A-427-15
2018 CAF 186
c.
Le procureur général du Canada (intimé)
Répertorié : Tan c. Canada (Procureur général)
Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, Near, Rennie, Woods et Zinn (d’office), J.C.A.—Vancouver, 29 janvier; Ottawa, 18 octobre 2018.
Droits de la personne — Appel d’une décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire de l’appelant concernant le refus de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) d’examiner sa plainte de discrimination contre le Service correctionnel du Canada (SCC) — L’appelant a commis un meurtre alors qu’il était au Canada en vertu d’un visa temporaire et s’est enfui — Il a été extradé au Canada et condamné à l’emprisonnement à perpétuité — La mesure de renvoi prise à l’encontre de l’appelant a fait l’objet d’un sursis jusqu’à la fin de la peine — L’appelant s’est plaint que le SCC a fait preuve de discrimination à son égard pour des motifs religieux — La Commission a refusé d’examiner la plainte parce que l’appelant n’était pas « légalement présent au Canada », comme l’exige l’art. 40(5)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) — Elle a renvoyé la question de la situation de l’appelant au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration — Elle a considéré que la déclaration du sous-ministre disposait de la question de savoir si l’appelant était légalement présent au Canada — Elle s’est fondée sur l’arrêt Forrest c. Canada (Procureur général), 2006 CAF 400 (Forrest CAF) pour conclure que l’appelant n’était pas légalement présent — La Cour fédérale a conclu notamment que la Commission n’avait pas commis d’erreur en renvoyant la question de la situation de l’appelant au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration — L’appelant a allégué notamment que la Commission a fondé son interprétation du critère de la présence légale au Canada à l’art. 40(5)a) et de l’expression « situation d’un individu » à l’art. 40(6) de la LCDP sur une jurisprudence erronée — Il s’agissait de savoir si l’interprétation de l’art. 40(5)a) par la Commission était déraisonnable, et si la Cour devrait annuler la décision qu’elle a rendue dans l’arrêt Forrest CAF — Le juge Rennie, J.C.A. (les juges Near et Zinn souscrivant à ses motifs) : La décision de la Commission était déraisonnable — Une personne purgeant une peine d’emprisonnement pour une condamnation pénale est « légalement présente au Canada » pour l’application de l’art. 40(5)a) — La décision de la Commission reposait sur la conclusion selon laquelle l’appelant n’était pas légalement présent au Canada parce qu’il n’avait pas de statut d’immigrant — Le libellé de l’art. 40(5) appuie l’opinion selon laquelle c’est la Commission et non un ministre qui doit déterminer le sens de l’expression « légalement présente » — L’art. 40(6) vise la « situation d’un individu par rapport à une plainte » — La Commission est le décideur au titre de l’art. 40(6), et elle doit régler la question de la situation relativement à la plainte — Elle peut, après avoir reçu l’avis du ministre, utiliser ces renseignements pour trancher la question soulevée au titre de l’art. 40(5) — L’appelant était légalement présent au Canada — En vertu du droit canadien, il était tenu de demeurer au Canada pendant sa peine — Il était déraisonnable de limiter l’interprétation de l’expression « situation d’un individu » au statut d’immigrant et de renvoyer la question de la situation uniquement au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration — L’arrêt Forrest CAF est erroné et ne devrait plus faire jurisprudence — L’affaire a été renvoyée à la Commission pour qu’elle détermine si elle examinera la plainte de l’appelant, et non pour nouvel examen, car il n’y avait qu’une seule conclusion raisonnable qui s’offrait à la Commission — Appel accueilli — Le juge Pelletier, J.C.A. (dissident) (la juge Woods, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : La décision de la Commission était fondée sur des décisions judiciaires qui ne devraient plus faire jurisprudence — Il s’agissait de savoir comment remettre la Commission dans la position où elle se serait retrouvée n’eût été des décisions erronées — La Commission devrait avoir la possibilité de décider si l’appelant était « légalement présent au Canada » ou si la question de sa situation nécessitait un renvoi au « ministre compétent » — L’expression « légalement présent au Canada » se prête à plus d’une interprétation, et elle est incertaine et imprécise — La Commission a pour fonction de résoudre les ambiguïtés dans l’interprétation de sa loi constitutive — Le tribunal a le droit d’être remis dans la position où il aurait été n’eût été l’erreur judiciaire.
Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire de l’appelant concernant le refus de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) d’examiner sa plainte de discrimination contre le Service correctionnel du Canada (SCC).
L’appelant, un citoyen de la Malaisie, a commis un meurtre alors qu’il était au Canada en vertu d’un visa temporaire et s’est enfui. Il a été arrêté et extradé au Canada, et par la suite déclaré coupable et condamné à l’emprisonnement à perpétuité. Un rapport sur l’interdiction de territoire a été établi en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), mais la mesure de renvoi a fait l’objet d’un sursis jusqu’à la fin de la peine de l’appelant. L’appelant a déposé une plainte selon laquelle le SCC avait fait preuve de discrimination à son égard pour des motifs religieux en ne permettant pas l’accès aux aumôniers de confessions minoritaires. La Commission a refusé d’examiner la plainte de l’appelant parce qu’il n’était pas « légalement présent au Canada », comme l’exige l’alinéa 40(5)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP). Elle a renvoyé la question de la situation de l’appelant au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Le sous-ministre a informé la Commission que l’appelant, au moment de la discrimination alléguée, « n’était ni résident temporaire, ni résident permanent, ni citoyen canadien ». La Commission a considéré que la déclaration du sous-ministre disposait de la question de savoir si l’appelant était légalement présent au Canada. Se fondant sur l’arrêt Forrest c. Canada (Procureur général), 2006 CAF 400 (Forrest CAF), la Commission a conclu que l’appelant n’était pas légalement présent au Canada parce qu’il faisait l’objet d’une mesure de renvoi et qu’il n’avait aucun statut juridique. La Cour fédérale a conclu que la Commission n’avait pas commis d’erreur en renvoyant la question de la situation de l’appelant au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, et a conclu que le statut d’immigrant n’est pas un motif de discrimination analogue au titre de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.
L’appelant a allégué que la Commission a fondé son interprétation du critère de la présence légale au Canada à l’alinéa 40(5)a) et de l’expression « situation d’un individu » au paragraphe 40(6) sur une jurisprudence erronée, à savoir Forrest c. Canada (Procureur général), 2004 CF 491 (Forrest CF) ou Forrest CAF.
Il s’agissait de savoir si l’interprétation de l’alinéa 40(5)a) de la LCDP par la Commission était déraisonnable et si la Cour devrait annuler la décision qu’elle a rendue dans l’arrêt Forrest CAF.
Arrêt (les juges Pelletier et Woods, J.C.A., dissidents) : L’appel doit être accueilli.
Le juge Rennie, J.C.A. (les juges Near et Zinn, J.C.A. souscrivant à ses motifs) : La décision de la Commission était déraisonnable. Une personne purgeant une peine d’emprisonnement pour une condamnation pénale est « légalement présente » au Canada pour l’application de l’alinéa 40(5)a) de la LCDP.
La décision de la Commission reposait sur la conclusion selon laquelle l’appelant n’était pas légalement présent au Canada parce qu’il n’avait pas de statut d’immigrant. L’alinéa 40(5)a) établit une interdiction procédurale d’examiner une plainte si la victime n’était pas légalement présente au Canada au moment où l’acte discriminatoire a eu lieu. Le libellé lui-même appuie l’opinion selon laquelle c’est la Commission et non un ministre qui doit déterminer le sens de l’expression « légalement présente ». Le paragraphe 40(6) est moins clair sur la question du décideur. Le paragraphe 40(6) ne vise pas que la « situation »; il vise la « situation d’un individu par rapport à une plainte ». L’examen de la signification de l’expression « la question est tranchée en faveur du plaignant » a démontré que la Commission est le décideur au titre du paragraphe 40(6), ce qui fait penser que c’est la Commission qui doit régler la question de la situation relativement à la plainte. La Commission peut, après avoir reçu l’avis du ministre, utiliser ces renseignements pour trancher la question soulevée au titre du paragraphe 40(5).
L’appelant était légalement présent au Canada étant donné qu’il a été condamné à une peine d’emprisonnement au Canada après avoir été reconnu coupable en vertu du Code criminel, étant donné son incarcération en vertu de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et étant donné le sursis légal de la mesure de renvoi à son égard au titre de l’alinéa 50b) de la LIPR. En vertu du droit canadien, l’appelant était tenu de demeurer au Canada pendant sa peine. La conclusion selon laquelle l’expression « légalement présente » à l’alinéa 40(5)a) n’est pas limitée au statut d’immigrant est également étayée par le libellé du paragraphe 40(6) et de l’expression « situation d’un individu ». La décision du législateur d’utiliser le terme « situation » plutôt que « statut d’immigrant » et de permettre à la Commission de renvoyer la question relative à la « situation » au « ministre compétent » indique que divers ministres, et donc différentes lois, peuvent être en cause. Par conséquent, il était déraisonnable de limiter l’interprétation de l’expression « situation d’un individu » au statut d’immigrant et de renvoyer la question de la situation uniquement au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Le statut d’immigrant n’est pas nécessairement une condition préalable à la présence légale au Canada. L’arrêt Forrest CAF est erroné et ne devrait plus faire jurisprudence. Dans la mesure où l’arrêt Forrest CAF a également confirmé implicitement que le seul ministre compétent est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, il ne devrait non plus faire jurisprudence. L’affaire a été renvoyée à la Commission pour qu’elle détermine si elle examinera la plainte de l’appelant, et non pour nouvel examen, car il n’y avait qu’une seule conclusion raisonnable qui s’offrait à la Commission, à savoir que l’appelant était « légalement présent au Canada » au sens de l’alinéa 40(5)a) de la LCDP.
Le juge Pelletier, J.C.A. (dissident) (la juge Woods, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : La décision de la Commission était fondée sur des décisions judiciaires qui ne devraient plus faire jurisprudence. Il s’agissait de savoir comment remettre la Commission dans la position où elle se serait retrouvée n’eût été des décisions erronées sur lesquelles elle s’est fondée. La Commission devrait avoir la possibilité de décider si l’appelant était « légalement présent au Canada » ou si la question de sa situation nécessitait un renvoi au « ministre compétent » conformément au paragraphe 40(6). Le fait d’être « légalement présent au Canada » se prête à plus d’une interprétation. À première vue, cette expression peut se rapporter à la question de savoir si une personne a le droit d’être au Canada ou si elle est tenue d’être au Canada. L’expression « légalement présent au Canada » est incertaine et imprécise. La Commission a pour fonction de résoudre les ambiguïtés dans l’interprétation de sa loi constitutive. Lorsque la Commission n’a pu le faire en raison d’une erreur judiciaire, elle devrait avoir la possibilité d’aborder la question sans être soumise à de telles contraintes. Lorsque des déclarations judiciaires trompeuses ou erronées limitant la capacité d’un tribunal administratif d’interpréter une disposition légale sont annulées, le tribunal a le droit d’être remis dans la position où il aurait été n’eût été l’erreur judiciaire.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 15.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 235, formule 21.
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 5, 6a),b), 7a),b) 8, 9(1)a),b),c), 10, 11(1), 12, 14(1), 27, 40, 41, 48.1.
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 12.
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29.
Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, art. 11–14.
Loi sur l’extradition, L.C. 1999, ch. 18, art. 78, 80.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 36(1)a), 44(1), 48(2), 50b).
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Traité entre le Royaume-Uni et la Belgique pour l’extradition mutuelle de criminels fugitifs (29 octobre 1901), art. 6.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS NON SUIVIES :
Forrest c. Canada (Procureur général), 2006 CAF 400; Forrest c. Canada (Procureur général), 2004 CF 491.
