Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[2007] 2 R.C.F.57

A-106-05

2006 CAF 236

La commissaire de la concurrence (appelante)

c.

Tuyauteries Canada Ltee/Canada Pipe Company Ltd. (intimée)

Répertorié : Canada (Commissaire de la Concurrence) c. Tuyauteries Canada Ltée (C.A. F.)

Cour d’appel fédérale, juges Desjardins, Létourneau et Pelletier, J.C.A.—Ottawa, 7 et 9 février et 23 juin 2006.

Concurrence — Appel incident d’une décision par laquelle le Tribunal de la concurrence a rejeté une demande de la commissaire de la concurrence visant à obtenir une ordonnance d’interdiction en vertu des art. 77 et 79 de la Loi sur la concurrence — Le Tribunal a conclu que l’intimée occupait une position dominante sur chacun des marches pertinents des produits d’évacuation et de ventilation au Canada — L’appel incident portait sur la définition du marché pertinent et l’évaluation de la puissance commerciale du Tribunal, ces deux notions se rattachant à la conclusion relative à la position dominante — La conclusion du Tribunal portant que le marché de produit applicable ne comprend pas les produits d’évacuation et de ventilation faits de toutes sortes de matières parce que les produits en fonte sont traités comme un marché distinct par les distributeurs n’était pas déraisonnable — Il était aussi loisible au Tribunal de conclure que l’intimée disposait d’une puissance commerciale sur les marches pertinents — Appel incident rejeté, le juge Pelletier, J. C.A., étant dissident à I’égard de la question de la puissance commerciale.

Il s’agissait d’un appel incident d’une décision par laquelle le Tribunal de la concurrence a rejeté la demande formée par la commissaire de la concurrence en vue d’obtenir une ordonnance d’interdiction contre l’intimée en vertu des articles 77 et 79 de la Loi sur la concurrence. La demande portait sur le programme des distributeurs stockistes (PDS) qu’a adopté l’intimée pour la vente et la fourniture de ses produits d’évacuation et de ventilation en fonte. Le Tribunal a conclu que intimée occupait une position dominante sur chacun des marchés pertinents des produits d’évacuation et de ventilation en fonte au Canada, qu’elle était un « fournisseur important » de produits en fonte et que, en commercialisant ses produits d’évacuation et de ventilation en fonte au moyen du PDS, elle s’était livrée à une pratique d’exclusivité. Dans le cadre de l’appel incident, l’intimée a soutenu que le Tribunal avait commis une erreur dans sa définition du marché pertinent et son évaluation de la puissance du commerciale (alinéa 79(1)a) de la Loi sur la concurrence). L’intimée a soutenu que si le Tribunal avait suivi l’approche d’analyse que la loi l’obligeait à adopter, il aurait dû définir le marché de produit applicable de manière à y inclure les produits d’évacuation et de ventilation concurrents faits de toutes sortes de matières. La question de la puissance commerciale ne se serait pas posée dans un marché de produit ainsi défini comme il aurait dû l’être puisque la part de marché de l’intimée n’aurait pas dépassé environ 10 %.

Arrêt (le juge Pelletier, J.C.A., dissident), l’appel incident doit être rejeté.

La juge Desjardins, J.C.A. (le juge Létourneau, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Le Tribunal a correctement établi les principes juridiques applicables à la définition du marché de produit et a adopté une méthode appropriée pour appliquer ces principes au cas particulier de l’intimée. Le Tribunal a pris en considération la « substituabilité », autrement dit le point de savoir s’il existe des substituts suffisamment proches du produit considéré pour que le marché de ce produit puisse être dit comprendre ces substituts. Aucun élément de preuve directe touchant l’élasticité croisée de la demande n’ayant été produit, le Tribunal a examiné la preuve indirecte en fonction des facteurs énumérés dans les Lignes directrices pour l’application des dispositions sur l’abus de position dominante. Il a conclu que la fonte jouait toujours un rôle particulier dans l’industrie des produits d’évacuation et de ventilation et qu’elle était traitée comme un marché distinct par les distributeurs. Le Tribunal a en outre conclu que, étant donné les différences notables de prix des produits d’évacuation et de ventilation en fonte d’une région à l’autre, il existait six marchés géographiques distincts. Comme le Tribunal a pris en considération les éléments qu’il fallait et est arrivé à une conclusion raisonnable, cette conclusion n’était pas susceptible de révision judiciaire.

De même, le Tribunal a défini et formulé de manière juste les principes applicables à la décision relative à la puissance commerciale, dans le cadre des approches directe aussi bien qu’indirecte. Il a conclu que ces éléments de preuve établissaient que l’intimée pouvait exercer, et exerçait effectivement, une puissance commerciale sur les marchés pertinents. Vu la preuve, il était loisible au Tribunal de conclure, dans le cadre de l’approche directe, que l’intimée fixait le prix de ses tuyaux et de ses raccords en se réservant des « marges considérables » et que, pour ce qui concerne les tuyaux, les raccords et les joints mécaniques, elle présentait une « aptitude marquée à faire varier ses prix d’une région à l’autre ». Cette situation témoignait de la fixation de prix supraconcurrentiels. Dans le cadre de l’approche indirecte, il était loisible au Tribunal de conclure que l’intimée disposait d’une puissance commerciale.

Le juge Pelletier, J.C.A. (dissident)  : La conclusion du Tribunal touchant la puissance commerciale était déraisonnable. Compte tenu de la définition de la puissance commerciale (soit la capacité à fixer des prix supraconcurrentiels et à les maintenir sur une longue période), on ne voyait pas bien sur quelle base le Tribunal avait pu conclure que l’intimée disposait d’une telle puissance sur quatre des six marchés géographiques qui avaient été identifiés. L’intimée a réduit ses prix en réaction à I’émergence de nouveaux fournisseurs concurrents de produits en fonte sur ces marchés. La réduction des prix en réaction à l’émergence de nouveaux concurrents n’est pas compatible avec la définition de la puissance commerciale.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, ch. C-23, art. 51 (édicté par S.C. 1986, ch. 26, art. 47).

Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34, art. 1 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19), 1.1 (édicté, idem), 77 (mod., idem, art. 45; L.C. 1999, ch. 2, art. 23, 37y); ch. 31, art. 52(F); 2002, ch. 16, art. 11.2, 11.3), 79 (édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1990, ch. 37, art. 31; 1999, ch. 2, art. 37z); 2002, ch. 16, art. 11.4).

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748 (quant à la norme de contrôle); Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; 2003 CSC 19 (quant à la norme de contrôle); Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247; 2003 CSC 20 (quant à la norme de contrôle); R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606.

DÉCISIONS EXAMINÉES  :

Canada (Commissaire de la concurrence) c. Tuyauteries Canada Ltée, [2007] 2 R.C.F. 3 2006 CAF 233; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. NutraSweet Co., CT- I 989-002 (Trib. conc.); Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1995] 3 C.F. 557 (C.A.); infirmée pour d’autres motifs [1997] 1 R.C.S. 748; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Télé-Direct (Publications) Inc., [1997] D.T.C.C. n° 8 (Trib. conc.) (QL); Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Laidlaw Waste Systems Ltd., CT-1991-002 (Trib. conc.).

DÉCISIONS CITÉES  :

Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., CT-1998-002 (Trib. conc.); infirmée pour d’autres motifs [2001] 3 C.F. 185 2001 CAP 204; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southall : Inc., CT-1990-001 (Trib. conc.); Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. NutraSweet Co., CT-1989-002 (Trib. conc.); The Queen v. J. W. Mills & Son Ltd et al., [1968] 2 R.C.E. 275; (1968), 56 C.P.R. 1; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southall : Inc., [1997] 1 R.C.S. 748.

DOCTRINE CITÉE

Bureau de la concurrence. Lignes directrices pour l’application des dispositions sur l’abus de position dominante. Industrie Canada : Ottawa, 2001.

APPEL INCIDENT d’une décision (CT-2002-006 (Trib. conc.)) par laquelle le Tribunal de la concurrence, même s’il a rejeté une demande formée par la commissaire de la concurrence en vue d’obtenir une ordonnance d’interdiction contre l’intimée en vertu des articles 77 et 79 de la Loi sur la concurrence, a conclu que l’intimée occupait une position dominante sur chacun des marches pertinents. Appel incident rejeté, le juge Pelletier, J.C.A., étant dissident.

ONT COMPARU  :

Randall Holley et Leslie J.F. Milton pour l’appelante.

Kent E. Thomson, James W. E. Doris et Charles E. Tingley pour l’intimée.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER  :

Johnston & Buchan LLP, Ottawa, et le sous-procureur général du Canada pour l’appelante.

Davies Ward Philips & Vineberg S.E.N.C.R.L., s.r.l., Toronto, pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        La Juge Desjardins, J.C.A.  : Le Tribunal de la concurrence (le Tribunal), dans une décision publiée sous la référence CT-2002-006, a rejeté une demande de l’appelante, la commissaire de la concurrence (la commissaire), visant à obtenir une ordonnance d’interdiction contre l’intimée (Tuyauteries Canada ou Bibby, qui est une division de l’intimée) en vertu des articles 77 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1999, ch. 2, art. 23, 37y); ch. 31, art. 52(F); 2002, ch. 16, art. 11.2, 11.3] et 79 [édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1998, ch. 37, art. 31; 1999, ch. 2, art. 37z); 2002, ch. 16, art. 11.4] de la Loi sur la concurrence [L.R.C. (1985), ch. C-34, art. 1 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19)].

[2]        La demande de la commissaire portait sur une stratégie de commercialisation—désignée « programme des distributeurs stockistes » ou « PDS »—qu’a adoptée Tuyauteries Canada pour la vente et la fourniture de ses produits d’évacuation et de ventilation en fonte. Le Tribunal a conclu que Tuyauteries Canada occupe une position dominante sur chacun des marchés pertinents des produits d’évacuation et de ventilation en fonte au Canada, que cette entreprise est un « fournisseur important » de produits en fonte et que, en commercialisant ses produits d’évacuation et de ventilation en fonte au moyen du PDS, elle s’est livrée a une pratique d’exclusivité. Le Tribunal a aussi conclu, cependant, que la commissaire n’avait pas établi que Tuyauteries Canada se soit livrée a une pratique d’agissements anti-concurrentiels ayant, ayant eu ou devant vraisemblablement avoir pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence sur les marchés pertinents, ou que la pratique d’exclusivité de Tuyauteries Canada doive vraisemblablement avoir, sur un marché, soit pour effet de faire obstacle à l’entrée ou au développement d’une firme, soit quelque autre effet tendant à exclure, et que la concurrence soit ou doive vraisemblablement être réduite sensiblement en conséquence.

[3]        L’appel de la commissaire fait l’objet d’un exposé de motifs distinct [[2007] 2 R.C.F. 3 (C.A.F.)].

[4]        La Cour est ici saisie de l’appel incident par lequel Tuyauteries Canada soutient que le Tribunal a commis une erreur dans sa définition du marché pertinent et son évaluation de la puissance commerciale.

[5]        L’appel incident de Tuyauteries Canada se limite à l’application par le Tribunal de l’alinéa 79(1)a) de la Loi et à ses conclusions sur les questions du marché de produit et de la puissance commerciale. (Dans une note de bas de page de son expose des faits et du droit, au paragraphe 119, Tuyauteries Canada ajoute cependant que ces allégations s’appliquent également aux dispositions du paragraphe 77(2) de la Loi touchant les pratiques d’exclusivité. Le point de savoir si un acteur du marché est un « fournisseur important » d’un produit sur un marché, au sens du paragraphe 77(2), dépend aussi de la définition du marché et de la question de la puissance commerciale.)

[6]        La définition du marché de produit pertinent a pour objet de dégager la possibilité de l’exercice d’une puissance commerciale : Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., CT-1998-002, (Trib. conc.) au paragraphe 47, infirmée sur d’autres points par [2001] 3 C.F. 185 (C.A.). La puissance commerciale a été définie comme étant la capacité à fixer des prix supraconcurrentiels et à les maintenir sur une longue période : Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam, Inc., CT-1990-001 (Trib. conc.), a la page 32; et Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. NutraSweet Co., CT-1989-002 (Trib. conc.), à la page 47.

[7]        Tuyauteries Canada soutient que si le Tribunal avait suivi l’approche d’analyse que la loi l’obligeait adopter à l’égard de ces questions, il aurait dû définir le marché de produit applicable de manière à y inclure les produits d’évacuation et de ventilation concurrents faits de toutes sortes de matières, notamment le plastique, le cuivre, l’acier inoxydable, l’amiante-ciment et la fonte. La part de Tuyauteries Canada dans un marché de produit ainsi défini comme il aurait dû l’être n’aurait pas dépassé environ 10 % à n’importe quel moment. Il en va ainsi, soutient Tuyauteries Canada, de quelque manière qu’on définisse les marches géographiques applicables et qu’on divise ou non le marché de produit en sous-marchés des tuyaux, des raccords et des joints. La question de la puissance commerciale, selon Tuyauteries Canada, ne se pose tout simplement pas à propos d’une entreprise dont la part de marche s’établit à quelque 10 %. On n’a jamais fait valoir l’abus de position dominante, ajoute-t-elle, contre une entreprise dont la part de marche était inférieure à 10 %. (Exposé des faits et du droit de l’intimée Tuyauteries Canada, paragraphe 119.)

