A-105-16
2018 CAF 55
Edgar Schmidt (appelant)
c.
Le procureur général du Canada (intimé)
et
L’Association canadienne des libertés civiles et la British Columbia Civil Liberties Association (intervenantes)
Répertorié : Schmidt c. Canada (Procureur général)
Cour d’appel fédérale, juges Stratas, Near et Rennie, J.C.A.—Ottawa, 8 février 2017 et 20 mars 2018.
Droit constitutionnel — Examen des projets de loi et des règlements — Norme applicable — Appel formé à l’encontre du jugement par lequel la Cour fédérale a rejeté l’action de l’appelant visant à obtenir un jugement déclaratoire — L’appelant a sollicité un jugement déclaratoire à propos de la signification de trois dispositions législatives (portant sur l’examen) : deux de ces dispositions exigent que le ministre de la Justice (ministre) « examine » le projet de loi en vue de rechercher ou de « vérifier » s’il est « incompatible » avec la Charte canadienne des droits et libertés ou avec la Déclaration canadienne des droits, selon le cas (art. 3 de la Déclaration canadienne des droits, art. 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice); la troisième, qui s’applique aux projets de règlement, exige que le greffier du Conseil privé procède à l’examen [d’un projet de règlement], pour s’assurer, notamment, qu’il n’est pas incompatible avec les fins et les dispositions de la Charte et de la Déclaration canadienne des droits (art. 3 de la Loi sur les textes réglementaires) — Dans certaines circonstances, à la suite de l’examen, un rapport faisant état d’une incompatibilité doit être présenté à la Chambre des communes ou aux autorités réglementaires, selon le cas — L’intimé a fait valoir que l’obligation de faire rapport s’impose uniquement lorsqu’aucun argument crédible ne permet d’établir la compatibilité du projet de loi avec les normes en question; la Cour fédérale a donné raison à l’intimé — Il s’agissait de savoir si la façon dont la ministre a interprété les dispositions relatives à l’examen, notamment le seuil à partir duquel un rapport faisant état d’une incompatibilité doit être présenté, était raisonnable — La façon dont la ministre a interprété les dispositions relatives à l’examen était raisonnable et, en fait, elle était correcte — Le texte de l’art. 3 de la Déclaration canadienne des droits et de l’art. 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice a été examiné — Bien que les versions française et anglaise soient légèrement différentes, elles ont un sens commun, car elles exigent que la ministre examine les dispositions en question et prenne une décision sur des incompatibilités avec les droits et les libertés garantis — Il a fallu déterminer dans la présente affaire si une loi est incompatible avec la Déclaration canadienne des droits et la Charte lorsqu’elle est « selon toute vraisemblance, incompatible », ou si elle est incompatible lorsqu’aucun « argument crédible » ne permet d’établir la compatibilité — L’argument de l’appelant selon lequel la ministre doit s’assurer que le projet de loi est, selon toute vraisemblance, incompatible, était contraire au texte des dispositions — Le contexte et l’objet des dispositions relatives à l’examen a été examiné — Il n’appartient pas à la ministre de la Justice ni à l’intimé de donner des conseils juridiques au législateur sur la question de savoir si les projets de loi sont constitutionnels ou non — En conclusion, les dispositions relatives à l’examen obligent la ministre à faire rapport lorsqu’aucun argument crédible n’est établi à l’appui de la constitutionnalité d’un projet de loi — Le point de vue de la ministre sur ce que les dispositions relatives à l’examen exigent était acceptable, justifiable et correct — Par conséquent, la norme de l’« argument crédible » appliquée par le ministère de la Justice dans son examen de la loi conformément à l’art. 3 de la Déclaration canadienne des droits, à l’art. 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice et à l’art. 3 de la Loi sur les textes réglementaires, était une interprétation raisonnable des exigences de cette législation — Appel rejeté.
Interprétation des lois — L’art. 3 de la Déclaration canadienne des droits, l’art. 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice et l’art. 3 de la Loi sur les textes réglementaires (portant sur l’examen) exigent que le ministre de la Justice et le greffier du Conseil privé examinent un projet de loi ou un projet de règlement pour déterminer s’il est « incompatible » avec la Charte canadienne des droits et libertés ou la Déclaration canadienne des droits — Il s’agissait de savoir si la façon dont la ministre a interprété les dispositions relatives à l’examen, notamment le seuil à partir duquel un rapport faisant état d’une incompatibilité doit être présenté, était raisonnable — Lorsqu’une cour de révision examine l’interprétation que donne le décideur administratif à des dispositions législatives, elle doit faire attention de ne pas interpréter les dispositions législatives de façon définitive et d’ensuite se servir de cette interprétation définitive comme critère pour évaluer ce que l’administrateur a fait — La façon dont la ministre a interprété les dispositions relatives à l’examen était raisonnable et, en fait, elle était correcte — Le texte de l’art. 3 de la Déclaration canadienne des droits et de l’art. 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice a été examiné — Bien que les versions française et anglaise soient légèrement différentes, elles ont un sens commun –– Pris ensemble, les termes clés exigent que la ministre de la Justice examine les dispositions en question et prenne une décision sur des incompatibilités avec les droits et les libertés garantis — L’argument de l’appelant selon lequel la ministre doit s’assurer que le projet de loi est, selon toute vraisemblance, incompatible, était contraire au texte des dispositions — Les dispositions relatives à l’examen obligent la ministre à faire rapport lorsqu’aucun argument crédible n’est établi à l’appui de la constitutionnalité d’un projet de loi.
Il s’agissait d’un appel formé à l’encontre du jugement par lequel la Cour fédérale a rejeté l’action de l’appelant visant à obtenir un jugement déclaratoire. L’appelant a sollicité un jugement déclaratoire à propos de la signification de trois dispositions législatives (portant sur l’examen). Deux de ces dispositions exigent que le ministre de la Justice (ministre) « examine » le projet de loi en vue de rechercher ou de « vérifier » s’il est « incompatible » avec la Charte canadienne des droits et libertés ou avec la Déclaration canadienne des droits, selon le cas (article 3 de la Déclaration canadienne des droits, article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice). La troisième, qui s’applique aux projets de règlement, exige que le greffier du Conseil privé procède à l’examen d’un projet de règlement, pour s’assurer, notamment, qu’il n’est pas incompatible avec les fins et les dispositions de la Charte et de la Déclaration canadienne des droits (article 3 de la Loi sur les textes réglementaires). Dans certaines circonstances, à la suite de l’examen, un rapport faisant état d’une incompatibilité doit être présenté à la Chambre des communes ou aux autorités réglementaires, selon le cas. Il fallait déterminer dans la présente affaire le seuil exigé pour faire rapport en vertu de ces dispositions.
Devant la Cour fédérale, l’appelant a soutenu qu’un rapport doit être présenté lorsque le projet de loi présente une « “incompatibilité probable” » avec les normes constitutionnelles et quasi constitutionnelles existantes. L’intimé a fait valoir que cette obligation de faire rapport s’impose uniquement lorsqu’aucun argument crédible ne permet d’établir la compatibilité du projet de loi avec les normes en question. La Cour fédérale a donné raison à l’intimé.
Il s’agissait principalement de savoir si la façon dont la ministre a interprété les dispositions relatives à l’examen — notamment, le seuil à partir duquel un rapport faisant état d’une incompatibilité doit être présenté — était raisonnable.
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
Les principes relatifs aux décisions administratives et à l’interprétation des lois ont été examinés. Lorsqu’une cour de révision examine l’interprétation que donne le décideur administratif à des dispositions législatives, elle doit faire attention de ne pas interpréter les dispositions législatives de façon définitive et d’ensuite se servir de cette interprétation définitive comme critère pour évaluer ce que l’administrateur a fait.
La façon dont la ministre a interprété les dispositions relatives à l’examen était raisonnable et, en fait, elle était correcte. Le texte des dispositions relatives à l’examen est soigneusement rédigé et vise plus particulièrement à rechercher ou à examiner si le projet de loi est incompatible avec certaines normes ou à « vérifier » que le projet de loi n’est pas incompatible avec certaines normes et, le cas échéant, cette incompatibilité doit être signalée.
Le texte de l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits et de l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice a été examiné. Les mots clés dans ces articles sont « rechercher si »/« vérifier si »/« ascertain whether » et « est incompatible »/« are inconsistent », et les définitions de ces termes ont été examinées. Bien que les versions française et anglaise soient légèrement différentes, elles ont un sens commun. Pris ensemble, les termes clés exigent que la ministre examine les dispositions en question et prenne une décision sur des incompatibilités avec les droits et les libertés garantis.
Le cœur du désaccord entre l’appelant et l’intimé était le suivant : dans quelles circonstances une loi est-elle incompatible avec la Déclaration canadienne des droits et la Charte? Il a donc fallu déterminer si elle est incompatible lorsqu’elle est « selon toute vraisemblance, incompatible », ou si elle est incompatible lorsqu’aucun « argument crédible » ne permet d’établir la compatibilité. L’argument de l’appelant selon lequel « non incompatible » signifie « compatible pour l’application de la loi » a été écarté. Si l’intention du législateur était d’exiger que la ministre s’assure que l’avant-projet de loi soit conforme aux droits garantis, il aurait pu utiliser ce terme, mais il ne l’a pas fait. L’argument de l’appelant selon lequel la ministre doit s’assurer que le projet de loi est, selon toute vraisemblance, incompatible, était contraire au texte des dispositions.
