une infraction d’ordre militaire, pourquoi n’a-t-on pas, tout simplement, désigné un juge à l’extérieur?

[178]   Tel que le juge militaire en chef adjoint l’a lui-même relevé, il semble y avoir une lacune législative dans le cas de conflit d’intérêts au niveau du Cabinet du juge militaire en chef. Pourtant, comme on l’a vu plus tôt, dans le cas du poursuivant, le problème a été réglé facilement et promptement par la nomination d’un procureur spécial, recruté dans la force de réserve.

[179]   En principe, il serait toujours possible de désigner un juge militaire de la force de réserve (voir l’article 165.223 de la LDN). Les juges militaires de la force de réserve sont des anciens juges militaires, présidents ou juges-avocats d’une Cour martiale, ou des avocats ayant au moins 10 ans de pratique. Si l’on veut faire une analogie, les juges militaires de la force de réserve sont un peu comme des juges suppléants. Ils peuvent avoir d’autres occupations, mais ils ne peuvent exercer aucune activité commerciale ou professionnelle qui soit incompatibles avec les fonctions judiciaires qu’ils peuvent être appelés à exercer (article 165.223 de la LDN). Ils peuvent être désignés au besoin pour présider une cour martiale et tenir des auditions judiciaires. Cela constitue un atout indéniable dans le cas où les juges militaires de la force régulière ont un conflit d’intérêt ou une cause quelconque d’incapacité. La difficulté pratique, c’est que le nombre d’anciens juges militaires, présidents ou juges-avocats d’une Cour martiale est forcément restreint. C’est ce qui explique sans doute pourquoi le tableau des juges de la force de réserve est toujours vierge après toutes ces années.

[180]   Dans le cas des tribunaux civils, des dispositions législatives vont ordinairement prévoir la nomination de juges ad hoc de l’extérieur, que ce soit par la désignation d’un juge d’une autre cour ou d’un juge à la retraite. Tout conflit d’intérêts, réel ou apparent est ainsi évité. Toute crainte de partialité est du coup annihilée. Hélas, la LDN ne prévoit pas explicitement de tels mécanismes, autre que la désignation d’un juge militaire de la force de la réserve (article 165.22 de la LDN). Et, c’est bien là qu’est le scandale.

[181]   Pourtant, il fut bien une époque, révolue, où des juges d’une cour supérieure pouvaient présider des cours martiales générales spéciales (article 155 de la LDN, S.R.C. 1970, ch. N-4, modifié en l’article 178 [abrogé par L.C. 2008, ch. 19, art. 12] de la LDN, L.R.C. (1985), ch. N-5, puis remplacés par les juges militaires par l’adoption de la Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois en conséquence, L.C. 1998, ch. 35). Or, les cours martiales générales spéciales ont été abrogées par la Loi modifiant la Loi sur la défense nationale (cour martiale) et une autre loi en conséquence, L.C. 2008, ch. 29. Certes, il s’agissait de cours martiales limitées aux cas de justiciables du Code de discipline militaire qui n’étaient pas des militaires, mais la coexistence du système des tribunaux civils faisait partie intégrante du système de justice militaire.

[182]   Force est de constater que la désignation d’un juge ad hoc d’une cour supérieure constituerait la meilleure alternative dans les circonstances. Amender la loi actuelle  : c’est là une avenue prometteuse, à première vue du moins.

[183]   À défaut d’action législative, dans l’intervalle, il ne faudrait pas non plus écarter la possibilité de s’adresser à une cour supérieure — incluant la présente Cour ou la Cour d’appel de la cour martiale — pour que celle-ci désigne un juge de sa juridiction pour présider le procès du colonel Dutil. Car toute cour supérieure possède une compétence inhérente résiduelle pour assister les tribunaux inférieurs en cas de besoin. Ainsi, le caractère inédit d’une situation n’a pas empêché par le passé les cours supérieures de prendre les mesures qui s’imposaient pour contribuer à la bonne administration de la justice, pour assurer le maintien de la primauté du droit et prévenir que des injustices flagrantes ne soient commises (R. c. Caron, 2011 CSC 5, [2011] 1 R.C.S. 78, aux paragraphes 24 et suivants; United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901; voir aussi Bora Laskin, The British Tradition in Canadian Law [London : Stevens, 1969], cité avec approbation; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, 1998 CanLII 818, au paragraphe 29; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, 1995 CanLII 57, aux paragraphes 2933; Trial Lawyers Association of British Columbia c. ColombieBritannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31, au paragraphe 39). Sans offrir de réponse finale à ce sujet, il s’agit d’une autre avenue à explorer.

[184]   Pour conclure, on ne saurait aujourd’hui faire porter le fardeau à l’accusé de ce qui semble être, malheureusement, la résultante d’une absence de lucidité législative ou gouvernementale. Il faut préserver la confiance du public dans l’appareil de justice militaire. C’est un facteur clé qu’on ne saurait faire mine d’ignorer lorsqu’il y a un risque de conflit d’intérêts, apparent ou réel, qui pourrait ébranler la confiance du public envers l’administration de la justice militaire. La justice n’est pas une boîte de pandore qu’on peut ouvrir à souhait pour voir ce qui s’y cache, ni un jeu de hasard où l’accusé doit jouer à la roulette russe avec la poursuite. On parle de la carrière, de la réputation, de la liberté et de la vie future d’un individu. Il doit donc exister un degré raisonnable de probabilités que le colonel Dutil puisse bénéficier, en fait et en apparence, d’un procès juste et équitable devant la Cour martiale. Ce n’est manifestement pas le cas aujourd’hui. Il appartient maintenant au demandeur et aux autorités militaires concernées, incluant le juge-avocat général, l’état-major de la défense et le ministre, de prendre acte des présents motifs, et le cas échéant, de faire ce qui se doit dans les circonstances.

[185]   La présente demande en contrôle judiciaire est rejetée sans frais.


JUGEMENT au dossier T-1151-19

LA COUR STATUE que la présente demande en contrôle judiciaire est rejetée sans frais.


 

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