A-50-18
2019 CAF 261
Massimo Thomas Moretto (appelant)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)
Répertorié : Moretto c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Cour d’appel fédérale, juges Stratas, Near et de Montigny, J.C.A.—Vancouver, 16 janvier 2018; Ottawa, 18 octobre 2019.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Renvoi de résidents permanents — Appel d’une décision de la Cour fédérale, laquelle a rejeté une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a conclu que le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi dont l’appelant faisait l’objet était révoqué par application de l’art. 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (Loi) du fait qu’il a été déclaré coupable de « grande criminalité » au sens de l’art. 36(1)a) de la Loi — L’appelant a un casier judiciaire bien rempli et a été condamné à l’emprisonnement — La Section de l’immigration a conclu que l’appelant était interdit de territoire et l’a assujetti à une mesure d’expulsion — La SAI a ordonné que la mesure de renvoi fasse l’objet d’un sursis de trois ans, sous certaines conditions — Les conditions du sursis comprenaient le fait que l’appelant ne commettrait pas d’infractions criminelles — L’appelant a subséquemment été déclaré coupable de vol qualifié — La SAI a conclu que l’art. 68(4) s’appliquait dans son cas — Le sursis à la mesure de renvoi a été révoqué, et l’appel devant la SAI a pris fin — L’appelant a demandé le contrôle judiciaire, soutenant que la décision révoquant le sursis contrevenait indûment aux droits que lui garantissent la Charte — La Cour fédérale a conclu que l’art. 7 de la Charte n’entrait pas en jeu au regard des faits de l’affaire et que, quoi qu’il en soit, les atteintes n’étaient pas contraires aux principes de justice fondamentale — De même, elle a conclu que l’art. 68(4) ne contrevenait pas indûment aux droits garantis par les art. 2d) et 12 de la Charte — Il s’agissait de savoir si l’art. 68(4) de la Loi portait indûment atteinte aux droits de l’appelant garantis par la Charte — La conclusion d’interdiction de territoire diffère de l’exécution du renvoi — La présente affaire concernait l’étape de la décision d’interdiction de territoire, et non les modalités du renvoi — L’art. 7 de la Charte n’entrait donc pas en jeu — L’expulsion d’un non-citoyen, en soi, ne fait pas jouer le droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte — Le régime contesté était conforme aux principes de justice fondamentale — La levée du sursis conditionnel visant une décision d’interdiction de territoire rendue par la SI et le classement de l’appel devant la SAI ne sont ni de portée excessive, ni totalement disproportionnés dans les circonstances de la présente affaire — C’est à la lumière de l’objet sous-jacent de l’art. 68(4), à savoir de permettre le renvoi rapide de criminels dangereux qui continuent à commettre des infractions graves, que les notions de portée excessive et de disproportion totale doivent être examinées — La situation de l’appelant a été étudiée à toutes les étapes — L’art. 68(4) n’est que l’un des processus constituant un régime d’interdiction de territoire et de renvoi complexe — Il existait d’autres processus pour éviter d’être renvoyé — Ces processus visent à prévenir toute disproportion totale et toute portée excessive — En ce qui concerne la question de savoir si l’art. 68(4) de la Loi contrevient à l’art. 2d) de la Charte, les rapports familiaux ont peu en commun avec la liberté d’association — Rien n’exige que l’on s’écarte de ce raisonnement — Appel rejeté.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — La Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a conclu que le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi dont l’appelant faisait l’objet était révoqué par application de l’art. 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (Loi) du fait qu’il a été déclaré coupable de « grande criminalité » au sens de l’art. 36(1)a) de la Loi — La Cour fédérale a conclu que l’art. 7 de la Charte n’entrait pas en jeu au regard des faits de l’affaire et que, quoi qu’il en soit, les atteintes découlant du processus de renvoi n’étaient pas contraires aux principes de justice fondamentale — Il s’agissait de savoir si l’art. 68(4) contrevenait à l’art. 7 de la Charte — L’application de l’art. 68(4) ne déclenche pas l’application de l’art. 7 de la Charte — La conclusion d’interdiction de territoire diffère de l’exécution du renvoi — La présente affaire concernait l’étape de la décision d’interdiction de territoire, et non les modalités du renvoi — Le régime contesté était conforme aux principes de justice fondamentale — L’appelant pouvait se prévaloir d’autres processus pour éviter d’être renvoyé — La Cour fédérale a eu raison de se fonder sur l’arrêt Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) pour conclure que l’expulsion d’un non-citoyen, en soi, ne fait pas jouer le droit à la liberté garanti par l’art. 7 — Ce précédent a tranché la question dans le présent appel.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Procédures criminelles et pénales — La Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a conclu que le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi dont l’appelant faisait l’objet était révoqué par application de l’art. 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (Loi) du fait qu’il a été déclaré coupable de « grande criminalité » au sens de l’art. 36(1)a) de la Loi — Il s’agissait de savoir si l’art. 68(4) de la Loi contrevenait à l’art. 12 de la Charte — La Cour fédérale a eu raison de conclure que l’art. 12 de la Charte n’entrait pas en jeu dans la présente affaire.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fondamentales — La Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a conclu que le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi dont l’appelant faisait l’objet était révoqué par application de l’art. 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (Loi) du fait qu’il a été déclaré coupable de « grande criminalité » au sens de l’art. 36(1)a) de la Loi — La Cour fédérale a conclu que l’art. 68(4) ne contrevenait pas indûment aux droits garantis par l’art. 2d) de la Charte — L’appelant a fait valoir que le régime contesté contrevenait à sa liberté d’association avec sa famille, garantie par l’art. 2d) de la Charte — Il s’agissait de savoir si l’art. 68(4) de la Loi contrevenait à l’art. 2d) de la Charte — Les rapports familiaux ont peu en commun avec l’objet sous-jacent de la liberté d’association — La jurisprudence récente n’exige pas que l’on s’écarte de ce raisonnement.
Compétence de la Cour fédérale — La Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a conclu que le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi dont l’appelant faisait l’objet était révoqué par application de l’art. 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (Loi) du fait qu’il a été déclaré coupable de « grande criminalité » au sens de l’art. 36(1)a) de la Loi — Il s’agissait de savoir si la question de la validité constitutionnelle de l’art. 68(4) avait été correctement soulevée devant la Cour fédérale et si la Cour en était dûment saisie dans la présente affaire — La SAI a décliné compétence sur la question constitutionnelle, mais la Cour fédérale a néanmoins décidé d’examiner cette question — S’il semble que la Cour fédérale, en décidant d’examiner la question constitutionnelle soulevée par l’appelant, ait contredit sa propre jurisprudence, la compétence de la Cour fédérale a été implicitement reconnue dans plusieurs décisions, dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire, pour prononcer un jugement déclaratoire selon lequel une disposition législative contrevient à la Charte même lorsque le décideur administratif ne s’est pas lui-même prononcé sur la question — Le régime législatif milite pour que l’on reconnaisse à la SAI la compétence pour examiner la constitutionnalité de l’art. 68(4).
Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour fédérale, laquelle a rejeté une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR). La SAI a conclu que le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi dont l’appelant faisait l’objet était révoqué par application du paragraphe 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (Loi) du fait qu’il a été déclaré coupable de « grande criminalité » au sens de l’alinéa 36(1)a) de la Loi pendant qu’il faisait l’objet du sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi.
L’appelant, un résident permanent, a un casier judiciaire bien rempli, dont les premiers éléments remontent à 1997. En 2008, il a été déclaré coupable de chefs d’accusation de vol et d’entrée par effraction et a été condamné à deux ans d’emprisonnement moins un jour. Un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada a établi un rapport, en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi, dans lequel il a conclu que l’appelant était interdit de territoire pour grande criminalité au sens de l’alinéa 36(1)a) de la Loi. En 2009, la Section de l’immigration (SI) de la CISR a conclu que l’appelant était interdit de territoire et l’a assujetti à une mesure d’expulsion. La SAI a rejeté l’appel interjeté par l’appelant à l’encontre de la décision rendue par la SI. La Cour fédérale a conclu que la SAI avait mal interprété les éléments de preuve, en particulier ceux concernant le facteur des difficultés et a renvoyé l’affaire pour nouvelle décision. En conséquence, la SAI a ordonné que la mesure de renvoi fasse l’objet d’un sursis de trois ans, sous certaines conditions. Les conditions du sursis comprenaient le fait que l’appelant ne commettrait pas d’infractions criminelles. Au terme de cette période de trois ans, l’appelant a déclaré qu’il avait été accusé de quatre infractions criminelles supplémentaires. En 2015, vu la nature moins grave des infractions récentes et d’autres facteurs, la SAI a accordé un autre sursis conditionnel d’un an. En 2016, l’appelant a été déclaré coupable de vol qualifié, une infraction constituant de la « grande criminalité » pour l’application de l’alinéa 36(1)a) de la Loi, et il a été condamné à une peine d’emprisonnement. La SAI a donc conclu que le paragraphe 68(4) de la Loi s’appliquait dans son cas. Le sursis à la mesure de renvoi a donc été révoqué, et l’appel devant la SAI a pris fin. L’appelant a demandé le contrôle judiciaire, soutenant que la décision révoquant le sursis contrevenait indûment aux droits que lui garantissent l’alinéa 2d) et les articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte). La Cour fédérale a conclu qu’il pouvait y avoir lieu de réexaminer les arrêts de la Cour suprême Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli et Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (Medovarski). Elle a néanmoins conclu que l’article 7 de la Charte n’entrait pas en jeu au regard des faits de l’affaire et que, quoi qu’il en soit, les atteintes découlant du processus de renvoi n’étaient pas contraires aux principes de justice fondamentale. De même, elle a conclu que le paragraphe 68(4) de la Loi ne contrevenait pas indûment aux droits garantis par l’alinéa 2d) et l’article 12 de la Charte.
