IMM-3583-19
2019 CF 905
Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (demandeur)
c.
Donald Paa Asante (défendeur)
Répertorié : Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Asante
Cour fédérale, juge Zinn—Toronto, 13 juin; Ottawa, 10 juillet 2019.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Détention et mise en liberté — Requête demandant un sursis provisoire de l’ordonnance rendue par la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ordonnant la mise en liberté du défendeur sous réserve de certaines conditions — Le défendeur est entré au Canada muni d’un faux passeport — Il a été arrêté et a été détenu pour le motif qu’il était peu probable qu’il comparaisse à son enquête en admissibilité — Lors du dernier contrôle des motifs de détention, la SI a conclu que la mise en liberté était appropriée sous réserve de conditions précises — Pour obtenir un sursis de l’ordonnance de mise en liberté, le demandeur devait convaincre la Cour qu’il existait une question sérieuse à juger, que le demandeur subirait un préjudice irréparable si le sursis n’était pas accordé, et que la prépondérance des inconvénients militait en faveur du demandeur — L’existence d’une question sérieuse à juger est le seuil habituel du critère de la question sérieuse — Dans des cas exceptionnels, le juge doit faire un examen approfondi du fond d’une affaire, ce que l’on qualifie d’exigence élevée à respecter pour satisfaire au critère relatif à l’existence d’une question sérieuse à juger — Le défendeur a soutenu que la norme élevée était requise dans la présente affaire — Il s’agissait de savoir si, lors de l’examen des requêtes en suspension d’ordonnances de mise en liberté, le juge des requêtes doit appliquer le seuil habituel ou le seuil élevé pour déterminer si l’existence d’une question sérieuse a été établie — Il s’agissait aussi de savoir si ce seuil a été atteint dans la présente affaire — Certains tribunaux ont récemment exprimé l’avis que la Cour devrait appliquer le seuil élevé aux requêtes visant à surseoir aux ordonnances de mise en liberté — L’argument selon lequel la demande de contrôle judiciaire pourrait être rendue théorique à la suite d’un contrôle des motifs de détention si une requête en sursis devait être accordée n’est pas une considération valable qui justifie l’imposition d’un critère plus rigoureux — La Cour fixe de manière urgente une date d’audition de ces demandes — L’octroi du sursis n’accorde pas au demandeur le redressement sollicité dans la demande sous-jacente — L’ordonnance de sursis ne fait que préserver le statu quo — Les ordonnances de sursis rendues en appliquant le seuil habituel ne sont pas prononcées à la légère — Les questions soulevées dans la décision sous-jacente semblaient être sérieuses, mais lorsqu’elles ont été testées, elles étaient en réalité frivoles ou vexatoires — Requête rejetée.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — La Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a ordonné la mise en liberté du défendeur sous réserve de certaines conditions — Le défendeur est entré au Canada muni d’un faux passeport — Il a été arrêté et a été détenu pour le motif qu’il était peu probable qu’il comparaisse à son enquête en admissibilité — Lors du dernier contrôle des motifs de détention, la SI a conclu que la mise en liberté était appropriée à certaines conditions — Pour obtenir un sursis de l’ordonnance de mise en liberté, le demandeur devait convaincre la Cour qu’il existait une question sérieuse à juger, que le demandeur subirait un préjudice irréparable si le sursis n’était pas accordé, et que la prépondérance des inconvénients militait en faveur du demandeur — L’existence d’une question sérieuse à juger est le seuil habituel du critère de la question sérieuse — Dans des cas exceptionnels, le juge doit faire un examen approfondi du fond d’une affaire, ce qui constitue une exigence élevée pour satisfaire au critère relatif à l’existence d’une question sérieuse à juger — Le défendeur a soutenu que la norme élevée était requise dans la présente affaire parce que la protection de la liberté garantie par la Charte était en jeu — Il s’agissait de savoir si, lors de l’examen des requêtes en suspension d’ordonnances de mise en liberté, le juge des requêtes doit appliquer le seuil habituel ou le seuil élevé pour déterminer si l’existence d’une question sérieuse a été établie — La Cour suprême du Canada a jugé que le seuil habituel relatif à l’existence d’une question sérieuse devrait s’appliquer même dans des cas relevant de la Charte — Tous les droits sont assujettis à des restrictions et à des limitations — Il convient de soupeser cette restriction à la liberté et les conséquences que représente le risque de fuite ou le danger pour la sécurité publique — On ne peut l’apprécier sans tenir compte du contexte — Cette restriction est plus correctement prise en compte lors de l’examen de la prépondérance des inconvénients que lors de l’examen de l’existence d’une question sérieuse.
Il s’agissait d’une requête urgente à court préavis demandant un sursis provisoire de l’ordonnance rendue par la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada ordonnant la mise en liberté du défendeur sous réserve de certaines conditions.
Le défendeur, un citoyen du Ghana, est entré au Canada à titre de visiteur muni d’un faux passeport. En raison de son casier judiciaire, il est devenu interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Il a été arrêté et a été détenu pour le motif qu’il était peu probable qu’il comparaisse à son enquête en admissibilité. Des audiences de contrôle des motifs de détention ont eu lieu et ont toutes eu comme issue le maintien en détention du défendeur conformément à l’alinéa 58(1)b) de la Loi. Lors du dernier contrôle des motifs de détention, la SI a conclu que la mise en liberté était appropriée parce que sa mise en liberté sous des conditions précises, comme alternative à la détention, permettrait d’assurer, selon la prépondérance des probabilités, la coopération du défendeur aux efforts visant à l’expulser. Pour obtenir un sursis de l’ordonnance de mise en liberté, le demandeur devait convaincre la Cour qu’il existait une question sérieuse à juger, que le demandeur subirait un préjudice irréparable si le sursis n’était pas accordé, et que la prépondérance des inconvénients militait en faveur du demandeur. Dans l’arrêt RJR — MacDonald c. Canada (Procureur général), la Cour suprême a clairement établi que le juge doit procéder à un examen préliminaire du bien-fondé de l’affaire pour déterminer s’il y a une question sérieuse à juger. Ce sont les exigences minimales à respecter pour satisfaire au critère relatif à l’existence d’une question sérieuse à juger. Dans des cas exceptionnels, le juge doit faire « un ‘examen plus approfondi du fond d’une affaire’ à la première étape de l’analyse », ce que l’on qualifie d’exigence élevée à respecter pour satisfaire au critère relatif à l’existence d’une question sérieuse à juger. Le demandeur dans la présente affaire a soutenu que le seuil du critère de la question sérieuse était peu élevé; qu’il suffisait que le demandeur soulève une question qui n’était ni frivole ni vexatoire. Le défendeur a soutenu que la norme élevée était requise, car le résultat de la requête interlocutoire équivaudrait à un règlement final de l’action, et parce qu’il y avait des considérations d’intérêt général liées à la protection de la liberté en jeu, garantie par la Charte canadienne des droits et libertés.
