2019 CF 145
IMM-5532-17
Kazi Hasibus Saleheen (demandeur)
c.
Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeur)
IMM-465-18
Kazi Hasibus Saleheen (demandeur)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)
Répertorié : Saleheen c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)
Cour fédérale, juge en chef adjointe Gagné—Toronto, 3 décembre 2018; Ottawa, 5 février 2019.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a déclaré le demandeur interdit de territoire au Canada en application de l’art. 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés parce qu’il était membre du Parti nationaliste du Bangladesh (le PNB), une organisation qui se livre à des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force et au terrorisme au sens des art. 34(1)b) et 34(1)c) de la Loi — Le demandeur a sollicité également le contrôle judiciaire de la décision de la SI, qui a rejeté la demande d’asile qu’il a présentée lorsqu’il est entré au Canada au seul motif qu’il a été déclaré interdit de territoire au Canada — Le demandeur, un citoyen du Bangladesh, était un ancien membre du PNB et a occupé le poste de vice-président de la filiale du PNB à Tangail lorsqu’il vivait au Bangladesh — La SI a conclu notamment que le témoignage du demandeur concernant sa participation au sein du PNB manquait de crédibilité et que les appels aux hartals par le PNB ont entraîné de nombreux décès, blessures et dommages matériels; elle a conclu que les hartals correspondaient à la définition de terrorisme énoncée dans le Code criminel et par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) — Il s’agissait de savoir si la SI a commis une erreur en concluant que le PNB est une organisation qui se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme; si la SI a commis une erreur en concluant que les actes du PNB visaient à renverser le gouvernement par la force; et si la SI a commis une erreur en ne tenant pas compte des éléments de preuve propres à l’affaire — En l’espèce, la SI s’est fondée sur les définitions de terrorisme figurant et dans le Code criminel et dans l’arrêt Suresh — Compte tenu de l’uniformité de la jurisprudence à ce sujet, il ne s’agissait pas d’une erreur susceptible de contrôle judiciaire — Une intention spécifique de causer la mort ou des blessures graves est nécessaire pour conclure à l’existence d’un acte de terrorisme — Dans la présente affaire, le tribunal de la SI a tiré la conclusion requise, soit l’intention spécifique du PNB de causer de la violence — Par conséquent, la SI est parvenue à la conclusion que le PNB s’est livré à des actes de violence à des fins politiques, avec l’intention spécifique de recourir à la violence — Au vu du dossier, il s’agissait d’une des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit — Compte tenu de la conclusion tirée sur la première question, il n’était pas utile de se prononcer sur la question de savoir si les actes du PNB visaient à renverser le gouvernement par la force — En ce qui concerne les éléments de preuve propres à l’affaire, les conclusions de la SI pouvaient se justifier au regard du dossier — La SI n’a commis aucune erreur déraisonnable dans son appréciation de la preuve — La SI a eu raison de conclure qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le PNB s’était livré au terrorisme — Le demandeur était interdit de territoire au Canada en vertu de l’art. 34(1)f) de la Loi — Demande rejetée.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a déclaré le demandeur interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés parce qu’il était membre du Parti nationaliste du Bangladesh (le PNB), une organisation qui se livre à des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force et au terrorisme au sens des alinéas 34(1)b) et 34(1)c) de la Loi. Le demandeur a sollicité également le contrôle judiciaire de la décision de la SI, qui a rejeté la demande d’asile qu’il a présentée lorsqu’il est entré au Canada au seul motif qu’il a été déclaré interdit de territoire au Canada.
Le demandeur est un citoyen du Bangladesh et il était membre du PNB lorsqu’il y vivait. De février 2014 jusqu’à son départ du Bangladesh en août 2015, le demandeur a occupé le poste de vice-président de la filiale du PNB à Tangail. La SI a conclu que le témoignage du demandeur concernant sa participation au sein du PNB manquait de crédibilité en raison des nombreuses contradictions par rapport à la version des faits qu’il a fournie dans son formulaire Fondement de la demande d’asile. Le demandeur a été élu vice-président de la filiale du PNB à une époque où de nombreuse activités violentes s’étaient produites dans le contexte des troubles politiques au Bangladesh. À titre de parti de l’opposition, le PNB a invité la population à participer à des hartals afin de faire pression sur le gouvernement et d’empêcher la tenue d’élections générales au Bangladesh.
La SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire parce qu’il était membre du PNB et que l’abjuration du demandeur de son appartenance au PNB ainsi que ses tentatives de s’en distancier pendant l’audience n’étaient pas crédibles. En outre, la SI a conclu que les appels aux hartals par le PNB ont entraîné de nombreux décès, blessures et dommages matériels et que les hartals visaient à intimider le gouvernement et les membres du parti au pouvoir. Elle a conclu qu’ils correspondaient à la définition de terrorisme énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) et à celle énoncée au paragraphe 83.01(1) du Code criminel.
Il s’agissait de savoir si la SI a commis une erreur en concluant que le PNB est une organisation qui se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme; si la SI a commis une erreur en concluant que les actes du PNB visaient à renverser le gouvernement par la force; et si la SI a commis une erreur en ne tenant pas compte des éléments de preuve propres à l’affaire.
Jugement : la demande doit être rejetée.