L’appelant a fait valoir notamment que la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle l’article 7 ne peut pas s’appliquer à cette étape était erronée, puisqu’elle avait pour effet de soustraire à tout examen la procédure menant à l’expulsion. L’appelant a affirmé en outre que, parce que le paragraphe 68(4) de la Loi a rendu sa mesure d’expulsion exécutoire, il faisait jouer ses droits à la liberté et à la sécurité garantis par l’article 7 de la Charte. L’appelant a allégué que le régime contesté portait atteinte aux droits garantis par l’alinéa 2d) de la Charte, puisque son expulsion aurait pour effet de rompre ses liens avec sa famille. Il a soutenu également que l’unité familiale est « l’institution sociale fondamentale » et qu’elle devrait donc bénéficier de la protection de la Charte.
Il s’agissait principalement de savoir si le paragraphe 68(4) de la Loi portait indûment atteinte aux droits de l’appelant garantis par la Charte.
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
La Cour a conclu, à titre préliminaire, que la question de la validité constitutionnelle du paragraphe 68(4) de la Loi avait été correctement soulevée devant la Cour fédérale et que maintenant la Cour en était dûment saisie. La SAI a décliné compétence sur la question constitutionnelle, mais la Cour fédérale a néanmoins décidé d’examiner elle-même cette question. L’appelant a demandé à la Cour d’annuler les décisions de la SAI et de déclarer le paragraphe 68(4) de la Loi constitutionnellement invalide. Il semble que la Cour fédérale, en décidant d’examiner la question constitutionnelle soulevée par l’appelant, ait contredit sa propre jurisprudence. Néanmoins, la compétence de la Cour fédérale a été implicitement reconnue dans plusieurs décisions, dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire, pour prononcer un jugement déclaratoire selon lequel une disposition législative contrevient à la Charte même lorsque le décideur administratif ne s’est pas lui-même prononcé sur la question. Le régime législatif dans son ensemble milite pour que l’on reconnaisse à la SAI la compétence pour examiner la constitutionnalité du paragraphe 68(4) de la Loi. Exiger de la SAI qu’elle applique une disposition sans lui conférer le pouvoir d’en juger de la constitutionnalité va à l’encontre du principe selon lequel il ne faut pas appliquer les lois invalides et selon lequel il faut pouvoir faire valoir ses droits devant le tribunal le plus accessible.
L’application du paragraphe 68(4) de la Loi ne peut, en elle-même, déclencher l’application des articles 7 ou 12 de la Charte (voir Revell c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 262, [2020] 2 R.C.S. 355, aux paragraphes 35 à 57 (affaire connexe entendue par le même tribunal que celui qui a entendu la présente affaire)). Il existe une importante jurisprudence qui établit que la conclusion d’interdiction de territoire diffère de l’exécution du renvoi et que, comme il reste d’autres étapes dans le processus, l’article 7 de la Charte n’entre pas en jeu. La présente affaire concernait l’étape de la décision d’interdiction de territoire, et non les modalités du renvoi. L’appelant pouvait encore demander un permis de séjour temporaire exceptionnel, le report de son renvoi à une étape ultérieure du processus d’expulsion, ou la levée de l’interdiction de territoire à son endroit pour des motifs d’ordre humanitaire.
La Cour fédérale a eu raison de se fonder sur l’arrêt Medovarski pour conclure que l’expulsion d’un non-citoyen, en soi, ne fait pas jouer le droit à la liberté garanti par l’article 7 de la Charte. Ce précédent a tranché la question dans le présent appel. Bien qu’il y ait une preuve que le renvoi de l’appelant aurait des conséquences importantes sur sa santé mentale, étant donné l’arrêt Medovarski, les conséquences de son renvoi n’étaient pas plus importantes que les conséquences « habituelles » liées aux procédures de renvoi.
Le principe du stare decisis empêchait le réexamen des conclusions tirées par la Cour suprême dans l’arrêt Chiarelli. Le fait que l’appelant invoque une autre disposition de la Charte, à savoir l’alinéa 2d), n’a pas joué en faveur du réexamen des arrêts Chiarelli et Medovarski. La Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a tiré une conclusion différente. Le fait qu’une nouvelle disposition de la Charte soit invoquée pour contester la validité d’un régime législatif n’a aucune incidence sur la question de savoir si la jurisprudence concernant d’autres dispositions de la Charte devrait faire l’objet d’un réexamen. La Cour fédérale n’a toutefois pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que le régime législatif contesté était conforme aux principes de justice fondamentale. La levée du sursis conditionnel visant une décision d’interdiction de territoire rendue par la SI et le classement de l’appel devant la SAI lorsqu’un non-citoyen a été déclaré coupable d’un autre crime grave ne sont ni de portée excessive, ni totalement disproportionnés. L’objet sous-jacent du paragraphe 68(4) est de permettre le renvoi rapide de criminels dangereux qui continuent à commettre des infractions graves après s’être vu accorder une seconde chance. C’est à la lumière de cet objet que les notions de portée excessive et de disproportion totale doivent être examinées. Même si l’on suppose que l’article 36 de la Loi pourrait viser une conduite qui n’a aucun rapport avec son objet, les nombreux mécanismes prévus par la Loi pour l’évaluation de l’admissibilité protègent cette disposition contre toute accusation de portée excessive en restreignant efficacement sa portée. En l’espèce, la situation de l’appelant a été soigneusement étudiée au stade du rapport et du suivi. L’appelant a pu bénéficier de « la gamme complète des processus individualisés » sous le régime plus étendu d’interdiction de territoire de la Loi avant l’application automatique du paragraphe 68(4). Ce serait une erreur de ne prêter attention qu’à cette dernière disposition, puisqu’il ne s’agit que de l’un des processus constituant un régime d’interdiction de territoire et de renvoi complexe comportant plusieurs niveaux. Même à ce stade avancé, l’appelant pouvait encore se prévaloir de quelques autres processus pour éviter d’être renvoyé. Ces processus sont des « soupapes » qui visent à prévenir toute disproportion totale et toute portée excessive. Il n’y avait rien d’intransigeant ni de disproportionné dans le fait de donner effet à l’obligation de l’appelant de se conformer à la loi pendant qu’il était au Canada en révoquant le sursis à la mesure de renvoi et en le rendant interdit de territoire au Canada. Les répercussions du paragraphe 68(4), du moins dans les circonstances en l’espèce, n’étaient pas totalement disproportionnées par rapport à son objectif.
La Cour fédérale a eu raison de conclure que l’article 12 de la Charte ne jouait pas en l’espèce (voir Revell, aux paragraphes 123 à 137).
En ce qui concerne la question de savoir si le paragraphe 68(4) de la Loi enfreint l’alinéa 2d) de la Charte, la jurisprudence de la Cour suprême a évolué vers une interprétation plus généreuse de l’alinéa 2d). À présent, personne ne conteste que la liberté d’association protège non seulement le droit de s’unir à d’autres et de constituer des associations et le droit de s’unir à d’autres pour exercer d’autres droits constitutionnels, mais également le droit de s’unir à d’autres pour faire face, à armes plus égales, à la puissance et à la force d’autres groupes ou entités. L’élargissement de la portée de l’alinéa 2d) a eu une incidence importante sur le droit à la négociation collective, mais rien n’indique que l’aspect « volontaire » de ce droit ait été écarté ou que l’explication de la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.) sur la question de savoir pourquoi les institutions, comme la famille, ne trouvent pas facilement protection sous l’égide de l’alinéa 2d), ait perdu sa pertinence. Il semblerait, au contraire, que les rapports familiaux aient peu (ou rien) en commun avec l’objet sous-jacent de la liberté d’association. La jurisprudence récente sur l’alinéa 2d) n’exige pas que l’on s’écarte de ce raisonnement. Les instruments portant sur les droits de la personne auxquels le Canada est partie peuvent servir d’outils d’interprétation en vue d’aider les tribunaux à délimiter l’étendue et la portée des droits que garantit la Charte. Cependant, pour que des normes internationales soient pertinentes de cette manière, l’obligation internationale invoquée et le droit garanti par la Charte en cause doivent être au moins conceptuellement similaires. L’idée selon laquelle le droit à la liberté d’association garanti par l’alinéa 2d) de la Charte devrait être interprété en fonction de protections internationales qui n’ont aucun lien avec ce droit est dénuée de fondement.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2d), 7, 12.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 17, 18, 18.1.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(3)d), 25, 36, 44, 45a),c),d), 48, 67, 68, 97(1)a),b), 112, 113, 162(1).
Règles de la Section de l’immigration, DORS/2002-229, règle 47.
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47, art. 17, 22, 23.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS SUIVIES :
Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711, 1992 CanLII 87; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539.
DÉCISION NON SUIVIE :
Ferri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1580, [2006] 3 R.C.F. 53.
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Revell c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 262, [2020] 2 R.C.F. 355; Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 R.C.F. 344; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, 1987 CanLII 88.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 R.C.F. 229; R. v. Moretto, 2009 BCCA 139, [2009] B.C.W.L.D. 3281; Moretto c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 132, [2011] A.C.F. no 187 (QL); Moretto c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CanLII 85511 (C.I.S.R.); Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, 1999 CanLII 653; Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3; Catholic Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto v. S. (1989), 69 O.R. (2d) 189, 60 D.L.R. (4th) 397 (C.A.); Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S. 176.