LE MARCHE DE PRODUIT—ANALYSE DU DROIT ET DE LA PREUVE

[8]        La définition du marché de produit pertinent est la première tâche nécessaire sous le régime de l’alinéa 79(1)a) de la Loi, ainsi que le Tribunal l’a clairement reconnu.

[9]        L’alinéa 79(1)a) dispose ce qui suit :

79. (1) Lorsque, à la suite d’une demande du commissaire, il conclut à l’existence de la situation suivante :

a) une ou plusieurs personnes contrôlent sensiblement ou complètement une catégorie ou espèce d’entreprises a la grandeur du Canada ou d’une de ses régions; [Non souligne dans l’original.]

[10]      Le Tribunal a soigneusement défini les termes essentiels de cette disposition de la Loi aux paragraphes 65, 66 et 67 de l’exposé de ses motifs :

La jurisprudence montre que, dans les affaires d’abus de position dominante, le Tribunal attribue à l’expression « une catégorie ou une espèce d’entreprises » le sens de marche de produit pertinent et a l’expression «à la grandeur du Canada ou d’une de ses régions » la signification de marché géographique, et qu’il assimile le terme « contrôlent » à la puissance commerciale : Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. D&B Companies of Canada Ltd. ((1995) 64 C.P.R. (3d) 216 (décision Nielsen)); Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Laidlaw Waste Systems Ltd. ((1992) 40 C.P.R. (3d) 289, [1992] D.T.C.C. n° 1 (Laidlaw)); Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. NutraSweet Co. ((1990) 32 C.P.R. (3d) 1 (NutraSweet)); et Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Télé-Direct ((1997) 73 C.P.R. (3d) 1 (Télé -Direct)). [Non souligne dans l’original.]

[11]      Le Tribunal poursuit son examen en ces termes :

La Loi ne précise pas les modalités de l’analyse à effectuer sous le régime de son alinéa 79(1)a). Cependant, dans les décisions que nous venons d’énumérer, l’analyse commence par une définition du marché de produit. Cette approche est aussi celle qu’a adoptée le Bureau de la concurrence (Ie Bureau) dans les Lignes directrices pour l’application des dispositions sur l’abus de position dominante (les Lignes directrices). S’il est vrai que les Lignes directrices n’ont pas d’effet contraignant sur le Tribunal, elles se révèlent utiles en ce qu’elles indiquent la méthode que suit le Bureau dans les affaires d’abus de position dominante. Le paragraphe 3.2.1 des Lignes directrices souligne l’Importance de définir le marché de produit :

Cette disposition de la Loi [l’alinéa 79(1)I)] renferme un certain nombre d’éléments qui doivent être examinés séparément : (i) l’existence d’une catégorie ou espèce d’entreprises à la grandeur du Canada ou d’une de ses régions; (ii) le sens du mot « contrôle » et (iii) le sens de l’expression « une ou plusieurs personnes ».

3.2.1a) « Catégorie ou espèce d’entreprises »—Définition du marché de produits

Pour évaluer la puissance commerciale, il faut d’abord déterminer quels sont les concurrents qui, dans un tel marche défini, seraient en mesure de limiter la capacité de l’entreprise ou des entreprises d’augmenter les prix de façon rentable ou de restreindre la concurrence d’une autre façon. Dans la loi promulguée en 1986, le législateur a utilisé les mots « catégorie ou espèce d’entreprises » plutôt que le mot « marché » dans le contexte de l’élément « contrôle ». Pour sa part, le Bureau estime que les mots « catégorie ou espèce d’entreprises » désignent en réalité le produit pertinent. L’analyse débute par l’examen du marché de produits dans lequel, selon l’allégation, il y a ou i y a eu abus de position dominante.

Le Tribunal formule le même principe dans la décision Télé-Direct et ajoute que la même opération est nécessaire pour l’application de l’article 77 :

La définition du marché pertinent est la première étape obligée de la résolution de la présente affaire. Cette définition, pour les fins de l’article 79, a pour objet de déterminer si Télé-Direct « contrôle […] sensiblement ou complétement une catégorie ou espèce d’entreprises à la grandeur du Canada ou d’une de ses régions », ainsi que le déclare le directeur. Le Tribunal a statué, dans l’affaire Directeur des enquêtes et recherches c. D & B Companies of Canada Ltd. (1995), 64 C.P.R. (3d) 216, [1995] D.T.C.C. n° 20 (QL) (Trib. conc.), que par les mots « catégorie ou espèce d’entreprises » on entendait le marché du produit et par le mot « contrôlent » la puissance commerciale […] [Non souligne dans I’original.]

[12]      Le Tribunal explique ensuite (au paragraphe 68 de l’exposé de ses motifs) que, pour déterminer le marché de produit pertinent, il a dû prendre en considération la « substituabilité », autrement dit le point de savoir s’il existe des substituts suffisamment proches du produit considéré pour que le marché de ce produit puisse être dit comprendre ces substituts.

[13]      Le Tribunal [au paragraphe 68] a adopté pour le concept de « substituabilité » (ou de « caractère substitutif ») la définition qu’en a donnée notre Cour aux pages 632 et 633 de Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1995] 3 C.F. 557 infirmé sur d’autres points par [1997] 1 R.C.S. 748.

Pour déterminer le marché de produit pertinent, on prend en considération la substituabilité, autrement dit le point de savoir s’il existe des substituts suffisamment proches du produit considéré pour que le marché de ce produit puisse être dit comprendre ces substituts. Dans Télé-Direct, le Tribunal cite le passage relatif à la définition du marché de l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., ([1995] 3 C.F. 557 (C.A.)), où la Cour d’appel fédérale définit ce qu’on entend par substituabilité (ou caractère substitutif) :

On peut dire que des produits sont sur le même marché s’ils sont de proches substituts. Des produits sont de proches substituts si les acheteurs sont prêts a passer de I’un à I’autre en réaction a un changement relatif dans le prix, c’est-à-dire s’il existe une sensibilité aux prix de la part des acheteurs. La preuve directe du caractère substitutif comprend à la fois la preuve statistique de la sensibilité aux prix des acheteurs et la preuve anecdotique [...] comme le témoignage d’acheteurs portant sur des réactions passées ou hypothétiques à des variations de prix. Toutefois, comme il peut être difficile d’obtenir une preuve directe, on peut aussi mesurer le caractère substitutif et, de cette façon, induire la sensibilité aux prix par des moyens indirects. Cette preuve indirecte consiste en certains indices pratiques, comme l’interchangeabilité fonctionnelle et les opinions et le comportement de l’industrie, qui montrent que des produits sont de proches substituts. (Ibid, au paragraphe 161). [Non souligné dans l’original.]

[14]      Le Tribunal fait observer aux paragraphes 69 et 71 qu’il n’a pas été produit devant lui d’éléments de preuve directe touchant l’élasticité croisée de la demande, c’est-à-dire le point de savoir si l’augmentation des prix des produits d’évacuation et de ventilation en fonte entrainerait un accroissement de la demande des mêmes produits faits d’autres matières. Par conséquent, le marché de produit ne pouvait être défini directement.

[15]      Étant donné l’importance d’établir si des produits d’évacuation et de ventilation faits d’autres matières limiteraient l’augmentation des prix des mêmes produits en fonte, le Tribunal a examiné la preuve indirecte en fonction des facteurs énumérés dans les Lignes directrices pour I’application des dispositions sur I’abus de position dominante (les Lignes directrices), dans des sections portant sur les facteurs suivants : les opinions, les stratégies, le comportement et l’identité des acheteurs; les opinions, les stratégies et le comportement des intervenants du milieu commercial; l’utilisation finale; les caractéristiques physiques et techniques; les liens entre les prix et les niveaux de prix relatifs; la substituabilité; et le point de savoir s’il y a trois marchés de produits ou un seul.

[16]      Le Tribunal a ainsi correctement établi les principes juridiques applicables à la définition du marché de produit et a adopté une méthode appropriée pour appliquer ces principes au cas particulier de Tuyauteries Canada. Le Tribunal a examiné la preuve indirecte en fonction de chacun des facteurs proposés par les Lignes directrices. De l’examen de cette preuve, il a tiré les conclusions suivantes.

[17]      Premièrement, au paragraphe 82 de l’exposé de ses motifs, sous le titre « Les opinions, les stratégies et le comportement des intervenants du milieu commercial », le Tribunal conclut que « dans les bâtiments élevés, la fonte présente l’avantage de remplir toutes les prescriptions axées sur la sûreté des personnes et la protection contre les incendies et que seuls les matériaux incombustibles, soit essentiellement la fonte, peuvent être utilisés dans les gaines verticales ».

[18]      Deuxièmement, pour ce qui concerne l’utilisation finale, le Tribunal note d’autres avantages de la fonte, soit la force, la durabilité et l’absorption acoustique. Il fait ensuite observer (au paragraphe 92 de l’exposé de ses motifs) que, s’il est vrai que le plastique pourrait en fin de compte remplacer entièrement la fonte, « cette éventualité ne s’est pas encore matérialisée, et la fonte continue d’occuper une place à part » (non souligne dans l’original).

[19]      Troisièmement, le Tribunal note au paragraphe 97 de l’exposé de ses motifs, sous le titre « Les liens entre les prix et les niveaux de prix relatifs », que la preuve montre que Tuyauteries Canada a réagi à l’entrée de nouveaux fournisseurs de produits en fonte—qu’il s’agisse du fabricant Vandem ou des importateurs Sierra et New Centurion—par une stratégie offensive de réduction de ses prix. Or, au Québec et dans les Maritimes, où une telle concurrence n’existait pas, les prix avaient augmenté depuis 1998.

[20]      Quatrièmement, le Tribunal fait observer ce qui suit aux paragraphes 101 et 102 de l’exposé de ses motifs (ce dernier paragraphe apparaissant sous le titre « La substituabilité ») :

La concurrence avec les matières plastiques paraît n’avoir guère eu d’effet sur les prix de la fonte. Bibby déploie des efforts considérables pour promouvoir les caractéristiques physiques de la fonte par rapport à celles des matières plastiques, mais ces efforts ne mènent pas à une réduction des prix des produits en fonte. La preuve montre que l’utilisation des matières plastiques est répandue au pays et qu’elle y progresse. Or, les prix de la fonte n’ont pas diminué parallèlement à la progression des matières plastiques. Les prix des produits d’évacuation et de ventilation en fonte ont même augmenté au Québec et dans les Maritimes. Ces prix n’ont diminué que là ou Bibby s’est heurtée à la concurrence de produits en fonte—soit en Ontario avec Vandem et dans l’Ouest avec les importateurs. Autrement dit, même si la défenderesse soutient que le plastique est un matériau concurrent, la preuve n’établit pas que les produits de plastique aient exercé un effet de discipline sur les prix des produits de fonte.

Les experts des deux parties étaient d’accord pour dire qu’il n’existait pas suffisamment de données pour calculer l’élasticité de la demande, de sorte qu’il était impossible de mesurer directement la substituabilité. Le Tribunal ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve pour établir si les consommateurs (les distributeurs en l’occurrence) modifieraient leur comportement du fait d’une hausse des prix. Dans le présent contexte, une telle analyse est impossible, et pas seulement à cause du manque de données. Le fait est que le choix d’acheter des produits en fonte plutôt que d’autres ne dépend pas seulement des prix; comme on l’a vu précédemment, d’autres considérations importantes influent sur cette décision. La preuve de M. Zorko et d’autres témoins nous amène à conclure que, pour certaines applications, par exemple la tuyauterie des gaines verticales, les matériaux incombustibles—ce qui veut dire la fonte en pratique—restent les seuls autorisés. Pour certaines autres applications, où les considérations de sûreté et d’incombustibilité sont d’une extrême importance (du fait de l’usage, de l’occupation et de la hauteur du bâtiment), l’utilisation de matériaux autres que les métaux est soumise à des restrictions. Par exemple, il peut être obligatoire d’installer un réseau de gicleurs, ou des coupe-feu Ià ou les tuyaux traversent des séparations coupe-feu. La défenderesse a essayé de convaincre le Tribunal que cette situation était en train de changer et que les matières plastiques en particulier créaient une véritable concurrence. Or, vu la preuve, le Tribunal constate que, pour certaines applications, il n’existe pas de substitut économique à la fonte. [Non souligne dans l’original.]