Le contexte et l’objet des dispositions relatives à l’examen a été examiné. Il n’appartient pas à la ministre de la Justice ni à l’intimé de donner des conseils juridiques au législateur sur la question de savoir si les projets de loi sont constitutionnels ou non. Ni la ministre de la Justice ni le procureur général du Canada ne sont des conseillers juridiques du législateur. En somme, l’exécutif ne se limite pas à proposer des mesures qui sont assurément constitutionnelles ou probablement constitutionnelles, mais il est habilité à présenter un projet de loi qui, après un « examen rigoureux [de ses] dispositions », est « défendable devant les tribunaux ». S’agissant des dispositions relatives à l’examen, il faut présumer que le législateur a imposé à la ministre une obligation qu’elle peut pratiquement respecter, et non une obligation dont il lui est impossible de s’acquitter.
En conclusion, les dispositions relatives à l’examen obligent la ministre à faire rapport lorsqu’aucun argument crédible n’est établi à l’appui de la constitutionnalité d’un projet de loi. Le point de vue de la ministre sur ce que les dispositions relatives à l’examen exigent était acceptable, justifiable et correct. Par conséquent, la norme de l’« argument crédible » appliquée par le Ministère dans son examen de la loi conformément à l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits, à l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice et à l’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires, était une interprétation raisonnable des exigences de cette législation. Enfin, la Cour fédérale a choisi de formuler ses propres déclarations quant au sens des dispositions relatives à l’examen, mais elle aurait pu rendre un jugement rejetant simplement la demande de jugement déclaratoire présentée par l’appelant, laissant ses motifs à l’appui du rejet parler d’eux-mêmes. Toutefois, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur réversible.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 7, 10, 11b), 15, 24(2).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 278.1 à 278.91.
Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44, art. 3.
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52.
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 12.
Loi modifiant le Code criminel (communication de dossiers dans les cas d’infraction d’ordre sexuel), L.C. 1997, ch. 30, art. 1.
Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi, L.C. 2018, ch. 29, art. 73.
Loi sur le ministère de la Justice, L.R.C. (1985), ch. J-2, art. 4.1, 5.
Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 12, 13, préambule.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18, 18.1.
Loi sur les textes réglementaires, L.R.C. (1985), ch. S-22, art. 3.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
R. c. Ulybel Enterprises Ltd., 2001 CSC 56, [2001] 2 R.C.S. 867; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 R.C.S. 83; Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Première nation des Hupacasath c. Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4; Schreiber c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 62, [2002] 3 R.C.S. 269; Williams c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 252, [2018] 4 R.C.F. 174; Canada c. Cheema, 2018 CAF 45, [2018] 4 R.C.F. 328; Edwards, Henrietta Muir v. Attorney-General for Canada, [1929] UKPC 86 (BAILII), [1930] A.C. 124, [1930] D.L.R. 98.
DÉCISIONS CITÉES :
Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 R.C.S. 99; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667; Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 R.C.S. 524; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557; Nation Gitxaala c. Canada, 2016 CAF 187, [2016] 4 R.C.F. 418; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293; Québec (Procureur général) c. Guérin, 2017 CSC 42, [2017] 2 R.C.S. 3; Québec (Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail) c. Caron, 2018 CSC 3, [2018] 1 R.C.S. 35; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 S.C.R. 27; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; ATCO Gas & Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy & Utilities Board), 2006 CSC 4, [2006] 1 R.C.S. 140; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de I.P.E.; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provincial de I.P.E., [1997] 3 R.C.S. 3; Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; Fraser c. C.R.T.F.P., [1985] 2 R.C.S. 455; Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396; Québec (Procureur général) c. A., 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597; R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292; R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395; École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, [2015] 1 R.C.S. 613; Société des Acadiens c. Association of Parents, [1986] 1 R.C.S. 549; R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768; R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199; R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3; Delisle c. Canada (Sous-procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989; Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854; Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, [2001] 3 R.C.S. 1016; Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627; Baier c. Alberta, 2007 CSC 31, [2007] 2 R.C.S. 673; Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie-Britannique, 2009 CSC 31, [2009] 2 R.C.S. 295; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Walker c. Île-du-Prince-Édouard, [1995] 2 R.C.S. 407; Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; Rogers Communications Inc. c. Châteauguay (Ville), 2016 CSC 23, [2016] 1 R.C.S. 467; Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31; Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, 2014 CSC 21, [2014] 1 R.C.S. 433; Renvoi relatif au projet de Loi 30, An Act to Amend the Education Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148; Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588; Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139; Mackay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357.
DOCTRINE CITÉE
Canadian Oxford Dictionary, 2e éd. Don Mills, Ont. : Oxford University Press, 2004, « ascertain », « inconsistent », « whether ».
Dictionnaire de droit québécois et canadien : avec table des matières et lexique anglais-français, 5e éd. Montréal : Wilson & Lafleur, 2015, « incompatible ».
Falzon, Frank A.V., c.r. « Statutory Interpretation, Deference and the Ambiguous Concept of ‘Ambiguity’ on Judicial Review » présentée à la conférence C.L.E. B.C. 16 novembre 2015.
Le Nouveau Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris : Le Robert, 2006, « incompatible », « rechercher », « si », « vérifier ».
APPEL formé à l’encontre du jugement par lequel la Cour fédérale (2016 CF 269, [2016] 3 R.C.F. 477) a rejeté l’action de l’appelant visant à obtenir un jugement déclaratoire dans une affaire mettant en cause la signification de trois dispositions législatives portant sur l’examen de projets de loi et de règlement. Appel rejeté.
ONT COMPARU :
David Yazbeck et Michael Fisher pour l’appelant.
Alain Préfontaine, Elizabeth Kikuchi et Sarah Sherhols pour l’intimé.
Gillian Hnatiw, Cara Faith Zwibel et Daniel Sheppard pour les intervenantes l’Association canadienne des libertés civiles et la British Columbia Civil Liberties Association.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck s.r.l., Ottawa, pour l’appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.
Association canadienne des libertés civiles, Toronto, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Goldblatt Partners LLP, Toronto, pour l’intervenante la British Columbia Civil Liberties Association.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge Stratas, J.C.A. : La Cour est saisie d’un appel formé à l’encontre du jugement rendu le 2 mars 2016 par la Cour fédérale (le juge Noël) : 2016 CF 269, [2016] 3 R.C.F. 477. La Cour fédérale a rejeté l’action de l’appelant visant à obtenir un jugement déclaratoire.
[2] L’appelant a sollicité un jugement déclaratoire à propos de la signification de trois dispositions législatives. Deux de ces dispositions exigent que le ministre « examine » le projet de loi en vue de rechercher ou de « vérifier » s’il est « incompatible » avec la Charte [Charte canadienne des droits et libertés] ou avec la Déclaration canadienne des droits, selon le cas : l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44, et l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice, L.R.C. (1985), ch. J-2. La troisième, qui s’applique aux projets de règlement, exige que le greffier du Conseil privé (en consultation avec le sous-ministre) « procède […] à l’examen [d’un projet de règlement] », pour s’assurer, notamment, qu’il « n’empiète pas indûment sur les droits et libertés existants et, en tout état de cause, n’est pas incompatible avec les fins et les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés et de la Déclaration canadienne des droits » : l’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires, L.R.C. (1985), ch. S-22.
[3] Dans certaines circonstances, à la suite de l’examen, un rapport faisant état d’une incompatibilité doit être présenté à la Chambre des communes ou aux autorités réglementaires, selon le cas. Mais quel est le seuil exigé pour faire rapport en vertu de ces dispositions?
[4] Devant la Cour fédérale, l’appelant a soutenu qu’un rapport doit être présenté lorsque le projet de loi présente une « “incompatibilité probable” » avec les normes constitutionnelles et quasi constitutionnelles existantes. L’intimé, quant à lui, a fait valoir que cette obligation de faire rapport s’impose uniquement lorsqu’aucun argument crédible ne permet d’établir la compatibilité du projet de loi avec les normes en question. La Cour fédérale a donné raison à l’intimé.
[5] À mon avis, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur. En effet, je souscris pour l’essentiel à ses motifs, quoique j’aie des motifs supplémentaires pour appuyer le jugement qu’elle a rendu. Par conséquent, je rejetterais l’appel.
A. Une objection préliminaire
[6] Dans son mémoire, l’intimé soutient que l’appel devrait être rejeté parce que l’appelant n’a pas satisfait aux conditions nécessaires à l’octroi d’un jugement déclaratoire énoncées dans l’arrêt Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 R.C.S. 99, au paragraphe 11.