Les décisions rendues par la Cour fédérale depuis 2014 sur le caractère raisonnable de la conclusion de la SI selon laquelle d’anciens membres du PNB étaient interdits de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi ont été examinées. En l’espèce, la SI s’est fondée sur les définitions de terrorisme figurant et dans le Code criminel et dans l’arrêt Suresh. Compte tenu de l’uniformité de la jurisprudence à ce sujet, il était impossible de conclure qu’il s’agissait d’une erreur susceptible de contrôle judiciaire. En outre, il n’y avait aucune différence importante entre ces deux définitions — la définition du Code criminel est simplement plus détaillée. La SI a conclu que le demandeur et les dirigeants du PNB, à tout le moins, faisaient preuve d’aveuglement volontaire quant à la possibilité que la violence survienne si d’autres hartals étaient ordonnés. Une intention spécifique de causer la mort ou des blessures graves est nécessaire pour conclure à l’existence d’un acte de terrorisme, que l’on ait recours à la définition du Code criminel ou à celle de l’arrêt Suresh. La question de savoir si le PNB s’est livré au terrorisme reposait sur la question de savoir si l’intention spécifique requise pouvait être imputée au PNB dans le contexte de ce dossier factuel. Dans la présente affaire, le tribunal de la SI a tiré la conclusion requise, soit l’intention spécifique de causer de la violence. Par conséquent, la SI est parvenue à la conclusion que le PNB s’est livré à des actes de violence à des fins politiques, avec l’intention spécifique de recourir à la violence. Au vu du dossier, il s’agissait d’une des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Enfin, le fait que le PNB soit un grand parti politique au Bangladesh n’est pas déterminant, tout comme le fait qu’il ne figure pas sur la liste des groupes terroristes. Il y a une différence entre le fait d’être inscrit sur la liste des groupes terroristes et le fait d’être « une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur » (à l’alinéa 34(1)f) de la Loi) d’actes terroristes. Il suffirait qu’une organisation, qu’elle soit inscrite ou non sur la liste des groupes terroristes, ne se livre que temporairement ou accessoirement à des activités terroristes pour satisfaire à la définition de la Loi.
Compte tenu de la conclusion tirée sur la première question, il n’était pas utile de se prononcer sur la question de savoir si les actes du PNB visaient à renverser le gouvernement par la force.
En ce qui concerne les éléments de preuve propres à l’affaire, les conclusions de la SI pouvaient se justifier au regard du dossier. Le tribunal n’a pas à se reporter à chaque élément de preuve éventuellement contradictoire. Le demandeur n’a pas démontré que la preuve contraire qu’il a présentée concernant les actes et les intentions du BNP était déterminante ou qu’elle rendrait la décision de la SI déraisonnable. Il y avait suffisamment d’éléments de preuve objectifs de la part de tiers pour conclure principalement que les appels continus aux hartals démontraient l’intention du PNB de recourir à la violence à des fins politiques. Par conséquent, la SI n’a commis aucune erreur déraisonnable dans son appréciation de la preuve.
En conclusion, après avoir tiré les conclusions de fait requises, la SI a eu raison de conclure qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le PNB s’était livré au terrorisme. Le demandeur est interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 2, 7.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 83.01(1) « activité terroriste ».
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 34(1)b),c),f).
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISION APPLIQUÉE :
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; S.A. c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 494; Alam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 922; Kamal c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 480; Gazi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 94; Rana c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1080; A.K. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 236; Chowdhury c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 189.
DÉCISIONS CITÉES :
B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 R.C.S. 704; Omoregbe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1189; Ali c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 44; Penez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1001; Herrera Andrade c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1490.
DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision (X (Re), 2017 CanLII 147995) par laquelle la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a déclaré le demandeur interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés parce qu’il était membre du Parti nationaliste du Bangladesh (le PNB), une organisation qui se livre à des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force et au terrorisme au sens des alinéas 34(1)b) et 34(1)c) de la Loi. Demande rejetée.
ONT COMPARU :
Naseem Mithoowani pour le demandeur.
Alexis Singer pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Waldman & Associates, Toronto, pour le demandeur.
La sous-procureure générale du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
La juge en chef adjointe Gagné :
I. Nature de l’affaire
[1] Kazi Hasibus Saleheen est un citoyen du Bangladesh âgé de 48 ans. Il a présenté une demande d’asile lorsqu’il est entré au Canada avec son épouse et ses deux enfants mineurs en août 2015. Il conteste la décision [X (Re), 2017 CanLII 147995] par laquelle la Section de l’immigration (la SI) l’a déclaré interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) parce qu’il est membre du Parti nationaliste du Bangladesh (le PNB), une organisation qui se livre à des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force et au terrorisme au sens des alinéas 34(1)b) et 34(1)c) de la LIPR.
[2] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SI (dossier IMM-5532-17). Parallèlement, dans une affaire connexe (dossier IMM-465-18), il conteste le rejet de sa demande d’asile au seul motif qu’il a été déclaré interdit de territoire au Canada. Les deux affaires ont été instruites ensemble, car l’issue de la seconde affaire dépend de l’issue de la première.
II. Les faits
[3] Le demandeur a obtenu sa maîtrise en sciences politiques en 1993. La même année, il s’est joint à la filiale du PNB à Tangail en tant que membre régulier. Quelques années plus tard, il a commencé à travailler comme agent de bord à Biman Bangladesh Airlines, poste qu’il a occupé jusqu’en 2015.
[4] De février 2014 jusqu’à son départ du Bangladesh en août 2015, le demandeur a occupé le poste de vice-président de la filiale du PNB à Tangail.
A. Appartenance et activités au PNB
[5] La SI a conclu que le témoignage du demandeur concernant sa participation au PNB manquait de crédibilité en raison des nombreuses contradictions par rapport à la version des faits qu’il a fournie dans son formulaire Fondement de la demande d’asile.