DÉCISIONS CITÉES :
Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289; Harkat (Re), 2012 CAF 122, [2012] 3 R.C.F. 635; Tapambwa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34, [2020] 1 R.C.F. 699, [2019] A.C.F. no 186 (QL); Begum c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 181, [2019] 2 R.C.F. 488, [2018] A.C.F. no 1007 (QL); Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, 1990 CanLII 63; Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des Relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5, 1991 CanLII 57; Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, 1991 CanLII 12; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, 1996 CanLII 152; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504; Benavides Livora c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 104, [2006] A.C.F. no 175 (QL); Ramnanan c. Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 404, [2008] A.C.F. no 453 (QL); Canada (Citizenship and Immigration) c. Bui, 2012 CF 457, [2013] 4 R.C.F. 520; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Rasaratnam, 2016 CF 670, [2017] 1 R.C.F. 115; Singh c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 455, [2018] A.C.F. no 483 (QL); Young c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CanLII 102941 (C.I.S.R.); Adil c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CanLII 73708 (C.I.S.R.); Smith c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CanLII 52281 (C.I.S.R.); X (Re), 2014 CanLII 66637 (C.I.S.R.); Atawnah c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144, [2017] 1 R.C.F. 153; Jodhan c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 161, [2014] 1 R.C.F. 185; Bilodeau-Massé c. Canada (Procureur général), 2017 CF 604, [2018] 1 R.C.F. 386; Stables c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1319, [2013] 3 R.C.F. 240; B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 R.C.S. 704; Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 R.C.S. 431; Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487; J.P. c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CAF 262, [2014] 4 R.C.F. 371; Torre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 48, [2016] A.C.F. no 162 (QL), autorisation à la C.S.C. refusée [2016] 1 R.C.S. viii; AFPC c. Canada, [1987] 1 R.C.S. 424, 1987 CanLII 89; SDGMR c. Saskatchewan, [1987] 1 R.C.S. 460, 1987 CanLII 90; Droit de la famille - 1741, [1993] R.J.Q. 647, [1993] R.D.F. 378 (C.A.), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [1993] 2 R.C.S. vi]; L.C. v. Alberta, 2010 ABCA 14, 316 D.L.R. (4th) 760.
DOCTRINE CITÉE
Sarah Joseph, Jenny Schultz et Melissa Castan, The International Covenant on Civil and Political Rights : Cases, Materials and Commentary, 2e éd. Oxford : Oxford University Press, 2004.
APPEL d’une décision de la Cour fédérale (2018 CF 71), qui a rejeté une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ([2016] D.S.I. no 2159 (QL)), qui a conclu que le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi dont l’appelant faisait l’objet était révoqué par application du paragraphe 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (Loi) du fait qu’il a été déclaré coupable de « grande criminalité » au sens de l’alinéa 36(1)a) de la Loi. Appel rejeté.
ONT COMPARU :
Laura Best, Lobat Sadrehashemi et Audrey Macklin pour l’appelant.
Banafsheh Sokhansanj, Marjan Double et Helen Park pour l’intimé.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Embarkation Law Corporation, Vancouver, pour l’appelant.
La sous-procureure générale du Canada, pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge de Montigny, J.C.A. : L’appelant, M. Moretto, interjette appel d’une décision de la Cour fédérale (rendue par la juge McDonald) datée du 24 janvier 2018 (Moretto c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 71, [2018] A.C.F. no 66 (QL)) (les motifs de la C.F.), laquelle rejetait sa demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié datée du 21 décembre 2016 [Moretto c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), [2016] D.S.A.I. no 2159 (QL)]. La Section d’appel de l’immigration a conclu que le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi du Canada dont il faisait l’objet était révoqué par application du paragraphe 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) du fait qu’il a été déclaré coupable de « grande criminalité » au sens de l’alinéa 36(1)a) de la Loi pendant qu’il faisait l’objet du sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi.
[2] La Cour fédérale a certifié les trois questions graves de portée générale suivantes :
i. L’article 7 s’applique-t-il à l’étape où le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi d’un résident permanent est automatiquement révoqué conformément au paragraphe 68(4) et, le cas échéant, l’article 7 s’applique-t-il [lorsque] l’atteinte à la liberté et à la sécurité d’une personne qui détient la résidence permanente provient de son déracinement [du] Canada, et non de la persécution et [de] la torture possibles dans le pays de sa nationalité?
ii. Le principe du stare decisis empêche-t-il la Cour de réexaminer les conclusions de la Cour suprême du Canada dans Chiarelli, qui établit que l’expulsion d’un résident permanent qui a été déclaré coupable d’une infraction criminelle grave, malgré le fait que la situation du résident permanent et l’infraction qu’il a commise peuvent varier, est conforme aux principes de justice fondamentale? Autrement dit, [est-il satisfait en l’espèce au critère servant à établir si la dérogation aux précédents faisant autorité est justifiée]?
iii. La décision [sur] l’article 12 est-elle prématurée au stade où le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi d’un résident permanent est automatiquement révoqué conformément au paragraphe 68(4)?
[3] Essentiellement pour les mêmes motifs que ceux que j’ai exposés pour une affaire connexe entendue par la même formation, le même jour, pour laquelle un jugement est également rendu aujourd’hui (Revell c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 262, [2020] 2 R.C.F. 355 (Revell)), je suis d’avis que l’application du paragraphe 68(4) de la Loi ne peut pas, en soi, faire jouer les articles 7 ou 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte). Je suis aussi d’avis que l’application du paragraphe 68(4) de la Loi ne contrevient pas à l’alinéa 2d) de la Charte.
I. Contexte
[4] L’alinéa 36(1)a) de la Loi dispose qu’un résident permanent peut être interdit de territoire au Canada pour grande criminalité s’il a été déclaré coupable d’une infraction grave :
Grande criminalité
36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :
a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé.
[5] L’interdiction de territoire pour ce motif peut entraîner la perte du statut de résident permanent et le renvoi du Canada. La Loi prévoit un régime étendu pour l’examen d’allégations d’interdiction de territoire et l’exécution des décisions qui s’ensuivent.
[6] Le paragraphe 44(1) de la Loi dispose que, si un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) estime qu’un résident permanent est interdit de territoire, il peut établir un rapport circonstancié qu’il transmet au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre). Si le ministre estime le rapport bien fondé, il peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour enquête (paragraphe 44(2) de la Loi). Cependant, même si le ministre est convaincu que le rapport de l’ASFC établi par l’agent est bien fondé, il conserve un certain pouvoir discrétionnaire lui permettant de ne pas déférer l’affaire à la Section de l’immigration (voir, notamment, l’arrêt Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289, au paragraphe 6).
[7] Si le ministre défère l’affaire à la Section de l’immigration, celle-ci tient une enquête au terme de laquelle elle doit reconnaître le droit d’entrer de la personne au Canada (alinéa 45a) de la Loi), autoriser la personne à entrer au Canada pour contrôle complémentaire (alinéa 45c) de la Loi) ou prendre une mesure de renvoi à son égard (alinéa 45d) de la Loi). Bien que les décisions d’interdiction de territoire rendues par la Section de l’immigration soient normalement susceptibles d’appel devant la Section d’appel de l’immigration, il existe des circonstances où elles ne le sont pas :
Restriction du droit d’appel
64 (1) L’appel ne peut être interjeté par le résident permanent ou l’étranger qui est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée, ni par dans le cas de l’étranger, son répondant.
Grande criminalité
(2) L’interdiction de territoire pour grande criminalité vise, d’une part, l’infraction punie au Canada par un emprisonnement d’au moins six mois et, d’autre part, les faits visés aux alinéas 36(1)b) et c).
[8] Avant l’exécution d’une mesure de renvoi, l’étranger peut demander un examen des risques avant renvoi (ERAR) (articles 112 et 113 de la Loi). Ce processus sert à déterminer si le renvoi de la personne vers le pays dont elle a la nationalité l’exposerait au risque d’être soumise à la torture (alinéa 97(1)a) de la Loi), à une menace à sa vie ou, dans certaines circonstances, au risque de traitements cruels et inusités (alinéa 97(1)b) de la Loi).
[9] Bien que l’article 48 de la Loi ordonne que les mesures de renvoi soient exécutées dès que possible, la personne visée peut demander le report de son renvoi. Le pouvoir discrétionnaire que conserve l’ASFC de surseoir à l’exécution de la mesure est limité (Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 R.C.F. 229 (Lewis), au paragraphe 54).
[10] Le paragraphe 68(4) de la Loi est particulièrement pertinent en l’espèce. Cette disposition porte sur les conséquences, pour un résident permanent interdit de territoire pour grande criminalité ou criminalité, d’être déclaré coupable d’une autre infraction visée au paragraphe 36(1). Ce paragraphe est libellé ainsi :
68 […]
Classement et annulation
(4) Le sursis de la mesure de renvoi pour interdiction de territoire pour grande criminalité ou criminalité est révoqué de plein droit si le résident permanent ou l’étranger est reconnu coupable d’une autre infraction mentionnée au paragraphe 36(1), l’appel étant dès lors classé.
[11] Les faits en l’espèce sont résumés par la Cour fédérale aux paragraphes 5 à 10 de sa décision. Il convient toutefois d’en rappeler les plus importants.
[12] L’appelant est né en Italie en 1969. Il a immigré au Canada avec ses parents lorsqu’il était âgé d’environ neuf mois et il est devenu un résident permanent de ce pays. Il affirme n’être retourné en Italie qu’une fois, pendant des vacances d’été lorsqu’il avait huit ans, et ne pas avoir de famille ni d’amis dans ce pays. Il a une fille adolescente qui habite au Canada. Malgré cinquante années passées au pays, l’appelant n’a jamais demandé la citoyenneté canadienne.
[13] L’appelant a un casier judiciaire bien rempli, dont les premiers éléments remontent à 1997. Il est constitué principalement de déclarations de culpabilité pour vol, entrée par effraction et omission de se conformer à des ordonnances de probation.
[14] Le 28 mai 2008, l’appelant a été déclaré coupable de plusieurs chefs d’accusation de vol et d’entrée par effraction pour des actes commis dans des résidences pour personnes âgées en octobre et en novembre 2007, alors qu’il était assujetti à une ordonnance de probation lui interdisant de se rendre dans tout établissement pour personnes âgées ou de soins de longue durée. En conséquence, il a été condamné à deux ans d’emprisonnement. L’appelant a contesté sa peine devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique. Il a soutenu que son statut de résident permanent n’avait pas été porté à l’attention du juge du procès et qu’une peine de deux ans entraînerait, en application de la Loi, la perte de son droit d’interjeter appel d’une mesure d’expulsion. L’appel a été accueilli et sa peine a été réduite à deux ans moins un jour (R. v. Moretto, 2009 BCCA 139, [2009] B.C.W.L.D. 3281).
[15] Le 28 août 2008, un agent de l’ASFC a établi un rapport, en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi, dans lequel il a conclu, sur le fondement des déclarations de culpabilité de mai 2008, que l’appelant était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité au sens de l’alinéa 36(1)a) de la Loi.