[21]      De son examen de la preuve indirecte, le Tribunal tire les conclusions suivantes sur le marché de produit et les marchés géographiques (au paragraphe 112 de l’exposé de ses motifs) :

La preuve révèle un marché en évolution du fait de l’importance croissante des matières plastiques dans I’industrie des produits d’évacuation et de ventilation. Les données présentées par M. Ware sur la progression des matières plastiques aux dépens de la fonte aux États-Unis ne nous aident guère dans l’étude du contexte canadien, étant donné l’effet de la règlementation canadienne sur le choix des matériaux et I’absence d’éléments statistiques qui établiraient l’existence d’une tendance semblable au Canada. Cependant, d’après la preuve produite, les matières plastiques semblent présenter un certain nombre d’avantages dans le bâtiment et paraissent y être de plus en plus utilisées. Le Tribunal estime néanmoins que la fonte joue encore un rôle particulier dans I’industrie des produits d’évacuation et de ventilation et qu’elle est traitée comme un marché distinct par les distributeurs et les entrepreneurs. Chose plus important, Bibby la traite elle-même différemment dans ses politiques de commercialisation et de prix. En conséquence, le Tribunal conclut que le marché de produit est le marché des produits d’évacuation et de ventilation en fonte, à l’intérieur duquel trois marchés distincts peuvent être définis, soit ceux des tuyaux en fonte, des raccords en fonte et des joints mécaniques. Étant donné les différences notables de prix des produits d’évacuation et de ventilation en fonte d’une région à l’autre, nous concluons qu’il existe six marchés géographiques distincts : la Colombie-Britannique, l’Alberta, les Prairies, l’Ontario, le Québec et les Maritimes. [Non souligne dans l’original.]

[22]      Le Tribunal estimait donc (comme il l’écrivait au paragraphe 112 de l’exposé de ses motifs) que la fonte jouait encore un rôle particulier dans l’industrie des produits d’évacuation et de ventilation et qu’elle était traitée comme un marché distinct par les distributeurs et les entrepreneurs, ainsi que par Tuyauteries Canada elle-même. Il a conclu que le marché de produit était le marché des produits d’évacuation et de ventilation en fonte, a l’intérieur duquel trois marchés distincts pouvaient être définis, soit ceux des tuyaux en fonte, des raccords en fonte et des joints mécaniques. Le Tribunal a en outre conclu que, étant donné les différences notables de prix des produits d’évacuation et de ventilation en fonte d’une région à l’autre, il existait six marchés géographiques distincts : la Colombie-Britannique, l’Alberta, les Prairies, l’Ontario, le Québec et les Maritimes.

LA PUISSANCE COMMERCIALE—ANALYSE DU DROIT ET DE LA PREUVE

[23]      Le Tribunal s’attaque ensuite à la question de la puissance commerciale. Son analyse de cette question est divisée en deux sections, respectivement intitulées « L’approche directe » et « L’approche indirecte ». Le Tribunal explique dans les termes suivants la distinction entre ces deux approches (au paragraphe 122) :

La puissance commerciale est la capacité à fixer des prix supraconcurrentiels et à les maintenir sur une longue période. L’approche directe consiste à établir que les prix sont effectivement supérieurs au niveau concurrentiel. Dans Télé-Direct, par exemple, le Tribunal a conclu que le caractère très élevé des bénéfices comptables était une indication directe de puissance commerciale. Cependant, cette approche n’est pas toujours possible, comme le montrent les décisions Laidlaw, Nielsen et NutraSweet. Si le marché est monopolisé, ou si la concurrence y est imparfaite, à cause d’une restriction au commerce imputable à un fournisseur important, il peut se révéler difficile d’établir un niveau concurrentiel de référence qui soit pertinent. Dans un tel cas, on peut adopter une approche indirecte, c’est-à-dire prendre en considération des indices tels que la part de marché les obstacles a (l’entrée et le pouvoir compensateur des consommateurs. [Non souligne dans l’original.]

[24]      Plus loin dans sa décision, le Tribunal expose les principes qui sous-tendent l’approche indirecte (aux paragraphes 138 et 139) :

Selon les décisions Laidlaw et Nielsen, l’existence d’une part de marche importante mène à la conclusion prima facie que l’entreprise considérée dispose vraisemblablement d’une puissance commerciale. Si l’on veut établir l’existence d’une puissance commerciale, cette conclusion doit être étayée par d’autres constatations touchant par exemple la présence d’obstacles à l’entrée, le nombre des concurrents, la capacité excédentaire et l’état du marché Dans les cas où n’y a pas d’obstacles à l’entrée, même une part de marché considérable n’étayera pas l’existence d’une puissance commerciale. Dans le cas des produits d’évacuation et de ventilation en fonte, il semble qu’il faille tenir compte des obstacles suivants l’entrée : les coûts irrécupérables, les coûts d’entrée, l’avantage de l’entreprise en place et le programme des distributeurs stockistes.

Le Tribunal doit aussi examiner les éléments de preuve attestant l’entrée effective d’entreprises sur le marché qui tendraient à infirmer la présence d’obstacles. L’entrée doit évidemment être à la fois efficace et viable pour pouvoir être prise en considération. En outre, le Tribunal doit tenir compte du pouvoir compensateur des consommateurs et de l’état du marché [Non souligne dans I’original.]

[25]      Le Tribunal a manifestement défini et formula de manière juste les principes applicables à la décision relative à la puissance commerciale, dans le cadre des approches directe aussi bien qu’indirecte. Les passages cités ci-dessus montrent que le Tribunal a bien compris l’objet et le rôle respectifs, pour les besoins de l’analyse, des divers types d’éléments de preuve directe et indirecte produits a l’égard de la question de la puissance commerciale.

[26]      Le Tribunal résume dans les termes suivants (aux paragraphes 114 à 117 de I’exposé de ses motifs) les éléments de preuve directe et indirecte produits par la commissaire touchant la question de la puissance commerciale :

L’argumentation de la commissaire sur la puissance commerciale repose pour beaucoup sur I’analyse proposée par M. Ross de la preuve directe, c’est-à-dire des éléments tendant à établir que Bibby est capable de hausser les prix au-dessus des niveaux concurrentiels et de les y maintenir durablement. M. Ross ne définit jamais les niveaux de prix concurrentiels; il postule plutôt que les éléments de preuve directe relatifs aux prix et aux marges mènent à la conclusion que les prix de Bibby sont supraconcurrentiels. Plus précisément, M. Ross invoque trois éléments de preuve directe pour conclure que Bibby dispose de puissance commerciale sur les marchés pertinents 1) des marges bénéficiaires considérables; 2) des prix nettement supérieurs aux prix débarqués des importations; et 3) la capacité de Bibby à fixer les prix, comme l’attestent les prix élevés qu’elle demande là où elle n’a pas de concurrence (au Québec et dans les Maritimes) et son aptitude à diminuer ses prix dans une mesure spectaculaire en réaction à la concurrence. (Rapport d’expert de M. Ross, au paragraphe 31.)

II y a aussi, selon M. Ross, des indicateurs indirects de la puissance commerciale de Bibby : la part considérable du marché qu’elle détient et le fait qu’on n’y ait pas vu, ou guère vu, ces dernières années de nouveaux venus au succès durable. II résume dans les termes suivants ses conclusions sur ce dernier point :

[traduction] S’il est vrai que les importations ont périodiquement pris pied sur le marché, Bibby y a réagi par des stratégies offensives et sa part du marché reste très grande. De même, Vandem a essayé de s’imposer comme fournisseur concurrent de produits d’origine principalement nationale, mais a rencontré dans cet effort des difficultés considérables. (Rapport d’expert de M. Ross, au paragraphe 32.)

M. Ross voit plusieurs obstacles à l’entrée de concurrents. Premièrement, fait-il valoir, il serait difficile d’établir une nouvelle fonderie, ou de modifier l’équipement d’une fonderie existante, pour produire des tuyaux et des raccords de tuyaux d’évacuation et de ventilation en fonte. Deuxièmement, du fait de son excèdent de capacité, l’industrie semble peu susceptible d’attirer de nouveaux investissements. Le réoutillage d’une fonderie existante en vue de fabriquer des produits d’évacuation et de ventilation en fonte pourrait entrainer des coûts irrécupérables risqués. Comme Bibby elle-même détient une grande part de la capacité excédentaire, elle pourrait l’utiliser, ou menacer de l’utiliser, pour fabriquer de grandes quantités de produits à vendre à bas prix. (Rapport d’expert de M. Ross, au paragraphe 68.) En outre, même s’il ne s’agit pas là d’un obstacle à l’entrée en soi, les deux parties sont d’accord pour dire que l’industrie des produits d’évacuation et de ventilation en fonte est un secteur mur, ou l’on ne peut s’attendre à une croissance considérable ou beaucoup d’innovation.

Troisièmement, toujours selon M. Ross, les importations font face à un obstacle qui leur est propre. Bibby est un fabricant solidement établi, qui offre des lignes complètes de produits. Les lignes importées peuvent ne pas être complètes, et les acheteurs risquent de se méfier de leur qualité et des garanties qui les accompagnent. Quatrièmement, la vigoureuse réaction de Bibby à l’entrée des importateurs et de Vandem pourrait avoir eu un effet paralysant sur les entreprises susceptibles de s’établir sur le marché Enfin, et c’est là le plus important, le PDS est lui-même un obstacle a l’entrée : les nouveaux venus, qu’ils soient importateurs ou fabricants, ont du mal à trouver accès aux distributeurs, déjà liés par ce programme de fidélisation de Bibby. [Non souligne dans l’original.]

[27]      Le Tribunal a ensuite examiné les éléments de preuve directe et indirecte produits devant lui au sujet de la puissance commerciale, comme le montrent le résumé et les citations qui suivent.

[28]      La preuve directe se rapportait à l’exposé de M. Ross à l’égard de trois points principaux : le niveau élevé des marges; le fait que les prix de I’intimée étaient sensiblement supérieurs a ceux des importations; et le niveau élevé des prix en l’absence de concurrence, avec pour corollaire la capacité à les baisser notablement dans les cas où la concurrence était présente.

[29]      Le Tribunal formule les observations suivantes à propos du niveau élevé des marges (au paragraphe 124) :

Si on l’étudie de près, l’exposé de M. Ross sur le niveau élevé des marges paraît un peu forcé. Les marges sont fondées sur le coût de production (des tuyaux et des raccords) et ne comprennent pas les joints mécaniques (que Bibby importe). En outre, l’analyse est centrée sur les marges, et non les bénéfices. M. Ross prévient le lecteur que les coûts marginaux ne donnent pas nécessairement une idée exacte des bénéfices de Bibby, étant donné que ces coûts sont obtenus par extrapolation à partir de données communiques par cette entreprise sans qu’on dispose d’information complète sur la manière dont ils ont été établis. Nous ne savons pas si les coûts en question sont seulement les coûts variables ou s’ils comprennent aussi les coûts fixes. (Rapport d’expert de M. Ross, au paragraphe 17 et à la note 6.) Néanmoins, le Tribunal est disposé à accepter les calculs que propose M. Ross des coûts de production et des coûts variables, dont il tire des marges bénéficiaires brutes et des marges sur coûts variables. (Rapport d’expert de M. Ross, à la page 6 de l’annexe 3.) Nous notons que les coûts marginaux ne sont fondés que sur le coût de production des tuyaux et des raccords; en sont par conséquent exclus les joints mécaniques, que Bibby ne fabrique pas, mais importe d’une société sœur. [Non souligne dans l’original.]

[30]      Le Tribunal avait apparemment de sérieuses réserves à propos de l’analyse de M. Ross, comme le montrent aussi les paragraphes 127, 131 et 135, mais il a néanmoins noté au paragraphe 137 que Tuyauteries Canada n’avait pas produit d’éléments de preuve pour réfuter les allégations de la commissaire lui attribuant des marges élevées.

[31]      Abordant ensuite la preuve indirecte de la puissance commerciale, le Tribunal examine d’abord la part de marché de Tuyauteries Canada. II écrit à ce sujet au paragraphe 140 de l’exposé de ses motifs :

La concentration du marché entre ses mains, obtenue au moyen de prises de contrôle, de fusions et d’accords de commercialisation avec des sociétés sœurs américaines, a donné à Bibby une part écrasante du marché. La preuve montre en effet que Bibby contrôle de 80 à 90 pour 100 du marché des produits d’évacuation et de ventilation en fonte. La part de marche peut constituer un indice révélateur de puissance commerciale en l’absence d’éléments tendant à établir la facilité d’entrée sur le marché pour d’autres entreprises (Télé-Direct). Il faut donc maintenant se demander si des obstacles à l’entrée ou d’autres facteurs empêchent d’autres entreprises de faire concurrence à Bibby. [Non souligne dans l’original.]

