A-465-16
2018 CAF 51
Iggillis Holdings Inc. et Ian Gillis (appelants)
c.
Le ministre du Revenu national (intimé)
et
Abacus Capital Corporations Mergers and Acquisitions, la Fédération des Ordres professionnels de juristes du Canada et L’Association du Barreau canadien (intervenantes)
Répertorié : Iggillis Holdings Inc. c. Canada (Revenu national)
Cour d’appel fédérale, juges Webb, Boivin et Rennie, J.C.A.—Edmonton, 2 octobre 2017; Ottawa, 6 mars 2018.
Avocats — Secret professionnel de l’avocat — Privilège d’intérêt commun — Appel d’une décision de la Cour fédérale, qui a conclu que le privilège d’intérêt commun consultatif n’est pas une application légitime ou acceptable du privilège du secret professionnel de l’avocat et que, par conséquent, les conseils juridiques en cause devaient être communiqués à l’intimé — Abacus Capital Corporations Mergers and Acquisitions (Abacus) est composée de sociétés, de sociétés de personnes et de fiducies; elle donne des conseils fiscaux relativement à des opérations commerciales — Abacus et les appelants étaient représentés par des avocats — Une note de service indiquant les conséquences qui découleraient d’opérations selon les lois fiscales applicables a été rédigée — Cette note de service a été rédigée par un des avocats, avec l’avis de l’autre avocat — Chaque avocat a envoyé la note de service à son client respectif — Au terme des transactions, l’intimé a signifié à chaque appelant une demande fondée sur l’art. 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu exigeant la production de la note de service — Dans ses motifs, la Cour fédérale a indiqué que le privilège d’intérêt commun est bien établi dans la loi canadienne, mais que le privilège d’intérêt commun consultatif n’est pas un élément valide du secret professionnel de l’avocat et qu’il ne s’appliquait donc pas aux faits de l’espèce — La question en litige consistait à savoir si le juge de la Cour fédérale a correctement conclu que le privilège d’intérêt commun n’était pas un principe de droit valide qui pourrait s’appliquer à la note de service en l’espèce — La note de service constituait presque exclusivement un avis décrivant les effets juridiques des opérations — Les conséquences juridiques des opérations sont des questions que la Cour doit trancher — Aucun élément de preuve n’est donc perdu si la note de service n’est pas divulguée; il n’y a que la perte d’un avis irrecevable sur les conséquences juridiques des opérations — La Cour fédérale s’est fortement appuyée sur un article juridique américain et la décision rendue par la Cour d’appel de New York dans l’arrêt Ambac Assurance Corp. v. Countrywide Home Loans Inc, qui a rejeté l’application du privilège d’intérêt commun dans les opérations commerciales — Cependant, l’art. 231.7(1)b) de la Loi prévoit que les demandes exigeant la production de documents ne s’appliquent pas à un document protégé contre toute divulgation par le secret professionnel de l’avocat tel qu’il est défini à l’art. 232(1) de la Loi — En l’espèce, les seules provinces où cette définition pourrait potentiellement s’appliquer étaient l’Alberta et la Colombie-Britannique — Les motifs exposés par la Cour fédérale pour conclure que le privilège d’intérêt commun ne constitue pas une composante valide du secret professionnel de l’avocat étaient des énoncés de politique généraux — La jurisprudence et le commentaire qui ont été examinés dans la présente affaire ont renforcé la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle le privilège d’intérêt commun est solidement implanté dans le droit canadien, particulièrement en Alberta et en Colombie-Britannique — Il n’était pas approprié pour la Cour fédérale de s’appuyer sur la décision de la Cour d’appel de New York pour infirmer les décisions des cours de l’Alberta et de la Colombie-Britannique — Sur le fondement des décisions des cours de l’Alberta et de la Colombie-Britannique, il n’y a pas renonciation au privilège du secret professionnel lorsque l’avis juridique de l’avocat d’une partie est communiqué, confidentiellement, à d’autres parties qui ont un intérêt commun suffisant dans la conclusion des mêmes opérations — Dans les circonstances de l’espèce, Abacus et les appelants avaient un intérêt commun suffisant dans les opérations pour justifier la conclusion selon laquelle, en Alberta et en Colombie-Britannique, la note de service était protégée contre la divulgation par le secret professionnel de l’avocat — Appel accueilli.
Impôt sur le revenu — Pratique — Divulgation de documents — Secret professionnel de l’avocat — Appel d’une décision de la Cour fédérale concernant une demande fondée sur l’art. 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, exigeant la production d’une note de service — Comme le prévoit l’art. 231.7(1)b) de la Loi, les demandes exigeant la production de documents à l’intimé ne s’appliquent pas à un document protégé contre toute divulgation par le secret professionnel de l’avocat tel qu’il est défini à l’art. 232(1) de la Loi — En l’espèce, les seules provinces où cette définition pourrait potentiellement s’appliquer étaient l’Alberta et la Colombie-Britannique — Sur le fondement des décisions des cours de l’Alberta et de la Colombie-Britannique examinées, il n’y a pas renonciation au privilège du secret professionnel lorsque l’avis juridique de l’avocat d’une partie est communiqué, confidentiellement, à d’autres parties qui ont un intérêt commun suffisant dans la conclusion des mêmes opérations — Dans les circonstances de l’espèce, la note de service ne devait pas être communiquée à l’intimé parce qu’elle était protégée contre la divulgation par le secret professionnel de l’avocat.
Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour fédérale, qui a conclu que le privilège d’intérêt commun consultatif n’est pas une application légitime ou acceptable du privilège du secret professionnel de l’avocat et que, par conséquent, les conseils juridiques en cause devaient être communiqués à l’intimé.
Le présent appel a soulevé la question de savoir si le secret professionnel de l’avocat continue de s’appliquer à un avis juridique communiqué à une personne qui n’est pas le client de l’avocat ayant rédigé l’avis, mais qui est partie à des opérations courantes avec le client de cet avocat.
Abacus Capital Corporations Mergers and Acquisitions (Abacus) est composée de sociétés, de sociétés de personnes et de fiducies. Elle donne des conseils fiscaux relativement à des opérations commerciales. Abacus et les appelants étaient représentés par des avocats. À la suite d’une série de discussions entre les avocats des parties, les opérations proposées ont été finalisées, puis résumées dans une série de graphiques. En outre, une note de service indiquant les conséquences qui découleraient, selon l’avis des auteurs, de chacune des étapes de la série d’opérations selon les lois fiscales applicables, a été rédigée. Cette note de service a été rédigée par un des avocats, avec l’avis de l’autre avocat. Chaque avocat a envoyé la note de service à son client respectif. Au terme des transactions, l’intimé a signifié deux demandes (les demandes) fondées sur le paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu — une à chaque appelant — dans lesquelles il exigeait la production de la note de service en question. La note de service portait la mention « PROTÉGÉ ET CONFIDENTIEL ». Elle a été transmise à Abacus et aux appelants.
Dans ses motifs, la Cour fédérale a indiqué que le privilège d’intérêt commun est bien établi dans la loi canadienne, mais elle a ensuite ajouté que le privilège d’intérêt commun consultatif n’est pas un élément valide du secret professionnel de l’avocat et qu’il ne s’appliquait donc pas aux faits de l’espèce. Les motifs étaient essentiellement centrés sur deux préoccupations — la question de savoir si la Cour pourra avoir accès à tous les éléments de preuve pertinents et l’arrêt Ambac Assurance Corp. v. Countrywide Home Loans Inc., rendu par la Cour d’appel de New York, qui citait un article juridique américain portant sur le secret professionnel de l’avocat dans un contexte où plusieurs avocats travaillent en collaboration.
La question en litige consistait à savoir si le juge de la Cour fédérale a correctement conclu que le privilège d’intérêt commun n’était pas un principe de droit valide qui pourrait s’appliquer à la note de service en l’espèce.
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
La note de service constituait presque exclusivement un avis décrivant les effets juridiques des opérations. Les conséquences juridiques des opérations sont des questions que la Cour doit trancher. La question de savoir si une disposition d’une loi fiscale s’appliquera ou comment elle s’appliquera n’est pas une question que l’on peut trancher en se fondant sur un témoignage présenté lors d’une audience. Aucun élément de preuve ne serait donc perdu si la note de service n’était pas divulguée. Il n’y aurait que la perte d’un avis irrecevable sur les conséquences juridiques des opérations.
Le juge de la Cour fédérale s’est fortement appuyé sur l’article juridique et la décision majoritaire rendue dans l’arrêt Ambac, qui a rejeté l’application du privilège d’intérêt commun dans les opérations commerciales. Cependant, comme le prévoit l’alinéa 231.7(1)b) de la Loi, les demandes exigeant la production de la note de service ne s’appliquent pas à un document protégé contre toute divulgation par le secret professionnel de l’avocat tel qu’il est défini au paragraphe 232(1) de la Loi. En l’espèce, les seules provinces où cette définition pourrait potentiellement s’appliquer étaient l’Alberta et la Colombie-Britannique. La question était donc de savoir si une cour supérieure en Alberta ou en Colombie-Britannique conclurait que la note de service était protégée contre la divulgation par le secret professionnel de l’avocat. Les motifs exposés par le juge de la Cour fédérale pour conclure que le privilège d’intérêt commun ne constitue pas une composante valide du secret professionnel de l’avocat étaient, en grande partie, des énoncés de politique généraux. La jurisprudence et le commentaire qui ont été examinés dans la présente affaire ont renforcé la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle le privilège d’intérêt commun est solidement implanté dans le droit canadien ainsi que dans le monde de la common law, particulièrement en Alberta et en Colombie-Britannique, les provinces concernées par la définition du secret professionnel de l’avocat au paragraphe 232(1) de la Loi en l’espèce. Il n’était donc pas approprié pour le juge de la Cour fédérale de s’appuyer sur la décision de la Cour d’appel de New York pour infirmer les décisions des cours de l’Alberta et de la Colombie-Britannique.
Sur le fondement des décisions des cours de l’Alberta et de la Colombie-Britannique, il n’y a pas renonciation au privilège du secret professionnel lorsque l’avis juridique de l’avocat d’une partie est communiqué, confidentiellement, à d’autres parties qui ont un intérêt commun suffisant dans la conclusion des mêmes opérations. Dans les circonstances de l’espèce, Abacus et les appelants avaient un intérêt commun suffisant dans les opérations pour justifier la conclusion selon laquelle, en Alberta et en Colombie-Britannique, la note de service était protégée contre la divulgation par le secret professionnel de l’avocat.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 231.2(1), 231.7(1)b), 232(1) « privilège des communications entre client et avocat ».