Il s’agissait de savoir 1) si, lors de l’examen des requêtes en suspension d’ordonnances de mise en liberté, le juge des requêtes doit appliquer le seuil habituel ou le seuil élevé pour déterminer si l’existence d’une question sérieuse a été établie, et 2) si ce seuil a été atteint dans la présente affaire.
Jugement : la requête doit être rejetée.
Le critère de la question sérieuse doit être apprécié selon la norme établie dans les arrêts Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores et RJR — MacDonald, à savoir s’il existe « une question sérieuse à juger, par opposition à une réclamation futile ou vexatoire ». Récemment, certains tribunaux ont exprimé l’avis que la Cour devrait appliquer le seuil élevé relatif à l’existence d’une question sérieuse aux requêtes visant à surseoir aux ordonnances de mise en liberté. L’argument selon lequel la demande de contrôle judiciaire pourrait être rendue théorique à la suite d’un contrôle des motifs de détention si une requête en sursis devait être accordée n’est pas une considération valable qui justifie l’imposition d’un critère plus rigoureux. La politique de la Cour est de fixer de manière urgente une date d’audition de la demande de contrôle judiciaire qui sous-tend la requête en sursis. La politique de la Cour privilégie le côté pratique. Si le sursis est ordonné et la demande de contrôle judiciaire est rejetée, l’ordonnance de mise en liberté entre en vigueur, et il n’y aura pas de contrôle de détention ultérieur. D’autre part, si la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de mise en liberté de la SI est annulée, le prochain contrôle de détention aura lieu comme prévu. Quant au fait que le sursis de l’ordonnance rétablisse un droit à la liberté garanti par la Charte, dans l’arrêt RJR — MacDonald, la Cour suprême a jugé que le seuil habituel relatif à l’existence d’une question sérieuse devrait s’appliquer même dans des cas relevant de la Charte. La liberté constitue un droit précieux; toutefois, tous les droits sont assujettis à des restrictions et à des limitations. Dans ce contexte, deux considérations s’appliquent. Premièrement, il convient de soupeser cette restriction et les conséquences que représente le risque de fuite ou le danger pour la sécurité publique. On ne peut l’apprécier sans tenir compte du contexte. Deuxièmement, cette restriction est une question plus correctement prise en compte lors de l’examen de la prépondérance des inconvénients que lors de l’examen de l’existence d’une question sérieuse. L’octroi du sursis n’accorde pas au demandeur le redressement sollicité dans la demande sous-jacente, car si le sursis est accordé, le demandeur aura encore à convaincre la Cour lors de l’audition accélérée de la demande de contrôle judiciaire que la mise en liberté était déraisonnable et doit être annulée. L’ordonnance de sursis ne fait que préserver le statu quo. L’on ne peut dire des ordonnances de sursis rendues en appliquant le seuil habituel relatif à l’existence d’une question sérieuse qu’elles ont été prononcées à la légère.
L’affaire en instance constituait un bon exemple d’une situation où le demandeur a allégué l’existence de nombreuses questions dans la décision sous-jacente qui semblaient être sérieuses, mais qui, lorsqu’elles ont été confrontées avec la décision et ses motifs, étaient en réalité frivoles ou vexatoires. En concluant de la sorte, la Cour ne s’est pas livrée à un « examen exhaustif du bien-fondé » de la demande sous-jacente afin de déterminer si le demandeur avait démontré l’existence d’une forte apparence de droit; elle a plutôt examiné les questions soulevées en fonction du dossier et fait une évaluation préliminaire afin de déterminer si les questions soulevées étaient frivoles et vexatoires.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 36(1)b), 58(1)b).
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 248.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS NON SUIVIES :
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. XXXX, IMM-5368-10, IMM-5359-10, IMM-5360-10, IMM-5361-10, juge de Montigny, ordonnance en date du 17 septembre 2010 (C.F.); Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Allen, 2018 CF 1194; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Mohammed, 2019 CF 451, [2019] 4 R.C.F. 459.
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311; R. c. Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 R.C.S. 196; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. B479, 2010 CF 1227, [2012] 2 R.C.F. 491.
DÉCISION DIFFÉRENCIÉE :
Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] 3 C.F. 682.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Syndicat international des débardeurs et magasiniers, Ship and Dock Foremen, section locale 514 c. Prince Rupert Grain Ltd., [1996] 2 R.C.S. 432; Cardoza Quinteros c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 643.
DÉCISIONS CITÉES :
Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 R.C.F. 311; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Mukenge, 2016 CF 331; Section locale 847 de la Fraternité international des Teamsters c. Canadian Airport Workers Union, 2009 CAF 44; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Baniashkar, 2019 CF 729; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Berrios Perez, 2019 CF 452; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Faarah, 2019 CanLII 19232 (C.F.).
DOCTRINE CITÉE
Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Directives numéro 9 du président : Procédures devant la CISR portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre, 1 mai 2017.
REQUÊTE demandant un sursis provisoire de l’ordonnance rendue par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada ordonnant la mise en liberté du défendeur sous réserve de certaines conditions. Requête rejetée.
ONT COMPARU :
Hillary Adams, pour le demandeur.
Simon Wallace, pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
La sous-procureure générale du Canada pour le demandeur.
Aide juridique Ontario - Bureau du droit des réfugiés, Toronto, pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et de l’ordonnance rendus par
[1] Le juge Zinn : Le vendredi 7 juin 2019, le ministre a déposé une requête urgente à court préavis demandant un sursis provisoire de l’ordonnance rendue par une commissaire de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la commissaire) dans l’après-midi ordonnant la mise en liberté de M. Asante sous réserve de certaines conditions.