[7] L’intimé ajoute que, dans la mesure où l’appelant demande à la Cour de déclarer à quel moment le ministre devrait signaler une incompatibilité à la Chambre des communes, c’est au législateur d’en décider. Il revient en effet au législateur de décider, au titre du privilège parlementaire, si le ministre assume ses responsabilités envers la Chambre conformément aux attentes à cet égard : Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667.
[8] Je rejette les arguments de l’intimé. En tant qu’ancien examinateur de projets de loi en application des dispositions relatives à l’examen, l’appelant avait un intérêt suffisant pour porter la contestation devant la Cour fédérale en vue d’obtenir les jugements déclaratoires souhaités. Si un tel jugement avait été accordé, il aurait eu de véritables effets concrets : le seuil de déclaration requis en application des dispositions d’examen aurait été modifié.
[9] Conclure que l’appelant n’a pas qualité pour demander les jugements déclaratoires revient à placer les dispositions relatives à l’examen à l’abri des contestations. Compte tenu de ces faits, si cela s’avérait nécessaire, j’accorderais à l’appelant la qualité pour agir dans l’intérêt public afin de solliciter les jugements déclaratoires : Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 R.C.S. 524.
[10] Je rejette également la description faite par l’intimé selon laquelle l’espèce est une question de privilège parlementaire.
[11] Nous traitons ici d’une loi qui oblige la ministre et le greffier du Conseil privé (en consultation avec le sous-ministre) à effectuer certaines actions. La question dont nous sommes saisis est celle de savoir si ces titulaires de charge publique respectent leurs obligations d’origine législative. La réponse dépend donc de la façon dont nous interprétons la loi.
[12] Les cours de justice ont l’habitude de procéder à ce genre d’analyse. Cela est particulièrement vrai pour les cours fédérales, qui sont généralement responsables d’assurer la surveillance de l’exercice des pouvoirs législatifs par le pouvoir exécutif fédéral : Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, au paragraphe 24; Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, articles 18 et 18.1.
B. Les dispositions législatives en cause
[13] L’article 3 de la Déclaration canadienne des droits dispose ce qui suit :
Devoirs du ministre de la Justice
3 (1) Sous réserve du paragraphe (2), le ministre de la Justice doit, en conformité de règlements prescrits par le gouverneur en conseil, examiner tout règlement transmis au greffier du Conseil privé pour enregistrement, en application de la Loi sur les textes réglementaires, ainsi que tout projet ou proposition de loi soumis ou présentés à la Chambre des communes par un ministre fédéral en vue de rechercher si l’une quelconque de ses dispositions est incompatible avec les fins et dispositions de la présente Partie, et il doit signaler toute semblable incompatibilité à la Chambre des communes dès qu’il en a l’occasion.
Exception
(2) Il n’est pas nécessaire de procéder à l’examen prévu par le paragraphe (1) si le projet de règlement a fait l’objet de l’examen prévu à l’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires et destiné à vérifier sa compatibilité avec les fins et les dispositions de la présente partie.
[14] L’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice dispose :
Examen de projets de loi et de règlements
4.1 (1) Sous réserve du paragraphe (2), le ministre examine, conformément aux règlements pris par le gouverneur en conseil, les règlements transmis au greffier du Conseil privé pour enregistrement, en application de la Loi sur les textes réglementaires ainsi que les projets ou propositions de loi soumis ou présentés à la Chambre des communes par un ministre fédéral, en vue de vérifier si l’une de leurs dispositions est incompatible avec les fins et dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés, et fait rapport de toute incompatibilité à la Chambre des communes dans les meilleurs délais possible.
Exception
(2) Il n’est pas nécessaire de procéder à l’examen prévu par le paragraphe (1) si le projet de règlement a fait l’objet de l’examen prévu à l’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires et destiné à vérifier sa compatibilité avec les fins et les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés.
[15] L’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires dispose comme suit :
Envoi au Conseil privé
3 (1) Sous réserve des règlements d’application de l’alinéa 20a), l’autorité réglementaire envoie chacun de ses projets de règlement en trois exemplaires, dans les deux langues officielles, au greffier du Conseil privé.
Examen
(2) À la réception du projet de règlement, le greffier du Conseil privé procède, en consultation avec le sous-ministre de la Justice, à l’examen des points suivants :
a) le règlement est pris dans le cadre du pouvoir conféré par sa loi habilitante;
b) il ne constitue pas un usage inhabituel ou inattendu du pouvoir ainsi conféré;
c) il n’empiète pas indûment sur les droits et libertés existants et, en tout état de cause, n’est pas incompatible avec les fins et les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés et de la Déclaration canadienne des droits;
d) sa présentation et sa rédaction sont conformes aux normes établies.
Avis à l’autorité réglementaire
(3) L’examen achevé, le greffier du Conseil privé en avise l’autorité réglementaire en lui signalant, parmi les points mentionnés au paragraphe (2), ceux sur lesquels, selon le sous-ministre de la Justice, elle devrait porter son attention.
Application
(4) L’alinéa (2)d) ne s’applique pas aux projets de règlements, décrets, ordonnances, arrêtés ou règles régissant la pratique ou la procédure dans les instances engagées devant la Cour suprême du Canada, la Cour d’appel fédérale, la Cour fédérale, la Cour canadienne de l’impôt ou la Cour d’appel de la cour martiale du Canada.
[16] Bien que ces textes de loi présentent quelques différences mineures, ils peuvent être examinés ensemble aux fins de l’espèce. Une telle approche est conforme au « principe d’interprétation [des lois] qui présume l’harmonie, la cohérence et l’uniformité entre les lois traitant du même sujet » : R. c. Ulybel Enterprises Ltd., 2001 CSC 56, [2001] 2 R.C.S. 867, au paragraphe 52. Pour la suite des présents motifs, je ferai référence à cette législation sous la désignation « dispositions relatives à l’examen ».
C. Y a-t-il une norme de contrôle à appliquer?
[17] Dans le cadre d’un appel formé à l’encontre d’un jugement rendu à l’égard d’une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, nous devons évaluer si celle-ci a choisi la bonne norme de contrôle, et si elle l’a correctement appliquée : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47.
[18] Pour ce faire, nous devons d’abord évaluer la nature véritable ou essentielle de la demande de l’appelant : JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, au paragraphe 50; Nation Gitxaala c. Canada, 2016 CAF 187, [2016] 4 R.C.F. 418, au paragraphe 137. La forme de l’acte de procédure est subordonnée à son fond : JP Morgan, aux paragraphes 49 et 50.
[19] En l’espèce, l’appelant ne conteste aucune décision administrative en particulier. Il cherche plutôt à obtenir un jugement déclaratoire. L’appelant affirme que la ministre, le greffier du Conseil privé et le sous-ministre interprètent et appliquent de façon erronée les dispositions relatives à l’examen en adoptant un seuil de déclaration trop rigoureux.
[20] La Cour fédérale a observé (au paragraphe 40) que, même si elle avait été présentée comme une action en jugement déclaratoire, la procédure était en réalité un contrôle judiciaire de l’interprétation faite par la ministre, le greffier du Conseil et le sous-ministre des dispositions relatives à l’examen. Je suis d’accord.
[21] Notre Cour a adopté cette approche dans l’arrêt Première Nation des Hupacasath c. Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4. Dans cette affaire, une Première Nation avait demandé un jugement déclaratoire selon lequel elle avait le droit d’être consultée avant que le gouvernement du Canada ne conclue un accord international. En substance, la demande de jugement déclaratoire s’inscrivait dans le contexte d’une décision administrative rendue par le gouvernement du Canada. Le gouvernement du Canada avait décidé — implicitement ou explicitement, compte tenu de la position énoncée par la Première Nation — qu’il pouvait mettre en vigueur l’accord international sans consulter la Première Nation ou d’autres peuples autochtones. Au moyen d’un jugement déclaratoire, la Première Nation a cherché à faire annuler la décision administrative visée. Étant donné qu’il s’agissait là du fond de la question, la Cour a ensuite déterminé la norme de contrôle applicable, comme elle le fait chaque fois qu’on lui demande de réviser une décision administrative. Elle a donc appliqué la norme de la décision raisonnable.
[22] L’objet de la présente procédure est d’attaquer les pratiques administratives suivies de longue date par la ministre pour ce qui est des dispositions relatives à l’examen, notamment l’omission de faire rapport d’une incompatibilité lorsqu’il y aurait censément eu lieu de le faire. L’interprétation faite par la ministre des dispositions relatives à l’examen est au cœur de la présente instance. On demande essentiellement à cette Cour de rejeter cette interprétation. Comme il a été établi dans l’arrêt Hupacasath, et comme l’a souligné la Cour fédérale, il faut examiner la norme de contrôle à appliquer.
D. Quelle est la norme de contrôle applicable?
[23] Dans le cas qui nous occupe, la ministre et le greffier du Conseil privé (en consultation avec le sous-ministre) sont chargés d’examiner les projets de loi. Ils « interprète[nt] [leur] propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à [leur] mandat et dont il[s] [ont] une connaissance approfondie » : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 54. En pareilles circonstances, la norme de contrôle présumée est la norme de la décision raisonnable : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 54. Ce principe a été confirmé dans de nombreuses autres affaires : voir, par exemple, Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, au paragraphe 34; et, plus récemment, Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293; Québec (Procureure générale) c. Guérin, 2017 CSC 42, [2017] 2 R.C.S. 3; et Québec (Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail) c. Caron, 2018 CSC 3, [2018] 1 R.C.S. 35.