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821; Maximum Ventures Inc. v. De Graaf, 2007 BCCA 510, 409 W.A.C. 215; Milner et al. v. Minister of National Revenue, 2002 BCSC 1344, 57 D.T.C. 5048; Pitney Bowes of Canada Ltd. c. Canada, 2003 CFPI 214.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Ambac Assurance Corp. v. Countrywide Home Loans Inc., 36 N.Y.S. 3d 838, 27 N.Y. 3d 616 (Ct. App. 2016); Derco Industries Ltd. v. A.R. Grimwood Ltd., [1984] B.C.J. no 1894 (QL) (C.A.), 1984 CarswellBC 1498 (WLNext Can.); Syrek c. Canada, 2009 CAF 53.
DÉCISIONS CITÉES :
Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235.
DOCTRINE CITÉE
Giesel, Grace M. « End the Experiment : The Attorney-Client Privilege Should Not Protect Communications in the Allied Lawyer Setting » (2011–2012), 95 Marq. L. Rev. 475.
Lederman, Sydney N., John Sopinka et Alan W. Bryant. The Law of Evidence in Canada, 4e éd. Markham, Ont. : LexisNexis, 2014.
APPEL d’une décision de la Cour fédérale (2016 CF 1352, [2017] 4 R.C.F. 80), qui a conclu que le privilège d’intérêt commun consultatif n’était pas une application légitime ou acceptable du privilège du secret professionnel de l’avocat et que, par conséquent, les conseils juridiques en cause devaient être communiqués à l’intimé. Appel accueilli.
ONT COMPARU :
Joel A. Nitikman pour les appelants et l’intervenante Abacus Capital Corporation Mergers and Acquisitions.
Margaret McCabe et Henry Gluch pour l’intimé.
Michael Feder, c.r. et Patrick Williams pour l’intervenante la Fédération des Ordres professionnels de juristes du Canada.
Mark Tonkovich et Jacques Bernier pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dentons Canada LLP, Vancouver, pour les appelants et l’intervenante Abacus Capital Corporation Mergers and Acquisitions.
La sous-procureur général du Canada pour l’intimé.
McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l., Vancouver, pour l’intervenante, la Fédération des Ordres professionnels de juristes du Canada.
Baker & McKenzie LLP, Toronto, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge Webb, J.C.A. : Le présent appel soulève la question de savoir si le secret professionnel de l’avocat continue de s’appliquer à un avis juridique communiqué à une personne qui n’est pas le client de l’avocat ayant rédigé l’avis, mais qui est partie à des opérations courantes avec le client de cet avocat. Le juge de la Cour fédérale (2016 CF 1352, [2017] 4 R.C.F. 80) conclut :
a) au paragraphe 72 de ses motifs, que « la note de service est une consultation juridique donnée par les avocats à leur client dans la plus stricte confidentialité et qu’elle est protégée contre la divulgation par le secret professionnel de l’avocat, à moins qu’il y ait eu renonciation au privilège ou qu’elle soit protégée par le privilège d’intérêt commun »;
b) au paragraphe 300 de ses motifs, que « le privilège d’intérêt commun consultatif n’est pas une application légitime ou acceptable du privilège du secret professionnel de l’avocat » et que, par conséquent, les conseils juridiques doivent être communiqués au ministre du Revenu national (le ministre).
[2] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel.
I. Contexte
[3] Abacus Capital Corporations Mergers and Acquisitions (Abacus) est composée de sociétés, de sociétés de personnes et de fiducies. Elle donne des conseils fiscaux relativement à des opérations commerciales. Toute économie d’impôt résultant de ses conseils est partagée entre les personnes qui emploient ses services. En l’espèce, Abacus a organisé une série d’opérations qui a entraîné l’acquisition par une entité d’Abacus de parts dans des sociétés détenues par IGGillis Holdings Inc. et par Ian Gillis (collectivement Gillis).
[4] Abacus était représentée par Joel Nitikman de Fraser Milner Casgrain LLP (maintenant Dentons Canada LLP) et Gillis était représenté par Richard Kirby de Felesky Flynn LLP. À la suite d’une série de discussions entre les avocats des parties, les opérations proposées ont été finalisées, puis résumées dans une série de graphiques. Joel Nitikman (avec les commentaires de Richard Kirby) a rédigé une note de service indiquant les conséquences qui découleraient, selon l’avis des auteurs, de chacune des étapes de la série d’opérations selon les lois fiscales applicables. Au terme des transactions, le ministre a signifié deux demandes (les demandes) fondées sur le paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, — une à IGGillis Holdings Inc. et l’autre à Ian Gillis — dans laquelle il exigeait la production de la note de service en question. Le seul avocat qui a comparu à l’audition du présent appel pour Abacus et Gillis était Joel Nitikman.
[5] À la suite de l’audition du présent appel, deux documents ont été envoyés à la Cour dans une enveloppe scellée : un document de 18 pages dans lequel figuraient des diagrammes décrivant ce qui, à l’époque, aurait été les opérations proposées ainsi qu’une note de service qui indiquait chacune des étapes illustrées dans les graphiques et qui offrait un avis concernant les conséquences de chacune de ces étapes. Le document comprenant les diagrammes contient très peu de conseils juridiques. Même si les deux documents se trouvaient dans la même enveloppe, il est loin d’être évident que le secret professionnel est revendiqué pour les deux. Le juge de la Cour fédérale fait remarquer, au paragraphe 66 de ses motifs, que « [b]ien que l’on ne puisse peut-être pas dire que les diagrammes décrivant les opérations sont privilégiés, je comprends que ces renseignements sont connus du ministre ». Certes, le ministre est en droit de connaître les opérations qui ont été conclues par les contribuables. Les opérations conclues auraient été consignées dans des documents auxquels aurait accès le ministre et, par conséquent, elles ne seraient plus considérées comme confidentielles vis-à-vis du ministre.
