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IMM-1508-18

2019 CF 1569

John Joseph Goodman (demandeur)

c.

Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeur)

Répertorié  : Goodman c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)

Cour fédérale, juge Barnes—Toronto, 28 mai et 23 septembre; Ottawa, 9 décembre 2019.

Note de l’arrêtiste  : Les parties caviardées par la Cour sont indiquées par [***].

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Résidents permanents — Demandes réunies de contrôle judiciaire de décisions rendues par un agent d’immigration (dossier IMM-686-16), qui a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur dans la catégorie des époux au Canada; par le défendeur (dossier IMM-1508-18), qui a rejeté la demande de dispense ministérielle déposée relativement à une interdiction de territoire en vertu de l’art. 34(2) (aujourd’hui l’art. 42.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) (la décision ministérielle); par la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (dossier IMM-1633-15), qui a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour cause de criminalité et d’appartenance à une organisation terroriste; par un agent d’immigration (dossier IMM-4246-16), qui a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque de persécution ou de torture, à une menace à sa vie ou encore à un risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé dans son pays d’origine (décision relative à l’ERAR [examen des risques avant renvoi]) — Le demandeur était un ancien membre de l’Armée irlandaise de libération nationale (AILN) — Il a soutenu qu’il a été illégalement privé de la possibilité de présenter une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, car les modifications apportées à l’art. 25 de la LIPR contreviennent à l’art. 2e) de la Déclaration canadienne des droits — Il a contesté la décision de la SI et la décision ministérielle au motif que des éléments de preuve ont été mal interprétées — Il a invoqué un manquement à l’équité procédurale, alléguant que le défendeur a omis de donner suite en temps opportun aux options prévues par la loi pour son renvoi — Il a contesté l’équité et le caractère raisonnable de la décision relative à l’ERAR au motif que sa demande de mise en suspens de la demande d’ERAR est restée sans réponse — Les modifications apportées à l’art. 25 de la LIPR contreviennent-elles à l’art. 2e) de la Déclaration des droits ? — La décision de la SI et la décision ministérielle étaient-elles déraisonnables ? — Le ministre a-t-il agi de manière inéquitable en omettant de donner suite aux allégations d’interdiction de territoire dans le contexte d’instances antérieures ? — L’agent a-t-il manqué à son obligation d’équité en omettant de répondre à la demande du demandeur de reporter la demande d’ERAR ? — L’art. 2e) de la Déclaration des droits ne garantit pas un droit absolu à l’application de facteurs d’ordre humanitaire — Il était loisible au législateur de restreindre l’application des facteurs d’ordre humanitaire — L’art. 2e) ne rattache l’application des principes de justice fondamentale qu’au droit à une audition impartiale — Le législateur a le droit de fixer les conditions légales dans lesquelles des non-citoyens seront autorisés à entrer au Canada et à y rester — Le régime de révocation de la citoyenneté examiné dans la présente affaire empêchait expressément le défendeur de prendre en considération des facteurs d’ordre humanitaire — Les précédents invoqués par le demandeur ne montraient pas qu’il est essentiel de disposer d’un pouvoir discrétionnaire en matière de motifs d’ordre humanitaire pour assurer le respect de l’équité dans les genres d’affaires que l’art. 25 de la LIPR exclut — Ce n’est qu’au stade du renvoi de fait que les droits que confère la Charte au demandeur peuvent entrer en jeu — La SI et le ministre n’ont commis aucune erreur dans la manière dont ils ont évalué les éléments de preuve — Le pouvoir de la SI se limitait à rendre une décision concernant l’interdiction de territoire du demandeur — Les observations supplémentaires de la SI n’avaient aucune conséquence juridique — Il n’était pas déraisonnable de la part de la SI de conclure que l’AILN était restée une organisation violente unique — En demeurant impliqué, le demandeur était complice — La décision du ministre était détaillée et reflétait une compréhension appropriée de la portée du pouvoir discrétionnaire prévu par la loi — Le demandeur n’a pas été traité de manière inéquitable et les retards subis ne lui ont causé aucun préjudice — Le fait que le ministre fasse des choix stratégiques lorsqu’il décide de prendre une certaine mesure et lorsqu’il refuse de recourir à d’autres options ou y renonce n’équivaut pas à un manquement à l’équité procédurale — L’agent n’était pas tenu de mettre la décision relative à l’ERAR en suspens juste parce que le demandeur lui demandait de le faire — Toutefois, l’équité exigeait que l’agent avise le demandeur qu’il avait l’intention de prendre une décision et de lui donner ensuite la possibilité de présenter des arguments à jour au sujet des risques en cause — L’omission de le faire était inéquitable — La décision relative à l’ERAR a donc été renvoyée à un décideur pour nouvel examen — Une question a été certifiée — Les demandes dans les dossiers IMM-1508-18, IMM-686-16 et IMM-1633-15 ont été rejetées; la demande dans le dossier IMM-4246-16 a été accueillie.

Déclaration des droits — Le demandeur, un ancien membre de l’Armée irlandaise de libération nationale (AILN), a été jugé interdit de territoire au Canada — Il a soutenu qu’il a été illégalement privé de la possibilité de présenter une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, car les modifications apportées à l’art. 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) contreviennent à l’art. 2e) de la Déclaration canadienne des droits — Il s’agissait de savoir si les modifications apportées à l’art. 25 de la LIPR contreviennent à l’art. 2e) de la Déclaration des droits — L’art. 2e) ne garantit pas un droit absolu à l’application de facteurs d’ordre humanitaire — Il était loisible au législateur de restreindre l’application des facteurs d’ordre humanitaire — Contrairement à l’art. 7 de la Charte, l’art. 2e) ne rattache l’application des principes de justice fondamentale qu’au droit à une audition impartiale — Cette restriction limite l’application de l’art. 2e) à des questions d’équité procédurale — Le législateur a le droit de fixer les conditions légales dans lesquelles des non-citoyens seront autorisés à entrer au Canada et à y rester — Le régime de révocation de la citoyenneté examiné dans la présente affaire empêchait expressément le défendeur de prendre en considération des facteurs d’ordre humanitaire — Les précédents invoqués par le demandeur ne montraient pas qu’il est essentiel de disposer d’un pouvoir discrétionnaire en matière de motifs d’ordre humanitaire pour assurer le respect de l’équité dans les affaires que l’art. 25 de la LIPR exclut — Ce n’est qu’au stade du renvoi de fait que les droits que confère la Charte au demandeur peuvent entrer en jeu.

Il s’agissait de demandes réunies de contrôle judiciaire de décisions rendues par un agent d’immigration principal (dossier IMM-686-16), qui a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur dans la catégorie des époux au Canada; par le défendeur (dossier IMM-1508-18), qui a rejeté la demande de dispense ministérielle que le demandeur avait déposée relativement à son interdiction de territoire en vertu de ce qui était à l’époque le paragraphe 34(2) (aujourd’hui l’article 42.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) (la décision ministérielle); par la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (dossier IMM-1633-15), qui a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour cause de criminalité et d’appartenance à une organisation terroriste (la décision de la SI); et par un agent d’immigration principal (dossier IMM-4246-16), qui a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque de persécution ou de torture, à une menace à sa vie ou encore à un risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé dans son pays d’origine (la décision relative à l’ERAR).

Le demandeur avait été membre de l’Armée irlandaise de libération nationale (AILN) entre 1974 et 1981 et avait été emprisonné pour des infractions relatives aux armes à feu en Irlande du Nord. Le demandeur a soutenu que, dans le contexte de la décision relative à la catégorie des époux et de la décision ministérielle, il a été illégalement privé de la possibilité de présenter une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, car les modifications apportées en 2013 à l’article 25 de la LIPR, qui excluaient la prise en considération de facteurs d’ordre humanitaire pour certaines catégories d’étrangers, contreviennent à l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits. Il a contesté aussi la décision de la SI et la décision ministérielle au motif que des éléments de preuve, en particulier, la question de savoir s’il a été complice des aspects les plus répréhensibles des activités terroristes de l’AILN, semblent avoir été mal interprétés. Le demandeur a invoqué également un manquement à l’équité procédurale dans le contexte de l’enquête sur l’interdiction de territoire et de l’instance relative à la dispense ministérielle, alléguant que le défendeur a omis de donner suite en temps opportun aux options prévues par la loi pour son renvoi et qu’il l’a donc injustement privé d’options plus solides qui lui auraient permis de solliciter une dispense, options qui n’existent plus. Enfin, le demandeur a contesté l’équité et le caractère raisonnable de la décision relative à l’ERAR. Il avait demandé que l’on mette la demande d’ERAR en suspens en attendant l’issue de sa demande de dispense ministérielle, qui était en instance. L’agent n’a jamais répondu à cette demande et a rendu une décision défavorable plus de six mois plus tard.

Il s’agissait principalement de savoir si les modifications apportées à l’article 25 de la LIPR, qui excluaient la prise en considération de facteurs d’ordre humanitaire pour certaines catégories d’étrangers, contreviennent à l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits; si la décision de la SI et la décision ministérielle étaient déraisonnables; si le ministre a agi de manière inéquitable en omettant de donner suite aux présentes allégations d’interdiction de territoire dans le contexte d’instances antérieures en matière de demande d’asile et d’admissibilité; et si, en lien avec la décision relative à l’ERAR, l’agent a manqué à son obligation d’équité en omettant de répondre à la demande de report du demandeur.

Jugement : les demandes dans les dossiers IMM-1508-18, IMM-686-16 et IMM-1633-15 doivent être rejetées; la demande dans le dossier IMM-4246-16 doit être accueillie.