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489; Teva Canada Ltée c. TD Canada Trust, 2017 CSC 51, [2017] 2 R.C.S. 317; J.P. c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CAF 262, [2014] 4 R.C.F. 371; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Farrell v. Alexander, [1976] 1 All E.R. 129 (C.A. div. civ.), inf. pour d’autres motifs par [1977] A.C. 59 (H.L.); Ostime v. Australian Mutual Provident Society, [1959] 3 All E.R. 245, [1960] A.C. 459 (H.L.); Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370; David Polowin Real Estate Ltd. v. Dominion of Canada General Insurance Co. (2005), 76 O.R. (3d) 161, 255 D.L.R. (4th) 633 (C.A.); Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331; Nathanson, Schachter & Thompson v. Inmet Mining Corp., 2009 BCCA 385, 96 B.C.L.R. (4th) 342; McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; British Columbia Hydro and Power Authority v. Workers’ Compensation Board of British Columbia, 2014 BCCA 353, 377 D.L.R. (4th) 517; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 R.C.S. 83.
DÉCISIONS CITÉES :
R. v. Tan, 2011 BCSC 335; R. v. Tan, 2011 BCSC 595; Toussaint c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 213, [2013] 1 R.C.F. 374; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 174; Hagos c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 83; Keith c. Canada (Service correctionnel), 2012 CAF 117; Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., 2003 CAF 53, [2003] 3 C.F. 529; Régie des rentes du Québec c. Canada Bread Company Ltd., 2013 CSC 46, [2013] 3 R.C.S. 125; Corlac Inc. c. Weatherford Canada Ltd., 2012 CAF 261; Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc. 2014 CAF 250; Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Kossow c. Canada, 2013 CAF 283; Apotex Inc. c. Eli Lilly Canada Inc., 2016 CAF 267, [2017] 3 R.C.F. 145; R. v. Neves, 2005 MBCA 112, 201 Man. R. (2d) 44; R. v. Grumbo (1998), 159 D.L.R. (4th) 577, 168 Sask. R. 78; United Brotherhood of Carpenters and Joiners of America, Locals 527, 1370, 1598, 1907 and 2397 v. Labour Relations Board, 2006 BCCA 364, 272 D.L.R. (4th) 253; Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425; Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321; Nouveau-Brunswick (Commission des droits de la personne) c. Potash Corporation of Saskatchewan Inc., 2008 CSC 45, [2008] 2 R.C.S. 604; Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville), 2000 CSC 27, [2000] 1 R.C.S. 665; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, [2018] 2 R.C.S. 230; Sylla c. Canada (Procureur général), 2005 CF 905.
DOCTRINE CITÉE
Driedger, E. A. Construction of Statutes, 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1983.
Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd., Markham (Ont.) : LexisNexis Canada Inc., 2014.
APPEL d’une décision de la Cour fédérale (2015 CF 907) rejetant la demande de contrôle judiciaire de l’appelant concernant le refus de la Commission canadienne des droits de la personne d’examiner sa plainte de discrimination contre le Service correctionnel du Canada. Appel accueilli, les juges Pelletier et Woods, J.C.A. étant dissidents.
ONT COMPARU :
Jennifer Metcalfe et Fadi Yachoua pour l’appelant.
Banafsheh Sokhansanj et Thomas Bean pour l’intimé.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
West Coast Prison Justice Society, Burnaby (Colombie-Britannique) et Embarkation Law Corporation, Vancouver, pour l’appelant.
La sous-procureure générale du Canada pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Rennie, J.C.A. :
I. Aperçu
[1] M. Tan, l’appelant, un étranger qui a été extradé aux autorités canadiennes à la suite d’une demande du ministre de la Justice en vertu de la Loi sur l’extradition, L.C. 1999, ch. 18, a été déclaré coupable d’une infraction au Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46 (le Code criminel), et, alors qu’il purge actuellement une peine dans un pénitencier canadien, a déposé une plainte de discrimination en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la LCDP ou la Loi). La Commission canadienne des droits de la personne a refusé d’examiner la plainte et, lorsque l’appelant a contesté cette décision devant la Cour fédérale, celle-ci a jugé que la décision de la Commission était raisonnable. L’appelant interjette maintenant appel devant notre Cour.
[2] La Commission a refusé d’examiner la plainte de discrimination de l’appelant contre le Service correctionnel du Canada pour défaut de compétence en vertu de l’alinéa 41(1)c) de la LCDP car, à son avis, l’appelant n’était pas « légalement présent au Canada » au moment de la discrimination alléguée, comme l’exige l’alinéa 40(5)a) de la LCDP. La Cour fédérale (la juge Heneghan, 2015 CF 907) a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission.
[3] Pour en arriver à leur conclusion, la Commission et la Cour fédérale se sont considérées à juste titre comme liées par la décision de notre Cour dans l’arrêt Forrest c. Procureur général, 2006 CAF 400 (Forrest CAF). L’appelant et le procureur général soutiennent tous deux que l’arrêt Forrest CAF est erroné et demandent à la Cour de s’écarter de cette décision antérieure et de l’annuler.
[4] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que l’arrêt Forrest CAF et la décision de la Cour fédérale dans la même affaire, Forrest c. Canada (Procureur général), 2004 CF 491 (Forrest CF), ne devraient plus faire jurisprudence.
[5] Par conséquent, j’accueillerais l’appel.
II. Le contexte
[6] L’appelant est un citoyen de la Malaisie. En mai 2004, alors qu’il était au Canada en vertu d’un visa temporaire, il a commis un meurtre et s’est enfui en Belgique. En mars 2008, il a été arrêté et extradé au Canada pour être jugé pour meurtre au deuxième degré, soit l’infraction visée par l’article 235 du Code criminel.
[7] L’appelant a par la suite été déclaré coupable et condamné à l’emprisonnement à perpétuité (R. v. Tan, 2011 BCSC 335; R. v. Tan, 2011 BCSC 595). Un rapport sur l’interdiction de territoire a été établi en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), en raison de grande criminalité au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. Une mesure de renvoi a été prise, mais a fait l’objet d’un sursis en vertu de l’alinéa 50b) de la LIPR jusqu’à la fin de la peine de l’appelant. L’appelant demeure incarcéré à l’établissement de Mission, une prison fédérale en Colombie-Britannique.
[8] L’appelant est bouddhiste. Il a déposé une plainte auprès de la Commission selon laquelle le Service correctionnel du Canada (le SCC) avait fait preuve de discrimination à son égard pour des motifs religieux en ne permettant pas l’accès aux aumôniers de confessions minoritaires, tandis qu’il permet l’accès aux aumôniers chrétiens pour d’autres détenus.
[9] La Commission a refusé d’examiner la plainte de l’appelant parce qu’il n’était pas légalement présent au Canada, comme l’exige l’alinéa 40(5)a) de la LCDP. Pour rendre cette décision, la Commission a renvoyé la question de la situation de l’appelant au « ministre compétent » en vertu du paragraphe 40(6), qu’elle estimait être, dans ce cas, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Le sous-ministre a informé la Commission que l’appelant, au moment de la discrimination alléguée, [traduction] « n’était ni résident temporaire, ni résident permanent, ni citoyen canadien ».
[10] La Commission a considéré que la déclaration du sous-ministre disposait de la question de savoir si l’appelant était légalement présent au Canada. Se fondant sur l’arrêt Forrest CAF, la Commission a conclu que l’appelant n’était pas légalement présent au Canada [traduction] « parce qu’il faisait l’objet d’une mesure de renvoi et qu’il n’avait aucun statut juridique au Canada » (décision de la Commission, qui cite le paragraphe 24 du rapport sur les articles 40 et 41 préparé par l’enquêteur de la Commission).
[11] La Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’appelant visant à annuler la décision de la Commission. Ce faisant, elle est arrivée à deux conclusions principales.
[12] Premièrement, la Cour a conclu que la Commission n’avait pas commis d’erreur en renvoyant la question de la situation de l’appelant au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en vertu du paragraphe 40(6) de la LCDP parce que le ministre est chargé de « réglementer l’admission des étrangers au Canada » (au paragraphe 44). Étant donné que l’appelant n’était ni citoyen ni immigrant, et puisque l’arrêt Forrest CAF avait force obligatoire, la conclusion de la Commission selon laquelle l’appelant n’était pas légalement présent au Canada était raisonnable (aux paragraphes 43 et 45 à 50).
[13] En second lieu, la Cour fédérale n’a pas retenu la prétention de l’appelant selon laquelle le fait de limiter la portée de l’alinéa 40(5)a) et du paragraphe 40(6) selon le statut d’immigrant portait atteinte à ses droits au titre de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte). Se fondant sur la décision de notre Cour dans l’arrêt Toussaint c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 213, [2013] 1 R.C.F. 374, la Cour fédérale a conclu que le statut d’immigrant n’est pas un motif analogue (aux paragraphes 51 à 58).
III. Les dispositions légales
[14] Les deux paragraphes de la LCDP en cause dans le présent appel sont les suivants :
40 […]
Recevabilité
(5) Pour l’application de la présente partie, la Commission n’est validement saisie d’une plainte que si l’acte discriminatoire :
a) a eu lieu au Canada alors que la victime y était légalement présente ou qu’elle avait le droit d’y revenir;
b) a eu lieu au Canada sans qu’il soit possible d’en identifier la victime, mais tombe sous le coup des articles 5, 8, 10 ou 12;
c) a eu lieu à l’étranger alors que la victime était un citoyen canadien ou qu’elle avait été légalement admise au Canada à titre de résident permanent.
Renvoi au ministre compétent
(6) En cas de doute sur la situation d’un individu par rapport à une plainte dans les cas prévus au paragraphe (5), la Commission renvoie la question au ministre compétent et elle ne peut procéder à l’instruction de la plainte que si la question est tranchée en faveur du plaignant.
IV. Les questions faisant l’objet de l’appel
[15] Comme on l’a mentionné, l’appelant soutient que l’interprétation de l’alinéa 40(5)a) de la LCDP par la Commission était déraisonnable et que notre Cour devrait annuler la décision qu’elle a rendue dans l’arrêt Forrest CAF. Subsidiairement, si l’interprétation de la Commission était raisonnable, l’appelant soutient que l’alinéa 40(5)a) contrevient à l’article 15 de la Charte et n’est pas justifié en vertu de l’article premier.
[16] La prétention avancée par l’appelant nous oblige à réexaminer la décision Forrest CF et l’arrêt Forrest CAF afin de déterminer s’ils sont concluants quant à sa présence légale au Canada, comme l’ont conclu la Commission et la Cour fédérale, et, dans l’affirmative, s’ils sont erronés, comme il a été allégué.
V. La norme de contrôle
[17] Lorsque notre Cour siège en appel d’un contrôle judiciaire de la Cour fédérale, elle doit se demander si la Cour fédérale a choisi la norme de contrôle appropriée et l’a appliquée correctement. En pratique, cela signifie que nous nous mettons à la place de la Cour fédérale afin de nous concentrer sur la décision du décideur administratif (arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 46). Par conséquent, l’examen qui suit portera sur la décision de la Commission plutôt que sur celle de la Cour fédérale.
[18] Compte tenu de l’interaction de l’alinéa 40(5)a) et du paragraphe 40(6), et de la participation d’un autre décideur lorsque le paragraphe 40(6) est en jeu, la norme de contrôle n’est pas aussi évidente qu’elle pourrait l’apparaître au départ.
[19] La Commission a conclu qu’étant donné que l’appelant faisait l’objet d’une mesure de renvoi et qu’il n’avait pas de situation juridique au Canada (immigrant ou citoyen), il n’était pas légalement présent au Canada. Il était également clair que, selon la Commission, l’expression « situation d’un individu » au paragraphe 40(6) s’entend du statut d’immigrant, et que, lorsque la question de la situation d’un plaignant se pose, le ministre compétent est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (rapport sur les articles 40 et 41, aux paragraphes 18 et 19).
[20] La Commission a également conclu implicitement, sinon explicitement, que c’est la décision du ministre quant à la situation du plaignant qui détermine « si la question est tranchée en faveur du plaignant » et, par conséquent, si la Commission peut « procéder à l’instruction de la plainte », comme il est énoncé au paragraphe 40(6).