[6] Au paragraphe 3 de leur mémoire des faits et du droit, Abacus et Gillis indiquent que la « note de service » qui fait l’objet du présent appel est la note de service dans laquelle les avocats se prononcent sur [traduction] « la façon d’acheter les actions de la manière la plus avantageuse possible sur le plan fiscal ». Bien qu’il y ait quelques notes sur l’application des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu dans certains des diagrammes, la note de service comporte les explications les plus détaillées de l’avis des avocats. Par ailleurs, la note de service porte la mention [traduction] « PROTÉGÉ ET CONFIDENTIEL », alors qu’aucune mention similaire ne figure sur les diagrammes.
[7] La Cour fédérale s’est surtout penchée sur la note de service portant la mention [traduction] « PROTÉGÉ ET CONFIDENTIEL », qui comporte un avis sur les conséquences juridiques des opérations. En l’espèce, la Cour met également l’accent sur cette note de service. Dans les présents motifs, cette note de service sera appelée la note de service Abacus.
[8] Au paragraphe 69 de ses motifs, le juge de la Cour fédérale déclare que « [l]a note de service constitue presque exclusivement un avis décrivant les effets juridiques de chaque étape de l’opération ». Je souscris à cette description de la note de service Abacus. Le juge de la Cour fédérale conclut également, au paragraphe 45, que « [l]e conseil juridique a donné lieu à la note de service Abacus, qui est principalement le produit du travail d’Abacus, reposant sur sa vaste expérience des opérations similaires, mais à laquelle l’avocat des défendeurs a collaboré, du moins comme le démontrent les courriels communiqués » et, au paragraphe 68, que « la note de service Abacus était le fruit d’efforts conjugués des deux avocats, qui possédaient une très grande expérience des considérations juridiques de l’impôt sur le revenu et des sujets connexes en droit commercial ».
[9] La note de service Abacus a été transmise à Abacus et à Gillis. Gillis n’était pas le client de Joel Nitikman, et Abacus n’était pas la cliente de Richard Kirby.
II. Décision de la Cour fédérale
[10] Le ministre fait valoir qu’il n’y avait aucun intérêt commun entre Abacus et Gillis puisqu’ils étaient chacun d’un côté opposé des opérations proposées. Toutefois, le juge de la Cour fédérale [au paragraphe 83] a rejeté cet argument :
Je ne souscris pas à cette thèse. Bien qu’il soit vrai que les parties à une entente de vente et d’achat ont généralement un intérêt opposé, lorsqu’elles travaillent en collaboration pour réduire l’impôt payable sur la vente des actions, les deux parties partagent un intérêt commun à l’égard de cette question juridique. La note de service Abacus ne portait que sur cette question puisque des avis juridiques sous-tendaient l’opération. Les faits sont similaires à ceux dans la décision Pitney Bowes [Pitney Bowes of Canada Ltd. c. Canada, 2003 CFPI 214], où, au paragraphe 4, il a été mentionné que « plusieurs parties avaient besoin de conseils juridiques dans des domaines où leurs intérêts n’étaient pas opposés » en vue « de voir la transaction s’effectuer » [au paragraphe 16].
[11] Le juge de la Cour fédérale a aussi indiqué [au paragraphe 91] que le privilège d’intérêt commun est bien établi dans la loi canadienne :
En outre, la jurisprudence américaine plus récente (voir p. ex. Shipyard Associates; Teleglobe) a reconnu le privilège d’intérêt commun dans des circonstances presque identiques à celles en l’espèce, que je n’ai pas besoin de décrire étant donné que je retiens la thèse des défendeurs selon laquelle le privilège d’intérêt commun dans un contexte transactionnel est solidement implanté dans le droit canadien ainsi que dans le monde de la common law.
[12] Par contre, immédiatement après avoir reconnu que le privilège d’intérêt commun « est solidement implanté dans le droit canadien ainsi que dans le monde de la common law », il a déclaré [au paragraphe 92] que, essentiellement, à son avis, cela n’était pas correct :
Même si notre Cour a reconnu le défi relatif à l’envergure du privilège d’intérêt commun, elle croit néanmoins fermement que le privilège n’est pas une composante valide du principe du secret professionnel de l’avocat pour les motifs exposés dans la prochaine partie.
[13] Au paragraphe 298 de ses motifs, le juge de la Cour fédérale énonce un certain nombre de points résumés qui, à son avis, étaye sa conclusion selon laquelle « [l]e privilège d’intérêt commun consultatif n’est pas un élément valide du secret professionnel de l’avocat et ne s’applique donc pas aux faits de l’espèce ».
[14] Malgré leur longueur, les motifs du juge de la Cour fédérale sont essentiellement centrés sur deux préoccupations — la question de savoir si la Cour pourra avoir accès à tous les éléments de preuve pertinents et l’arrêt Ambac Assurance Corp. v. Countrywide Home Loans Inc., 36 N.Y.S. 3d 838 (Ct. App. 2016) (Ambac) rendue par la Cour d’appel de New York. De même, le juge de la Cour fédérale a cité abondamment l’article de la professeure Grace M. Giesel de la Brandeis School of Law de la University of Louisville (« End the Experiment : The Attorney-Client Privilege Should Not Protect Communications in the Allied Lawyer Setting » (2011–2012), 95 Marq. L. Rev. 475 (l’article de Mme Giesel)). L’article de Mme Giesel était cité dans l’arrêt Ambac.