[2] L’avocat de M. Asante a informé la Cour que son client était prêt à consentir à un [traduction] « sursis provisoire de courte durée pour permettre au ministre d’établir un dossier de requête approprié ». Le vendredi 7 juin 2019, madame la juge Heneghan, après avoir discuté de l’affaire avec les parties, a rendu une ordonnance provisoire visant à surseoir pendant 72 heures à la mise en liberté de M. Asante et a renvoyé l’affaire au juge de service à Toronto le lundi 10 juin 2019 pour qu’il fixe une date d’audience. Cette affaire m’a été présentée comme juge de service désigné et j’ai ordonné qu’une audience ait lieu le jeudi 13 juin 2019 à la lumière d’un dossier complet. Le sursis provisoire a été prolongé jusqu’à ce que l’issue de la requête soit connue.
[3] À la suite de l’audition de la requête le jeudi 13 juin 2019, j’ai rejeté la requête et annulé l’ordonnance de sursis rendue précédemment. J’ai informé les parties que les présents motifs suivraient.
[4] M. Asante est un citoyen du Ghana et est entré au Canada à titre de visiteur le 27 janvier 2019 muni d’un faux passeport. Il a ensuite présenté une demande d’asile; cependant, étant donné qu’on a découvert qu’il avait un casier judiciaire, il devenait interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). Quand il s’est présenté à nouveau le 15 février 2019, pour poursuivre le traitement de la demande, il a été arrêté sans mandat par un agent et a été détenu pour le motif qu’il était peu probable qu’il comparaisse à son enquête en admissibilité.
[5] Lors de l’examen des motifs de détention après 48 heures, le maintien en détention de M. Asante a été ordonné au motif qu’il risquait de se soustraire à la justice au sens de l’alinéa 58(1)b) de la Loi. Par la suite, quatre audiences de contrôle des motifs de détention ont eu lieu et ont toutes eu comme issue le maintien en détention de M. Asante conformément à l’alinéa 58(1)b) de la Loi. Lors du cinquième contrôle des motifs de détention, soit la décision faisant l’objet de la présente procédure en contrôle judiciaire, la commissaire a également conclu qu’il était peu probable que M. Asante se présente pour son renvoi s’il était mis en liberté sans condition. Cependant, contrairement aux décisions antérieures, après avoir traité des facteurs énoncés à l’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, la commissaire a conclu que la mise en liberté était appropriée parce que sa mise en liberté sous des conditions précises, comme alternative à la détention, permettrait d’assurer, selon la prépondérance des probabilités, la coopération de M. Asante aux efforts légitimes visant à l’expulser du Canada. La commissaire a ordonné sa mise en liberté en imposant ses conditions.
[6] Le ministre conteste la conclusion de la commissaire voulant qu’une autre issue que la détention soit possible. M. Asante prétend que la décision de mise en liberté était raisonnable puisque la commissaire avait [traduction] « soigneusement évalué les éléments de preuve, que son raisonnement est intelligible et transparent, et qu’elle a pris une décision qui peut se justifier au regard des faits et du droit ». Les deux parties acceptent la conclusion selon laquelle M. Asante risquait de se soustraire à la justice s’il était mis en liberté sans condition.
[7] Comme on pouvait s’y attendre, on a convenu que pour que le ministre puisse obtenir un sursis de l’ordonnance de mise en liberté, il devait convaincre la Cour des points suivants :
a. Il existe une question sérieuse à juger;
b. Le demandeur subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé;
c. La prépondérance des inconvénients milite en faveur du demandeur.
Ce critère en trois volets pour l’octroi d’un sursis découlant de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, est également décrit par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 (RJR — MacDonald), à la page 334, comme suit :
[…] Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu’il y a une question sérieuse à juger. Deuxièmement, il faut déterminer si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Enfin, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond.
[8] Dans l’arrêt RJR — MacDonald, il a été clairement établi à la page 335 que le juge doit procéder à un examen préliminaire du bien-fondé de l’affaire pour déterminer s’il y a une question sérieuse à juger et doit être convaincu que la demande n’est ni frivole ni vexatoire. Ce sont les exigences minimales à respecter pour satisfaire au volet du critère relatif à l’existence d’une question sérieuse à juger.
[9] Comme l’a récemment énoncé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 R.C.S. 196 (SRC), au paragraphe 13, la Cour, dans l’arrêt RJR — MacDonald, a cerné deux exceptions [aux pages 338 et 339] à l’utilisation du critère relatif à l’existence d’une question sérieuse à juger. Ces exceptions étaient 1) « lorsque le résultat de la requête interlocutoire équivaut en fait au règlement final de l’action », ou 2) « que la question de constitutionnalité d’une loi se présente comme une pure question de droit ». Dans ces cas exceptionnels, le juge doit faire « un ‘’examen plus approfondi du fond d’une affaire’’ à la première étape de l’analyse » (non souligné dans l’original) pour déterminer si le demandeur a établi une forte apparence de droit. Ce sont les exigences élevées à respecter pour satisfaire au volet du critère relatif à l’existence d’une question sérieuse à juger.
[10] Il n’a pas été suggéré que ce sont les seules exceptions à des situations nécessitant une analyse sur le seuil habituel d’une question sérieuse à juger. En effet, dans l’arrêt SRC, la Cour suprême du Canada a conclu que le seuil plus élevé devrait être appliqué lorsque le demandeur sollicite une injonction interlocutoire mandatoire. La Cour en a ainsi conclu en raison des conséquences potentiellement graves pour un défendeur visé par une injonction mandatoire. Dans ce cas, la Société Radio-Canada a dû faire face à une requête en ordonnance lui enjoignant de retirer certains renseignements de son site Web. Cela signifie que, lors de l’examen préliminaire de la preuve, le juge de première instance « doit être convaincu qu’il y a une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, le demandeur réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance » (en italiques dans l’original).
[11] Quant à la requête dont notre Cour est saisie, le ministre a soutenu que le [traduction] « seuil du critère de la question sérieuse est peu élevé : il suffit que le demandeur soulève une question qui n’est ni frivole ni vexatoire ». L’avocat de M. Asante a soutenu que [traduction] « le ministre doit convaincre la Cour de l’existence d’une question sérieuse à juger selon la norme élevée d’une forte apparence de droit ». Il a été soutenu que la norme élevée est requise, car le résultat de la requête interlocutoire équivaudra en fait à un règlement final de l’action, et parce qu’il y a des considérations d’intérêt général liées à la protection de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés] en jeu qui commandent d’exiger que le ministre établisse plus que l’existence d’une question non vexatoire.