Il était question de savoir si l’historique législatif de la demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et les décisions judiciaires faisant autorité qui l’ont examiné, ont fait en sorte que la possibilité de demander une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est inattaquable par le législateur à la lumière de l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits. L’alinéa 2e) de la Déclaration des droits ne garantit pas à un étranger un droit absolu à l’application de facteurs d’ordre humanitaire. Il était loisible au législateur de restreindre l’application des facteurs d’ordre humanitaire de la manière dont l’envisage aujourd’hui l’article 25 de la LIPR. Contrairement à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, l’alinéa 2e) ne rattache l’application des principes de justice fondamentale qu’au droit à une audition impartiale de sa cause. À première vue, cette restriction limite l’application de l’alinéa 2e) à des questions d’équité procédurale, comme le droit à un avis et le droit de réponse. À l’article 7 de la Charte, les mots « principes de justice fondamentale » sont rattachés au « droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne ». La distinction est importante. Le législateur a le droit de fixer les conditions légales dans lesquelles des non-citoyens seront autorisés à entrer au Canada et à y rester. L’article 7 de la Charte n’exige pas d’accorder la possibilité d’un appel, fondé sur des motifs de compassion, contre la décision d’expulser une personne pour grande criminalité. Le régime de révocation de la citoyenneté examiné dans la présente affaire empêchait expressément le défendeur de prendre en considération des facteurs d’ordre humanitaire. Il est bien établi qu’un principe de justice fondamentale n’est reconnu que si la jurisprudence établit un consensus social solide et généralisé selon lequel ce principe est essentiel pour assurer le respect de l’équité décisionnelle. Les précédents invoqués par le demandeur ne montraient pas qu’il est essentiel de disposer d’un pouvoir discrétionnaire en matière de motifs d’ordre humanitaire pour assurer le respect de l’équité dans les genres d’affaires que l’article 25 de la LIPR exclut. La Charte n’oblige pas à disposer d’un éventail de mécanismes de contrôle ou d’appel contre toutes les décisions potentiellement désavantageuses. Ce n’est qu’au stade du renvoi de fait que les droits que confère la Charte au demandeur peuvent entrer en jeu, et pas avant.

La SI et le ministre n’ont pas commis une erreur dans la manière dont ils ont évalué les éléments de preuve ou exercé leur pouvoir discrétionnaire. Le pouvoir de la SI se limitait à rendre une décision concernant l’interdiction de territoire du demandeur. Comme cette question n’a pas été contestée, le fait que la SI ait fait par la suite quelques observations supplémentaires sur le degré de complicité du demandeur dans les crimes de l’AILN n’avait aucune conséquence juridique. Au vu de la preuve, les conclusions de la SI qu’a contestées le demandeur étaient raisonnables. Il s’en est suivi qu’il était raisonnable aussi de la part du ministre de faire siennes ces conclusions. Les allégations du demandeur à propos du prétendu traitement sélectif, par la SI, des éléments de preuve étaient assimilables à un désaccord sur la meilleure façon d’interpréter cette preuve. L’interprétation que la SI a adoptée avait un fondement probatoire raisonnable. Il n’est tout simplement pas loisible à un membre d’une organisation terroriste d’éviter les conséquences de cette appartenance. En demeurant impliqué, le demandeur était complice. Il n’était pas déraisonnable de la part de la SI de conclure que l’AILN était restée une organisation violente unique. La décision ministérielle n’a pas été fondée, dans une large mesure ou de manière indue, sur les conclusions que la SI a tirées au sujet des différences idéologiques ou opérationnelles au sein de l’AILN. La décision du ministre était détaillée et reflétait une compréhension appropriée de la portée du pouvoir discrétionnaire prévu par la loi et une application raisonnable de ce pouvoir à la preuve.

Le demandeur n’a pas été traité de manière inéquitable et les retards subis ne lui ont causé aucun préjudice. Le fait que le ministre fasse de simples choix stratégiques lorsqu’il décide de prendre une certaine mesure prévue par la LIPR et lorsqu’il refuse de recourir à d’autres options prévues par la loi ou y renonce n’équivaut pas à un manquement à l’équité procédurale. La LIPR offre au ministre de nombreuses options procédurales, qui comportent diverses exigences en matière de preuve. En l’absence d’une preuve de mauvaise foi ou de préjudice important, les choix que fait le ministre quant à la manière de procéder ne sont pas des sujets de préoccupation dans le cadre d’un contrôle judiciaire et ne servent pas de fondement à l’octroi d’une dispense dans les affaires de cette nature. Bien que le recours à l’option de la dispense ministérielle sous le régime de la LIPR suive habituellement la conclusion d’interdiction de territoire, l’ordre dans lequel les décisions ont été rendues ne soulève pas en soi de préoccupations sur le plan de l’équité procédurale.

L’agent n’était pas tenu de mettre sa décision en suspens juste parce que le demandeur lui demandait de le faire. Toutefois, la demande que le demandeur a faite de présenter des observations supplémentaires à l’appui de la dispense si l’agent avait l’intention d’aller de l’avant était raisonnable. L’équité exigeait que l’agent avise le demandeur qu’il avait l’intention de prendre une décision et de lui donner ensuite la possibilité de présenter des arguments à jour au sujet des risques en cause. Le silence n’était pas une option dont disposait l’agent. Il était inéquitable de la part de l’agent de rendre une décision sans avertir le demandeur et sans lui accorder la possibilité qu’il demandait de mettre à jour ses arguments. Les éléments de preuve du demandeur étaient importants et auraient fort bien pu changer l’issue de la demande d’ERAR. La décision relative à l’ERAR a donc été renvoyée à un décideur pour nouvel examen. La question de savoir si le paragraphe 25(1) de la LIPR contrevient à l’alinéa 2(e) de la Déclaration des droits a été certifiée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44 [L.R.C. (1985), appendice III], art. 2e).

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers, L.C. 2013, ch. 16.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 25(1), 34, 35, 37, 42.1, 97.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISION NON SUIVIE :

Hassouna c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 473, [2017] 4 R.C.F. 555.

DÉCISION APPLIQUÉE :

Kreishan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, [2020] 2 R.C.F. 299.

DÉCISIONS DIFFÉRENCIÉES :

Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 2 R.C.S. 44; Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7, [2015] 1 R.C.S. 401.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917; Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36, [2003] 1 R.C.S. 884; Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Hameed c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1353, [2015] A.C.F. no 1488 (QL); Sharma c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319, [2017] 3 R.C.F. 492; Singh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 1 R.C.S. 177, [1985] A.C.S. no 11 (QL); Nassereddine c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 85, [2015] 2 R.C.F. 63; Hassanzadeh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 902, [2005] 4 R.C.F. 430; Naeem c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1073.

DÉCISIONS CITÉES :

Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; de Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration),2005 CAF 436, [2006] 3 R.C.F. 655; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909; R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571; Air Canada c. Canada (Procureure générale), [2003] R.J.Q. 322, (2003), 222 D.L.R. (4th) 385 (C.A.); Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Western Canadian Coal Corporation, 2007 CF 371.

DEMANDES RÉUNIES de contrôle judiciaire de décisions rejetant la demande de résidence permanente du demandeur dans la catégorie des époux au Canada (dossier IMM-686-16); rejetant la demande de dispense ministérielle déposée relativement à une interdiction de territoire en vertu de ce qui était à l’époque le paragraphe 34(2) (aujourd’hui l’article 42.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (dossier IMM-1508-18); par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (X (Re), 2015 CanLII 153651), qui a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour cause de criminalité et d’appartenance à une organisation terroriste (dossier IMM-1633-15); et concluant que le demandeur ne serait pas exposé à un risque de persécution ou de torture, à une menace à sa vie ou encore à un risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé dans son pays d’origine (dossier IMM-4246-16). Demandes dans les dossiers IMM-1508-18, IMM-686-16 et IMM-1633-15 rejetées; demande dans le dossier IMM-4246-16 accueillie.

ONT COMPARU :

Alyssa J. Manning et Benjamin Liston pour le demandeur.

John Loncar et Nicholas Dodokin pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Aide juridique Ontario, Bureau du droit des réfugiés, Toronto, pour le demandeur.

La sous-procureure générale du Canada pour le défendeur.

 Ce qui suit est la version française des motifs publics du jugement et du jugement rendus par

 [1]       Le juge Barnes  : Dans les présentes demandes réunies, le demandeur, John Joseph Goodman, conteste quatre décisions qui concernent son statut d’immigrant au Canada. Par souci de commodité, j’appellerai les deux défendeurs — le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration — le « ministre ».

[2]        Dans le dossier IMM-686-16, M. Goodman souhaite faire annuler la décision datée du 29 janvier 2016 par laquelle un agent d’immigration principal a rejeté sa demande de résidence permanente dans la catégorie des époux au Canada (la décision relative à la catégorie des époux).

[3]        Dans le dossier IMM-1508-18, M. Goodman souhaite faire annuler la décision datée du 28 février 2018 par laquelle le ministre a rejeté la demande de dispense ministérielle qu’il avait déposée relativement à son interdiction de territoire en vertu de ce qui était à l’époque le paragraphe 34(2) [abrogé par L.C. 2013, ch. 16, art. 13] de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) (aujourd’hui l’article 42.1 [édicté par L.C. 2013, ch. 16, art. 18]) (la décision ministérielle).

[4]        Dans le dossier IMM-1633-15, M. Goodman conteste la décision datée du 10 mars 2015  [X (Re), 2015 CanLII 153651] par laquelle la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu qu’il était interdit de territoire au Canada pour cause de criminalité et d’appartenance à une organisation terroriste (la décision de la SI).

