[2019] 1 R.C.F. 652
T-1590-17
2018 CF 947
Helmut Oberlander (demandeur)
c.
Le procureur général du Canada (défendeur)
et
La Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada (intervenante)
Répertorié : Oberlander c. Canada (Procureur général)
Cour fédérale, juge Phelan—Toronto, 2 mai; Ottawa, 27 septembre 2018.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens — Contrôle judiciaire de la décision du gouverneur en conseil (GEC) de révoquer la citoyenneté du demandeur en raison de la nature de sa participation aux activités d’un escadron de la mort de la Schutzstaffell (SS) nazie, à savoir l’Einsatzkommando 10a, pendant la Deuxième Guerre mondiale — Il avait déjà été établi que le demandeur a considérablement maquillé la réalité de ses activités pendant la guerre lorsqu’il a demandé à entrer au Canada — Le GEC a conclu à une participation volontaire, consciente et importante du demandeur aux crimes et au dessein criminel de l’escadron de la mort SS — La Cour d’appel fédérale a renvoyé le dossier au GEC pour qu’une nouvelle décision soit rendue quant à la question de la complicité en suivant le cadre établi dans l’arrêt de la Cour suprême du Canada Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration); et en cas de déclaration de culpabilité du demandeur, pour réexaminer la défense de la contrainte invoquée par ce dernier — Était en cause la politique du Canada d’entreprendre la révocation de la citoyenneté pour les questions liées à la Deuxième Guerre mondiale uniquement dans les cas où il existe des preuves de complicité de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité (la politique) — Il s’agissait de savoir si le demandeur s’est fait le complice des crimes de l’Ek 10a aux termes de la politique, d’une manière cadrant avec la loi citée dans l’arrêt Ezokola; plus particulièrement, il fallait déterminer si la décision de révoquer la citoyenneté du demandeur constituait un abus de procédure; s’il y a eu manquement à l’équité procédurale; si la bonne norme de preuve a été appliquée; et si la décision de révoquer la citoyenneté du demandeur était raisonnable — La décision de révoquer la citoyenneté du demandeur ne constituait pas un abus de procédure — Le demandeur a été habilement défendu par ses avocats dans leurs observations écrites — La décision du GEC était également équitable sur le plan procédural — La décision du GEC de révoquer la citoyenneté du demandeur pour la quatrième fois n’a pas satisfait au critère rigoureux requis pour conclure qu’il y a eu abus de procédure — Il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale dans la présente affaire — L’équité procédurale n’exigeait pas la tenue d’une audience — Dans son rapport, le ministre a examiné toute la preuve ayant trait à la complicité et à la contrainte — La bonne norme de preuve a été formulée et appliquée dans la présente affaire — Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême du Canada a expressément remplacé le critère de complicité établi dans la décision Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) par le critère de contribution significative — Dans le rapport, une distinction a été faite entre la norme de preuve requise aux termes de l’arrêt Ezokola et la norme de preuve moins stricte requise aux termes de la politique — Le ministre a conclu que le demandeur était complice selon ces deux normes — Les motifs détaillés dans le décret et dans le rapport ont révélé que le GEC a raisonnablement conclu qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur avait volontairement et consciemment contribué de manière significative aux crimes perpétrés par l’Ek 10a ou au dessein criminel de celle-ci, et que le moyen de défense fondé sur la contrainte n’avait pu être établi — Le rapport était justifiable, transparent et intelligible — La conclusion du rapport selon laquelle le demandeur était complice selon le critère établi dans l’arrêt Ezokola et aux termes de la politique appartenait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit — La décision du GEC de révoquer la citoyenneté du demandeur était raisonnable — Demande accueillie.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du gouverneur en conseil (GEC) de révoquer la citoyenneté du demandeur en raison de la nature de sa participation aux activités d’un escadron de la mort de la Schutzstaffell (SS) nazie, à savoir l’Einsatzkommando 10a (Ek 10a). Quatre tentatives ont été faites de révoquer la citoyenneté du demandeur. Il avait déjà été établi que, lorsque sa femme et lui ont demandé à entrer au Canada, le demandeur a considérablement maquillé la réalité de ses activités pendant la guerre. Il a omis de divulguer qu’il avait servi d’interprète auprès de cet escadron de la mort SS. Le GEC a conclu à une participation volontaire, consciente et importante du demandeur aux crimes et au dessein criminel de cet escadron de la mort SS. Dans un arrêt qu’elle a rendu précédemment, la Cour d’appel fédérale a renvoyé le dossier au GEC pour qu’une nouvelle décision soit rendue quant à la question de la complicité en suivant le cadre établi dans l’arrêt de la Cour suprême du Canada Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration) et, en cas de déclaration de culpabilité du demandeur, pour réexaminer la défense de la contrainte invoquée par ce dernier.
