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IMM-1645-19

2019 CF 1251

Earl Mason (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge Grammond—Vancouver, 11 septembre; Ottawa, 2 octobre 2019.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Contrôle judiciaire d’une décision dans laquelle la Section d’appel de l’immigration (la SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a retenu l’allégation du défendeur selon laquelle le demandeur, un étranger, était interdit de territoire sur le fondement de l’art. 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, parce qu’il avait été « l’auteur [d’un] acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada » Le demandeur a fait valoir que l’art. 34 traite plutôt de « raison[s] de sécurité », ce qui veut dire qu’il ne s’applique qu’aux affaires de terrorisme, de crimes de guerre ou d’activités de criminalité organisée — Des accusations de tentative de meurtre ont été portées contre le demandeur à la suite d’un incident, mais les accusations ont fait l’objet d’un arrêt des procédures — Par la suite, le demandeur a fait l’objet d’un rapport pour interdiction de territoire au Canada en application de l’art. 34(1)e) de la Loi — L’affaire a été déférée à la Section de l’immigration (la SI) de la Commission, qui a scindé l’instance – La SI a déterminé que l’art. 34(1)e) ne s’appliquait qu’aux affaires dans lesquelles un « élément de sécurité » est en jeu, et non de « simples infractions criminelles » Le défendeur a interjeté appel devant la SAI, qui a infirmé la décision de la SI — Plus particulièrement, la SAI a conclu que l’art. 34(1)e) de la Loi n’exige pas l’existence d’un lien entre la conduite qui emporte interdiction de territoire et la sécurité nationale, mais qu’il suffit que la conduite soit liée à la sécurité dans un sens plus large Il s’agissait de savoir si l’interprétation de l’art. 34(1)e) donnée par la SAI était raisonnable La décision de la SAI était déraisonnable — Il y avait un argument massue selon lequel l’économie des dispositions de la Loi relatives à l’interdiction de territoire était incompatible avec l’interprétation de la SAI — L’examen de l’économie du régime applicable aux interdictions de territoire a montré que celui-ci est le fruit d’un certain nombre de choix de politique publique concernant le degré de gravité des différents motifs d’interdiction de territoire, la possibilité d’interjeter appel ou d’obtenir d’autres formes de dispense et la norme de preuve — À cet égard, la criminalité se distingue des autres motifs d’interdiction de territoire, en ce sens qu’elle exige une déclaration de culpabilité si l’infraction a été commise au Canada, et son application dépend de plusieurs facteurs — La décision de la SAI a bouleversé la structure soigneusement élaborée de la Loi — L’interprétation que la SAI a donnée à l’art. 34(1)e) élargit l’application de cette disposition à un vaste éventail d’infractions criminelles qui sont « susceptible[s] de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada » Elle ne requiert aucune déclaration de culpabilité Elle allait à l’encontre de la volonté et des choix de politique publique du législateur Le défendeur n’a pas présenté d’arguments solides étayant la décision de la SAI L’argument sur la redondance de l’art. 34(1)e) et de l’art. 34(1)d) de la Loi a été jugé avoir un certain fondement, mais la juxtaposition des art. 34(1)d) et e) ne permettait pas de dégager un choix de politique publique manifeste qui écarterait les arguments fondés sur l’économie de la loiEn conséquence, même s’il y avait un chevauchement de sens dans les deux articles, l’argument fondé sur la redondance avait une valeur restreinte De plus, la conduite grave du demandeur ne permettait pas d’ignorer les choix de politique publique du législateur, qui a décidé qu’une personne ne serait pas interdite de territoire pour criminalité (qui aurait été commise au Canada) sans déclaration de culpabilité, à moins qu’il s’agisse d’une affaire de sécurité nationale, de crimes de guerre ou d’activités de criminalité organisée — Par conséquent, la décision de la SAI a été annulée, et la décision de la SI a été rétablie — Une question a été certifiée — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision dans laquelle la Section d’appel de l’immigration (la SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (Commission) a retenu l’allégation du défendeur selon laquelle le demandeur, un étranger, était interdit de territoire sur le fondement de l’alinéa 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, parce qu’il avait été « l’auteur [d’un] acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ». Le demandeur a fait valoir que l’article 34 traite plutôt de « raison[s] de sécurité », ce qui veut dire qu’il ne s’applique qu’aux affaires de terrorisme, de crimes de guerre ou d’activités de criminalité organisée. L’affaire soulevait une pure question d’interprétation des dispositions de la Loi traitant de l’interdiction de territoire.

Au cours d’une bagarre survenue lors d’un concert, le demandeur a tiré huit coups de feu et blessé deux personnes. À la suite de cet incident, deux accusations de tentative de meurtre ont été portées contre lui, mais les accusations ont fait l’objet d’un arrêt des procédures. Par la suite, un rapport établi en vertu de l’article 44 de la Loi a allégué que le demandeur était interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)e) de la Loi. L’affaire a été déférée à la Section de l’immigration (la SI) de la Commission, qui a convenu de scinder l’instance. La SI devait d’abord décider si, en droit, l’alinéa 34(1)e) s’appliquait à des affaires autres que les affaires de terrorisme, d’activités de criminalité organisée, de crime de guerre ou de crimes contre l’humanité et, dans l’affirmative, elle tiendrait une audience lui permettant de tirer les conclusions de fait nécessaires. La SI a déterminé que l’alinéa 34(1)e) ne s’appliquait qu’aux affaires dans lesquelles un « élément de sécurité » est en jeu, et non de « simples infractions criminelles », et le défendeur a interjeté appel devant la SAI. La SAI a infirmé la décision de la SI. Plus particulièrement, elle a conclu que l’alinéa 34(1)e) de la Loi n’exige pas l’existence d’un lien entre la conduite qui emporte interdiction de territoire et la sécurité nationale. Il suffit que la conduite reprochée soit liée « à la sécurité dans un sens plus large », qui suppose notamment de « s’assurer que les Canadiens sont à l’abri d’actes de violence susceptibles de mettre leur vie ou leur sécurité en danger ».

Il s’agissait de savoir si l’interprétation de l’alinéa 34(1)e) donnée par la SAI était raisonnable.

Jugement : la demande doit être accueillie.