E. Principes relatifs aux décisions administratives et à l’interprétation des lois
[24] La Cour suprême a donné beaucoup d’indications sur la façon dont les cours devraient interpréter les dispositions législatives. En revanche, elle n’a jamais précisé de manière claire et explicite de quelle manière les décideurs administratifs eux-mêmes devraient interpréter les dispositions législatives. Elle l’a toutefois fait de manière implicite. Lorsque la Cour suprême procède à un contrôle du caractère raisonnable de l’interprétation des dispositions législatives faite par des décideurs administratifs, elle examine à tout coup ces interprétations en utilisant la méthodologie qu’elle a prescrite aux cours de justice.
[25] En quoi consiste cette méthodologie? Les dispositions législatives doivent être interprétées en fonction de leur texte, de leur contexte et de leur objet : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601.
[26] Dans le cadre de cet exercice d’interprétation, on doit également tenir compte du fait que les dispositions des lois « s’interprète[nt] de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de [leur] objet » : Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, article 12. Les versions française et anglaise de chaque loi font pareillement autorité : Schreiber c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 62, [2002] 3 R.C.S. 269, au paragraphe 54.
[27] Afin de discerner [traduction] « ce que la loi veut réellement dire », il faut en analyser le texte, le contexte et l’objet : Williams c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 252, [2018] 4 R.C.F. 174, au paragraphe 48; Canada c. Cheema, 2018 CAF 45, [2018] 4 R.C.F. 328, au paragraphe 80.
[28] Cette analyse doit être faite objectivement et impartialement, sans tenir compte de considérations extrinsèques telles que les principes personnels ou les préférences politiques. Il faut se garder de viser les résultats que l’on préfère personnellement, de ne retenir que ce qui nous plaît pour ignorer ce qui ne nous plaît pas ou de s’en tenir mordicus à ce qui nous paraît être préférable pour les Canadiens ou la société canadienne. De telles approches ont toutes en commun d’être axées sur ce que l’on souhaite que la loi signifie, plutôt que sur ce qu’elle signifie réellement : Williams, au paragraphe 48.
[29] En d’autres termes, « [a]u moment d’interpréter une loi, il faut toujours se concentrer sur ce que le législateur a vraiment dit, et non sur ce qu’on aurait voulu qu’il dise ou sur ce qu’on prétend qu’il a dit » : Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 R.C.S. 83, au paragraphe 202 (le juge Brown, avec l’appui de la juge en chef McLachlin [tel était son titre], les autres juges ne s’opposant pas à cette déclaration).
[30] Cette Cour a récemment formulé la même idée comme suit :
Les juges ne sont que des avocats auxquels a été conféré un pouvoir judiciaire. Tout comme ceux qu’ils servent, les juges ne sont pas élus, et ils sont liés par la loi. D’où viendrait donc le droit des juges de fermer les yeux sur le sens véritable d’une loi adoptée par les élus pour lui préférer un sens qui correspond avec leurs propres convictions […]
(Cheema, au paragraphe 79; voir aussi Williams, au paragraphe 49.)
[31] Dans le même ordre d’idées, cette Cour s’est également exprimée ainsi :
En l’absence d’un argument convaincant voulant que la loi soit incompatible avec la Constitution, les juges — comme tout le monde — sont liés par la loi. Ils doivent la prendre telle qu’elle est. Ils ne doivent pas y insérer le sens qu’ils veulent lui donner. Ils doivent en dégager son sens véritable et l’appliquer, rien de plus.
Comment faire? Comme la jurisprudence l’indique, nous devons examiner le texte, le contexte et l’objet de la loi aussi objectivement et équitablement que possible. Pour ce faire, et plus particulièrement en ce qui concerne l’objet, nous avons de l’aide : la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch I-21, les règles d’interprétation législative connues à la fois des rédacteurs législatifs et des tribunaux, et les autres outils d’interprétation tels que — dans certaines circonstances et avec la prudence voulue — les documents extrinsèques, contemporains (p. ex., les résumés d’études d’impact de la réglementation ou les déclarations explicatives officielles), les débats législatifs et l’historique de la loi.
(Williams, aux paragraphes 50 et 51.)
[32] Lorsqu’il interprète une loi, le tribunal peut évaluer les effets ou les résultats probables des interprétations opposées pour voir laquelle s’harmonise le plus avec le texte, le contexte et l’objet. Cette façon de procéder s’impose :
[…] Le juge procède à cet examen non pas pour cerner l’interprétation qui s’accorde avec ses politiques personnelles ou ses préférences politiques. Il examine plutôt ces effets ou résultats au regard des critères habituels et reconnus que sont le texte, le contexte et l’objet, afin de dégager le sens véritable de la loi. Par exemple, si une interprétation est contraire à l’objet de la loi, mais qu’une autre interprétation ne l’est pas, cette dernière pourrait être préférable à la première.
(Williams, au paragraphe 52.)
[33] La législation en cause en l’espèce concerne la Charte. Dans un cas comme celui qui nous occupe, le risque que des politiques personnelles ou des préférences politiques s’introduisent illégitimement dans le processus d’interprétation est élevé — la Charte suscite chez certains des opinions et des passions fortes.
[34] Beaucoup considèrent que la Charte fait partie d’un arbre vivant qui doit croître et prendre de l’expansion. Ainsi, toute mesure ayant trait à la Charte, comme la législation dont nous sommes saisis, devrait être interprétée de manière à favoriser autant que possible la défense des droits et libertés garantis par la Charte en général. À titre d’exemple, l’intervenante, l’Association canadienne des libertés civiles, soutient que le seuil pour signaler une incompatibilité avec la Charte devrait être abaissé sensiblement afin qu’un plus grand nombre d’incompatibilités soient signalées et qu’une sérieuse réflexion sur les questions relatives à la Charte ait lieu pendant le processus législatif, ce qui permettrait peut-être d’éliminer le nombre de litiges fondés sur la Charte à l’avenir.
[35] À ce sujet, nous avons affaire à des dispositions législatives qui exigent notamment que l’on vérifie la compatibilité des projets de loi avec la Charte. En interprétant ces dispositions, nous devons nous garder d’adopter une vision unilatérale de la Charte à la demande d’une partie. La Charte est un document empreint de nuances. L’article premier en est un exemple. Il indique que la Charte garantit les droits et libertés qui y sont énoncés, mais que ceux-ci peuvent être restreints « par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique » [article 1]. Et la Constitution dans laquelle elle s’inscrit — notre loi suprême selon l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 — n’est pas seulement [traduction] « un arbre susceptible de croître et de se développer », mais aussi un arbre dont la croissance et l’expansion se font « à l’intérieur de ses limites naturelles » : Edwards, Henrietta Muir v. Attorney-General for Canada, [1929] UKPC (BAILII), [1930] A.C. 124, [1930] D.L.R. 98, aux pages 106 et 107.
F. Examen de la norme de la décision raisonnable
[36] Comment devrait-on examiner le caractère raisonnable de l’interprétation donnée par un décideur administratif aux dispositions législatives? À cet égard, la Cour suprême nous a donné un peu d’indications.
[37] Les dispositions législatives peuvent prendre différentes tournures et servent de nombreuses fins. Certaines dispositions sont très précises et présentent peu d’ambiguïté ou n’en présentent pas du tout. En ce qui concerne celles-là, on pourrait s’attendre à ce que le décideur administratif ait très peu de possibilités d’interprétation acceptables et justifiables — peut-être même qu’une seule : voir McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, au paragraphe 38.
[38] D’autres sont rédigées en des termes généraux, avec ambiguïté, en empruntant des expressions comme « à son avis », « a le pouvoir discrétionnaire », « dans l’intérêt public » et « lorsqu’il est raisonnable », ce qui donne au décideur administratif beaucoup plus de possibilités d’interprétation acceptables et justifiables : Frank A.V. Falzon, c.r., « Statutory Interpretation, Deference and the Ambiguous Concept of ‘Ambiguity’ on Judicial Review », C.L.E. B.C. conference, 16 novembre 2015. En raison de l’étendue et de l’ambiguïté de ce genre d’expressions, le décideur administratif qui essaie d’en discerner le sens portera une attention particulière au contexte et à l’objet. Certains décideurs administratifs sont très bien placés pour évaluer le contexte et l’objet en raison de leur spécialisation, de leur expérience et de leur expertise.