 

[5]        Dans le dossier IMM-4246-16, M. Goodman sollicite une dispense à la suite d’une décision datée du 12 août 2016 par laquelle un agent d’immigration principal a conclu qu’il ne serait pas exposé à un risque de persécution ou de torture, à une menace à sa vie ou encore à un risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé dans son pays d’origine (la décision relative à l’ERAR [examen des risques avant renvoi]).

I.          Le contexte

[6]        M. Goodman reconnaît qu’il est interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR [***] Armée irlandaise de libération nationale (l’INLA). Il n’est guère surprenant que la SI ait conclu que l’appartenance de M. Goodman à l’INLA « ne peu[t] pas être contesté[e] », étant donné qu’il a admis en avoir été membre de 1974 à 1981 (voir le paragraphe 41 de la décision de la SI). La SI a également jugé que M. Goodman était interdit de territoire pour cause de criminalité après avoir été reconnu coupable d’infractions relatives aux armes à feu en Irlande du Nord en 1976, pour lesquelles il a passé trois ans en prison. Cette conclusion n’a pas été contestée.

[7]        M. Goodman reconnaît être interdit de territoire parce qu’il a été membre de l’INLA, mais il affirme que, de diverses façons, il a été privé de manière injuste ou déraisonnable de son droit de demander une dispense à l’égard de son renvoi du Canada dans le contexte des décisions qui sont visées par les demandes dont il est question en l’espèce.

[8]        Certains des arguments qu’invoque M. Goodman se recoupent. Par exemple, il soutient que, dans le contexte de la décision relative à la catégorie des époux et de la décision ministérielle, il a été illégalement privé de la possibilité de présenter une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ainsi que l’exige l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44 [L.R.C. (1985), appendice III] (la Déclaration des droits). D’après lui, cette disposition garantit la prise en considération de la gamme complète de facteurs d’ordre humanitaire, malgré la présence dans la LIPR de limites qui visent à exclure un tel pouvoir discrétionnaire. Dans la mesure où les décideurs ont omis de respecter cette « obligation », M. Goodman demande à la Cour de déclarer que les restrictions que prévoit le paragraphe 25(1) de la LIPR sont inopérantes.

[9]        M. Goodman conteste aussi la décision de la SI et la décision ministérielle au motif que les éléments de preuve concernant [***] et, en particulier, la question de savoir s’il a été complice des aspects les plus répréhensibles des activités terroristes de l’INLA, semblent avoir été mal interprétés. Selon cet argument, les erreurs relatives à la preuve que la SI a commises ont éclairé et infecté la décision ministérielle, et ce, au point où les deux décisions sont déraisonnables.

[10]      M. Goodman invoque un manquement à l’équité procédurale dans le contexte de l’enquête sur l’interdiction de territoire et de l’instance relative à la dispense ministérielle  : il allègue que le ministre a omis de donner suite en temps opportun aux options prévues par la loi pour le renvoi et qu’il l’a donc injustement privé d’options plus solides qui lui auraient permis de solliciter une dispense, options qui n’existent plus.

[11]      Enfin, M. Goodman conteste l’équité et le caractère raisonnable de la décision relative à l’ERAR. Son argument d’équité est fondé sur le défaut du décideur de répondre à sa demande de report en attendant l’issue de la demande de dispense ministérielle et de prendre en compte sa demande visant la présentation d’observations à jour.

II.         Analyse – L’effet de l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits

[12]      M. Goodman fait valoir que les modifications apportées en 2013 à l’article 25 de la LIPR, qui excluaient la prise en considération de facteurs d’ordre humanitaire pour certaines catégories d’étrangers, contreviennent à l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits. Ces modifications ont supprimé le recours à une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire dont disposaient autrefois les personnes déclarées interdites de territoire pour les raisons de sécurité énumérées à l’article 34, pour atteinte aux droits humains ou internationaux sous la forme de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de certaines formes de corruption, énumérés à l’article 35, de même que pour des activités criminelles organisées ou pour des activités liées à la criminalité transnationale et énumérées à l’article 37 (p. ex. recyclage des produits de la criminalité ou trafic de personnes). Pour les besoins de l’argumentation, la norme de contrôle que j’appliquerai à cette question est celle de la décision correcte.

[13]      L’argument de M. Goodman est le suivant : à titre d’étranger risquant d’être renvoyé involontairement du Canada, son droit à une audition impartiale de sa cause selon les principes de justice fondamentale, garanti par l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits, dans le contexte des demandes de dispense ministérielle et de parrainage conjugal, doit inclure le pouvoir discrétionnaire de prendre en considération, de façon générale, des facteurs en equity. Il ne suffit pas, selon lui, qu’une dispense restreinte soit prévue à l’article 42.1 dans les cas où le ministre est convaincu que la présence continue d’une personne au Canada n’est pas contraire à l’intérêt national. Cette forme de dispense discrétionnaire est considérée comme insuffisante parce qu’elle omet d’inclure, notamment, toute prise en compte des besoins des enfants touchés ou de l’importance de l’unité familiale. M. Goodman admet que les considérations d’ordre humanitaire n’ont pas préséance sur les intérêts en matière de sécurité nationale et de sûreté publique que la LIPR reconnaît également, mais il maintient toutefois qu’il est essentiel d’en tenir compte pour garantir une audition impartiale de la cause.

[14]      Au paragraphe 24 du mémoire supplémentaire des faits et du droit de M. Goodman, la nécessité du vaste pouvoir discrétionnaire que confère l’equity est exprimée en ces termes  :

[traduction]. Le pouvoir discrétionnaire de prendre en considération des facteurs d’ordre humanitaire ou en equity est, depuis des décennies, un pilier des décisions canadiennes en matière d’immigration. Le pouvoir discrétionnaire en matière de motifs d’ordre humanitaire est enraciné dans les valeurs canadiennes liées à l’importance de l’unité familiale et à la protection des personnes vulnérables, et il reconnaît que l’application stricte des règles régissant l’admission au Canada ne prend parfois pas en compte les circonstances humaines impérieuses qui suscitent chez une personne raisonnable le désir de soulager les malheurs d’autrui. [Renvois omis.]

[15]      La réparation demandée par M. Goodman est une déclaration portant que les modifications apportées en 2013 à l’article 25 de la LIPR sont inopérantes, parce que l’élimination du pouvoir discrétionnaire en matière de motifs d’ordre humanitaire entre en conflit avec l’obligation d’équité qu’impose l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits. Pour dire les choses le plus simplement possible, M. Goodman soutient qu’il n’était pas loisible au législateur de mettre fin à cette dispense, même pour les personnes coupables des formes les plus répréhensibles d’inconduite, de brutalité et de criminalité.

[16]      Je souscris à l’argument de M. Goodman selon lequel le concept d’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire existe depuis longtemps dans la législation canadienne en matière d’immigration. Cet historique est décrit de manière succincte dans un affidavit souscrit par la professeure Sharry Aiken. Cette dernière enseigne dans les domaines du droit de l’immigration et du droit international des réfugiés à la faculté de droit de l’Université Queen’s, et elle est une experte reconnue dans ces domaines. Je considère que son affidavit énonce de manière exacte l’historique législatif de la demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il reste toutefois la question de savoir si cet historique, et les décisions judiciaires faisant autorité qui l’ont examiné, font en sorte que la possibilité de demander une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est inattaquable par le législateur à la lumière de l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits. Pour répondre à cette question, une réflexion s’impose sur la portée de la protection que confère cet alinéa et, en particulier, sur le fait de savoir si son application se limite à des questions d’application régulière de la loi ou, subsidiairement, s’il oblige aussi le décideur à appliquer sans restriction les considérations d’ordre humanitaire aux personnes qui, par ailleurs, seraient exclues par les exceptions que prévoit aujourd’hui l’article 25. La première chose à faire est évidemment de lire l’alinéa 2e)  :

Interprétation de la législation

2 Toute loi du Canada, à moins qu’une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu’elle s’appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit s’interpréter et s’appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l’un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s’interpréter ni s’appliquer comme

    

[…]

    

e) privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations.

           

[17]      Après avoir examiné la jurisprudence citée par les parties, j’ai conclu que l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits ne garantit pas à un étranger un droit absolu à l’application de facteurs d’ordre humanitaire. Il s’ensuit qu’il était loisible au législateur de restreindre l’application des facteurs d’ordre humanitaire de la manière dont l’envisage aujourd’hui l’article 25.

[18]      Contrairement à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), qui rattache les principes de justice fondamentale aux droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits ne rattache l’application des principes de justice fondamentale qu’au droit à une audition impartiale de sa cause. À première vue, cette restriction limite l’application de l’alinéa 2e) à des questions d’équité procédurale, comme le droit à un avis et le droit de réponse. Cette interprétation est conforme à l’arrêt Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917, à la page 923  :

C’est dans ce contexte qu’il faut examiner les prétentions de l’appelant. En vertu de l’art. 2(e) de la Déclaration des droits, aucune loi du Canada ne doit s’interpréter ni s’appliquer de manière à le priver d’une « audition impartiale de sa cause selon les principes de justice fondamentale ». Sans entreprendre de formuler une définition finale de ces mots, je les interprète comme signifiant, dans l’ensemble, que le tribunal appelé à se prononcer sur ses droits doit agir équitablement, de bonne foi, sans préjugé et avec sérénité, et qu’il doit donner à l’accusé l’occasion d’exposer adéquatement sa cause.