[21] Lors de l’examen de ces questions, la Commission interprète sa loi constitutive. Par conséquent, le caractère raisonnable s’applique, à moins que la question ne tombe dans l’une des catégories de la décision correcte (arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 54 et 58 à 61 (l’arrêt Dunsmuir)). Notre Cour a déjà examiné les décisions de la Commission en vertu du paragraphe 41(1) pour en déterminer le caractère raisonnable (voir, p. ex., l’arrêt Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 174, aux paragraphes 27 à 29, et l’arrêt Hagos c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 83, aux paragraphes 8 à 11), sauf lorsque la norme de la décision correcte s’imposait explicitement (voir, p. ex., l’arrêt Keith c. Canada (Service correctionnel), 2012 CAF 117, aux paragraphes 50 à 53, dans lequel la décision de la Commission en vertu de l’alinéa 41(1)c) soulevait une question concernant le partage des pouvoirs et la répartition des compétences entre deux tribunaux concurrents).
[22] En l’espèce, l’appelant allègue que la Commission a fondé son interprétation du critère de la présence légale au Canada à l’alinéa 40(5)a) et de l’expression « situation d’un individu » au paragraphe 40(6) sur la décision Forrest CF ou sur l’arrêt Forrest CAF. La jurisprudence indique que la règle du stare decisis exige qu’un tribunal administratif suive l’interprétation que la Cour fait du droit (arrêt Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., 2003 CAF 53, [2003] 3 C.F. 529, au paragraphe 54; arrêt Régie des rentes du Québec c. Canada Bread Company Ltd., 2013 CSC 46, [2013] 3 R.C.S. 125, aux paragraphes 46 et 68; arrêt Corlac Inc. c. Weatherford Canada Ltd., 2012 CAF 261, au paragraphe 18).
[23] L’appelant va un peu plus loin dans son argumentation lorsqu’il allègue que la jurisprudence invoquée par la Commission est erronée. Dans ce cas, différentes considérations s’appliquent.
[24] Les décisions d’une formation de notre Cour sont les décisions de la Cour dans son ensemble. Lorsqu’une formation de juges d’appel s’exprime, elle ne le fait pas en son nom, mais au nom de la Cour. Cela se reflète dans la règle du stare decisis horizontal, selon laquelle les décisions d’une formation d’un tribunal judiciaire d’appel lient les formations futures du même tribunal.
[25] Des valeurs importantes sous-tendent ce principe. La cohérence, la certitude, la prévisibilité et l’intégrité institutionnelle sont renforcées par le stare decisis. Lord Scarman a écrit : [traduction] « La cohérence est nécessaire pour assurer la certitude, l’un des principes fondamentaux du droit » (Farrell v. Alexander, [1976] 1 All E.R. 129 (C.A. div. civ.), à la page 147, inf. pour d’autres motifs par [1977] A.C. 59 (Ch. des lords)). À cela j’ajouterais qu’il y a un lien avec la primauté du droit, qui exige que la loi soit normative, c’est-à-dire qu’elle puisse être discernée afin que les particuliers puissent s’y conformer. Ces considérations ont une dimension supplémentaire, particulièrement dans le cas de la compétence des Cours fédérales, où les décisions peuvent avoir des conséquences importantes à l’échelle nationale pour l’État, les sociétés et les particuliers.
[26] Ces valeurs sont tellement importantes que les tribunaux d’appel doivent suivre les décisions d’autres formations, même si, advenant le cas où on leur demandait de se prononcer à nouveau sur la question, ils le feraient différemment. Les tribunaux de première instance sont également liés par les décisions des tribunaux d’appel, même si le tribunal inférieur estime que la décision est erronée (arrêt Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2014 CAF 250 (l’arrêt Apotex), au paragraphe 114).
[27] Toutefois, les tribunaux doivent établir un équilibre entre la certitude et la prévisibilité et la nécessité que le droit évolue en fonction de nouvelles circonstances économiques et sociales. Comme l’a indiqué lord Denning : [traduction] « la règle du précédent jurisprudentiel ne nous oblige pas à suivre le mauvais chemin jusqu’à ce que nous tombions dans un précipice » (Ostime v. Australian Mutual Provident Society, [1959] 3 All E.R. 245, à la page 256, [1960] A.C. 459 (Ch. des lords)). Les tribunaux reconnaissent également qu’avec le temps, la présentation de nouveaux arguments et le recul, des décisions peuvent sembler erronées. Par conséquent, la Cour suprême du Canada et la plupart des cours d’appel canadiennes ont énoncé les critères dont elles doivent tenir compte lorsqu’elles pourraient, pour poursuivre la métaphore, s’écarter des sentiers battus.
[28] Les circonstances dans lesquelles la Cour suprême du Canada s’écartera d’une décision antérieure ont fait l’objet d’une attention considérable dernièrement (voir, p. ex., l’arrêt Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3, aux paragraphes 56 et 57 (voir cependant les paragraphes 129 à 139 des motifs concordants du juge Rothstein); l’arrêt Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489 (l’arrêt Craig), aux paragraphes 24 à 27; l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, au paragraphe 47). La Cour suprême indiquait tout dernièrement qu’« “[i]l lui faut […] être convaincue, pour des raisons impérieuses, que la décision est erronée et qu’elle devrait être écartée” » (arrêt Teva Canada Ltée c. TD Canada Trust, 2017 CSC 51, [2017] 2 R.C.S. 317 (l’arrêt Teva), au paragraphe 65, qui cite le paragraphe 25 de l’arrêt Craig).
[29] Le libellé de l’arrêt Teva est important. Il faut que la Cour en arrive à la conclusion que la décision « est erronée ». Ce qu’on comprend des décisions de la Cour suprême, c’est qu’on peut estimer qu’une décision est « erronée » lorsqu’elle ne tient pas compte des valeurs de la Charte, lorsqu’elle est affaiblie par une autre décision de la Cour ou lorsqu’elle est incompatible avec celle-ci, lorsque les hypothèses sociales, politiques et économiques qui sous-tendent la décision ne tiennent plus ou lorsque le droit est incertain. Dans l’arrêt Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, rendu deux ans plus tôt, la Cour suprême a déclaré que les juridictions inférieures « peuvent réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs dans deux situations : (1) lorsqu’une nouvelle question juridique se pose; et (2) lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve “change radicalement la donne” » (au paragraphe 44). Bien que ces critères aient été énoncés à l’égard de la règle du stare decisis vertical, ils sont tout aussi pertinents à l’égard du stare decisis horizontal.
[30] À notre Cour, une formation de trois juges peut s’écarter d’une décision d’une autre formation dans trois circonstances.
[31] La première survient lorsque le tribunal est convaincu que la décision en cause est « manifestement erronée, du fait que la Cour n’aurait pas tenu compte de la législation applicable ou d’un précédent qui aurait dû être respecté » (arrêt Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370 (l’arrêt Miller), au paragraphe 10). La deuxième se produit lorsque la décision est caduque en raison de la jurisprudence subséquente de la Cour suprême. La troisième survient lorsqu’il y a des raisons impérieuses de le faire et que la justesse l’emporte sur la certitude (arrêt J.P. c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CAF 262, [2014] 4 R.C.F. 371 (l’arrêt J.P.), au paragraphe 72).
[32] Notre Cour a appliqué le critère de la décision « manifestement erronée » de façon constante lorsqu’elle siège dans sa formation habituelle de trois juges (voir, p. ex., l’arrêt Kossow c. Canada, 2013 CAF 283, au paragraphe 33; l’arrêt Apotex Inc. c. Eli Lilly Canada Inc., 2016 CAF 267, [2017] 3 R.C.F. 145, au paragraphe 2). C’est également le critère appliqué par d’autres cours d’appel (voir, par exemple, les décisions examinées au paragraphe 126 de l’arrêt David Polowin Real Estate Ltd. v. Dominion of Canada General Insurance Co. (2005), 76 O.R. (3d) 161, 255 D.L.R. (4th) 633 (C.A.) (l’arrêt Polowin Real Estate); voir également les points soulevés aux paragraphes 77 à 94 de l’arrêt R. v. Neves, 2005 MBCA 112, 201 Man.R. (2d) 44; l’arrêt R. v. Grumbo (1998), 159 D.L.R. (4th) 577, 168 Sask. R. 78, au paragraphe 54; United Brotherhood of Carpenters and Joiners of America, Locals 527, 1370, 1598, 1907 and 2397 v. Labour Relations Board, 2006 BCCA 364, 272 D.L.R. (4th) 253, au paragraphe 24).
[33] La question qui se pose ici, cependant, est la norme à appliquer lorsqu’une formation de cinq juges examine une décision rendue par une formation de trois juges.
[34] Dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331 (l’arrêt Hospira), une formation de cinq juges de notre Cour a invalidé la décision majoritaire de trois juges d’une formation de cinq juges dans l’arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.) (l’arrêt Aqua-Gem), qui avait établi la norme de contrôle en matière d’appel des décisions des protonotaires. Le juge Nadon, s’exprimant au nom de la formation de cinq juges, a fait remarquer que le critère de l’arrêt Miller ne s’appliquait pas parce qu’on ne pouvait pas dire que l’arrêt Aqua-Gem était manifestement erroné, mais que la rationalisation du droit en ce qui concerne la norme de contrôle « change radicalement la donne » (arrêt Hospira, aux paragraphes 61 à 64).
[35] D’autres tribunaux ont déclaré qu’une formation constituée de cinq juges peut annuler une décision antérieure d’une formation constituée de trois juges lorsque la [traduction] « décision antérieure est erronée ou lorsque, pour tout autre motif, la décision antérieure doit être rejetée » (arrêt Nathanson, Schachter & Thompson v. Inmet Mining Corp., 2009 BCCA 385, 96 B.C.L.R. (4th) 342, au paragraphe 62). La Cour d’appel de l’Ontario a déclaré que l’examen devrait porter sur la nature de l’erreur, ses répercussions et les conséquences de son maintien (arrêt Polowin Real Estate, au paragraphe 127).
[36] Ces déclarations font écho au critère des motifs impérieux énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt Craig et dans l’arrêt Teva et examiné par notre Cour dans l’arrêt J.P. Sous réserve de ce qui suit, j’appliquerais également ce critère dans le cas d’une formation de cinq juges.
[37] La décision que l’on nous demande d’annuler est constituée essentiellement de deux paragraphes d’une décision rejetant un appel pour des motifs très limités. Bien que l’on ait fait référence à l’arrêt Forrest CAF à quelques reprises, au cours des 12 années écoulées depuis qu’il a été rendu, au sujet de la question de savoir si le statut d’immigrant est un motif analogue au titre de l’article 15 de la Charte, on n’y a jamais fait référence quant à la question au cœur du présent appel, sauf en l’espèce. Par conséquent, il ne s’agit pas d’un cas où la certitude et la prévisibilité du droit sont en cause. De même, il ne s’agit pas d’un cas où il y a eu un changement radical de la donne.
[38] En fin de compte, le juge en chef a constitué la présente formation en réponse à la demande des parties qui allèguent que l’arrêt Forrest CAF est erroné et ne devrait plus faire jurisprudence. Puisque les facteurs que j’ai indiqués précédemment ne sont pas applicables, et vu les circonstances de la présente affaire, je suis d’avis que la présente formation n’a qu’à déterminer si l’arrêt Forrest CAF et, par extension, la décision Forrest CF sont erronés et, le cas échéant, fournir des directives à la Commission.
VI. Analyse
A. La décision Forrest CF et l’arrêt Forrest CAF
[39] L’histoire commence par l’examen de la décision Forrest de la Cour fédérale.
[40] Les faits de la décision Forrest CF sont pratiquement identiques aux faits de la présente affaire, à l’exception que M. Forrest n’a pas été extradé au Canada. Comme l’appelant, il a été déclaré coupable de crimes graves, il a été condamné à une longue peine d’emprisonnement et, au moment de la discrimination alléguée, il faisait l’objet d’une mesure de renvoi en sursis en application de l’alinéa 50b) de la LIPR. Au cours de son emprisonnement, il aurait été victime d’un ou de plusieurs actes discriminatoires. M. Forrest a déposé une plainte auprès de la Commission, que la Commission a rejetée au motif qu’elle n’avait pas la compétence voulue pour l’examiner.