[12] Il a été soulevé qu’il semble y avoir une jurisprudence contradictoire dans cette Cour quant à la norme à appliquer pour déterminer si l’existence d’une question sérieuse a été établie lorsque le ministre sollicite une requête en suspension d’une ordonnance de la Section de l’immigration visant la mise en liberté d’une personne. Cela, ajouté à la position divergente des parties en présence, m’amène à examiner si lors de l’examen des requêtes en suspension d’ordonnances de mise en liberté, le juge des requêtes doit appliquer le seuil habituel ou le seuil élevé pour déterminer si l’existence d’une question sérieuse a été établie.
[13] Comme il est indiqué ci-dessus, dans l’arrêt RJR — MacDonald, la Cour suprême du Canada a cerné deux exceptions au seuil habituellement appliqué; cependant, bien qu’elle n’exclut pas qu’il y ait d’autres exceptions, elle a déclaré que les exceptions au seuil à habituel sont « rares ».
[14] La décision du juge Pelletier dans Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] 3 C.F. 682 (Wang) a constitué une application importante de la première exception mentionnée dans l’arrêt RJR — MacDonald lorsque le résultat de la requête interlocutoire équivaudra en fait à un règlement final de l’action.
[15] Le juge Pelletier se prononçait sur une requête présentée par un demandeur afin de surseoir à l’exécution d’une mesure de renvoi prise contre lui jusqu’à ce qu’une décision soit rendue relativement à la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Cette demande avait pour objet de contester la décision d’un agent d’exécution de ne pas reporter le renvoi. Le juge Pelletier a conclu que le seuil habituel relatif à l’existence d’une question sérieuse n’était pas approprié parce que le sursis, s’il était accordé, équivaudrait en fait à un règlement final de la question en litige. En d’autres termes, le demandeur obtenant le sursis se verrait en fait accorder le redressement sollicité par sa demande. Voici ce qu’il a déclaré, au paragraphe 8 :
[…]Toutefois, lorsque la requête de sursis est en corrélation avec le refus de différer le renvoi, le fait d’octroyer le sursis accorde à l’intéressé ce que l’agent chargé du renvoi lui avait refusé. Comme la décision en cause dans la demande de contrôle judiciaire est le refus de différer le renvoi, le fait d’octroyer le sursis accorde au demandeur la réparation recherchée avant que la demande de contrôle judiciaire ait été tranchée au fond. C’est dans ce sens qu’on peut dire que la décision sur une requête de sursis d’exécution tranche la demande de contrôle judiciaire sous-jacente.
[16] La Cour d’appel fédérale a fait siennes ces observations du juge Pelletier dans l’arrêt Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 R.C.F. 311 (Baron). Depuis lors, notre Cour a appliqué le seuil élevé relatif à l’existence d’une question sérieuse aux requêtes visant à surseoir à un renvoi lorsque la décision contestée est le refus administratif d’un agent de surseoir au renvoi.
[17] Après l’arrêt Baron, il semble y avoir eu peu d’examens détaillés portant sur la question de savoir si l’existence d’une question sérieuse constitue la norme ou représente un seuil élevé lorsqu’un décideur doit se prononcer sur la suspension d’une ordonnance de mise en liberté, jusqu’à ce que je rende ma décision dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. B479, 2010 CF 1227, [2012] 2 R.C.F. 491 (B479). À cet égard, le défendeur avait plaidé pour l’augmentation du seuil et fait référence à une ordonnance non publiée rendue par le juge de Montigny le 17 septembre 2010 qui, se prononçant sur une telle requête, a déclaré [au paragraphe 19] « [S]i le sursis était accordé, le ministre, à toutes fins utiles, se verrait accorder le redressement qu’il recherche dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente ». Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. XXXX, dossiers de la Cour IMM-5368-10, IMM-5359-10, IMM-5360-10, IMM-5361-10.
[18] Dans la décision B479, je me suis inscrit en faux contre cette évaluation. Mon opinion n’a pas changé et je ne peux rien ajouter aux motifs que j’ai alors donnés aux paragraphes 20 à 26 :
En toute déférence, j’estime que suspendre une ordonnance visant la mise en liberté d’une personne ne revient pas à accorder au ministre la réparation qu’il sollicite dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente par laquelle il conteste l’ordonnance de mise en liberté. Cette suspension ne fait que préserver le statu quo.
Dans l’arrêt Baron [Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 R.C.F. 311], la Cour d’appel fédérale s’est ralliée à l’opinion du juge Pelletier, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, dans Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] 3 C.F. 682, lorsqu’il a conclu [au paragraphe 10], au vu des faits qui lui avaient été présentés, que lorsqu’elle examine une requête en suspension d’une mesure de renvoi, la Cour ne doit pas simplement examiner si le demandeur a soulevé une question frivole ou vexatoire, mais doit « examiner de près le fond de la demande sous-jacente ». Le juge Pelletier est arrivé à cette conclusion essentiellement parce que la décision qui sous-tendait la demande de contrôle judiciaire n’était pas la mesure de renvoi, mais une décision d’un agent de renvoi qui refusait de différer le renvoi.
Le juge Pelletier a indiqué que deux situations différentes peuvent donner lieu à une requête en suspension du renvoi. La première situation est celle où la requête en suspension de la mesure de renvoi sous-tend une demande de contrôle judiciaire visant à contester la mesure de renvoi elle-même. La deuxième situation est celle où la requête en suspension de la mesure de renvoi sous-tend une demande de contrôle judiciaire visant à contester le refus d’un agent de différer le renvoi. La décision Wang illustre la deuxième situation. Comme la demande d’asile de M. Wang avait été rejetée, il risquait d’être renvoyé dans son pays. Lorsqu’il a su qu’il allait être renvoyé en Chine, il a demandé à l’agent de différer son renvoi jusqu’à ce que la demande qu’il venait de déposer invoquant des raisons d’ordre humanitaire soit tranchée. L’agent a refusé et c’est ce refus qui a été contesté dans la demande de contrôle judiciaire; ce n’était pas la mesure de renvoi.