La décision de la SAI était déraisonnable. Il y avait un « argument massue »  : l’économie des dispositions de la Loi relatives à l’interdiction de territoire était incompatible avec l’interprétation de la SAI. La section 4 de la partie I de la Loi régit les interdictions de territoire, c’est-à-dire les raisons pour lesquelles un résident permanent ou un étranger peuvent se voir interdire l’entrée au Canada ou ordonner de quitter le Canada. De très nombreuses raisons emportent interdiction de territoire et la gravité de la conduite reprochée ou de la situation à l’origine de l’interdiction de territoire varie sensiblement. L’examen de l’économie du régime applicable aux interdictions de territoire a montré que celui-ci est le fruit d’un certain nombre de choix de politique publique concernant le degré de gravité des différents motifs d’interdiction de territoire, la possibilité d’interjeter appel ou d’obtenir d’autres formes de dispense et la norme de preuve. À cet égard, la criminalité se distingue des autres motifs d’interdiction de territoire, en ce sens que ce motif exige une déclaration de culpabilité si l’infraction a été commise au Canada, et son application dépend de plusieurs facteurs, notamment la gravité de l’infraction et la question de savoir si elle a été commise par un résident permanent ou un étranger. La décision de la SAI a bouleversé la structure soigneusement élaborée de la Loi. L’interprétation que la SAI a donnée à l’alinéa 34(1)e) élargit l’application de cette disposition à un vaste éventail d’infractions criminelles qui sont « susceptible[s] de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ». Elle ne requiert aucune déclaration de culpabilité. Elle peut viser des événements éventuels, plutôt que des infractions déjà commises. La gamme de conduites comporte peu de limites intrinsèques, une vaste portée pouvant être conférée au concept de la « sécurité d’autrui ». L’interprétation de la SAI allait à l’encontre de la volonté et des choix de politique publique du législateur d’au moins deux façons. Premièrement, l’interprétation de la SAI a fait entrer dans la catégorie la plus grave des interdictions de territoire un vaste éventail de conduites parmi lesquelles se trouvaient des actes qui ne répondaient pas aux critères de l’article 36. Ainsi, des infractions que le législateur estimait n’être pas suffisamment graves pour justifier l’expulsion, tout particulièrement dans le cas des résidents permanents, pourraient néanmoins entraîner une interdiction de territoire. Deuxièmement, elle n’exigeait pas une déclaration de culpabilité pour les infractions commises au Canada, alors que cette exigence est un élément essentiel de l’article 36. Même si l’interdiction de territoire n’est pas en soi une conséquence pénale, le législateur a fait le choix de politique publique d’exiger une déclaration de culpabilité et une preuve hors de tout doute raisonnable pour interdire de territoire une personne pour cause de criminalité. Vu le souci du législateur de formuler soigneusement l’article 36, il ne pouvait pas vouloir un tel résultat. L’argument fondé sur l’économie de la loi a donc rendu la décision de la SAI déraisonnable. En outre, le défendeur n’a pas présenté d’arguments tout aussi solides étayant la décision de la SAI.

  L’argument du défendeur selon lequel l’exigence d’un lien avec la sécurité nationale, à l’alinéa 34(1)e), rendrait l’alinéa 34(1)d) redondant, a été examiné et jugé avoir un certain fondement. Conformément à l’alinéa 34(1)d), ceux qui « constitue[nt] un danger pour la sécurité du Canada » sont interdits de territoire pour raison de sécurité, tandis que l’alinéa 34(1)e) prévoit la même chose pour ceux qui « [sont] l[es] auteur[s] de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ». La juxtaposition des alinéas 34(1)d) et e) ne permettait cependant pas de dégager un choix de politique publique manifeste qui écarterait les arguments fondés sur l’économie de la loi. En conséquence, il pouvait y avoir un chevauchement de sens dans les deux alinéas, ce qui donnait une valeur restreinte à l’argument fondé sur la redondance. De plus, dans sa décision, la SAI a indiqué que l’« argument le plus convaincant » était que son interprétation n’était pas « contraire aux valeurs canadiennes, aux valeurs fondamentales de la Charte et à notre histoire en tant que démocratie parlementaire ». Bien que l’imposition de sanctions pénales en l’absence d’un procès soit contraire à de telles valeurs, la SAI a souligné que les conséquences en matière d’immigration n’étaient pas des sanctions pénales. Cet argument rendait quelque peu perplexe et il ne reposait pas sur une méthode reconnue d’interprétation des lois. Le fait qu’une interprétation proposée soit conforme aux valeurs canadiennes ne permet pas de mieux saisir l’intention du législateur. Enfin, la conduite grave du demandeur ne permettait pas d’ignorer les choix de politique publique du législateur. En l’espèce, le législateur a décidé qu’une personne ne serait pas interdite de territoire pour criminalité (qui aurait été commise au Canada) sans déclaration de culpabilité, à moins qu’il s’agisse d’une affaire de sécurité nationale, de crimes de guerre ou d’activités de criminalité organisée. Le législateur n’a pas voulu que les dispositions relatives à l’interdiction de territoire servent à réparer les échecs du système de justice pénale. S’il paraissait y avoir une faille dans la Loi, c’était au législateur, et non à la SAI, qu’il appartenait de la combler.

  Par conséquent, la décision de la SAI a été annulée, ce qui a eu pour effet de rétablir la décision de la SI étant donné que l’instance avait été scindée. En outre, une question concernant l’interprétation de l’alinéa 34(1)e) de la Loi a été certifiée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3, 6(3), 25, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42.1, 44, 63, 64(1), 67(1)c), 68(1), 96, 97, 112(3), 113d).

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES  :

McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; Lunyamila c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22.

DÉCISIONS DIFFÉRENCIÉES  :

Medovarski c. Canada (Citoyenneté et Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539.

DÉCISIONS EXAMINÉES  :

Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117;  :Sonne c. Association canadienne des radiodiffuseurs, 2017 CAF 138; Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56, [2015] 2 R.C.F. 1006; Investors Compensation Scheme v. West Bromwich Building Society, [1997] UKHL 28 (BAILII), [1998] 1 All E.R. 98; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471; Dleiow c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CanLII 129531 (C.I.S.R.).

DÉCISIONS CITÉES  :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, (1998), 36 O.R. (3d) 418; Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427; Wilson c. Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770; Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (C.F. 1re inst.); Magonza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14; Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84; Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., 2005 CSC 62, [2005] 3 R.C.S. 141; Céré c. Canada (Procureur général), 2019 CF 221; Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, [2007] 3 R.C.F. 198 Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Dhillon, 2012 CF 726, [2014] 1 R.C.F. 325 S.R. c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1118; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Canada (Procureur général) c. Philps, 2019 CAF 240.

DOCTRINE CITÉE

Côté, Pierre-André. The Interpretation of Legislation in Canada, 4th ed. Toronto : Carswell, 2011.

Daly, Paul. «The Principle of Stare Decisis in Canadian Administrative Law» (2015), 49 R.J.T.U.M. 757.

Daly, Paul. «Unreasonable Interpretations of Law» (2014), 66 Sup. Ct. L. Rev. (2d) 233.

Sullivan, Ruth. Statutory Interpretation, 3rd ed. Toronto : Irwin Law, 2016.

Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 6th ed. Markham, Ont. : LexisNexis, 2014.

Wilderman, Sheila. «Making Sense of Reasonablemess» in Colleen M. Flood and Lorne Sossin, Administrative Law in Context, 3rd ed. Toronto : Emond Montgomery, 2018.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision dans laquelle la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (2019 CanLII 55171 (C.I.S.R.), inf. 2018 CanLII 57522 (C.I.S.R.)) a retenu l’allégation du défendeur selon laquelle le demandeur, un étranger, était interdit de territoire sur le fondement de l’alinéa 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, parce qu’il avait été « l’auteur [d’un] acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ». Demande accueillie.

ONT COMPARU  :

Peter Edelmann et Erica Olmstead pour le demandeur.

Helen Park pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Edelmann & Co. Law Offices, Vancouver, pour le demandeur.

La sous-procureure générale du Canada pour le défendeur.

 

            Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

            Le juge Grammond :

[1]        La présente affaire porte sur l’interprétation des dispositions relatives à l’interdiction de territoire de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). Le ministre allègue que M. Mason, un étranger, est interdit de territoire sur le fondement de l’alinéa 34(1)e) de la Loi, parce qu’il est « l’auteur [d’un] acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ». M. Mason nie cette allégation. Selon lui, l’article 34 traite plutôt de « raison[s] de sécurité », ce qui veut dire qu’il ne s’applique qu’aux affaires de terrorisme, de crimes de guerre ou d’activités de criminalité organisée. Le différend entre le ministre et M. Mason soulève une pure question d’interprétation des lois. La Section d’appel de l’immigration (la SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a retenu l’interprétation que le ministre donne à l’alinéa 34(1)e). M. Mason sollicite à présent le contrôle judiciaire de la décision rendue par la SAI.

