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T-1378-18

2020 CF 393

P.H. (demandeur)

c.

Le procureur général du Canada (défendeur)

Répertorié : P.H. c. Canada (Procureur Général)

Cour fédérale, juge Roussel—Ottawa, 1er avril 2019 et 19 mars 2020.

Justice criminelle et pénale — Demande d’ordonnance déclarant l’application rétrospective de certaines modifications apportées à la Loi sur le casier judiciaire (LCJ ou Loi) inconstitutionnelles pour le motif qu’elles enfreignent les art. 11h) et i) de la Charte canadienne des droits et libertés d’une manière qui ne peut être justifiée par l’article premier de la Charte — Le demandeur a sollicité également une ordonnance enjoignant à la Commission des libérations conditionnelles du Canada d’examiner sa demande de suspension de casier judiciaire en fonction de la Loi telle qu’elle était libellée lorsqu’il a commis l’infraction, en juin 2009 — En 2010 et en 2012, le Parlement a adopté la Loi limitant l’admissibilité à la réhabilitation pour des crimes graves (LLARCG) et la Loi sur la sécurité des rues et des communautés (LSRC), modifiant certaines dispositions de la LCJ — Conformément à l’art. 10 de la LLARCG et à l’art. 161 de la LSRC (collectivement, les « dispositions transitoires »), les modifications s’appliquaient à toutes les nouvelles demandes de suspensions de casier judiciaire, quelles que soient la date à laquelle l’infraction a été commise ou la date à laquelle la personne a été condamnée — Le demandeur a été déclaré coupable en décembre 2010 d’agression sexuelle — Avant l’adoption des dispositions transitoires, le demandeur aurait pu demander une suspension de son casier judiciaire dès janvier 2018 plutôt qu’en janvier 2023 — En 2017, la Cour suprême de la Colombie-Britannique (C.S.C.-B.) a déclaré les dispositions transitoires inopérantes dans l’affaire Chu v. Canada (Attorney General) — Plus tard, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a confirmé ces conclusions dans deux décisions distinctes — Depuis, la Commission des libérations conditionnelles applique les anciennes dispositions aux personnes qui résident en Colombie-Britannique et en Ontario et, partout ailleurs, les nouvelles dispositions — Le demandeur réside au Québec — Le défendeur a consenti à la demande en l’espèce — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale était compétente pour accorder le jugement déclaratoire demandé; si la Cour fédérale disposait de suffisamment d’éléments de preuve et si elle pouvait s’appuyer sur la preuve présentée dans l’affaire Chu v. Canada; si les principes de courtoisie judiciaire devraient s’appliquer dans la présente affaire; si les dispositions transitoires enfreignaient les art. 11h) et i) de la Charte d’une manière qui ne pouvait être justifiée par l’article premier de la Charte — Le critère à trois volets énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt ITO-Int’l Terminal Operators c. Miida Electronics permettant de conclure que la Cour fédérale a compétence pour traiter de la demande s’appliquait en l’espèce — En outre, la Cour fédérale a compétence pour prononcer des jugements déclaratoires d’invalidité aux fins d’application de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 — De plus, le demandeur avait qualité pour contester la constitutionnalité des dispositions transitoires — La Cour fédérale disposait de suffisamment d’éléments de preuve à l’appui d’une déclaration d’invalidité — La Cour fédérale pouvait également se fonder sur les éléments de preuve déposés dans l’affaire Chu — L’affaire Chu constituait une autre « situation raisonnablement prévisible » à laquelle les dispositions contestées pourraient s’appliquer et que la Cour fédérale pourrait considérer — Étant donné que l’expert cité par le défendeur dans l’affaire Chu a lui-même reconnu que les casiers judiciaires ont un effet important sur le droit du contrevenant à la liberté et à la sécurité en particulier, la Cour fédérale pouvait se fonder sur les conclusions tirées dans l’affaire Chu sur cette question précise — En outre, la Cour pouvait prendre acte d’office des répercussions d’un casier judiciaire en général ainsi que d’une suspension du casier, particulièrement comme le prévoient la LCJ et d’autres lois pertinentes — En ce qui concerne la courtoisie judiciaire, il n’était pas nécessaire de décider si les principes de courtoisie judiciaire s’appliquaient en l’espèce puisque les considérations qui sous-tendent la courtoisie judiciaire s’appliquaient malgré tout dans la présente affaire — Il était dans l’intérêt de la justice que les modifications de l’art. 4 de la LCJ soient appliquées de façon uniforme partout au Canada — Il était possible d’admettre d’office le jugement rendu dans l’affaire Chu et le raisonnement qui y a été suivi — Il fallait se pencher sur deux questions pour déterminer si les modifications rétrospectives de la LCJ changent les conditions de la « peine initialement infligée » à une personne condamnée de manière contraire aux art. 11h) et i) de la Charte  : la question de savoir si l’existence d’un casier judiciaire constitue une « peine » au sens des art. 11h) et i) de la Charte; dans l’affirmative, la question de savoir si l’application rétrospective des dispositions transitoires a pour effet d’alourdir cette peine — Les casiers judiciaires répondent au premier et deuxième volets du critère — La Cour fédérale a néanmoins examiné le troisième volet du critère, à savoir l’incidence de l’existence d’un casier judiciaire sur le droit du contrevenant à la liberté ou à la sécurité — La Cour fédérale a conclu que l’existence d’un casier judiciaire respecte le troisième volet du critère, puisqu’un casier judiciaire peut limiter considérablement la capacité d’une personne de mener des activités légales — Pour ces motifs, un casier judiciaire constitue une « peine » au sens des art. 11h) et i) de la Charte et cette sanction fait partie de la peine initialement infligée à une personne condamnée — Dans l’affaire Chu, on a conclu que l’application rétrospective des modifications de la LCJ avait pour effet d’aggraver la peine, ce qui contrevenait à la Charte; cette conclusion avait un caractère persuasif et faisait autorité — En conséquence, les dispositions transitoires contrevenaient aux art. 11h) et i) de la Charte — Puisqu’aucun élément de preuve n’a été fourni pour justifier la violation, les dispositions transitoires ne pouvaient pas être justifiées par l’article premier de la Charte; par conséquent, elles étaient inopérantes — En outre, il convenait, dans les circonstances de l’espèce, de rendre un jugement déclaratoire et de prononcer une injonction — Une injonction a été prononcée pour obliger la Commission des libérations conditionnelles du Canada à examiner la demande de suspension de casier judiciaire du demandeur en fonction de la LCJ telle qu’elle était libellée lorsqu’il a commis l’infraction, en juin 2009 — Demande accueillie.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Procédures criminelles et pénales — En 2010 et en 2012, le Parlement a adopté la Loi limitant l’admissibilité à la réhabilitation pour des crimes graves (LLARCG) et la Loi sur la sécurité des rues et des communautés (LSRC), modifiant certaines dispositions de la LCJ — Conformément à l’art. 10 de la LLARCG et à l’art. 161 de la LSRC (collectivement, les « dispositions transitoires »), les modifications s’appliquaient à toutes les nouvelles demandes de suspension de casier judiciaire, quelles que soient la date à laquelle l’infraction a été commise ou la date à laquelle la personne a été condamnée — Il s’agissait de savoir si les dispositions transitoires enfreignaient les art. 11h) et i) de la Charte d’une manière qui ne pouvait être justifiée par l’article premier de la Charte — Il fallait se pencher sur deux questions pour déterminer si les modifications rétrospectives de la LCJ changent les conditions de la « peine initialement infligée » à une personne condamnée de manière contraire aux art. 11h) et i) de la Charte  : la question de savoir si l’existence d’un casier judiciaire constitue une « peine » au sens des art. 11h) et i) de la Charte; dans l’affirmative, la question de savoir si l’application rétrospective des dispositions transitoires a pour effet d’alourdir cette peine — L’art. 11h) de la Charte assure une protection contre le double péril, tandis que l’art. 11i) garantit le droit de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont une personne est déclarée coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence — Les casiers judiciaires répondent au premier et deuxième volets du critère — La Cour fédérale a néanmoins examiné le troisième volet du critère, à savoir l’incidence de l’existence d’un casier judiciaire sur le droit du contrevenant à la liberté ou à la sécurité — La Cour fédérale a conclu que l’existence d’un casier judiciaire respecte le troisième volet du critère, puisqu’un casier judiciaire peut limiter considérablement la capacité d’une personne de mener des activités légales — Pour ces motifs, un casier judiciaire constitue une « peine » au sens des art. 11h) et i) de la Charte et cette sanction fait partie de la peine initialement infligée à une personne condamnée — Les dispositions transitoires contrevenaient par conséquent aux art. 11h) et 11i) de la Charte — Aucun élément de preuve n’a été avancé pour justifier l’application rétrospective des modifications de la LCJ provoquées par l’adoption des dispositions transitoires — Puisqu’aucun élément de preuve n’a été fourni pour justifier la violation, les dispositions transitoires ne pouvaient pas être justifiées par l’article premier de la Charte — Les dispositions transitoires étaient par conséquent inopérantes.

Il s’agissait d’une demande d’ordonnance déclarant l’application rétrospective de certaines modifications apportées à la Loi sur le casier judiciaire (LCJ ou Loi) inconstitutionnelles pour le motif qu’elles enfreignent les alinéas 11h) et i) de la Charte canadienne des droits et libertés d’une manière qui ne peut être justifiée par l’article premier de la Charte. Le demandeur a sollicité également une ordonnance enjoignant à la Commission des libérations conditionnelles du Canada d’examiner sa demande de suspension de casier judiciaire en fonction de la Loi telle qu’elle était libellée lorsqu’il a commis l’infraction, en juin 2009. En 2010 et en 2012, le Parlement a adopté la Loi limitant l’admissibilité à la réhabilitation pour des crimes graves (LLARCG) et la Loi sur la sécurité des rues et des communautés (LSRC), modifiant certaines dispositions de la LCJ. Une des modifications prolongeait le délai avant lequel les personnes condamnées peuvent demander une suspension de leur casier judiciaire. Une autre modification changeait les critères appliqués par la Commission des libérations conditionnelles du Canada pour décider d’octroyer une suspension du casier judiciaire. Conformément à l’article 10 de la LLARCG et à l’article 161 de la LSRC (collectivement, les « dispositions transitoires »), les modifications s’appliquaient à toutes les nouvelles demandes de suspensions de casier judiciaire, quelles que soient la date à laquelle l’infraction a été commise ou la date à laquelle la personne a été condamnée. Le demandeur n’a pas contesté la constitutionnalité des modifications en tant que telles. Il a plutôt contesté la constitutionnalité des dispositions transitoires qui permettent l’application rétrospective des modifications.

Le demandeur a été déclaré coupable en décembre 2010 d’un chef d’agression sexuelle, en vertu de l’article 271.1 du Code criminel. L’infraction en question a été commise en juin 2009. Il s’agissait de la seule infraction dont il ait jamais été reconnu coupable. Avant l’adoption des dispositions transitoires, le demandeur aurait pu demander une suspension de son casier judiciaire dès janvier 2018. À présent, il ne peut le faire avant janvier 2023. En 2017, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a déclaré les dispositions transitoires inopérantes dans l’affaire Chu v. Canada (Attorney General) et, quelques mois plus tard, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a confirmé les conclusions de la C.S.C.-B. dans deux décisions distinctes. Depuis les décisions rendues en Colombie-Britannique et en Ontario, la Commission des libérations conditionnelles du Canada applique les anciennes dispositions de la LCJ aux personnes qui résident dans ces deux provinces. Partout ailleurs, la Commission des libérations conditionnelles du Canada applique les nouvelles dispositions modifiées de la LCJ. Le demandeur réside au Québec. Le défendeur a consenti à sa demande.

Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale était compétente pour accorder le jugement déclaratoire demandé; si la Cour fédérale disposait de suffisamment d’éléments de preuve et si elle pouvait s’appuyer sur la preuve présentée dans l’affaire Chu c. Canada; si les principes de courtoisie judiciaire devraient s’appliquer dans la présente affaire; et si les dispositions transitoires enfreignaient les alinéas 11h) et i) de la Charte d’une manière qui ne pouvait être justifiée par l’article premier de la Charte.

Jugement  : la demande doit être accueillie.

Le critère à trois volets énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt ITO-Int’l Terminal Operators c. Miida Electronics permettant de conclure que la Cour fédérale a compétence pour traiter une demande donnée s’appliquait en l’espèce. Le critère à trois volets a été respecté. En outre, la Cour fédérale a compétence pour prononcer des jugements déclaratoires d’invalidité aux fins d’application de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. De plus, le demandeur avait qualité pour contester la constitutionnalité des dispositions transitoires, puisqu’il est directement touché par celles-ci, et il avait aussi la qualité requise pour contester l’application rétrospective des modifications de la LCJ telles qu’elles s’appliquent à toutes les personnes condamnées concernées.

La Cour fédérale disposait de suffisamment d’éléments de preuve à l’appui d’une déclaration d’invalidité. Il fallait en outre déterminer si elle pouvait s’appuyer sur la preuve présentée dans l’affaire Chu. Bien que la Cour fédérale n’avait pas bénéficié de la preuve abondante dont disposait la C.S.C.-B. dans l’affaire Chu, le demandeur a déposé une preuve concernant sa situation personnelle, dans laquelle il a fait état des conséquences de l’existence de son casier judiciaire. Dans la présente affaire, la Cour fédérale ne disposait pas des rapports d’experts déposés dans l’affaire Chu, mais cette affaire constituait une autre « situation raisonnablement prévisible » à laquelle les dispositions contestées pourraient s’appliquer et que la Cour fédérale pourrait considérer. Étant donné que l’expert cité par le défendeur dans l’affaire Chu a lui-même reconnu que les casiers judiciaires ont un effet important sur le droit du contrevenant à la liberté et à la sécurité, et puisque les conclusions de la C.S.C.-B. n’ont pas été contestées, la Cour pouvait s’en inspirer sur cette question précise. En outre, la Cour pouvait prendre acte d’office des répercussions d’un casier judiciaire en général ainsi que d’une suspension du casier, particulièrement comme le prévoient la LCJ et d’autres lois pertinentes.

  En ce qui concerne la courtoisie judiciaire, il n’était pas nécessaire de décider si les principes de courtoisie judiciaire s’appliquaient en l’espèce, puisque les considérations qui sous-tendent la courtoisie judiciaire (déférence et respect, ordre et équité, stabilité et unité) s’appliquaient malgré tout dans la présente affaire. La question constitutionnelle à trancher en l’espèce était la même que dans l’affaire Chu. Bien que la LCJ soit une loi fédérale, l’état actuel du droit au Canada fait en sorte que différentes versions de l’article 4 de la LCJ sont appliquées dans les provinces et territoires, ce qui fait qu’il est difficile d’obtenir des suspensions de casier pour certaines personnes en dehors de la Colombie-Britannique et de l’Ontario. Il était dans l’intérêt de la justice que les modifications de l’article 4 de la LCJ soient appliquées de façon uniforme partout au Canada. Il n’y avait aucune raison pour laquelle l’arrêt de la C.S.C.-B. ne devrait pas avoir une valeur de persuasion en l’espèce, d’autant plus qu’il n’y avait rien au dossier qui établissait que la C.S.C.-B. n’a pas tenu compte d’une loi ou d’une jurisprudence qui aurait mené à un résultat différent. Pour tous ces motifs, la Cour fédérale pouvait admettre d’office le jugement rendu dans l’affaire Chu et le raisonnement qui y a été suivi pour mener sa propre analyse juridique afin de répondre aux questions constitutionnelles soulevées en l’espèce.

  Il fallait se pencher sur deux questions pour déterminer si les modifications rétrospectives de la LCJ changent les conditions de la « peine initialement infligée » à une personne condamnée de manière contraire aux alinéas 11h) et i) de la Charte. La première question est de savoir si l’existence d’un casier judiciaire constitue une « peine » au sens des alinéas 11h) et i) de la Charte. Dans l’affirmative, la deuxième question est alors de savoir si l’application rétrospective des dispositions transitoires a pour effet d’alourdir cette peine. L’alinéa 11h) de la Charte assure une protection contre le double péril. Il consacre le droit de ne pas être jugé ni puni deux fois pour la même infraction. L’alinéa 11i) de la Charte garantit le droit de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont une personne est déclarée coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence. L’analyse effectuée par la C.S.C.-B. sur cette question dans l’affaire Chu a été examinée afin de déterminer si le casier judiciaire fait partie de la peine initialement infligée à une personne condamnée. Bien qu’elle ait conclu que les casiers judiciaires répondaient au premier et deuxième volets du critère, la Cour fédérale a néanmoins examiné le troisième volet à caractère subsidiaire du critère, à savoir l’incidence de l’existence d’un casier judiciaire sur le droit du contrevenant à la liberté ou à la sécurité. Compte tenu des éléments de preuve non contestés qui figurent au dossier, la stigmatisation qui accompagne un casier judiciaire a compromis la capacité du demandeur de gagner sa vie et d’effectuer des voyages à titre professionnel. Par conséquent, compte tenu de la jurisprudence et des éléments de preuve présentés par le demandeur, la Cour a conclu que l’existence d’un casier judiciaire respecte le troisième volet du critère, puisqu’un casier judiciaire peut limiter considérablement la capacité d’une personne de mener des activités par ailleurs légales, et qu’il impose des fardeaux importants que n’ont pas à supporter les autres membres du public. Pour ces motifs, un casier judiciaire constitue une « peine » au sens des alinéas 11h) et i) de la Charte et cette sanction fait partie de la peine initialement infligée à une personne condamnée.

  En ce qui concerne l’incidence des dispositions transitoires, dans l’affaire Chu, la C.S.C.-B. a conclu que l’application rétrospective des modifications de la LCJ, prévue à l’article 161 de la LSRC, avait pour effet d’aggraver la peine, ce qui contrevenait aux alinéas 11h) et i) de la Charte. En ce qui concerne l’article 10 de la LLARCG, dans l’affaire Chu, la C.S.C.-B. a conclu que l’article 10 a pour effet d’aggraver la peine et qu’il contrevient par conséquent aux alinéas 11h) et i) de la Charte. La Cour a pris en considération les motifs de la C.S.C.-B., de même que le fait que le défendeur n’a pas fait appel des conclusions de la C.S.C.-B. et a consenti aux demandes dans les décisions antérieures rendues par la Cour supérieure de l’Ontario. La Cour a également examiné la jurisprudence pertinente. Elle a donc conclu au caractère persuasif de l’affaire Chu et a estimé qu’elle faisait autorité. En conclusion, les dispositions transitoires contrevenaient aux alinéas 11h) et i) de la Charte.

En l’espèce, contrairement à l’affaire Chu, le défendeur n’a pas avancé d’arguments ou d’éléments de preuve pour justifier l’application rétrospective des modifications de la LCJ provoquées par l’adoption des dispositions transitoires. Puisqu’aucun élément de preuve n’a été fourni pour justifier la violation, la Cour a conclu que les dispositions transitoires ne pouvaient pas être justifiées par l’article premier de la Charte et qu’elles étaient par conséquent inopérantes. En outre, il convenait, dans les circonstances de l’espèce, de rendre un jugement déclaratoire et de prononcer une injonction. L’injonction prononcée obligeait la Commission des libérations conditionnelles du Canada à examiner la demande de suspension de casier judiciaire du demandeur en fonction de la LCJ telle qu’elle était libellée lorsqu’il a commis l’infraction, en juin 2009.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 11, 15.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 95(2)a), 161(1), 271.1, 718, 718.1. 752.

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6.

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 96, 101.

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52.

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 35(1).

Loi limitant l’admissibilité à la réhabilitation pour des crimes graves, L.C. 2010, ch. 5, art. 2, 10, ann. 1.

Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, ch. 1, art. 115, 161, 162.

Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. (1985), ch. C-47, art. 4, 4.1(1)a),b) (tel que modifé par L.C. 2010, ch. 5, art. 3).

Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, L.C. 2004, ch. 10.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18, 18.1, 28, 57(1),(2).

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles, 309, 359, partie V.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Chu v. Canada (Attorney General), 2017 BCSC 630, 347 C.C.C. (3d) 449; ITO-Int’l Terminal Operators c. Miida Electronics, [1986] 1 R.C.S. 752; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392.

DÉCISION DIFFÉRENCIÉE :

Windsor (Ville) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Charron v. The Queen, OSCJ File No. 16-67821; Rajab v. The Queen, OSCJ File No. 16-67822; Canada c. Domtar Inc., 2009 CAF 218; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; Kreishan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, [2020] 2 R.C.F. 299 R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571.

DÉCISIONS CITÉES :

Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698; Advantage Products Inc. c. Excalibre Oil Tools Ltd., 2019 CAF 22; Deegan c. Canada (Procureur général), 2019 CF 960, [2020] 1 R.C.F. 411; Fédération des francophones de la Colombie-Britannique c. Canada (Emploi et Développement social), 2018 CF 530, [2019] 1 R.C.F. 243; Bilodeau-Massé c. Canada (Procureur général), 2017 CF 604, [2018] 1 R.C.F. 386; Lee c. Canada (Service correctionnel), 2017 CAF 228; Almrei c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1025; Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3; R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599; Liang v. Canada (Attorney General), 2014 BCCA 190, 355 B.C.A.C. 238; R. v. Barinecutt, 2015 BCPC 189, 337 C.R.R. (2d) 1; R. v. Michael, 2014 ONCJ 360, 121 O.R. (3d) 244; R. v. D. (J.), 1999 CarswellOnt 1551, 66 C.R.R. (2d) 172 (C. sup. J. Ont.).

DEMANDE d’ordonnance déclarant certaines dispositions transitoires de la Loi sur le casier judiciaire (Loi) inconstitutionnelles pour le motif qu’elles enfreignent les alinéas 11h) et i) de la Charte canadienne des droits et libertés d’une manière qui ne peut être justifiée par l’article premier de la Charte et d’ordonnance enjoignant à la Commission des libérations conditionnelles du Canada d’examiner la demande de suspension de casier judiciaire du demandeur en fonction de la Loi telle qu’elle était libellée lorsqu’il a commis l’infraction, en juin 2009. Demande accueillie.

ONT COMPARU :

Isabelle Turgeon pour le demandeur.

Caroline Laverdière pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Grey Casgrain s.e.n.c., Montréal, pour le demandeur.

La sous-procureure générale du Canada, pour le défendeur.

 

            Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

            La juge Roussel :

I.          Aperçu

[1]        La Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. (1985), ch. C-47 (LCJ) porte sur la suspension du casier judiciaire des condamnés qui se sont réadaptés.

[2]        En 2010 et en 2012, le Parlement a adopté la Loi limitant l’admissibilité à la réhabilitation pour des crimes graves, L.C. 2010, ch. 5 (LLARCG) et la Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, ch. 1 (LSRC), qui modifient certaines dispositions de la LCJ. Une des modifications prolongeait le délai avant lequel les personnes condamnées peuvent demander une suspension de leur casier judiciaire. Une autre modification changeait les critères appliqués par la Commission des libérations conditionnelles du Canada pour décider d’octroyer une suspension du casier judiciaire.