III. Question en litige
[15] La question en litige consiste à savoir si le juge de la Cour fédérale a correctement conclu que le privilège d’intérêt commun n’est pas un principe de droit valide qui pourrait s’appliquer à la note de service Abacus en l’espèce. Comme il s’agit d’une question de droit, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235.
IV. Analyse
[16] Dans l’arrêt Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, à la page 837, la Cour suprême a énoncé les critères généraux auxquels un document doit répondre afin d’être protégé :
Comme le souligne le juge Addy, le privilège ne peut être invoqué que pour chaque document pris individuellement, et chacun doit répondre aux critères du privilège : (i) une communication entre un avocat et son client; (ii) qui comporte une consultation ou un avis juridiques; et (iii) que les parties considèrent de nature confidentielle […]
[17] La note de service Abacus comporte une consultation juridique. Elle a été rédigée en grande partie par Joel Nitikman, avec l’avis de Richard Kirby. Chaque avocat a envoyé la note de service à son client respectif. Joel Nitikman a donc lui-même communiqué son avis à sa cliente (Abacus) et Richard Kirby a communiqué le sien à son client (Gillis). Par conséquent, il est satisfait aux deux premiers critères énoncés plus haut en l’espèce. La question en litige dans le présent appel concerne le troisième critère, celui de la confidentialité.
[18] Le juge de la Cour fédérale a conclu, au paragraphe 72 de ses motifs, que la note de service Abacus était protégée par le secret professionnel de l’avocat, à moins qu’il y ait eu renonciation au privilège ou qu’elle soit protégée par le privilège d’intérêt commun :
Je conclus donc que la note de service est une consultation juridique donnée par les avocats à leur client dans la plus stricte confidentialité et qu’elle est protégée contre la divulgation par le secret professionnel de l’avocat, à moins qu’il y ait eu renonciation au privilège ou qu’elle soit protégée par le privilège d’intérêt commun.
[19] Je souscris à cette conclusion. Si Joel Nitikman avait rédigé un avis juridique pour Abacus et que cet avis avait été communiqué à Gillis, il aurait été protégé au moment de son envoi à Abacus et la question aurait été de savoir si le fait de l’avoir communiqué à Gillis constitue une perte du privilège. Si Richard Kirby avait lui aussi rédigé un avis juridique distinct pour Gillis et que cet avis avait été communiqué à Abacus, il aurait été protégé au moment de son envoi à Gillis et la question aurait été de savoir si le fait de l’avoir communiqué à Abacus constitue une perte du privilège. À mon avis, le résultat est le même puisqu’un seul avis juridique a été rédigé sur la foi du point de vue des deux avocats. Lorsqu’on a affaire à une loi aussi complexe que la Loi de l’impôt sur le revenu, il pourrait être plus avantageux, et les intérêts des clients respectifs pourraient être mieux servis, si les avocats collaboraient à la rédaction de l’avis à fournir au sujet de l’application de cette loi à la série d’opérations à conclure par les parties.
[20] Il fut un temps où, si un document protégé était divulgué à un tiers, la protection dont il jouissait était perdue, peu importe la manière dont il avait été divulgué. Dans la décision Derco Industries Ltd. v. A.R. Grimwood Ltd., [1984] B.C.J. no 1894 (QL) (C.A.), 1984 CarswellBC 1498 (WLNext Can.), le juge Esson de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a souligné en chambre qu’[traduction] « un certain nombre de décisions appuient le principe selon lequel, lorsqu’un document protégé est divulgué à un tiers, c’est-à-dire un tiers qui bénéficie du secret professionnel, cette protection est perdue ». Toutefois, cette affaire a été citée par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire subséquente Maximum Ventures Inc. v. De Graaf, 2007 BCCA 510, 409 W.A.C. 215 (Maximum Ventures), où la Cour d’appel a conclu, au paragraphe 14 (cité plus loin), que le privilège du secret professionnel n’est pas perdu quand un avis juridique est divulgué à une autre partie qui avait un intérêt commun dans la conclusion des opérations.
[21] Le point de vue de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique selon lequel la divulgation à des tiers n’entraîne pas nécessairement la perte du privilège du secret professionnel concorde avec la conclusion du juge de la Cour fédérale selon laquelle le privilège d’intérêt commun a été appliqué dans plusieurs juridictions de common law pour conserver le privilège à l’égard des avis d’un avocat qui sont divulgués à d’autres parties partageant un intérêt commun dans la conclusion des opérations visées par le secret professionnel.
[22] Bien que le juge de la Cour fédérale ait conclu, au paragraphe 91 de ses motifs, que le privilège d’intérêt commun « dans un contexte transactionnel est solidement implanté dans le droit canadien ainsi que dans le monde de la common law », il a conclu qu’il ne s’agit pas d’un principe de droit valide. Comme je l’ai souligné plus haut au paragraphe 14, deux thèmes récurrents semblent dominer dans ses motifs — la perte potentielle d’éléments de preuve si la note de service Abacus n’est pas divulguée et l’arrêt Ambac rendu par la Cour d’appel de New York, qui cite l’article de Mme Giesel.
A. Les éléments de preuve
[23] La préoccupation de la Cour quant à savoir si elle aura accès à tous les éléments de preuve pertinents si la note de service Abacus n’est pas divulguée est soulevée aux paragraphes 14, 17, 120, 153, 156, 162, 194, 195, 198, 223, 224, 233, 239 à 242, 245, 261, 262, 289, 290, 296 et 298 des motifs du juge de la Cour fédérale.