[2]        Les deux parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la décision de la SAI est celle de la décision raisonnable, mais elles ne s’entendent pas sur ce que cela signifie concrètement. Par conséquent, je dois, pour trancher l’affaire, préciser la manière dont la cour de révision doit examiner une décision par laquelle un tribunal administratif se prononce sur l’interprétation d’une loi. Après avoir proposé une méthode pour effectuer cet examen, je conclus que l’interprétation de l’alinéa 34(1)e) donnée par la SAI est déraisonnable, parce qu’elle ne tient pas compte de l’économie de la Loi et rend inutiles les dispositions concernant l’interdiction de territoire pour motifs de criminalité. Je conclus que l’alinéa 34(1)e) ne peut s’appliquer aux gestes criminels ou violents qui n’ont aucun lien avec la sécurité nationale.

I.          Les faits

[3]        Un incident survenu le 13 mai 2012 lors d’un concert qui s’est tenu à la Légion canadienne à Surrey, en Colombie-Britannique, est à l’origine de l’affaire. Au cours d’une bagarre, M. Mason aurait tiré huit coups de feu et blessé deux personnes. À la suite de cet incident, deux accusations de tentative de meurtre ont été portées contre lui, le 30 mai 2014. Toutefois, le 23 novembre 2015, les accusations ont fait l’objet d’un arrêt des procédures. On ne m’a pas donné d’explication précise quant aux motifs de cet arrêt des procédures.

[4]        Par la suite, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada a établi un rapport en vertu de l’article 44 de la Loi, dans lequel il indiquait que M. Mason était interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)e). L’affaire a été déférée à la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Il a été convenu que l’instance serait scindée. La SI devait d’abord décider si, en droit, l’alinéa 34(1)e) s’applique à des affaires autres que les affaires de terrorisme, d’activités de criminalité organisée, de crime de guerre ou de crimes contre l’humanité. Dans l’affirmative, la SI devait tenir une audience lui permettant de tirer les conclusions de fait nécessaires.

[5]        Le 20 mars 2018, la SI [Mason c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CanLII57522] a déterminé que l’alinéa 34(1)e) ne s’applique qu’aux affaires dans lesquelles un « élément de sécurité » est en jeu, et non de « simples infractions criminelles » [aux paragraphes 23 et 24]. Le ministre a interjeté appel devant la SAI.

[6]        Le 6 février 2019, la SAI [2019 CanLII 55171] a infirmé la décision de la SI. La SAI renvoie abondamment dans ses motifs aux observations des parties, mais il est parfois difficile de savoir si la SAI les retient ou non. Néanmoins, je crois comprendre que la décision de la SAI reposait principalement sur les éléments suivants :

         Il n’est pas suffisant de recourir au sens ordinaire des mots employés à l’alinéa 34(1)e) (au paragraphe 20) ni de se livrer à une comparaison avec les autres alinéas de cette disposition (aux paragraphes 21 et 27). Néanmoins, la définition du terme « sécurité » tirée du dictionnaire, laquelle ne renvoie pas exclusivement à la sécurité nationale, est utile (au paragraphe 25).

         Le sens des termes « sécurité » et « raison de sécurité » employés à l’article 34 doit être différent de celui des termes « sécurité du Canada » ou « sécurité nationale », employés ailleurs dans la Loi (au paragraphe 23).

         Selon l’interprétation donnée à plusieurs autres dispositions relatives à l’interdiction de territoire, celles-ci ne requièrent pas l’existence d’une condamnation criminelle.

         L’interdiction de territoire n’est pas une sanction pénale. Infliger à quelqu’un une sanction pénale sans l’avoir d’abord déclaré coupable constitue une atteinte aux valeurs canadiennes, mais le fait de l’interdire de territoire n’en est pas une.

[7]        Par conséquent, la SAI [au paragraphe 37] a conclu que l’alinéa 34(1)e) n’exige pas l’existence d’un lien entre la conduite qui emporte interdiction de territoire et la sécurité nationale. Il suffit que la conduite reprochée soit liée « à la sécurité dans un sens plus large », qui suppose notamment de « s’assurer que les Canadiens sont à l’abri d’actes de violence susceptibles de mettre leur vie ou leur sécurité en danger ».

[8]        M. Mason sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAI.

II.         Analyse

[9]        J’accueille la demande de M. Mason, car j’estime que l’interprétation de la SAI est déraisonnable. Avant d’expliquer les raisons pour lesquelles j’en arrive à cette conclusion, j’énoncerai d’abord la méthode qui permet d’apprécier le caractère raisonnable d’une décision par laquelle un tribunal administratif se prononce sur l’interprétation d’une loi. J’appliquerai ensuite cette méthode à l’interprétation de l’alinéa 34(1)e) donnée par la SAI.

A.        Caractère raisonnable et interprétation des lois

[10]      Si les deux parties s’entendent pour dire que, en principe, la norme applicable à la décision de la SAI est celle du caractère raisonnable, M. Mason fait valoir qu’il ne peut y avoir qu’une seule interprétation raisonnable de la Loi dans une affaire comme celle-ci. En revanche, le ministre me demande de faire montre d’une grande retenue à l’égard de la décision de la SAI.

[11]      Ces points de vue très différents sur ce que commande la retenue dans les affaires où l’interprétation des lois est en jeu reflètent la tension fondamentale qui existe entre le besoin d’assurer la primauté du droit et le besoin de respecter l’autonomie des décideurs administratifs. Cette tension se situe au cœur du contrôle judiciaire (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), au paragraphe 27). La retenue empêche les tribunaux de substituer leurs propres conclusions à celles du décideur. Toutefois, elle ne permet pas aux décideurs de déroger à la volonté du législateur.

[12]      Pour éviter de tomber dans ces pièges, il est nécessaire d’établir un cadre fondé sur des principes pour évaluer le caractère raisonnable des décisions relatives à l’interprétation des lois. Or, la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, qui comporte de nombreux exemples dans lesquelles de telles décisions sont examinées, n’expose pas une méthode détaillée.

[13]      De nombreux manuels décrivent les méthodes d’interprétation des lois. Parmi les plus récents, mentionnons l’ouvrage classique d’Elmer Driedger, maintenant intitulé Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd. (Ruth Sullivan en étant l’autrice désignée (Markham, Ont. : LexisNexis, 2014)); Pierre-André Côté, en collaboration avec Stéphane Beaulac et Mathieu Devinat, Interprétation des lois, 4e éd. (Montréal : Thémis, 2009) (Côté, Interprétation des lois); Ruth Sullivan, Statutory Interpretation, 3éd. (Toronto : Irwin Law, 2016) (Sullivan, Statutory Interpretation). Ces auteurs expliquent la méthode d’interprétation « moderne », retenue par la Cour suprême du Canada dans de nombreuses affaires, tout particulièrement dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, selon laquelle il faut prêter une attention particulière au texte, au contexte et à l’objet de la disposition à interpréter. Ils ne précisent toutefois pas de quelle manière il faut appliquer cette méthode dans le contexte d’un contrôle judiciaire, visant à déterminer si l’interprétation donnée par un tribunal administratif est raisonnable.

1)         Approches existantes

[14]      Certains éminents juristes ont entrepris de combler cette lacune en proposant une analyse plus rigoureuse du processus que suivent les tribunaux pour déterminer, lors d’un contrôle judiciaire, si l’interprétation de la loi par un décideur administratif est raisonnable.

[15]      Le juge David Stratas de la Cour d’appel fédérale a proposé de s’appuyer sur ce qu’il appelle les « traits distinctifs du caractère déraisonnable » [au paragraphe 27] (Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 (Delios); Ré :Sonne c. Association canadienne des radiodiffuseurs, 2017 CAF 138 (Ré :Sonne)). Selon ce principe, la présence de certaines caractéristiques dans la décision administrative permet de soupçonner, voire de présumer, que la décision est déraisonnable. Certaines caractéristiques peuvent démontrer le contraire, et ainsi constituer des « “traits distinctifs du caractère raisonnable” » (Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56, [2015] 2 R.C.F. 1006, au paragraphe 100). Voici des exemples de ces traits distinctifs :

         L’interprétation donnée par le tribunal s’accorde-t-elle avec les objectifs de la loi : Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427, au paragraphe 42; Wilson c. Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770, au paragraphe 69.