[39] Il faut garder à l’esprit que la norme de la décision raisonnable est une norme déférente : Dunsmuir, au paragraphe 47. Il faut faire attention de ne pas faire ce que certains appellent un contrôle « déguisé selon la norme de la décision correcte ». Cette Cour a expliqué ce concept comme suit :
Lorsqu’il applique la norme de la décision raisonnable, le juge n’élabore pas sa propre opinion sur la question pour la substituer ensuite à la décision de l’administrateur, en déclarant déraisonnable tout ce qui est incompatible avec cette opinion. Autrement dit, le juge réformateur n’établit pas son propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait l’administrateur et déclarer déraisonnable tout ce qui est contraire à ce critère. Ce faire équivaudrait, de la part du juge, à élaborer, affirmer et imposer son propre point de vue sur la question, soit un contrôle fondé sur la norme de la décision correcte.
(Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, au paragraphe 28.)
[40] Ainsi, lorsqu’une cour de révision examine l’interprétation que donne le décideur administratif à des dispositions législatives, elle doit faire attention de ne pas interpréter les dispositions législatives de façon définitive et d’ensuite se servir de cette interprétation définitive comme critère pour évaluer ce que l’administrateur a fait.
G. Analyse
[41] Dans l’ensemble, je conclus que la façon dont la ministre a interprété les dispositions relatives à l’examen — notamment, le seuil à partir duquel un rapport faisant état d’une incompatibilité doit être présenté — est raisonnable. En fait, j’estime que l’interprétation de la ministre est correcte.
1) Le texte législatif
[42] Le texte des dispositions relatives à l’examen est soigneusement rédigé. Il n’oblige pas la ministre à faire un rapport général sur la cohérence du projet de loi avec des normes en particulier. Il n’exige pas non plus la production d’un rapport général sur les effets que pourrait avoir le projet de loi sur des normes en particulier. Il est libellé beaucoup plus étroitement.
[43] Ces dispositions se distinguent de la nouvelle disposition d’examen proposée qui est actuellement à l’étude au Parlement : l’article 73 du projet de loi C-51, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi, L.C. 2018, ch. 29 (qui oblige le ministre à déposer devant le Parlement un énoncé qui indique les « effets possibles » du projet de loi sur les droits et libertés garantis par la Charte).
[44] Les dispositions relatives à l’examen visent à rechercher ou à examiner si le projet de loi est incompatible avec certaines normes ou à « vérifier » que le projet de loi n’est pas incompatible avec certaines normes. Le cas échéant, cette incompatibilité doit être signalée.
[45] Il en découle implicitement que la ministre doit conclure, avec un certain degré de certitude, que la loi est incompatible avant qu’un rapport ne puisse être présenté. Le sens commun des mots « rechercher » et « vérifier si » et « ascertain » et « ensure » exige que la personne soit convaincue qu’une situation existe. Ainsi, en application des dispositions relatives à l’examen, soit la ministre conclut qu’une disposition est « incompatible », soit elle ne le fait pas.
[46] Les dispositions relatives à l’examen n’exigent pas que la ministre et le greffier du Conseil privé (en consultation avec le sous-ministre) aillent jusqu’à confirmer que la loi est compatible avec les normes. Je souscris à l’observation suivante figurant dans le mémorandum de l’intimé (au paragraphe 59) :
[traduction] Malgré l’affirmation contraire de l’appelant, vérifier l’incompatibilité (« inconsistency ») n’équivaut pas à vérifier la « compatibilité » (« consistency »). En choisissant de ne pas demander à la ministre de vérifier la « compatibilité », le législateur montre qu’il s’attend à ce qu’elle lui garantisse que le projet de loi est justifiable; la norme de l’argument crédible correspond à cette attente.
[47] J’aimerais offrir une analyse plus détaillée du texte des dispositions relatives à l’examen.
– I –
[48] Examinons d’abord le texte de l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits et de l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice. Comme l’a souligné la Cour fédérale aux paragraphes 113 et 114, les mots clés dans ces articles sont « rechercher si »/« vérifier si »/« ascertain whether » et « est incompatible »/« are inconsistent ».
[49] Selon le Canadian Oxford Dictionary (2e éd. Don Mills, Ont. : Oxford University Press, 2004) le mot « ascertain » signifie « find out as a definite fact ». Par conséquent, la version anglaise des deux lois ordonne à la ministre de déterminer si les dispositions qu’elle examine sont incompatibles avec les droits et libertés garantis.
[50] Le Nouveau Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris : Le Robert (2006) définit le verbe « rechercher » (version française de la Déclaration canadienne des droits) comme suit : « 1. chercher de façon consciente, méthodique; 2. chercher à connaître, à découvrir », il est indiqué que le verbe « déterminer » en est un synonyme; « 3. reprendre; 4. tenter d’obtenir par une recherche; 5. tenter, essayer de connaître ».
[51] Le Nouveau Petit Robert définit le verbe « vérifier » (version française de la Loi sur le ministère de la Justice) comme suit : « 1. examiner la valeur de … par une confrontation avec les faits, ou par un contrôle de la cohérence interne », il est indiqué que les verbes « examiner » et « contrôler » en sont des synonymes; « 2. examiner (une chose); 3. Reconnaître ou faire reconnaître pour vrai par l’examen ».
[52] Les deux verbes français exigent une sorte d’examen et de conclusion. Le verbe « rechercher » exige que la ministre examine la question de façon méthodique avant de prendre une décision. Le verbe « vérifier » porte sur le même devoir, exigeant que la ministre examine les dispositions. Ces deux verbes sont entièrement compatibles avec le verbe anglais « ascertain ». Les trois verbes exigent donc que la ministre de la Justice procède à un examen et parvienne à une conclusion.
[53] Les verbes « rechercher », « vérifier » et « ascertain » ne peuvent être dissociés des termes suivants : « si » et « whether ». Les termes « si » et « whether » influencent les verbes précédents.
[54] Le Nouveau Petit Robert définit le terme « si » de la manière suivante : « introduit soit une condition (à laquelle correspond une conséquence dans la principale), soit une simple supposition ou éventualité. » Ainsi, ce terme introduit une clause conditionnelle à laquelle est rattachée une conséquence correspondante. Le Canadian Oxford Dictionary définit le terme « whether » comme suit : « 1 introducing an indirect question; 2 introducing an indirect question, simple inquiry, or opinion, in which the second alternative is implied only. » Le mot français « si » est plus proche du mot anglais « if » que du mot « whether ». Cependant, cette différence n’est pas pertinente dans l’interprétation de ces dispositions.
[55] Bien que les versions française et anglaise soient légèrement différentes, elles ont un sens commun. Pris ensemble, les termes en cause exigent que la ministre examine les dispositions en question et prenne une décision. La ministre doit répondre à la question suivante : « Ces dispositions sont-elles incompatibles avec les droits et libertés garantis? » Si la ministre conclut par l’affirmative, elle doit en faire rapport à la Chambre des communes.
[56] Aux paragraphes 46 à 50 de son mémoire, l’appelant soutient que l’utilisation du mot « si » exige une opinion ou un jugement nuancé, et [traduction] « non la certitude d’une part et la faible possibilité d’autre part ». L’appelant soutient qu’en conséquence, la ministre doit parvenir à une conclusion sur la « compatibilité » avec les droits et libertés garantis et également à une conclusion sur l’« incompatibilité ».
[57] Je ne suis pas de cet avis.
[58] Cet argument ne peut être concilié avec le libellé explicite des deux lois, qui n’utilise que le terme « incompatible », ce qui oblige la ministre à ne procéder qu’à un seul type d’examen. De plus, cet argument ne peut être concilié avec les versions françaises qui utilisent le mot « si ». La ministre ne doit agir que si elle détermine qu’une disposition est incompatible. La clause conditionnelle est la conclusion à l’existence d’une incompatibilité et la conséquence est le rapport à la Chambre des communes. Le libellé de la Déclaration canadienne des droits et de la Loi sur le ministère de la Justice ne peut justifier une interprétation qui oblige la ministre à prendre deux décisions, l’une portant sur la compatibilité et l’autre sur l’incompatibilité, puis à [traduction] « déterminer laquelle des deux opinions possibles est la meilleure » : mémoire de l’appelant, au paragraphe 49.
[59] À cette fin, nous arrivons au cœur du désaccord entre l’appelant et l’intimé : dans quelles circonstances une loi est-elle incompatible avec la Déclaration canadienne des droits et la Charte? Est-elle incompatible lorsqu’elle est « selon toute vraisemblance, incompatible »? Ou est-elle incompatible lorsqu’aucun « argument crédible » ne permet d’établir la compatibilité?
[60] Le Canadian Oxford Dictionary définit le terme « inconsistent » en partie comme suit : « 2 (often followed by with) not in keeping; discordant; at variance. 3 not staying the same throughout; having self-contradictory elements. »
[61] Le Nouveau Petit Robert définit le terme « incompatible » comme suit : « [q]ui ne peut coexister, être associé, réuni avec (une autre chose) »; les termes « contraire », « inconciliable » et « opposé » sont synonymes. Le terme « incompatible » est défini dans le Dictionnaire de droit québécois et canadien : avec table des matières et lexique anglais-français, 5e éd. Montréal : Wilson et Lafleur (2015), comme suit : « 1. Se dit certains textes juridiques qui s’opposent ou qui ne peuvent s’appliquer simultanément. (Angl. Inconsistent) ».