[32]      Le Tribunal examine sous le titre « Les obstacles à l’entrée » les éléments suivants : les coûts irrécupérables, le coût de l’entrée, l’avantage de l’entreprise en place, le programme des distributeurs stockistes et l’entrée effective. Sous le titre « Autres facteurs », il étudie ensuite le pouvoir compensateur des consommateurs et l’état du marché.

[33]      Le Tribunal définit les coûts irrécupérables comme étant les coûts que ne peut recouvrer en cas d’échec l’entreprise qui investit pour s’établir sur le marché Il conclut que si ce facteur peut s’avérer un obstacle important à l’entrée, il ne convient pas de lui accorder de poids en l’espèce, étant donné l’insuffisance des explications données par la commissaire sur cette question (paragraphe 141 de l’exposé des motifs du Tribunal.)

[34]      Le coût de l’entrée, fait observer le Tribunal, est lié soit au réoutillage d’une fonderie existante, soit à l’achat de produits importés. La viabilité des importateurs actuels ne lui parait pas menacée, et il constate une progression régulière des importations (paragraphes 142 et 143 de l’exposé des motifs du Tribunal).

[35]      À propos de l’avantage de l’entreprise en place, le Tribunal fait remarquer que Tuyauteries Canada est un fabricant réputé et solidement établi, et qu’un nouveau venu aurait probablement du mal à rivaliser avec la qualité et la quantité que cette entreprise est capable d’offrir. Aucun autre fournisseur, ajoute-t-il, ne peut se targuer d’une solide présence nationale (paragraphe 144 de l’exposé des motifs du Tribunal).

[36]      En ce qui a trait au programme des distributeurs stockistes, le Tribunal se déclare convaincu qu’il a eu une incidence sur le marché mais constate l’absence de preuve directe qui étayerait la conclusion que ce programme soit un obstacle à l’entrée (paragraphe 149 de l’exposé des motifs du Tribunal).

[37]      Touchant l’entrée effective, le Tribunal arrive à la conclusion qu’il est possible d’entrer sur le marché et d’y réussir, mais aussi que l’entrée y est limitée, comme le montre la part considérable de ce marche que conserve Tuyauteries Canada (paragraphe 156 de l’exposé des motifs du Tribunal).

[38]      Le Tribunal exprime l’opinion que les distributeurs ne disposent que d’un faible pouvoir compensateur, étant donné que Tuyauteries Canada maintient son PDS depuis 1998 (paragraphe 159 de l’exposé des motifs du Tribunal).

[39]      Le Tribunal souscrit à la thèse de la maturité du marché, c’est-à-dire à l’idée que celui-ci n’offre guère de possibilités de croissance réelle, facteur qui est susceptible de désinciter à des efforts vigoureux d’entrée (paragraphe 160 de l’exposé des motifs du Tribunal).

[40]      En fin de compte, le Tribunal accepte la thèse de M. Ross que, considérées ensemble, la preuve directe et la preuve indirecte établissent que Tuyauteries Canada peut exercer, et exerce effectivement, une puissance commerciale sur les marchés pertinents (paragraphe 16 de l’exposé des motifs du Tribunal). Cette conclusion du Tribunal fera ci-dessous l’objet d’un examen plus détaillé.

LA NORME DE CONTRÔLE ET SON APPLICATION

[41]      Je pense comme le juge Pelletier que, pour voir accueillir son appel incident, Tuyauteries Canada doit établir que le Tribunal a rendu une décision déraisonnable, étant donné que le marché de produit et la puissance commerciale soulèvent des questions mixtes de droit et de fait. Comme nous l’avons vu en détail plus haut, le Tribunal a formulé les critères juridiques appropriés pour arriver à ses conclusions sur le marché de produit et la puissance commerciale. La conclusion à laquelle se trouve amenée la Cour suprême dans Southam s’applique donc tout autant à la présente espèce : « si le Tribunal a commis une erreur c’est en appliquant le droit aux faits; ce qui est une question de droit et de fait » (au paragraphe 44).

[42]      La nature de la question est un facteur important dans l’établissement de la norme de contrôle suivant l’approche pragmatique et fonctionnelle. En général, toutes choses égales d’ailleurs, c’est la norme de la décision raisonnable qu’il convient d’appliquer à une question mixte de droit et de fait. Cependant, la jurisprudence reconnait l’existence de différents types de questions mixtes de droit et de fait; comme l’expliquait la juge en chef McLachlin au paragraphe 34 de Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, « sur les questions mixtes de fait et de droit, ce facteur appelle une déférence plus grande si la question est principalement factuelle, et moins grande si elle est principalement de droit ». La Cour suprême a appliqué cette analyse dans Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, faisant observer (au paragraphe 41) que la question mixte de droit et de fait qui se posait dans cette affaire comprenait des éléments fortement factuels qui ne « comport[aient] pas de questions de droit faciles à cerner et à formuler distinctement ».

[43]      Les points que soulève la présente espèce comprennent des éléments fortement factuels qui ne comportent pas de questions de droit faciles à cerner et à formuler distinctement.

[44]      Je suis d’accord avec le juge Pelletier pour dire que l’analyse des catégories on facteurs énumérés dans les Lignes directrices au chapitre de la preuve indirecte pour la définition du marché de produit (soit : les opinions, les stratégies, le comportement et l’identité des acheteurs; les opinions, les stratégies et le comportement des intervenants du milieu commercial; l’utilisation finale; les caractéristiques physiques et techniques; et les liens entre les prix et les niveaux de prix relatifs) relève de l’appréciation de la preuve et ressortit donc au Tribunal. Par conséquent, notre Cour n’a pas à remettre en cause la conclusion du Tribunal à moins qu’elle ne soit déraisonnable. La substituabilité est toujours une question de degré : The Queen v. J. W. Mills & Sons Ltd. Et al., [1968] R.C.É. 275, citée avec approbation dans Canada (Directeur des enquêtes et recherches Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748. Comme le Tribunal, relativement au marché de produit, a pris en considération les éléments qu’il fallait et est arrivé à une conclusion raisonnable, cette conclusion n’est pas susceptible de révision judiciaire.

[45]      Je ne partage cependant pas l’opinion du juge Pelletier selon laquelle les conclusions du Tribunal sur la puissance commerciale à l’égard de quatre des six marchés géographiques—soit la Colombie-Britannique, l’Alberta, les Prairies et l’Ontario—seraient défectueuses et justifieraient l’intervention de notre Cour.

[46]      Mon analyse des conclusions du Tribunal sur la puissance commerciale est la suivante.

[47]      Comme nous l’avons vu plus haut, le Tribunal émet de sérieuses réserves sur l’analyse proposée par M. Ross de la preuve directe relative à la puissance commerciale, ainsi que le montrent les paragraphes 124 à 137 de l’exposé de ses motifs, tout comme il s’explique mal que Tuyauteries Canada n’essaie pas de réfuter la thèse de la commissaire sur ce point (paragraphe 137 du même exposé).

[48]      Le Tribunal—non sans hésitation—a accepté les calculs des coûts de production et des coûts variables proposés par M. Ross, dont ce dernier a tiré les marges bénéficiaires brutes et les marges sur coins variables. Cependant, le Tribunal note au paragraphe 124 de l’exposé de ses motifs que les coûts marginaux ne sont fondés que sur le coût de production des tuyaux et des raccords, de sorte qu’en sont exclus les joints mécaniques, que Tuyauteries Canada ne fabrique pas, mais importe de sa société sœur. Il ajoute que M. Ware, l’expert de Tuyauteries Canada, a émis des doutes sur les calculs de M. Ross.

[49]      Le Tribunal conclut dans les termes suivants aux paragraphes 136 et 137 de l’exposé de ses motifs :

Malgré le débat statistique entre les deux experts, il reste que les prix sont notablement plus bas dans l’Ouest que dans l’Est et que la raison évidente, confirmée par les témoins qui ont comparu devant le Tribunal, en est la présence d’importations. Les prix des produits de Bibby sont plus bas en Colombie-Britannique qu’au Québec; pourtant, ils sont fabriqués au Québec, et le coût du transport doit être ajouté au coût de production des articles vendus en Colombie-Britannique. L’examen des différences de prix, en particulier en Colombie-Britannique et en Alberta, convainc par conséquent le Tribunal que les importations ont influe sur les prix des produits d’évacuation et de ventilation en fonte. De même, le Tribunal est amené à conclure que l’entrée de Vandem en Ontario a exercé une pression à la baisse sur les prix dans cette province. On ne constate en effet aucune variation de cette nature au Québec ou dans les Maritimes.

On s’explique mal que Bibby n’ait pas produit d’éléments de preuve pour réfuter les conclusions de la commissaire touchant le niveau élevé des marges. M. Ware et I’avocat de la défenderesse ont certes attiré l’attention sur les points faibles de la position de la commissaire, mais ils n’ont pas produit de calculs des coûts en réponse. Or, il aurait été possible pour Bibby de faire état de la rentabilité réelle de ses ventes de tuyaux et de raccords. Ne disposant d’aucun élément de preuve de cet ordre, le Tribunal ne peut que constater les marges considérables de Bibby et son aptitude marquée a faire varier ses prix d’une région a l’autre. [Non souligné dans l’original.]

[50]      Le Tribunal étaye les conclusions tirées de la preuve directe par une analyse rigoureuse des éléments de l’approche indirecte, relevant à cet égard aussi bien les aspects positifs que les lacunes. Il formule ensuite la conclusion suivante (au paragraphe 161) :

Le Tribunal estime que Bibby peut exercer, et exerce effectivement, un contrôle sur les trois marchés de produit et les six marchés géographiques. La preuve découlant de I’approche directe était incomplète, puisque le niveau élevé des marges ne concernait que deux des trois produits considérés. Pour ces deux produits, le Tribunal conclut que Bibby fixe des prix supérieurs aux coûts marginaux. Pour l’ensemble des trois produits, la capacité de Bibby à baisser ses prix atteste la fixation de prix supraconcurrentiels. En ce qui a trait à l’approche indirecte, le Tribunal conclut que la preuve, considérée dans son ensemble, indique que Bibby dispose d’une puissance commerciale. La preuve relative aux obstacles à l’entrée n’est pas entièrement concluante. Cependant, la part de marché considérable que Bibby détient, l’éventail de ses produits, sa présence nationale, le caractère restreint de la pénétration de ses concurrents et le fait que le marché en question ne présente que des possibilités limitées de croissance suffisent à établir que Bibby contrôle effectivement une part substantielle du marché des produits d’évacuation et de ventilation en fonte. [Non souligne dans l’original.]

[51]      Vu la preuve, que, malgré ses défauts, Tuyauteries Canada n’avait pas essayé de réfuter, il était loisible au Tribunal de conclure, dans le cadre de l’approche directe, que cette entreprise fixait les prix de ses tuyaux et de ses raccords en se réservant des « marges considérables » (paragraphe 137) et que, pour ce qui concerne les tuyaux, les raccords et les joints mécaniques, elle présentait une « aptitude marquée à faire varier ses prix d’une région à l’autre » (paragraphe 137). Cette situation témoignait de la fixation de prix supraconcurrentiels. Dans le cadre de l’approche indirecte, il était loisible au Tribunal de conclure, suivant la prépondérance de la preuve, que Tuyauteries Canada disposait d’une puissance commerciale.

CONCLUSION

[52]      Pour ce qui concerne l’alinéa 79(1)a), le Tribunal a correctement interprété et appliqué le droit tout au long de l’exposé de ses motifs. La puissance commerciale n’est pas un concept facile à manier. Au paragraphe 101 de R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, la Cour suprême rappelait que, sous le régime de l’alinéa 79(1)a) de la Loi (dont les dispositions se trouvaient auparavant à l’article 51 [Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, eh. C-23, art. 51 (édicté par S.C. 1986, ch. 26, art. 47)]), il faut montrer que les personnes qu’on affirme détenir une position dominante « contrôlent sensiblement on complètement une catégorie ou espèce d’entreprises à la grandeur du Canada ou d’une de ses régions ». « Le degré requis de puissance commerciale au sens de l’art. 51 de la Loi [ajoutait le juge Gonthier au nom de la Cour] comprend le « contrôle » et non simplement la capacité d’agir indépendamment du marché » Le Tribunal s’est conformé à cette analyse dans la présente espèce.