Il n’a pas été contesté que le demandeur a obtenu sa citoyenneté canadienne au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels en omettant de divulguer, lors du filtrage des demandes d’immigration, sa participation aux activités de la SS. Ce type de fausse déclaration importante, comme l’a déterminé la Cour fédérale, a permis au GEC de révoquer la citoyenneté du demandeur conformément à l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté. Était en cause la politique du Canada d’entreprendre la révocation de la citoyenneté pour les questions liées à la Deuxième Guerre mondiale uniquement dans les cas où il existe des preuves de complicité de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité (la politique). Dans la décision contestée en l’espèce, le GEC a déterminé que la complicité du demandeur était suffisante et que la défense de la contrainte ne s’appliquait pas.
Les dispositions relatives à la révocation de la citoyenneté ont été modifiées en 2015. Toutefois, en raison des dispositions transitoires, la décision qui était l’objet du présent contrôle judiciaire devait également être traitée aux termes de l’ancien régime. Lorsque le GEC conclut que la citoyenneté a été acquise par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels conformément aux articles 10 et 18 de la Loi, il faut satisfaire aux exigences énoncées dans la politique.
La principale question en litige était de savoir si le demandeur s’est fait le complice des crimes de l’Ek 10a aux termes de la politique, d’une manière cadrant avec la loi citée dans l’arrêt Ezokola. Plus particulièrement, il fallait déterminer si la décision de révoquer la citoyenneté du demandeur constituait un abus de procédure; s’il y a eu manquement à l’équité procédurale; si la bonne norme de preuve a été appliquée; et si la décision de révoquer la citoyenneté du demandeur était raisonnable.
Jugement : la demande doit être rejetée.
La décision de révoquer la citoyenneté du demandeur ne constituait pas un abus de procédure. Le demandeur, âgé de 94 ans, a été habilement défendu par ses avocats dans leurs observations écrites, et la décision du GEC ne l’a pas obligé à se défendre lui-même à l’oral de telle manière que le temps écoulé lui aurait porté préjudice. La capacité du demandeur à défendre sa cause n’a donc pas été entravée de manière importante entre les première et quatrième décisions de révocation. La décision du GEC était également équitable sur le plan procédural. Le rapport du ministre ne constituait pas une évaluation de la crédibilité; il s’agissait d’un exercice d’appréciation des éléments de preuve lors duquel on a accordé davantage de poids aux éléments de preuve à l’encontre du demandeur. Le GEC et le ministre étaient autorisés à procéder à cette appréciation des éléments de preuve. La décision du GEC de révoquer la citoyenneté du demandeur pour la quatrième fois n’a pas satisfait au critère rigoureux requis pour conclure qu’il y a eu abus de procédure. Le résultat n’était peut-être pas du goût du demandeur, mais il était loisible au GEC de réexaminer l’affaire conformément aux directives de la Cour d’appel fédérale et de décider de révoquer la citoyenneté du demandeur pour la quatrième fois.
Il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale. Dans les circonstances uniques du cas en l’espèce, l’équité procédurale n’exigeait pas la tenue d’une audience. Une audience complète a été tenue devant la Cour fédérale, laquelle a permis d’obtenir toutes les conclusions de fait nécessaires pour justifier la révocation de la citoyenneté en fonction du droit en vigueur à l’époque. Dans le rapport, le ministre a examiné toute la preuve ayant trait à la complicité et à la contrainte. Le demandeur s’est vu accorder une possibilité raisonnable de participer de manière significative au processus décisionnel, ce qu’il a fait. En outre, il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale en raison de la non-divulgation de la composition du GEC. Le GEC est le décisionnaire prévu par la Loi et, lorsque l’affaire a été renvoyée au gouverneur en conseil pour nouvel examen conformément au droit, il n’a pas exigé que le GEC soit constitué de façon précise.