[41] Lors d’un premier contrôle judiciaire, qui n’apparaît pas dans les recueils de jurisprudence, la décision de la Commission fut annulée avec le consentement des parties et l’affaire renvoyée à la Commission pour nouvel examen « en conformité avec les directives de la Cour que la question du statut du demandeur au Canada à l’époque pertinente soit renvoyée au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme le prévoit le paragraphe [40(6)] de la Loi canadienne sur les droits de la personne » (décision Forrest CF, au paragraphe 7).
[42] Un examen du dossier de la Cour fédérale indique que la Commission a d’abord conclu, sans renvoi à un ministre compétent, que M. Forrest n’était pas légalement présent au Canada. M. Forrest a déposé une demande de contrôle judiciaire qui a été accueillie selon une observation conjointe voulant que l’affaire soit renvoyée au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Par conséquent, la Commission a renvoyé la question de la situation de M. Forrest au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en vertu du paragraphe 40(6). Le ministre a indiqué que M. Forrest n’était ni citoyen canadien ni résident permanent du Canada et qu’il faisait l’objet d’une mesure de renvoi. Le ministre a déclaré que Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) estimait que M. Forrest n’était pas légalement présent au Canada à l’époque pertinente (décision Forrest CF, au paragraphe 8).
[43] L’enquêteur de la Commission qui a reçu la réponse du ministre a résumé ainsi son point de vue au sujet de la réponse :
[traduction]
7. À la suite de l’ordonnance de la Cour fédérale [dans la demande de contrôle judiciaire précédente], on a demandé au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de confirmer le statut juridique du plaignant au Canada. Par lettre datée du 28 février 2000, le ministre a informé la Commission que le plaignant n’avait « aucun statut » au Canada. La lettre indique que le plaignant fait l’objet d’une mesure de renvoi du Canada et que l’ordonnance a été rendue à la suite d’une audience d’immigration tenue le 23 novembre 1995.
8. Le paragraphe 40(6) de la LCDP accorde au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration la compétence quant à la détermination du statut au Canada d’un individu et mentionne que la Commission ne peut procéder à l’instruction de la plainte que si la question est tranchée en faveur du plaignant. Compte tenu de la conclusion du ministre que le plaignant n’a aucun statut au Canada, la Commission canadienne des droits de la personne n’a pas compétence pour traiter la plainte.
(Décision Forrest CF, au paragraphe 22.)
[44] En fin de compte, la Commission a informé M. Forrest par écrit qu’elle ne donnerait pas suite à sa plainte parce que « [elle] ne relève pas de sa compétence car la victime de la prétendue pratique discriminatoire ne se trouvait pas légalement au Canada à l’époque où ces actes ou omissions ont été commis » (décision Forrest CF, au paragraphe 1).
[45] La Cour fédérale a fait remarquer que l’opinion de CIC selon laquelle M. Forrest n’était pas légalement présent au Canada n’était en fait qu’un conseil à titre gratuit qui ne liait pas la Commission. La Cour était d’avis qu’il incombait à la Commission de déterminer si M. Forrest était légalement présent au Canada et que la Commission ne pouvait pas s’en remettre aux conseils du ministre ou de CIC sur cette question pour se dégager de sa responsabilité (décision Forrest CF, au paragraphe 21).
[46] Toutefois, la Cour fédérale a considéré la réponse du ministre quant à la situation de M. Forrest en vertu de la LIPR comme un avis « quant au statut ». Le traitement par la Cour fédérale de cet avis « quant au statut » est suffisamment important pour être cité intégralement :
Je conclus que l’avis qui précède, en particulier ce qui figure au paragraphe 8, précité, est juste. Comme il a été souligné plus haut, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a donné au ministre un avis « quant au statut » selon lequel étant donné que le demandeur est ni citoyen canadien, ni résident permanent du Canada, il n’a aucun « statut » au Canada. De plus, il n’a pas été contesté devant la Cour que, au moment pertinent, le demandeur n’avait aucun statut de « visiteur » au Canada si, en effet, un visa de visiteur confère un « statut » au sens employé en matière d’immigration. Compte tenu de l’avis du ministre « quant au statut », en vertu du paragraphe 40(6) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la Commission n’avait pas compétence pour examiner davantage la question de savoir si oui ou non le demandeur était « légalement présent au Canada » car la question du statut n’a pas été résolue en faveur du demandeur. En effet, la question de la présence légale au Canada est devenue non pertinente et l’avis à titre gratuit du ministre à cet égard était également non pertinent.
(Décision Forrest CF, au paragraphe 23.)
[47] L’importance du raisonnement de la Cour fédérale dans ce paragraphe se trouve dans sa conclusion que les paragraphes 40(5) et 40(6) représentent deux mécanismes distincts pour déterminer si la Commission peut examiner une plainte et qu’il revient nécessairement au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de trancher la question de la situation au titre du paragraphe 40(6) une fois que la question lui a été renvoyée. Je vais examiner ce raisonnement sous peu, mais pour l’instant, il suffit de dire que les deux conclusions sont erronées.
[48] Étant donné que, de l’avis de la Cour fédérale, la décision du ministre selon laquelle M. Forrest n’avait pas de statut d’immigrant signifiait que la question de la situation n’était pas tranchée en sa faveur, la Commission ne pouvait procéder à l’instruction de la plainte en vertu du paragraphe 40(6). Par conséquent, la Cour fédérale a conclu que la Commission n’avait pas commis d’erreur en concluant qu’elle n’avait pas la compétence nécessaire pour examiner la plainte de M. Forrest.
[49] Je passe maintenant à l’arrêt Forrest CAF.
[50] On a fait valoir, dans l’arrêt Forrest CAF, que M. Forrest était légalement présent au Canada au sens de l’alinéa 40(5)a) de la LCDP parce qu’il y était légalement détenu (arrêt Forrest CAF, au paragraphe 8). Le raisonnement de notre Cour apparaît dans un seul paragraphe :
À mon avis, l’appelant examine la question sous le mauvais angle. Il est détenu légalement parce qu’il est illégalement présent au Canada. Sa détention est aussi légale parce qu’il a été déclaré coupable de graves infractions (possession d’une arme à autorisation restreinte, possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic, séquestration, voies de fait, possession d’une arme dangereuse, le fait d’avoir braqué une arme à feu et tentative de meurtre). Du point de vue de l’immigration, la légalité de la détention repose sur le fait que l’appelant est illégalement présent au Canada ainsi que sur les déclarations de culpabilité qui ont été prononcées contre lui au criminel, et non le contraire comme le soutient l’appelant. L’appelant est légalement détenu mais cela ne lui confère pas un statut en matière d’immigration.
[Arrêt Forrest CAF, au paragraphe 9.]
[51] Même si le fait d’être illégalement présent au Canada constituait un motif de détention légal, la détention de M. Forrest était d’une toute autre nature. Au moment de la prétendue discrimination, sa détention était légale non pas parce qu’il se trouvait illégalement au Canada, mais parce qu’il purgeait une peine d’emprisonnement pour diverses infractions pénales (arrêt Forrest CAF, aux paragraphes 6 et 7, et décision Forrest CF, au paragraphe 14).
[52] Le raisonnement de la Cour dans l’arrêt Forrest CAF doit être compris en tenant compte de ce contexte et des observations de l’appelant. Étant donné que M. Forrest a fondé son appel sur le fait qu’il était légalement présent au Canada, invoquant ainsi l’alinéa 40(5)a), le fait qu’il n’avait pas de statut d’immigrant n’est pertinent que si on suppose que pour qu’une personne soit « légalement présente » au Canada, elle doit avoir un statut quelconque au titre de la LIPR. Le paragraphe 9 de l’arrêt Forrest CAF affirmait implicitement que l’absence de statut d’immigrant signifiait que M. Forrest n’était pas légalement présent au Canada. Dans sa conclusion, la Cour rejetait nécessairement la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle, une fois que la question de la situation a été renvoyée au ministre en vertu du paragraphe 40(6), la question de la présence légale au Canada n’était plus pertinente.
[53] En fait, la Cour a conclu que M. Forrest n’était pas légalement présent au Canada uniquement parce qu’il n’avait pas de statut d’immigrant. Le fait qu’il purgeait une peine d’emprisonnement après avoir été reconnu coupable d’infractions pénales au moment de la prétendue discrimination était sans pertinence.
[54] Comme on l’a mentionné, les faits principaux en l’espèce correspondent à ceux de l’arrêt Forrest CAF. Comme dans cette affaire, le plaignant n’a pas de statut d’immigrant et purgeait une peine d’emprisonnement pour une condamnation pénale au moment de la prétendue discrimination. La seule distinction en l’espèce, c’est que l’entrée initiale de l’appelant au Canada a été autorisée en vertu de la Loi sur l’extradition et que les accusations auxquelles il a fait face ont été circonscrites par les conditions d’extradition établies en vertu de la Loi sur l’extradition.
[55] J’examine maintenant la décision de la Commission en tenant compte de ce contexte.
B. Analyse de la décision de la Commission
[56] Comme dans le cas de M. Forrest, la Commission a nommé un enquêteur pour examiner si elle avait compétence pour examiner la plainte de l’appelant. L’enquêteur a rédigé un rapport sur les articles 40 et 41 (dossier d’appel, aux pages 138 à 143) (le rapport) dans lequel il fait remarquer, au paragraphe 12, que lorsque la Commission a été informée du fait que l’appelant n’était pas citoyen canadien et qu’il avait été reconnu coupable de meurtre, [traduction] « la question de sa situation au Canada a été soulevée ». Il note également que les parties n’ont pas été consultées à l’égard de ce renvoi (voir le rapport, au paragraphe 9).
[57] Le ministre a répondu par la voie de son sous-ministre, qui a indiqué que l’appelant avait été déclaré interdit de territoire au Canada et qu’il avait fait l’objet d’une mesure de renvoi, en sursis jusqu’à la fin de sa peine. De plus, le sous-ministre a déclaré que l’appelant n’était pas, au moment pertinent, un citoyen canadien, un résident permanent, un visiteur dont le statut de visiteur n’avait pas pris fin ou une personne titulaire d’un permis ministériel en cours de validité. Le sous-ministre a conclu en écrivant : [traduction] « En d’autres termes, au cours de la période en question, [l’appelant] n’avait pas de statut de résident temporaire, de résident permanent ou de citoyen du Canada et, à ce titre, n’était pas légalement présent au Canada » (dossier d’appel, à la page 145).
[58] Au paragraphe 16 du rapport, on indique qu’à la lumière des renseignements reçus du cabinet du ministre, la question de la situation du plaignant n’avait pas été tranchée en sa faveur, [traduction] « ce qui signifie qu’il n’était pas légalement présent au Canada au sens du paragraphe 40(5) de la Loi ». Cette conclusion est incompatible avec la décision Forrest CF et avec le paragraphe 40(6) de la Loi.
[59] Le rapport renvoyait ensuite à la décision Forrest CF et indiquait que selon cette décision, la Commission n’avait pas compétence sur les allégations formulées dans la plainte lorsque la question de la situation d’un plaignant n’était pas tranchée en faveur de celui-ci.
[60] En guise de réponse aux observations présentées par l’avocat de l’appelant en ce qui a trait à la situation de ce dernier, le rapport a indiqué que la conclusion selon laquelle une personne est légalement présente ou non au Canada au sens du paragraphe 40(5) ne repose pas sur le fait que la personne soit entrée au pays légalement ou non ni qu’elle ait ou non été reconnue coupable d’une infraction : [traduction] « “La situation d’un individu” visée au paragraphe 40(6) est son statut d’immigrant. […] La personne visée par une mesure de renvoi n’a plus de statut au Canada et n’est pas “légalement présente” au Canada au sens du paragraphe 40(5) » (rapport, au paragraphe 18).
[61] Le rapport ajoute que, compte tenu de cette interprétation de la « situation d’un individu », le ministre compétent en vertu du paragraphe 40(6) est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, et non le ministre de la Justice ou le procureur général, comme l’avait soutenu l’avocat de l’appelant (rapport, au paragraphe 19).