[3]        Conformément à l’article 10 de la LLARCG et à l’article 161 de la LSRC (collectivement, les « dispositions transitoires »), les modifications s’appliquent à toutes les nouvelles demandes de suspensions de casier judiciaire, quelles que soient la date à laquelle l’infraction a été commise ou la date à laquelle la personne a été condamnée.

[4]        Le demandeur, P.H., a été déclaré coupable en décembre 2010 d’un chef d’agression sexuelle, en vertu de l’article 271.1 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. L’infraction en question a été commise en juin 2009. Il s’agit de la seule infraction dont il ait jamais été reconnu coupable. Avant l’adoption des dispositions transitoires, P.H. aurait pu demander une suspension de son casier judiciaire dès janvier 2018. À présent, il ne peut le faire avant janvier 2023.

[5]        En avril 2017, madame la juge MacNaughton, de la Cour suprême de la Colombie-Britannique (C.S.C.-B.), a déclaré les dispositions transitoires inopérantes dans l’affaire Chu v. Canada (Attorney General), 2017 BCSC 630, 347 C.C.C. (3d) 349 (Chu). Elle a conclu que ces dispositions enfreignent les alinéas 11h) et i) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (Charte). Le défendeur, le procureur général du Canada (PGC), n’a pas fait appel de la décision.

[6]        Quelques mois plus tard, dans les décisions Charron v. R., 16-67821 (C.Sup. Ont.) (Charron), et Rajab v. R., 16-67822 (C. Sup. Ont.) (Rajab), madame la juge Bell, de la Cour supérieure de justice de l’Ontario (C. sup. J. Ont.), a confirmé les conclusions de la C.S.C.-B. dans l’affaire Chu et a déclaré que les dispositions transitoires étaient inopérantes. Le PGC a consenti aux demandes.

[7]        Depuis les décisions rendues en Colombie-Britannique et en Ontario, la Commission des libérations conditionnelles du Canada applique les anciennes dispositions de la LCJ aux personnes qui résident dans ces deux provinces. Partout ailleurs, la Commission des libérations conditionnelles du Canada applique les nouvelles dispositions modifiées de la LCJ.

[8]        P.H. réside au Québec. Il sollicite une ordonnance de cette Cour déclarant inconstitutionnelles les dispositions transitoires pour le motif qu’elles enfreignent les alinéas 11h) et i) de la Charte d’une manière qui ne peut être justifiée par l’article premier de la Charte. Il sollicite également une ordonnance enjoignant à la Commission des libérations conditionnelles du Canada d’examiner sa demande de suspension de casier judiciaire en fonction de la LCJ telle qu’elle était libellée lorsqu’il a commis l’infraction, en juin 2009. P.H. ne conteste pas la constitutionnalité des modifications en tant que telles. Il conteste plutôt la constitutionnalité des dispositions transitoires qui permettent l’application rétrospective des modifications.

[9]        Le PGC consent à la demande de P.H.

[10]      Pour les motifs qui suivent, la Cour conclut que les dispositions transitoires enfreignent les alinéas 11h) et i) de la Charte d’une manière qui ne peut être justifiée par l’article premier de la Charte. Par conséquent, l’article 10 de la LLARCG et l’article 161 de la LSRC sont déclarés inconstitutionnels et inopérants conformément au paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

II.         Historique des procédures devant la Cour

[11]      Le 19 juillet 2018, P.H. et un codemandeur ont déposé, en application du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 (la Loi), un avis de demande visant à faire déclarer qu’ils sont admissibles à demander une suspension de leur casier aux termes du sous-alinéa 4a)(i) de la LCJ tel qu’il était libellé lorsqu’ils ont commis leur infraction. Ils ont également demandé une ordonnance enjoignant à la Commission des libérations conditionnelles du Canada d’accepter les demandes de suspension de casier judiciaire en appliquant les règles en vigueur avant l’adoption des dispositions transitoires. Le même jour, P.H. a sollicité une ordonnance afin que son nom et les autres renseignements permettant de l’identifier demeurent confidentiels. Après avoir entendu les parties, la protonotaire Alexandra Steele a rendu une ordonnance de confidentialité le 2 août 2018.

[12]      En août 2018, P.H. et son codemandeur ont déposé un avis de demande modifié pour y inclure une demande de réparation supplémentaire. Ils demandaient à la Cour de déclarer inconstitutionnelles les dispositions transitoires. L’avis de demande initial et l’avis de demande modifié contenaient également des demandes de réparation relativement à l’article 162 de la LSRC, en lien avec les demandes de suspension de casier judiciaire en cours; cependant, les parties ont depuis abandonné cet aspect de leur demande.

[13]      En décembre 2018, le codemandeur s’est retiré du dossier.

[14]      Le 23 janvier 2019, P.H. et le PGC ont déposé un dossier de requête conjointe aux termes de la règle 359 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (Règles), en vue d’obtenir : 1) une ordonnance déclarant que les dispositions transitoires enfreignent les alinéas 11h) et i) de la Charte d’une manière qui ne peut être justifiée par l’article premier de la Charte, et qu’elles sont par conséquent inopérantes; et 2) une ordonnance enjoignant à la Commission des libérations conditionnelles du Canada d’examiner la demande de suspension de casier judiciaire déposée par P.H. en fonction de la LCJ telle qu’elle était libellée lorsqu’il a commis l’infraction, en juin 2009. La requête devait être présentée le 29 janvier 2019 lors des séances générales de la Cour à Montréal, au Québec.

[15]      Après avoir examiné le dossier de requête conjointe et avoir pris acte du consentement du PGC, la Cour a émis une directive dans laquelle elle a informé les parties qu’elle n’entendrait pas la requête sur le fond comme prévu, mais que les procureurs devraient néanmoins comparaître afin de discuter du processus et du calendrier à suivre. Lorsque les procureurs ont comparu devant la Cour le 29 janvier 2019, la Cour a fait part de certaines réserves quant à leur demande conjointe.

[16]      La première réserve de la Cour concernait le processus suivi. La Cour ne comprenait pas pourquoi les parties procédaient par voie d’avis de requête étant donné que les articles 18 et 18.1 de la Loi, ainsi que la partie 5 [règles 300 à 334] des Règles, régissent la demande sous-jacente. P.H. n’avait pas mis en état son dossier de demande aux termes de la règle 309 des Règles, et le dossier ne semblait contenir que peu de preuves à l’appui de la contestation. La Cour a demandé si le dossier était complet et, dans l’affirmative, si les parties avaient déposé cette requête lors des séances générales de la Cour dans le but d’obtenir une instruction accélérée de la demande sous-jacente.

[17]      La deuxième réserve de la Cour avait trait à l’absence de processus contradictoire et au consentement du PGC quant à la déclaration d’invalidité. La Cour a rappelé aux procureurs que la loi est présumée valide et que le rôle du PGC est généralement d’expliquer pourquoi les lois fédérales doivent être maintenues. La Cour a demandé au PGC s’il n’incombait pas au législateur de modifier les dispositions transitoires puisque le PGC estimait a) qu’il ne pouvait plus défendre la constitutionnalité des dispositions transitoires, et b) que l’intérêt public justifiait d’assurer l’application uniforme, partout au Canada, des dispositions d’admissibilité à la suspension du casier judiciaire.

[18]      La troisième réserve de la Cour concernait les principes de la courtoisie judiciaire. Dans leurs observations écrites conjointes, les parties demandent essentiellement à la Cour d’appliquer l’affaire Chu de la C.S.C.-B. afin d’accorder la réparation demandée. La Cour leur a fait part de sa réticence étant donné que le dossier de preuve en l’espèce n’est pas aussi volumineux que dans l’affaire Chu et qu’il n’existe pas de débat contradictoire. La Cour a aussi voulu établir si, en vertu des principes de courtoisie judiciaire, elle était liée par les conclusions de la C.S.C.-B., qui est une cour de juridiction équivalente.

[19]      Enfin, puisque les parties ont engagé les présentes procédures pour obtenir l’application uniforme des modifications partout au Canada, la Cour leur a demandé d’examiner si elle a compétence pour prononcer des jugements déclaratoires généraux d’invalidité constitutionnelle. La Cour a procédé ainsi à la lumière des commentaires formulés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617 (Windsor), qui seront examinés plus loin.

[20]      À l’audience, les parties se sont exprimées quant à ces réserves. Elles ont affirmé que le PGC n’exerce aucun contrôle sur les priorités législatives du Parlement et qu’il ne peut pas défendre une loi déclarée inconstitutionnelle par une Cour dans une décision qu’il n’a pas contestée en appel. Elles estimaient également que la Cour disposait de tous les éléments de preuve nécessaires pour trancher les questions en litige et qu’elle avait compétence pour prononcer le jugement déclaratoire demandé.

[21]      Après l’audience, le PGC a envoyé une lettre à la Cour le 6 février 2019 pour indiquer que sa décision de consentir à une déclaration d’invalidité était exceptionnelle et n’avait pas été prise à la légère. La responsabilité primordiale du PGC est de promouvoir le respect de la loi et de représenter l’intérêt public, notamment lors de poursuites. Cependant, l’intérêt public l’oblige également à veiller à l’application uniforme des lois fédérales partout au Canada. Le PGC prétend que les questions soumises à la Cour ont fait l’objet d’une décision finale dans l’affaire Chu, dans lequel le PGC a défendu la constitutionnalité des dispositions transitoires. Après une analyse minutieuse, la C.S.C.-B. a conclu que les dispositions contestées enfreignent à la fois les alinéas 11h) et i) de la Charte d’une manière qui ne peut se justifier au regard de l’article premier de celle-ci. À la suite de cette décision, le PGC a révisé sa position et a décidé de ne pas porter le jugement en appel. Lorsque la même question a été soulevée devant la C. sup. J. Ont., le PGC a conclu qu’il n’était pas capable de distinguer l’analyse constitutionnelle dans les dossiers Charron et Rajab, d’une part, et l’affaire Chu rendu par la C.S.C.-B., d’autre part. Obéissant au principe selon lequel les lois fédérales doivent être appliquées de la même manière partout au pays, le PGC a consenti aux demandes dans les décisions Charron et Rajab.

[22]      Dans la même lettre, le PGC ajoute que même si la décision de ne pas défendre une loi est inhabituelle, elle n’est pas sans précédent. Le PGC renvoie par exemple la Cour au contentieux concernant le mariage entre personnes de même sexe au début des années 2000, dans lequel le PGC a tout d’abord défendu les lois fédérales avant de décider qu’il n’était plus dans l’intérêt public de le faire. Les cours d’appel de la Colombie-Britannique et de l’Ontario, tout comme la Cour supérieure du Québec, ont conclu que l’exigence selon laquelle seules deux personnes de sexe opposé peuvent se marier était contraire à l’article 15 de la Charte et ne pouvait être justifiée par l’article premier de celle-ci. Le PGC a décidé de ne pas faire appel des arrêts rendus par les cours d’appel; il s’est également désisté de son appel de la décision rendue par la Cour supérieure du Québec. Il en est résulté des droits constitutionnels différents pour les partenaires de même sexe d’une province à l’autre. Pour remédier à cette application non uniforme, des procédures en jugement déclaratoire afin de permettre le mariage entre personnes de même sexe ont été intentées dans les autres provinces et territoires. Les tribunaux de ces provinces et territoires ont adopté le raisonnement et les conclusions des cours d’appel de la Colombie-Britannique et de l’Ontario, et ont prononcé des déclarations d’invalidité.