[24] Comme je l’ai déjà dit, le juge de la Cour fédérale a déclaré, au paragraphe 69 de ses motifs, que « [l]a note de service constitue presque exclusivement un avis décrivant les effets juridiques de chaque étape de l’opération ».
[25] La question qui se poserait alors est celle de savoir si l’avis décrivant les effets juridiques des opérations constitue un élément de preuve admissible en Cour.
[26] Dans l’arrêt Syrek c. Canada, 2009 CAF 53, le juge Nadon a examine [aux paragraphes 28 à 30], au nom de notre Cour, l’admissibilité d’un avis juridique portant sur une question de droit interne qui doit être tranchée par la Cour :
Les questions posées à Me Ashenbrenner et les réponses qu’elle a fournies en retour concernaient nettement, à mon humble avis, une question de droit à être tranchée par le juge. Il est bien établi en droit que les questions de droit ne sont pas des questions à l’égard desquelles les tribunaux vont admettre des témoignages d’opinion. Dans The Law of Evidence in Canada, John Sopinka & Sidney N. Lederman & Alan M. Bryant, 2d ed. (Toronto et Vancouver : Butterworths) p. 640, par. 12.83, voici ce que disent les auteurs :
[traduction] Les questions de droit interne, contrairement au droit étranger, ne sont pas des questions pour lesquelles un tribunal admettra des témoignages d’opinion.
Afin d’étayer la proposition qui précède, les auteurs se reportent à l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario, R. c. Century 21 Ramos Realty Inc. (1987), 58 O.R. (2d) 737, p. 752, dans lequel la Cour a énoncé le principe comme suit :
[traduction] Le juge était saisi d’une question de droit, à savoir ce que constitue une appropriation. Il appartenait au juge de déterminer, conformément à la définition légale, s’il y avait eu appropriation et quand cette appropriation avait eu lieu. Il ne s’agissait pas d’une question à l’égard de laquelle un témoin expert pouvait témoigner.
Conséquemment, le juge a eu tort de s’appuyer, ne serait-ce qu’en partie, sur l’opinion de Me Ashenbrenner quant à savoir si l’accord était exécutoire ou si l’appelant était lié par ses conditions.
[27] Comme le souligne le juge de la Cour fédérale, la note de service Abacus constitue presque exclusivement un avis décrivant les effets juridiques des opérations. Il n’y a aucun avis sur le droit étranger dans la note de service Abacus. Les conséquences juridiques des opérations sont des questions que la Cour doit trancher. La question de savoir si une disposition d’une loi fiscale s’appliquera ou comment elle s’appliquera n’est pas une question que l’on peut trancher en se fondant sur un témoignage présenté lors d’une audience. Je suis donc d’avis qu’aucun élément de preuve n’est perdu si la note de service Abacus n’est pas divulguée. Il n’y a que la perte d’un avis irrecevable sur les conséquences juridiques des opérations. Les parties auraient chacune la possibilité de défendre lors d’une audience la façon dont les nombreuses dispositions des lois fiscales applicables s’appliqueront.
B. L’article de Mme Giesel et l’arrêt Ambac
[28] Le juge de la Cour fédérale s’est fortement appuyé sur l’article de Mme Giesel et l’arrêt Ambac. Le juge de la Cour fédérale a renvoyé à l’article de Mme Giesel ou à l’arrêt Ambac aux paragraphes 10, 21 à 26, 28, 77, 93, 95, 98, 100, 103, 106, 107, 109, 110, 117, 119, 126, 128, 130, 131, 136, 145, 149, 155, 162, 174, 175, 177 à 180, 196, 197, 200 à 205, 211, 212, 216, 219, 221, 225, 226, 231, 234, 235, 246 à 248, 250, 254, 257, 277 et 286 de ses motifs. Le grand nombre de renvois à l’article de Mme Giesel ou à l’arrêt Ambac illustre leur importance dans sa décision. Tant l’article de Mme Giesel que la majorité des juges de la Cour d’appel de New York dans l’arrêt Ambac rejettent l’application du privilège d’intérêt commun dans les opérations commerciales.
[29] Cependant, comme le prévoit l’alinéa 231.7(1)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu, les demandes ne s’appliquent pas à un document protégé contre toute divulgation par le secret professionnel de l’avocat tel qu’il est défini au paragraphe 232(1) de la Loi. Cette définition est ainsi libellée :
Définitions
232 (1) […]
[…]
privilège des communications entre client et avocat Droit qu’une personne peut posséder, devant une cour supérieure de la province où la question a pris naissance, de refuser de divulguer une communication orale ou documentaire pour le motif que celle-ci est une communication entre elle et son avocat en confidence professionnelle sauf que, pour l’application du présent article, un relevé comptable d’un avocat, y compris toute pièce justificative ou tout chèque, ne peut être considéré comme une communication de cette nature. (solicitor-client privilege) [Non souligné dans l’original.]
[30] En l’espèce, les seules provinces où cette définition peut potentiellement s’appliquer sont l’Alberta et la Colombie-Britannique. La question est donc de savoir si une cour supérieure en Alberta ou en Colombie-Britannique conclurait que la note de service Abacus est protégée contre la divulgation par le secret professionnel de l’avocat. La question n’est pas de savoir si la Cour d’appel de New York ou la cour d’un autre état des États-Unis conclurait que la note de service Abacus est protégée contre la divulgation par le secret professionnel de l’avocat.