[6] Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, il a affirmé qu’il s’intéressait vivement à la politique, qu’il participait activement à la politique du PNB et qu’il avait assisté à toutes les activités politiques dans sa région. Il a été élu vice-président de la filiale du PNB à Tangail en raison de sa participation active au programme politique. Pour cette raison, il a été persécuté par des membres de la Ligue Awami (la LA), le parti politique au pouvoir.
[7] Toutefois, dans son témoignage à l’enquête, il a tenté de se distancier du PNB et a affirmé n’avoir joué aucun rôle dans les événements politiques du PNB et être détaché de la politique. Sa participation au PNB se limitait apparemment aux activités sociales et humanitaires. Il affirme avoir été élu au poste de vice-président de la filiale du PNB à Tangail par respect pour son père, qui était avocat et avait agi comme militant politique au PNB 22 ans plus tôt.
B. Allégations de renversement d’un gouvernement ou de terrorisme par le PNB
[8] Depuis 1991, le PNB et la LA alternent au pouvoir.
[9] La violence a souvent entaché le processus politique, tant à l’approche des élections qu’entre les élections. Les partis de l’opposition ont systématiquement allégué l’iniquité des élections et ont invité la population à participer à des hartals (c.‑à‑d. des grèves généralisées, des manifestations, des protestations et des barrages routiers) afin de faire pression sur le gouvernement. Ces hartals ont souvent donné lieu à une violence généralisée.
[10] Depuis 1996, les deux partis ont appuyé un stratagème de gouvernement de transition lors de chaque élection, selon lequel le gouvernement intérimaire superviserait l’élection plutôt que le parti sortant, afin d’assurer l’équité du processus électoral. Toutefois, en 2011, la Cour suprême du Bangladesh a conclu que le gouvernement intérimaire violait le principe de la souveraineté du peuple. Même si la déclaration d’inconstitutionnalité a été suspendue pour les deux élections suivantes, la LA a utilisé sa majorité parlementaire pour modifier la constitution et abolir immédiatement le régime du gouvernement intérimaire.
[11] À l’approche des élections générales de 2014, la LA a proposé la mise en place d’un cabinet intérimaire multipartite imposant certaines limites aux pouvoirs du premier ministre plutôt qu’à ceux du gouvernement intérimaire. Cependant, le PNB a insisté pour qu’on rétablisse le régime du gouvernement intérimaire. Face au refus de la LA, le PNB a invité la population à participer à des hartals afin de faire pression sur le gouvernement et d’empêcher la tenue des élections. Ces événements ont eu une incidence considérable sur l’économie du Bangladesh, car des routes ont été bloquées et des entreprises et des écoles ont été fermées. Dans le chaos qui en a résulté, des civils qui ont tenté de franchir les barricades ont été attaqués et des autobus ont été incendiés. Il y a eu morts et blessés, ainsi que des dommages matériels partout au pays.
[12] La réponse du gouvernement a été tout aussi extrême. La police a tenté de forcer les barrages et aurait eu recours à des arrestations massives, à la torture et à des exécutions extrajudiciaires.
[13] En décembre 2013, le PNB et d’autres partis de l’opposition ont continué à appeler aux hartals et au boycottage des élections. Des bureaux de scrutin ont été incendiés, des fonctionnaires électoraux ont été attaqués et des électeurs ont été intimidés afin de les empêcher de voter. Le taux de participation a été faible, dont la plupart des estimations varient entre 10 et 40 p. 100. Étant donné que la plupart des partis ont boycotté les élections, la majorité des sièges n’a pas été contestée, 127 des 300 sièges ayant été attribués par défaut aux candidats de la LA.
[14] Bien qu’il nie avoir participé aux activités violentes ou avoir eu connaissance de celles-ci, c’est dans ce contexte que le demandeur a été élu vice-président de la filiale du PNB à Tangail en février 2014.
[15] Un an après les élections générales de 2014, le PNB a invité la population à participer à une autre série de hartals, qui ont là encore entraîné des décès et des dommages matériels, même si le chef national du PNB a publiquement condamné la violence.
III. La décision contestée
[16] Le 8 décembre 2017, la SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire parce qu’il était membre du PNB, une organisation qui a été l’instigatrice d’actes visant au renversement du gouvernement du Bangladesh par la force et qui se livrait au terrorisme.
[17] La SI a conclu que l’abjuration du demandeur de son appartenance au PNB ainsi que ses tentatives de s’en distancier pendant l’audience n’étaient pas crédibles. La SI a conclu que le demandeur était membre du PNB depuis l’âge de 23 ans et qu’il était fort probablement au courant de toutes les politiques et activités du PNB. Son formulaire Fondement de la demande d’asile montre qu’il a joué un rôle politique actif au sein du PNB et ne fait aucune mention des œuvres humanitaires et caritatives qu’il a plutôt tenté de souligner au cours de l’audience. Étant donné que le demandeur détient une maîtrise en sciences politiques, il est invraisemblable qu’il ait décrit erronément ces activités comme étant de nature « politique » dans son formulaire. La SI a également conclu qu’il était invraisemblable que le demandeur ait été choisi comme vice-président de la filiale du PNB à Tangail pendant une période de troubles politiques s’il n’avait pas participé activement aux activités du parti.
[18] Bien que la SI ait reconnu que le demandeur participait principalement à la filiale du PNB à Tangail, ses tentatives pour faire une distinction entre la filiale nationale et la filiale à Tangail du BNP n’ont pas réussi à convaincre la SI. Bien que les filiales locales puissent avoir un certain degré d’autonomie, elles sont en fin de compte contrôlées par le PNB à l’échelle nationale et font partie de la même organisation.