[16] Le 27 novembre 2008, le délégué du ministre a déféré le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) à la Section de l’immigration pour enquête. Le 27 avril 2009, la Section de l’immigration a conclu que l’appelant était interdit de territoire pour grande criminalité et l’a assujetti à une mesure d’expulsion.
[17] Le 31 mai 2010, la Section d’appel de l’immigration a rejeté l’appel interjeté par M. Moretto à l’encontre de la décision d’interdiction de territoire rendue par la Section de l’immigration. Bien que l’appelant ait admis être interdit de territoire pour grande criminalité, il a demandé un sursis pour des motifs d’ordre humanitaire. Devant la Section d’appel de l’immigration, il a attribué son comportement criminel à des problèmes de santé mentale et de dépendance.
[18] Le 4 février 2011, la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire de l’appelant visant cette décision et a renvoyé l’affaire pour nouvelle décision (Moretto c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 132, [2011] A.C.F. no 187 (QL)). La Cour fédérale a conclu que la Section d’appel de l’immigration, lors de son examen visant à décider si l’appelant devait faire l’objet d’une mesure de renvoi, avait mal interprété les éléments de preuve, en particulier ceux concernant le facteur des difficultés. Il a été établi que la Section d’appel de l’immigration n’avait pas tenu compte du fait que l'appelant risquait le renvoi en Italie, pays qu’il ne connaît pas, et que la séparation d’avec sa famille pourrait nuire à sa capacité de gérer ses problèmes de santé mentale et de dépendance.
[19] Le 31 mars 2011, conformément à une recommandation conjointe des parties, la Section d’appel de l’immigration a ordonné que la mesure de renvoi prise par la Section de l’immigration fasse l’objet d’un sursis de trois ans, sous certaines conditions. Les conditions du sursis comprenaient les suivantes : l’appelant ne commettrait pas d’infractions criminelles, il signalerait immédiatement, par écrit, de telles infractions criminelles à l’ASFC et il ferait des efforts raisonnables pour éviter que sa maladie mentale et sa dépendance à la drogue mettent autrui en danger.
[20] Le 22 janvier 2014, la Section d’appel de l’immigration a fait parvenir à l’appelant un avis de nouvel examen du sursis, dans lequel elle lui demandait une déclaration écrite attestant qu’il respectait les conditions du sursis. Avec l’aide d’un avocat, l’appelant a déclaré qu’il avait depuis été accusé de quatre infractions criminelles supplémentaires, dont trois chefs d’accusation de vol de moins de 5 000 $, d’entrée par effraction et de manquement à une ordonnance de probation.
[21] Le 6 mai 2015, la Section d’appel de l’immigration a tenu une audience pour le nouvel examen du sursis à la mesure de renvoi [Moretto c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CanLII 85511]. Encore une fois, sur le fondement de la recommandation présentée conjointement par les parties, la Section d’appel de l’immigration a accordé un autre sursis conditionnel d’un an. Vu la nature moins grave des infractions récentes, les efforts déployés par l’appelant en vue d’une réadaptation et la situation personnelle de l’appelant, la Section d’appel de l’immigration a conclu que les motifs d’ordre humanitaire étaient suffisants pour justifier le sursis. Les conditions imposées à l’appelant étaient comparables à celles du premier sursis. La Section d’appel de l’immigration l’a avisé que le sursis serait révoqué s’il était déclaré coupable d’une autre infraction grave.
[22] Le 22 février 2016, la Section d’appel de l’immigration a avisé les parties qu’elle examinerait de nouveau l’appel de l’appelant le 9 mai 2016 et elle a demandé des observations écrites concernant le respect par l’appelant des conditions du deuxième sursis. En réponse, l’appelant a rempli un formulaire, daté du 5 mars 2016, dans lequel il déclarait avoir respecté ces conditions. Le 2 juin 2016, M. Moretto a été déclaré coupable de vol qualifié, une infraction constituant de la « grande criminalité » pour l’application de l’alinéa 36(1)a) de la Loi.
II. Les décisions des instances inférieures
[23] Le 21 décembre 2016, la Section d’appel de l’immigration a conclu, puisque l’appelant avait été une nouvelle fois déclaré coupable d’une infraction criminelle grave visée par le paragraphe 36(1) de la Loi et qu’il avait été condamné à une peine d’emprisonnement de 15 mois, que le paragraphe 68(4) de la Loi s’appliquait dans son cas. Le sursis à la mesure de renvoi a donc été révoqué, et l’appel devant la Section d’appel de l’immigration a pris fin par effet de la loi. Dans ses motifs, la Section d’appel de l’immigration a conclu qu’elle n’avait pas compétence pour examiner la constitutionnalité du paragraphe 68(4). L’appelant a demandé le contrôle judiciaire de la décision révoquant le sursis en soutenant que le paragraphe 68(4) de la Loi contrevient indûment aux droits que lui garantissent l’alinéa 2d) et les articles 7 et 12 de la Charte.
[24] Le 24 janvier 2018, la Cour fédérale a rendu sa décision. Contrairement à ce qui a été conclu dans la décision connexe Revell, la juge a conclu qu’il pouvait y avoir lieu de réexaminer les arrêts de la Cour suprême Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711, 1992 CanLII 87 (Chiarelli), et Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539 (Medovarski). Elle a néanmoins conclu que l’article 7 n’entrait pas en jeu au regard des faits de l’affaire et que, quoi qu’il en soit, les atteintes découlant du processus de renvoi n’étaient pas contraires aux principes de justice fondamentale (au paragraphe 50). De même, elle a conclu que le paragraphe 68(4) de la Loi ne contrevenait pas indûment aux droits garantis par l’alinéa 2d) et l’article 12 de la Charte.
III. Les questions en litige
[25] Le présent appel soulève plusieurs questions qui peuvent être formulées ainsi :
A. L’article 7 s’applique-t-il lorsque le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi d’un résident permanent est automatiquement révoqué en application du paragraphe 68(4) de la Loi?
B. Le cas échéant, l’article 7 s’applique-t-il lorsque l’atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de la personne qui détient la résidence permanente découle de son déracinement, sans qu’il y ait persécution ou torture possibles dans le pays dont elle a la nationalité?
C. Le principe du stare decisis empêche-t-il notre Cour de réexaminer les conclusions de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chiarelli? Autrement dit, en l’espèce, est-il satisfait au critère servant à établir si la dérogation aux précédents faisant autorité est justifiée?
D. Dans l’affirmative, le régime législatif contesté est-il conforme aux principes de justice fondamentale?
E. Le régime législatif contesté porte-t-il atteinte aux droits de l’appelant garantis par l’article 12 de la Charte?
F. Le paragraphe 68(4) de la Loi enfreint-il l’alinéa 2d) de la Charte?
G. Ces atteintes seraient-elles justifiées au titre de l’article premier de la Charte?
[26] Je reconnais que certaines de ces questions n’ont pas été certifiées par la Cour fédérale. Néanmoins, elles ont toutes fait l’objet d’observations par les parties et elles découlent légitimement de la décision de la Cour fédérale. Comme notre Cour l’a conclu dans l’arrêt Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 R.C.F. 344, au paragraphe 50 : « [d]ès qu’un appel est présenté à la Cour par le biais d’une question certifiée, la Cour doit traiter de la question certifiée et de toutes les autres questions en litige qui pourraient avoir une incidence sur la validité du jugement dont il est fait appel » (voir aussi l’arrêt Harkat (Re), 2012 CAF 122, [2012] 3 R.C.F. 635). Étant donné que l’intimé ne conteste pas que les questions certifiées satisfont au critère servant à déterminer leur validité, je me pencherai donc sur toutes les questions énoncées ci-dessus.
IV. La norme de contrôle
[27] Dans les appels de décisions de la Cour fédérale où celle-ci effectue le contrôle judiciaire de décisions d’un décideur administratif, le cadre applicable est celui établi dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47. Selon ce cadre, notre Cour doit « se met[tre] à la place » de la Cour fédérale pour déterminer si cette dernière a établi la bonne norme de contrôle et si elle l’a appliquée comme il se doit.
[28] La juge a eu raison de conclure, au paragraphe 14 des motifs de la C.F., que la norme de contrôle applicable aux questions constitutionnelles est celle de la décision correcte (Tapambwa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34, [2020] 1 R.C.F. 699, [2019] A.C.F. no 186 (QL) (Tapambwa), au paragraphe 30; Begum c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 181, [2019] 2 R.C.F. 488, [2018] A.C.F. no 1007 (QL), au paragraphe 36; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 58).
[29] Avant de procéder à l’analyse sur le fond, il faut examiner une question préliminaire.
V. Question préliminaire
[30] La particularité de l’espèce est que la décision administrative faisant l’objet du contrôle judiciaire — la décision de la Section d’appel de l’immigration de révoquer le sursis et de rejeter l’appel — ne porte pas directement sur la principale question dont est saisie notre Cour : le paragraphe 68(4) de la Loi porte-t-il indûment atteinte aux droits de l’appelant garantis par la Charte? Il en est ainsi parce que la Section d’appel de l’immigration a conclu qu’« [i]l est bien établi que la [Section d’appel de l’immigration] n’a pas compétence pour statuer sur la constitutionnalité du paragraphe 68(4) de la Loi » (paragraphe 6 des motifs de la Section d’appel de l’immigration). En effet, l’appelant le reconnaît lui-même dans les observations qu’il a présentées à la Section d’appel de l’immigration.
[31] L’expression « bien établi » qu’emploie la Section d’appel de l’immigration semble fondée sur la décision de la juge Mactavish (aujourd’hui juge à la Cour d’appel fédérale) Ferri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1580, [2006] 3 R.C.F. 53 (Ferri). Après avoir examiné attentivement la jurisprudence de la Cour suprême sur la compétence des tribunaux spécialisés pour entendre et trancher des questions constitutionnelles, elle a conclu (au paragraphe 39) que la Section d’appel de l’immigration n’avait pas compétence pour examiner la constitutionnalité du paragraphe 68(4) de la Loi (Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, 1990 CanLII 63; Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des Relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5, 1991 CanLII 57 (Cuddy Chicks); Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, 1991 CanLII 12; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, 1996 CanLII 152; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504).