[31] Les motifs exposés par le juge de la Cour fédérale pour conclure au paragraphe 298 de ses motifs que le privilège d’intérêt commun ne constitue pas une composante valide du secret professionnel de l’avocat sont, en grande partie, des énoncés de politique généraux. Cependant, la question en litige en l’espèce est celle de savoir si, en vertu des lois de la Colombie-Britannique et de l’Alberta, la note de service Abacus est protégée par le secret professionnel de l’avocat. La question n’est pas de savoir si, selon l’avis du juge de la Cour fédérale, la loi devrait être fondée sur certaines questions de principe de son choix.
[32] Dans l’arrêt Maximum Ventures, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a déclaré ce qui suit [au paragraphe 14] :
[traduction] La jurisprudence récente met généralement l’accent sur la protection contre la divulgation des communications entre client et avocat, y compris celles qui sont communiquées dans le but de réaliser une opération commerciale d’intérêt commun. En l’espèce, l’ébauche de McEwan a été rédigée dans le cadre de la relation privilégiée reconnue entre avocat et client. Les questions sur le privilège d’intérêt commun se posent lorsque le client renonce à ce privilège. Le privilège d’intérêt commun est une extension du privilège relié à cette relation. Il s’agit de savoir si les communications étaient censées être confidentielles et si les tiers en cause avaient un intérêt commun suffisant avec le client pour justifier qu’on leur accorde le même privilège du secret professionnel. À mon avis, la portée du privilège d’intérêt commun est bien résumée dans l’ouvrage Sopinka on evidence, 2e éd., suppl. de 2004 à la p. 133, qui cite l’affaire Pitney Bowes of Canada Ltd c. Canada (2003), 225 D.L.R. (4th) 747, 2003 CFPI 214, cité par le juge en chambre au paragraphe 31 de ses motifs. Quand un avis juridique est communiqué à des parties qui ont un intérêt commun dans une opération commerciale, il existe un intérêt commun suffisant pour élargir la protection de la divulgation de cet avis obtenu par l’une des parties au reste du groupe, même dans les cas où aucun litige n’est en instance ou n’est envisagé.[Caractères gras dans l’original]
[33] Dans l’arrêt Maximum Ventures, l’avis juridique avait d’abord été rédigé par un avocat avant d’être communiqué à des personnes qui n’étaient pas ses clients. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a adopté la description que le juge en chambre a donnée à l’intérêt des parties à qui l’avis juridique avait été communiqué, soit [traduction] « un intérêt constant dans la conclusion des opérations que la divulgation visait à faciliter », avant de conclure que cet intérêt [traduction] « constitue un intérêt commun suffisant pour justifier l’extension du privilège » (Maximum Ventures, au paragraphe 16). Dans le cas qui nous occupe, différentes versions de la note de service Abacus ont été communiquées entre les avocats et leurs clients, et la version définitive était fondée sur les commentaires des deux avocats. La rédaction d’un avis juridique fondé sur les commentaires des avocats qui représentent les différentes parties aux opérations ne suffit pas pour établir une distinction entre l’espèce et l’affaire Maximum Ventures. Dans les deux cas (l’affaire Maximum Ventures et l’espèce), les avis juridiques fournis par un avocat à son client sont communiqués à d’autres personnes qui partagent un intérêt commun dans les opérations.
[34] À mon avis, sur le fondement de l’arrêt Maximum Ventures, la divulgation de la note de service Abacus aux autres parties à l’opération proposée ne devrait pas mener à la conclusion qu’il y a eu renonciation au privilège. La transmission de la note de service Abacus était strictement limitée aux autres parties à l’opération et à leurs avocats; par conséquent, elle est demeurée confidentielle.
[35] Dans la décision Milner et al. v. Minister of National Revenue, 2002 BCSC 1344, 2003 D.T.C. 5048 (Fraser Milner Casgrain LLP), la Cour suprême de la Colombie-Britannique a conclu que les documents divulgués par Fraser Milner Casgrain aux personnes qui n’étaient pas ses clients, mais qui avaient un intérêt dans la conclusion de certaines opérations avec ses clients, demeuraient protégés. La Cour [aux paragraphes 7 et 8] a renvoyé aux affaires sur lesquelles s’était appuyée Fraser Milner Casgrain (les requérants) :
[traduction] Les requérants soutiennent qu’il n’y a pas eu renonciation au privilège relié aux documents au moment où ils ont été divulgués au Groupe B puisque la divulgation visait à faciliter la conclusion de l’opération dans laquelle les deux groupes d’entreprises avaient un intérêt commun. Les requérants s’appuient sur les décisions Archean Energy Ltd. v. Canada (MNR) (1997), 202 A.R. 198 (C.B.R. Alb.), Anderson Exploration Ltd. v. Pan-Alberta Gas Ltd., [1998] 10 W.W.R. 633 (C.B.R. Alb.), et St. Joseph Corp. c. Canada (Travaux publics et services gouvernementaux), [2002] A.C.F. no 361 (1ère inst.).