[19] La SI a conclu que la LA avait légalement tenu les élections générales de 2014, même si elle n’avait pas eu recours au gouvernement intérimaire. Les appels aux hartals par le PNB ont entraîné de nombreux décès, blessures et dommages matériels. La filiale du PNB à Tangail a participé aux hartals en promettant qu’entre 10 000 et 50 000 manifestants du district marcheraient vers Dhaka en décembre 2013. Compte tenu du contexte politique, les dirigeants de la filiale du PNB à Tangail, y compris le demandeur, auraient dû savoir que des actes de violence pouvaient être commis ou ont fait preuve d’un aveuglement volontaire à cet égard. Le demandeur a continué de participer aux activités politiques du PNB et d’occuper la fonction de vice-président de la filiale de Tangail pendant plus d’un an après les élections générales de 2014.
[20] Malgré la condamnation publique de la violence, le PNB a été l’instigateur du renversement du gouvernement par la force en appelant à plusieurs reprises aux hartals, qui visaient à renverser ou à miner le gouvernement ainsi qu’à entraver les élections. Compte tenu des bouleversements récents de l’histoire politique du Bangladesh, la violence était la conséquence prévisible de ces actes. Étant donné l’importance et la fréquence des actes de violence, il est difficile de considérer les auteurs de ces actes comme de simples membres dévoyés ou membres d’un autre parti. Le fait que les appels aux hartals se sont poursuivis et ont été répétés en 2015, un an après les élections, démontre qu’il y a eu une tentative délibérée de miner le gouvernement par la force.
[21] La SI a également conclu que les hartals visaient à intimider le gouvernement et les membres de la LA et qu’ils correspondaient à la définition de terrorisme énoncée dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, et à celle énoncée au paragraphe 83.01(1) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. Même si le PNB n’est pas inscrit sur la liste des organisations terroristes, il s’est néanmoins livré au terrorisme en menant des hartals dans l’intention de nuire aux élections générales de 2014, tout en connaissant leurs conséquences prévisibles ou en faisant preuve d’aveuglement volontaire à cet égard.
[22] Enfin, la SI a conclu que l’alinéa 34(1)f) ne contrevient pas à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte). La Cour suprême a exclu la possibilité de conclure que l’article 7 entre en jeu à l’étape de la détermination de l’admissibilité, puisque cette disposition entre habituellement en jeu à l’étape du renvoi (B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 R.C.S. 704, aux paragraphes 74 et 75).
IV. Les questions et la norme de contrôle
[23] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :
A. Le commissaire de la SI a-t-il commis une erreur en concluant que le PNB est une organisation qui se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme?
B. Le commissaire de la SI a-t-il commis une erreur en concluant que les actes du PNB visaient à renverser le gouvernement par la force?
C. Le commissaire de la SI a-t-il commis une erreur en ne tenant pas compte des éléments de preuve propres à l’affaire?
[24] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (S.A. c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 494, au paragraphe 9).
V. Analyse
[25] Depuis les élections générales de 2014 au Bangladesh, notre Cour a jugé dans la majorité des cas qu’il était raisonnable de conclure que d’anciens membres du BNP sont interdits de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR (Alam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 922; Kamal c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 480; S.A. c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 494 [précitée]; Gazi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 94). Toutefois, dans certains cas, la Cour est parvenue à la conclusion contraire (Rana c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1080; A.K. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 236; Chowdhury c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 189).
[26] Autrement dit, chaque affaire doit être tranchée en fonction de son dossier et des conclusions de fait tirées dans la décision contestée.
[27] Dans la décision Gazi rendue par le juge Henry Brown, la Cour a conclu qu’il était raisonnable pour le décideur de conclure que le PNB s’était livré au terrorisme. Plus précisément, dans cette affaire, le décideur a dûment tenu compte de tous les éléments de preuve dont il disposait. La preuve, comme dans le cas présent, décrivait en détail la violence politique commise par le PNB au Bangladesh. Bien que la Cour reconnaisse que le PNB a formé le gouvernement par le passé et que les deux principaux partis se sont livrés à des actes de violence, cela ne dispense pas le PNB du statut d’organisation terroriste. Dans sa conclusion, la Cour a accepté le fait que le décideur s’appuie sur la définition du terme « terrorisme » figurant dans le Code criminel. L’absence du PNB de la liste des entités terroristes du gouvernement du Canada n’a pas été jugée comme déterminante. La violence politique pouvait raisonnablement être attribuée au PNB, même si les éléments de preuve contenaient une déclaration du chef du parti désavouant la violence après qu’elle eut eu lieu. Le PNB a implicitement approuvé la violence en continuant d’appeler aux hartals sans décourager le recours à la violence. Les décisions de la Cour de l’immigration des États-Unis n’étaient ni exécutoires ni convaincantes, puisqu’elles traitaient d’un cadre juridique, d’une norme de preuve et d’une définition du terrorisme différents. Pour ces motifs, la décision a été jugée raisonnable.
[28] Dans la décision Chowdhury, le juge Richard Southcott a conclu que la décision de la SI était déraisonnable au motif que l’appartenance de M. Chowdhury au PNB était antérieure aux actes subversifs ou terroristes commis par le PNB. Par conséquent, cette affaire est peu utile en l’espèce.
[29] Dans la décision S.A., le juge Simon Fothergill a conclu que la SI a appliqué correctement la définition du terme terrorisme énoncée au paragraphe 83.01(1) du Code criminel et au paragraphe 98 de l’arrêt Suresh. Le PNB connaissait les conséquences prévisibles de ses appels aux hartals et n’avait pas dénoncé la violence et, de fait, l’avait approuvée. Le juge Fothergill a refusé de certifier les trois questions proposées par les parties.