[23]      Le PGC prétend que, tout comme pour le contentieux concernant le mariage entre personnes de même sexe, l’état actuel du droit quant aux suspensions de casier souffre d’une application inégale des droits garantis par la Charte pour les personnes condamnées qui cherchent à obtenir une suspension de leur casier. En déclarant invalides les dispositions contestées, la Cour rendrait possible une déclaration d’inconstitutionnalité ayant un effet national et garantirait l’application uniforme des suspensions de casier partout au Canada. En appuyant la mesure de redressement demandée par P.H., le PGC s’acquitte de son obligation d’agir dans l’intérêt public tout en conservant une approche cohérente à l’égard du contentieux et en manifestant son engagement à respecter les droits constitutionnels et les droits garantis par la Charte.

[24]      Pour ce qui est de la compétence de la Cour, le PGC affirme que la Cour fédérale a effectivement le pouvoir de prononcer des jugements déclaratoires d’invalidité en cas d’attaque directe des lois fédérales.

[25]      Enfin, le PGC indique que la Cour a le pouvoir inhérent de désigner un amicus curiae afin d’avoir un débat contradictoire pour garantir une prise de décision éclairée à la lumière de tous les arguments et éléments de preuve pertinents. Il estime toutefois que cela n’est pas nécessaire en l’espèce puisque la constitutionnalité des dispositions transitoires a déjà fait l’objet d’un débat contradictoire dans l’affaire Chu. Un avis de question constitutionnelle a été signifié aux procureurs généraux de toutes les provinces, et aucun n’a décidé d’intervenir.

[26]      Après avoir examiné les documents que le PGC a remis à la Cour et les décisions relatives au mariage entre conjoints de même sexe, la Cour a organisé une téléconférence avec les parties le 20 février 2019, au cours de laquelle elle a souligné la différence entre l’affaire dont elle est saisie et les dossiers relatifs au mariage entre conjoints de même sexe. La Cour a mentionné que dans ces dossiers, trois cours supérieures et deux cours d’appel s’étaient penchées sur les mêmes questions constitutionnelles. La Cour suprême du Canada a elle aussi examiné des questions semblables dans l’arrêt Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698. En se fondant sur la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Advantage Products Inc. c. Excalibre Oil Tools Ltd., 2019 CAF 22, la Cour a rappelé aux parties qu’elle a l’obligation d’agir de façon judiciaire et non en « se contentant d’acquiescer à la demande ». Autrement dit, elle leur a indiqué qu’elle devait avoir la certitude, au regard des faits et du droit, qu’il fallait rendre le jugement déclaratoire demandé. Soulignant que la Cour ne dispose pas des éléments de preuve qui existaient dans l’affaire Chu, elle a demandé aux parties de déposer des observations supplémentaires sur les points suivants :

a)         La compétence de la Cour pour accorder la mesure de redressement demandée;

b)         Si la Cour a suffisamment d’éléments de preuve pour prononcer un jugement déclaratoire général d’invalidité, et si elle peut s’appuyer sur les éléments de preuve présentés dans l’affaire Chu, en particulier concernant la preuve d’expert;

c)         Une mise à jour des observations concernant le droit applicable depuis l’affaire Chu; et

d)         Si la Cour doit distinguer l’affaire Chu de l’espèce, compte tenu de la nature des crimes pour lesquels M. Chu et P.H. ont été condamnés.

[27]      Les parties ont convenu de soumettre des observations écrites avant le 20 mars 2019. Après avoir examiné toutes leurs observations, la Cour a accepté d’entendre l’affaire le 1er avril 2019.

III.        Dispositions pertinentes

[28]      Voici comment était libellé l’article 4 de la LCJ lorsque P.H. a commis son infraction en 2009 :

Admissibilité à la réhabilitation

4 La période consécutive à l’expiration légale de la peine, notamment une peine d’emprisonnement, une période de probation ou le paiement d’une amende, pendant laquelle la demande de réhabilitation ne peut être examinée est de :     

a) cinq ans pour les infractions punissables par voie de mise en accusation […] [Non souligné dans l’original.]

[29]      Le 29 juin 2010, la LLARCG a modifié l’article 4 [L.C. 2010, ch. 5, art. 2] de la LCJ. La modification faisait passer de cinq à dix ans la période d’inadmissibilité pour une série d’infractions, à savoir : les sévices graves à la personne au sens de l’article 752 du Code criminel, y compris l’homicide involontaire coupable, pour lesquels le demandeur a été condamné à au moins deux ans d’emprisonnement; ou une infraction visée à l’annexe 1 et ayant fait l’objet d’une poursuite par voie de mise en accusation (les infractions visées à l’annexe 1 concernent généralement les infractions d’ordre sexuel mettant en cause de jeunes victimes).

[30]      La LLARCG a également imposé des critères de fond supplémentaires dont la Commission des libérations conditionnelles du Canada doit tenir compte pour déterminer s’il convient d’ordonner une suspension de casier pour les infractions ayant fait l’objet d’une poursuite par voie de mise en accusation. En plus d’être convaincue « que le demandeur s’est bien conduit pendant la période applicable mentionnée à l’article 4 et qu’aucune condamnation, au titre d’une loi du Parlement, n’est intervenue pendant cette période »[LCJ, art. 4.1(1) a) (tel que modifé par L.C. 2010, ch. 5, art. 3)], la Commission des libérations conditionnelles du Canada doit avoir la certitude :

Réhabilitation

4.1 (1) […] [tel que modifié par L.C. 2010, ch. 5, art. 3]

b) dans le cas d’une infraction visée à l’alinéa 4a), que le fait d’octroyer à ce moment la réhabilitation apporterait au demandeur un bénéfice mesurable, soutiendrait sa réadaptation en tant que citoyen respectueux des lois au sein de de la société et ne serait pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. [Non souligné dans l’original.]

[31]      L’article 10 de la LLARCG prévoyait également l’application rétrospective de ces modifications :

Nouvelles demandes de réhabilitation

10. Sous réserve de l’article 11, la demande de réhabilitation présentée en vertu de la Loi sur le casier judiciaire à l’égard d’une infraction visée à l’alinéa 4a) de cette loi, dans sa version antérieure à la date d’entrée en vigueur de la présente loi, et perpétrée avant cette date est traitée en conformité avec la Loi sur le casier judiciaire, dans sa version modifiée par la présente loi.

[32]      Le 13 mars 2012, la LSRC a modifié l’article 4 [L.C. 2012, ch. 1, art. 115] de la LCJ de la manière suivante :

Restrictions relatives aux demandes de suspension du casier

4 (1) Nul n’est admissible à présenter une demande de suspension du casier avant que la période consécutive à l’expiration légale de la peine, notamment une peine d’emprisonnement, une période de probation ou le paiement d’une amende, énoncée ci-après ne soit écoulée :       

a) dix ans pour l’infraction qui a fait l’objet d’une poursuite par voie de mise en accusation […]; [Non souligné dans l’original.]

[33]      En plus de remplacer le terme « réhabilitation » par « suspension du casier » et d’étendre l’application de la période d’inadmissibilité de dix ans à toutes les infractions ayant fait l’objet d’une poursuite par voie de mise en accusation, la LSRC prévoyait l’application rétrospective de la modification de l’article 4 :

Nouvelles demandes de réhabilitation

161. Sous réserve de l’article 162, la demande de réhabilitation présentée en vertu de la Loi sur le casier judiciaire à l’égard d’une infraction visée à l’alinéa 4a) ou b) de cette loi, dans sa version antérieure à la date d’entrée en vigueur du présent article, et perpétrée avant cette date est traitée en conformité avec la Loi sur le casier judiciaire, dans sa version modifiée par la présente partie, comme s’il s’agissait d’une demande de suspension du casier.          

[34]      Enfin, les alinéas 11h) et i) de la Charte prévoient ce qui suit :

Affaires criminelles et pénales

11. Tout inculpé a le droit :           

[…]

h) d’une part de ne pas être jugé de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement acquitté, d’autre part de ne pas être jugé ni puni de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement déclaré coupable et puni;       

i) de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence.     

IV.       Analyse

A.        Compétence pour accorder le jugement déclaratoire demandé

[35]      Dans l’arrêt ITO-Int’l Terminal Operators c. Miida Electronics, [1986] 1 R.C.S. 752 (ITO), la Cour suprême du Canada a énoncé un critère à trois volets permettant de conclure que la Cour fédérale a compétence pour traiter une demande donnée :

1.         Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

2.         Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

3.         La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[36]      Récemment, dans l’arrêt Windsor, la Cour suprême du Canada a repris le critère à trois volets établi dans l’arrêt ITO. Elle a également souligné que pour décider si la Cour fédérale a compétence sur une demande, il est nécessaire de déterminer la nature ou le caractère essentiel de cette demande. Elle a ajouté que la nature essentielle de la demande devait être dégagée selon « une appréciation réaliste du résultat concret visé par le demandeur » (Windsor, aux paragraphes 25–26, citant l’arrêt Canada c. Domtar Inc, 2009 CAF 218, au paragraphe 28).

[37]      En l’espèce, le caractère véritable de l’instance concerne la légalité du pouvoir conféré à la Commission des libérations conditionnelles du Canada d’appliquer rétrospectivement la période d’inadmissibilité de dix ans prévue par la loi et les critères pour ordonner une suspension de casier. Avec sa demande, P.H. réclame que la Commission des libérations conditionnelles du Canada examine sa demande de suspension de casier judiciaire en fonction de la LCJ telle qu’elle était libellée lorsqu’il a commis l’infraction, en juin 2009. Son recours en injonction repose sur une conclusion selon laquelle les dispositions transitoires sont inconstitutionnelles pour le motif qu’elles enfreignent les alinéas 11h) et i) de la Charte.

[38]      Concernant le premier des trois volets du critère énoncé dans l’arrêt ITO, la Cour convient avec les parties qu’il y a attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral. Conformément aux articles 18 et 18.1 de la Loi, la Cour a compétence exclusive (sous réserve de l’article 28 de la Loi) pour décerner une injonction et rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral, ce qui comprend la Commission des libérations conditionnelles du Canada. Il existe également un ensemble de règles de droit fédérales qui est essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence. La LCJ, la LLARCG et la LSRC sont des lois fédérales essentielles pour trancher l’espèce, puisqu’un jugement déclarant que les dispositions transitoires sont inconstitutionnelles est le seul recours disponible pour mettre fin à l’application rétrospective non uniforme des conditions d’admissibilité à une suspension du casier judiciaire partout au Canada. Enfin, les lois pertinentes en l’espèce sont incontestablement des lois du Canada au sens de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. Il s’agit de lois fédérales qui traitent de sujets relevant de la compétence exclusive du gouvernement fédéral quant au droit criminel.

[39]      Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que le critère à trois volets énoncé dans l’arrêt ITO est respecté.

[40]      La Cour est également d’avis qu’elle a compétence pour prononcer des jugements déclaratoires d’invalidité aux fins d’application de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Pour arriver à cette conclusion, la Cour a examiné les commentaires de la Cour suprême du Canada qui, dans l’arrêt Windsor, semble remettre en question le plein pouvoir de la Cour fédérale de prononcer des jugements déclaratoires formels d’invalidité tels que celui que les parties cherchent à obtenir en l’espèce.