[32] Selon la juge Mactavish, le libellé du paragraphe 68(4) limite la compétence de la Section d’appel de l’immigration à trancher la question de savoir s’il a été satisfait aux exigences factuelles de la disposition. En d’autres termes, la Section d’appel de l’immigration perd compétence à l’égard d’une personne s’il est répondu par l’affirmative aux quatre questions suivantes :
1) La personne est‑elle une étrangère ou une résidente permanente?
2) La personne a‑t‑elle déjà été interdite de territoire pour grande criminalité ou criminalité?
3) La Section d’appel de l’immigration a‑t‑elle déjà sursis à une mesure de renvoi en rapport avec cette personne?
4) La personne a‑t‑elle été déclarée coupable d’une autre infraction visée au paragraphe 36(1)?
Bien qu’elle ait fait observer que la compétence d’un tribunal de trancher des questions de droit concernant une disposition est présumée inclure celle de se prononcer sur la validité constitutionnelle de la disposition, elle a conclu que cette présomption avait été réfutée dans ce cas. Le libellé du paragraphe 68(4), selon la juge Mactavish, « reflète clairement l’intention du législateur de limiter la compétence de la Section d’appel de l’immigration » (au paragraphe 42).
[33] Je souligne que, depuis, la Cour fédérale s’est fondée sur ce précédent dans plusieurs décisions. Voir par exemple les décisions Benavides Livora c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 104, [2006] A.C.F. no 175 (QL), au paragraphe 10; Ramnanan c. Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 404, [2008] A.C.F. no 453 (QL) (Ramnanan), aux paragraphes 29 à 36; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Bui, 2012 CF 457, [2013] 4 R.C.F. 520, au paragraphe 31; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Rasaratnam, 2016 CF 670, [2017] 1 R.C.F. 115, au paragraphe 15; Singh c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 455, [2018] A.C.F. no 483 (QL), aux paragraphes 41 à 43 et 54 à 61).
[34] Cette décision semble aussi avoir été systématiquement suivie par la Section d’appel de l’immigration elle-même. Voir par exemple les décisions Young c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CanLII 102941 (C.I.S.R.), au paragraphe 2; Adil c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CanLII 73708 (C.I.S.R.), au paragraphe 2; Smith c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CanLII 52281 (C.I.S.R.), aux paragraphes 16 à 19; X (Re), 2014 CanLII 66637 (C.I.S.R.), au paragraphe 21.
[35] En supposant que cette série de décisions représente correctement l’état du droit sur la compétence de la Section d’appel de l’immigration, notre Cour doit maintenant décider si la question de la constitutionnalité du paragraphe 68(4) de la Loi a été correctement soulevée devant la Cour fédérale et si notre Cour en est dûment saisie. La Cour fédérale a reconnu que la Section d’appel de l’immigration avait décliné compétence sur la question constitutionnelle, mais elle a néanmoins décidé d’examiner elle-même cette question. A-t-elle eu raison de le faire?
[36] L’intimé n’a pas contesté le droit de l’appelant de soulever la question constitutionnelle soit devant la Cour fédérale, soit devant notre Cour. Il n’a pas non plus contesté que les questions certifiées satisfont au critère servant à déterminer leur validité. Malgré la décision Ferri, je suis d’avis que la question de la validité constitutionnelle du paragraphe 68(4) de la Loi a été correctement soulevée devant la Cour fédérale et que maintenant notre Cour en est dûment saisie.
[37] Dans la décision Ferri, au paragraphe 48, la Cour fédérale a affirmé clairement que le demandeur ne se retrouvait pas sans recours pour contester la constitutionnalité du paragraphe 68(4) de la Loi : « Il lui est tout à fait loisible d’engager une procédure devant la Cour afin d’obtenir un jugement déclaratoire portant que la disposition législative en cause est inconstitutionnelle. Il est également loisible [à l'appelant] de présenter devant la Cour la preuve qui, selon lui, étayera sa contestation. » En l’espèce, la procédure n’a pas été engagée par voie d’action en vertu de l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, comme cela avait été envisagé dans la décision Ferri. L’appelant a plutôt intenté son recours au titre des articles 18 et 18.1. Plus précisément, il a demandé le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section d’appel de l’immigration, par lequel il demandait à la Cour de l’annuler et de déclarer le paragraphe 68(4) de la Loi constitutionnellement invalide.
[38] À première vue, il semble que la Cour fédérale, en décidant d’examiner la question constitutionnelle soulevée par l'appellant, contredise sa propre jurisprudence. J’hésite néanmoins à conclure que la Cour fédérale n’avait pas le droit d’examiner la question dans le cadre du contrôle judiciaire, même si la Section d’appel de l’immigration avait décliné compétence. La Cour fédérale et notre Cour ont implicitement reconnu, dans plusieurs décisions, la compétence de la Cour fédérale, dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire, pour prononcer un jugement déclaratoire selon lequel une disposition législative contrevient à la Charte même lorsque le décideur administratif ne s’est pas lui-même prononcé sur la question. (Voir les jugements Ramnanan, au paragraphe 55; Atawnah c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144, [2017] 1 R.C.F. 153; Jodhan c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 161, [2014] 1 R.C.F. 185; Bilodeau-Massé c. Canada (Procureur général), 2017 CF 604, [2018] 1 R.C.F. 386.)
[39] Avant d’examiner les questions de fond soulevées dans le présent appel, je prends le temps de formuler une dernière observation. Je ne souhaite pas que l’on pense que je souscris au raisonnement exposé dans la décision Ferri en ce qui concerne la compétence de la Section d’appel de l’immigration pour se prononcer sur une question constitutionnelle. Il ne fait aucun doute dans mon esprit, et la Cour fédérale l’a reconnu, que la Section d’appel de l’immigration est présumée posséder cette compétence. Le paragraphe 162(1) de la Loi confère à chaque section de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le pouvoir d’examiner toute question de droit, y compris en matière de compétence. En outre, l’alinéa 3(3)d) de la Loi exige que la Loi soit interprétée de manière à ce que les décisions prises en vertu de la Loi soient conformes à la Charte. Enfin, l’article 47 des Règles de la Section de l’immigration, DORS/2002-229, prévoit expressément la procédure à suivre pour contester la validité, l’applicabilité ou l’effet, sur le plan constitutionnel, de toute disposition législative au titre de la Loi. Si l’on interprète ces trois dispositions ensemble, il semble que le régime législatif dans son ensemble milite pour que l’on reconnaisse à la Section d’appel de l’immigration la compétence pour examiner la constitutionnalité du paragraphe 68(4) de la Loi.
[40] En outre, exiger de la Section d’appel de l’immigration qu’elle applique une disposition sans lui conférer le pouvoir d’en juger de la constitutionnalité semblerait aller à l’encontre de chacune des considérations de principe relevées dans la trilogie Cuddy Chicks. Plus particulièrement, cela irait contre le principe selon lequel il ne faut pas appliquer les lois invalides et selon lequel il faut pouvoir faire valoir ses droits devant le tribunal le plus accessible. Cela priverait aussi les cours de l’avantage de voir les tribunaux administratifs spécialisés trancher les questions constitutionnelles dans le contexte même dans lequel la disposition s’applique. (Voir, par analogie, la décision Stables c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1319, [2013] 3 R.C.F. 240 (Stables), aux paragraphes 27 à 29.)
[41] Cela dit, peut-on conclure que cette présomption est réfutée par le libellé exprès du paragraphe 68(4)? Ou peut-on dire que ce libellé exprès « reflète clairement » l’intention du législateur de limiter la compétence de la Section d’appel de l’immigration et de la priver de la compétence de statuer sur la constitutionnalité du paragraphe 68(4)? À mon avis, la question mérite d’être pleinement examinée à la lumière d’observations exhaustives présentées par les parties concernées. Faute de tels arguments, il vaut mieux reporter à une autre fois l’examen de cette question.
VI. Analyse
A. L’article 7 s’applique-t-il lorsque le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi d’un résident permanent est automatiquement révoqué en application du paragraphe 68(4) de la Loi?
[42] L’appelant fait valoir que la conclusion de la juge selon laquelle l’article 7 ne peut pas s’appliquer à cette étape est erronée, puisqu’elle a pour effet de soustraire à tout examen la procédure menant à l’expulsion. Il affirme qu’en l’espèce, il n’y a pas d’autres étapes entre l’application du paragraphe 68(4) de la Loi et son renvoi : sa demande d’ERAR a été rejetée, sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’empêche pas son renvoi et le pouvoir discrétionnaire dont disposent les agents d’exécution de la loi à l’étape du renvoi est très limité. L’appelant soutient par ailleurs que cette approche va à l’encontre de la conclusion de la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101 (Bedford), voulant qu’il suffise, pour que l’article 7 de la Charte soit en jeu, de démontrer un « lien de causalité suffisant » entre l’effet imputable à l’État et le préjudice qui aurait été subi. Il soutient aussi qu’elle est contraire à la jurisprudence en droit pénal et en droit relatif à l’extradition, où l’article 7 s’applique dès le début.
[43] À mon avis, la juge a eu raison de noter qu’il existe une importante jurisprudence qui établit que la conclusion d’interdiction de territoire diffère de l’exécution du renvoi et que, comme il reste d’autres étapes dans le processus, l’article 7 de la Charte n’entre pas en jeu (paragraphes 24, 43, 47 à 48 des motifs de la C.F.). (Voir les arrêts Tapambwa, au paragraphe 81; B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 R.C.S. 704 (B010), au paragraphe 75; Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 R.C.S. 431, au paragraphe 67; Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487, au paragraphe 63; J.P. c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CAF 262, [2014] 4 R.C.F. 371, aux paragraphes 123 et 125, inf. pour d’autres motifs par l’arrêt B010; Torre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 48, [2016] A.C.F. no 162 (QL), au paragraphe 4, autorisation d’interjeter appel [à la C.S.C.] refusée [[2016] 1 R.C.S. xviii], 36936 (25 août 2016).)