         Le tribunal « applique[-t-il] la jurisprudence antérieure de la même façon, à des faits similaires » : Ré :Sonne, au paragraphe 61.

         Le tribunal a-t-il tiré « d’importantes conclusions de fait dépourvues de fondement rationnel ou en totale opposition avec les preuves » : Delios, au paragraphe 27.

         Le tribunal a-t-il tenu compte du contexte : Dunsmuir, au paragraphe 74.

[16]      Ces traits distinctifs ne sont pas déterminants. Ce qui, à première vue, constitue un trait distinctif du caractère déraisonnable pourrait, en réalité, s’expliquer. Par exemple, le décideur pourrait avoir expliqué pourquoi l’examen attentif du régime législatif justifie une interprétation qui paraît contredire l’objet de la loi. Dans ces cas, la décision pourrait bien être raisonnable.

[17]      Le professeur Paul Daly s’est livré à une analyse approfondie du contrôle judiciaire de décisions en matière d’interprétation des lois dans son article intitulé « Unreasonable Interpretations of Law » (2014), 66 Sup. Ct. L. Rev. (2d) 233 (Daly, « Unreasonable Interpretations »). Il souligne que les tribunaux doivent se garder de faire reposer leur évaluation du caractère raisonnable sur les principes d’interprétation des lois, et que ces principes, trop [traduction] « formalistes », sont conçus de manière à permettre de dégager une seule bonne réponse aux problèmes d’interprétation, et y recourir reviendrait à imposer une méthode légaliste aux décideurs administratifs, qui ne devaient pas y être contraints. Le professeur Daly affirme que l’examen du caractère raisonnable devrait commencer par une recherche d’[traduction] « indices » du caractère déraisonnable — semblables aux [traduction] « traits distinctifs » du juge Stratas — et, en présence de tels indices, la cour de révision devrait vérifier si le décideur a fourni une explication valable. Des exemples de ces [traduction] « indices » sont [traduction] « l’illogisme, l’incompatibilité avec l’objet de la loi ou les valeurs sous-jacentes, les différences de traitement et les changements inexpliqués des principes » (à la page 260) (pour une liste plus détaillée des indices, voir également Sheila Wildeman, « Making Sense of Reasonableness » dans Colleen M. Flood et Lorne Sossin, dir., Administrative Law in Context, 3éd. (Toronto : Emond Montgomery, 2018) 437, aux pages 500 à 503).

[18]      Ces approches ont le mérite de fournir aux avocats et aux juges des outils commodes pour déterminer si les décisions administratives sont déraisonnables. Elles soulignent le fait que le caractère déraisonnable ne découle pas d’un simple désaccord au sujet de l’interprétation qui doit être donnée à la loi.

[19]      Il est toutefois paradoxal que la plupart des « traits distinctifs » ou des « indices » qui ont été relevés soient étroitement liés aux méthodes d’interprétation des lois. D’un point de vue pratique, il y a peut-être peu de différence entre affirmer qu’une interprétation contraire à l’objet de la loi est un trait distinctif du caractère déraisonnable et affirmer que le décideur n’a pas appliqué la méthode d’interprétation téléologique. Il faut donc chercher à savoir quelles méthodes d’interprétation donnent lieu à de tels « traits distinctifs » et les raisons pour lesquelles elles sont choisies.

2)         Approche proposée

[20]      À mon avis, le contrôle judiciaire des décisions administratives n’exige pas que l’on écarte les principes d’interprétation des lois. Ceux-ci ne sont ni trop légalistes ni trop formalistes. Comme l’a fait observer lord Hoffmann il y a 20 ans, ces principes incarnent [traduction] « le bon sens qui sert à interpréter les propos réfléchis tenus dans la vie quotidienne » (Investors Compensation Scheme v. West Bromwich Building Society, [1997] UKHL 28 (BAILII), [1998] 1 All E.R. 98, à la page 114). Et, à vrai dire, nous ne disposons d’aucun autre ensemble de principes qui puissent être appliqués dans le contexte administratif.

[21]      Les principes d’interprétation des lois ne sont pas incompatibles avec la retenue. Le recours à ces principes n’entraîne pas automatiquement un « contrôle déguisé selon la norme de la décision correcte », comme on le désigne parfois. Il est possible de faire preuve de retenue à l’égard des décisions en matière d’interprétation des lois si le juge de révision garde à l’esprit les deux principes suivants : 1) de nombreux problèmes d’interprétation des lois appellent plus d’une réponse raisonnable; et 2) les méthodes d’interprétation des lois ne sont pas des règles contraignantes qui dictent un résultat particulier.

[22]      En réalité, les méthodes d’interprétation des lois fournissent des guides, des « indices » ou des « pistes ». Elles exposent les raisons pour lesquelles une interprétation sera privilégiée plutôt qu’une autre. Le poids qui leur est accordé dépend du problème à résoudre. Par exemple, dans une situation, la méthode littérale pourrait se révéler non concluante, tandis que la méthode téléologique pourrait être convaincante. Dans certaines situations, toutes les méthodes tendent vers une même interprétation; dans d’autres cas, elles suggèrent des directions différentes. Elles réduisent l’incertitude quant au sens de la loi, mais ne sauraient l’éliminer dans tous les cas. Par conséquent, lors d’un contrôle judiciaire, le recours aux méthodes d’interprétation des lois devrait permettre non pas d’arriver à une seule bonne réponse, mais plutôt de savoir si l’interprétation choisie par le décideur est une interprétation que « permet raisonnablement le libellé de la disposition en cause » (McLean c. Colombie (Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895 (McLean), au paragraphe 40).

[23]      Les remarques qui précèdent sont conformes à la manière actuelle de concevoir le processus d’interprétation et le rôle des « règles » ou des « principes » d’interprétation. À cet égard, le professeur Côté fait observer (Interprétation des lois, aux pages 46 et 47) :

Enfin, au contraire des règles de droit ordinaires, les principes d’interprétation des lois agissent rarement seuls sur la décision : la conclusion à laquelle ils mènent n’est, le plus souvent, pas dictée par un seul principe mais par un ensemble de principes agissant en synergie. La bonne solution n’est pas celle qu’indique tel principe isolé, mais plutôt celle qui paraît la plus probablement conforme à l’intention du législateur compte tenu de l’ensemble des principes applicables. Un seul indice de volonté n’est généralement pas suffisant. Au contraire, lorsqu’il s’agit de règles de droit ordinaires, il suffira d’identifier la règle applicable puis de qualifier les faits pour que le litige soit tranché.

Le recours aux principes d’interprétation des lois pour déterminer le sens ou la portée d’un texte suppose que le texte soit étudié à la lumière de tous les principes applicables. Cette étude donne lieu à un bilan. Il peut bien arriver que la quasi-totalité des principes indiquent, dans un cas donné, que telle interprétation est indubitablement celle qu’un juge retiendrait […]

Par contre, il peut arriver que les indices de volonté législative tirés du texte à l’aide des principes soient contradictoires, certains éléments suggérant un sens alors que d’autres militent plutôt en faveur d’une autre solution.