[41]      Madame la juge Karakatsanis, s’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Windsor, a indiqué qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la conclusion de la Cour d’appel fédérale selon laquelle la Cour fédérale possède le pouvoir de déclarer, à titre de réparation, qu’une règle de droit est inconstitutionnelle, inapplicable ou inopérante. Même si elle a déclaré ne pas vouloir aborder cette question, elle a néanmoins fait la remarque suivante : « Il existe une distinction importante entre le pouvoir de tirer, quant à la constitutionnalité d’une règle de droit, une conclusion qui ne lie que les parties à l’instance et celui de prononcer à cet égard une déclaration formelle qui s’applique de façon générale et retire de manière effective une disposition législative du corpus législatif ». Elle a reconnu que notre Cour a le pouvoir de statuer sur la constitutionnalité d’une règle de droit et de déclarer inopérante, dans une instance donnée, une règle de droit qu’elle juge inconstitutionnelle. Elle a toutefois ajouté que son « silence sur ce point ne devrait pas être interprété comme une approbation tacite de l’analyse ou de la conclusion de la Cour d’appel fédérale » selon laquelle notre Cour a bel et bien le pouvoir de prononcer un jugement déclaratoire général d’invalidité aux termes de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 (Windsor, aux paragraphes 70–71).

[42]      Malgré tout le respect qu’elle a pour l’opinion des juges de la Cour suprême du Canada, la Cour ne se considère pas liée par ces remarques incidentes. Les faits de l’espèce diffèrent de ceux présentés dans l’arrêt Windsor. Cette affaire portait sur l’application du droit municipal à un ouvrage fédéral. L’appelante ne sollicitait pas une réparation sous le régime d’une loi fédérale, mais plutôt sous le régime de la Loi constitutionnelle de 1867. En l’espèce, les articles 18 et 18.1 de la Loi donnent compétence à notre Cour pour rendre un jugement déclaratoire à l’encontre de la Commission des libérations conditionnelles du Canada. Il n’est pas nécessaire d’interpréter restrictivement la compétence de notre Cour puisque c’est une cour de justice d’origine législative et non un tribunal possédant une compétence inhérente. Notre Cour, même si elle n’est pas une « cour supérieure » au sens de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, est néanmoins assimilable à une cour supérieure lorsqu’elle exerce son pouvoir général de surveillance sur des offices fédéraux comme la Commission des libérations conditionnelles du Canada. Les articles 18 et 18.1 de la Loi ne retirent pas aux cours supérieures provinciales leur compétence pour prononcer, à l’encontre d’un office fédéral, un jugement déclaratoire quant à la constitutionnalité d’une règle de droit. Cependant, la Loi crée bel et bien une compétence concomitante dans les cas où une loi fédérale (articles 18 et 18.1 de la Loi) confère compétence à la Cour fédérale et où le critère de l’arrêt ITO est par ailleurs satisfait, comme c’est le cas en l’espèce.

[43]      La Cour n’a pas l’intention de commenter davantage les remarques incidentes formulées par la majorité dans l’arrêt Windsor. Elle accepte et fait sienne le raisonnement de ses collègues qui ont récemment conclu que notre Cour a bel et bien compétence pour prononcer des jugements déclaratoires d’invalidité aux fins d’application de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 (Deegan c. Canada (Procureur général), 2019 CF 960, [2020] 1 R.C.F. 411, aux paragraphes 212–240; Fédération des francophones de la Colombie-Britannique c. Canada (Emploi et Développement social), 2018 CF 530, [2019] 1 R.C.F. 243,  aux paragraphes 55–65; Bilodeau-Massé c. Canada (Procureur général), 2017 CF 604, [2018] 1 R.C.F. 386, aux paragraphes 38–88). La Cour s’appuie également sur les déclarations de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Lee c. Canada (Service correctionnel), 2017 CAF 228, concernant les pleins pouvoirs des Cours fédérales. Puisqu’il semble inutile de reproduire leurs analyses dans les présents motifs, la Cour renvoie les parties et le lecteur aux extraits cités des décisions susmentionnées.

[44]      De plus, la Cour conclut que P.H. a qualité pour contester la constitutionnalité des dispositions transitoires puisqu’il est directement touché par celles-ci. Puisque son infraction remonte à juin 2009, sa période d’inadmissibilité avant de pouvoir demander une suspension du casier a été prolongée de cinq ans. Qui plus est, il doit se conformer aux critères renforcés pour obtenir une suspension de son casier. Comme la C.S.C.-B. l’a conclu dans l’affaire Chu, la Cour est d’avis que P.H. a la qualité requise pour contester l’application rétrospective des modifications de la LCJ telles qu’elles s’appliquent à toutes les personnes condamnées concernées (Chu, au paragraphe 90). Pour arriver à cette conclusion, la Cour s’appuie sur la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773 (Nur), qui concernait une contestation des peines minimales obligatoires prévues à l’alinéa 95(2)a) du Code criminel. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a confirmé qu’un demandeur qui a par ailleurs qualité pour agir peut solliciter une déclaration d’invalidité en application de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 au motif qu’une disposition a des effets inconstitutionnels pour lui-même ou pour des tiers (Nur, aux paragraphes 50–51, 63–65; Chu, aux paragraphes 90–104).

B.        Preuve

[45]      La Cour doit ensuite déterminer si elle dispose de suffisamment d’éléments de preuve et si elle peut s’appuyer sur la preuve présentée dans l’affaire Chu.

[46]      La Cour convient avec les parties qu’elle dispose de suffisamment d’éléments de preuve à l’appui d’une déclaration d’invalidité.

[47]      La question en l’espèce est essentiellement une question de droit : l’application rétrospective des modifications apportées à la LCJ change-t-elle les conditions de la « peine » initialement infligée à une personne condamnée de manière contraire aux alinéas 11h) et i) de la Charte? Pour y répondre, la Cour doit se pencher sur les deux questions suivantes, formulées au paragraphe 110 de l’affaire Chu : 1) L’existence d’un casier judiciaire constitue-t-elle une peine au sens de l’article 11 de la Charte? 2) Dans l’affirmative, l’application rétrospective des dispositions transitoires a-t-elle pour effet d’alourdir cette peine?

[48]      Pour trancher la première question, il faut se rapporter à l’arrêt R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906 (K.R.J.), dans lequel la Cour suprême du Canada a reformulé le critère qui permet d’assimiler une mesure à une peine. Une mesure satisfait au critère relatif à la peine si 1) elle est une conséquence d’une déclaration de culpabilité qui fait partie des sanctions dont est passible un accusé pour une infraction donnée et 2) soit elle est conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine, 3) soit elle a une grande incidence sur le droit du contrevenant à la liberté ou à la sécurité (K.R.J., au paragraphe 41).

[49]      Dans l’affaire Chu, la C.S.C.-B. a conclu que les premier et deuxième volets du critère de l’arrêt K.R.J. étaient respectés. Elle est parvenue à cette conclusion sur la base de la jurisprudence, en n’examinant aucun élément de preuve. Ce n’est que pour examiner le troisième volet du critère de l’arrêt K.R.J. (déterminer si les casiers judiciaires ont un effet important sur le droit du contrevenant à la liberté et à la sécurité) que la C.S.C.-B. a tenu compte des éléments de preuve. Elle a conclu que puisque les premier et deuxième volets du critère de l’arrêt K.R.J. étaient respectés, il n’était pas nécessaire de se pencher sur le troisième volet à caractère subsidiaire (Chu, au paragraphe 179). Elle l’a tout de même fait pour le motif qu’il s’agissait d’un dossier de première instance.

[50]      La Cour reconnaît qu’elle ne bénéficie pas de la preuve abondante dont disposait la C.S.C.-B. En l’espèce, P.H. a déposé un affidavit concernant sa situation personnelle, dans lequel il fait état des conséquences de l’existence de son casier judiciaire. Il a également déposé un rapport d’un psychologue qui aborde, quoique brièvement, l’effet psychologique d’un casier judiciaire. M. Chu, en revanche, avait déposé plusieurs rapports d’expert en plus de son propre témoignage. Pour démontrer les conséquences d’un casier judiciaire, M. Chu a déposé des rapports d’expert rédigés par M. Neil Boyd, professeur et directeur de la School of Criminology à l’Université Simon-Fraser, et par M. Anthony Doob, professeur émérite au Centre of Criminology de l’Université de Toronto. Le PGC a également déposé un rapport de M. Alfred Blumstein, professeur émérite dans le domaine des réseaux urbains et de la recherche opérationnelle au Heinz College de l’Université Carnegie Mellon (Chu, au paragraphe 183). Les trois experts ont été contre-interrogés et les transcriptions des contre-interrogatoires ont été remises à la C.S.C.-B. Cette dernière a estimé que les experts étaient éminemment qualifiés pour fournir les éléments de preuve énoncés dans leurs rapports (Chu, au paragraphe 184). Les parties n’ont soulevé aucune objection quant aux qualifications et aux rapports des experts, et n’ont fait aucune observation quant au poids à accorder à la preuve d’expert. L’expert cité par le PGC a lui-même reconnu qu’un casier judiciaire complique la recherche d’emploi pour une personne condamnée, et que l’accès limité aux occasions d’emploi avait des conséquences négatives sur les personnes ayant été condamnées, notamment en matière de mariage et de vie familiale (Chu, aux paragraphes 193 et 198).

[51]      La Cour ne dispose pas des rapports en question. Elle note néanmoins que la Cour suprême du Canada a affirmé, dans l’arrêt Nur, que pour déterminer si un demandeur a qualité pour solliciter un jugement déclaratoire général d’invalidité, un tribunal peut « se pencher non seulement sur la situation du délinquant, mais aussi sur toute autre situation raisonnablement prévisible à laquelle la disposition pourrait s’appliquer » (Nur, au paragraphe 58; Chu, au paragraphe 93). La Cour convient avec les parties qu’elle pourrait considérer l’affaire Chu comme une autre [traduction] « situation raisonnablement prévisible ».

[52]      Étant donné que l’expert cité par le PGC dans l’affaire Chu a lui-même reconnu que les casiers judiciaires ont un effet important sur le droit du contrevenant à la liberté et à la sécurité, et puisque les conclusions de la C.S.C.-B. n’ont pas été contestées, la Cour conclut qu’elle peut s’en inspirer sur cette question précise.

[53]      En outre, la Cour est d’avis qu’elle peut prendre acte d’office des répercussions d’un casier judiciaire en général ainsi que d’une suspension du casier, particulièrement comme le prévoient la LCJ et d’autres lois telles que la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (LCDP), qui protège contre la discrimination fondée sur « l’état de personne graciée » (LCDP, paragraphe 3(1)).

C.        Courtoisie judiciaire

[54]      Le principe de la courtoisie judiciaire est bien reconnu par la magistrature canadienne. À la Cour fédérale, ce principe veut qu’une décision essentiellement semblable rendue par un juge de cette Cour soit adoptée dans l’intérêt de favoriser la certitude du droit (Almrei c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1025 (Almrei), au paragraphe 61). Il existe plusieurs exceptions à ce principe : 1) les cas où l’ensemble de faits ou les éléments de preuve ne sont pas les mêmes pour les deux causes; 2) les cas où la question à trancher est différente; 3) les cas où la décision antérieure n’a pas examiné la loi ou la jurisprudence qui aurait donné lieu à un résultat différent; et 4) les cas où la décision suivie créerait une injustice (Almrei, au paragraphe 62).

[55]      Les parties invoquent l’arrêt Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077 (Morguard) pour faire valoir que les règles de la courtoisie judiciaire s’appliquent en l’espèce et militent en faveur de la prise en compte de l’affaire Chu. Elles prétendent que le raisonnement de la C.S.C.-B. dans l’affaire Chu est complet et convaincant, et insistent pour que la Cour s’en inspire dans les circonstances particulières de l’espèce pour déclarer inconstitutionnelles les dispositions transitoires.