[62] Le rapport renvoie ensuite à la décision de notre Cour dans l’arrêt Forrest CAF en citant les paragraphes 8 et 9 de l’arrêt, qui sont reproduits ci-dessus, sans commenter leur pertinence dans le cas de l’appelant (rapport, au paragraphe 20).
[63] Par conséquent, la Commission a conclu qu’elle n’avait pas compétence sur la plainte de l’appelant parce qu’il ne se trouvait pas légalement au Canada au sens de l’alinéa 40(5)a) de la LCDP (rapport, au paragraphe 23).
[64] Le rapport énonce ensuite sa conclusion, que la Commission a adoptée textuellement en guise de décision concernant la plainte de l’appelant :
[traduction] Citoyenneté et Immigration Canada a informé la Commission qu’au moment de la discrimination alléguée selon la plainte, le plaignant faisait l’objet d’une mesure de renvoi et n’avait aucun statut juridique au Canada. Cela signifie que le plaignant n’était pas légalement présent au Canada au sens du paragraphe 40(5) de la Loi au moment de l’acte discriminatoire allégué soulevé dans la plainte. Par conséquent, la question de la situation du plaignant n’a pas été tranchée en sa faveur. Compte tenu du libellé du paragraphe 40(6) de la Loi, le fait que la question de la situation n’ait pas été tranchée en faveur du plaignant signifie que la Commission n’a pas compétence sur les allégations contenues dans la plainte.
(Dossier d’appel, à la page 29.)
[65] Par conséquent, il est raisonnablement clair que la décision de la Commission repose sur la conclusion selon laquelle l’appelant n’était pas légalement présent au Canada parce qu’il n’avait pas de statut d’immigrant. Cette conclusion, qui vient de l’arrêt Forrest CAF, est celle dont le bien-fondé est contesté en l’espèce. Cela nous amène à examiner le cadre légal.
C. L’interprétation des paragraphes 40(5) et 40(6) de la LCDP
[66] J’amorce l’interprétation de la loi là où elle doit commencer, à savoir l’approche moderne selon laquelle « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27 (l’arrêt Rizzo), au paragraphe 21, citant E. A. Driedger, Construction of Statutes, 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1983), à la page 87). On peut également énoncer le même principe en disant que « [l’]interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble » (voir l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, au paragraphe 10).
[67] Au cœur du présent appel se trouve le caractère raisonnable de l’interprétation par la Commission de l’expression « légalement présente » à l’alinéa 40(5)a) et de l’expression « situation d’un individu » au paragraphe 40(6). On se souviendra que la Commission a conclu que l’absence de statut d’immigrant signifie que l’appelant n’est pas légalement présent au Canada et que l’expression « situation d’un individu » au paragraphe 40(6) ne s’entend que du statut d’immigrant, ce qui exige un renvoi de la question au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration uniquement.
[68] Lorsque l’appelant a été extradé au Canada, il est entré au Canada en vertu de la Loi sur l’extradition. Plus précisément, il est entré au Canada parce que le ministre de la Justice a présenté une demande d’extradition à la Belgique en vertu de l’article 78 de la Loi sur l’extradition et du Traité entre le Royaume-Uni et la Belgique pour l’extradition mutuelle de criminels fugitifs (29 octobre 1901) (le traité sur l’extradition).
[69] La Loi sur l’extradition demeure le fondement juridique de la présence continue de l’appelant au Canada lors de sa détention avant et pendant son procès. L’arrêté d’extradition constitue le fondement juridique de sa détention pendant le procès; sous réserve de l’article 80 de la Loi sur l’extradition et de l’article 6 du traité sur l’extradition, l’arrêté donne au Canada le pouvoir de détenir et de poursuivre la personne extradée.
[70] Dans le cas d’une personne, extradée ou non, qui n’a pas de statut d’immigrant, mais qui doit purger une peine d’emprisonnement à la suite d’une condamnation pénale, un mandat de dépôt rendu en vertu du Code criminel ordonnant au gardien de l’établissement où il sera incarcéré « de recevoir le contrevenant et de l’y incarcérer pour la durée de sa peine d’emprisonnement » (Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, formule 21), ainsi que les articles 11 à 14 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, autorisent la détention de la personne déclarée coupable dans une prison canadienne.
[71] La Loi sur l’extradition constitue également le fondement juridique qui se poursuit pour la présence de l’appelant au Canada après sa condamnation, puisqu’elle circonscrit la compétence du Canada à son égard en veillant à ce qu’il ne soit pas détenu, poursuivi ou emprisonné pour des infractions autres que celles pour lesquelles il a été extradé. En l’espèce, il ne fait aucun doute que l’emprisonnement de l’appelant s’inscrit dans la portée de l’arrêté d’extradition. Par conséquent, même si la Loi sur l’extradition, tout comme le Code criminel, offre un fondement pour la légalité de la présence de l’appelant au Canada, cela ne suffit pas à distinguer la présente affaire de l’arrêt Forrest CAF.
[72] Il convient de commencer en examinant les paragraphes 40(5) et 40(6) en tenant compte de l’esprit de la loi, c’est-à-dire en tenant compte de leur contexte.
[73] Lorsque l’on interprète ces dispositions, il est également important de se rappeler ce que prévoit l’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21 :
Principe et interprétation
12 Tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet.
[74] Ce principe d’interprétation revêt une importance accrue dans le cas des droits de la personne; la Cour suprême a depuis longtemps affirmé que les dispositions conférant des droits doivent être interprétées de façon libérale, tandis que les exceptions doivent être interprétées de façon restreinte (voir, p. ex., l’arrêt Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321, à la page 339; l’arrêt Nouveau-Brunswick (Commission des droits de la personne) c. Potash Corporation of Saskatchewan Inc., 2008 CSC 45, [2008] 2 R.C.S. 604, aux paragraphes 65 à 67 (motifs concordant en partie de la juge en chef McLachlin); voir également Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd. (Markham (Ont.) : LexisNexis Canada Inc., 2014), aux paragraphes 19.1 à 19.10).
[75] La LCDP s’intéresse aux actes discriminatoires. Les articles qui définissent les actes discriminatoires les interdisent à l’égard d’« un individu » (voir les alinéas 5a), 5b), 6a), 6b), 7a), 9(1)a) et 9(1)c), l’article 10 et le paragraphe 14(1) de la LCDP). Dans certains cas, on utilise un terme plus précis car l’on vise des personnes ayant une situation particulière; voir, par exemple, le terme « employee » (employé) à la version anglaise de l’article 7b) traitant d’actes discriminatoires liés à l’emploi, le terme « adhérent » à l’alinéa 9(1)b) traitant d’actes discriminatoires dans les organisations syndicales et l’expression « les hommes et les femmes » au paragraphe 11(1) traitant de disparité salariale discriminatoire.
[76] À mon avis, ces termes inclusifs attestent de l’intention de faire profiter un maximum de personnes de la Loi.
[77] Le processus d’extension des droits prévus par la LCDP comprend un droit de recours pour les personnes qui estiment qu’on leur a refusé les droits garantis par la LCDP. Cela se fait au moyen du processus de plainte décrit au paragraphe 40(1) de la LCDP :
Plaintes
40 (1) Sous réserve des paragraphes (5) et (7), un individu ou un groupe d’individus ayant des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un acte discriminatoire peut déposer une plainte devant la Commission en la forme acceptable pour cette dernière.
[78] Cette disposition utilise également l’expression « un individu » pour décrire la personne qui a le droit de déposer une plainte, sous réserve des exceptions prévues aux paragraphes 50(5) et 50(7). Encore une fois, un très grand nombre de personnes ont accès au pouvoir de réparation de la Commission. Bien que des exceptions existent, la jurisprudence est unanime quant au fait que de telles exceptions devraient être interprétées de façon étroite (voir, p. ex., Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145; Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321, à la page 339; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville), 2000 CSC 27, [2000] 1 R.C.S. 665, au paragraphe 29).
[79] De plus, les pouvoirs de la Commission sont énoncés en termes larges, et elle a la responsabilité globale de l’application de la Loi. Le libellé de l’article 27 est clair à ce sujet :
Pouvoirs et fonctions
27 (1) Outre les fonctions prévues par la partie III au titre des plaintes fondées sur des actes discriminatoires et l’application générale de la présente partie et des parties I et III, la Commission […]
[80] La partie I de la Loi traite des actes discriminatoires, la partie II de la Loi traite de la Commission et de ses pouvoirs et fonctions, tandis que la partie III de la Loi énonce le cadre légal du dépôt et de l’examen des plaintes, de la conciliation et du règlement des plaintes et du renvoi des plaintes au Tribunal canadien des droits de la personne. Chaque étape du processus menant au renvoi d’une plainte au Tribunal des droits de la personne constitué en vertu du paragraphe 48.1 de la Loi relève de la Commission.
[81] Le paragraphe 40(5) de la Loi énonce trois situations dans lesquelles la Commission ne peut examiner une plainte. J’ai déjà mentionné l’alinéa 40(5)a). L’alinéa 40(5)b) traite de la situation où un acte discriminatoire qui tombe sous le coup des articles 5, 8, 10 ou 12 de la Loi a eu lieu au Canada sans qu’il soit possible d’en identifier la victime. L’alinéa 40(5)c) interdit à la Commission d’examiner des actes qui ont eu lieu à l’étranger alors que la victime n’était pas un citoyen canadien ou un résident permanent.
[82] Le paragraphe 40(7) énonce une autre situation où la Commission ne peut examiner une plainte, c’est-à-dire une plainte qui porte sur les conditions et les modalités d’une caisse ou d’un régime de pensions, lorsque le redressement demandé aurait pour effet de priver un participant de droits acquis avant le 1er mars 1978. La Commission doit interpréter et appliquer ces restrictions à son pouvoir d’examiner une plainte.
[83] En ce qui concerne le paragraphe 40(6), la Commission est tenue de renvoyer une question au ministre compétent uniquement en cas de doute « sur la situation d’un individu par rapport à une plainte dans les cas prévus au paragraphe (5) ». Cela laisse entendre qu’il peut y avoir des cas prévus au paragraphe 40(5) où aucune question n’est soulevée parce que la Commission est en mesure de trancher la question elle-même. Compte tenu de la responsabilité globale de la Commission sur le processus de plainte, on peut raisonnablement se demander si le législateur a voulu priver la Commission du droit de décider elle-même si une plainte est irrecevable aux termes du paragraphe 40(5) simplement en raison de l’existence de faits relevant d’un autre décideur.
[84] En tenant compte de ce contexte, je reviens aux paragraphes 40(5) et 40(6) de la LCDP.
[85] Il sera utile d’expliquer certains termes à ce stade-ci. Selon l’alinéa 40(5)a), l’acte discriminatoire doit avoir eu lieu alors que la victime était « légalement présente [au Canada] ou qu’elle avait le droit d’y revenir ». Étant donné que la question en l’espèce est de savoir si l’appelant était légalement présent au Canada, je me reporterai uniquement à cette condition dans la discussion qui suit, afin d’éviter la répétition de l’expression encombrante « alors que la victime y était légalement présente [au Canada] ou qu’elle avait le droit d’y revenir ».
[86] Étant donné que la Commission a fondé son défaut d’examiner la plainte de l’appelant sur le fait qu’elle n’avait pas compétence en vertu de l’alinéa 41(1)c) de la Loi, on est tenté de considérer que les conditions énoncées aux paragraphes 40(5) et 40(6) portent sur sa compétence. En fait, les paragraphes 40(5) et 40(6) précisent que dans certaines situations, la Commission ne peut être « validement saisie d’une plainte » (paragraphe 40(5)) ou ne peut « procéder à l’instruction de la plainte » (paragraphe 40(6)).
[87] Étant donné la difficulté d’identifier les questions touchant « véritablement » à la compétence (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, [2018] 2 R.C.S. 230, aux paragraphes 31 à 41), il semble que la meilleure approche est que les contraintes imposées à la Commission par les paragraphes 40(5) et 40(6), ainsi que celles imposées par le paragraphe 40(1) précité, sont des interdictions procédurales indépendantes qui s’appliquent peu importe si elles relèvent ou non de l’alinéa 41(1)c) de la Loi. Par conséquent, je parlerai d’interdiction procédurale et non de compétence dans les commentaires qui suivent.