[24]      Après avoir souligné que les principes d’interprétation [traduction] « n’imposent pas de contraintes obligatoires », la professeure Sullivan donne les explications suivantes (Statutory Interpretation, à la page 30) :

[traduction] Le défaut de « suivre » une règle d’interprétation des lois n’est pas une erreur susceptible d’appel ou de contrôle judiciaire. Même si de mauvaises interprétations peuvent faire l’objet d’un appel ou d’un contrôle judiciaire, l’erreur tient au défaut de donner à la loi une interprétation correcte ou raisonnable, et non au défaut d’appliquer une règle particulière d’interprétation des lois. Lord Reid a fait les remarques suivantes dans l’arrêt Maunsell v Olins [[1975] AC 373, p. 382 (HL)] :

Elles [les règles d’interprétation des lois] ne sont pas des règles au sens où on l’entend habituellement, savoir qu’elles ont une quelconque force obligatoire. Elles sont à notre service, et non pas l’inverse. Elles sont des outils d’interprétation, des présomptions ou des pistes. Il n’est pas rare qu’une « règle » indique une direction, et qu’une autre indique une autre direction. Il nous faut, dans chaque cas, examiner l’ensemble des circonstances pertinentes et décider — et c’est là une question d’appréciation — quel poids accorder à une « règle » ou une autre.

Ainsi que l’indique lord Reid, la raison d’être des règles n’est pas de dicter l’interprétation d’une loi. Quand les règles convergent toutes vers la même interprétation, le tribunal peut se sentir obligé de retenir cette interprétation; il écartera vraisemblablement une autre interprétation au motif qu’elle est inexacte ou déraisonnable. Toutefois, si le sens courant appuie un résultat, alors que la finalité et la présomption d’intention en appuient un autre, le tribunal doit former sa propre opinion pour décider du meilleur résultat.

[25]      La norme du caractère raisonnable suppose qu’il appartient essentiellement au décideur administratif d’apprécier la valeur des différents « indices ». Le juge de révision devra toutefois soupeser les arguments, non pas pour refaire l’exercice d’appréciation, mais plutôt pour s’assurer que le décideur n’a pas écarté un argument très solide — un « argument massue » — ni opté pour une interprétation, alors que les « indices » convergeaient massivement dans la direction contraire.

[26]      Ce processus d’analyse n’est pas fondamentalement différent de l’examen des conclusions de fait tirées par les cours de révision. Le rôle de la cour de révision n’est pas de soupeser à nouveau la preuve. Néanmoins, omettre un élément de preuve important sans fournir d’explication (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 17) ou tirer une conclusion en dépit d’une preuve accablante qui tend à une conclusion contraire (Magonza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14, au paragraphe 92) peut rendre la décision déraisonnable.

[27]      Qu’est-ce qu’un « argument massue » dans le contexte de l’interprétation des lois? C’est un argument qui est intrinsèquement cohérent, qui résiste à un examen minutieux et qui ne peut être repoussé par un argument contraire de force semblable. Il s’agit d’un argument qui peut être considéré comme établissant de manière concluante l’intention du législateur.

[28]      Cet « argument massue » peut s’appuyer sur l’une des méthodes d’interprétation reconnues. Il peut s’agir d’un argument d’ordre textuel : le libellé de la disposition ne peut tout simplement pas avoir le sens que le décideur lui attribue. Dans la plupart des cas, toutefois, les arguments d’ordre textuel ne sont pas concluants. Il peut aussi s’agir d’un argument qui repose sur l’économie du régime législatif ou sur son historique législatif.

[29]      Il faut souligner que l’appréciation de la force d’un argument ne repose pas sur la méthode d’interprétation visée. Il serait présomptueux d’affirmer, par exemple, que les arguments téléologiques sont toujours plus solides que les arguments contextuels. L’argument doit être évalué dans le contexte particulier de la question à trancher. Les connaissances et l’expérience du juge de révision dans le domaine de l’interprétation des lois doivent guider cette évaluation.

[30]      L’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471 (Mowat) illustre cette approche. Le Tribunal canadien des droits de la personne a jugé qu’il avait compétence pour condamner la partie perdante aux dépens. L’historique législatif était l’« argument massue » qui, d’après la Cour suprême, a rendu la décision du Tribunal déraisonnable. Selon cet historique, il était clair que le législateur avait explicitement envisagé la possibilité d’accorder au Tribunal le pouvoir d’adjuger des dépens et l’avait abandonnée. Les arguments invoqués par le Tribunal pour justifier sa décision étaient trop faibles pour faire contrepoids à l’historique législatif. Plus particulièrement, l’argument selon lequel l’interprétation du Tribunal permettait, à son avis, de mieux réaliser l’objet de la loi n’était pas assez solide.

[31]      Dans d’autres cas, il est possible que la cour de révision ne trouve pas d’« argument massue », qu’aucun argument ne se démarque comme étant concluant et que les méthodes d’interprétation fournissent des indices qui tendent vers les deux interprétations opposées. L’interprétation du décideur devra alors être considérée comme étant raisonnable, même si elle n’est pas celle que privilégie le juge de révision.

[32]      L’arrêt McLean en constitue un exemple. La Commission des valeurs mobilières de la Colombie-Britannique est habilitée à rendre certains types d’ordonnances contre des sociétés émettrices dans les cas où des ordonnances semblables ont été rendues par la commission des valeurs mobilières d’une autre province. La loi prévoit qu’un délai de prescription de six ans s’applique à de telles ordonnances, mais n’indique pas clairement si le délai de prescription commence à courir au moment où est survenue la conduite incriminée ou à la date de l’ordonnance rendue par la commission de l’autre province. La Cour suprême a examiné le texte, l’historique législatif, l’objet de la disposition et les conséquences de chaque interprétation proposée. Elle a conclu que des arguments crédibles avaient été présentés de part et d’autre, mais qu’aucun « argument massue » ne rendait l’interprétation de la Commission déraisonnable. Selon la Cour, les deux interprétations étaient raisonnables.

[33]      Je me permets d’ajouter que, dans le contexte du droit administratif, le concept de « choix de politique publique » peut aider à préciser l’analyse. Le législateur donne souvent aux décideurs administratifs le pouvoir général de faire des choix de politique publique, mais il arrive, toutefois, que le législateur fasse lui-même de tels choix et confie simplement au décideur administratif la tâche de les appliquer à des cas individuels. Dans ce cas, il est fort possible que la décision de rejeter ce choix de politique publique ou de ne pas en tenir compte soit déraisonnable.

[34]      On remarquera que la méthode proposée en l’espèce n’oblige pas le juge de révision à délimiter à l’avance la gamme des « issues raisonnables », par exemple selon la nature de la question en litige, le domaine de droit en cause ou la nature des intérêts en jeu. Si, dans un cas particulier, il n’y a qu’une seule issue raisonnable, ce sera la conséquence de l’exercice d’interprétation, et non la prémisse sur laquelle il repose.

[35]      Par ailleurs, il importe peu de savoir si la loi qui doit être interprétée est « claire » ou « ambiguë ». À ce sujet, je souscris entièrement à ce qu’affirme le professeur Daly dans son article intitulé « Unreasonable Interpretations ». L’inutilité de cette distinction sur le plan analytique est maintenant bien reconnue, et le recours à cette distinction pour interpréter une loi est fermement rejeté (Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84, au paragraphe 34; Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., 2005 CSC 62, [2005] 3 R.C.S. 141, aux paragraphes 9 et 10; Sullivan, Statutory Interpretation, aux pages 70 à 72. Cet énoncé s’applique tout autant lors d’un contrôle judiciaire.

[36]      En ce sens, la « clarté » ou l’unique issue raisonnable peut, dans certains cas, être le résultat du contrôle judiciaire en matière d’interprétation des lois, même lorsque la cour fait preuve de retenue, mais ce n’en est pas la prémisse.