[44] L’appelant a fait valoir essentiellement les mêmes arguments que ceux dans l’affaire Revell et mon raisonnement, énoncé aux paragraphes 35 à 57 de cet arrêt, s’applique donc aussi en l’espèce. La disposition en cause, le paragraphe 68(4) de la Loi, prévoit obligatoirement une conclusion d’interdiction de territoire en révoquant le sursis conditionnel accordé par la Section d’appel de l’immigration visant la décision d’interdiction de territoire prononcée par la Section de l’immigration. À cet égard, la juge a eu raison de conclure que la présente affaire concerne l’étape de la décision d’interdiction de territoire, et non les modalités du renvoi. Dans les circonstances précises en l’espèce, l’appelant peut encore demander un permis de séjour temporaire exceptionnel au titre de l’article 24, qui lui permettrait de rester au Canada pendant une période déterminée, ou il peut demander le report de son renvoi à une étape ultérieure du processus d’expulsion. N’oublions pas que, contrairement à l’appelant dans l’affaire Revell, M. Moretto peut demander que soit levée l’interdiction de territoire à son endroit au titre de l’article 25 pour des motifs d’ordre humanitaire.
B. Le cas échéant, l’article 7 s’applique-t-il lorsque l’atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de la personne qui détient la résidence permanente découle de son déracinement du Canada, et non de la persécution ou de la torture possibles dans le pays dont elle a la nationalité?
[45] L’appelant affirme que, parce que le paragraphe 68(4) de la Loi rend sa mesure d’expulsion exécutoire, il fait jouer ses droits à la liberté et à la sécurité garantis par l’article 7 de la Charte. Il affirme, pour ce qui est de son droit à la liberté, que son expulsion le priverait d’un choix de vie fondamental, celui de ne pas être déraciné du pays qu’il considère comme le sien et de ses réseaux familiaux et médicaux. Quant à son droit à la sécurité, il soutient qu’il est mis en cause par le préjudice psychologique lié à son expulsion du Canada, c’est-à-dire les conséquences de son déracinement. À cet égard, il s’est appuyé sur les éléments de preuve détaillant sa fragilité psychologique, son besoin de soutien familial et le préjudice qu’il subirait s’il était renvoyé du Canada.
[46] Dans l’ensemble, le cadre juridique et l’analyse que j’ai énoncés aux paragraphes 64 à 79 des motifs que j’ai exposés dans l’arrêt Revell s’appliquent également en l’espèce.
[47] À mon avis, la juge a eu raison de se fonder sur l’arrêt Medovarski pour conclure que l’expulsion d’un non-citoyen, en soi, ne fait pas jouer le droit à la liberté garanti par l’article 7 de la Charte. L’appelant n’a pas démontré ni réellement fait valoir devant notre Cour que les conséquences de son expulsion sur son droit à la liberté sont plus importantes que celles généralement liées à l’expulsion, dont il a été conclu qu’elles ne font pas jouer l’article 7. Les limites qui seraient imposées à la capacité de l’appelant à faire un choix concernant son lieu de résidence ne sont pas plus importantes, à mon avis, que celles imposées à la capacité de l’appelante dans l’arrêt Medovarski à choisir « de rester avec son compagnon » au Canada. Ce précédent tranche donc la question.
[48] Comme dans l’arrêt Revell, je serais enclin à conclure que, n’eût été l’arrêt Medovarski, les actes reprochés à l’État en l’espèce ont un effet suffisamment grave sur l’intégrité psychologique de l’appelant pour faire jouer son droit à la sécurité garanti par l’article 7.
[49] Les éléments de preuve au dossier montrent que l’appelant vit au Canada depuis 50 ans, qu’il ne parle pas couramment l’italien et qu’il n’a essentiellement aucun lien avec des soutiens médicaux ou sociaux en Italie (dossier d’appel, aux pages 53 et 338). Ils révèlent également qu’il souffre de problèmes de dépendance et de santé mentale depuis quelque temps (dossier d’appel, aux pages 50 à 52, 340, 342, 345, 356 et 357) et qu’il obtient beaucoup de soutien émotionnel, financier et psychologique de sa famille au Canada (dossier d’appel, aux pages 337, 340, 341, 345, 346 et 1189). Les éléments de preuve, notamment ceux provenant de psychologues, montrent aussi qu’un renvoi aurait des conséquences émotionnelles défavorables importantes sur l’appelant (dossier d’appel, aux pages 360, 1190, 1203 et 1204). Les éléments de preuve les plus probants se trouvent dans le rapport du Dr Williams :
[traduction] M. Moretto est horrifié à l’idée d’être renvoyé en Italie. Compte tenu du présent examen, il ne fait nul doute que le fait d’être obligé de se séparer de sa famille et de quitter un milieu qu’il connaît bien, le Canada, aurait un effet dévastateur sur lui. Comme je l’ai écrit précédemment, même dans les meilleures conditions, ses capacités d’adaptation sont limitées et sa tolérance au stress ainsi que sa capacité d’autonomie sont faibles. On peut en déduire qu’il est quasiment certain que son renvoi en Italie, où il bénéficierait d’un soutien minime, voire inexistant, et où il serait privé d’un contact direct avec des membres de sa famille qu’il connaît, accélérerait l’aggravation de son état psychologique, ses incapacités et sa tendance à un comportement autodestructeur passif ou actif. Ainsi, son renvoi aurait probablement pour conséquence d’abréger sa vie.
(Rapport du Dr Karl Williams (10 juillet 2017); dossier d’appel, à la page 360.)
[50] Le Dr Peter Hotz tire une conclusion semblable dans son rapport. Son avis psychologique est le suivant :
[traduction] M. Moretto dépend totalement de sa famille à Vancouver, et je suis d’avis que, s’il était renvoyé, ses capacités d’adaptation seraient profondément dysfonctionnelles. En effet, je ne peux pas l’imaginer s’adapter à la situation. Son isolement serait important, et je pense que sa dépression s’aggraverait très probablement et qu’il n’aurait pas la capacité d’y faire face.
Je ne peux pas prédire quelles seraient les caractéristiques du changement de son état mental, mais je suis d’avis que, si M. Moretto était renvoyé, sa symptomatologie actuelle s’aggraverait considérablement.
(Rapport du Dr Peter Hotz (23 mars 2014); dossier d’appel, à la page 1190.)
[51] Compte tenu de ce qui précède, je reconnais que les préjudices allégués en l’espèce excèdent de beaucoup les « tensions et les angoisses ordinaires qu’une personne ayant une sensibilité raisonnable éprouverait par suite d’un acte gouvernemental », que la Cour suprême a exclues de la portée du droit à la sécurité de la personne dans l’arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, 1999 CanLII 653 (G. (J.)), au paragraphe 59. Des éléments de preuve au dossier (contrairement à la situation dans l’affaire Stables, au paragraphe 42) montrent que le renvoi de M. Moretto aurait des répercussions graves et profondes sur son intégrité psychologique, lesquelles n’ont pas besoin de constituer un choc nerveux ou un trouble psychiatrique pour que le renvoi soit contraire à l’article 7 de la Charte, comme la Cour suprême l’a rappelé dans l’arrêt G. (J.), au paragraphe 60.
[52] Cela dit, étant donné l’arrêt Medovarski, je suis dans l’impossibilité de conclure en faveur de M. Moretto. Bien que les éléments de preuve en l’espèce soient plus solides que ceux dans l’affaire Revell, notamment en raison des problèmes de santé mentale et de dépendance dont souffre l’appelant, je ne suis pas convaincu que les conséquences de son renvoi soient plus importantes que les conséquences « habituelles » liées aux procédures de renvoi. Après tout, la Cour Suprême a déclaré dans cet arrêt que l’expulsion d’un non-citoyen ne peut pas, en soi, faire jouer les droits à la liberté et à la sécurité garantis par l’article 7 de la Charte, étant donné qu’une telle protection reviendrait à nier le droit du Canada de décider qui est autorisé à demeurer dans son territoire. Comme l’a déclaré notre Cour dans l’arrêt Lewis, au paragraphe 63 :
Il convient d’examiner, en premier lieu, le moyen tiré de la Charte, car il peut être tranché rapidement. Le point de départ de la discussion est ce que l’intimé appelle un [traduction] « principe fondamental dans le contexte de l’immigration » […] à savoir que l’article 7 de la Charte ne fait pas obstacle au renvoi du Canada des non-citoyens si ces personnes ne sont pas exposées dans leur pays d’origine à des risques qui les rendraient admissibles à la protection que prévoit l’article 97 de la LIPR [...] Puisque rien n’indique que M. Lewis serait exposé à de tels risques, les droits qu’il tire de l’article 7 de la Charte ne sont pas enfreints par la mesure de renvoi. Bref, ses droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne consacrés par la Charte ne seront pas enfreints s’il est renvoyé au Guyana.
[53] Quoi qu’il en soit, même si l’on supposait que l’appelant avait démontré une atteinte à sa sécurité, je conclurais néanmoins, pour les motifs qui suivent, que cette atteinte ne serait pas contraire à la justice fondamentale.
C. Le principe du stare decisis empêche-t-il notre Cour de réexaminer les conclusions de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chiarelli? Autrement dit, en l’espèce, est-il satisfait au critère servant à établir si la dérogation aux précédents faisant autorité est justifiée?
[54] De l’avis de l’appelant, la juge a eu raison de conclure qu’eu égard à l’évolution du droit lié à la justice fondamentale au sens de l’article 7 de la Charte, il a été satisfait au critère pour réexaminer l’arrêt Chiarelli. L’appelant affirme qu’il y a eu évolution des notions de « disproportion totale » et de « portée excessive » en tant que principes de justice fondamentale et que ces notions nécessitent une évaluation personnalisée de l’incidence de la loi contestée sur les détenteurs des droits, une évaluation que, selon lui, la Cour suprême n’a pas effectuée dans l’arrêt Chiarelli. L’appelant soutient aussi que la Cour suprême, dans l’arrêt Chiarelli, a examiné les intérêts sociétaux dans son analyse fondée sur l’article 7 ce qui, d’après lui, va à l’encontre de la jurisprudence moderne. L’appelant invoque également l’évolution du droit international à l’appui de sa thèse.