Le juge Pelletier a conclu que lorsqu’une demande visant à contester la validité d’une mesure de renvoi constitue la demande sous-jacente, il convient donc d’appliquer le critère relatif à la question « frivole ou vexatoire » à l’égard de la question sérieuse parce que la suspension de l’exécution de la mesure de renvoi « ne se [traduit] pas par l’octroi de la réparation demandée dans le contrôle judiciaire, puisque [cette dernière porte] sur une autre décision [à savoir, la mesure de renvoi] » [au paragraphe 8]. Toutefois, lorsque la décision refusant de différer l’exécution de la mesure de renvoi est contestée dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente, le fait de suspendre l’exécution « accorde [donc] à l’intéressé ce que l’agent chargé du renvoi lui avait refusé ». La suspension accordée par la Cour relativement à une demande de contrôle du refus de différer le renvoi accorde précisément au demandeur la réparation qu’il demandait à l’agent avant que le bien-fondé de la demande ne soit examiné. Comme l’a fait remarquer le juge Pelletier [au paragraphe 8], « C’est dans ce sens qu’on peut dire que la décision sur une requête de sursis d’exécution tranche la demande de contrôle judiciaire sous-jacente ».
La situation en l’espèce ne correspond pas à celle prévalant dans la décision Wang. En l’espèce, la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est la décision par laquelle la Commission a ordonné la mise en liberté de B479. Le ministre conteste la légalité de cette décision dans la demande sous-jacente. La suspension de cette décision jusqu’à l’audience sur le fond ne tranche pas la demande sous-jacente et n’accorde pas au ministre, au sens de la décision Wang, la réparation sollicitée avant même que le bien-fondé de sa demande ne soit examiné. La décision Wang ne correspondrait à la situation de B479 que si un certain mécanisme permettait au ministre de demander à la Commission de différer la mise en liberté et, en cas de refus, de demander le contrôle judiciaire de ce refus. Dans ce cas, suspendre la mise en liberté jusqu’à ce que la Cour prenne une décision concernant le refus de différer la mise en liberté reviendrait à accorder précisément au ministre la réparation qu’il avait sollicitée, mais qu’on lui avait refusée.
Il est vrai que la suspension de la mise en liberté accorde au ministre ce qu’il sollicitait à l’audience — le maintien de la détention de B479; or, cette situation n’est pas différente de celle qui se présente dans chaque demande de suspension qui, par définition, vise à maintenir le statu quo jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur le fond.
Pour ces motifs, je suis d’avis que le critère de la question sérieuse doit être apprécié selon la norme établie pas la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, et dans l’arrêt RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, à savoir s’il existe « une question sérieuse à juger, par opposition à une réclamation futile ou vexatoire ».
[19] Il semble que jusqu’à récemment, la Cour a toujours appliqué le seuil habituel relatif à l’existence d’une question sérieuse aux examens des requêtes en sursis des ordonnances de mise en liberté.
[20] Récemment, certains collègues ont exprimé l’avis que la Cour devrait appliquer le seuil élevé relatif à l’existence d’une question sérieuse aux requêtes visant à surseoir aux ordonnances de mise en liberté.
[21] Le premier cas semble être la décision du juge Norris dans la décision Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Allen, 2018 CF 1194 (Allen). Il a conclu au paragraphe 15 [traduction] « il y a des considérations importantes qui justifient l’imposition du critère le plus rigoureux exigeant du ministre de démontrer une forte apparence de droit quant au fond de l’affaire en ce qui concerne les motifs de contrôle judiciaire pour satisfaire au premier critère lorsque, comme en l’espèce, le ministre sollicite un sursis de l’ordonnance de mise en liberté d’une personne en détention ». Je remarque que « forte apparence de droit » est le terme utilisé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR — MacDonald pour décrire le seuil plus élevé. Le juge Norris offre deux considérations pour justifier cette norme plus élevée.
[22] La première est décrite comme suit [au paragraphe 15] :
[traduction] […] [S]i la requête en sursis devait être accordée, la demande de contrôle judiciaire pourrait devenir théorique si l’on ordonnait que M. Allen demeure détenu à la suite d’un contrôle de détention subséquent. Ce risque disparaît si le sursis n’est pas accordé.
[23] Avec égards, je ne puis accepter qu’il s’agit d’une considération valable lorsqu’on l’examine dans le contexte dans lequel ces requêtes sont portées et tranchées par la Cour.
[24] Les requêtes présentées par le ministre pour surseoir à une ordonnance de mise en liberté sont lancées dès que possible après que l’ordonnance est rendue. Elles sont présentées le jour même ou le jour suivant l’ordonnance de mise en liberté, et qu’exceptionnellement à une date ultérieure. Il en est ainsi puisqu’une fois que les conditions de l’ordonnance de mise en liberté ont été respectées et l’intéressé libéré, il n’y a plus matière à sursis : l’ordonnance est caduque.
[25] Même avant le dépôt de la requête, le ministre, comme en l’espèce, avise la Cour qu’une audience sera requise à court préavis. La partie adverse, le Greffe de la Cour, et le juge de service sont ainsi avisés que l’affaire nécessitera une attention urgente. C’est souvent le cas, comme ce l’était dans le cas qui nous occupe, qu’un sursis provisoire de courte durée soit accordé, souvent avec consentement, afin que le ministre puisse monter un bon dossier de requête. La requête est débattue au complet et est étayée par un dossier adéquat dans les jours suivant le prononcé de l’ordonnance de mise en liberté. L’audience a en l’espèce été tenue six jours civils suivant le prononcé de l’ordonnance tard le vendredi après-midi. Il s’agirait d’un cas exceptionnel où la requête ne serait pas entendue dans une période d’une semaine suivant le prononcé de l’ordonnance. Lorsque le ministre propose une période plus longue pour préparer le dossier, il lui incombe toujours de démontrer que cela ne peut pas être fait plus tôt. La Cour a pour politique d’entendre de telles requêtes à court préavis, et le juge en chef assigne des juges de service qui sont disponibles en tout temps pour cette raison.