[37]      Enfin, je signale que le contrôle des décisions en matière d’interprétation des lois peut également impliquer la prise en considération d’un précédent contraignant par le décideur (Céré c. Canada (Procureur général), 2019 CF 221, aux paragraphes 36 à 43; voir également Paul Daly, « The Principle of Stare Decisis in Canadian Administrative Law » (2015), 49 R.J.T.U.M. 757). Puisque cette question ne se pose pas en l’espèce, je ne dirai rien de plus à ce sujet.

B.        Caractère raisonnable de la décision de la SAI

[38]      Je me penche maintenant sur la décision de la SAI visée par la demande de contrôle judiciaire de M. Mason. J’estime que cette décision est déraisonnable. Il y a un « argument massue » : l’économie des dispositions de la Loi relatives à l’interdiction de territoire est incompatible avec l’interprétation de la SAI. Comme je l’expliquerai plus loin, il s’agit d’un argument solide, dont la force n’est pas amoindrie par les répliques du ministre.

1)         L’économie des dispositions de la Loi relatives à l’interdiction de territoire

[39]      La section 4 [articles 33 à 43] de la partie I de la Loi régit les interdictions de territoire, c’est-à-dire les raisons pour lesquelles un résident permanent ou un étranger peuvent se voir interdire l’entrée au Canada ou ordonner de quitter le Canada. De très nombreuses raisons emportent interdiction de territoire, notamment les fausses déclarations et les manquements à la Loi (articles 40 et 41), les motifs sanitaires et les motifs financiers (articles 38 et 39), la criminalité (article 36), les activités de criminalité organisée (article 37), les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité (article 35) et la « sécurité » (article 34). Comme le montre la liste, la gravité de la conduite reprochée ou de la situation à l’origine de l’interdiction de territoire varie sensiblement.

[40]      Ces différences se reflètent dans les catégories de personnes qui peuvent être visées par les différents motifs d’interdiction de territoire. De façon générale, comparativement aux étrangers, les résidents permanents ne sont assujettis qu’aux formes les plus graves d’interdiction de territoire (articles 34, 35 et 37).

[41]      Les différentes conséquences qu’entraîne l’interdiction de territoire se reflètent également dans les types de dispenses que peuvent obtenir les personnes visées par l’interdiction de territoire. Les personnes dont le profil est plus inoffensif doivent répondre à des conditions moins rigoureuses pour pouvoir être soustraites à l’interdiction de territoire. Comme il sera précisé plus loin, cela se traduit par une distinction entre les motifs de criminalité et de sécurité. La première différence entre les divers motifs d’interdiction de territoire en matière de recours a trait à la possibilité d’interjeter appel devant la SAI. L’article 63 de la Loi prévoit que sont susceptibles d’appel devant la SAI plusieurs catégories de décisions portant interdiction de territoire, mais le paragraphe 64(1) prive la personne « interdit[e] de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée » d’un tel droit d’appel. En conséquence, les personnes visées par ces catégories ne peuvent invoquer le pouvoir de la SAI de prendre des mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire, prévu à l’alinéa 67(1)c) ou au paragraphe 68(1). Il s’ensuit manifestement que l’interdiction de territoire pour des raisons de sécurité est considérée comme étant particulièrement grave. Seules certaines formes de criminalité peuvent être assimilées à des raisons de sécurité pour les fins de l’appel à la SAI.

[42]      La deuxième différence en matière de recours a trait à la possibilité de demander la tenue d’un examen des risques avant renvoi (ERAR). Les personnes interdites de territoire ne peuvent être renvoyées du Canada si leur renvoi les exposerait à certains types de risques visés aux articles 96 et 97 de la Loi, par exemple la persécution dans leur pays de citoyenneté. Toutefois, s’agissant des motifs d’interdiction de territoire visés aux articles 34, 35 et 37, seul un ERAR « limité » est offert : paragraphe 112(3) et alinéa 113d). En bref, pour ces personnes, seules les menaces à leur vie et à leur sécurité physique visées à l’article 97 sont prises en considération.

[43]      L’interdiction de territoire pour grande criminalité donne lieu à une forme modifiée d’ERAR. L’éventail des risques qui peuvent être pris en considération est toutefois plus vaste que dans le cas d’interdiction de territoire pour raison de sécurité. S’agissant des motifs de grande criminalité, les facteurs prévus à l’article 96 qui permettent de reconnaître la qualité de réfugié peuvent être pris en considération, en plus de ceux prévus à l’article 97. La particularité de ce régime est que les risques auxquels le renvoi d’une personne interdite de territoire pour grande criminalité peut l’exposer pourront ne pas être pris en compte si elle constitue un « danger pour le public au Canada » (sous-alinéa 113d)(i)). En revanche, si l’interdiction de territoire découle de raisons de sécurité, de crimes de guerre ou de raisons de nature semblable, les risques associés au renvoi pourront ne pas être pris en compte « en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu’[elle] constitue pour la sécurité du Canada » (sous-alinéa 113d)(ii)). L’expression « sécurité du Canada » indique que les motifs d’interdiction de territoire énumérés à l’article 34 touchent à la sécurité nationale et se distinguent par rapport à la criminalité ou même à la grande criminalité. Là encore l’économie de la Loi pointe vers l’interprétation proposée par M. Mason plutôt que celle qui a été retenue par la SAI.

[44]      La troisième différence tient aux types de dispenses de nature discrétionnaire. Conformément au paragraphe 36(3), l’interdiction de territoire pour criminalité ou grande criminalité peut être levée lorsque la personne visée obtient la suspension de son casier judiciaire pour des infractions commises au Canada. S’agissant des infractions commises à l’extérieur du Canada, l’interdiction de territoire est levée lorsque le ministre est d’avis que la personne visée est réadaptée ou qu’elle est « présumée » réadaptée au sens de la loi. On m’a informé que le pouvoir du ministre à cet égard est délégué aux agents de l’immigration.

[45]      Or, dans les cas où l’article 34 ou certaines parties des articles 35 ou 37 emportent interdiction de territoire, la seule voie de recours consiste à présenter une demande au ministre, qui pourra accorder une dispense si « cela n’[est] pas contraire à l’intérêt national » : article 42.1. Il s’agit de l’un des rares pouvoirs prévus par la Loi que le ministre doit exercer lui-même et ne peut déléguer : paragraphe 6(3). Là encore, nous voyons clairement que les personnes interdites de territoire pour raison de sécurité et les personnes interdites de territoire pour motifs de criminalité ne disposent pas des mêmes recours.

[46]      Il existe également une distinction entre les motifs d’interdiction de territoire aux fins des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire présentées en vertu de l’article 25. Une personne peut présenter une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire malgré l’interdiction de territoire dont elle est frappée, sauf dans les cas où cette interdiction découle des articles 34, 35 ou 37.

[47]      En plus des distinctions qui se dégagent des motifs d’interdiction de territoire mêmes, la norme de preuve nécessaire pour déclarer une personne interdite de territoire constitue une autre importante différence utile pour l’exercice d’interprétation. Selon la règle générale, qui figure à l’article 33, il doit y avoir des « motifs raisonnables de croire qu[e les faits] sont survenus, surviennent ou peuvent survenir ». En revanche, dans le cas d’une infraction commise au Canada, l’article 36 exige une déclaration de culpabilité, ce qui suppose évidemment que l’infraction a été prouvée hors de tout doute raisonnable. Dans les cas où l’infraction a été commise à l’étranger, il n’est pas nécessaire qu’il y ait déclaration de culpabilité (le fait de « commettre » une infraction suffit), bien que, s’agissant du résident permanent, la preuve doive être fondée sur la prépondérance des probabilités : alinéa 36(3)d). L’article 36 comporte d’autres restrictions. Les résidents permanents sont interdits de territoire pour « grande criminalité », au sens donné par la Loi, tandis que les étrangers peuvent aussi être interdits de territoire pour d’autres formes de criminalité. En outre, conformément à l’alinéa 36(3)e), la personne qui a commis une infraction alors qu’elle était adolescente ne peut être interdite de territoire.