[62] Le terme français « incompatible » et le terme anglais « inconsistent » ont tous deux le même sens : deux éléments sont incompatibles lorsqu’ils ne peuvent coexister; ils sont opposés; ils sont contraires.
[63] Aux paragraphes 30 et 31 de son mémoire, l’appelant soutient que « non incompatible » (souligné dans l’original) signifie [traduction] « compatible pour l’application de la loi ». Rien n’a été cité pour étayer cet argument. Pour justifier cette interprétation, l’appelant invoque le paragraphe 4.1(2) de la Loi sur le ministère de la Justice et le paragraphe 3(2) de la Déclaration canadienne des droits, les dispositions qui soustraient la ministre de la Justice à l’examen des projets de règlement si le greffier du Conseil privé s’en est déjà acquitté en application de la Loi sur les textes réglementaires. L’appelant fait remarquer que, bien que l’expression « not inconsistent » figure dans la version anglaise, l’expression « à vérifier sa compatibilité » figure dans la version française. L’appelant fait valoir que, de cette façon, [traduction] « le législateur confirme qu’il voulait que le terme “not inconsistent” soit synonyme de “compatible” ».
[64] Cette observation n’est pas convaincante.
[65] Si l’intention du législateur était d’exiger que la ministre s’assure que l’avant-projet de loi soit conforme aux droits garantis, il aurait pu utiliser ce terme. Il ne l’a pas fait. Le paragraphe 3(1) de la Déclaration canadienne des droits et le paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le ministère de la Justice utilisent tous deux le terme « incompatible ». Le sens ordinaire de ces dispositions n’est pas modifié par la version française d’un article subséquent qui dispense la ministre d’examiner un projet de règlement si ce travail a déjà été fait par le greffier du Conseil privé.
[66] La norme de l’argument crédible appliquée par la ministre de la Justice lui permet de s’acquitter des obligations que lui imposent les dispositions relatives à l’examen. Si elle estime que, en fonction d’un argument véritable fondé sur l’état actuel du droit, le tribunal acceptera que le projet de loi soit adopté — qu’il est sans aucun doute conforme à la Déclaration canadienne des droits et à la Charte — elle ne peut pas en venir à la conclusion que le projet de loi est incompatible avec les droits garantis. La ministre ne sera pas tenue de faire rapport. La norme de l’argument crédible permet à la ministre de répondre à la seule question qui lui est posée.
[67] On ne demande pas à la ministre de procéder à un exercice de mise en balance. Cette interprétation est renforcée par l’utilisation des mots « est » et « are » dans les dispositions. Ce libellé requiert qu’il y ait une certitude quant à l’incompatibilité.
[68] L’argument de l’appelant selon lequel la ministre doit s’assurer que le projet de loi est, selon toute vraisemblance, incompatible est contraire au texte des dispositions. Textuellement, les dispositions n’exigent pas qu’un rapport soit présenté si le projet de loi « peut être incompatible », « pourrait être incompatible » ou « est susceptible d’être incompatible ».
– II –
[69] Maintenant, quelques remarques supplémentaires concernant le texte du paragraphe 3(2) de la Loi sur les textes réglementaires.
[70] Cette disposition oblige le greffier du Conseil privé, en consultation avec le sous-ministre de la Justice, à « examiner » un projet de règlement pour s’« assurer » qu’il n’« empiète pas indûment sur les droits et libertés existants » et, « en tout état de cause, n’est pas incompatible » avec la Déclaration canadienne des droits et la Charte.
[71] Comme l’a fait remarquer la Cour fédérale au paragraphe 129, les versions française et anglaise sont libellées différemment. La version anglaise précise que le greffier du Conseil privé « “shall examine” » les règlements « “to ensure that” », alors que la version française exige simplement que le greffier « “procède […] à l’examen” ». La version française ne contient aucune disposition exigeant que le greffier « s’assure » du résultat. Dans ce cas, la version anglaise peut avoir un sens plus large que la version française.
[72] Dans l’interprétation de dispositions bilingues, « lorsqu’une des deux versions possède un sens plus large que l’autre, le sens commun aux deux favorise le sens le plus restreint ou limité » : Schreiber, précité, au paragraphe 56. Quel est donc le sens commun?
[73] En l’espèce, la version française ne contient aucune obligation correspondante d’assurer un résultat; la seule obligation imposée par la version française est de procéder à un examen. Par conséquent, le sens commun exige que le greffier du Conseil privé procède à un examen, mais n’exige pas de lui qu’il s’assure du résultat.
[74] Comme dans le cas de la Déclaration canadienne des droits et de la Loi sur le ministère de la Justice, le greffier du Conseil privé entre en jeu s’il constate, en consultation avec le sous-ministre de la Justice, une incompatibilité. Toutefois, le libellé de l’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires est légèrement différent : le greffier doit examiner si le projet de règlement « empiète […] indûment » et n’est « pas incompatible » avec les droits garantis. Est-ce à dire que, en ce qui concerne les règlements, le greffier du Conseil privé est tenu d’effectuer une analyse différente de celle que ferait la ministre de la Justice? Je ne crois pas. Si les règlements ne sont pas examinés par le greffier du Conseil privé en application de la Loi sur les textes réglementaires, les paragraphes 3(2) de la Déclaration canadienne des droits et 4.1(2) de la Loi sur le ministère de la Justice ne s’appliquent donc pas et la charge revient à la ministre de la Justice. Comme nous l’avons déjà indiqué, la ministre est tenue d’examiner les projets de loi et de règlement et de présenter un rapport en cas d’incompatibilité avec les droits garantis. Puisque les trois lois traitent du même sujet et imposent des obligations complémentaires, l’interprétation de chaque loi doit être compatible et s’harmoniser avec l’interprétation des autres lois : Ulybel Enterprises Ltd., précité. La charge du greffier du Conseil privé, lorsqu’il examine des règlements, ne peut être interprétée différemment du travail de la ministre de la Justice.
2) Contexte et objet
[75] Les dispositions relatives à l’examen n’indiquent pas expressément le seuil à partir duquel un agent devrait signaler une incompatibilité. À ce stade-ci, nous pouvons seulement nous servir des indices textuels pour confirmer que l’opinion de l’intimé sur les dispositions relatives à l’examen est correcte.
[76] Comme toujours, nous devons procéder à l’examen du contexte et de l’objet des dispositions relatives à l’examen : ATCO Gas & Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy & Utilities Board), 2006 CSC 4, [2006] 1 R.C.S. 140, au paragraphe 48.
[77] Selon le dossier dont nous disposons, il semble que ni la ministre ni le greffier du Conseil privé n’a analysé le contexte et l’objet des dispositions relatives à l’examen. Cependant, beaucoup d’indices nous aident à comprendre le contexte de ces dispositions et leur rôle global. Je renvoie à certains de ces indices ci-dessous.
[78] Une partie du contexte se trouve dans les règles que la Chambre des communes a adoptées lorsqu’elle doit examiner les projets de loi d’initiative parlementaire, qui ne sont pas assujettis aux dispositions relatives à l’examen. La Chambre n’adoptera que des projets de loi qui ne violent manifestement pas la Charte : voir la preuve par affidavit dans le dossier d’appel, vol. 2, aux pages 457–458 et 927–928. Si l’interprétation que donne l’appelant aux dispositions relatives à l’examen est correcte, il semblerait contradictoire que la Chambre adopte une norme moins rigoureuse que celle exigée dans les dispositions relatives à l’examen des projets de loi du gouvernement. Il est plus probable que la Chambre ait adopté une norme qui corresponde à celle des dispositions relatives à l’examen.
[79] Un autre élément important du contexte se trouve dans l’historique législatif. En 1960, le législateur a adopté la disposition relative à l’examen figurant à l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits. De 1960 à 1985, comme le seuil pour signaler une incompatibilité à la Chambre des communes était élevé, un seul rapport a été présenté en application de cette disposition. En 1985, le législateur a modifié la Loi sur le ministère de la Justice afin d’y inclure la disposition relative à l’examen qui figure maintenant à l’article 4.1. Si le législateur estimait que le seuil prévu à l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits était trop élevé, il aurait pu établir un seuil différent à l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice. Il ne l’a pas fait. Il a utilisé un libellé pratiquement identique à celui de l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits.
[80] Une partie importante du contexte qui influence l’interprétation des dispositions relatives à l’examen est la relation entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire –– autrement dit, la séparation des pouvoirs, un élément fondamental de nos arrangements constitutionnels : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de I.P.E.; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de I.P.E., [1997] 3 R.C.S. 3; Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3, au paragraphe 54. Les dispositions relatives à l’examen ont été adoptées dans ce contexte et doivent être interprétées d’une manière compatible avec celui-ci.
[81] Je souscris à la description de ce contexte énoncée par la Cour fédérale (aux paragraphes 277 et 278) :
À chacun ses obligations : l’organe exécutif gouverne et soumet les projets de loi au Parlement; le Parlement examine et débat les projets de loi émanant du gouvernement et, s’ils sont acceptables pour le Parlement, il les adopte; la magistrature, suivant un litige ou un renvoi, décide si une loi respecte les droits garantis. Chacun des organes de notre système démocratique assume son propre rôle et ne devrait pas se fier aux autres pour qu’ils assument ses responsabilités.