[30] Dans la décision A.K., le juge Richard Mosley a accueilli la demande de contrôle judiciaire d’une décision dans laquelle le demandeur, un membre du PNB, a été déclaré membre d’une organisation terroriste, en se fondant sur la définition d’« activité terroriste » énoncée dans le Code criminel. Le juge Mosley a conclu que, en contexte d’immigration, il convenait davantage de s’appuyer sur la définition de terrorisme énoncée dans l’arrêt Suresh. Il n’était pas convaincu qu’un appel aux hartals s’inscrivait dans le cadre de « ce que l’on entend essentiellement par “terrorisme” à l’échelle internationale » [au paragraphe 98], puisqu’il serait probablement protégé par l’article 2 de la Charte si cela se produisait au Canada. Essentiellement, le juge Mosley a conclu que, contrairement à l’affaire S.A., la SI n’avait pas conclu expressément que les appels aux hartals étaient synonymes d’appels à commettre des actes qui seraient visés par la définition du terme terrorisme. Le juge Mosley a refusé de certifier la question proposée par le ministre.
[31] Dans la décision Kamal, rendue également par le juge Brown, la Cour a conclu qu’il était raisonnable de conclure que le BNP se livrait au terrorisme en application de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR. La SI s’était raisonnablement appuyée à la fois sur la définition d’« activité terroriste » dans le Code criminel et sur la définition de terrorisme énoncée dans l’arrêt Suresh. Selon ces définitions, il faut avoir l’intention de provoquer de la violence pour conclure qu’il y a eu terrorisme. Toutefois, le recours à ces définitions ne signifie pas que les concepts de droit criminel devraient être transposés dans le contexte de l’immigration. La Cour a jugé raisonnable la conclusion de la SI voulant que l’appel aux hartals était devenu synonyme de cautionner la violence causant la mort et des blessures graves, parce que le PNB continuait de réclamer des protestations malgré leurs conséquences prévisibles. La Cour a également rejeté l’argument selon lequel la violence était causée par des membres dévoyés ou marginaux, car les dirigeants du PNB continuaient d’appeler aux hartals malgré le fait que la violence s’ensuivait systématiquement. La Cour a jugé inutile de déterminer si les actes du PNB constituaient également un « renversement […] par la force » au sens de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR. Le juge Brown a refusé de certifier les deux questions proposées par les parties.
[32] Dans la décision Alam, le juge Fothergill a conclu qu’un agent d’immigration avait raisonnablement décidé que le PNB avait dirigé et mené des activités qui constituaient du terrorisme, comme des manifestations violentes, des grands rassemblements, des bombardements et des attaques physiques. Le juge Fothergill a conclu qu’il était loisible au décideur de se fonder sur la définition d’activité terroriste figurant dans le Code criminel ainsi qu’à celle énoncée dans l’arrêt Suresh. Le juge Fothergill a refusé de certifier une question proposée par le demandeur au motif que la question déterminante relevait des faits et non du droit.
[33] Enfin, dans l’affaire Rana, le juge John Norris a récemment conclu que, même si le décideur pouvait raisonnablement s’appuyer sur la définition du terrorisme figurant dans le Code criminel, il avait commis une erreur susceptible de révision dans son application aux faits. Comme les conclusions du décideur sur le « renversement […] par la force » étaient inextricablement liées à ses conclusions sur le terrorisme, le juge Norris a ordonné que les deux questions fassent l’objet d’un nouvel examen.
[34] Selon le juge Norris, une attention particulière doit être accordée à l’emploi, en droit de l’immigration, de concepts empruntés au droit criminel, puisque le droit criminel et le droit de l’immigration poursuivent des objectifs différents par différents moyens. Il se peut que la définition d’une « activité terroriste » dans le Code criminel ne soit pas considérée comme transposable dans le contexte de l’immigration, étant donné que la LIPR n’est pas une loi in pari materia. Dans le Code criminel, la portée de la définition d’une « activité terroriste » est restreinte par le fait qu’il faut prouver hors de tout doute raisonnable que la personne avait une intention subjective d’accroître la capacité d’un groupe terroriste de se livrer à une activité terroriste ou de la faciliter pour pouvoir conclure à sa culpabilité. Il n’y a aucune limite de cette nature dans le contexte de l’immigration, où le décideur doit simplement estimer qu’il existe des motifs raisonnables de conclure qu’une personne était membre d’une organisation se livrant au terrorisme pour déclarer qu’elle est interdite de territoire. De plus, dans le contexte de l’immigration, la notion d’appartenance à une organisation reçoit déjà une interprétation large. Par conséquent, en l’absence d’un libellé explicite, la Cour ne peut conclure que l’intention du législateur était d’appliquer la définition d’« activité terroriste » dans le contexte de l’immigration.
[35] Le juge Norris a conclu que la commissaire n’avait pas expliqué de façon adéquate en quoi les actes du PNB constituaient du terrorisme, surtout qu’elle avait mal compris la définition du terrorisme telle qu’elle s’applique dans le contexte de l’immigration. En particulier, le PNB s’engage légalement dans la politique conventionnelle et son but n’est pas de renverser violemment le gouvernement. En outre, bien que ce ne soit pas déterminant, le PNB n’est pas inscrit sur la liste des organisations terroristes par le Canada, le Royaume-Uni et l’Australie.