[53]      Il arrive parfois que l’analyse du Tribunal ne soit pas conduite et formulé de manière aussi claire qu’on aurait voulu. Cela peut s’expliquer en partie par la variété des facteurs qu’il était appelé à prendre en considération. Mais on ne peut s’empêcher de constater, pour ce qui concerne la question soulevée par le juge Pelletier, que le Tribunal a examiné non seulement les éléments de preuve directe tendant à établir l’existence d’une puissance commerciale, mais aussi une quantité considérable d’éléments de preuve indirecte. Dans le cadre des deux approches, la preuve l’a convaincu que Tuyauteries Canada exerçait une puissance commerciale. Je ne puis dire que le Tribunal ait agi de manière déraisonnable en arrivant à cette conclusion : visiblement, il « avait ses raisons pour le faire, et il est impossible d’affirmer que ces raisons sont sans fondement ou cohérence logique » (C.S.C., Southam, au paragraphe 68).

[54]      Vu la norme de contrôle applicable et la nature fortement factuelle de ces questions, il n’y a pas lieu, mon sens, que notre Cour intervienne a cet égard.

[55]      Je rejetterais le présent appel incident, avec dépens.

LE JUGE LETOURNEAU, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

LE JUGE PELLETIER, J.C.A. (dissident) :

INTRODUCTION

[56]      En réponse à l’appel interjeté par la commissaire contre le rejet de sa demande, Tuyauteries Canada interjette un appel incident de la conclusion du Tribunal de la concurrence (le Tribunal) selon laquelle elle occupe une position dominante sur le marché des produits d’évacuation et de ventilation en fonte, soit les tuyaux, les raccords et les joints. Tuyauteries Canada conteste les deux aspects de cette conclusion, à savoir la définition des marches de produit et géographiques, ainsi que la constatation voulant qu’elle exerce une puissance commerciale sur les marchés pertinents.

[57]      Comme il ressort clairement de l’exposé des motifs de ma collègue la juge Desjardins, le Tribunal avait a répondre a un certain nombre de questions distinctes pour trancher la demande de la commissaire tendant à obtenir une ordonnance contre Tuyauteries Canada sous le régime de l’article 79 de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 (la Loi). L’appel de la commissaire concerne deux de ces questions, soit les points de savoir si le programme des distributeurs stockistes de Tuyauteries Canada (le PDS) est une pratique d’agissements anti-concurrentiels, et si le PDS a pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence sur un marché. Le présent appel incident a pour objet la question de savoir si Tuyauteries Canada occupe une position dominante sur le marché, autrement dit, si cette société « contrôle […] sensiblement ou complétement une catégorie ou espèce d’entreprises à la grandeur du Canada ou d’une de ses régions », pour reprendre les termes de l’alinéa 79(1)a) de la Loi.

[58]      Cette question peut se diviser en deux sous-questions : la définition des marchés de produit et géographiques sur lesquels opère Tuyauteries Canada, et le point de savoir si elle exerce une puissance commerciale sur ces marchés. Le Tribunal a conclu l’existence de trois marchés de produit—les tuyaux en fonte, les raccords en fonte et les joints mécaniques pour produits en fonte—et de six marchés géographiques—la Colombie-Britannique, l’Alberta, les Prairies, l’Ontario, le Québec et les Maritimes. Il a aussi conclu que Tuyauteries Canada exerçait une puissance commerciale sur tous ces marchés, de sorte qu’étaient remplies les conditions de l’alinéa 79(1)a) de la Loi. Ce sont ces conclusions qui sont en litige dans le présent appel incident.

[59]      Soit dit par parenthèses, la décision du Tribunal parle de Bibby plutôt que de Tuyauteries Canada, parce que le programme des distributeurs stockistes est géré par sa division Bibby Ste-Croix. Dans le présent exposé de mes motifs, je désignerai la contre-appelante « Tuyauteries Canada » et la contre-intimée « la commissaire ».

LA DÉCISION DU TRIBUNAL

[60]      La première question que le Tribunal devait examiner était la définition des marchés de produit et de marchés géographiques sur lesquels opère Tuyauteries Canada. Cette question est fondamentale, parce que toute conclusion sur l’abus de position dominante doit être établie par rapport à ces marchés.

[61]      Notre Cour a examiné la question de la définition du marché de produit dans Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1995] 3 C.F. 557 (Southam, C.A.F.), ou l’on peut lire les observations suivantes (à la page 632) :

On peut dire que des produits sont sur le même marché s’ils sont de proches substituts. Des produits sont de proches substituts si les acheteurs sont prêts à passer de l’un à l’autre en réaction a un changement relatif dans le prix, c’est-à-dire s’il existe une sensibilité aux prix de la part des acheteurs.

La preuve que des produits sont de proches substituts l’un de l’autre peut se faire directement ou indirectement (au paragraphe 161) :

La preuve directe du caractère substitutif comprend à la fois la preuve statistique de la sensibilité aux prix des acheteurs et la preuve anecdotique comme les témoignages d’acheteurs portant sur des réactions passées ou hypothétiques a des variations de prix. Toutefois, comme il peut être difficile d’obtenir une preuve directe, on peut aussi mesurer le caractère substitutif et, de cette façon, induire la sensibilité aux prix par des moyens indirects. Cette preuve indirecte consiste en certains indices pratiques, comme l’interchangeabilité fonctionnelle et les opinions et le comportement de l’industrie, qui montrent que des produits sont de proches substituts.

Le Tribunal, ayant constaté qu’il n’était pas possible d’obtenir de preuve directe relative à la substituabilité (c’est-à-dire le « caractère substitutif », selon la terminologie de Southam), a examiné la preuve indirecte y afférente. Il a pris en considérations les facteurs suivants : les opinions, les stratégies, le comportement et l’identité des acheteurs; les opinions, les stratégies et le comportement des intervenants du milieu commercial; l’utilisation finale; les caractéristiques physiques et techniques; les liens entre les prix et les niveaux de prix relatifs; et la substituabilité.

[62]      Sous la rubrique des opinions, des stratégies, du comportement et de l’identité des acheteurs, le Tribunal constate que, si les entrepreneurs utilisent aussi bien les produits en plastique que les produits en fonte, ils accordent la préférence à la fonte dans certaines applications. Pour ce qui concerne les opinions et les stratégies des intervenants du milieu commercial, le Tribunal conclut à l’importance du fait que le Code national du bâtiment prescrit expressément l’utilisation de la fonte pour certaines applications, notamment les gaines verticales des bâtiments élevés. Le point de vue du secteur semble être qu’il n’existe pas de substitut pour la fonte dans cette application, en dépit d’améliorations récentes permettant l’usage restreint de tuyaux en plastique dans des applications incombustibles. Le Tribunal conclut, au paragraphe 82 de l’exposé de ses motifs, que, « dans les bâtiments élevés, la fonte présente l’avantage de remplir toutes les prescriptions axées sur la sûreté des personnes et la protection contre les incendies et que seuls les matériaux incombustibles, soit essentiellement la fonte, peuvent être utilisés dans les gaines verticales ».

[63]      Le Tribunal étudie ensuite la question de l’interchangeabilité fonctionnelle sous le titre « L’utilisation finale ». Il s’agit ici de savoir si les produits d’évacuation et de ventilation en plastique et les produits d’évacuation et de ventilation en fonte sont interchangeables. Examinant la preuve relative aux avantages et aux inconvénients de chacun de ces matériaux, il note la progression des produits en plastique au Canada, mais se déclare incapable de tirer une conclusion sur le rythme de cette progression, faute de données détaillées concernant le marché canadien. Il conclut en fin de compte au paragraphe 92 de l’exposé de ses motifs que, du fait de ses avantages sous les rapports de la force, de la durabilité et de l’absorption acoustique, aussi bien que de son incombustibilité, la fonte « continue d’occuper une place à part ».

[64]      Pour ce qui concerne le facteur des caractéristiques physiques et techniques, le Tribunal récapitule brièvement les propriétés physiques qu’il a examinées dans ses analyses antérieures.

[65]      Le Tribunal examine ensuite la question des liens entre les prix et des niveaux de prix relatifs. Il cite à ce sujet, au paragraphe 96 de l’exposé de ses motifs, un passage des Lignes directrices pour l’application des dispositions sur l’abus de position dominante (Bureau de la concurrence, 2001) (les Lignes directrices), selon lequel l’absence de corrélation marquée entre les fluctuations des prix de deux produits au cours d’une période relativement longue indique généralement que ces produits ne font pas partie du même marché, tandis que la présence d’une telle corrélation indique que les deux produits font partie du même marché (au paragraphe 96 des motifs du Tribunal).

[66]      Le Tribunal constate explicitement l’absence de preuve touchant la corrélation des variations des prix des produits d’évacuation et de ventilation en fonte et des mêmes produits faits d’autres matières. Cependant, il note aussi que les prix de Tuyauteries Canada ont baissé dans les régions où elle a dû soutenir la concurrence d’autres fournisseurs de produits en fonte, tandis que ses prix ont augmenté sur les marchés où une telle concurrence était absente (paragraphe 97 de l’exposé des motifs du Tribunal). Cela ne veut pas dire que Tuyauteries Canada n’ait pas tenu compte de la concurrence des produits en plastique; le Tribunal conclut au contraire qu’elle a mis en œuvre des ressources de marketing considérables pour persuader les acheteurs des avantages de la fonte par rapport au plastique. Mais la réduction de ses prix ne faisait pas partie de cette stratégie. C’est dans le passage suivant qu’on trouve les principales conclusions du Tribunal sur cette question (au paragraphe 101) :

[…] les prix de la fonte n’ont pas diminué parallèlement à la progression des matières plastiques. Les prix des produits d’évacuation et de ventilation en fonte ont même augmenté au Québec et dans les Maritimes. Ces prix n’ont diminué que la où [Tuyauteries Canada] s’est heurtée à la concurrence de produits en fonte—soit en Ontario avec Vandem et dans I’Ouest avec les importateurs. Autrement dit, même si la défenderesse [Tuyauteries Canada] soutient que le plastique est un matériau concurrent, la preuve n’établit pas que les produits de plastique aient exercé un effet de discipline sur les prix des produits en fonte.

[67]      Le Tribunal conclut son analyse relative à la définition du marché par l’examen de la question de la substituabilité. Il fait observer à ce sujet que le choix d’acheter des produits d’évacuation et de ventilation en fonte ou en plastique ne dépend pas seulement des prix. La fonte est le seul matériau qui, en pratique, remplit les prescriptions en vigueur du Code national du bâtiment touchant l’utilisation de matériaux incombustibles. Le Tribunal conclut que, tout bien considéré, « pour certaines applications, il n’existe pas de substitut économique a la fonte » (paragraphe 102 de l’exposé de ses motifs).

[68]      Étant donné que « les trois produits [les tuyaux, les raccords et les joints] peuvent être achetés séparément à des fournisseurs différents et que la courbe des prix de chacun paraît être indépendante » [au paragraphe 103], le Tribunal conclut à l’existence de trois marchés de produit pertinents, soit ceux des tuyaux en fonte, des raccords en fonte et des joints mécaniques pour produits en fonte.

[69]      Concernant la question des marchés géographiques, le Tribunal attribue une certaine importance au fait que Tuyauteries Canada est implantée à l’échelle nationale, alors que ce n’est pas le cas de ses concurrents. II s’ensuit une régionalisation de la concurrence, les prix étant limités par la concurrence de produits en fonte en Ontario, par exemple, mais pas au Québec et dans les Maritimes. Ce raisonnement amène le Tribunal à conclure à l’existence de six marchés géographiques, définis par l’environnement concurrentiel : la Colombie-Britannique, l’Alberta, les Prairies, l’Ontario, le Québec et les Maritimes.

[70]      Le Tribunal passe ensuite à la deuxième étape de son analyse fondée sur l’alinéa 79(1)a) de la Loi, soit l’étude de la question de la puissance commerciale. La puissance commerciale est définie comme étant la capacité à fixer des prix supraconcurrentiels et à les maintenir sur une longue période : Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Télé-Direct (Publications) Inc., [1997] D.T.C.C. n° 8 (Trib. conc.) (QL), au paragraphe 225.

[71]      Comme l’existence de proches substituts, celle d’une puissance commerciale peut être prouvée directement ou indirectement. Dans la présente affaire, le Tribunal a pris en considération aussi bien la preuve directe que la preuve indirecte tendant à établir l’existence d’une puissance commerciale. Il a examiné trois points au titre de la preuve directe : le niveau élevé des marges, la supériorité notable des prix de Tuyauteries Canada par rapport aux prix des importations, et le niveau élevé des prix de cette dernière là où la concurrence est absente (ou sa capacités à diminuer les prix là où il y a concurrence).

[72]      Le Tribunal a conclu que la preuve relative au niveau élevé des marges n’était pas convaincante. L’expert de la commissaire a déclaré avoir calculé les marges bénéficiaires de Tuyauteries Canada en se fondant sur des données partielles communiquées par celle-ci. Cependant, il n’y avait aucun moyen de comparer les marges de Tuyauteries Canada avec celles d’autres fournisseurs. Quoi qu’il en soit, les marges variaient d’une région à l’autre, se révélant uniformément élevées au Québec et dans les Maritimes, mais négatives sur des durées considérables en Alberta, dans les Prairies et en Colombie-Britannique (paragraphe 127 de l’exposé des motifs du Tribunal).