[55] Ces observations sont essentiellement les mêmes que celles soulevées dans l’affaire connexe Revell. Pour les motifs énoncés aux paragraphes 80 à 106 de cet arrêt, je suis d’avis que les arguments de l’appelant doivent être rejetés.
[56] Avant que je me penche sur la question suivante, une dernière observation s’impose relativement au principe du stare decisis. La juge a conclu que le fait que l’appelant invoque une autre disposition de la Charte, à savoir l’alinéa 2d), jouait également en faveur du réexamen des arrêts Chiarelli et Medovarski (au paragraphe 34 des motifs de la C.F.). Avec tout le respect que je dois à la juge, cette conclusion est erronée.
[57] Bien qu’il soit vrai que la Cour suprême a conclu, dans l’arrêt Bedford, que le « juge [...] peut se pencher puis se prononcer sur une prétention d’ordre constitutionnel qui n’a pas été invoquée dans l’affaire antérieure », car « il s’agit alors d’une nouvelle question de droit » (au paragraphe 42), cela ne constitue en aucun cas un facteur pertinent pour déterminer s’il y a lieu de revenir sur un précédent. Si ce précédent ne portait pas sur une disposition, il n’est pas alors nécessaire de la « réexaminer » à cet égard. Le fait qu’une nouvelle disposition de la Charte soit invoquée pour contester la validité d’un régime législatif n’a aucune incidence sur la question de savoir si la jurisprudence concernant d’autres dispositions de la Charte devrait faire l’objet d’un réexamen.
[58] Si je devais conclure que le droit à la sécurité de l’appelant a été mis en jeu au stade de la décision d’interdiction de territoire et que notre Cour est libre de revenir sur l’arrêt Chiarelli de la Cour suprême, il faudrait alors déterminer si le régime législatif contesté est néanmoins conforme aux principes de justice fondamentale.
D. Dans l’affirmative, le régime législatif contesté est-il conforme aux principes de justice fondamentale?
[59] L’avocat de M. Moretto, comme celui de M. Revell, soutient qu’il serait totalement disproportionné d’appliquer le paragraphe 68(4) de la Loi dans le cas de son client et que la juge a omis d’effectuer l’évaluation personnalisée que l’article 7 de la Charte exige. Selon lui, les procédures antérieures, qualifiées par la juge de « soupapes » et qui ont permis la prise en compte de la situation de M. Moretto, ne sont pas pertinentes quant à la présente contestation, puisque le paragraphe 68(4) enlève à M. Moretto toute autre occasion d’expliquer sa situation à un décideur administratif.
[60] À mon avis, cet argument est incorrect pour les motifs déjà exposés dans l’arrêt Revell, aux paragraphes 107 à 122. M. Moretto n’a pas démontré que la juge avait commis une erreur. La levée du sursis conditionnel visant une décision d’interdiction de territoire rendue par la Section de l’immigration et le classement de l’appel devant la Section d’appel de l’immigration lorsqu’un non-citoyen a été déclaré coupable d’un autre crime grave ne sont ni de portée excessive, ni totalement disproportionnés. L’objet sous-jacent du paragraphe 68(4) est de permettre le renvoi rapide de criminels dangereux qui continuent à commettre des infractions graves après s’être vu accorder une seconde chance. C’est à la lumière de cet objet que les notions de portée excessive et de disproportion totale ont été examinées.
[61] Même si l’on suppose que l’article 36 de la Loi pourrait viser une conduite qui n’a aucun rapport avec son objet, les nombreux mécanismes prévus par la Loi pour l’évaluation de l’admissibilité au Canada protègent cette disposition contre toute accusation de portée excessive en restreignant efficacement sa portée. Ces mécanismes comprennent le processus de suivi prévu à l’article 44, la demande pour considérations d’ordre humanitaire prévue à l’article 25, l’examen des risques avant renvoi et la possibilité d’un report du renvoi.
[62] En l’espèce, la situation de l’appelant — la nature des infractions qu’il a commises et son risque de récidive, ainsi que ses profondes racines au Canada, sa situation familiale, ses problèmes de dépendance et de santé mentale et les répercussions que son renvoi pourrait avoir sur lui — a été soigneusement étudiée au stade du rapport et du suivi. En outre, l’appelant a bénéficié d’une audience quasi judiciaire devant la Section de l’immigration pour présenter des observations sur le bien-fondé des allégations d’interdiction de territoire. M. Moretto a ensuite été autorisé à interjeter appel de cette décision devant la Section d’appel de l’immigration et à demander un sursis fondé sur la compétence de la Section d’appel de l’immigration en matière de motifs d’ordre humanitaire. La Cour fédérale a alors accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Moretto et a annulé la décision défavorable de la Section d’appel de l’immigration. Par suite d’un nouvel examen, la Section d’appel de l’immigration a ordonné que la mesure de renvoi prise par la Section de l’immigration fasse l’objet d’un sursis de trois ans sous certaines conditions.
[63] À la suite du nouvel examen visant le sursis à la mesure de renvoi, la Section d’appel de l’immigration a accordé un autre sursis conditionnel d’un an, bien que M. Moretto ait contrevenu aux conditions du sursis et qu’il ait été déclaré coupable de quatre infractions criminelles entre mars 2012 et février 2014. Pour parvenir à cette conclusion, la Section d’appel de l’immigration a une nouvelle fois examiné la situation particulière de l’appelant et a résumé les facteurs qu’elle a jugé devoir prendre en compte pour décider si elle devrait exercer son pouvoir de prendre une mesure spéciale en application des articles 67 et 68 de la Loi [2015 CanLII 85511, au paragraphe 7] :
Ces facteurs sont les suivants : la gravité de l’infraction ou des infractions à l’origine de la mesure de renvoi; la possibilité de réadaptation; la période passée au Canada et le degré d’établissement de l’appelant; l’incidence qu’aurait son renvoi du Canada sur les membres de sa famille; la famille de l’appelant au Canada et les bouleversements que le renvoi occasionnerait pour cette famille; le soutien dont bénéficie l’appelant, non seulement au sein de sa famille, mais également de la collectivité; l’importance des difficultés que causerait à l’appelant le retour dans son pays de nationalité; et les difficultés auxquelles il ferait face dans le pays où il serait probablement renvoyé.
[64] À la lumière de ce qui précède, l’appelant ne peut pas affirmer que sa situation personnelle n’a pas été prise en considération. Tout au long des différentes étapes du processus, l’appelant s’est vu offrir plusieurs chances de rester au Canada à la suite d’une évaluation personnalisée de sa situation particulière. Je suis d’accord avec la juge pour dire que l’appelant a pu bénéficier de « la gamme complète des processus individualisés » sous le régime plus étendu d’interdiction de territoire de la Loi avant l’application automatique du paragraphe 68(4). Ce serait une erreur de ne prêter attention qu’à cette dernière disposition, puisqu’il ne s’agit que de l’un des processus constituant un régime d’interdiction de territoire et de renvoi complexe comportant plusieurs niveaux.
[65] En outre, même à ce stade avancé, M. Moretto peut encore se prévaloir de quelques autres processus pour éviter d’être renvoyé. Il peut notamment demander de rester au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire au titre de l’article 25 de la Loi, demander un permis de séjour temporaire ainsi qu’un examen des risques avant renvoi et demander le report de son renvoi. Tous ces processus sont susceptibles de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Ce sont des « soupapes » qui visent à prévenir toute disproportion totale et toute portée excessive. Le système dans son ensemble regorge de véritables occasions permettant le réexamen de la situation d’une personne, qui servent à atténuer la rigidité de la loi et à éviter les résultats inconstitutionnels.
[66] L’appelant s’est vu accorder plusieurs chances de rester au Canada à la suite d’une évaluation personnalisée de sa situation propre. Cependant, il a continué à contrevenir à la condition essentielle à laquelle son droit de rester au Canada était assujetti, à savoir ne pas commettre d’actes relevant de la grande criminalité. Dans ce contexte, je conclus qu’il n’y a rien d’intransigeant ni de disproportionné dans le fait de donner effet à l’obligation de l’appelant de se conformer à la loi pendant qu’il est au Canada en révoquant le sursis à la mesure de renvoi et en le rendant interdit de territoire au Canada. Les répercussions du paragraphe 68(4), du moins dans les circonstances en l’espèce, ne sont pas totalement disproportionnées par rapport à son objectif.
E. Le régime législatif contesté porte-t-il atteinte aux droits de l’appelant garantis par l’article 12 de la Charte?
[67] Pour les mêmes motifs que ceux énoncés aux paragraphes 123 à 137 de l’arrêt Revell, j’estime que la juge a eu raison de conclure que l’article 12 ne joue pas en l’espèce.
F. Le paragraphe 68(4) de la Loi enfreint-il l’alinéa 2d) de la Charte?
[68] L’appelant réitère son allégation, rejetée par la juge, selon laquelle le régime contesté porte atteinte aux droits garantis par l’alinéa 2d) de la Charte, puisque son expulsion aurait pour effet de rompre ses liens avec sa famille. Il soutient, en renvoyant à des normes internationales, que l’unité familiale est [traduction] « l’institution sociale fondamentale » et qu’elle devrait donc bénéficier de la protection de la Charte. Bien que ces observations soient certainement originales, elles ne peuvent pas être retenues.