Comme le sous-ministre de la Justice William Pentney l’a déclaré au paragraphe 84 de son affidavit et dans son témoignage devant la Cour :
[traduction] La norme relative à l’examen doit donc refléter le rôle du Parlement dans notre constitution. Les gouvernements élus établissent les politiques et présentent les projets de loi qu’ils estiment appropriés, tout en tenant compte des limites extérieures établies par la Constitution et par les droits garantis. Le Parlement débat les projets de loi et les adopte, tout en tenant compte de leur compatibilité avec la Constitution et la Déclaration canadienne des droits; les tribunaux sont en fin de compte chargés de décider si la loi est constitutionnelle. La norme de l’argument crédible a pour but de permettre à chacun des organes du gouvernement de jouer le rôle qui lui revient afin de veiller au respect des droits garantis.
Ce système est appelé « freins et contrepoids ». Les actions de chacun des organes, alors qu’ils assument leurs rôles respectifs, créent de multiples freins et contrepoids, tout cela dans le but de faire en sorte que nos lois respectent les droits garantis par la Charte et la Déclaration canadienne des droits. Comme je l’ai mentionné précédemment, le professeur émérite Peter W. Hogg a dit que les principales protections concernant les libertés civiles au Canada sont le caractère démocratique des institutions politiques canadiennes [Peter Hogg, Constitutional Law of Canada, 5e éd., vol. 2 (Scarborough, Ont. : Carswell, 2007), mentionné au paragraphe 189 des motifs de la Cour fédérale], l’indépendance du pouvoir judiciaire et la tradition, sur le plan juridique, de respect des libertés civiles. Chacun de ces éléments a un rôle primordial à jouer pour veiller à ce que nos lois soient dûment édictées et à ce qu’elles respectent nos droits.
[82] Il n’appartient pas à la ministre de la Justice ni au procureur général du Canada de donner des conseils juridiques au législateur sur la question de savoir si les projets de loi sont constitutionnels ou non. Ni la ministre de la Justice ni le procureur général du Canada ne sont des conseillers juridiques du législateur.
[83] C’est ce que l’on constate aux articles 4 et 5 de la Loi sur le ministère de la Justice. Ces articles prévoient ce qui :
Attributions
4 Le ministre est le conseiller juridique officiel du gouverneur général et le jurisconsulte du Conseil privé de Sa Majesté pour le Canada; en outre, il :
a) veille au respect de la loi dans l’administration des affaires publiques;
b) exerce son autorité sur tout ce qui touche à l’administration de la justice au Canada et ne relève pas de la compétence des gouvernements provinciaux;
c) donne son avis sur les mesures législatives et les délibérations de chacune des législatures provinciales et, d’une manière générale, conseille la Couronne sur toutes les questions de droit qu’elle lui soumet;
d) remplit les autres fonctions que le gouverneur en conseil peut lui assigner.
[…]
Attributions
5 Les attributions du procureur général du Canada sont les suivantes :
a) il est investi des pouvoirs et fonctions afférents de par la loi ou l’usage à la charge de procureur général d’Angleterre, en tant que ces pouvoirs et ces fonctions s’appliquent au Canada, ainsi que de ceux qui, en vertu des lois des diverses provinces, ressortissaient à la charge de procureur général de chaque province jusqu’à l’entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1867, dans la mesure où celle-ci prévoit que l’application et la mise en œuvre de ces lois provinciales relèvent du gouvernement fédéral;
b) il conseille les chefs des divers ministères sur toutes les questions de droit qui concernent ceux-ci;
c) il est chargé d’établir et d’autoriser toutes les pièces émises sous le grand sceau;
d) il est chargé des intérêts de la Couronne et des ministères dans tout litige où ils sont parties et portant sur des matières de compétence fédérale;
e) il remplit les autres fonctions que le gouverneur en conseil peut lui assigner.
[84] Les parlementaires peuvent demander à la ministre et au procureur général leur opinion sur la constitutionnalité d’un projet de loi, et ces derniers peuvent décider de répondre. Or, les parlementaires peuvent obtenir les conseils juridiques et l’appui des techniciens juridiques et d’autres sources : voir la preuve par affidavit dans le dossier d’appel, vol. 1, aux pages 399 à 421. On ne peut donc pas dire que les parlementaires n’ont pas accès à des conseils juridiques et que les dispositions relatives à l’examen ont donc été adoptées pour leur donner cet accès.
[85] Selon notre système de gouvernement, l’exécutif doit rendre des comptes aux députés élus et, si des poursuites judiciaires sont intentées plus tard, à la magistrature. L’exécutif a le pouvoir de proposer des politiques au Parlement sous forme de projets de loi qu’il soumet à son examen. Il a le droit de proposer des projets de loi qui pourraient porter atteinte aux droits et libertés garantis par la Charte, mais qui servent des objectifs urgents et réels et qui, par conséquent, peuvent être justifiés par l’article premier.
[86] Un bon exemple en est la Loi modifiant le Code criminel (communication de dossiers dans les cas d’infractions d’ordre sexuel), L.C. 1997, ch. 30, qui a modifié le Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46] pour inclure les articles 278.1 à 278.91, qui portent sur la communication de dossiers dans des cas d’infractions d’ordre sexuel. Avant d’être adoptée, cette loi était connue sous le nom de projet de loi C-46. Dans une large mesure, le projet de loi C-46 a mis en œuvre les motifs dissidents — et non les motifs de la majorité — de la Cour suprême dans son arrêt R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, portant sur la Charte. Ainsi, il risquait fortement d’être déclaré inconstitutionnel. Mais le projet de loi C-46 a été jugé constitutionnel : R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668.
[87] En somme, l’exécutif ne se limite pas à proposer des mesures qui sont assurément constitutionnelles ou probablement constitutionnelles. Au contraire, d’un point de vue constitutionnel, la Cour fédérale a indiqué (au paragraphe 177) qu’il est habilité à présenter un projet de loi qui, après un « examen rigoureux [de ses] dispositions », est « défendable devant les tribunaux ». Comme le démontre l’arrêt Mills, il ne s’agit pas d’un point de vue hostile aux normes constitutionnelles. Là encore, comme nous l’avons précédemment indiqué au paragraphe 36, la Charte est un document empreint de nuances — non pas de garanties sans équivoque et absolues de droits et de libertés. Il s’agit également d’un point de vue qui reconnaît qu’après le dépôt du projet de loi au Parlement, les parlementaires bénéficient d’une latitude considérable pour enquêter, s’interroger et débattre sur la façon dont il peut être perçu par rapport aux droits et libertés garantis; on le voit notamment dans les travaux et les délibérations souvent intenses des comités parlementaires sur un projet de loi. En fin de compte, les tribunaux aussi ont leur rôle constitutionnel à jouer.
[88] La Cour fédérale l’a bien dit lorsqu’elle a affirmé que, dans notre système de gouvernement, la compatibilité avec les droits garantis ne relève pas uniquement de l’exécutif, de la ministre de la Justice et du procureur général du Canada. En fait (au paragraphe 279), « [i]l s’agit d’un idéal vers lequel on doit tendre collectivement et qui est atteint grâce aux efforts concertés des trois organes du gouvernement qui travaillent dans un but commun ».
[89] Un autre facteur contextuel appuyant l’interprétation que donne l’intimé aux dispositions relatives à l’examen est la nature de la fonction publique et les conventions qui l’entourent. Pour appliquer et mettre en œuvre les lois et préparer les propositions de loi que les ministres souhaitent soumettre à l’attention du législateur, l’exécutif s’appuie sur la fonction publique : Fraser c. C.R.T.F.P., [1985] 2 R.C.S. 455, à la page 470. Au Canada, les fonctionnaires sont soumis à une convention de neutralité politique : Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69, à la page 86; préambule de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 12, 13. Cette neutralité appuie le seuil exigé pour faire rapport que l’intimé nous propose : celui qui appuie la ministre dans l’exercice de ses fonctions et non celui qui prétend dicter la façon dont elle devrait exercer ses pouvoirs : voir la preuve au dossier d’appel, vol. 3, aux pages 1128 et 1129.
[90] À mon avis, le point de vue de l’intimé sur les dispositions relatives à l’examen est également étayé par la nature du droit constitutionnel et les conseils donnés à cet égard. Le droit constitutionnel est variable, discutable et souvent incertain.
[91] Les décisions en matière constitutionnelle ne créent pas toujours de bons précédents dans la jurisprudence subséquente. Les tribunaux peuvent désormais s’écarter plus facilement des précédents constitutionnels : Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101.