[36] Quoi qu’il en soit, la commissaire a commis des erreurs susceptibles de contrôle dans l’application de la définition d’« activité terroriste » figurant dans le Code criminel étant donné que cette définition exclut les actes ou omissions résultant de revendications, de protestations ou de manifestations d’un désaccord ou d’un arrêt de travail, sauf s’ils ont pour but de causer la mort ou des blessures graves par l’usage de la violence, de mettre en danger la vie d’une personne ou de compromettre gravement la santé ou la sécurité de toute ou partie de la population.
[37] Selon le juge Norris, la conclusion selon laquelle le PNB s’est livré au terrorisme pour le seul motif (c.-à-d. en l’absence d’une intention spécifique) que ses actes ou omissions ont entraîné la mort et des blessures était une erreur grave. Par conséquent, le juge Norris a accueilli la demande de contrôle judiciaire.
A. Le commissaire de la SI a-t-il commis une erreur en concluant que le PNB est une organisation qui se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme?
[38] Dans le cas qui nous occupe, la SI s’est fondée sur les définitions figurant dans le Code criminel et l’arrêt Suresh. Compte tenu de l’uniformité de la jurisprudence à ce sujet, je ne peux conclure qu’il s’agissait d’une erreur susceptible de contrôle judiciaire. Je dois ajouter que je ne vois pas de différence importante entre ces deux définitions. À mon avis, la première définition n’est pas plus large ou plus étroite que l’autre; la définition du Code criminel est simplement plus détaillée alors que celle de l’arrêt Suresh est plus générale. La définition du Code criminel doit énoncer chaque élément particulier de l’infraction (définition détaillée) puisque le ministère public a le fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable tous les éléments objectifs (actus reus).
[39] Par souci de commodité, les définitions du Code criminel et de l’arrêt Suresh sont reproduites ci-après :
Définitions
83.01 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.
activité terroriste
a) Soit un acte — action ou omission, commise au Canada ou à l’étranger — qui, au Canada, constitue une des infractions suivantes :
[…]
b) soit un acte — action ou omission, commise au Canada ou à l’étranger :
(i) d’une part, commis à la fois :
(A) au nom — exclusivement ou non — d’un but, d’un objectif ou d’une cause de nature politique, religieuse ou idéologique,
(B) en vue — exclusivement ou non — d’intimider tout ou partie de la population quant à sa sécurité, entre autres sur le plan économique, ou de contraindre une personne, un gouvernement ou une organisation nationale ou internationale à accomplir un acte ou à s’en abstenir, que la personne, la population, le gouvernement ou l’organisation soit ou non au Canada,
(ii) d’autre part, qui intentionnellement, selon le cas :
(A) cause des blessures graves à une personne ou la mort de celle-ci, par l’usage de la violence,
(B) met en danger la vie d’une personne,
(C) compromet gravement la santé ou la sécurité de tout ou partie de la population,
(D) cause des dommages matériels considérables, que les biens visés soient publics ou privés, dans des circonstances telles qu’il est probable que l’une des situations mentionnées aux divisions (A) à (C) en résultera,
(E) perturbe gravement ou paralyse des services, installations ou systèmes essentiels, publics ou privés, sauf dans le cadre de revendications, de protestations ou de manifestations d’un désaccord ou d’un arrêt de travail qui n’ont pas pour but de provoquer l’une des situations mentionnées aux divisions (A) à (C).
Sont visés par la présente définition, relativement à un tel acte, le complot, la tentative, la menace, la complicité après le fait et l’encouragement à la perpétration; il est entendu que sont exclus de la présente définition l’acte — action ou omission — commis au cours d’un conflit armé et conforme, au moment et au lieu de la perpétration, au droit international coutumier ou au droit international conventionnel applicable au conflit ainsi que les activités menées par les forces armées d’un État dans l’exercice de leurs fonctions officielles, dans la mesure où ces activités sont régies par d’autres règles de droit international. (terrorist activity)
(Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, paragraphe 83.01(i))
À notre avis, on peut conclure sans risque d’erreur, suivant la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, que le terme « terrorisme » employé à l’art. 19 de la Loi inclut tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ». Cette définition traduit bien ce que l’on entend essentiellement par « terrorisme » à l’échelle internationale. Des situations particulières, à la limite de l’activité terroriste, susciteront inévitablement des désaccords. Le législateur peut toujours adopter une définition différente ou plus détaillée du terrorisme. La question à trancher en l’espèce consiste à déterminer si le terme utilisé dans la Loi sur l’immigration a un sens suffisamment certain pour être pratique, raisonnable et constitutionnel. Nous estimons que c’est le cas.
(Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3 [précité], au paragraphe 98.)
[40] La SI a conclu que M. Saleheen et les dirigeants du PNB, à tout le moins, faisaient preuve d’aveuglement volontaire quant à la possibilité que la violence survienne si d’autres hartals étaient ordonnés. Les appels aux hartals se sont poursuivis même si les manifestations sont devenues de plus en plus violentes.
[41] Je suis d’accord pour dire qu’une intention spécifique de causer la mort ou des blessures graves est nécessaire pour conclure à l’existence d’un acte de terrorisme, que l’on ait recours à la définition du Code criminel ou à celle de l’arrêt Suresh. La question de savoir si le PNB s’est livré au terrorisme repose sur la question de savoir si l’intention spécifique requise peut être imputée au PNB dans le contexte de ce dossier factuel.
[42] En droit criminel, une intention spécifique exige une intention réelle ou un but réel d’obtenir une conséquence. On peut également conclure à l’intention spécifique lorsqu’une conséquence résultera certainement ou presque certainement d’un acte ou d’une omission.
[43] L’intention spécifique est différente de l’insouciance, qui signifie choisir d’aller de l’avant tout en connaissant la probabilité qu’un risque se matérialise, et de l’aveuglement volontaire, qui signifie omettre délibérément de s’enquérir alors qu’il y aurait lieu de le faire.