[26] Si l’ordonnance de sursis est accordée, deux événements se produiront. Tout d’abord, à moins d’un changement de circonstances, l’intéressé devra comparaître à une audience subséquente au plus tard dans les 30 jours suivant l’audience au cours de laquelle l’ordonnance de mise en liberté a été prononcée. Ensuite, une audience de contrôle judiciaire aura lieu. Il est important de noter que la politique de la Cour est de fixer de manière urgente une date d’audition de la demande de contrôle judiciaire qui sous-tend la requête en sursis. J’ai moi-même, de même que d’autres juges, accordé des sursis dans des circonstances similaires, et j’ai en même temps que l’octroi de l’ordonnance de sursis, accordé l’autorisation et fixé une date d’audience de la demande, afin qu’elle soit entendue et tranchée avant le prochain examen des motifs de détention : voir par exemple Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Mukenge, 2016 CF 331 (Mukenge).
[27] La politique de la Cour privilégie le côté pratique. Si le sursis est ordonné et la demande de contrôle judiciaire est rejetée, l’ordonnance de mise en liberté entre en vigueur, et il n’y aura pas de contrôle de détention ultérieur. D’autre part, si la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de mise en liberté du commissaire est annulée, le prochain contrôle de détention aura lieu comme prévu.
[28] Étant donné cette politique, je rejette la prémisse sous-tendant la décision Allen selon laquelle si le sursis est accordé, la demande de contrôle judiciaire pourrait être rendue théorique à la suite d’un contrôle des motifs de détention. Je n’ai connaissance d’aucun cas où un sursis a été accordé et où la demande de contrôle judiciaire n’a pas été tranchée avant le prochain contrôle des motifs de détention.
[29] La deuxième considération énoncée dans la décision Allen pour justifier l’application du seuil élevé relatif à l’existence d’une question sérieuse est [traduction] « que le fait de surseoir à une ordonnance de mise en liberté équivaut à priver M. Allen d’un avantage important qui lui a été accordé par le tribunal d’experts dont la responsabilité première est de trancher ces questions — à savoir sa remise en liberté (sous certaines conditions) » [au paragraphe 15]. Deux idées me semblent être liées en l’espèce. La première est que la requête vise à surseoir à une ordonnance rendue par le tribunal d’experts dont la responsabilité première est de prendre la décision. La seconde est que l’ordonnance prononcée rétablit le droit à la liberté garanti par la Charte.
[30] Quant à la première, je remarque que dans de nombreux cas, les cours prononcent des ordonnances interdisant l’exécution d’ordonnances rendues par des tribunaux compétents et il n’a jamais été suggéré ou conclu que cela devrait être fait autrement qu’en appliquant le seuil habituel de l’existence d’une question sérieuse. Voir, par exemple, les requêtes en sursis déposées contre les décisions des commissions des relations du travail, telles que le Conseil canadien des relations industrielles : section locale 847 de la Fraternité internationale des Teamsters c. Canadian Airport Workers Union, 2009 CAF 44. Les commissions des relations du travail constituent « l’exemple même du tribunal administratif hautement spécialisé » : Syndicat international des débardeurs et magasiniers, Ship and Dock Foremen, section locale 514 c. Prince Rupert Grain Ltd., [1996] 2 R.C.S. 432, au paragraphe 24. Ainsi que la Cour suprême l’a fait remarquer dans l’arrêt RJR — MacDonald, à la page 348 :
[…] Le fait qu’une cour d’appel a accordé une autorisation d’appel relativement à l’action principale constitue une considération pertinente et importante, de même que tout jugement rendu sur le fond; toutefois, ni l’une ni l’autre de ces considérations n’est concluante. Le tribunal saisi de la requête ne devrait aller au-delà d’un examen préliminaire du fond de l’affaire que lorsque le résultat de la requête interlocutoire équivaudra en fait à un règlement final de l’action, ou que la question de constitutionnalité d’une loi se présente comme une pure question de droit. [Non souligné dans l’original.]
[31] Quant au fait que le sursis de l’ordonnance rétablisse un droit à la liberté garanti par la Charte, je remarque que dans l’arrêt RJR — MacDonald, la Cour suprême a jugé que le seuil habituel relatif à l’existence d’une question sérieuse devrait s’appliquer même dans des cas relevant de la Charte. De plus, comme nous l’avons vu précédemment, si après une audience sur le fond de la demande, l’ordonnance de mise en liberté est trouvée raisonnable et la demande rejetée, la privation de liberté de l’intéressé sera de courte durée. Je suis d’accord avec le juge Norris que la liberté constitue un droit précieux; toutefois, tous les droits sont assujettis à des restrictions et à des limitations. Dans ce contexte, deux considérations s’appliquent. Premièrement, il convient de soupeser cette restriction et les conséquences que représente le risque de fuite du demandeur ou le danger que celui-ci constitue pour la sécurité publique. On ne peut l’apprécier sans tenir compte du contexte. Comme la Cour suprême l’a souligné dans l’arrêt RJR — MacDonald [à la page 333] : « Il faut procéder à un processus de pondération soigneux ». Deuxièmement, à mon avis, la privation de liberté du détenu est une question plus correctement prise en compte lors de l’examen de la prépondérance des inconvénients que lors de l’examen de l’existence d’une question sérieuse.
[32] Dans la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Mohammed, 2019 CF 451, [2019] 4 R.C.F. 459 (Mohammed), le juge Norris s’appuie sur les observations qu’il a faites dans la décision Allen. Au paragraphe 13, il s’exprime ainsi :
[...] je note que la suspension d’une ordonnance de mise en liberté annule effectivement dans une grande mesure la décision ordonnée par la SI, soit la mesure même sollicitée dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente. En fait, on peut également dire que la suspension permet dans les faits au ministre de décider de l’issue du contrôle des motifs de détention, ce qu’il a sollicité sans succès devant la SI, à savoir le maintien en détention du détenu. À mon avis, cette situation est analogue à celle qui se présente lorsqu’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi est demandé en attendant le contrôle judiciaire d’un refus de reporter le renvoi. Dans ce dernier contexte, il est bien établi qu’une norme élevée s’applique au premier volet du critère et que la partie requérante doit démontrer qu’elle aura probablement gain de cause dans la demande sous-jacente : voir Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] 3 C.F. 682, au paragraphe 10; Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 R.C.F. 311, aux paragraphes 66 et 67 (le juge Nadon, avec l’accord de la juge Desjardins) et au paragraphe 74 (le juge Blais). J’estime que les mêmes raisons qui justifient une norme élevée pour le premier volet du critère du sursis se retrouvent également en l’espèce.