[19]      L’énoncé qui précède concorde avec l’observation qui a été faite dans l’arrêt Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36, [2003] 1 R.C.S. 884, à la page 899 [paragraphe 28], à savoir que le contenu des exigences de l’alinéa 2e) est établi en fonction des principes de justice naturelle reconnus en common law.

[20]      Un énoncé plus clair encore qui reconnaît la portée étroite de l’alinéa 2e) par rapport à l’article 7 de la Charte figure dans l’arrêt Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486, à la page 511  :

À l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, l’expression « principes de justice fondamentale » est expressément rattachée au « droit à une audition impartiale » qu’elle modifie. L’article 7 de la Charte ne crée pas le même lien. À l’article 7, les mots « principes de justice fondamentale » sont rattachés à un droit beaucoup plus fondamental qu’ils modifient, c.-à-d. le « droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne ». La distinction est importante.

[21]      Le droit du législateur d’autoriser l’expulsion d’un résident permanent pour grande criminalité a été analysé dans l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711 (voir la page 734). Dans cet arrêt, le juge Sopinka a fait remarquer que les circonstances personnelles de ceux qui ont enfreint la disposition applicable en matière de criminalité « peuvent […] varier énormément ». Il a néanmoins décrété que la violation délibérée d’une condition légale de la résidence canadienne « suffit pour justifier une ordonnance d’expulsion » et « [p]oint n’est besoin, pour se conformer aux exigences de la justice fondamentale, de chercher, au-delà de ce seul fait, des circonstances aggravantes ou atténuantes ». Même si M. Chiarelli pouvait par ailleurs demander une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire sous le régime de la LIPR, ce fait à lui seul ne change rien à l’énoncé général de la Cour à propos du droit du législateur de fixer les conditions légales dans lesquelles des non-citoyens seront autorisés à entrer au Canada et à y rester. La condition de résidence qui est fondée sur la criminalité a été considérée comme « un choix légitime et non arbitraire fait par le législateur d’un cas où il n’est pas dans l’intérêt public de permettre à un non-citoyen de rester au pays » (à la page 734).

[22]      Dans l’arrêt Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, la Cour a réitéré la position qu’elle avait énoncée dans l’arrêt Chiarelli, à savoir que l’article 7 de la Charte n’exige pas d’accorder la possibilité d’un appel, fondé sur des motifs de compassion, contre la décision d’expulser une personne pour grande criminalité, même s’il a été signalé qu’il était par ailleurs possible de demander une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25.

[23]      Le précédent le plus probant à l’appui de l’argument de M. Goodman voulant que les principes de justice fondamentale visés à l’alinéa 2e) puissent inclure des obligations juridiques substantielles est la décision qu’a rendue la juge Jocelyne Gagné dans l’affaire Hassouna c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 473, [2017] 4 R.C.F. 555. Il s’agissait d’une affaire de révocation de la citoyenneté. La juge Gagné a fait remarquer que la perte possible de ce statut important et l’absence d’un droit d’appel donnaient lieu à un degré élevé d’équité procédurale. Le processus de révocation prévu par la loi a été jugé inéquitable au regard de l’alinéa 2e) parce qu’il y manquait un droit à une audience devant un décideur indépendant et qu’il était lacunaire sur le plan de la divulgation des documents pertinents. Je suis entièrement d’accord avec ces aspects-là de la décision.

[24]      La juge Gagné a examiné ensuite si le ministre était tenu de prendre en considération des facteurs d’ordre humanitaire avant de révoquer la citoyenneté. Se fondant sur les arrêts Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 2 R.C.S. 44, et Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7, [2015] 1 R.C.S. 401, elle a conclu que oui. Les décisions rendues dans ces deux arrêts reposaient toutefois sur des principes de justice fondamentale qui découlaient de la Charte et non de l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits. Je ne suis au courant d’aucune autre décision dans laquelle l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits a été appliqué pour importer des droits juridiques substantiels dans une décision administrative. De plus, contrairement au cas d’espèce, le régime de révocation de la citoyenneté que la juge Gagné a examiné semble ne pas empêcher expressément le ministre de prendre en considération des facteurs d’ordre humanitaire. Contraindre un décideur administratif à prendre en compte des facteurs d’ordre humanitaire dans une situation où la loi ne retire pas expressément ce droit, c’est une chose. Mais faire fi de la volonté explicite du législateur de supprimer le pouvoir discrétionnaire en matière de motifs d’ordre humanitaire dans certaines affaires de grande criminalité, c’est tout autre chose.

[25]      Ceci étant dit en toute déférence pour ma collègue, dans la mesure où le raisonnement exposé dans la décision Hassouna, précitée, diffère de ma propre analyse au sujet de la portée de l’alinéa 2e), je m’abstiens de le suivre.

[26]      Plusieurs précédents ont été cités à l’appui de l’argument de M. Goodman selon lequel l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits exige un certain pouvoir discrétionnaire pour prendre en considération des facteurs d’ordre humanitaire dans des affaires comme la sienne. Cet argument est toutefois étayé par l’inférence discutable selon laquelle, vu que les tribunaux ont parfois reconnu la disponibilité et l’importance d’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire dans le cadre de leur interprétation d’autres dispositions de la LIPR, cette forme de dispense revêt maintenant un caractère quasi constitutionnel qui est hors de la portée du législateur.

[27]      Par exemple, dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, la Cour a interprété la portée du pouvoir discrétionnaire ministériel que confère le paragraphe 34(2), compte tenu de la possibilité plus vaste de demander une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25. Elle a déclaré qu’il ne faudrait pas transformer l’article 34 en une formule de rechange à l’examen fondé sur des motifs d’ordre humanitaire en conférant au ministre un vaste pouvoir discrétionnaire (au paragraphe 84). Je conviens que cette interprétation a pris appui dans une certaine mesure sur l’existence d’un pouvoir discrétionnaire plus vaste en matière de motifs d’ordre humanitaire sous le régime de l’article 25. L’arrêt Agraira n’appuie toutefois pas la thèse selon laquelle le législateur ne pourrait pas restreindre ou éliminer plus tard la possibilité pour certaines personnes de demander une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, en raison de leur inconduite établie.

[28]      Dans la décision Hameed c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1353, [2015] A.C.F. no 1488 (QL), la juge Anne Mactavish a été appelée à revoir la conclusion tirée dans l’arrêt Agraira à la lumière des modifications apportées en 2013 à l’article 25 de la LIPR. Elle a rejeté à juste titre l’argument et a fait remarquer que l’arrêt Agraira liait à la fois le ministre et la Cour. Elle n’était donc pas disposée à élargir la portée du pouvoir discrétionnaire ministériel que confère le paragraphe 34(2) en vue d’englober des considérations d’ordre humanitaire générales. On relève le même sentiment général dans l’arrêt Sharma c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319, [2017] 3 R.C.F. 492, où, la Cour a indiqué qu’une modification législative visant à abaisser le seuil d’interdiction de territoire pour grande criminalité et à limiter le droit d’appel n’était « d’aucune importance pour ce qui est de déterminer les droits de participation des personnes en cause » (au paragraphe 38). Il s’agissait censément de choix de principe qui relevaient exclusivement du pouvoir du législateur.

[29]      Je souscris à l’argument de M. Goodman selon lequel quelques décisions portant sur l’application correcte des facteurs d’ordre humanitaire parlent de l’importance de ce pouvoir discrétionnaire dans l’esprit général de la loi : voir Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; de Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 436, [2006] 3 R.C.F. 655; et Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909. Mais cela ne veut pas dire, toutefois, qu’un pouvoir discrétionnaire de longue date ne peut pas être modifié ou supprimé au moyen d’une modification législative conforme à la Charte.

[30]      Même si je me trompe au sujet de la portée restreinte de l’alinéa 2e), il est bien établi qu’un principe de justice fondamentale n’est reconnu que si la jurisprudence établit un consensus social solide et généralisé selon lequel ce principe est essentiel pour assurer le respect de l’équité décisionnelle  : voir R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, au paragraphe 113.

[31]      Les précédents qu’invoque M. Goodman ne montrent pas qu’il est essentiel de disposer d’un pouvoir discrétionnaire en matière de motifs d’ordre humanitaire pour assurer le respect de l’équité dans les genres d’affaires que l’article 25 exclut. En fait, il existe un autre point de vue légitime  : à moins qu’il soit question de renvoyer un étranger à un endroit où sa sécurité personnelle est à risque, les auteurs des formes les plus graves de criminalité, qui impliquent des actes de terrorisme, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et des activités criminelles organisées ne devraient pas bénéficier de l’avantage d’un vaste pouvoir discrétionnaire conféré par l’equity pour rester au Canada, surtout s’il demeure possible de demander une dispense ministérielle discrétionnaire quelconque et de se prévaloir d’une analyse de risques.