[44] En appliquant strictement la définition en droit criminel expliquée ci-dessus, la SI devrait conclure que le PNB avait réellement l’intention que la violence se produise, ou qu’il s’est livré à des actes ou à des omissions tout en étant presque certain que la violence se produirait.
[45] Les conclusions de fait de la SI à cet égard ne sont pas tout à fait claires, la SI mettant l’accent tantôt sur l’intention de commettre des actes de violence, tantôt sur la connaissance de la probabilité de violence (insouciance), qu’elle appelle à tort l’aveuglement volontaire. Par exemple, le premier des paragraphes suivants semble mettre l’accent sur l’intention, tandis que le deuxième semble assimiler la connaissance de la probabilité de violence à l’intention [aux paragraphes 47 et 51] :
[…] Le tribunal doit voir si les dénis de responsabilité et d’intention de perpétrer des actes de violence dans les déclarations du BNP représentent l’intention réelle de l’organisation ou si, comme le soutient le ministre, les actes de violence perpétrés représentent l’intention réelle.
[…]
[…] Malgré la probabilité que la violence se poursuive, la direction du BNP a continué d’ordonner la tenue d’autres hartals, dans le but de renverser l’élection de [la LA] au gouvernement. À tout le moins, elle ignorait volontairement la probabilité de violence. Il est allégué que les actes de violence délibérés visant à interférer avec le processus d’élection autorisé légalement constituent une manière fondamentale de miner l’autorité du gouvernement par la force et un acte terroriste commis contre la population. [Non souligné dans l’original.]
[46] Malgré la confusion apparente concernant le degré de mens rea constaté par le tribunal, je suis d’avis que le tribunal a tiré la conclusion requise, soit l’intention spécifique de causer de la violence [aux paragraphes 55, 57 à 59] :
[…] Le tribunal est d’avis que la direction du PNB a ordonné en toute connaissance de cause à ses partisans de participer à des protestations, en sachant que la violence en était une conséquence prévisible.
[…]
Même si l’opposition comprenait environ 18 partis, et que le parti Jamaat est connu pour jouer un rôle actif dans les protestations et la violence, le tribunal juge que la poursuite de la violence était probablement l’intention de la direction du BNP. Le fait qu’elle continue de demander l’utilisation d’une tactique menant à des incendies à la bombe visant des civils, qui laissent des blessés et des morts constitue une preuve claire de l’intention d’utiliser la violence pour en arriver à un objectif politique […] Le fait que cette tactique a encore été utilisée en janvier 2015 et que la violence s’est alors répétée contribue à la constatation qu’il s’agissait d’une tentative délibérée d’utiliser la violence pour miner le gouvernement de [la LA].
[…] Le BNP tentait de forcer le gouvernement à modifier le système électoral en usant de la violence et de nuire considérablement à l’économie par la violence et la menace d’actes de violence. Le tribunal juge que le BNP tentait de forcer [la LA] à modifier le système électoral par des moyens illégitimes. Il l’a fait par la force et la menace de force. Le gouvernement élu était autorisé à convoquer et à organiser les élections conformément à la Constitution. Le BNP tentait de miner son autorité à le faire par des moyens illégitimes et violents.
[…] Le tribunal juge que l’utilisation de la violence comme tactique visant à influencer la capacité des électeurs à participer de manière pacifique à l’élection visait à renverser l’autorité du gouvernement par la force. [Non souligné dans l’original.]
[47] Par conséquent, la SI est parvenue à la conclusion que le PNB s’est livré à des actes de violence à des fins politiques, avec l’intention spécifique de recourir à la violence. Au vu du dossier, il s’agit d’une des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47).
[48] Le demandeur soutient que la SI n’a pas tiré de conclusion claire quant à l’intention requise du PNB de recourir à la violence. Ce faisant, le demandeur renvoie au paragraphe 53 de la décision de la SI, mais il omet la première partie de la phrase :
[…] Après les quelques premiers jours de protestations, pendant lesquels des véhicules civils ont été incendiés et des civils sont morts, il était clair que la violence contre les civils était la conséquence réelle de cette tactique, peu importe si c’était ou non l’intention initiale. [Soulignement de la partie omise par le demandeur.]
[49] Je ne crois pas que cette déclaration soit incompatible avec une conclusion d’intention de la part du PNB. La SI reconnaît plutôt que, bien que les quelques premiers appels aux hartals n’aient peut-être pas suffi à démontrer que le PNB avait l’intention de recourir à la violence à des fins politiques, les appels à la protestation qui se sont poursuivis après cette période démontrent que c’était bel et bien l’intention. Comme il a été mentionné précédemment, le tribunal fait explicitement cette constatation quelques paragraphes plus loin [au paragraphe 57] :
[…] Le fait qu’elle continue de demander l’utilisation d’une tactique menant à des incendies à la bombe visant des civils, qui laissent des blessés et des morts constitue une preuve claire de l’intention d’utiliser la violence pour en arriver à un objectif politique […] Le fait que cette tactique a encore été utilisée en janvier 2015 et que la violence s’est alors répétée contribue à la constatation qu’il s’agissait d’une tentative délibérée d’utiliser la violence pour miner le gouvernement de [la LA].
[50] À mon avis, ces conclusions de fait montrent que, bien que l’on puisse qualifier les premiers appels aux hartals en faveur du retour au stratagème du gouvernement intérimaire d’insouciance ou d’aveuglement volontaire, les appels continus à des hartals après cette période montrent que l’intention du PNB était d’utiliser la violence. Par conséquent, la SI avait des motifs raisonnables de conclure que le PNB s’était livré au terrorisme.