[33] Encore une fois, et avec le plus grand respect pour l’opinion exprimée par mon collègue, ce raisonnement ne tient pas compte de la procédure accélérée par laquelle notre Cour décide des demandes sous-jacentes. L’octroi du sursis n’accorde pas au ministre le redressement sollicité dans la demande sous-jacente, car si le sursis est accordé, le ministre aura encore à convaincre la Cour lors de l’audition accélérée de la demande de contrôle judiciaire que la mise en liberté était déraisonnable et doit être annulée. Comme je l’ai dit dans la décision B479, l’ordonnance de sursis ne fait que préserver le statu quo.
[34] La situation en l’espèce ne correspond pas à celle prévalant dans la décision Wang. Dans les décisions comparables à la décision Wang, si le sursis est accordé, l’intéressé ne peut faire l’objet d’un renvoi qu’après l’audience de contrôle judiciaire, mais cette audience ne procède pas de façon expéditive. Les demandes de suspension administratives du renvoi comprennent toujours une demande de brève période de report jusqu’à un événement futur. En examinant les dossiers de la Cour dans le passé, on constate qu’il n’est pas rare que les demandes de contrôle judiciaire dans de tels contextes ne soient entendues qu’avant une période d’au moins un an ou plus se soit écoulée depuis la date de l’ordonnance de sursis. Même si l’état des dossiers de la Cour s’améliore, les audiences de contrôle judiciaire dans les affaires d’immigration ou concernant des réfugiés sont peu susceptibles d’être tranchées avant environ six à neuf mois suivant le prononcé de l’ordonnance de sursis. L’affaire sera souvent entendue après la date de report proposée dans la demande de report administratif.
[35] D’autres décisions récentes de notre Cour ont appliqué le critère élevé de l’existence d’une question sérieuse : Mukenge; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Baniashkar, 2019 CF 729; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Berrios Perez, 2019 CF 452; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Faarah, 2019 CanLII 19232 (C.F.).
[36] Dans chacune de ces décisions, le seuil élevé relatif à l’existence d’une question sérieuse a été appliqué, du fait que le juge était d’avis que l’octroi du redressement demandé dans la requête en sursis donnerait au demandeur le redressement sollicité par sa demande de contrôle judiciaire sous-jacente. Toutefois, pour les motifs précités, ce n’est pas une option que j’accepte.
[37] Le juge Norris dans la décision Mohammed ne semble pas d’accord avec l’avis que j’ai exprimé dans la décision B479, principalement parce que : « Un détenu visé par une ordonnance de mise en liberté rendue par la SI ne devrait pas devoir attendre le prochain contrôle des motifs de sa détention pour tenter à nouveau d’obtenir une libération, à moins qu’il n’y ait des motifs clairs de penser que cette ordonnance sera probablement annulée lors du contrôle judiciaire » [au paragraphe 15]. Je pourrais être d’accord avec son évaluation si un détenu devait effectivement attendre le prochain contrôle des motifs de sa détention, mais comme expliqué ci-dessus, ce n’est pas le cas. C’est un cas extrêmement rare qu’un détenu dans la situation de M. Mohammed ou de M. Asante reste en détention jusqu’au prochain contrôle des motifs de détention en application d’une ordonnance de sursis prononcée par la Cour.
[38] Le juge Norris dans la décision Mohammed note à juste titre que la décision SRC démontre que « le critère tripartite est un critère souple qui doit tenir compte du caractère équitable de la mesure particulière sollicitée » [au paragraphe 16]. Il a en outre fait observer [au paragraphe 17] : « Certes, une ordonnance de suspension d’une ordonnance de mise en liberté préserve le statu quo en attendant la demande de contrôle judiciaire sous-jacente, mais ce n’est pas quelque chose qui devrait être fait à la légère lorsque la liberté est en jeu ». Je suis du même avis. En outre, aucun tribunal ne devrait prononcer d’ordonnance à la légère. Je n’accepte pas que l’on puisse dire que des ordonnances de sursis rendues en appliquant le seuil habituel relatif à l’existence d’une question sérieuse aient été prononcées à la légère.
[39] Lorsqu’une ordonnance en cours d’examen devant la Cour prévoit la mise en liberté sous condition, mais estime par ailleurs que l’intéressé représente un risque de fuite ou un danger pour la sécurité publique, alors cette décision mènera invariablement à une conclusion de préjudice irréparable. Ce préjudice n’est qu’atténué par les conditions imposées par l’ordonnance de mise en liberté. Par conséquent, si le ministre convainc la Cour de l’existence d’une question sérieuse relative aux conditions de mise en liberté, le ministre devra aussi avoir convaincu la Cour qu’un préjudice irréparable sera causé si le sursis n’est pas accordé.
[40] Je l’ai déjà dit, dans un contexte différent, soit lorsque la partie qui présente la requête sollicite un sursis et que le seuil habituel relatif à l’existence d’une question sérieuse s’applique, et qu’il est soutenu que le préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients découlent de la question sérieuse, la Cour « doit faire preuve de vigilance avant de se dire convaincue que le demandeur a soulevé des questions réellement sérieuses et non pas des questions uniquement sérieuses en apparence » [au paragraphe 15] : Cardoza Quinteros c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 643. Comme je l’ai dit au paragraphe 13 de cette décision :
On ne peut pas répondre automatiquement au critère en formulant un motif de contrôle judiciaire qui, à première vue, semble être défendable. Il appartient à la Cour de mettre à l’épreuve les motifs invoqués contre la décision contestée et ses motifs, sinon le critère serait respecté dans presque toutes les affaires plaidées par des avocats compétents.
[41] Ce faisant, je faisais référence à l’observation de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR — MacDonald : « Le juge saisi de la requête doit faire un examen préliminaire du fond de l’affaire » [à la page 337]. Le juge n’a pas à conclure qu’il est probable que le demandeur sur le fond aura gain de cause quant aux questions soulevées, mais doit être convaincu que ces questions sont vraiment des questions sérieuses.
[42] L’affaire en instance constitue un bon exemple d’une situation où le ministre allègue l’existence de nombreuses questions dans la décision sous-jacente qui, à première vue, semblent être sérieuses, mais lorsqu’elles sont confrontées avec la décision et ses motifs ne le sont pas.