[56]      Dans l’arrêt Morguard, la Cour suprême du Canada s’est demandée si les tribunaux de la Colombie-Britannique devaient reconnaître une décision rendue par les tribunaux de l’Alberta à une époque où le défendeur dans une action personnelle ne vivait pas en Alberta. Dans son analyse de la nécessité de reconnaître et d’exécuter les jugements au Canada, la Cour suprême du Canada a souligné que les considérations qui soustendent les règles de la courtoisie s’appliquent avec beaucoup plus de force entre les éléments d’un État fédéral (Morguard, à la page 1098). Après avoir fait remarquer que l’établissement d’un seul et même pays présuppose un objectif fondamental de stabilité et d’unité, la Cour a conclu que le système judiciaire canadien est organisé de telle manière que toute crainte de différence de qualité de justice d’une province à l’autre ne saurait être vraiment fondée. Elle a noté, en particulier, que tous les juges de cour supérieure sont nommés et rémunérés par les autorités fédérales, et sont assujettis à l’examen en dernier ressort de leurs décisions par la Cour suprême du Canada (Morguard, aux pages 1099–1100). La Cour suprême du Canada a conclu, à l’égard de la reconnaissance et de l’exécution des jugements à l’intérieur du Canada, que les tribunaux d’une province devraient « reconnaître totalement » les jugements rendus par un tribunal d’une autre province ou d’un territoire, pourvu que ce tribunal ait correctement et convenablement exercé sa compétence dans l’action.

[57]      Il n’est pas nécessaire pour la Cour de décider si les principes de courtoisie judiciaire s’appliquent en l’espèce puisqu’elle estime que les considérations qui sous-tendent la courtoisie judiciaire (déférence et respect, ordre et équité, stabilité et unité) s’appliquent malgré tout. La question constitutionnelle à trancher en l’espèce est la même que dans l’affaire Chu. Bien que la LCJ soit une loi fédérale, l’état actuel du droit au Canada fait en sorte que différentes versions de l’article 4 de la LCJ sont appliquées dans les provinces et territoires, ce qui fait qu’il est difficile d’obtenir des suspensions de casier pour certaines personnes en dehors de la Colombie-Britannique et de l’Ontario. Il est dans l’intérêt de la justice que les modifications de l’article 4 de la LCJ soient appliquées de façon uniforme partout au Canada. En outre, comme la Cour suprême du Canada l’a mentionné dans l’arrêt Morguard, la Cour considère également que les juges de cour supérieure sont nommés et rémunérés par les autorités fédérales, et sont assujettis à l’examen en dernier ressort de leurs décisions par la Cour suprême du Canada. La Cour ne voit pas pourquoi l’arrêt de la C.S.C.-B. n’aurait pas une valeur de persuasion en l’espèce, d’autant plus qu’il n’y rien au dossier qui établisse que la C.S.C.-B. n’a pas tenu compte d’une loi ou d’une jurisprudence qui aurait mené à un résultat différent.

[58]      Pour tous ces motifs, la Cour conclut qu’elle peut admettre d’office le jugement rendu dans l’affaire Chu et le raisonnement qui y est suivi pour mener sa propre analyse juridique afin de répondre aux questions constitutionnelles soulevées en l’espèce.

D.        Contestation constitutionnelle

[59]      Avant de déterminer le bien-fondé de la contestation constitutionnelle, la Cour doit se pencher sur une question qui s’est posée à la fin de son délibéré. La Cour a constaté que l’avis de question constitutionnelle n’avait pas été signifié aux procureurs généraux des territoires. Les paragraphes 57(1) et 57(2) de la Loi disposent qu’un avis doit être signifié au PGC et aux procureurs généraux « des provinces » au moins dix jours avant l’audience à laquelle la question constitutionnelle doit être débattue. Bien qu’il ne soit pas question des procureurs généraux des territoires dans ces dispositions, le paragraphe 35(1) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, porte que le mot « province » dans les textes fédéraux inclut « le Yukon, les Territoires du Nord-Ouest et le territoire du Nunavut ». Les procureurs généraux des territoires avaient donc droit à un avis.

[60]      Pour remédier à la situation, le PGC a signifié l’avis de question constitutionnelle aux procureurs généraux des territoires par télécopieur le 20 décembre 2019 et le 2 janvier 2020. Ensuite, le 21 janvier 2020, le PGC a écrit aux procureurs généraux des territoires pour leur faire savoir et leur garantir que, s’ils souhaitaient intervenir, le PGC demanderait à la Cour de leur permettre de participer en produisant des éléments de preuve et en avançant des arguments écrits et oraux. Le PGC leur a précisé qu’il souhaitait obtenir leurs réponses le plus tôt possible puisqu’il devait faire un suivi auprès de la Cour avant le 31 janvier 2020 au sujet de la non-signification de l’avis aux procureurs généraux des territoires. Le PGC a joint à cette lettre les actes de procédure pertinents déposés à la Cour, et a indiqué aux procureurs généraux des territoires qu’ils pouvaient demander à la Cour l’enregistrement de l’audience du 1er avril 2019.

[61]      Le procureur général du Yukon et celui des Territoires du Nord-Ouest ont depuis répondu pour confirmer qu’ils n’avaient pas l’intention d’intervenir. Le procureur général du Nunavut n’a pas encore répondu, mais la Cour est d’avis qu’il a eu suffisamment de temps pour le faire. Compte tenu des garanties données par le PGC dans sa lettre du 21 janvier 2020, la Cour conclut que si le procureur général du Nunavut avait eu l’intention de participer dans ce dossier, il aurait déjà communiqué avec une des parties ou avec la Cour.

[62]      La Cour doit à présent décider s’il y a lieu de donner effet à ces avis tardifs en exerçant le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 57(2) de la Loi.

[63]      Les exigences en matière d’avis garantissent qu’une loi [traduction] « n’est pas déclarée inconstitutionnelle sans que le gouvernement ait vraiment eu l’occasion d’en soutenir la validité » (Kreishan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, [2020] 2 R.C.F. 299 (Kreishan), au paragraphe 54; Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3, aux paragraphes 19 et 113). Dans l’arrêt Kreishan, la Cour d’appel fédérale a donné effet à des avis signifiés huit jours avant l’audience, au lieu des dix jours requis. Elle a pris note des réponses envoyées par les procureurs généraux des 13 provinces et territoires : aucun d’entre eux n’avait l’intention d’intervenir et aucun n’était opposé à la demande de raccourcissement du délai de signification de l’avis. S’appuyant sur ces réponses, la Cour d’appel fédérale a accepté de raccourcir le délai de signification, mais en prévenant que sa décision « n’a pas été prise à la légère et il ne faudrait pas s’attendre à des issues semblables dans de futures affaires » puisque l’exigence en matière d’avis « n’est pas une simple formalité » (Kreishan, au paragraphe 53).

 [64]     En l’espèce, les procureurs généraux des territoires ont été avisés tardivement; cependant, comme dans l’arrêt Kreishan, ils n’ont pas exprimé l’intention d’intervenir. Enfin, aucun des procureurs généraux des territoires n’a décidé de participer. Cette décision n’est peut-être pas surprenante puisque le PGC a reconnu l’inconstitutionnalité des dispositions transitoires et que les deux dispositions ont déjà été déclarées inopérantes en Colombie-Britannique et en Ontario. La Cour juge qu’il est dans l’intérêt de la justice de trancher cette question compte tenu de l’application non uniforme des dispositions transitoires au Canada. Par conséquent, la Cour prolonge le délai de signification et accepte l’avis comme s’il avait été dûment signifié avant l’audience.

[65]      S’agissant maintenant de la contestation constitutionnelle en tant que telle, comme susmentionné, il faut se pencher sur deux questions pour déterminer si les modifications rétrospectives de la LCJ changent les conditions de la « peine initialement infligée » à une personne condamnée de manière contraire aux alinéas 11h) et i) de la Charte. La première question est de savoir si l’existence d’un casier judiciaire constitue une « peine » au sens des alinéas 11h) et i) de la Charte. Dans l’affirmative, la deuxième question est alors de savoir si l’application rétrospective des dispositions transitoires a pour effet d’alourdir cette peine (Chu, au paragraphe 110).

1)         Alinéa 11h) de la Charte

[66]      L’alinéa 11h) de la Charte assure une protection contre le double péril. Il consacre le droit de ne pas être jugé ni puni deux fois pour la même infraction. Bien que l’alinéa 11h) de la Charte entre normalement en jeu en cas de dédoublement des procédures, la Cour suprême du Canada a conclu, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392 (Whaling), qu’il s’appliquait également à toute peine supplémentaire qui ne s’accompagne pas d’une procédure supplémentaire (Whaling, aux paragraphes 36 et 42). La Cour suprême a également conclu que la portée de la « peine » dans le contexte de l’alinéa 11h) de la Charte s’appliquait aux « changements apportés rétrospectivement aux conditions de la sanction originale ayant pour effet d’aggraver la peine du délinquant (être “puni de nouveau”) » (Whaling, au paragraphe 54).

[67]      Examinant la question de savoir quels changements rétrospectifs aux conditions de la peine constituent une double peine, la Cour suprême du Canada a noté que « la principale considération dans chaque cas sera la mesure selon laquelle l’attente légitime en matière de liberté aura été trompée par l’action législative rétrospective. La peine se cristallise par l’effet rétrospectif de l’atteinte aux attentes légitimes de liberté » (Whaling, au paragraphe 60). La Cour a finalement conclu que l’abrogation rétrospective des dispositions d’examen expéditif des demandes de libération conditionnelle avait pour effet de prolonger la période minimale d’incarcération d’une personne qui aurait été admissible à la semiliberté anticipée selon la procédure d’examen expéditif, ce qui était une des attentes de cette personne au moment du prononcé de la peine. Cela revenait à punir la personne de nouveau (Whaling, aux paragraphes 70–72).

2)         Alinéa 11i) de la Charte

[68]      L’alinéa 11i) de la Charte garantit le droit de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont une personne est déclarée coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence. Dans l’arrêt K.R.J., la Cour suprême du Canada a expliqué que l’alinéa 11i) de la Charte constitutionnalise la notion fondamentale voulant que, en matière pénale, une disposition ne doive généralement pas s’appliquer rétrospectivement. Cette notion repose sur le principe constitutionnel voulant qu’un citoyen puisse connaître à l’avance les conséquences de ses actions sur le plan juridique (K.R.J., aux paragraphes 22–24). La question dans l’arrêt K.R.J. était de savoir si l’application rétrospective de nouvelles ordonnances de surveillance dans la collectivité en application du paragraphe 161(1) du Code criminel, qui interdit aux délinquants sexuels d’avoir des contacts avec des personnes âgées de moins de 16 ans et d’utiliser Internet, contrevenait à l’alinéa 11i) de la Charte. Pour trancher la question, comme expliqué ci-dessus, la Cour a reformulé ainsi le critère à appliquer pour déterminer le sens à donner au mot « peine », aux termes de l’alinéa 11i) de la Charte :

[…] une mesure constitue une peine si (1) elle est une conséquence d’une déclaration de culpabilité qui fait partie des sanctions dont est passible un accusé pour une infraction donnée et (2) soit elle est conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine, (3) soit elle a une grande incidence sur le droit du contrevenant à la liberté ou à la sécurité. [Note en bas de page omise.]

(K.R.J., au paragraphe 41.)