[92] Le droit constitutionnel peut changer. Quelques exemples suffiront à le démontrer. En ce qui concerne l’article 15 de la Charte, il suffit de comparer l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, avec les arrêts Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, et Québec (Procureur général) c. A., 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, au paragraphe 346. S’agissant du paragraphe 24(2) [de la Charte] et de l’exclusion de la preuve, il suffit de comparer les arrêts R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, et R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, avec l’arrêt R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353. En ce qui concerne la portée territoriale de la Charte, il suffit de comparer l’arrêt R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597, aux paragraphes 25 et 46 à 48, avec l’arrêt R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, aux paragraphes 103 à 113. S’agissant du sens du terme « détention » figurant à l’article 10 de la Charte, il suffit de comparer l’arrêt R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, avec l’arrêt Grant, précité. En ce qui concerne l’utilisation des valeurs de la Charte, il suffit de comparer l’arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, avec les arrêts Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395, et École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, [2015] 1 R.C.S. 613. En ce qui a trait à la portée des droits linguistiques, il suffit de comparer l’arrêt Société des Acadiens c. Association of Parents, [1986] 1 R.C.S. 549, avec l’arrêt R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768. Concernant l’alinéa 11b) de la Charte, il suffit de comparer l’arrêt R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, avec l’arrêt R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, et avec l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631. Beaucoup d’autres exemples peuvent être cités.
[93] Pour ajouter à l’incertitude, la Cour suprême annule parfois ses propres décisions constitutionnelles. Parmi les exemples récents, mentionnons l’arrêt Carter, précité (annulant l’arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519); l’arrêt Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3 (annulant l’arrêt Delisle c. Canada (Sous-procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989); l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245 (abrogeant le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313); et l’arrêt Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504 (infirmant l’arrêt Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854).
[94] Parfois, la méthode d’analyse d’une question constitutionnelle peut changer radicalement, ou il se peut que la Cour parvienne à un résultat différent selon la façon dont elle qualifie la question : par exemple, il convient de comparer l’analyse des droits dits « positifs » dans les arrêts Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, [2001] 3 R.C.S. 1016; Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627; Baier c. Alberta, 2007 CSC 31, [2007] 2 R.C.S. 673; et Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie-Britannique, 2009 CSC 31, [2009] 2 R.C.S. 295. Bien que l’article 7 de la Charte ne protège pas les droits économiques ni le droit à l’emploi (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Walker c. Île-du-Prince-Édouard, [1995] 2 R.C.S. 407), cette disposition peut parfois avoir pour effet de permettre à une personne de conserver son emploi et les intérêts économiques qui y sont rattachés (Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844).
[95] Parfois, les déclarations constitutionnelles définitives ne sont finalement pas si définitives. En 2007, nous pensions tous que la doctrine de l’exclusivité des compétences ne pouvait s’appliquer à de nouvelles situations et se limitait à celles déjà couvertes par les arrêts précédents : Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3. Or, il n’a fallu que quelques années pour nous prouver que nous avions tort : Rogers Communications Inc. c. Châteauguay (Ville), 2016 CSC 23, [2016] 1 R.C.S. 467.
[96] Parfois, malgré des décennies de silence dans la jurisprudence, des droits et des statuts constitutionnels — jamais imaginés auparavant — font simplement leur apparition sans grand préavis : voir, par exemple, l’arrêt Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31; et le Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, 2014 CSC 21, [2014] 1 R.C.S. 433. On donne parfois aux droits exactement le sens voulu par les rédacteurs : voir, par exemple, le Renvoi relatif au projet de Loi 30, An Act to Amend the Education Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148. Mais ce n’est pas toujours le cas : voir, par exemple, le Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486.
[97] Il arrive parfois que les juges se trouvent dans une impasse sur des points de droit constitutionnel : voir l’arrêt Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, où les cinq juges ont exprimé une opinion différente (1-1-1-1-1); l’arrêt R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, où les huit juges de la Cour ayant pris part au jugement ont formulé quatre séries de motifs (2-2-2-2); et l’arrêt Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139, où les sept juges de la Cour ont formulé six séries de motifs.
[98] Et jusqu’à présent, uniquement par souci de commodité, je me suis limité à la jurisprudence de la Cour suprême, soit la jurisprudence de la plus haute instance judiciaire. On trouve beaucoup plus de matière dans la jurisprudence des cours d’appel, sans parler des tribunaux de première instance. Ils révisent, ajustent et modifient souvent leur jurisprudence. Et des conflits dans leur jurisprudence surviennent fréquemment et demeurent non résolus. Tout cela s’ajoute à l’incertitude à laquelle la ministre est confrontée lorsqu’elle évalue un projet de loi en application des dispositions relatives à l’examen.
[99] Il faut présumer que le législateur a rédigé les dispositions relatives à l’examen en connaissant la nature pratique de la tâche du ministre. Pour se conformer aux dispositions relatives à l’examen, la ministre doit évaluer les projets de loi en fonction de la jurisprudence de plusieurs juridictions : quatre cours fédérales, des cours d’appel, des cours supérieures et des tribunaux provinciaux et territoriaux provenant de l’ensemble des provinces et territoires et qui sont tous chargés d’appliquer diverses lois fédérales, provinciales et territoriales. Évidemment, la loi peut ne pas être la même partout au Canada. En l’absence de directives de la Cour suprême sur un point, les cours d’appel peuvent rendre des jugements différents. Même si la Cour suprême du Canada a rendu un arrêt faisant autorité, les cours d’appel peuvent l’interpréter et le mettre en œuvre différemment. L’issue d’une affaire constitutionnelle peut très bien dépendre de l’endroit où la contestation a été présentée, ce qui ne peut tout simplement pas être prédit.
[100] Il faut également comprendre que, en application des dispositions relatives à l’examen, la ministre n’évalue que les projets de loi. Elle ne connaît pas avec certitude la nature de la contestation constitutionnelle qui aurait pu être intentée contre une quelconque disposition. Comme on le sait, l’issue d’un litige constitutionnel dépend souvent des faits de l’espèce (Mackay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357), mais, au moment où elle évalue le projet de loi, la ministre ne connaît pas les faits qui peuvent être invoqués à l’appui de la contestation. Elle ne peut qu’imaginer les contestations qui ont pu être soulevées et faire des hypothèses. Il s’agit là d’un contexte où il est très difficile d’évaluer la constitutionnalité avec certitude et d’estimer la probabilité que le projet de loi soit déclaré inconstitutionnel.
[101] Cependant, une chose est parfaitement claire : même dans ce contexte difficile, incertain et spéculatif, certains projets de loi peuvent être viciés au point que la ministre peut conclure avec confiance qu’aucun argument crédible ne peut être établi pour les appuyer.
[102] S’agissant des dispositions relatives à l’examen, il faut présumer que le législateur a imposé à la ministre une obligation qu’elle peut pratiquement respecter, et non une obligation dont il lui est impossible de s’acquitter.
[103] En conclusion, je pose donc la question suivante : étant donné la nature du droit et des litiges constitutionnels et les obstacles pratiques auxquels le ministère de la Justice est confronté, qu’est-ce qui est le plus probable? Que les dispositions relatives à l’examen obligent la ministre à adopter une position définitive, à évaluer les probabilités et à faire rapport lorsqu’elle conclut que le projet de loi est « probablement » inconstitutionnel? Ou que les dispositions relatives à l’examen obligent la ministre à faire rapport chaque fois qu’aucun argument crédible n’est établi à l’appui de la constitutionnalité d’un projet de loi?
[104] Je dirais la dernière réponse. Étant donné le contexte jurisprudentiel incertain et difficile en matière constitutionnelle et le moment où la ministre est censée évaluer le projet de loi, le seul rapport fiable et responsable qui pourrait être donné en application des dispositions relatives à l’examen est lorsque le projet de loi est vicié sur le plan constitutionnel au point qu’aucun argument crédible ne peut être établi à l’appui. J’estime que le point de vue de la ministre sur ce que les dispositions relatives à l’examen exigent est acceptable et justifiable. En effet, comme je l’ai déjà dit, j’estime que le point de vue de la ministre est correct.
[105] Comme je l’ai mentionné au début des présents motifs, à l’appui de cette conclusion, je souscris pour l’essentiel aux motifs de la Cour fédérale.
H. Conclusion
[106] Par conséquent, pour les motifs qui précèdent, je conclus que la norme de l’« argument crédible » appliquée par le Ministère dans son examen de la loi conformément à l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits, à l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice et à l’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires est une interprétation raisonnable des exigences de cette législation.
[107] Dans son jugement officiel, la Cour fédérale a choisi de formuler ses propres déclarations quant au sens des dispositions relatives à l’examen. À titre de mesure corrective discrétionnaire, j’aurais rendu un jugement rejetant simplement la demande de jugement déclaratoire présentée par l’appelant, laissant mes motifs à l’appui du rejet parler d’eux-mêmes. Toutefois, à cet égard, je ne saurais dire que la Cour fédérale a commis une erreur.
I. Dispositif proposé
[108] Par conséquent, je rejetterais l’appel. Compte tenu du caractère nouveau des questions soulevées par l’appelant en l’espèce, je ne rendrais aucune ordonnance quant aux dépens.
Le juge Near, J.C.A. : Je suis d’accord.
Le juge Rennie, J.C.A. : Je suis d’accord.