[32]      Mon point de vue sur la question est renforcé par une décision récente de la Cour d’appel fédérale  : Kreishan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, [2020] 2 R.C.F. 299. La question dans cette affaire portait sur la possibilité de se prévaloir d’un droit d’appel devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR). L’argument était que la restriction imposée à certains demandeurs d’asile aggravait le risque qu’ils soient refoulés et contrevenait à l’article 7 de la Charte. La Cour a décrété que le fait que certaines catégories de demandeurs d’asile aient accès à des avantages procéduraux dont ne disposent pas d’autres personnes n’a aucune conséquence juridique, à condition qu’il existe pour ces autres catégories de demandeurs d’asile d’autres mécanismes législatifs pouvant les protéger contre les risques que présente le refoulement. La Charte n’oblige donc pas à disposer d’un éventail de mécanismes de contrôle ou d’appel contre toutes les décisions potentiellement désavantageuses. Ce point est clairement énoncé dans le passage suivant, tiré de cet arrêt [Kreishan, aux paragraphes 121 et 122] :


      
Une analogie peut être établie avec les autres demandeurs d’asile qui, pour des raisons de criminalité ou de participation à des crimes contre l’humanité, sont inadmissibles au titre de l’article 1F de la Convention. Commentant le rôle de l’article 7 en lien avec cette catégorie de demandeurs, le juge Evans (tel était alors son titre) a observé, dans la décision Jekula c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 C.F. 266 (Jekula), que « s’il est vrai qu’un verdict d’irrecevabilité dénie à la demanderesse l’exercice d’un droit important, ce droit n’est pas compris dans “le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne » [...] « [l]a conclusion que la revendication n’est pas recevable n’est qu’une étape dans le processus administratif qui pourrait aboutir au renvoi hors du Canada » (aux paragraphes 31 et 32).

 

Il en va de même du déni du droit d’interjeter appel à la SAR. Ce n’est qu’une mesure dans un processus qui pourrait aboutir au renvoi. Les droits que garantit l’article 7 à tous les demandeurs, quels que soit le motif administratif justifiant le rejet de leur demande – à l’exception des motifs prévus à l’article 1F, du rejet par la SAR ou par la SPR et de l’irrecevabilité de la demande en l’absence d’un minimum de fondement – sont protégés à l’étape du renvoi, que ce soit par la présentation d’une demande d’ERAR ou de report de la mesure de renvoi ou par le droit de demander à la Cour fédérale de surseoir au renvoi. Cet article n’exige pas qu’il soit donné la possibilité d’interjeter appel ou de demander un contrôle judiciaire à chaque étape du processus (Canada (Secretary of State) v. Luitjens (1991), 46 F.T.R. 267, 155 Imm. L.R. (2d) 40 (F.C.T.D.)).

 

 [33]     Il me semble que la même logique s’applique à l’argument qu’invoque M. Goodman. Pour dire les choses simplement, celui-ci ne bénéficie pas du droit à une évaluation complète des motifs d’ordre humanitaire. Ce n’est qu’au stade du renvoi de fait que les droits que lui confère la Charte peuvent entrer en jeu, et pas avant.

[34]      Il est également erroné de la part de M. Goodman de se fonder sur l’arrêt Air Canada c. Canada (Procureure générale), [2003] R.J.Q. 322, (2003), 222 D.L.R. (4th) 385 (C.A.), et sur la décision Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Western Canadian Coal Corporation, 2007 CF 371. Ces deux décisions étayent uniquement la thèse selon laquelle, lorsque des intérêts économiques sont touchés, une partie a droit, sous le régime de l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits, à une audition impartiale comportant un minimum de garanties procédurales. Cette disposition ne protège pas les intérêts économiques en jeu; elle prévoit seulement une méthode équitable pour demander un redressement. Cet argument avait déjà été invoqué dans l’arrêt Singh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 1 R.C.S. 177, à la page 228, [1985] A.C.S. no 11 (QL) [aux paragraphes 95 à 97]:

Compte tenu de la dernière phrase de la reconnaissance du procureur général, je ne suis pas tout à fait convaincu qu’il ait reconnu que les « droits » mentionnés à l’al. 2e) de la Déclaration canadienne des droits ne sont pas les mêmes droits, ou des droits de même nature, que ceux énumérés à l’art. 1, dont « le droit de l’individu à la vie, à la liberté, à la sécurité de la personne... et le droit de ne s’en voir privé que par l’application régulière de la loi ».

Quoi qu’il en soit, il me semble évident que l’al. 2e) a une portée plus large que la liste des droits énumérés à l’art. 1 et désignés comme « droits de l’homme et libertés fondamentales », tandis qu’à l’al. 2e), ce que protège le droit à une audition impartiale, c’est la définition des « droits et obligations » d’une personne quels qu’ils soient et dans tous les cas où le processus de définition relève de l’autorité législative du Parlement du Canada. Il est vrai que la première partie de l’art. 2 parle « des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes », mais l’al. 2e) protège un droit fondamental, savoir le « droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale », pour la définition des droits et des obligations d’une personne, qu’ils soient fondamentaux ou non. Je suis d’avis que comme l’a fait valoir Me Coveney, il est possible d’appliquer l’al. 2e) sans se référer à l’art. 1 et que le droit garanti par l’al. 2e) n’est nullement limité par la notion “d’application régulière de la loi” mentionnée à l’al. 1a).

En conséquence, la procédure d’examen et de réexamen des revendications du statut de réfugié des appelants comporte la définition de droits et d’obligations à l’égard desquels les appelants ont droit, en vertu de l’al. 2e) de la Déclaration canadienne des droits, à une audition impartiale selon les principes de justice fondamentale. Il s’ensuit également que cette affaire peut être distinguée de celles où un simple privilège a été refusé ou révoqué comme, par exemple, dans les affaires Prata c. Ministre de la Main-d’oeuvre et de l’Immigration, [1976] 1 R.C.S. 376, et Mitchell c. La Reine, [1976] 2 R.C.S. 570.

III.        La décision de la SI et la décision ministérielle étaient-elles déraisonnables?

[35]      Malgré que M. Goodman reconnaisse qu’il est interdit de territoire du fait de son appartenance à l’INLA, il cherche à contester certaines des conclusions que la SI a tirées à propos de sa culpabilité personnelle. Il se préoccupe de ces conclusions parce que le ministre les a adoptées dans la décision ultérieure qui le prive d’une dispense au titre du paragraphe 34(2) de la LIPR. Les deux décisions étant liées, M. Goodman souhaite les contester toutes deux, au motif qu’elles renferment des erreurs relatives à la preuve qui sont communes et graves et que ces décisions sont donc déraisonnables.

[36]      Je ne suis pas d’accord que l’on puisse contester ainsi la décision de la SI. Le pouvoir de cette dernière se limitait à rendre une décision concernant l’interdiction de territoire de M. Goodman. Comme cette question n’a pas été contestée, le fait que la SI ait fait par la suite quelques observations supplémentaires sur le degré de complicité de M. Goodman dans les crimes de l’INLA n’a aucune conséquence juridique. On pourrait dire toutefois qu’il est loisible à M. Goodman de solliciter une dispense en se fondant sur le caractère raisonnable de la manière dont le ministre a traité les conclusions de la SI.

[37]      M. Goodman fait valoir que le ministre a commis une erreur en adoptant les conclusions [traduction] « déraisonnables » de la SI et en exerçant le pouvoir discrétionnaire que prévoit la loi pour justifier son interdiction de territoire. Cela présuppose, bien sûr, qu’il n’était pas loisible au ministre de souscrire sans réserve aux conclusions que la SI a tirées au sujet de la preuve. Il est toutefois inutile que je tranche cette question car j’ai conclu que, au vu de la preuve, les conclusions de la SI que conteste M. Goodman sont raisonnables. Il s’ensuit donc qu’il était raisonnable aussi de la part du ministre de faire siennes ces conclusions.

[38]      M. Goodman affirme que la SI a exclu et interprété erronément des éléments de preuve importants et que, en agissant ainsi, elle a tiré des conclusions de fait déraisonnables quant à sa complicité dans les aspects les plus répréhensibles de la violence à laquelle s’est livrée l’INLA pendant la période où il en a été membre. [***]

[39]      M. Goodman fait valoir que la SI a commis deux erreurs fondamentales quand elle a évalué les éléments de preuve relatifs à la structure de l’INLA. Ces erreurs l’ont amenée à conclure à tort que, pendant toute la période où M. Goodman a été membre de l’INLA, il s’agissait d’une organisation unitaire, quoique déchirée parfois par des conflits et des désaccords quant au recours à la violence.

[40]      En particulier, M. Goodman conteste le caractère raisonnable de deux énoncés qui figurent dans la décision de la SI. Le premier se trouve au paragraphe 59, où la SI a conclu qu’« il n’y avait pas de véritable clivage idéologique entre les factions » (c.-à-d., les traditionalistes et le groupe de Steenson). Il conteste également la teneur du paragraphe 61, dont le texte est le suivant  :

[…] Aucune preuve n’appuie cette conclusion. M. [Holland], le propre témoin expert de M. [Goodman], a déclaré ceci au sujet des activités de M. [Steenson]  : [traduction] « [Steenson], non. Il n’y a aucune preuve que [Steenson] [n’]ait jamais été impliqué dans ce que nous appellerions un crime ordinaire, ou dans une attaque sectaire. Il était – il était impitoyable dans ses attaques, mais il avait tendance à les diriger très précisément contre des cibles de la police et de l’armée. Même ses ennemis l’admettent, dans la police. » [Renvoi omis.]

[41]      M. Goodman se plaint que ces conclusions reposent sur une interprétation des plus sélectives de la preuve et, plus particulièrement, du témoignage de l’historien Jack Holland. La SI a attribué à M. Holland l’opinion selon laquelle il n’y avait pas de véritable clivage idéologique entre certaines factions concurrentes de l’INLA, mais cette opinion aurait été prise hors contexte. La véritable réponse de M. Holland était nettement plus longue et, en fait, confirmait l’existence d’opinions idéologiques différentes au sein de l’INLA quant au recours à la violence.