[69]      Après avoir appliqué le critère reformulé, la Cour suprême du Canada a conclu que les modifications constituaient une peine puisque : 1) les ordonnances en application du paragraphe 161(1) du Code criminel étaient la conséquence d’une déclaration de culpabilité et faisaient partie des sanctions dont est passible un accusé pour une infraction donnée; 2) les sanctions étaient conformes à l’objectif (y compris protéger les enfants, favoriser la réinsertion sociale et décourager la violence sexuelle) et aux principes de la détermination de la peine et pouvaient avoir une grande incidence sur les droits constitutionnels du contrevenant; et 3) les modifications pouvaient avoir une grande incidence sur le droit du contrevenant à la liberté ou à la sécurité. Sur ce dernier point, la Cour suprême du Canada a mentionné, plus précisément, que le fait de vivre dans une collectivité en étant soumis à des conditions strictes pouvait engendrer une stigmatisation non négligeable et que l’interdiction d’avoir des contacts avec une personne âgée de moins de 16 ans était susceptible de réduire les domaines d’emploi qui s’offrent au contrevenant et la possibilité qu’il a d’interagir avec autrui. La Cour a également fait remarquer que le fait d’empêcher le contrevenant d’avoir accès à Internet équivalait à le tenir à l’écart d’un élément de plus en plus essentiel à la vie quotidienne (K.R.J., aux paragraphes 49–54; Chu, aux paragraphes 139–140). La Cour a conclu que les interdictions prévues au paragraphe 161(1) du Code criminel constituent une peine pour l’application de l’alinéa 11i) de la Charte (K.R.J., au paragraphe 57).

[70]      Le critère relatif à la peine énoncé dans l’arrêt K.R.J. a été confirmé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599 (Boudreault), aux paragraphes 38, 39 et 125.

3)         Le casier judiciaire fait-il partie de la peine initialement infligée à une personne condamnée?

[71]      Pour déterminer si le casier judiciaire fait partie de la peine initialement infligée à une personne condamnée, la C.S.C.-B. a tout d’abord examiné le sens et les spécificités du mot « peine » aux termes de l’article 11 de la Charte. Elle a passé en revue la jurisprudence pertinente de la Cour suprême du Canada, y compris les arrêts Whaling et K.R.J. Ce faisant, la C.S.C.-B. a noté, en particulier, que la détermination de ce qui constitue une « peine » est un examen objectif qui ne dépend pas de l’expérience subjective de la personne condamnée concernée (Chu, au paragraphe 130) et que cette peine englobe plus que la peine officielle infligée par un tribunal et tient compte de toute sanction ou tout traitement punitif connexe (Chu, au paragraphe 132). La C.S.C.-B. a également conclu, en se fondant sur la décision rendue par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’arrêt Liang v. Canada (Attorney General), 2014 BCCA 190, 355 B.C.A.C. 338, que la peine est traitée de la même manière pour l’application des alinéas 11h) et i) de la Charte (Chu, au paragraphe 143).

[72]      Après avoir établi le sens du mot « peine » aux termes de l’article 11 de la Charte, la C.S.C.-B. s’est demandé si un casier judiciaire fait partie de la peine initialement infligée à une personne condamnée. Elle a conclu que les casiers judiciaires respectent le premier volet du critère relatif à la peine énoncé dans l’arrêt K.R.J. Pour arriver à cette conclusion, la C.S.C.-B. a remarqué que les juges chargés de déterminer les peines disposent d’un éventail de sanctions : emprisonnement, amendes ou, lorsque certaines conditions sont remplies, libérations conditionnelles ou inconditionnelles (Chu, au paragraphe 157). Elle a également mentionné que pour décider d’accorder une libération, les juges chargés de déterminer les peines évaluent effectivement s’il convient d’imposer un dossier de condamnation étant donné qu’une libération a pour effet d’éviter les conséquences préjudiciables d’un casier judiciaire pour les personnes condamnées accusées d’infractions relativement mineures (Chu, au paragraphe 159).

[73]      La C.S.C.-B. a également conclu, à la lecture des articles 718 et 718.1 du Code criminel ainsi que la jurisprudence pertinente, que l’ouverture d’un casier judiciaire sert également l’objectif et les principes de détermination de la peine, à savoir la dénonciation et la dissuasion, étant donné que les personnes ayant un casier judiciaire sont stigmatisées au sein de la société. La C.S.C.-B. a noté, plus précisément, que pour décider d’accorder une libération ou, sinon, pour déterminer la peine appropriée, les juges prennent souvent en compte les difficultés qui accompagnent le fait d’avoir un casier judiciaire, de même que la situation de la personne condamnée concernée et le crime qu’elle a commis (Chu, aux paragraphes 166–178).

[74]      La Cour a examiné le raisonnement suivi par la C.S.C.-B. et conclut aussi que les casiers judiciaires répondent au premier et deuxième volets du critère de l’arrêt K.R.J.

[75]      Bien qu’il ne soit pas nécessaire que la Cour se penche sur le troisième volet à caractère subsidiaire du critère de l’arrêt K.R.J., elle examinera néanmoins, comme l’a fait la C.S.C.-B. dans l’affaire Chu, l’incidence de l’existence d’un casier judiciaire sur le droit du contrevenant à la liberté ou à la sécurité.

[76]      Comme expliqué ci-dessus, la Cour ne dispose pas de la preuve d’expert qui a été présentée à la C.S.C.-B. Toutefois, il suffit d’examiner la jurisprudence pour confirmer que l’existence d’un casier judiciaire a d’importantes conséquences. Dans l’arrêt R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 371, la Cour suprême du Canada a exposé les effets stigmatisants et punitifs de l’existence d’un casier judiciaire [au paragraphe 172] :

[…] Il est certain que l’existence d’un casier criminel a de graves conséquences. D’ailleurs, selon la politique législative qu’exprime la [Loi sur les stupéfiants, LRC 1985, c N-1], une déclaration de culpabilité pour possession de marihuana est censée avoir de graves conséquences. C’est en cela que réside l’effet dissuasif de l’interdiction. Comme nous l’avons signalé, le Parlement est à réexaminer l’à-propos de cette politique, examen qui résulterait en partie de la reconnaissance des répercussions importantes d’une accusation au pénal. À titre d’exemple, un document d’information de Santé Canada donne les précisions suivantes :

Le fait d’être poursuivie et condamnée par un tribunal pénal stigmatise la personne et peut avoir des conséquences profondes sur sa vie dans des domaines tels que les choix d’emploi, les voyages et l’éducation. Participer à des procédures pénales peut aussi provoquer des bouleversements personnels.

Santé Canada. « Information : Projet de loi sur la réforme concernant le cannabis », mai 2003.

(R. v. Barinecutt, 2015 BCPC 189, 337 C.R.R. (2d) 1, aux paragraphes 42, 71 et 75; R. v. Michael, 2014 ONCJ 360, 121 O.R. (3d) 244, au paragraphe 77; R. v. D. (J.), 1999 CarswellOnt 1551, 66 C.R.R. (2d) 172 (C. sup. J. Ont.), au paragraphe 19.)

[77]      La Cour constate également que, dans ses observations écrites dans l’affaire Chu, le PGC a reconnu que l’existence d’un casier judiciaire nuit à la capacité d’une personne condamnée de trouver un emploi, de se loger et de voyager à l’étranger. Voici ce qu’il a déclaré quant aux effets d’un casier judiciaire :

[traduction] Un casier judiciaire est un dossier permanent des crimes passés. Les comportements qui amènent une personne à commettre un crime et qui entraînent la constitution d’un casier judiciaire sont souvent stigmatisés dans notre société, en particulier dans des domaines comme l’emploi et le logement. Il se peut que les propriétaires soient moins enclins à louer des logements aux personnes ayant été condamnées et les employeurs hésitent à les embaucher, surtout dans les domaines qui comportent du travail auprès de personnes vulnérables. Ces pratiques découlent souvent, officiellement, des politiques des organisations en matière de sélection pour l’emploi. Il est également reconnu que l’existence d’un casier judiciaire peut limiter les déplacements à l’étranger.

[78]      En ce qui concerne les éléments de preuve au dossier, P.H. a déposé un affidavit contenant des renseignements sur sa situation personnelle. P.H. est un ancien membre des Forces canadiennes. Il est titulaire d’un diplôme d’études supérieures et d’une maîtrise en gestion. Faisant état des répercussions de son casier judiciaire, il explique qu’il a été victime de discrimination en matière d’embauche et qu’on lui a dit sans ambages lors d’une entrevue qu’il n’était pas possible de l’embaucher à cause de son casier. Un ancien employeur lui a refusé une promotion parce que le poste nécessitait des déplacements aux États-Unis. On lui a refusé les taux ordinaires pour l’assurance sur les biens et l’assurance automobile, et il affirme qu’il paie des primes cinq fois plus élevées que la normale. Il a dû refuser de participer à un événement académique aux États-Unis et laisser passer des possibilités d’emploi dans ce pays lorsqu’il travaillait pour deux sociétés étrangères. Il a également décliné des offres de stage et renoncé à des occasions de bénévolat pour éviter de révéler ses antécédents.

[79]      Pour ce qui est de l’exclusion sociale, P.H. affirme également que depuis neuf ans, il est séparé des membres de sa famille aux États-Unis et ne peut pas leur rendre visite, et qu’il a ainsi raté des mariages, des anniversaires et d’autres événements familiaux importants. Son assurance et son amour-propre ont également souffert de la stigmatisation qui accompagne son casier judiciaire et les conditions de comparution régulière imposées par la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, L.C. 2004, ch. 10.

[80]      P.H. a également déposé un rapport d’examen psychologique. Le rapport ne porte pas précisément sur les conséquences de l’existence d’un casier judiciaire; il aborde de façon générale les répercussions des procédures judiciaires sur le demandeur, ainsi que le risque de récidive. Néanmoins, le rapport confirme que le casier judiciaire de P.H. a bel et bien eu des répercussions négatives sur ses perspectives de carrière et a été à la fois humiliant et décourageant pour lui.

[81]      Les éléments de preuve non contestés qui figurent au dossier amènent la Cour à conclure que la stigmatisation qui accompagne un casier judiciaire a compromis la capacité de P.H. de gagner sa vie et d’effectuer des voyages à titre professionnel. La Cour conclut aussi que cette stigmatisation a eu de graves répercussions sur sa situation financière, sa santé psychologique et son sentiment identitaire.

[82]      Par conséquent, compte tenu de la jurisprudence et des éléments de preuve présentés par P.H., la Cour conclut que l’existence d’un casier judiciaire respecte le troisième volet du critère établi dans l’arrêt K.R.J., puisqu’un casier judiciaire peut limiter considérablement la capacité d’une personne de mener des activités par ailleurs légales, par exemple en matière d’emploi, et qu’il impose des fardeaux importants que n’ont pas à supporter les autres membres du public.

[83]      Pour les motifs qui précèdent, la Cour conclut qu’un casier judiciaire constitue une « peine » au sens des alinéas 11h) et i) de la Charte et que cette sanction fait partie de la peine initialement infligée à une personne condamnée.

4)         Les dispositions transitoires ont-elles pour effet d’aggraver la peine initialement infligée à une personne condamnée de manière contraire aux alinéas 11h) et i) de la Charte?

[84]      Dans l’arrêt Whaling, la Cour suprême du Canada a conclu que dans le cas où un délinquant (c’est-à-dire une personne condamnée) a été définitivement déclaré coupable d’une infraction et puni pour cette dernière, l’alinéa 11h) de la Charte s’applique pour faire obstacle à des changements apportés rétrospectivement aux conditions de la sanction originale s’ils ont pour effet d’aggraver la peine du délinquant (Whaling, au paragraphe 54). La principale considération dans chaque cas sera la mesure selon laquelle l’attente légitime en matière de liberté aura été trompée par l’action législative rétrospective (Whaling, au paragraphe 60). La Cour suprême a conclu que la disposition d’application rétrospective avait pour effet de priver les délinquants de la possibilité de voir leur dossier examiné en vue d’une semiliberté anticipée, possibilité à laquelle ils s’attendaient à l’époque où ils avaient été condamnés et punis. Cette disposition a prolongé leur période minimale d’incarcération, les punissant ainsi de nouveau et enclenchant la protection contre la double peine garantie à l’alinéa 11h) de la Charte (Whaling, aux paragraphes 70–71).