[88] L’alinéa 40(5)a) établit une interdiction procédurale si la victime n’était pas légalement présente au Canada au moment où l’acte discriminatoire a eu lieu. Le libellé lui-même, ainsi que les facteurs contextuels dont j’ai parlé plus tôt, appuient tous deux l’opinion selon laquelle c’est la Commission et non un ministre qui doit déterminer le sens de l’expression « légalement présente ».
[89] Cependant, le paragraphe 40(6) est moins clair sur la question du décideur. Cette disposition présente un certain nombre de difficultés à surmonter afin de trancher cette question. La première a trait au fait qu’en « cas de doute sur la situation d’un individu par rapport à une plainte dans les cas prévus au paragraphe (5), la Commission renvoie la question au ministre compétent ».
[90] Bien que le présent appel porte sur la question de savoir si un plaignant est légalement présent au Canada au moment pertinent, le paragraphe 40(5) fait état d’autres circonstances où la Commission ne peut examiner une plainte. Comme nous l’avons mentionné plus haut, il y a la question de savoir si une personne qui est temporairement absente du Canada a le droit d’y revenir. En outre, l’alinéa 40(5)c) soulève la question de savoir, dans le cas d’actes commis à l’étranger, si la victime était un citoyen canadien ou une personne « légalement admise au Canada à titre de résident permanent ».
[91] On peut donc se demander si une personne est légalement présente au Canada, si une personne temporairement absente du Canada a le droit d’y revenir, si une personne est un citoyen canadien ou si une personne a été légalement admise au Canada à titre de résident permanent. Des questions peuvent se soulever parce que la personne ne fournit pas les renseignements ou parce que la Commission n’est pas certaine que les renseignements fournis sont crédibles. Toutefois, lorsque les renseignements sont fournis et que la Commission les juge fiables, je ne vois pas pourquoi la Commission ne pourrait pas déterminer, en se fondant sur les renseignements dont elle dispose, si le plaignant a satisfait ou non à la condition pertinente.
[92] Cependant, le paragraphe 40(6) ne vise pas que la « situation »; il vise la « situation d’un individu par rapport à une plainte ». La Cour fédérale, dans la décision Forrest CF, et la Commission, en l’espèce, ont considéré l’avis du ministre au sujet de la « situation » comme une réponse complète à la question de la situation par rapport à une plainte. Cela a amené l’avocat de l’appelant, dans une tentative d’éviter l’application de l’arrêt Forrest CAF, à soutenir que c’est le ministre de la Justice ou le procureur général qui est le ministre compétent dans le cas d’une personne extradée.
[93] L’avocat s’attendait sans doute à ce que le ministre de la Justice ou le procureur général donne l’avis que l’appelant était légalement présent au Canada parce qu’il est entré au Canada en vertu d’un arrêté d’extradition ou parce qu’il purgeait une peine d’emprisonnement, alors que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration donnerait l’avis que l’appelant n’était pas légalement présent au Canada parce qu’il n’avait pas de statut d’immigrant. Il n’est sans doute pas venu à l’esprit de l’avocat que le ministre de la Justice ou le procureur général pourrait répondre qu’il ne peut donner d’avis puisque l’effet de l’arrêté d’extradition a pris fin. Bien que la question n’ait pas été soulevée, un autre ministre « compétent » serait le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, en tant que ministre responsable de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. Quoi qu’il en soit, la Commission semble avoir considéré que la réponse du ministre auquel on avait renvoyé la question de la situation par rapport à la plainte était déterminante.
[94] Quelques observations s’imposent. Premièrement, quel que soit le ministre dont on demande l’avis, celui-ci ne peut répondre à la question qu’à l’égard de son mandat légal. Ainsi, la réponse du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration sera nécessairement exprimée en fonction de la LIPR ou possiblement, dans le cas des nouveaux citoyens, de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29. Toute question adressée au ministre de la Justice ou au procureur général sera nécessairement formulée en fonction de la loi dont celui-ci est responsable.
[95] Deuxièmement, comme l’illustre la présente affaire, cela pourrait mener à la recherche d’un forum favorable. Les avocats pourraient tenter de persuader la Commission de renvoyer la question de la situation au ministre le plus susceptible de donner la réponse la plus favorable à leur client. La recherche d’un forum favorable n’est généralement pas considérée comme souhaitable dans un régime juridique.
[96] Enfin, et c’est ce qui est le plus important, le fait que chaque ministre soit tenu de répondre à la question du point de vue de son mandat signifie qu’il n’est pas en mesure de tenir compte de considérations qui ne relèvent pas de son mandat. Cela est important parce que la question de la situation se pose à l’égard d’une plainte, et la Commission demeure le seul tribunal dont le mandat comprend les droits de la personne. Cela fait penser que l’avis reçu du ministre compétent ne peut être concluant quant à la question de la situation par rapport à la plainte, même s’il est pertinent.
[97] Cela mène à la difficulté suivante, à savoir la signification de l’expression « la question est tranchée en faveur du plaignant », ou « the question of status is resolved thereby in favour of the complainant » dans la version anglaise. Je souligne que le paragraphe 40(6) exige que la Commission renvoie la question sur la situation au ministre compétent. Il prévoit également que : « [la Commission] ne peut procéder à l’instruction de la plainte ». Cela démontre que la Commission est le décideur au titre du paragraphe 40(6), ce qui fait penser que c’est la Commission qui doit régler la question de la situation relativement à la plainte.
[98] Lorsqu’une question relative à la situation par rapport à une plainte se présente parce que la Commission ne dispose pas de renseignements pour décider de la présence légale ou parce qu’elle est incertaine de la fiabilité des renseignements qui lui ont été transmis, la Commission peut, après avoir reçu l’avis du ministre, utiliser ces renseignements, ainsi que les autres renseignements qui lui ont été signalés, pour trancher la question soulevée au titre du paragraphe 40(5).
[99] Selon cette interprétation du paragraphe 40(6), les dispositions sur les plaintes dont la Commission peut être saisie, ou qu’elle peut instruire, aux paragraphes 40(5) et 40(6) sont les mêmes, bien qu’elles s’appliquent dans des circonstances différentes. L’interdiction prévue au paragraphe 40(5) s’applique si la Commission est en mesure de prendre la décision requise en se fondant sur les renseignements fournis par le plaignant ou en se fondant sur les renseignements qui se présentent au cours de son enquête. L’interdiction prévue au paragraphe 40(6) s’applique si la Commission a besoin de renseignements supplémentaires pour rendre sa décision et si elle détermine la situation du plaignant par rapport à une plainte après avoir reçu l’avis du ministre compétent. Dans les deux cas, cependant, la décision est la même : le plaignant satisfait-il à la condition pertinente à l’alinéa 40(5)a) ou 40(5)c) pour ce qui est de l’administration de la LCDP? Dans les deux cas, il revient à la Commission, et non au ministre compétent, de trancher la question de la situation.
[100] Ce résultat permet à la Commission de tenir compte de tous les facteurs pertinents pour décider si un plaignant satisfait aux conditions énoncées au paragraphe 40(5), sans être liée par les limites du mandat légal du ministre compétent, mène à une prise de décision plus nuancée et permet à la Commission d’exercer son pouvoir discrétionnaire de la façon qui favorise le plus les objectifs de la Loi. Il élimine également la question de la recherche d’un forum favorable, puisque le choix du ministre compétent est dicté par l’information dont la Commission a besoin pour rendre sa décision et non par le point de vue de l’avocat quant au ministre dont la décision serait la plus favorable au plaignant. Toutefois, comme l’avis du ministre n’est pas concluant, le plaignant peut toujours porter les considérations pertinentes à l’attention de la Commission, malgré l’avis du ministre.
D. Un autre regard sur la jurisprudence
[101] En se fondant sur cette interprétation des paragraphes 40(5) et 40(6) de la Loi, il est possible de répondre à certaines affirmations faites dans la décision Forrest CF.
[102] La première est que toute question relative à la présence légale au Canada fait que la Commission doit renvoyer l’affaire au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. La Commission peut estimer qu’elle est tenue de le faire en raison de l’ordonnance rendue lors de la première demande de contrôle judiciaire présentée par M. Forrest. À la lumière de l’analyse qui précède, je suis d’avis que ce n’est pas le cas.
[103] Si une question se présente, c’est-à-dire si la Commission ne dispose pas des renseignements pour y répondre ou si elle est incertaine quant à la fiabilité des renseignements dont elle dispose, la Commission doit renvoyer la question au ministre pertinent. Dans le cas du statut d’immigrant, ce sera normalement le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Après avoir reçu l’avis du ministre, la Commission peut également tenir compte d’autres facteurs pertinents.
[104] La présente affaire illustre le genre de facteurs dont la Commission peut tenir compte pour rendre la décision qu’elle doit rendre selon la Loi. L’avis du ministre en l’espèce reposait clairement sur l’opinion selon laquelle l’appelant, en raison de son absence de statut d’immigrant, n’avait pas le droit d’être au Canada. Selon l’argument avancé par l’appelant, son obligation de demeurer au Canada en raison de sa détention légale signifie que sa présence au Canada est légale. La Commission n’a jamais eu l’occasion de répondre à cette question en raison de la décision rendue par la Cour fédérale lors de la première demande de contrôle judiciaire, selon laquelle la question doit être renvoyée au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, et de l’affirmation de notre Cour dans l’arrêt Forrest CAF selon laquelle la décision du ministre était concluante.
[105] Au paragraphe 23 de la décision Forrest CF, on affirme que le fait que l’avis du ministre indiquait que M. Forrest n’avait pas de statut d’immigrant signifie que la Commission « n’avait pas compétence pour examiner davantage la question de savoir si oui ou non le demandeur était “légalement présent au Canada” car la question du statut n’a pas été résolue en faveur du demandeur ». Cette affirmation est erronée et ne lie pas la Commission. L’avis du ministre est pertinent lorsqu’il se rapporte à une question relevant de son mandat légal. Cependant, le seul organisme ayant un mandat en matière de « situation […] par rapport à une plainte » est la Commission. Dans ce sens, la Cour fédérale avait raison de dire que l’avis du ministre sur la question de savoir si M. Forrest était légalement présent au Canada était gratuit et ne liait pas la Commission. La Cour fédérale a également eu raison de conclure que la Commission ne pouvait se soustraire à sa responsabilité de déterminer si le plaignant était légalement présent au Canada en s’en remettant à un autre décideur. Par conséquent, l’avis du ministre selon lequel l’appelant n’était pas légalement présent au Canada ne lie pas la Commission lorsqu’elle doit déterminer s’il est légalement présent au Canada au sens de l’alinéa 40(5)a).
[106] Dans le cas de l’arrêt Forrest CAF, la conclusion selon laquelle l’absence de statut d’immigrant est déterminante pour décider si le plaignant est légalement présent au Canada est erronée pour les motifs susmentionnés.
VII. Le redressement
[107] Compte tenu de cette analyse, il est évident que la décision de la Commission est fondée sur une erreur de droit et ne peut être maintenue. La question qui demeure a trait au redressement approprié.
[108] Je conclus que la seule interprétation raisonnable de l’expression « légalement présente [au Canada] » au sens de l’alinéa 40(5)a) de la LCDP englobe la situation de l’appelant. L’appelant était légalement présent au Canada étant donné qu’il a été condamné à une peine d’emprisonnement au Canada après avoir été reconnu coupable en vertu du Code criminel (d’une infraction liée à son extradition), étant donné son incarcération en vertu de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et étant donné le sursis légal de la mesure de renvoi à son égard au titre de l’alinéa 50b) de la LIPR. Son entrée au Canada était également légale, puisqu’elle était autorisée en vertu de la Loi sur l’extradition.