[42]      La même critique est formulée à l’encontre de la manière dont la SI a interprété le témoignage de M. Holland à propos du fait qu’il n’y avait aucune preuve que la faction de Steenson avait des opinions plus insensibles quant au fait de causer des victimes civiles. Là encore, il est allégué que le témoignage sur lequel la SI s’est fondée a été pris hors contexte et faisait abstraction d’autres éléments du témoignage de M. Holland qui traitaient plus directement de cet aspect. L’argument de M. Goodman est résumé de manière claire au paragraphe 110 de son mémoire supplémentaire des faits et du droit  :

     [traduction] La preuve soumise à la SI montrait que la faction GHQ Dublin avait, au sujet du recours à la violence, des règles claires qui différaient nettement de celles de M. Steenson et de ses partisans. Il était donc déraisonnable d’attribuer les atrocités commises par cette dernière faction au groupe auquel appartenait le demandeur. Ces conclusions sont importantes et elles minent l’analyse de la SI. Elles sont également indéfendables car, comme nous le verrons plus loin, elles se répercutent directement sur la décision concernant la dispense ministérielle.

[43]      M. Goodman affirme que, selon une interprétation juste du témoignage de M. Holland, on n’aurait pas dû le tenir responsable des agissements du groupe de Steenson, agissements auxquels il n’avait pas pris part et qu’il n’approuvait pas.

[44]      Les allégations de M. Goodman à propos du prétendu traitement sélectif, par la SI, des éléments de preuve — notamment le témoignage de l’historien, M. Holland — sont assimilables à un désaccord sur la meilleure façon d’interpréter cette preuve. La question que doit trancher la Cour consiste à savoir si l’interprétation que la SI a adoptée avait un fondement probatoire raisonnable. À mon avis, oui. Le fait de savoir s’il y avait ou non des différences idéologiques entre ce que l’on appelait les factions de Belfast et de Dublin à propos du recours aveugle à la violence ne me semble pas particulièrement pertinent au regard de la preuve que ces deux factions recouraient à des tactiques qui causaient la mort de civils.

[45]      Il me semble que la plainte de M. Goodman au sujet de la prétendue évaluation sélective, par la SI, des éléments de preuve repose, en soi, sur le fait d’avoir pris des passages hors du contexte de la décision globale. À l’évidence, la SI était consciente de l’argument de M. Goodman selon lequel, pendant la période où celui-ci en avait fait partie, l’INLA ciblait surtout des membres de l’armée et de la police. Toutefois, la SI a également admis la preuve que des civils, des gardiens de prison, des politiciens et des diplomates étaient parfois les cibles ou les victimes accidentelles des attentats à la bombe et des coups de feu de l’INLA  : voir les paragraphes 47, 50 et 63, ainsi que les pages 1994, 1996, 1997 et 1969 du dossier certifié du tribunal dans le dossier IMM-1633-15, volume 3 sur 4.

[46]      Les arguments selon lesquels la SI a commis une erreur en concluant que, durant la période où M. Goodman en a fait partie au moins, l’INLA était une organisation unique sans véritables différences idéologiques sont indéfendable. Le témoignage de M. Holland a confirmé que malgré quelques désaccords internes quant au recours à la violence, l’INLA était une organisation unitaire. C’est là la conclusion la plus viable que l’on puisse en tirer  :

 [traduction]

AVOCAT   Maintenant, vous avez parlé de la scission au sein de l’IRA. Dans votre livre, vous en avez parlé. Y a-t-il aussi des scissions au sein de l’INLA?

TÉMOIN   Oui.

AVOCAT   Quand ont-elles commencé?

TÉMOIN   Dès le départ, il y en a eu une. Je crois que si vous jetez un coup d’œil à la carte de l’Irlande, vous verrez pourquoi il y a eu autant de scissions dans les organisations républicaines. La frontière qui sépare le nord de l’Irlande de la République de l’Irlande explique en partie pourquoi ces scissions ont eu tendance à se former.

Voici ce qui se passe. Les organisations républicaines qui sont actives dans le nord de l’Irlande ont habituellement leurs commandants, leurs hauts dirigeants qui sont situés dans le sud de l’Irlande. Après un certain temps, ceux du nord de l’Irlande commencent à avoir le sentiment que les gens du sud de l’Irlande ne leur procurent pas assez d’armes ou d’explosifs ou qu’ils ne comprennent pas la situation dans le nord. C’est ainsi que s’accumulent les ressentiments, l’hostilité, les soupçons, et que ces sentiments éclatent en conflits, surtout au sein de l’INLA, comme cela est arrivé à quatre ou cinq reprises au cours des 25 dernières années.

C’est-à-dire qu’il y a aussi des raisons idéologiques. Mais la principale raison, je crois, est le fait que les gens qui se livrent à des actes de violence se trouvent dans le nord de l’Irlande et que ceux qui dirigent l’organisation sont habituellement basés à Dublin, et il y a donc une fracture qui s’élargit au fil des ans. La situation est souvent camouflée sous des aspects idéologiques, mais je crois qu’elle se résume au simple fait que ceux qui se trouvent dans le sud sont loin des lieux où sévit la violence dans le nord.

AVOCAT   Vous avez dit que la scission dans l’INLA a, en fait, commencé à se former dès le départ.

TÉMOIN   Oui.

AVOCAT   Quand est-il devenu évident, en quelque sorte, qu’il y avait de graves problèmes?

TÉMOIN   Eh bien, je dirais vers décembre 1981, quand l’un des dirigeants de l’INLA basé à Dublin a été la cible de coups de feu de la part de membres de l’INLA, envoyés depuis Belfast. C’était une tentative d’assassinat qui a échoué.

La raison était que les dirigeants de Belfast à cette époque, qui étaient sous le contrôle d’un homme appelé Steenson (ph), Jerid Steenson, étaient en colère et irrités parce qu’ils pensaient que Dublin ne leur fournissait pas d’armes et n’appuyait pas leur lutte dans le nord avec autant d’enthousiasme qu’ils pensaient mériter. Ils avaient eu aussi des désaccords avec des gens de Belfast qui étaient liés aux dirigeants de Dublin, c’est-à-dire Sean Flynn, Jackie Goodman, Bernard Dorian.

[…]

TÉMOIN   Pour autant que je sache, cela a été la première. Il y avait eu des différends, mais ils étaient verbaux. Il y avait des désaccords. Ils se disputaient sans cesse sur ce que l’organisation devait faire, sur les tactiques qu’ils devaient employer, etc. Mais c’était la première fois que ces différends se traduisaient par des actes de violence au sein de l’organisation. Autrement dit, la première fois qu’il y avait une tentative de la part d’une faction de l’INLA d’éliminer physiquement une autre faction en recourant à la violence.

AVOCAT   Donc, M. Goodman était du côté qui soutenait le quartier général de Dublin.

TÉMOIN   Flynn.

AVOCAT   La faction de Flynn. Je les appellerai donc la faction de Steenson et la faction de Flynn.

TÉMOIN   Très bien.

AVOCAT   Pour ce qui est de Steenson, la faction de Steenson, diriez-vous que la scission avait également un fondement idéologique?

TÉMOIN   À cette époque, je dois le dire, je ne considérais pas que la scission avait un profond fondement idéologique. Je crois qu’il s’agit là d’un exemple de scission créé par le gouffre qui séparait les dirigeants et Dublin et certains des activistes de Belfast, les plus jeunes surtout. Steenson n’était âgé que de 23 ans à l’époque. La plupart de ceux qui l’entouraient, comme Sparky Barkly, Harry Kirpatrick, Sean Mackin, Ta Parr (ph) ou John O’Reilly, étaient du même âge. Ils étaient adolescents quand les troubles avaient débuté dans le nord de l’Irlande en 1969; en fait, ils étaient peut-être même encore plus jeunes que cela.

La faction de Flynn était présente dans l’IRA au moment de la scission de 1969, 1970, ou elle s’était jointe à ce groupe à cette époque environ. Ses membres étaient issus du mouvement des droits civiques. Ils avaient donc tendance à réfléchir de manière plus politique que la faction de Steenson. Celle-ci avait grandi dans une atmosphère de violence totale et, en fait, à ce stade-là, ses membres n’avaient aucun objectif, sinon infliger le plus de violence possible afin d’atteindre leurs visées.

La faction de Flynn s’y opposait parce ses membres jugeaient que c’était inadéquat. Ils n’étaient pas opposés à l’idée de recourir à la violence, ils étaient tout simplement opposés à l’idée de recourir uniquement à la violence et ils considéraient qu’il allait falloir trouver un jour une solution politique. Ils avaient donc pour projet de bâtir une organisation politique parallèlement à une organisation paramilitaire.

AVOCAT   Le quartier général de Dublin était-il en mesure de contrôler la faction de Steenson?

     TÉMOIN          Non. Personne ne pouvait contrôler Jerid Steenson.

     AVOCAT          Pourquoi pas?

     TÉMOIN          Disons qu’il était ambitieux, il était très calculateur, très volontaire. Il avait le don de s’entourer d’hommes, de jeunes hommes, qui feraient tout ce qu’il voulait qu’ils fassent. En fin de compte, il n’était pas bon pour juger le caractère des gens, parce que ceux qui l’entouraient étaient souvent de petits délinquants qui, en fait – vous savez, la politique ne faisait pas partie de leurs intentions.

     Ils étaient certainement prêts à s’élancer et à commettre des actes de violence, et Steenson les laissait faire et ne se souciait pas vraiment de ce qu’ils faisaient par la suite, s’ils s’en allaient braquer une banque ou un bureau de poste et s’ils empochaient l’argent. Je ne pense pas que Steenson s’en souciait vraiment, tant qu’ils étaient là quand il avait besoin d’eux pour commettre des actes de violence.