Dans la décision Archean Energy, des avis juridiques concernant les conséquences fiscales de l’achat d’un certain nombre d’actions ont été rédigés pour une entreprise qui les a par la suite communiqués à une autre entreprise, l’acheteur dans les opérations commerciales. Les avis ont été jugés privilégiés, sur demande présentée par l’acheteur sur le fondement de la Loi de l’impôt sur le revenu, car ils avaient été fournis en vue de contribuer à l’intérêt commun, c.-à-d. la conclusion de l’opération, et non dans le but de renoncer au privilège. Dans la décision Anderson Exploration, deux sociétés avaient échangé des documents confidentiels à caractère exclusif lors de la négociation d’une fusion. Un avis juridique obtenu par l’une d’entre elles avait également été fourni à l’autre. Plus tard, dans des poursuites distinctes ayant trait à une filiale de l’une des deux sociétés, le demandeur a demandé l’accès aux documents découlant des négociations de fusion. La Cour a conclu que la divulgation des documents à des tiers n’entraînait pas la renonciation au privilège applicable à l’ensemble de la documentation en raison de l’intérêt commun lié à leur divulgation. Dans la décision St. Joseph, les avis juridiques échangés lors d’une opération commerciale étaient jugés secrets étant donné que les parties avaient un intérêt commun à s’assurer de sa conclusion. [Caractères gras dans l’original]
[36] Deux des décisions susmentionnées ont été tranchées en Alberta. Par conséquent, il n’y a aucune distinction entre les lois de l’Alberta et celles de la Colombie-Britannique en ce qui concerne la question du privilège d’intérêt commun.
[37] Dans la décision Pitney Bowes of Canada Ltd. c. Canada, 2003 CFPI 214, la Cour fédérale s’est appuyée sur la décision Fraser Milner Casgrain LLP pour conclure que certains avis juridiques communiqués à d’autres parties ayant un intérêt dans certaines opérations demeuraient protégés par le secret professionnel.
[38] L’existence d’un privilège d’intérêt commun est aussi reconnue dans Sopinka, Lederman et Bryant : The Law of Evidence in Canada, 4e éd. par Lederman, Bryant et Fuerst (Markham, Ont. : LexisNexis, 2014), aux pages 975 et 976 :
[traduction] §14.156 Il pourrait y avoir un « privilège d’intérêt commun » même dans les cas où aucun litige n’est en instance ou n’est envisagé. Dans le cadre des opérations commerciales, les avis juridiques sont souvent divulgués et communiqués entre les diverses parties à l’opération qui ont tous un intérêt commun dans la résolution fructueuse de l’opération. Dans certaines opérations commerciales, cette communication d’avis juridiques a pour but de mettre les parties sur un pied d’égalité au moment des négociations et, dans ce sens, les avis juridiques avantagent de multiples parties même s’ils ont été rédigés pour un seul client. Dans une telle situation, les parties s’attendent à ce que ces avis juridiques demeurent confidentiels à l’égard des personnes non concernées et qu’une simple communication dans ce contexte n’entraîne pas nécessairement une perte du statut privilégié de l’avis juridique. [Note en bas de page omise.]
[39] Les affaires citées à l’appui de cette affirmation sont l’arrêt Maximum Ventures et la décision Pitney Bowes.
[40] Ces affaires, en plus du commentaire dans The Law of Evidence in Canada, renforcent la conclusion du juge de la Cour fédérale [au paragraphe 91] selon laquelle le privilège d’intérêt commun est « solidement implanté dans le droit canadien ainsi que dans le monde de la common law », particulièrement en Alberta et en Colombie-Britannique, les provinces concernées par la définition du secret professionnel de l’avocat au paragraphe 232(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, en l’espèce. Il n’était donc pas approprié pour le juge de la Cour fédérale de s’appuyer sur la décision de la Cour d’appel de New York pour infirmer les décisions des cours de l’Alberta et de la Colombie-Britannique.
[41] Sur le fondement des décisions des cours de l’Alberta et de la Colombie-Britannique, il n’y a pas renonciation au privilège du secret professionnel lorsque l’avis juridique de l’avocat d’une partie est communiqué, confidentiellement, à d’autres parties qui ont un intérêt commun suffisant dans la conclusion des mêmes opérations. Ce principe s’applique peu importe que l’avis juridique a d’abord été divulgué au client de l’avocat en particulier avant d’être envoyé aux autres parties, ou peu importe qu’il a été divulgué simultanément au client et aux autres parties. Dans les deux cas, il n’y a pas renonciation au privilège du secret professionnel qui s’applique aux communications d’un avis juridique entre l’avocat et son client lorsque cet avis est communiqué, confidentiellement, à d’autres parties qui ont un intérêt commun suffisant dans la conclusion des mêmes opérations.
[42] Comme je l’ai déjà dit, lorsqu’on a affaire à une loi aussi complexe que la Loi de l’impôt sur le revenu, la communication d’avis juridiques pourrait bien mener à une plus grande efficacité dans la conclusion d’opérations et les clients pourraient en être mieux servis puisque l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu vise toutes les parties à la série d’opérations. À mon avis, dans les circonstances de l’espèce, Abacus et Gillis avaient un intérêt commun suffisant dans les opérations pour justifier la conclusion selon laquelle, en Alberta et en Colombie-Britannique, la note de service Abacus est protégée contre la divulgation par le secret professionnel de l’avocat.
V. Conclusion
[43] Par conséquent, j’accueillerais l’appel et annulerais le jugement de la Cour fédérale, avec dépens devant notre Cour et devant la Cour fédérale. En rendant le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre, je rejetterais la demande du ministre visant à faire appliquer les demandes se rapportant à la note de service Abacus.
Le juge Boivin, J.C.A. : Je suis d’accord.
Le juge Rennie, J.C.A. : Je suis d’accord.