[85]      Dans l’affaire Chu, la C.S.C.-B. a examiné chacune des dispositions transitoires en tenant compte de ce contexte. Elle a conclu que la prolongation des périodes d’inadmissibilité engendrée par l’article 161 de la LSRC avait une incidence comparable à celle de la modification rétrospective examinée dans l’arrêt Whaling. La durée du casier judiciaire était automatiquement prolongée, sans tenir compte de la situation personnelle de la personne condamnée, ce qui bouleversait vraisemblablement les attentes légitimes et les projets de nombreuses personnes condamnées et constituait ainsi une peine supplémentaire (Chu, aux paragraphes 241–243). Dans son examen des répercussions des dispositions transitoires sur les attentes légitimes, la C.S.C.-B. a pris les exemples de deux personnes condamnées hypothétiques :

[traduction] Tout d’abord, une jeune personne qui a plaidé coupable à l’acte criminel de possession de cocaïne et a été condamnée à un an d’emprisonnement avec sursis. Elle se serait attendue à pouvoir présenter une demande de réhabilitation cinq ans après la fin de sa peine. Elle a repris sa vie en main et, en attendant la fin de sa période d’inadmissibilité et grâce à des prêts d’études, elle a obtenu une certification de comptable professionnelle agréée. À cause de l’application rétrospective des modifications, son attente légitime de pouvoir commencer sa carrière et rembourser des prêts d’études a été trompée puisqu’elle doit attendre encore cinq ans avant de pouvoir présenter une demande de suspension de casier.

     Ensuite, un jeune homme de 19 ans poursuivi par voie de mise en accusation et qui, avant les modifications, a plaidé coupable pour voies de fait lors d’une bagarre dans un bar. Il a été condamné à trois années de probation. Il se serait attendu à pouvoir présenter une demande de suspension de casier à l’âge de 27 ans, mais l’effet rétrospectif des modifications l’oblige maintenant à attendre ses 32 ans.

(Chu, aux paragraphes 245 et 246.)

[86]      La C.S.C.-B. a conclu que l’application rétrospective des modifications de la LCJ, prévue à l’article 161 de la LSRC, avait pour effet d’aggraver la peine, ce qui contrevient aux alinéas 11h) et i) de la Charte (Chu, aux paragraphes 247–249).

[87]      En ce qui concerne l’article 10 de la LLARCG, qui a modifié rétrospectivement les critères pris en compte par la Commission des libérations conditionnelles du Canada pour ordonner une suspension de casier, la C.S.C.-B. a fait les observations suivantes :

[traduction] Avant les modifications de la LLARCG, on accordait une suspension du casier si le demandeur conservait un mode de vie respectueux des lois et avait une bonne conduite au cours de la période d’inadmissibilité. Le demandeur avait le contrôle du respect des critères d’admissibilité; le résultat de la demande, bien qu’il ne fut pas automatique, était prévisible. Les demandeurs n’étaient pas tenus de formuler des arguments ou des observations quant à la nature de leurs infractions antérieures.

     Aux termes de la LLARCG, la Commission doit également conclure, à présent, que la suspension du casier procurera un avantage mesurable au demandeur, favorisera sa réinsertion sociale en tant que citoyen respectueux des lois et ne sera pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

     Pour déterminer si une suspension du casier est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, la Commission doit tenir compte de la gravité de l’infraction commise par le demandeur. Ainsi, même si un demandeur a maintenu une bonne conduite et même s’il est évident qu’une suspension du casier favorisera sa réinsertion, la Commission peut rejeter la demande uniquement d’après la nature des infractions antérieures commises par le demandeur. Il s’agit d’un critère plus exigeant.

     Les modifications rétrospectives des critères de fond pour l’obtention d’une suspension du casier sont au cœur du processus décisionnel et modifient en profondeur la nature de la décision de la Commission, de sorte que le risque de se voir refuser la réhabilitation augmente pour de nombreuses personnes condamnées qui auraient autrement obtenu une suspension de casier selon les anciens critères. Plutôt que de tenir compte uniquement de la réinsertion du demandeur, la Commission fait à présent un examen rétrospectif et réévalue la gravité de l’infraction commise par le demandeur. Le demandeur n’a plus de contrôle sur le respect des critères et l’incertitude est plus grande quant au résultat de la demande. Les demandeurs sont désormais tenus de formuler des arguments et des observations quant à la nature de leurs infractions antérieures.

     Tel qu’il a été mentionné plus haut, les débats parlementaires et l’examen par les comités parlementaires appuient une intention législative de modifier considérablement la décision de réhabiliter une personne. Comme il est également indiqué ci-dessus, l’objet des modifications de la LLARCG était de donner à la Commission un nouveau rôle « quasi judiciaire » pour garantir un certain équilibre entre l’octroi d’une suspension du casier et la gravité des infractions. Les membres de l’opposition ont dit craindre que cela revienne essentiellement à « juger à nouveau » la personne.

     En bref, l’application rétrospective des critères supplémentaires a pour effet de rendre plus difficile que prévu l’obtention d’une suspension du casier, ce qui frustre les attentes légitimes des personnes condamnées.

(Chu, aux paragraphes 251–256.)

[88]      Ces considérations ont amené la C.S.C.-B. à conclure que l’article 10 de la LLARCG a pour effet d’aggraver la peine et qu’il contrevient par conséquent aux alinéas 11h) et i) de la Charte (Chu, au paragraphe 257).

[89]      La Cour a pris en considération les motifs de la C.S.C.-B., de même que le fait que le PGC n’a pas fait appel des conclusions de la C.S.C.-B. et a consenti aux demandes dans les décisions Charron et Rajab. La Cour a également examiné la jurisprudence pertinente, y compris la mise à jour fournie par les parties. La Cour conclut au caractère persuasif de l’affaire Chu et estime qu’il fait autorité. La Cour conclut également qu’il n’y a pas lieu d’établir une distinction entre l’affaire Chu et l’espèce en fonction de la nature des crimes pour lesquels les personnes ont été condamnées, puisque c’est l’application rétrospective des modifications qui est contestée dans les deux affaires.

[90]      Pour tous ces motifs, la Cour conclut également que les dispositions transitoires contreviennent aux alinéas 11h) et i) de la Charte.

5)         Article premier de la Charte

[91]      En général, lorsqu’une violation de la Charte est établie, le PGC cherche à justifier cette violation en vertu de l’article premier de la Charte. Pour y parvenir en l’espèce, il faudrait que le PGC démontre que les effets rétrospectifs des dispositions transitoires contribuent à un objectif urgent et réel du gouvernement et que la loi est proportionnelle à cet objectif. Le critère de la proportionnalité exige : 1) qu’il existe un lien rationnel entre la mesure choisie et l’objectif en question; 2) que cette mesure porte le moins possible atteinte au droit en question; et 3) que les effets bénéfiques de la mesure l’emportent sur ses effets préjudiciables (Boudreault, au paragraphe 96; Nur, au paragraphe 111).

[92]      En l’espèce, contrairement à l’affaire Chu dans lequel la C.S.C.-B. a conclu que les dispositions transitoires ne portent pas le moins possible atteinte aux droits des personnes condamnées concernées, le PGC n’a pas avancé d’arguments ou d’éléments de preuve pour justifier l’application rétrospective des modifications de la LCJ provoquées par l’adoption des dispositions transitoires. Puisqu’aucun élément de preuve n’a été fourni pour justifier la violation, la Cour doit conclure que les dispositions transitoires ne peuvent pas être justifiées par l’article premier de la Charte et sont par conséquent inopérantes.

6)         Recours

[93]      À l’audience, la Cour a demandé aux parties de fournir d’autres observations quant à la demande d’injonction présentée par P.H. La Cour a demandé s’il serait nécessaire de prononcer une injonction contre la Commission des libérations conditionnelles du Canada si elle concluait à l’inconstitutionnalité des dispositions transitoires et si elle les déclarait inopérantes en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

[94]      Malgré les points communs entre les injonctions et les déclarations d’inconstitutionnalité, la Cour convient avec les parties qu’elles n’ont ni la même origine ni le même objectif. Les injonctions résultent du rôle de surveillance de la Cour à l’égard des mesures administratives fédérales. En l’espèce, une injonction défendrait l’intérêt juridique de P.H. d’empêcher la Commission des libérations conditionnelles du Canada de commettre un acte illégal. La déclaration d’inconstitutionnalité, en revanche, découle de la primauté de la Constitution en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Une telle déclaration ferait en sorte que la LCJ et ses lois modificatives soient conformes à la Constitution au profit de toutes les personnes condamnées concernées.

[95]      Les deux recours ayant des vocations différentes, la Cour conclut qu’il convient, dans les circonstances de l’espèce, de rendre un jugement déclaratoire et de prononcer une injonction.

E.        Conclusion

[96]      La Cour a compétence pour rendre le jugement déclaratoire et prononcer l’injonction demandés par les parties, puisque le critère énoncé dans l’arrêt ITO est satisfait et que P.H. a établi qu’il avait qualité pour formuler ces demandes. Elle dispose de suffisamment d’éléments de preuve à l’appui d’une déclaration d’inconstitutionnalité puisque la question de la constitutionnalité est essentiellement une question de droit. En outre, d’après les principes qui sous-tendent la notion de courtoisie judiciaire, la Cour a pris en considération les motifs de l’affaire Chu pour mener sa propre analyse juridique.

[97]      La Cour conclut que les dispositions transitoires ont pour effet d’aggraver la peine, ce qui contrevient aux alinéas 11h) et i) de la Charte. Puisqu’aucun élément de preuve n’a été fourni pour justifier la violation, la Cour conclut également que ces dispositions ne peuvent pas être justifiées par l’article premier de la Charte. Par conséquent, l’article 10 de la LLARCG et l’article 161 de la LSRC sont déclarés inconstitutionnels et inopérants conformément au paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

[98]      Enfin, pour remédier à la situation de P.H., la Cour prononcera une injonction pour obliger la Commission des libérations conditionnelles du Canada à examiner sa demande de suspension de casier judiciaire en fonction de la LCJ telle qu’elle était libellée lorsqu’il a commis l’infraction, en juin 2009.

[99]      Quant aux frais, les parties demandent à la Cour, dans leurs observations conjointes, d’adjuger les dépens en faveur de P.H. Par conséquent, P.H. a droit à des dépens de 3 300 $.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1378-18

LA COUR DÉCLARE ET ORDONNE ce qui suit :

1.         La demande est accueillie.

2.         L’article 10 de la Loi limitant l’admissibilité à la réhabilitation pour des crimes graves, L.C. 2010, ch. 5 contrevient aux alinéas 11h) et i) de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte) d’une manière qui ne peut être justifiée par l’article premier de la Charte, et est par conséquent inopérant conformément au paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

3.         L’article 161 de la Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, ch. 1 contrevient aux alinéas 11h) et i) de la Charte d’une manière qui ne peut être justifiée par l’article premier de la Charte, et est par conséquent inopérant conformément au paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

4.         La Commission des libérations conditionnelles du Canada doit traiter la demande de suspension du casier présentée par P.H. et statuer sur cette demande conformément à la Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. (1985), ch. C-47, telle qu’elle était libellée lorsqu’il a commis son infraction, en juin 2009.

5.         L’intimé devra payer à P.H. des dépens de 3 300 $.

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