[109] L’appelant allègue avoir été victime de discrimination pendant qu’il purgeait la peine d’emprisonnement. Ainsi, l’appelant était et demeure légalement présent au Canada selon le libellé ordinaire — et non ambigu — de l’alinéa 40(5)a). Il est certain que l’appelant n’était pas « illégalement » présent au Canada au moment de l’acte discriminatoire allégué. Si c’était le cas, il serait renvoyé ou détenu en attente de renvoi.
[110] Ainsi, s’il y avait une ambiguïté à l’alinéa 40(5)a), ce qui n’est pas le cas, il faudrait la résoudre en faveur de l’interprétation qui favorise le but et l’objet de la LCDP. En vertu du droit canadien, l’appelant est tenu de demeurer au Canada pendant sa peine : il n’est pas en détention en attendant d’être renvoyé. La situation de l’appelant est distincte en fait et en droit de celle des personnes qui, si ce n’était de procédures judiciaires en instance ou de retard administratif, seraient renvoyées du Canada.
[111] La conclusion selon laquelle l’expression « légalement présente » à l’alinéa 40(5)a) n’est pas limitée au statut d’immigrant est également étayée par le libellé du paragraphe 40(6) et de l’expression « situation d’un individu ». La décision du législateur d’utiliser le terme « situation » plutôt que « statut d’immigrant » et de permettre à la Commission de renvoyer la question relative à la « situation » au « ministre compétent » indique que divers ministres, et donc différentes lois, peuvent être en cause : le ministre de la Justice jusqu’au moment de la condamnation, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en ce qui a trait à l’entrée de ressortissants étrangers au Canada, le ministre de la Sécurité publique, dont relèvent le SCC et l’exécution de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, jusqu’à l’expiration du mandat de dépôt et dont relève ensuite le renvoi de ressortissants étrangers.
[112] Par conséquent, il était déraisonnable de limiter l’interprétation de l’expression « situation d’un individu » au statut d’immigrant et de renvoyer la question de la situation uniquement au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Comme il a été mentionné, toute ambiguïté dans la signification du terme « situation » doit être résolue selon l’interprétation qui favorise le plus les objectifs de la LCDP.
[113] Il faut garder à l’esprit que si l’arrêt Forrest CAF continue de faire jurisprudence, l’appelant sera incarcéré pendant au moins 10 ans, et possiblement toute sa vie, dans un pénitencier canadien, en étant privé de sa liberté et en étant assujetti au contrôle de l’État au plus haut point, à tous égards de sa vie et de son bien-être, sans pouvoir déposer une plainte concernant les droits de la personne, pour la simple raison qu’il ne détient pas un quelconque statut d’immigrant et qu’il fait l’objet d’une mesure de renvoi si jamais il venait à être libéré.
[114] Par contre, un visiteur des États-Unis autorisé à entrer au Canada pour une journée de magasinage transfrontalier aurait qualité pour porter plainte au sujet d’un acte discriminatoire à la frontière. Le touriste lésé peut quitter le Canada à n’importe quel moment, poursuivre le processus de plainte et recouvrer des dommages-intérêts, même s’il ne remet jamais plus les pieds au Canada. De même, selon l’arrêt Forrest CAF et l’interprétation de la Commission, un détenu canadien pourrait déposer une plainte pour discrimination religieuse, tandis qu’un ressortissant étranger qui n’a pas de statut d’immigrant ne pourrait en faire autant, même si ce dernier purge une peine d’emprisonnement à perpétuité et que le premier purge une peine fédérale minime. Puisqu’il est bien établi que le législateur ne peut avoir voulu des conséquences absurdes (arrêt Rizzo, au paragraphe 43), ce résultat n’est pas possible.
[115] Cette analyse démontre les motifs impérieux qui sous-tendent ma conclusion selon laquelle le statut d’immigrant n’est pas nécessairement une condition préalable à la présence légale au Canada et selon laquelle l’arrêt Forrest CAF est erroné et ne devrait plus faire jurisprudence. Bien que la conclusion de notre Cour selon laquelle la détention légale ne confère pas un statut sous le régime de la LIPR soit inattaquable, cette conclusion n’est pas contestée et n’est pas en litige dans le présent appel. Ce qui est en cause, c’est la décision selon laquelle l’absence de statut d’immigrant est déterminante quant à la question de savoir si un plaignant est légalement présent au Canada. Pour les motifs qui précèdent, cette décision est erronée.
[116] De plus, lorsqu’une question sur la situation se présente, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration n’est pas nécessairement le seul à qui elle devrait être renvoyée. La Commission pourrait croire qu’elle est tenue de le faire en raison de l’ordonnance rendue lors de la première demande de contrôle judiciaire présentée par M. Forrest. Cependant, d’après l’analyse qui précède, ce n’est pas le cas. Par conséquent, dans la mesure où l’arrêt Forrest CAF a également confirmé implicitement que le seul ministre compétent est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, il ne devrait non plus faire jurisprudence.
[117] L’importance de rendre une décision juste l’emporte en l’espèce sur l’importance de la certitude, surtout à la lumière du fait qu’une seule autre décision, Sylla c. Canada (Procureur général), 2005 CF 905, a examiné cette question.
[118] Pour résumer, la seule interprétation raisonnable de l’exigence d’être légalement présent au Canada comprend la situation de l’appelant, c’est-à-dire la situation où le plaignant purge une peine d’emprisonnement en raison d’une condamnation pénale, et l’expression « la situation d’un individu » ne se rapporte pas seulement au statut d’immigrant ou de citoyen.
[119] De plus, au risque de dire une évidence, il n’y a de doute que si la Commission a un doute. Si la Commission dispose des renseignements nécessaires, elle peut déterminer si le plaignant est légalement présent au Canada. En l’espèce, il n’y a aucun doute quant à la situation de l’appelant : il purge actuellement une peine d’emprisonnement dans un pénitencier fédéral parce qu’il a commis une infraction pénale visée par l’arrêté d’extradition. Par conséquent, il n’y a aucun doute au sujet de la situation. Dès lors, le seul résultat raisonnable consiste à conclure que l’appelant est légalement présent au Canada au sens de l’alinéa 40(5)a).
[120] Avant de conclure, une observation importante s’impose. Toutes les détentions au Canada ont un fondement juridique; elles sont nécessairement fondées sur la loi. Cela ne mène pas à la conclusion juridique que toutes les personnes détenues sont légalement présentes au Canada. Les ressortissants étrangers qui arrivent au Canada et qui sont détenus parce qu’ils sont illégalement au Canada ne peuvent pas être considérés comme légalement présents. Ce serait tourner en rond que de dire qu’une personne détenue pour présence illégale au Canada est légalement présente au Canada parce qu’elle y est détenue. Il en va de même pour les demandeurs d’asile déboutés et les personnes visées par un examen des risques avant renvoi. La légalité de leur présence a été examinée et rejetée. Contrairement à l’appelant, on leur ordonne de quitter le pays, tandis que l’appelant est tenu d’y demeurer.
[121] Compte tenu des motifs qui précèdent, je ne renverrais pas la question à la Commission pour nouvel examen, car il n’y a qu’une seule conclusion raisonnable qui s’offre à la Commission, à savoir que l’appelant est « légalement présent au Canada » au sens de l’alinéa 40(5)a) de la LCDP. Les impératifs d’économie et d’efficacité judiciaires sont mieux servis en évitant une audience subséquente qui ne peut aboutir qu’à un seul résultat possible.
VIII. Conclusion
[122] Pour les motifs qui précèdent, je conclus qu’une personne purgeant une peine d’emprisonnement pour une condamnation pénale est « légalement présente » au Canada pour l’application de l’alinéa 40(5)a) de la LCDP et que la décision de la Commission était déraisonnable. Je ferais droit à l’appel et je renverrais l’affaire à la Commission pour qu’elle détermine, autrement qu’en s’appuyant sur l’alinéa 40(5)a), si elle examinera la plainte. Je ne rendrais aucune ordonnance concernant les dépens.
Le juge Near, J.C.A. : Je suis d’accord.
Le juge Zinn, J.C.A. (d’office) : Je suis d’accord.
â â â
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[123] Le juge Pelletier, J.C.A. (dissident) : J’ai lu les motifs de mon collègue et je suis essentiellement d’accord avec lui. Selon la lecture que je fais de ses motifs, la seule conclusion raisonnable à laquelle la Commission pourrait en arriver si la question était renvoyée pour nouvel examen est qu’une personne purgeant une peine d’emprisonnement est légalement présente au Canada, sans égard à toute lacune à la situation de cette personne en vertu de la législation canadienne en matière d’immigration. Par conséquent, il ne servirait à rien de renvoyer la question à la Commission pour qu’elle examine une question à laquelle il n’y a qu’une seule réponse. Je ne suis pas persuadé qu’il en soit ainsi.
[124] La question qui se pose est la suivante : « Que faire maintenant? » La décision de la Commission était fondée sur des décisions judiciaires qui ne devraient plus faire jurisprudence. Comment remettre la Commission dans la position où elle se serait retrouvée n’eût été des décisions erronées sur lesquelles elle s’est fondée?
[125] La Commission n’a rendu sa décision qu’après avoir renvoyé l’affaire au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Elle dit l’avoir fait après avoir appris que M. Tan n’était pas citoyen et qu’il avait été condamné pour un crime grave. Le paragraphe 40(6) prévoit que lorsqu’une question sur la situation est renvoyée au ministre compétent, la Commission ne peut procéder à l’instruction de la plainte « que si la question est tranchée en faveur du plaignant ».
[126] La Commission pouvait enquêter davantage lorsqu’elle a pris connaissance de la situation de M. Tan. Elle aurait pu lui demander son statut d’immigrant, ce qui aurait révélé qu’il fait l’objet d’une mesure de renvoi dont l’exécution est suspendue en raison de la loi. Le fait qu’il fasse l’objet d’une mesure de renvoi signifie, par définition, qu’il n’a pas de statut au Canada. En s’appuyant sur cette information, ainsi que sur l’information relative à la peine d’emprisonnement de M. Tan, la Commission aurait pu déterminer si M. Tan était légalement présent au Canada.
[127] Comme on l’a mentionné, ce n’est pas ce que la Commission a fait. Elle a renvoyé la question au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Par conséquent, aux termes du paragraphe 40(6), elle ne peut examiner la plainte que si la question de la situation est tranchée en faveur de M. Tan. Si la décision de la Commission de renvoyer l’affaire au ministre n’est pas infirmée, M. Tan devra faire la preuve que la question de la situation a été tranchée en sa faveur, ce qui représente un fardeau qu’il n’aurait pas eu à assumer si la Commission avait mené une enquête avant de renvoyer l’affaire au ministre.
[128] Il est difficile de dire que la décision de la Commission sur cette question était déraisonnable si, comme je le soupçonne, elle croyait qu’elle était tenue de le faire en raison de l’ordonnance par consentement rendue lors de la première demande de contrôle judiciaire de M. Forrest. D’autre part, il est possible de dire que la décision rendue était fondée sur une erreur de droit dont la Commission n’était pas à l’origine, à savoir qu’un plaignant qui n’est pas un citoyen doit voir la question relative à sa situation renvoyée au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Comme l’a souligné mon collègue dans ses motifs, un tel renvoi n’est nécessaire que si la Commission est incapable d’obtenir les renseignements nécessaires ou si elle n’est pas convaincue que les renseignements dont elle dispose sont fiables.
[129] À mon avis, la Commission devrait être remise dans la position où elle aurait été n’eût été l’erreur dans l’ordonnance par consentement. Normalement, cela exigerait que la Commission entreprenne une enquête. En l’espèce, il est inutile de demander à la Commission de mener une enquête alors que les faits sont maintenant connus. La Commission peut procéder en tenant pour acquis que : a) M. Tan n’est ni citoyen, ni résident permanent; b) M. Tan fait l’objet d’une mesure de renvoi; c) M. Tan a été reconnu coupable de meurtre et condamné à purger une peine d’emprisonnement; d) M. Tan est détenu en vertu d’un mandat de dépôt ordonnant au gardien de l’établissement où il est incarcéré « de recevoir le contrevenant et de l’y incarcérer pour la durée de sa peine d’emprisonnement »; e) la mesure de renvoi rendue contre M. Tan est suspendue par la loi tant qu’il n’a pas fini de purger sa peine; f) en raison du paragraphe 48(2) de la LIPR, M. Tan n’est pas tenu de quitter le Canada tant que la mesure de renvoi est suspendue. La Commission devrait avoir la possibilité de décider, en tenant compte de ces faits, si M. Tan est « légalement présent au Canada » ou si la question de sa situation nécessite un renvoi au « ministre compétent » conformément au paragraphe 40(6).