[73]      Le Tribunal a examiné la preuve de l’expert de la commissaire, M. Ross, qui avait essayé de montrer que les prix de Tuyauteries Canada étaient supraconcurrentiels en les comparant aux prix des importations. Le Tribunal a décidé d’écarter cette preuve aux motifs de l’absence de données brutes et de l’absence d’information sur la politique des prix des producteurs étrangers, qui vendent peut-être à des prix artificiellement bas afin de pénétrer le marché canadien.

[74]      Enfin, le Tribunal a examiné l’argument selon lequel les disparités régionales de prix donnaient à penser que les prix étaient supraconcurrentiels dans les régions à prix élevés. Par exemple, Tuyauteries Canada vend certains de ses produits au même prix en Ontario, ou ils sont fabriqués, et en Colombie-Britannique. Il est évident que si les prix se situaient aux niveaux concurrentiels, ils seraient plus élevés en Colombie-Britannique, étant donne le coût du transport de l’Ontario vers cette province.

[75]      Le Tribunal a conclu que les différences de prix entre les régions ou Tuyauteries Canada devait affronter la concurrence de produits en fonte et les régions où elle en était exempte attestaient le caractère supraconcurrentiel des prix pratiques dans ces dernières régions.

[76]      La preuve indirecte tendant à établir l’existence d’une puissance commerciale se rapportait à la part de marché, aux obstacles à l’entrée et à l’état du marché.

[77]      Se fondant sur sa définition du marché de produit, le Tribunal a conclu que Tuyauteries Canada possédait une part écrasante du marché des produits en fonte, soit de 80 à 90 %. Cependant, la part de marche n’établit pas à elle seule l’existence d’une puissance commerciale en l’absence d’obstacles à l’entrée sur le marché en question. Le Tribunal a noté le caractère insuffisant de la preuve relative aux coûts irrécupérables comme obstacle à l’entrée. En particulier, l’importation des produits considérés n’exige pas d’installations importantes.

[78]      Le Tribunal s’est demandé si le PDS en soi jouait le rôle d’un obstacle à l’entrée. L’émergence d’un autre fabricant de produits en fonte, Vandem, donnait à penser que le PDS n’était pas un réel obstacle à l’entrée. Cependant, l’entrée est une chose, la viabilité en est une autre. Le Tribunal ne disposait pas d’éléments tendant à établir la viabilité de Vandem, mais il disposait d’éléments prouvant qu’elle s’était appropriée une part non négligeable du marché en relativement peu de temps. Tuyauteries Canada, néanmoins, conservait la part de loin la plus importante du marché. De même, les importateurs avaient réussi à prendre pied dans l’Ouest. Mais Vandem aussi bien que les importateurs n’avaient accompli qu’une pénétration limitée du marché.

[79]      Le dernier facteur pris en considération dans le cadre de l’approche indirecte était l’état du marché. Le marché des produits d’évacuation et de ventilation en fonte est un marché mûr, c’est-à-dire un marché qui n’a guère de chances de se développer sensiblement et désincite donc à l’entrée du fait des perspectives limitées qu’il offre aux investisseurs.

[80]      Le Tribunal conclut au paragraphe 161 de l’exposé de ses motifs que Tuyauteries Canada « peut exercer, et exerce effectivement, un contrôle sur les trois marchés de produit et les six marchés géographiques ». Le Tribunal constate en particulier que la capacité de Tuyauteries Canada à baisser ses prix pour soutenir la concurrence atteste le caractère supraconcurrentiel des prix pratiques dans les régions où la concurrence est absente. En ce qui a trait à la preuve indirecte relative à la puissance commerciale, le Tribunal conclut, toujours au paragraphe 161 de l’exposé de ses motifs, que « la part de marché considérable que [Tuyauteries Canada] détient, l’ éventail de ses produits, sa présence nationale, le caractère restreint de la pénétration de ses concurrents et le fait que le marché en question ne présente que des possibilités limitées de croissance suffisent à établir que [Tuyauteries Canada] contrôle effectivement une part substantielle du marché des produits d’évacuation et de ventilation en fonte ».

[81]      Le Tribunal a conclu en dernière analyse que les conditions de l’alinéa 79(1)a) de la Loi étaient remplies.

LA NORME DE CONTRÔLE

[82]      Étant donné que toute contestation des conclusions du Tribunal doit être évaluée en fonction de la norme de contrôle applicable, qu’on me permette de commencer par l’examen de cette question.

[83]      C’est dans le cadre d’une affaire mettant en jeu le droit de la concurrence, soit Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748 (Southam/C.S.C.), que la Cour suprême du Canada a établi la possibilité d’une norme de contrôle autre que celles de la décision correcte et de la décision manifestement déraisonnable, soit celle de la décision raisonnable. Étant donné que le présent appel soulève un bon nombre des mêmes questions que Southam/C.S.C., il me semble utile de se référer à cette affaire dans l’analyse pragmatique et fonctionnelle qu’exige le présent appel.

[84]      La Cour suprême notait aux paragraphes 30 et 31 de l’arrêt Southam que la Loi prévoit un droit d’appel. De même, la présente espèce ne soulève pas de questions de compétence, mis à part l’argument isole avance par la commissaire suivant lequel, l’autorisation d’appeler des conclusions sur des questions de fait n’ayant pas été accordée, notre Cour n’a pas compétence pour examiner en appel la question de la définition des marchés de produit et des marchés géographiques, au motif que les constatations y afférentes sont des conclusions de fait. Cet argument nous amène à la deuxième étape de l’analyse pragmatique et fonctionnelle, soit l’examen de la nature de la question dont la Cour est saisie.

[85]      Dans Southam/C.A.F., notre Cour a conclu que la question du cadre d’analyse applicable à la définition d’un marché de produit est une question de droit, sur laquelle, par conséquent, elle n’a pas à exercer de retenue judiciaire a l’égard de la décision du Tribunal. Devant la Cour suprême, il s’agissait de savoir si le Tribunal avait en fait appliqué correctement le critère affèrent à la définition du marché de produit. Dans Southam/C.S.C., la Cour suprême a conclu que si le Tribunal avait commis une erreur, c’était dans l’application du droit aux faits, qui constitue une question mixte de droit et de fait, de sorte qu’il avait droit à une certaine retenue de la part de la Cour.

[86]      Le point de savoir si Tuyauteries Canada exerçait une puissance commerciale est, il me semble, une question du même ordre. La nature des facteurs prendre en considération n’est pas contestée : le litige porte plutôt sur la question de savoir si ces facteurs ont été correctement pris en considération. Cela étant, je conclus que les deux questions que soulève l’appel incident sont des questions mixtes de droit et de fait.

[87]      La question suivante est celle de l’objet de la loi que le Tribunal est chargé d’appliquer. La Cour suprême a conclu de l’examen de l’article 1.1 [édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19] de la Loi (qui en énonce l’objet) que les buts de celle-ci sont plutôt de nature économique que juridique. Les gens d’affaires et les économistes sont mieux placés que les juges pour comprendre des concepts tels que « l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne » et l’effet de la concurrence étrangère sur l’entreprise canadienne. Cela est aussi vrai dans la présente espèce que ce l’était dans Southam/C.S.C.

[88]      La Cour suprême s’est ainsi trouvée amenée étudier la question de l’expertise du Tribunal. Elle a reconnu l’expertise de ce dernier dans les domaines de l’économique et du commerce. Son examen de l’expertise du Tribunal à la lumière de la question dont elle était saisie est particulièrement pertinent au regard de la présente espèce [Southam/C.S.C., au paragraphe 52] :

Dans le présent pourvoi, le point particulier en litige concerne la définition du marché pertinent pour ce qui est du produit—question qui relève nettement de l’expertise du Tribunal en matière économique et commerciale. II est indéniable que pour déterminer l’élasticité croisée de la demande, qui est en théorie l’indice le plus juste des dimensions du marché d’un produit, il faut certaines connaissances en économique ou en statistique. Toutefois, même l’appréciation de la preuve indirecte du caractère substitutif, par exemple la preuve que deux types de produit sont fonctionnellement interchangeables, exige une capacité de discernement participant davantage de l’expérience des affaires que de la formation juridique. Des gens d’affaires expérimentés sont plus aptes qu’un juge à prédire le comportement probable des consommateurs. Qui plus est, la preuve indirecte n’est utile qu’en tant que facteur de remplacement de l’élasticité croisée de la demande, de sorte que ce qui est nécessaire, en dernière analyse, c’est l’appréciation de l’importance de la preuve sur le plan économique, et, pour accomplir cette tâche, un économiste est, pratiquement par définition, mieux préparé qu’un juge.

Le problème dont notre Cour est saisie est exactement le même que celui que la Cour suprême avait à résoudre dans Southam/C.S.C. Je n’hésite pas à formuler ici la même conclusion que la Cour suprême a formulée sur cette question, à savoir que le Tribunal de la concurrence est mieux placé que les tribunaux judiciaires pour trancher les questions de cette nature.

[89]      Ayant examiné ces facteurs, la Cour suprême a constaté qu’ils appelaient l’application d’une norme comportant moins de retenue que celle de la décision manifestement déraisonnable, mais plus que celle de la décision correcte. Elle s’est ainsi trouvée amenée à conclure que la norme de contrôle applicable aux décisions du Tribunal de la concurrence sur la question de la définition du marché est celle de la décision raisonnable. À mon sens, cette conclusion s’applique tout autant à la présente espèce, pour ce qui concerne la question de la définition du marché. Le problème de la puissance commerciale soulève le même genre de questions que celui de la définition du marché et mène à la même conclusion en ce qui a trait à la norme de contrôle.

[90]      Je conclus par conséquent que la norme de contrôle applicable à la décision du Tribunal concernant les questions soulevées dans le présent appel incident est la norme de la décision raisonnable.

ANALYSE DES MOYENS D’APPEL DE TUYAUTERIES CANADA

[91]      La thèse de Tuyauteries Canada sur la question de la définition du marché de produit est que le marché de produit pertinent comprend les produits d’évacuation et de ventilation concurrents faits de toutes sortes de matières. Elle avance a l’appui de cette thèse un certain nombre d’arguments distincts que je résumerais comme suit :

a) le Tribunal n’a pas tenu compte de sa propre conclusion qu’il y avait concurrence entre les produits en fonte et ceux faits d’autres matières dans toutes les applications sauf les gaines verticales des bâtiments élevés;

b) le Tribunal n’a pas tenu compte des éléments de preuve établissant que les fabricants commercialisent leurs produits en comparant les uns avec les autres les produits faits de matières différentes;

c) le Tribunal a commis une erreur en estimant nécessaire une coïncidence complète des applications dans lesquelles les produits d’évacuation et de ventilation concurrents peuvent être utilisés;

d) le Tribunal n’a pas quantifié l’importance de l’utilisation des tuyaux de fonte dans les gaines verticales des bâtiments élevés afin de déterminer s’il s’agissait d’un fait substantiel dans le cadre du litige;

e) le Tribunal n’a pas pris en considération le point de savoir si Tuyauteries Canada est capable de pratiquer une différenciation des prix fondée sur l’utilisation finale dans les applications pour lesquelles les produits en fonte n’ont pas de substituts;

f) le Tribunal n’a pas tenu compte de la preuve touchant les corrélations des prix des produits en fonte et des produits faits d’autres matières.

[92]      Comme on l’a vu plus haut, la question à se poser pour la définition du marché est celle de savoir si les produits sont de proches substituts l’un de l’autre. Tous sont d’accord pour constater l’absence de preuve directe sur cette question. Par conséquent, le Tribunal a fondé son analyse sur la preuve indirecte relative à la substituabilité. Dans Southam/C.S.C., la Cour a fait observer que le Tribunal avait examiné les éléments suivants comme indices du caractère substitutif (au paragraphe 16) :

En conséquence, les membres du Tribunal ont décidé qu’il fallait recourir à la « preuve indirecte » du caractère substitutif, et mentionne (à la p. 179), comme indices indirects du caractère substitutif, [traduction] « les caractéristiques physiques des produits, les usages auxquels ils se prêtent et le comportement des acheteurs qui témoigne de leur désir de passer d’un produit à un autre en réponse à des changements dans les prix relatifs ». « L’opinion des participants de l’industrie sur les produits et les firmes qu’ils considèrent comme étant leurs concurrents réels et potentiels » est aussi un facteur pertinent.