[47]      Je souscris à l’argument du ministre selon lequel la SI n’est pas arrivée à la conclusion qu’il n’y avait pas de différences idéologiques au sein de l’INLA. L’énoncé que conteste M. Goodman est nuancé et fait mention de l’absence d’un [traduction] « véritable clivage idéologique ». Il s’agit là d’une façon juste de décrire le témoignage de M. Holland. Un point plus pertinent est le fait que M. Goodman était un membre [***] de l’INLA bien avant que M. Steenson se joigne aux dirigeants, et il a quitté l’INLA peu après que M. Steenson eut pris le contrôle à Belfast. Comme l’a signalé la SI au paragraphe 63 de sa décision, M. Goodman [***] avant l’apparition de M. Steenson et donc complice d’un grand nombre des actes de violence énumérés au paragraphe 47.

[48]      En fait, la SI a conclu que le groupe de Steenson était indiscipliné et impitoyable et qu’il était plus tolérant envers l’idée de faire des victimes non militaires. Toutefois, la SI a également conclu que les dirigeants précédents, plus modérés, de l’INLA [***] avaient eux aussi été responsables d’attaques mortelles contre des cibles civiles. La plainte de M. Goodman selon laquelle deux ou trois des attaques signalées par la SI étaient de simples erreurs ou n’étaient pas attribuables à l’INLA n’est que de l’ergotage. Le fait est que, comme la SI l’a conclu, même les dirigeants les plus modérés de l’INLA étaient résolus à recourir à des actes de violence mortels et, à l’occasion, ils avaient, soit délibérément soit accidentellement, tué ou blessé des civils. Il y avait donc de bonnes raisons de rejeter l’affirmation de M. Goodman selon laquelle, avant l’ascension de M. Steenson, l’INLA agissait selon un code strict pour ce qui était des cibles de ses attaques.

[49]      La SI s’est également inspirée de la décision de la juge Cecily Strickland dans l’affaire Nassereddine c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 85, [2015] 2 R.C.F. 63, qui concernait les personnes qui ne prêtent qu’une assistance humanitaire ou non violente à une cause terroriste. La juge Strickland a décrété que, pour éviter de tirer une conclusion de complicité sur ce fondement, il faut une preuve claire et objective de l’existence d’une structure et d’une opération séparées et distinctes, vouées à la non-violence. Je souscris à ce point de vue. Il n’est tout simplement pas loisible à un membre [***] d’une organisation terroriste — comme M. Goodman — d’éviter les conséquences de cette appartenance [***]. En demeurant impliqué, M. Goodman était complice.

[50]      La conclusion de la SI selon laquelle au cours de la période pendant laquelle M. Goodman a été membre de l’INLA celle-ci était une organisation unique trouve elle aussi un appui solide dans la preuve produite. M. Holland a déclaré que quelques groupes paramilitaires républicains et loyalistes se sont bel et bien séparés et ont formé de nouvelles organisations, mais il n’a pas laissé entendre que c’était là le sort que l’INLA avait connu — du moins pas avant le départ de M. Goodman.

[51]      [***] Même s’il y avait des conflits entre factions au sein de l’INLA ou, comme M. Holland l’a décrit, des [traduction] « tensions », il n’était pas déraisonnable de la part de la SI de conclure que l’INLA était restée une organisation violente unique.

[52]      J’ajouterais à ce qui précède que la décision ministérielle n’a pas été fondée, dans une large mesure ou de manière indue, sur les conclusions que la SI a tirées au sujet des différences idéologiques ou opérationnelles au sein de l’INLA. Au contraire, ce qui préoccupait le plus le ministre était [***] — ce qui constitue un point de vue qui va à l’encontre des valeurs canadiennes.

[53]      La décision du ministre est détaillée et reflète une compréhension appropriée de la portée du pouvoir discrétionnaire prévu par la loi et une application raisonnable de ce pouvoir à la preuve. À l’évidence, le ministre n’avait aucune illusion au sujet de l’INLA ou de l’implication de M. Goodman dans les activités violentes de cette organisation. C’est ce qui ressort des motifs exhaustifs du ministre, qui comprennent ce qui suit  :

[traduction] Comme il a été signalé plus tôt, M. Goodman semble tenter de prendre ses distances par rapport aux actes de terrorisme commis par l’IRA et l’INLA en soutenant qu’il a joué un rôle de soutien administratif et logistique et qu’il n’a pas pris directement part à des actes terroristes ou violents. L’ASFC note qu’il n’est pas obligatoire d’avoir été personnellement mêlé à de tels agissements pour être considéré comme interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, qui est fondé uniquement sur le fait d’avoir été membre d’une organisation qui s’est livrée, qui se livre ou qui se livrera au terrorisme. Néanmoins, comme il a été décrit plus tôt, [***], un ancien membre de l’INLA, Patrick Francis Ward, a décrit l’organisation comme une hiérarchie militaire assujettie à une discipline sévère. Cela implique qu’une personne d’un rang supérieur de l’INLA aurait exercé un pouvoir considérable et assumé des responsabilités importantes vis-à-vis des agissements des membres subalternes. [***] À l’époque de son arrestation en 1982, il était, comme l’a signalé la SI, [***], et il était « évident que M. Goodman était une personne en situation d’autorité au sein de l’INLA » (voir la pièce jointe no 19). L’ASFC a conclu qu’il est hautement improbable que M. Goodman n’était pas intimement au fait des actes terroristes menés par l’INLA, et il n’est pas déraisonnable de présumer qu’il a également participé à l’élaboration d’ordres connexes ou à leur transmission à ses subalternes, qui, pendant un certain temps avant qu’il soit arrêté en 1982, représentaient l’ensemble des membres de l’INLA.

M. Goodman a fait montre d’un degré élevé de loyauté et d’engagement vis-à-vis la cause républicaine ainsi que d’une détermination à recourir à la violence pour atteindre ses objectifs. Il a été récompensé par son ascension rapide au sein de la hiérarchie  : il a occupé des postes d’autorité et de responsabilité croissantes dans les deux organisations. Il était bien au fait de la structure, des méthodes et des visées politiques de chacune. [***] Il a persévéré au sein de ces mouvements en dépit des faits suivants  : des démêlés répétés avec la police, qui se sont soldés par un total de huit accusations criminelles; de multiples détentions de courte durée suivies de périodes prolongées d’incarcération au cours desquelles, prétend-il, il a été interrogé et brutalisé; des blessures subies lors d’une offensive; une tentative d’assassinat par balle de la part de sa propre organisation; ainsi que la séparation d’avec sa famille lorsqu’il s’est caché à la suite de cette tentative d’assassinat. Même pendant son incarcération qui a duré plusieurs années il est devenu le quartier-maître de son groupe et il a été responsable de l’approvisionnement alimentaire de l’INLA et exerçait une autorité sur plus de 40 à 50 volontaires de l’INLA dans la prison. Malgré ses épreuves, jamais M. Goodman n’a décidé de se dissocier des mouvements; en fait, il a accepté d’être promu au sommet de la hiérarchie de l’INLA après avoir été hospitalisé à la suite de l’attentat dirigé contre lui.

[…]

Ces éléments ont été évalués par rapport aux aspects prédominants de son dossier qui intéressent la sécurité nationale et la sûreté publique. Plus précisément, pendant 12 ans, M. Goodman a été un [***] membre de l’IRA et de l’INLA, deux organisations paramilitaires qui se sont livrées à des activités terroristes ayant fait de nombreuses victimes civiles (voir la pièce jointe no 1). L’ASFC a conclu que M. Goodman a dirigé les activités menées par ces organisations et qu’il était intimement au fait de ces dernières. Il a décidé de passer de l’IRA à l’INLA précisément à cause de la position plus agressive de cette dernière organisation envers la violence offensive. Sa croyance en la violence pour atteindre des objectifs politiques, même quand il existait des solutions de rechange pacifiques, semble avoir été de nature idéologique. Il a gravi progressivement et rapidement les échelons, a été impliqué dans diverses activités, a occupé plusieurs postes différents, a relevé des niveaux de commandement les plus élevés et avait atteint le deuxième poste le plus élevé au sein de l’INLA au moment de son arrestation en 1982.[***], il n’a admis aucune responsabilité pour les actes de l’organisation ni reconnu l’ampleur de la violence exercée contre des civils, malgré la preuve abondante et fiable montrant que cette violence n’était pas inusitée et qu’elle était parfois délibérée.[***] Par ailleurs, il a continué d’être engagé à l’égard de ces organisations et de gérer l’IRA même pendant de longues périodes d’incarcération et en dépit de blessures et de menaces de mort. Il ne s’est pas dissocié volontairement de l’INLA et n’a pas répudié ses méthodes passées. Même si dans ses observations les plus récentes, il a avancé que [***] — un principe qui est contraire aux valeurs canadiennes fondamentales.

[54]      Je ne suis donc pas persuadé que la SI ou le ministre ont commis une erreur dans la manière dont ils ont évalué les éléments de preuve ou exercé leur pouvoir discrétionnaire. En fait, la SI n’avait aucunement le pouvoir de rendre une décision différente de celle qu’elle a rendue, et le ministre est arrivé à une décision qui se situait nettement dans les limites du pouvoir discrétionnaire restreint dont il disposait.

IV.       L’équité procédurale et le retard

[55]      M. Goodman soutient que le ministre a agi de manière inéquitable en omettant de donner suite aux présentes allégations d’interdiction de territoire dans le contexte d’instances antérieures en matière de demande d’asile et d’admissibilité, le privant ainsi de droits plus solides en matière de procédure et de recherche de faits. J’examinerai ces questions selon la norme de la décision correcte.