[51] Enfin, selon moi, le fait que le PNB soit un grand parti politique au Bangladesh n’est pas déterminant, tout comme le fait qu’il ne figure pas sur la liste des groupes terroristes. À mon avis, il y a une différence entre le fait d’être inscrit sur la liste des groupes terroristes et le fait d’être « une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur » [LIPR, à l’alinéa 34(1)(f)] d’actes terroristes. Il suffirait qu’une organisation, qu’elle soit inscrite ou non sur la liste des groupes terroristes, ne se livre que temporairement ou accessoirement à des activités terroristes pour satisfaire à la définition de la LIPR.
B. Le commissaire de la SI a-t-il commis une erreur en concluant que les actes du PNB visaient à renverser le gouvernement par la force?
[52] Compte tenu de ma conclusion sur la question précédente, il m’est inutile de me prononcer sur cette question.
C. Le commissaire de la SI a-t-il commis une erreur en ne tenant pas compte des éléments de preuve propres à l’affaire?
[53] Le demandeur soutient que la SI a fait fi de plusieurs éléments de preuve importants, notamment :
Des éléments de preuve qui tendraient à remettre en question la fiabilité et l’exactitude des sources médiatiques du Bangladesh;
La preuve d’expert concernant les politiques du PNB et du Bangladesh;
La preuve que les dirigeants du PNB n’approuvaient pas la violence.
[54] Selon le demandeur, la preuve au dossier montre que les journalistes, les journaux et les rédacteurs en chef à la télévision ont subi des pressions pour ne pas publier de nouvelles négatives sur le gouvernement. La liberté de presse n’existe pas et il y a un climat d’autocensure. Un des principaux journaux du pays a admis avoir publié des articles sans fondement. Le demandeur affirme qu’aucun de ces éléments de preuve n’a été précisément examiné par le commissaire de la SI, qui a plutôt conclu qu’aucune preuve crédible n’avait été présentée pour montrer que les sources médiatiques avaient été manipulées par la LA ou qu’il y avait un parti pris contre le PNB (Omoregbe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1189, aux paragraphes 26 et 27; Ali c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 448; Penez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1001).
[55] La SI n’a pas fait référence au témoignage d’expert du demandeur, qui a démontré, selon le demandeur, que le PNB n’avait pas ordonné d’attaques violentes, que d’autres parties étaient responsables de la violence et que certains actes de violence étaient peut-être attribués à tort au PNB.
[56] Enfin, le demandeur fait valoir que la SI n’a pas tenu compte des éléments de preuve selon lesquels le chef du PNB a fermement condamné la violence et le terrorisme, notamment en appuyant les États-Unis dans leurs efforts de lutte contre le terrorisme, en demandant la tenue d’une enquête indépendante sur la violence politique commise contre les hindous, en prenant position contre l’extrémisme et en bannissant les personnes qui contreviennent aux règles du parti. Le tribunal a plutôt conclu que les déclarations du PNB visaient simplement à maintenir une image publique de non-violence, en contradiction avec les actes réels du parti contre la violence et le terrorisme.
[57] Comme je l’ai expliqué précédemment, j’estime que les conclusions de la SI pouvaient se justifier au regard du dossier. Le tribunal n’a pas à se reporter à chaque élément de preuve éventuellement contradictoire (Herrera Andrade c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1490). Le demandeur n’a pas démontré que la preuve contraire susmentionnée est déterminante ou qu’elle rendrait la décision de la SI déraisonnable.
[58] La SI disposait de suffisamment d’éléments de preuve objectifs de la part de tiers pour conclure principalement que les appels continus aux hartals démontraient l’intention du PNB de recourir à la violence à des fins politiques. La preuve précise à laquelle le demandeur fait référence ne change rien à cette conclusion.
[59] Le fait que certains éléments de preuve donnent à penser que le PNB n’a pas ordonné directement les attaques ou cautionné la violence, ou que d’autres partis ont peut-être été impliqués dans la violence, ne signifie pas que les appels aux hartals du PNB n’avaient pas pour but de causer de la violence à des fins politiques. L’identité ou l’allégeance des auteurs des actes de violence n’a pas d’importance, puisque la SI a conclu de façon raisonnable que l’intention du PNB était d’utiliser la violence en continuant d’appeler aux hartals.
[60] Même la preuve que le chef du PNB a publiquement condamné la violence n’est pas suffisante pour éclipser le fait que les appels du PNB aux hartals se sont poursuivis après l’intensification de la violence. La SI a expressément écarté ce désaveu au paragraphe 35 de ses motifs.
[61] Par conséquent, je conclus que la SI n’a commis aucune erreur déraisonnable dans son appréciation de la preuve.
VI. Conclusion
[62] À mon avis, la SI devait conclure que le PNB avait précisément l’intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves à un civil (ou toute autre conséquence énumérée au paragraphe 83.01(1) du Code criminel), pour conclure qu’il s’était livré au terrorisme. La SI a tiré les conclusions de fait requises selon lesquelles le PNB avait précisément l’intention de causer ces conséquences lorsqu’il a continué d’appeler aux hartals malgré le fait qu’il en connaissait certainement ou presque certainement les conséquences. Par conséquent, la SI a eu raison de conclure qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le PNB s’était livré au terrorisme. Le demandeur est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.
[63] Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier et aucune ne découle des faits de la présente affaire.
JUGEMENT dans les dossiers IMM-5532-17 et IMM-465-18
LA COUR STATUE que :
1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.