[48]      On constate donc que l’économie du régime applicable aux interdictions de territoire est le fruit d’un certain nombre de choix de politique publique concernant le degré de gravité des différents motifs d’interdiction de territoire, la possibilité d’interjeter appel ou d’obtenir d’autres formes de dispense et la norme de preuve. Or, la criminalité se distingue des autres motifs d’interdiction de territoire, en ce sens que ce motif exige une déclaration de culpabilité si l’infraction a été commise au Canada, et son application dépend de plusieurs facteurs, notamment la gravité de l’infraction et la question de savoir si elle a été commise par un résident permanent ou un étranger.

[49]      La décision de la SAI bouleverse la structure soigneusement élaborée de la Loi. L’interprétation que la SAI donne à l’alinéa 34(1)e) élargit l’application de cette disposition à un vaste éventail d’infractions criminelles qui sont « susceptible[s] de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ». Elle ne requiert aucune déclaration de culpabilité. Elle peut viser des événements éventuels, plutôt que des infractions déjà commises. La gamme de conduites comporte peu de limites intrinsèques, une vaste portée pouvant être conférée au concept de la « sécurité d’autrui ». Une décision, que la SI a rendue le 25 juin 2019 [Dleiow c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CanLII 129531], non publiée à ce jour et portant le numéro de dossier B4-01116, en constitue un bon exemple. La SI a appliqué l’alinéa 34(1)e) à une affaire de violence conjugale. L’auteur de l’acte de violence a plaidé coupable à une infraction d’entrée par effraction et s’est vu imposer une peine avec sursis. Cette infraction n’entraînait pas l’application de l’article 36. Toutefois, la SI s’est fondée sur des rapports de police qui faisaient état d’actes de violence subséquents pour lesquels aucune accusation n’avait été portée, apparemment parce que la victime avait refusé de coopérer. En s’appuyant sur la décision que la SAI a prononcée dans la présente instance, la SI a conclu que la conduite était visée par l’alinéa 34(1)e). Qui plus est, la SI a rejeté l’idée selon laquelle l’alinéa 34(1)e) doit être interprété comme ne s’appliquant qu’à des conduites graves.

[50]      L’interprétation de la SAI va à l’encontre de la volonté et des choix de politique publique du législateur d’au moins deux façons. Premièrement, l’interprétation de la SAI fait entrer dans la catégorie la plus grave des interdictions de territoire un vaste éventail de conduites parmi lesquelles se trouvent des actes qui ne répondent pas aux critères de l’article 36. Ainsi, des infractions que le législateur estimait n’être pas suffisamment graves pour justifier l’expulsion, tout particulièrement dans le cas des résidents permanents, pourraient néanmoins entraîner une interdiction de territoire. Deuxièmement, elle n’exige pas une déclaration de culpabilité pour les infractions commises au Canada, alors que cette exigence est un élément essentiel de l’article 36. Même si l’interdiction de territoire n’est pas en soi une conséquence pénale, le législateur a fait le choix de politique publique d’exiger une déclaration de culpabilité et une preuve hors de tout doute raisonnable pour interdire de territoire une personne pour cause de criminalité. Comme en témoigne la décision de juin 2019 de la SI en matière de violence conjugale, l’interprétation de la SAI est contraire au choix du législateur relativement à un vaste éventail d’infractions.

[51]      Vu le souci du législateur de formuler soigneusement l’article 36, il ne pouvait pas vouloir un tel résultat. L’argument fondé sur l’économie de la loi est donc solide. Il rend la décision de la SAI déraisonnable, à moins que le ministre ne montre que des arguments tout aussi solides étayent cette décision. J’examinerai maintenant les arguments du ministre.

2)         Absence de contre-arguments solides

[52]      Un argument en matière d’interprétation des lois peut être repoussé de deux manières. Il est possible de chercher à ébranler sa logique intrinsèque ou de fournir des raisons démontrant qu’il n’est pas aussi convaincant qu’il le paraît. Il est également possible, même en admettant que l’argument est convaincant, de présenter des arguments distincts qui soutiennent la conclusion opposée.

[53]      Je tiens d’abord à signaler que la SAI elle-même n’a pas tenu compte de l’argument fondé sur l’économie de la loi, malgré que M. Mason l’ait soulevé. Le ministre ne s’est pas livré à une critique interne de l’argument, en ce sens qu’il n’a pas montré qu’il repose sur une logique fautive. Le ministre a plutôt fait valoir qu’il ne fallait pas accorder beaucoup de poids à l’argument fondé sur l’économie de la loi, puisque les divers motifs d’interdiction de territoire peuvent se chevaucher. Il peut effectivement y avoir chevauchement dans certains cas. Par exemple, il va de soi que les activités de criminalité organisée visées par l’article 37 peuvent aussi constituer de la criminalité visée par l’article 36. La jurisprudence que cite le ministre concernait des affaires dans lesquelles il y avait chevauchement entre ces deux dispositions (Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, [2007] 3 R.C.F. 198; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Dhillon, 2012 CF 726, [2014] 1 R.C.F. 325). Dans de tels cas, le législateur a délibérément choisi un régime plus sévère pour certains types de criminalité. Toutefois, le degré de chevauchement auquel donne lieu la décision de la SAI est beaucoup plus grand. Comme je l’ai indiqué ci-dessus, il est difficile de comprendre comment le législateur aurait pu vouloir que l’alinéa 34(1)e) rende inutile l’article 36.

[54]      Il me reste donc à déterminer si d’autres arguments peuvent faire contrepoids à l’argument fondé sur l’économie de la loi et rendre la décision de la SAI raisonnable. Ces arguments peuvent se trouver dans la décision elle-même ou avoir été présentés par le ministre.

[55]      Premièrement, les arguments au sujet du sens ordinaire du terme « sécurité » ne sont pas concluants. La SAI l’a reconnu au paragraphe 20 de sa décision [2019 CanLII 55171], en disant : « Cette approche est insuffisante. » À mon avis, la même chose devrait valoir pour le recours à la définition du terme « sécurité » — que l’on retrouve dans la note marginale de l’article 34 — que la SAI tire du dictionnaire. De plus, les arguments fondés sur la différence de sens entre les termes anglais « safety » et « security » sont affaiblis par le fait que les deux termes se traduisent par le même mot, « sécurité », dans le texte français de la Loi.

[56]      Deuxièmement, l’argument selon lequel l’exigence d’un lien avec la sécurité nationale, à l’alinéa 34(1)e), rendrait l’alinéa 34(1)d) redondant a un certain fondement. Conformément à l’alinéa 34(1)d), ceux qui « constitue[nt] un danger pour la sécurité du Canada » sont interdits de territoire pour raison de sécurité. L’alinéa 34(1)e) prévoit la même chose pour ceux qui « [sont] l[es] auteur[s] de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ».

[57]      En fait, cette redondance possible a été évoquée dans certaines affaires où il a été mentionné que les deux alinéas avaient un sens différent (S.R. c. Canada (Sécurité publique et protection civile), 2019 CF 1118, aux paragraphes 52 à 54; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 91 (concernant les dispositions en vigueur antérieurement)). L’évolution, au fil des ans, du libellé de l’article 34 et des dispositions antérieures affaiblit cet argument. La juxtaposition des alinéas 34(1)d) et e) ne me permet pas de dégager un choix de politique publique manifeste qui écarterait les arguments fondés sur l’économie de la loi que j’ai abordés plus haut. En conséquence, il peut y avoir un chevauchement de sens dans les deux alinéas, ce qui donne une valeur restreinte à l’argument fondé sur la redondance.