[93]      À la page 630 de l’exposé de ses motifs, la Cour dans Southam/C.A.F. a cité de longs passages des Lignes directrices du Bureau de la concurrence, qu’elle a incorporés dans son analyse. Je ne les reproduirai pas ici, étant donné leur longueur, mais je note qu’ils énumèrent les facteurs suivants comme indicateurs de substituabilité : les opinions, les stratégies, le comportement et l’identité des acheteurs; les opinions, les stratégies et le comportement des intervenants du milieu commercial; l’utilisation finale; et les caractéristiques physiques et techniques. Ce sont là les critères mêmes que le Tribunal a appliqués dans la présente affaire.

[94]      Les Lignes directrices ne sont pas contraignantes pour notre Cour, mais elles donnent une idée du point de vue du Bureau de la concurrence sur les facteurs à prendre en considération. Étant donné le rôle que joue ce denier dans l’exécution de la Loi, les Lignes directrices sont un élément dont il faut tenir compte dans l’interprétation des prescriptions législatives. C’est toujours à la Cour qu’il appartient de décider en fin de compte, mais les opinions du Bureau de la concurrence peuvent l’aider dans cette tâche.

[95]      Si ce sont là les facteurs qu’il convient de prendre en considération pour décider si les produits sont ou non de proches substituts, le poids à leur attribuer est une question qui relève du Tribunal. Les parties, ou notre Cour, peuvent leur assigner plus ou moins de poids que ne l’a fait le Tribunal, mais en définitive, c’est l’appréciation de ce denier qui doit l’emporter. Dans la présente espèce, le Tribunal a reconnu qu’il y avait concurrence entre les produits d’évacuation et de ventilation faits de matières différentes, mais il a écarté cette concurrence manifeste au motif qu’elle n’avait pas d’effet sur les prix (paragraphe 101 de l’exposé des motifs du Tribunal). Il a analysé de la même manière la preuve relative au marketing comparatif des produits faits de matières différentes (paragraphe 98 de l’exposé des motifs du Tribunal).

[96]      Le Tribunal n’a pas commis une erreur d’appréciation de la preuve lorsqu’il a noté que, en pratique, on n’utilise que les produits en fonte dans les gaines verticales des bâtiments élevés. C’est au Tribunal qu’il appartient de décider le poids à attribuer à ces éléments de preuve. absence de preuve quantitative à l’appui de cette conclusion n’interdit en rien au Tribunal de la prendre en compte.

[97]      Le fait que la différenciation des prix selon l’utilisation finale puisse tendre à établir l’existence de marchés différents (comme le soutient Tuyauteries Canada aux paragraphes 148 à 150 de son mémoire) ne signifie pas que l’inverse soit vrai, c’est-à-dire que l’incapacité à différencier les prix selon l’utilisation finale indique l’existence d’un marché commun.

[98]      Il est vrai que le Tribunal n’a pas pris en considération d’éléments de preuve relatifs à la corrélation des prix entre les produits en fonte et les autres produits, mais il n’est pas vrai qu’il ait refusé de tenir compte de tels éléments, puisque même Tuyauteries Canada reconnaît qu’il n’en a pas été produit devant lui (voir l’exposé des faits et du droit de Tuyauteries Canada). On ne peut dire que le Tribunal ait refusé de tenir compte de ce qui ne lui a pas été présenté. Le Tribunal a cependant accorde une importance considérable au fait que les prix des produits en fonte de Tuyauteries Canada baissaient la où ils se trouvaient en concurrence avec d’autres produits en fonte, mais restaient élevés sur les marchés géographiques où n’opéraient pas d’autres fournisseurs de tels produits.

[99]      Je reprends ici à mon compte les observations formulées par le juge Iacobucci au paragraphe 66 de Southam/C.S.C. : « l’appréciation des divers éléments d’un critère de pondération doit, dans une large mesure, être laissée au pouvoir discrétionnaire du décideur. L’objet même d’un critère comportant de multiples facteurs, tel celui qu’a utilisé le Tribunal pour déterminer les dimensions du marché pertinent pour ce qui est du produit, est de permettre au juge des faits de rendre justice dans des situations de fait particulières. » Le Tribunal a exercé son pouvoir discrétionnaire dans l’appréciation des divers facteurs qu’il a pris en considération et il a défini le marché de produit en conséquence. Vu la preuve et les motifs du Tribunal, je ne puis dire que sa conclusion soit déraisonnable.

[100]   Mais il n’en va pas de même des conclusions du Tribunal touchant la puissance commerciale

[101]   L’article 79 de la Loi porte les dispositions suivantes :

79. (1) Lorsque, à la suite d’une demande du commissaire, il conclut a l’existence de la situation suivante :

a) une ou plusieurs personnes contrôlent sensiblement ou complétement une catégorie ou espèce d’entreprises à Ia grandeur du Canada ou d’une de ses régions;

b) cette personne ou ces personnes se livrent ou se sont Iivrées à une pratique d’agissements anti-concurrentiels;

c) la pratique a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans un marché,

le Tribunal peut rendre une ordonnance interdisant à ces personnes ou à l’une ou I’autre d’entre elles de se livrer à une telle pratique.

[102]   L’expression « puissance commerciale » n’apparait pas dans l’article 79. Ce qu’on y trouve, c’est la condition suivant laquelle une personne doit « contrôle[r] sensiblement ou complétement une catégorie ou espèce d’entreprises ». C’est la jurisprudence, celle du Tribunal aussi bien que celle de notre Cour, qui a fait de la puissance commerciale un indicateur de remplacement du contrôle.

[103]   Cette idée est exprimée avec une admirable concision dans les Lignes directrices :

3.2.1d) « Contrôlent sensiblement ou complétement »? Puissance commerciale

Une fois que l’univers des concurrents est délimité, il est nécessaire de chercher à savoir jusqu’à quel point ces rivaux restreignent la puissance commerciale que l’entreprise ou les entreprises dominantes pourraient par ailleurs exercer. Le Bureau donne au mot « contrôlent » le sens d’exercer une puissance commerciale, ladite puissance étant la capacité de fixer de façon rentable les prix au-delà des niveaux concurrentiels pendant une période prolongée.

La même idée apparait souvent dans la jurisprudence du Tribunal (Télé-Direct, au paragraphe 71) :

La définition du marché pertinent est la première étape obligée de la résolution de la présente affaire. Cette définition, pour les fins de l’article 79, a pour objet de déterminer si Télé-Direct « contrôle [ ] sensiblement ou complétement une catégorie ou espèce d’entreprises à la grandeur du Canada ou d’une de ses régions », ainsi que le déclare le directeur. Le Tribunal a statué, dans l’affaire Directeur des enquêtes et recherches c. D & B Companies of Canada Ltd. ((1995), 64 C.P.R. (3d) 216, [1995] D.T.C.C. n° 20 (QL) (Trib. conc.)), que par les mots « catégorie ou espèce d’entreprises » on entendait le marché du produit et par le mot « contrôlent », la puissance commerciale. Le reste de la disposition « à la grandeur du Canada ou d’une de ses régions » renvoie au marché géographique. Il faut donc, pour que l’article 79 s’applique, que le Tribunal conclue, premièrement, que Télé-Direct exerce une puissance commerciale.

(NutraSweet, à la page 54)

Pour sa part, la défenderesse estime que le « contrôle » est plutôt synonyme de « puissance commerciale », que l’on interprète généralement comme signifiant la capacité de fixer des prix plus élevés que les niveaux concurrentiels pendant une longue période. Cette approche théorique est valable, mais elle n’est pas facilement applicable; il faut habituellement tenir compte des indicateurs de la puissance commerciale, comme la part du marché et les obstacles posés à l’accès au marché. Les facteurs particuliers qui devront être pris en compte pour évaluer le contrôle ou la puissance commerciale varieront dans chaque cas.

Le Tribunal est persuadé que la situation de la défenderesse est conforme à l’esprit de l’article et de l’ensemble de la Loi.

[104]   On retrouve le même thème dans une autre décision du Tribunal, à savoir Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Laidlaw Waste Systems Ltd., CT-1991-002, à la page 72 :

Afin de déterminer si une entreprise exerce un contrôle sensible ou complet dans un marché, il faut se demander si l’entreprise justifie, au plan économique, d’une puissance commerciale. Dans une perspective économique, puissance commerciale s’entend de la capacité de fixer des prix plus élevés que les niveaux concurrentiels sans toutefois que cela ne se répercute sur ses ventes et ainsi rende la pratique d’un tel prix non rentable pour l’entreprise. II s’agit de la capacité de réaliser des superprofits en réduisant la production et en exigeant un prix plus élevé que le prix concurrentiel pour un produit. Tel qu’indique par le Tribunal dans la décision qu’il a rendue dans l’affaire NutraSweet : « […] “puissance commerciale” [. . .] [est interprétée généralement comme signifiant la capacité de fixer des prix plus élevés que les niveaux concurrentiels pendant une longue période ». [Soulignement ajoute.]

C’est la première fois que notre Cour est appelée à examiner ce point. Elle a déjà étudié la question de la puissance commerciale, mais dans le contexte de l’examen d’une transaction devant vraisemblablement diminuer sensiblement la concurrence. Elle définissait comme suit la puissance commerciale dans Southam/ C.A.F. (à la page 608) :

II est accepté par tous qu’un fusionnement doit être examiné sous l’angle de son effet probable sur la concurrence dans un marché pertinent. La préoccupation centrale réside dans l’exercice d’une puissance commerciale par une entreprise dominante ou un groupe d’entreprises qui agissent de concert. On entend par puissance commerciale la capacité d’imposer avec profit une augmentation de prix à des niveaux plus élevés que le niveau concurrentiel sans perdre une partie importante de la clientèle aux mains d’entreprises qui sont des concurrents ou peuvent le devenir par suite de l’augmentation de prix [...] [Soulignement ajouté.]

[105]   Enfin, la Cour suprême du Canada a examiné la question de la puissance commerciale dans R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, une affaire de poursuite sous le régime de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions [S.R.C. 1970, ch. C-23] (abrogée), qui a précédé la Loi. S’exprimant dans le contexte des complots en vue de réduire la concurrence, la Cour suprême définit la puissance commerciale, à la page 653 de cet arrêt, comme étant « la capacité d’agir de manière assez indépendante du marché ». Elle ajoute cependant que, sous le régime des dispositions relatives à l’abus de position dominante, la puissance commerciale signifie le contrôle et non pas simplement la capacité d’agir de manière indépendante du marché. Cette observation reflète simplement le libelle de l’alinéa 79(1)a) et de la disposition qui l’a précède, soit l’alinéa 32(1)c) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions. La Cour suprême ne fait ainsi que confirmer la position du Tribunal selon laquelle la puissance commerciale est le critère applicable pour établir s’il y a contrôle du marché.

[106]   Dans la présente affaire, le Tribunal a défini la puissance commerciale comme étant [au paragraphe 122] « la capacité à fixer des prix supraconcurrentiels et à les maintenir sur une longue période », définition tout à fait conforme à la jurisprudence.

[107]   Si l’on paraît s’accorder en général sur l’utilisation de la puissance commerciale comme facteur de remplacement du contrôle du marché, les opinions divergent sur la manière dont l’existence d’une puissance commerciale doit être prouvée. Dans le passage de NutraSweet cité ci-dessus, le Tribunal fait observer qu’il convient de prendre en compte dans une certaine mesure la part de marché et les obstacles l’entrée, facteurs qu’il considère comme des éléments de preuve indirecte touchant l’existence d’une puissance commerciale. Mais cela n’empêche pas qu’on doive tenir compte des éléments de preuve directe concernant la puissance commerciale dans les cas où l’on dispose de tels éléments (Télé-Direct, aux paragraphes 226 et 227) :

[...] le Tribunal a aussi reconnu que, lorsque les éléments de preuve soumis ne permettent pas de déterminer directement l’existence d’une puissance commerciale, il est nécessaire d’examiner des indicateurs de puissance commerciale, par exemple, la part de marché et les entraves à l’accès. (NutraSweet, supra, note 4; Laidlaw, supra, note 33; D & B, supra.)

Toutefois, le Tribunal n’a jamais écarté la possibilité que des indicateurs directs de puissance commerciale ne soient soumis dans les éléments de preuve ayant rapport à une affaire. Les indicateurs directs de la puissance commerciale ont rapport aux résultats obtenus par l’entreprise ou les entreprises en question ou à leur comportement. De façon générale, il s’agit d’établir si les résultats (par exemple, les bénéfices) ou le comportement (par exemple, la politique d’établissement des prix) observés sont ceux qui caractérisent plus vraisemblablement l’entreprise ou les entreprises qui sont en concurrence ou celles qui exercent une puissance commerciale. S’il est difficile d’utiliser des indicateurs directs de la puissance commerciale, cette façon de procéder ne doit pas être écartée lorsque existent les éléments de preuve nécessaires.

Comme on le verra plus loin, nous avons ici affaire à un cas où l’on dispose d’éléments de preuve directe, lesquels sont, à mon avis, déterminants.