[130] Que la Commission décide ou non de renvoyer l’affaire au ministre, celle-ci devra rendre une décision, après avoir reçu l’avis du ministre si elle le demande, sur la question de savoir si M. Tan est « légalement présent au Canada ». C’est alors que mon collègue estime qu’il n’y a qu’une interprétation raisonnable de l’expression « légalement présente ».
[131] La jurisprudence prévoit des situations où la Cour donne une interprétation d’une disposition légale qu’un tribunal administratif doit adopter parce que c’est la seule interprétation raisonnable de cette disposition. La Cour suprême a justifié cette approche de la façon suivante :
Une disposition ne se prête pas toujours à plusieurs interprétations raisonnables. Lorsque les méthodes habituelles d’interprétation législative mènent à une seule interprétation raisonnable et que le décideur administratif en retient une autre, celle-ci est nécessairement déraisonnable, et nul droit à la déférence ne peut justifier sa confirmation (voir, p. ex., Dunsmuir, par. 75; Mowat, par. 34). Dans ce cas, les « issues raisonnables possibles » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 4) se limitent nécessairement à une seule, que le décideur administratif doit adopter.
(Arrêt McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895 (l’arrêt McLean), au paragraphe 38.)
[132] Cette justification repose sur l’absence d’ambiguïté lorsqu’on applique les outils ordinaires d’interprétation des lois à une disposition légale. Cela est clairement établi dans les paragraphes antérieurs des motifs de la Cour suprême dans l’arrêt McLean :
En clair, une disposition législative fera parfois l’objet de plusieurs interprétations raisonnables, car le législateur ne s’exprime pas toujours de manière limpide et les moyens d’interprétation législative ne garantissent pas toujours l’obtention d’une seule solution précise (Dunsmuir, par. 47; voir également Construction Labour Relations c. Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, [2012] 3 R.C.S. 405) […] Il faut donc se demander à qui il appartient de choisir entre ces interprétations divergentes raisonnables.
Comme l’a maintes fois rappelé notre Cour depuis l’arrêt Dunsmuir, mieux vaut généralement laisser au décideur administratif le soin de clarifier le texte ambigu de sa loi constitutive. La raison en est que le choix d’une interprétation parmi plusieurs qui sont raisonnables tient souvent à des considérations de politique générale dont on présume que le législateur a voulu confier la prise en compte au décideur administratif plutôt qu’à une cour de justice. L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire d’interprétation relève en effet de l’« expertise » du décideur administratif.
(Arrêt McLean, aux paragraphes 32 et 33 [italique dans l’original].)
[133] Il me semble que le fait d’être légalement présent au Canada se prête à plus d’une interprétation. À première vue, cette expression peut se rapporter à la question de savoir si une personne a le droit d’être au Canada ou si elle est obligée d’être au Canada. Mon collègue laisse entendre qu’une analyse contextuelle et téléologique mène à la conclusion que le fait d’être tenu de rester au Canada parce que l’on est légalement détenu au Canada en vertu d’un mandat de dépôt équivaut à être légalement présent au Canada. D’autre part, la Commission pourrait décider qu’une personne qui ne pourrait par ailleurs prétendre être « légalement présente au Canada » à l’époque pertinente ne devrait pas être en mesure d’avoir recours à la procédure de traitement des plaintes uniquement du fait qu’elle est incarcérée après avoir été reconnue coupable d’une grave infraction, car elle tirerait ainsi un avantage de sa propre transgression. Le résultat de ce raisonnement pourrait être estimé conforme au raisonnement qui a mené à l’interdiction à l’alinéa 40(5)a).
[134] J’hésite à présenter une contre-argumentation étoffée à la thèse de mon collègue en ce qui a trait à l’inéluctabilité de sa conclusion au sujet du fait d’être « légalement présent au Canada », puisque je ne veux pas donner à la Commission l’impression qu’elle n’a que deux choix, c’est-à-dire retenir soit la thèse de mon collègue, soit la mienne. Je n’affirme pas que la thèse de mon collègue est déraisonnable. Je reconnais qu’elle est raisonnable. Là où je veux simplement en venir, c’est qu’il ne s’agit pas de la seule explication raisonnable possible et que le critère pour décider si une personne est « légalement présente au Canada » est incertain et imprécis.
[135] Comme la Cour suprême l’a fait remarquer au paragraphe 33 de l’arrêt McLean, précité, la Commission a pour fonction de résoudre les ambiguïtés dans l’interprétation de sa loi constitutive. Lorsque la Commission n’a pu le faire en raison d’une erreur judiciaire, elle devrait avoir la possibilité d’aborder la question sans être soumise à de telles contraintes.
[136] La Cour suprême a abordé cette question, quoique de façon indirecte, dans l’arrêt McLean :
[…] Le législateur ayant confié au décideur administratif, et non à une cour de justice, le mandat d’« appliquer » sa loi constitutive (Pezim, p. 596), c’est avant tout à ce décideur qu’appartient le pouvoir discrétionnaire de lever toute incertitude législative en retenant une interprétation que permet raisonnablement le libellé de la disposition en cause […]
(Arrêt McLean, au paragraphe 40 (je souligne).)
[137] L’utilisation de l’expression « avant tout » dans ce passage n’est pas entièrement fortuite. Elle tient compte du fait qu’un tribunal administratif sera en temps normal le premier à interpréter les passages ambigus de sa législation. Ce n’est qu’après que le tribunal administratif se sera prononcé qu’une cour de justice sera appelée à décider si sa décision est raisonnable ou non. Lorsque des déclarations judiciaires trompeuses ou erronées limitant la capacité d’un tribunal administratif d’interpréter une disposition légale sont annulées, le tribunal a le droit d’être remis dans la position où il aurait été n’eût été l’erreur judiciaire. Cela concorde avec l’utilisation par la Cour de l’expression « avant tout » dans le passage précité.
[138] On a fait la même remarque dans l’arrêt British Columbia Hydro and Power Authority v. Workers’ Compensation Board of British Columbia, 2014 BCCA 353, 377 D.L.R. (4th) 517. Une décision de la Commission des accidents du travail a fait l’objet d’un contrôle judiciaire et le juge a conclu que la décision de la Commission était déraisonnable et a proposé une autre interprétation de la loi. En appel, la décision du juge a été confirmée. Cependant, en renvoyant l’affaire à la Commission des accidents du travail, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a refusé de confirmer l’interprétation de la loi faite par le juge saisi du contrôle, en déclarant, au paragraphe 53 de ses motifs :
[traduction] […] Je ne souscris toutefois pas à ses commentaires au sujet de la définition du terme « employeur » au par. 71 de ses motifs. Bien qu’ils puissent donner une orientation utile pour le réexamen de l’affaire, c’est à la Commission et à sa Division des révisions, et non pas aux cours de justice, qu’il revient d’interpréter ce terme.
[139] Il en est de même en l’espèce. En raison du parcours singulier de cette question aux Cours fédérales, la Commission n’a jamais eu l’occasion d’exprimer ses points de vue librement, sans « orientation » judiciaire. On devrait lui en donner l’occasion au moins une fois.
[140] Si la seule interprétation raisonnable est aussi claire que le laisse entendre mon collègue, il n’y a aucune raison de croire que la Commission ne pourra y arriver elle-même. Si elle en vient à une interprétation différente, alors les Cours fédérales doivent en tenir compte, si on leur demande de se prononcer à cet égard, en faisant preuve d’« attention respectueuse » lorsqu’elles décident de « la justification de la décision », « la transparence » et « l’intelligibilité du processus décisionnel », ainsi que de la question de savoir si la décision fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 48 et 49; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 63; Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 R.C.S. 83, au para 36). Sinon, la Cour peut intervenir et, à ce moment-là, en arriver à la conclusion que mon collègue propose.
[141] J’accueillerais donc l’appel, j’annulerais la décision de la Commission et je renverrais l’affaire à la Commission pour nouvel examen en tenant compte du fait que le renvoi de la question relative à la situation de M. Tan au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est infirmé afin que la Commission statue sur l’affaire sur le fondement des faits énoncés au paragraphe 133 des présents motifs. À l’instar de mon collègue, je ne rendrais aucune ordonnance concernant les dépens.
La juge Woods, J.C.A. : Je suis d’accord.
ANNEXE A
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6.
40 […]
Recevabilité
(5) Pour l’application de la présente partie, la Commission n’est validement saisie d’une plainte que si l’acte discriminatoire :
a) a eu lieu au Canada alors que la victime y était légalement présente ou qu’elle avait le droit d’y revenir;
b) a eu lieu au Canada sans qu’il soit possible d’en identifier la victime, mais tombe sous le coup des articles 5, 8, 10 ou 12;
c) a eu lieu à l’étranger alors que la victime était un citoyen canadien ou qu’elle avait été légalement admise au Canada à titre de résident permanent.
Renvoi au ministre compétent
(6) En cas de doute sur la situation d’un individu par rapport à une plainte dans les cas prévus au paragraphe (5), la Commission renvoie la question au ministre compétent et elle ne peut procéder à l’instruction de la plainte que si la question est tranchée en faveur du plaignant.
[…]
Irrecevabilité
41 (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :
[…]
c) la plainte n’est pas de sa compétence.
Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20.
Disposition générale
11 La personne condamnée ou transférée au pénitencier peut être écrouée dans n’importe quel pénitencier, toute désignation d’un tel établissement ou lieu dans le mandat de dépôt étant sans effet.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.
Cour de juridiction criminelle
469 Toute cour de juridiction criminelle est compétente pour juger un acte criminel autre :
a) qu’une infraction visée par l’un des articles suivants :
(i) l’article 47 (trahison),
(ii) l’article 49 (alarmer Sa Majesté),
(iii) l’article 51 (intimider le Parlement ou une législature),
(iv) l’article 53 (incitation à la mutinerie),
(v) l’article 61 (infractions séditieuses),
(vi) l’article 74 (piraterie),
(vii) l’article 75 (actes de piraterie),
(viii) l’article 235 (meurtre).
[…]
515 […]
Détention pour infraction mentionnée à l’article 469
(11) Le juge de paix devant lequel est conduit un prévenu inculpé d’une infraction mentionnée à l’article 469 doit ordonner qu’il soit détenu sous garde jusqu’à ce qu’il soit traité selon la loi et décerner à son sujet un mandat rédigé selon la formule 8.
[…]
570 […]
Mandat de dépôt
(5) Lorsqu’un prévenu, autre qu’une organisation, est condamné, le juge ou le juge de la cour provinciale, selon le cas, décerne ou fait décerner un mandat de dépôt rédigé selon la formule 21, et l’article 528 s’applique à l’égard d’un mandat de dépôt décerné sous le régime du présent paragraphe.
[…]
Emprisonnement à perpétuité ou pour plus de deux ans
743.1 (1) Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, une personne doit être condamnée à l’emprisonnement dans un pénitencier si elle est condamnée, selon le cas :
a) à l’emprisonnement à perpétuité;
b) à un emprisonnement de deux ans ou plus;
c) à l’emprisonnement pour deux ou plusieurs périodes de moins de deux ans chacune, à purger l’une après l’autre et dont la durée totale est de deux ans ou plus.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.
Grande criminalité
36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :
a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;
[…]
Rapport d’interdiction de territoire
44 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.
Suivi
(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.
[…]
Sursis
50 Il y a sursis de la mesure de renvoi dans les cas suivants :
[…]
b) tant que n’est pas purgée la peine d’emprisonnement infligée au Canada à l’étranger;