[56]      M. Goodman soutient que, depuis 1986, le ministre était au courant de son implication dans l’INLA; par la suite, il a pris part à plusieurs instances en matière d’immigration dans le cadre desquelles les questions de complicité auraient pu être examinées en détail et réglées. Or, il a fallu attendre jusqu’en 1998 pour que le ministre engage des procédures d’enquête. En 2000, le ministre a laissé tomber une allégation selon laquelle M. Goodman s’était livré à des actes terroristes et il a décidé plutôt de procéder sur le seul fondement de son appartenance admise à l’INLA. Un résumé utile de l’historique procédural relatif à M. Goodman figure aux paragraphes 4 à 6 de la décision de la SI.

[57]      Pour ce que cela peut valoir, je n’ai pas d’explications pour justifier le temps qu’il a fallu pour régler les procédures d’enquête relatives à M. Goodman. Je fais simplement remarquer que certaines d’entre elles ont eu lieu à la requête de M. Goodman et que d’autres étaient le fruit de contestations judiciaires.

[58]      Je ne suis pas convaincu que M. Goodman a été traité de manière inéquitable par le ministre ou que les retards subis lui ont causé préjudice. Après tout, M. Goodman n’a jamais nié qu’il est interdit de territoire au Canada. Dans le meilleur des cas, il ne pouvait obtenir une dispense de son expulsion qu’au moyen d’instances qu’il était obligé d’engager et qu’il a, en fait, poursuivies.

[59]      De plus, le fait que le ministre fasse de simples choix stratégiques lorsqu’il décide de prendre une certaine mesure prévue par la LIPR et lorsqu’il refuse de recourir à d’autres options prévues par la loi ou y renonce n’équivaut pas à un manquement à l’équité procédurale. Par exemple, il n’était ni surprenant ni inéquitable de la part du ministre de chercher à obtenir une conclusion d’interdiction de territoire en se fondant sur l’appartenance de M. Goodman [***] à l’INLA et de laisser tomber l’allégation, plus difficile à prouver, qu’il s’est livré au terrorisme. La LIPR offre au ministre de nombreuses options procédurales, qui comportent diverses exigences en matière de preuve. En l’absence d’une preuve de mauvaise foi ou de préjudice important, les choix que fait le ministre quant à la manière de procéder ne sont pas des sujets de préoccupation dans le cadre d’un contrôle judiciaire et ne servent pas de fondement à l’octroi d’une dispense dans les affaires de cette nature. Bien que le juge Richard Mosley ait effectivement fait remarquer dans la décision Hassanzadeh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 902, [2005] 4 R.C.F. 430, que le recours à l’option de la dispense ministérielle sous le régime de la LIPR suit habituellement la conclusion d’interdiction de territoire, il a également conclu que l’ordre dans lequel les décisions étaient rendues ne soulevait pas en soi de préoccupations sur le plan de l’équité procédurale.

V.         La décision relative à l’ERAR

[60]      Dans le dossier IMM-4246-16, il est mentionné que, le 4 février 2016, l’avocat de M. Goodman a écrit au décideur (l’agent) en lien avec la demande d’ERAR de son client. Il a signalé que la demande avait été déposée le 28 avril 2015 et mise à jour quelques semaines plus tard. M. Goodman demandait que l’on mette la demande d’ERAR en suspens en attendant l’issue de sa demande de dispense ministérielle, qui était en instance. On croyait qu’une décision était imminente dans ce dossier. L’avocat a demandé à l’agent de répondre à la demande de report et, si celle-ci était refusée, d’autoriser un [traduction] « délai supplémentaire de 30 jours à compter de la date de la réponse de CIC de manière à pouvoir fournir des observations et des documents mis à jour ». L’agent n’a jamais répondu à ces demandes et a rendu une décision défavorable plus de six mois plus tard. M. Goodman prétend que cet agent a manqué à son obligation d’équité en omettant de lui répondre et, en particulier, en ne lui permettant pas de mettre à jour ses arguments initiaux, transmis plus d’un an plus tôt.

[61]      Le ministre fait valoir pour sa part que M. Goodman se trouvait dans l’obligation de parfaire sa demande d’ERAR. Il était loisible à ce dernier de mettre à jour ses arguments en tout temps, mais il a plutôt misé sur l’obtention d’une réponse favorable de la part de l’agent.

[62]      J’admets que l’agent n’était pas tenu de mettre sa décision en suspens juste parce que M. Goodman lui demandait de le faire. On lui a toutefois dit que s’il avait l’intention d’aller de l’avant, M. Goodman voulait présenter des observations supplémentaires à l’appui de la dispense. Dans le contexte de la demande d’ERAR en instance, c’était là une demande raisonnable. Selon le délai pour conclure le processus d’ERAR, les éléments de preuve relatifs aux risques pouvaient fort bien changer, et M. Goodman avait intérêt à fournir les plus récents. Les éléments de preuve soumis à l’agent indiquaient bel et bien que les risques que couraient les informateurs de l’INLA avaient tendance à être imprévisibles et que des renseignements récents étaient donc d’une importance cruciale.

[63]      L’équité exigeait que l’agent avise M. Goodman qu’il avait l’intention de prendre une décision et qu’il lui donne ensuite la possibilité de présenter des arguments à jour au sujet des risques en cause. Le silence n’était pas une option dont disposait l’agent car, dans ces circonstances, cela dénotait un consentement tacite à la demande de M. Goodman.

[64]      Si, dans l’affaire Naeem c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1073, le demandeur s’est vu priver d’un traitement équitable en ne recevant pas une décision en réponse à une demande de report, M. Goodman avait certes droit à la même considération quand sa demande de report a été rattachée à l’intention déclarée de produire d’autres arguments avant qu’une décision finale soit rendue.

[65]      Il était donc inéquitable de la part de l’agent de rendre une décision sans avertir M. Goodman et sans lui accorder la possibilité qu’il demandait de mettre à jour ses arguments. M. Goodman a donné quelques exemples des éléments de preuve qu’il aurait produits s’il en avait eu l’occasion. Je conviens que ces éléments de preuve sont importants et qu’ils auraient fort bien pu changer l’issue de la demande d’ERAR. En fin de compte, la décision relative à l’ERAR est infirmée. La demande d’ERAR doit être tranchée sur le fond par un décideur différent, après que M. Goodman aura eu la possibilité de présenter des arguments supplémentaires. Il est inutile et inapproprié de faire des commentaires sur la manière dont l’agent a traité les éléments de preuve.

[66]      Je ne souscris pas à l’argument subsidiaire relatif à l’équité qu’a invoqué M. Goodman, à savoir que l’agent aurait dû attendre la décision ministérielle car, si celle-ci avait été favorable, l’évaluation des risques ne se serait pas limitée à des considérations liées à l’article 97. D’un point de vue hypothétique, cela aurait pu causer problème, mais en fin de compte la décision ministérielle était défavorable et n’a donné lieu à aucune injustice.

VI.       Conclusion

[67]      Les demandes présentées dans les dossiers IMM-1508-18 (la décision ministérielle), IMM-686-16 (la décision relative à la catégorie des époux) et IMM-1633-15 (la décision de la SI) sont rejetées.

[68]      La demande présentée dans le dossier IMM-4246-16 (la décision relative à l’ERAR) est accueillie, et l’affaire sera réexaminée sur le fond par un décideur différent, qui examinera notamment tout argument ou tout élément de preuve à jour que M. Goodman produira.

VII.      Les questions à certifier

[69]      M. Goodman souhaite faire certifier les questions suivantes, qui se posent dans les dossiers IMM-1508-18 et IMM-686-16  :

1.         Le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, qui empêche les personnes interdites de territoire en application des articles 34, 35 et 37 d’avoir accès au processus d’examen des facteurs d’ordre humanitaire, contrevient-il à l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44?

2.         L’arrêt de la Cour suprême Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, doit-il être revu en raison d’une évolution importante du droit, notamment l’entrée en vigueur de la Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers, L.C. 2013, ch. 16, qui empêche les personnes interdites de territoire en application des articles 34, 35 et 37 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, d’avoir accès au processus d’examen des facteurs d’ordre humanitaire?

[70]      Le ministre s’oppose à la certification de ces questions. Il affirme que le droit relatif à la première question est bien établi et que la deuxième question est trop vague.

[71]      Pour les besoins de la certification, je ne suis pas d’accord avec le ministre pour dire que le droit relatif à la première question est entièrement établi. Je certifierai donc cette question.

[72]      La deuxième question est inutile et n’est pas déterminante quant aux questions qui sont en litige dans la présente affaire et, de ce fait, elle ne sera pas certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1508-18

LA COUR STATUE  :

1.         Les demandes présentées dans les dossiers IMM-1508-18 (la décision ministérielle), IMM-686-16 (la décision relative à la catégorie des époux) et IMM-1633-15 (la décision de la SI) sont rejetées.

2.         La demande présentée dans le dossier IMM-4246-16 (la décision relative à l’ERAR) est accueillie. L’affaire sera réexaminée sur le fond par un décideur différent, qui examinera notamment tout argument ou tout élément de preuve à jour que le demandeur produira.

3.         La question suivante est certifiée dans les dossiers IMM-1508-18 et IMM-686-16  :

Le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, qui empêche les personnes interdites de territoire en application des articles 34, 35 et 37 d’avoir accès au processus d’examen des facteurs d’ordre humanitaire, contrevient-il à l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, S.C 1960, ch. 44?

4.         Le greffe versera une copie du présent jugement et motifs dans les dossiers de la Cour suivants  :

            IMM-1633-15  : Goodman c. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile

IMM-4246-16  : Goodman c. Le ministre de l’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté

IMM-686-16  : Goodman c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

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