[108]   Les moyens que Tuyauteries Canada fait valoir contre les conclusions du Tribunal touchant la puissance commerciale peuvent être résumés comme suit :

1- Le Tribunal a commis une erreur en se fondant sur la preuve relative au niveau élevé des marges.

2- Le Tribunal a commis une erreur en se fondant sur la capacité de Tuyauteries Canada à réduire ses prix.

3- Le Tribunal a commis une erreur en constatant l’existence d’une puissance commerciale sans disposer d’éléments établissant de manière concluante l’existence d’obstacles à l’entrée.

[109]   Il est vrai que le Tribunal a émis des réserves sur les éléments avancés par l’expert de la commissaire, M. Ross, en vue d’établir l’existence de marges élevées, comme le montre le paragraphe suivant de l’exposé de ses motifs (au paragraphe 129) :

À I’examen de l’état abrégé des marges bénéficiaires brutes, les chiffres semblent élevés, encore qu’ils soient négatifs dans certains cas, comme nous le disions précédemment. M. Ross lui-même, dans son rapport, invite le lecteur à la prudence dans l’interprétation de ces chiffres. Il a effectué ses calculs en se fondant sur des données limitées communiquées par [Tuyauteries Canada], mais ne peut dire comment cette dernière a établi ces coûts ni ce qu’ils recouvrent exactement. En outre, il ajoute que même le niveau élevé des marges ne mène pas nécessairement à la conclusion que les profits économiques soient élevés, parce que l’excédent des produits d’exploitation (sur les coûts marginaux) pourrait se révéler nécessaire pour couvrir les coûts fixes. Qui plus est, le Tribunal ne dispose pas de données sur le ratio des coûts fixes aux coûts variables de [Tuyauteries Canada].

Mais il n’est pas moins vrai que le Tribunal paraît avoir ajouté foi dans une certaine mesure à ces éléments de preuve puisqu’il se fonde sur eux pour conclure que Tuyauteries Canada fixe des prix supérieurs à ses coûts marginaux sur deux des marchés de produit, soit ceux des tuyaux et des raccords (paragraphe 124 de l’exposé des motifs du Tribunal).

[110]   Mon propre examen des éléments de preuve relatifs au niveau élevé des marges ne m’aurait peut-être pas mené à la même conclusion que celle du Tribunal. Mais je reprends ici à mon compte les observations formulées par le juge Iacobucci dans Southam/C.S.C. (au paragraphe 79) :

Peut-être que si je statuais sur cette affaire de novo, je n’écarterais pas aussi facilement que I’a fait le Tribunal la preuve de la concurrence interindustrielle qui, reconnaît-on, a un poids considérable. À mon avis, il est très révélateur que la propre experte de Southam, une experte-conseil américaine de l’industrie des journaux, a indiqué que les journaux communautaires étaient la source des difficultés de Southam dans le Lower Mainland. Conclure, au vu d’une telle preuve, que les quotidiens et les journaux communautaires ne sont pas concurrents est peut-être étrange. En ce sens, la conclusion du Tribunal est difficile à accepter. Toutefois, elle n’est pas déraisonnable. Le Tribunal a expliqué que, à son avis, Southam se trompait au sujet de l’identité de ses concurrents; et, bien que je ne trouve pas ce motif convaincant, je ne peux affirmer qu’il est dénué de logique et sans fondement dans la preuve. De façon plus générale, je remarque que Ie Tribunal semble avoir été préoccupé par la définition du marché pertinent. II est possible que ses membres aient, à l’occasion, perdu de vue la question ultime, c’est-à-dire celle de savoir si l’acquisition des journaux communautaires par Southam diminuait sensiblement la concurrence. Ici aussi, il m’est impossible d’affirmer que l’approche du Tribunal était déraisonnable.

[111]   Si défectueuse que paraisse la preuve relative au niveau élevé des marges, c’est au Tribunal qu’il appartenait de l’évaluer. Le fait que je serais peut-être arrivé à une conclusion différente ne rend pas la sienne déraisonnable.

[112]   L’argument le plus convaincant contre la thèse que Tuyauteries Canada possèderait une puissance commerciale sur l’ensemble des 18 marchés définis par le Tribunal est la réaction de cette entreprise l’émergence de fournisseurs concurrents. La commissaire s’est fondée sur des éléments établissant que Tuyauteries Canada avait réduit ses prix en réaction à la concurrence pour soutenir que cette capacité baisser les prix indiquait que ceux-ci avaient été d’abord supraconcurrentiels. Mais si les prix sont devenus concurrentiels par suite de l’émergence de fournisseurs concurrents, on ne voit pas très bien la pertinence du fait qu’ils aient été antérieurement non concurrentiels.

[113]   Comme la puissance commerciale se définit sur la base des prix, la meilleure preuve de l’existence d’une telle puissance est le niveau des prix que demande le fournisseur à la suite de changements dans le marché. On aurait tendance à penser qu’un fournisseur capable de maintenir des prix supraconcurrentiels (quelque définition qu’on en donne) serait indifférent à l’émergence de concurrents. Or, comment Tuyauteries Canada a-t-elle réagi à l’émergence de fournisseurs concurrents de produits d’évacuation et de ventilation en fonte (exposé des motifs du Tribunal, au paragraphe 97) La preuve montre a l’évidence qu’elle [Tuyauteries Canada] a réagi à l’entrée de nouveaux fournisseurs de produits en fonte—qu’il s’agisse du fabricant Vandem ou des importateurs Sierra et New Centurion—par une stratégie offensive de réduction de ses prix. Or, au Québec et dans les Maritimes, où une telle concurrence n’existe pas, les prix ont augmenté depuis 1998. S’il a été établi que Bibby [Tuyauteries Canada] surveille l’évolution des prix des produits d’évacuation et de ventilation en plastique, aucun élément ne tend à prouver que les prix de ceux-ci auraient pour effet de discipliner les prix des produits en fonte.

Si les prix de Tuyauteries Canada étaient supraconcurrentiels en l’absence de concurrence, ils sont devenus concurrentiels avec l’émergence de nouveaux fournisseurs de produits en fonte. Quel a été l’effet de ces réductions de prix (exposé des motifs du Tribunal, au paragraphe 127)?

La preuve relative aux marges bénéficiaires n’est pas dans la présente espèce aussi claire qu’elle l’était dans Télé-Direct. Alors que Télé-Direct pouvait payer systématiquement 40 pour 100 de ses produits d’exploitation aux compagnies de téléphone, les marges, dans le cas de Bibby [Tuyauteries Canada], varient d’une région à l’autre. Elles sont uniformément élevées au Québec et dans les Maritimes, mais beaucoup moins dans d’autres régions, et même négatives sur des durées considérables en Alberta, dans les Prairies et en Colombie-Britannique.

[114]   A mon sens, ce passage atteste la reconnaissance par le Tribunal du fait que les marges n’étaient pas élevées sur certains marchés, même si elles l’étaient sur d’autres. Il montre également que le Tribunal a reconnu en dernière analyse que Tuyauteries Canada a réduit ses prix, dans les régions où elle l’a fait, par suite de la concurrence de nouveaux fournisseurs (exposé des motifs du Tribunal, au paragraphe 136) :

Malgré le débat statistique entre les deux experts, il reste que les prix sont notablement plus bas dans l’Ouest que dans l’Est et que la raison évidente, confirmée par les témoins qui ont comparu devant le Tribunal, en est la présence d’importations. Les prix des produits de Bibby [Tuyauteries Canada] sont plus bas en Colombie-Britannique qu’au Québec; pourtant, ils sont fabriqués au Québec, et le coût du transport doit être ajouté au coût de production des articles vendus en Colombie-Britannique. L’examen des différences de prix, en particulier en Colombie-Britannique et en Alberta, convainc par conséquent le Tribunal que les importations ont influé sur les prix des produits d’évacuation et de ventilation en fonte. De même, le Tribunal est amené à conclure que l’entrée de Vandem en Ontario a exercé une pression à la baisse sur les prix dans cette province. On ne constate en effet aucune variation de cette nature au Québec ou dans les Maritimes.

Étant donné la définition de la puissance commerciale, on ne voit pas bien sur quelle base le Tribunal a pu conclure que Tuyauteries Canada disposait d’une telle puissance en Colombie-Britannique, en Alberta, dans les Prairies et en Ontario après l’émergence dans ces régions de fournisseurs concurrents de produits en fonte. La réduction des prix en réaction à l’émergence de nouveaux concurrents n’est pas compatible avec « la capacité à fixer des prix supraconcurrentiels et à les maintenir sur une longue période ».

[115]   De ce point de vue, Tuyauteries Canada n’est en mesure d’exercer une puissance commerciale qu’au Québec et dans les Maritimes, où elle n’a pas de concurrence et ou les prix ont augmenté au lieu de baisser. Sur les quatre autres marchés géographiques, Tuyauteries Canada est contrainte à réduire sensiblement ses prix par la présence d’autres fournisseurs—importateurs ou fabricants—de produits en fonte. Or, ces réductions de prix sont incompatibles avec la possession de puissance commerciale.

[116]   Le Tribunal résume comme suit sa position sur la question de la puissance commerciale, telle qu’elle se trouve éclairée par la preuve indirecte, dans son paragraphe de conclusion sur cette question (au paragraphe 161) :

La preuve relative aux obstacles à l’entrée n’est pas entièrement concluante. Cependant, la part de marché considérable que Bibby [Tuyauteries Canada] détient, l’éventail de ses produits, sa présence nationale, le caractère restreint de la pénétration de ses concurrents et le fait que le marché en question ne présente que des possibilités limitées de croissance suffisent à établir que Bibby [Tuyauteries Canada] contrôle effectivement une part substantielle du marché des produits d’évacuation et de ventilation en fonte.

S’il y a pour le contrôle du marché un autre critère que la puissance commerciale, le Tribunal ne l’a pas formulé. Si le critère du contrôle est la puissance commerciale, le Tribunal a agi de manière déraisonnable en ne reconnaissant pas l’importance des réductions de prix qui ont suivi l’émergence de nouvelles entreprises sur les marchés de l’Ontario et des régions de l’Ouest.

[117]   Tuyauteries Canada conteste aussi les conclusions du Tribunal sur les obstacles à l’entrée. Le Tribunal avait formule à ce sujet les observations suivantes (au paragraphe 152) :

II faut établir que l’entrée est à la fois productrice d’effet et viable. Dans la présente espèce, l’entrée de divers acteurs—en particulier dans I’Ouest et, dans une moindre mesure, en Ontario—a certainement produit un effet sur les prix. À en juger par sa réaction à ces nouveaux venus, on peut dire que Bibby [Tuyauteries Canada] les considère comme des concurrents. Par conséquent, I’entrée s’est révélée productrice d’effet dans les régions où a eu lieu. Sa viabilité reste déterminer.

A mon avis, ce passage contient deux conclusions de fait qui infirment de manière décisive la thèse que Tuyauteries Canada possèderait une puissance commerciale. De nouveaux fournisseurs sont apparus, de sorte que les obstacles à l’entrée, s’il y en avait, n’ont pas eu d’effet déterminant, et les nouveaux fournisseurs ont influé sur les prix de Tuyauteries Canada, ce qui est incompatible avec l’idée qu’elle exercerait une puissance commerciale.

[118]   De ce qui précède, je conclus au caractère déraisonnable de la conclusion du Tribunal selon laquelle Tuyauteries Canada disposait de puissance commerciale en Colombie-Britannique, en Alberta, dans les Prairies et en Ontario, au motif que cette conclusion est incompatible avec sa propre définition de la puissance commerciale, soit le critère permettant d’établir si Tuyauteries Canada contrôlait, ou contrôlait sensiblement, les 18 marchés définis par le Tribunal. En conséquence, la conclusion du Tribunal relative à l’existence d’une puissance commerciale ne s’applique aux trois marchés de produit que sur deux des six marchés géographiques qu’il a définis, c’est-à-dire le Québec et les Maritimes.

CONCLUSION

[119]   Vu la preuve dont disposait le Tribunal et la norme de contrôle applicable aux questions considérées, je conclus que la définition donnée par le Tribunal des marchés de produit ne justifie pas l’intervention de notre Cour. Cependant, j’estime que cette dernière doit intervenir sur la question de la puissance commerciale de Tuyauteries Canada en Colombie-Britannique, en Alberta, dans les Prairies et en Ontario, soit sur quatre des six marchés géographiques définis par le Tribunal. Le fait que Tuyauteries Canada ait dû réduire ses prix en réaction à la concurrence d’autres fournisseurs de produits en fonte sur ces marchés est incompatible avec la définition de la puissance commerciale. Par conséquent, je renverrais l’affaire au Tribunal de la concurrence pour qu’il la réexamine en fonction des motifs ici exposés.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.