[58]      Troisièmement, le ministre s’appuie également sur un extrait souvent cité de l’arrêt Medovarski c. Canada (Citoyenneté et Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51,  [2005] 2 R.C.S. 539 (Medovarski), au paragraphe 10, pour dire que le législateur entendait donner la priorité à la sécurité lorsqu’il a adopté la Loi. Il ne faut toutefois pas perdre de vue le fait que la Cour suprême s’intéressait dans cette affaire aux dispositions transitoires de la Loi et au resserrement des règles concernant la criminalité.

[59]      De façon générale, il est certes utile de tenir compte de la finalité de la loi au moment de l’interpréter, mais il est important de demeurer conscient des difficultés associées à ce type de raisonnement. Les lois établissent souvent un juste équilibre entre divers objets concurrents. C’est particulièrement vrai avec la Loi : l’article 3 n’énonce pas moins de 19 objets différents. C’est pourquoi invoquer l’objet d’une loi ne l’emporte pas sur l’examen attentif de sa logique intrinsèque. D’ailleurs, dans l’arrêt Medovarski, la décision de la Cour repose principalement sur une analyse détaillée du libellé des dispositions pertinentes et de la façon dont elles interagissent entre elles. Si la Cour avait voulu dire qu’une interprétation qui donne une plus grande importance à la sécurité devrait toujours avoir préséance pour ce seul motif, il n’aurait pas été nécessaire qu’elle se livre à une analyse aussi détaillée. L’argument téléologique du ministre n’est donc pas concluant.

[60]      Enfin, la SAI a indiqué au paragraphe 35 que l’« argument le plus convaincant » était que son interprétation n’était pas « contraire aux valeurs canadiennes, aux valeurs fondamentales de la Charte et à notre histoire en tant que démocratie parlementaire ». Bien que l’imposition de sanctions pénales en l’absence d’un procès soit contraire à de telles valeurs, la SAI a souligné que les conséquences en matière d’immigration ne sont pas des sanctions pénales.

[61]      Je dois avouer que cet argument me rend quelque peu perplexe. Il ne repose pas sur une méthode reconnue d’interprétation des lois. Le fait qu’une interprétation proposée soit conforme aux valeurs canadiennes ne permet pas de mieux saisir l’intention du législateur. Aller au bout de ce raisonnement reviendrait à dire qu’un décideur pourrait ne pas tenir compte d’une loi, pourvu qu’il s’y prenne d’une manière qui ne choque pas les valeurs canadiennes. Un tel résultat irait manifestement à l’encontre de la primauté du droit.

[62]      De même, le ministre a fait valoir lors de l’audition de la demande que M. Mason devrait avoir à répondre de la grave conduite qui lui est reprochée. Si M. Mason a vraiment commis ces gestes, sa situation n’attire aucunement la sympathie. Toutefois, le sentiment qu’une conduite donnée mérite d’être punie ne permet pas d’ignorer les choix de politique publique du législateur. En l’espèce, le législateur a décidé qu’une personne ne serait pas interdite de territoire pour criminalité (qui aurait été commise au Canada) sans déclaration de culpabilité, à moins qu’il s’agisse d’une affaire de sécurité nationale, de crimes de guerre ou d’activités de criminalité organisée. Le législateur n’a pas voulu que les dispositions relatives à l’interdiction de territoire servent à réparer les échecs du système de justice pénale. S’il paraît y avoir une faille dans la Loi, c’est au législateur, et non à la SAI, qu’il appartient de la combler.

3)         Historique législatif

[63]      Les deux parties ont présenté des arguments fondés sur le contexte historique de l’adoption de la disposition qui est devenue l’alinéa 34(1)e) et comment cette disposition a évolué, au fur et à mesure que la Loi a été modifiée ou remplacée. Selon M. Mason, la disposition avait été adoptée à la hâte en 1976 afin d’empêcher que les personnes qui auraient pu commettre des actes terroristes durant les Jeux olympiques de Montréal puissent entrer au Canada. Par contre, le ministre soutient que le fait pour le législateur de conserver l’alinéa 34(1)e) dans la Loi alors que des références précises au terrorisme y ont été ajoutées révèle qu’il voulait en élargir la portée.

[64]      Dans un contexte de contrôle judiciaire, les arguments des deux parties à ce sujet ne sont pas concluants. Des aspects différents de l’historique législatif peuvent raisonnablement appuyer chacune des interprétations. Si un tribunal était chargé d’interpréter cette disposition, il pourrait se livrer à une analyse approfondie pour tirer sa conclusion. Toutefois, il peut y avoir un désaccord raisonnable quant à ce qui peut être dégagé de l’historique législatif en l’espèce, mais cela ne suffirait pas en soi pour rendre la décision déraisonnable.

III.        Décision et question certifiée

[65]      La décision étant déraisonnable, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

[66]      Normalement, lorsqu’une décision est jugée déraisonnable, il convient de la renvoyer au décideur pour qu’il rende une nouvelle décision. Il est toutefois possible de faire exception à cette pratique lorsque le décideur ne pouvait raisonnablement rendre qu’une seule décision (Canada (Procureur général) c. Philps, 2019 CAF 240, au paragraphe 41). En l’espèce, les parties ont accepté de scinder l’instance, et il était entendu qu’une réponse favorable à M. Mason sur la question de l’interprétation de la Loi réglerait le sort de l’affaire. Je ne vois aucune raison de modifier cette entente. Par conséquent, j’annulerai simplement la décision de la SAI, ce qui aura pour effet de rétablir la décision de la SI.

[67]      Les deux parties me demandent de certifier une question grave de portée générale afin de permettre à la Cour d’appel fédérale d’examiner l’affaire.

[68]      Comme l’a fait observer la Cour d’appel fédérale dans son arrêt Lunyamila c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, [2018] 3 R.C.F. 674, au paragraphe 46, pour qu’elle soit certifiée, la question « doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale ».

[69]      La question qu’on me demande de certifier est la principale question en litige en l’espèce et elle est déterminante. Elle peut être soulevée dans de nombreuses affaires où il y a eu rejet des accusations criminelles portées contre un résident permanent ou un étranger, arrêt des procédures, ou déclaration de culpabilité relativement à une infraction qui n’est pas visée par l’article 36.

[70]      Chaque partie a toutefois proposé sa propre version de la question, d’une manière qui tend à appliquer la norme de la décision correcte à l’interprétation donnée par la SAI. Je reformulerai donc la question comme suit, d’une manière qui reflète la norme de contrôle de la décision raisonnable :

Est-il raisonnable d’interpréter l’alinéa 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, d’une manière qui n’exige pas la preuve d’une conduite liée à la « sécurité nationale » ou à la « sécurité du Canada »?

[71]      Enfin, M. Mason a demandé qu’une prorogation de délai lui soit accordée, car il a présenté son dossier de demande avec quelques jours de retard. Puisque le ministre ne s’y est pas opposé, j’accueille la requête de M. Mason.


JUGEMENT dans le dossier no IMM-1645-19

LA COUR ORDONNE :

1.         La requête en prorogation de délai présentée par le demandeur est accueillie.

2.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

3.         La décision de la Section d’appel de l’immigration dans la présente affaire est annulée.

4.         La question grave de portée générale suivante est certifiée :

Est-il raisonnable d’interpréter l’alinéa 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, d’une manière qui n’exige pas la preuve d’une conduite liée à la « sécurité nationale » ou à la « sécurité du Canada »?


 

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