[43] Le ministre allègue en l’espèce que les questions suivantes constituent des questions sérieuses : 1) que la commissaire a fait fi ou n’a pas tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve, 2) que la commissaire n’a fourni aucun motif de s’écarter des conclusions antérieures voulant qu’une détention de huit à dix semaines ne représente pas une longue période, 3) que la commissaire n’a pas fourni de motifs pour s’écarter des conclusions concernant la pertinence de la caution, 4) que la commissaire en général n’a pas fourni de raisons claires et convaincantes pour s’écarter des précédentes décisions de poursuivre la détention, et 5) que la commissaire a mal interprété l’article 3.1.7 des Directives sur l’OSIGEG [Directives numéro 9 du président : Procédures de la CISR portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre]. Toutes ces questions semblent sérieuses; cependant, lorsque confrontée avec les motifs de décision, aucune ne constitue une question sérieuse.
[44] Je suis d’accord avec l’observation suivante de l’avocat de M. Asante :
[traduction] [C]e ne sont pas seulement des motifs raisonnables; ces motifs sont un modèle d’intelligibilité et de transparence. À chaque fois où la Section de l’immigration s’écarte d’une conclusion antérieure, il y a une explication. Pour chaque conclusion distincte, la Section de l’immigration invoque l’élément de preuve sur lequel elle s’appuie. Dans l’ensemble de sa décision, la Section de l’immigration apporte un motif clair et démontrable pour lequel elle conclut que l’alternative proposée est suffisante pour compenser l’intérêt ministériel légitime à l’égard de la détention.
[45] Le dossier présenté à la Cour montre que la commissaire a effectué un examen des motifs de détention de deux jours : le 4 juin 2019 et le 7 juin 2019. La commissaire a reçu les observations préliminaires de l’avocat du ministre et de celui de M. Asante. M. Asante et la caution proposée ont été examinés par les deux avocats et par la commissaire. Les transcriptions des audiences comptent plus de 130 pages. Ce processus d’audience a constitué une analyse détaillée et mûrement réfléchi.
[46] Quant à la première question sérieuse alléguée, il appert que le ministre s’élève contre le fait que la commissaire n’aurait pas porté une attention suffisante à la façon dont M. Asante est entré au Canada. Cependant, même s’il en est ainsi, le mode d’entrée se rapporte principalement à la question de savoir si le détenu risque de se soustraire à la justice, et on a conclu que c’était le cas de M. Asante. Cet élément de preuve touche à la crédibilité, mais la commissaire a fait remarquer que, bien que le témoignage de M. Asante diffère des allégations du ministre, « nous n’avons pas plus de détails ». La commissaire a pris cela en compte et l’allégation selon laquelle il s’agit d’une question sérieuse est sans fondement. Elle est frivole lorsque l’on examine le dossier.
[47] La deuxième question sérieuse alléguée est également frivole. La plus récente décision antérieure a conclu que la période de détention n’était pas longue; cependant, la décision visée a été rendue quatre semaines plus tard. M. Asante était en attente de son examen des risques avant renvoi (ERAR) et ne pouvait pas être renvoyé avant qu’il soit terminé. La commissaire a fait remarquer que le ministre avait reconnu le temps qui s’écoulerait probablement avant que cette décision soit rendue. La commissaire a estimé qu’une période de détention de quatre à cinq mois était possible jusqu’au prononcé de la décision d’ERAR et « pourrait constituer une longue période de temps totale en détention ». Le fait que la commissaire de s’écarter des évaluations antérieures s’explique par la manière différente d’aborder la période de détention.
[48] La troisième allégation de question sérieuse est également frivole si l’on examine la décision et le dossier. La commissaire a procédé à un examen exhaustif de la caution proposée. Les commissaires qui ont évalué la caution ont trouvé, tout comme la commissaire, qu’elle était crédible, fiable et honnête. La commissaire a augmenté la somme à verser à titre d’engagement et a offert à M. Asante de résider avec la caution à sa mise en liberté. En outre, la commissaire a noté que la caution proposée et M. Asante avaient des contacts fréquents pendant qu’il était en détention et a conclu qu’ils entretenaient une [traduction] « relation étroite ». La commissaire a conclu, selon la prépondérance des probabilités, en se fondant sur son examen des éléments de preuve, que M. Asante ne mettrait pas en péril la situation financière de la caution parce qu’elle avait besoin de la somme à verser à titre d’engagement pour une chirurgie dont elle avait besoin, et vu qu’elle avait eu des contacts avec la famille de M. Asante, s’il lui causait du tort, il en subirait les conséquences. Alors que d’autres décideurs auraient pu arriver à une conclusion différente, la commissaire a apporté des motifs clairs expliquant pourquoi elle s’est écartée des conclusions antérieures concernant le caractère adéquat de la caution proposée, et pourquoi elle était convaincue que les conditions qui seraient imposées l’avaient convaincue que M. Asante se présenterait pour son renvoi.
[49] Enfin, la commissaire a fait plus qu’une vague allusion aux Directives sur l’OSIGEG puisque M. Asante a prétendu être bisexuel. Ce n’était pas une considération sérieuse ou importante et la suggestion du ministre selon laquelle cette allusion démontre l’existence d’une question sérieuse est frivole.
[50] En bref, lorsque l’on met à l’épreuve les motifs invoqués contre la décision contestée en l’espèce de même que ses motifs comme étant des questions sérieuses, on doit conclure, comme je l’ai fait, que même si à première vue ils semblent être des questions sérieuses, en réalité ils sont frivoles ou vexatoires. En concluant de la sorte, je ne me suis pas livré à un « examen exhaustif du bien-fondé » de la demande sous-jacente afin de déterminer si le ministre avait démontré l’existence d’une forte apparence de droit; j’ai plutôt examiné les questions soulevées en fonction du dossier et fait une évaluation préliminaire afin de déterminer si les questions soulevées sont frivoles et vexatoires. J’estime qu’aucune n’était sérieuse.
[51] Puisque le ministre a échoué à faire la démonstration de l’existence d’une question sérieuse dans la décision sous-jacente, cette requête doit être rejetée.
ORDONNANCE DANS LE DOSSIER IMM-3583-19
LA COUR ORDONNE que la requête en sursis à l’exécution de l’ordonnance de mise en liberté présentée est rejetée.