[69] Dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, 1987 CanLII 88 (Renvoi relatif à l’Alberta), le juge McIntyre, s’exprimant en son nom, a expliqué pourquoi les institutions, comme la famille, ne trouvent pas facilement protection sous l’égide de l’alinéa 2d) (au paragraphe 173 [page 406 du R.C.S.]) :
[...] La liberté d’association a pour objet d’assurer que diverses fins puissent être poursuivies en commun aussi bien qu’individuellement. La liberté d’association n’a rien à voir avec les activités ou fins elles-mêmes; elle concerne la manière dont ces activités ou ces fins peuvent être poursuivies. Si certaines activités, comme fonder un foyer, s’instruire ou gagner sa vie, sont importantes, voire même fondamentales, leur importance ne découle pas toutefois de leur nature collective potentielle. Leur importance résulte de la structure et de l’organisation de notre société et elles sont aussi importantes lorsqu’elles sont exercées individuellement que lorsqu’elles le sont collectivement.
[70] Il est vrai que la jurisprudence de la Cour suprême a évolué vers une interprétation plus généreuse de l’alinéa 2d) de la Charte. Des décisions récentes ont dérogé à l’avis adopté dans ce qu’on appelle la « trilogie en droit du travail » (le Renvoi relatif à l’Alberta; AFPC c. Canada, [1987] 1 R.C.S. 424, 1987 CanLII 89, et SDGMR c. Saskatchewan, [1987] 1 R.C.S. 460, 1987 CanLII 90). Selon l’ancien avis, la liberté d’association protège le droit d’exercer collectivement des activités dont la Constitution garantit l’exercice à chaque individu. Aujourd’hui, la Cour suprême se range au point de vue plus englobant que le juge en chef Dickson a exprimé en dissidence. À présent, personne ne conteste que la liberté d’association protège non seulement le droit de s’unir à d’autres et de constituer des associations (l’approche « constitutive ») et le droit de s’unir à d’autres pour exercer d’autres droits constitutionnels (l’approche « déductive »), mais également le droit de s’unir à d’autres pour faire face, à armes plus égales, à la puissance et à la force d’autres groupes ou entités (l’approche « téléologique »). (Pour un bon résumé de cette évolution, voir l’arrêt Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3 (APMO), aux paragraphes 52 à 66.)
[71] L’élargissement de la portée de l’alinéa 2d) a eu une incidence importante sur le droit à la négociation collective, mais rien n’indique que l’aspect « volontaire » de ce droit ait été écarté ou que l’extrait précité des motifs du juge McIntyre ait perdu de sa pertinence. Il semblerait, au contraire, que les rapports familiaux aient peu (ou rien) en commun avec l’objet sous-jacent de la liberté d’association tel que redéfini par la Cour suprême dans l’arrêt APMO, au paragraphe 58 :
Un des objets fondamentaux de l’al. 2d) est donc de protéger l’individu contre « tout isolement imposé par l’État dans la poursuite de ses fins » (Renvoi relatif à l’Alberta, p. 365). Cette garantie permet de protéger les individus contre des entités plus puissantes. En s’unissant pour réaliser des objectifs communs, des personnes sont capables d’empêcher des entités plus puissantes de faire obstacle aux buts et aux aspirations légitimes qu’elles peuvent avoir. Le droit à la liberté d’association confère donc certains pouvoirs aux groupes vulnérables et les aide à corriger les inégalités au sein de la société. Il protège ainsi les groupes marginalisés et favorise la formation d’une société plus équitable.
[72] L’appelant n’a pas été en mesure de présenter à la Cour une seule décision où il a été reconnu que les rapports familiaux étaient visés par la liberté d’association. En fait, la jurisprudence a systématiquement et unanimement établi le contraire. L’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario Catholic Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto v. S. (1989), 69 O.R. (2d) 189, 60 D.L.R. (4th) 397, l’illustre bien. En concluant que les dispositions exigeant la cessation des droits de visite des parents biologiques dès le placement de l’enfant en vue d’une adoption ne contrevient pas à l’alinéa 2d) de la Charte, la Cour s’est exprimée ainsi (au paragraphe 41) :
[traduction] Les libertés de réunion et d’association sont nécessairement collectives et donc principalement publiques. Nos préoccupations constitutionnelles ne visaient pas les réunions familiales ni les associations entre les membres d’une famille. Les protections qui nous préoccupent visent plutôt les réunions et les associations qui nous amènent en dehors du cercle intime de nos familles. La famille est un groupe, mais le désir d’un membre de la famille de s’associer à un autre membre ne vise pas tant la poursuite de buts en commun, ni même l’exercice d’activités communes [...], puisqu’il découle tout simplement du fait qu’ils sont membres d’une famille. Par exemple, un parent et un enfant peuvent s’associer pour poursuivre un objectif économique, mais c’est la motivation qui vient de leur relation, plutôt que ce soit la relation qui soit créée par la motivation économique. Le désir d’un parent d’être avec un enfant ne vise aucun but ou objectif comparable à celui d’associations ayant des buts économiques, politiques, religieux, sociaux, de bienfaisance ou même de divertissement. S’il y a un objectif, c’est celui d’aimer ou d’être aimé, de réconforter et de protéger, ou d’être réconforté et protégé.
[73] Outre plusieurs tribunaux de première instance, des cours d’appel au Québec et en Alberta se sont fondées sur cet arrêt pour conclure que le droit à la liberté d’association ne s’applique pas à l’association de membres d’une famille (voir l’arrêt Droit de la famille - 1741, [1993] R.J.Q. 647 (C.A.), aux pages 23 et 24, [1993] R.D.F. 378, autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême du Canada refusée [[1993] 2 R.C.S. vi] (21 mai 1993); L.C. v. Alberta, 2010 ABCA 14, 316 D.L.R. (4th) 760, au paragraphe 20). L’appelant ne m’a pas convaincu que la jurisprudence récente sur l’alinéa 2d) exige que l’on s’écarte de ce raisonnement.
[74] Enfin, je ne peux pas retenir les arguments de l’appelant fondés sur le droit international. Il est vrai que les instruments portant sur les droits de la personne auxquels le Canada est partie, comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47 (le Pacte), peuvent servir d’outils d’interprétation en vue d’aider les tribunaux à délimiter l’étendue et la portée des droits que garantit la Charte (Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S. 176 (Kazemi), au paragraphe 150). Cependant, pour que des normes internationales soient pertinentes de cette manière, l’obligation internationale invoquée et le droit garanti par la Charte en cause doivent être au moins conceptuellement similaires. Comme la Cour suprême l’a clairement affirmé dans l’arrêt Kazemi, il est entendu que la Charte « offre une protection au moins aussi importante que celle qu’accordent des dispositions semblables énoncées dans des documents internationaux sur les droits de la personne auxquels le Canada est partie » (Kazemi, au paragraphe 150; non souligné dans l’original).
[75] Les articles 17 et 23 du Pacte protègent expressément le droit à la vie familiale et au respect de la vie privée. Comme l’a reconnu l’appelant, la Charte ne contient pas explicitement de tel droit. L’idée selon laquelle le droit à la liberté d’association garanti par l’alinéa 2d) de la Charte devrait être interprété en fonction de protections internationales qui n’ont aucun lien avec ce droit est dénuée de fondement. Il convient aussi de faire observer que l’article 22 du Pacte qui, à l’instar de l’alinéa 2d) de la Charte, porte sur le droit à la « liberté d’association », a été interprété comme étant un droit qui ne s’étend pas à l’association avec les membres d’une famille. (Voir, en ce qui a trait à cette question, Sarah Joseph, Jenny Schultz et Melissa Castan, The International Covenant on Civil and Political Rights : Cases, Materials and Commentary, 2e éd., Oxford : Oxford University Press, 2004, aux pages 575 et 576.)
G. Ces atteintes seraient-elles justifiées au titre de l’article 1 de la Charte?
[76] Puisque j’ai conclu qu’il n’y a pas d’atteinte aux droits garantis par l’alinéa 2d) et les articles 7 ou 12 de la Charte, il n’est pas nécessaire de procéder à l’analyse fondée sur l’article premier.
VII. Conclusion
[77] Pour tous les motifs qui précèdent, je rejetterais l’appel. Les parties n’ayant pas demandé de dépens, aucuns dépens ne seront adjugés.
[78] Je répondrais aux questions certifiées de la façon suivante :
Question 1 :
L’article 7 s’applique-t-il à l’étape où le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi d’un résident permanent est automatiquement révoqué conformément au paragraphe 68(4) et, le cas échéant, l’article 7 s’applique-t-il [lorsque] l’atteinte à la liberté et à la sécurité d’une personne qui détient la résidence permanente provient de son déracinement [du] Canada, et non de la persécution et la torture possibles dans le pays de sa nationalité?
Réponse à la question 1 :
La révocation du sursis visant une décision d’interdiction de territoire rendue par la Section de l’immigration, en application du paragraphe 68(4) de la Loi, ne fait pas jouer l’article 7 de la Charte et, même si c’était le cas, l’expulsion de l’appelant dans les circonstances précises en l’espèce ne porterait pas atteinte aux droits à la liberté et à la sécurité que lui garantit l’article 7.
Question 2 :
Le principe du stare decisis empêche-t-il notre Cour de réexaminer les conclusions de la Cour suprême du Canada dans Chiarelli, qui établit que l’expulsion d’un résident permanent qui a été déclaré coupable d’une infraction criminelle grave, malgré le fait que la situation du résident permanent et l’infraction qu’il a commise peuvent varier, est conforme aux principes de justice fondamentale? Autrement dit, [est-il satisfait en l’espèce au critère servant à établir si la dérogation aux précédents faisant autorité est justifiée]?
Réponse à la question 2 :
En l’espèce, il n’a pas été satisfait au critère servant à établir si la dérogation aux précédents faisant autorité est justifiée; notre Cour est donc tenue de conclure que le paragraphe 68(4) de la Loi est conforme à l’article 7 de la Charte.
Question 3 :
La décision [sur] l’article 12 est-elle prématurée au stade où le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi d’un résident permanent est automatiquement révoqué conformément au paragraphe 68(4)?
Réponse à la question 3 :
Pour les mêmes motifs que ceux déjà énoncés à propos de l’article 7, il est prématuré de décider si l’expulsion contrevient à l’article 12 au stade de la révocation du sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi.
Le juge Stratas, J.C.A. : Je suis d’accord.
Le juge Near, J.C.A. : Je suis d’accord.