La bonne norme de preuve a été formulée et appliquée dans la présente affaire. Le demandeur s’est trompé en invoquant la norme de preuve telle qu’elle est présentée dans la décision Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration). Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême du Canada a expressément remplacé le critère de complicité établi dans la décision Ramirez par le critère de contribution significative. L’arrêt Ezokola est l’autorité compétente en ce qui concerne la norme de la preuve et il a reformulé celle-ci. Dans le rapport, une distinction a été faite entre la norme de preuve requise aux termes de l’arrêt Ezokola et la norme de preuve moins stricte requise aux termes de la politique et, fait important, le ministre a conclu que le demandeur était complice selon ces deux normes. En outre, dans le rapport, le ministre a analysé en détail la complicité du demandeur. Il en est ressorti que le ministre a examiné l’ensemble des facteurs et des aspects sous l’angle du critère établi dans l’arrêt Ezokola, et qu’il a conclu qu’il y avait des « raisons sérieuses de penser » que le demandeur répondait au critère de contribution significative.
En ce qui concerne le caractère raisonnable de la décision de révoquer la citoyenneté du demandeur, le GEC avait reçu instruction de réexaminer la défense fondée sur la complicité et la contrainte. Les motifs, lesquels sont détaillés dans le décret et dans le rapport, ont révélé que le GEC a raisonnablement conclu qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur avait volontairement et consciemment contribué de manière significative aux crimes perpétrés par l’Ek 10a ou au dessein criminel de celle-ci, et que le moyen de défense fondé sur la contrainte n’avait pu être établi. Le rapport était très clair et analysait exhaustivement chaque constatation. Le ministre, par le biais de son rapport, et le GEC, en adoptant celui-ci en tant que motifs, ont examiné l’application de la politique et du droit et l’ont soupesée en regard des intérêts personnels du demandeur et de l’intérêt public. Le rapport était justifiable, transparent et intelligible. La conclusion du rapport selon laquelle le demandeur était complice selon le critère établi dans l’arrêt Ezokola et aux termes de la politique appartenait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il était raisonnable de conclure que le demandeur avait considérablement contribué aux crimes perpétrés par l’Ek 10a ou au dessein criminel de celle-ci. L’analyse du moyen de défense fondé sur la contrainte dans la présente affaire était également raisonnable. Sur le plan de la crédibilité, il était raisonnable pour le GEC de prendre connaissance des réserves exprimées par la Cour fédérale en ce qui concerne le témoignage du demandeur.
En conclusion, il a été établi dans le rapport que les exigences relatives à la complicité décrites dans l’arrêt Ezokola et le critère moins strict imposé par la politique ont été respectés dans la présente affaire. En outre, dans ce rapport, on a dûment tenu compte de la constatation tirée de la décision de la Cour fédérale selon laquelle le demandeur avait obtenu sa citoyenneté au moyen de fausses déclarations ou en dissimulant intentionnellement des faits essentiels, et les intérêts personnels du demandeur et l’intérêt public ont bien été évalués au moment de rendre la décision. La décision du GEC de révoquer la citoyenneté du demandeur était donc raisonnable.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].
Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), appendice III.
Décret C.P. 2001-1227.
Décret C.P. 2007-801.
Décret C.P. 2012-1137.
Décret C.P. 2015-0626.
Décret C.P. 2017-793.
Loi no 10 du Conseil de contrôle, Punishment of Persons Guilty of War Crimes, Crimes Against Peace and Against Humanity, 20 décembre 1945, art. II.
Loi renforçant la citoyenneté canadienne, L.C. 2014, ch. 22, art. 32, 33.
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 10, 18.
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5.
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. F-7.
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Convention sur la réduction des cas d’apatridie, 30 août 1961, [1978] R.T. Can. no 32, 989 R.T.N.U. 175.
Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, [2002] R.T. Can. no 13, 2187 R.T.N.U. 3.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678; Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c. Canada, 2010 CAF 307, [2012] 2 R.C.F. 312, en ce qui concerne la norme de contrôle; Ferguson c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190.
DÉCISIONS DIFFÉRENCIÉES :
Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c. Canada, 2010 CAF 307, [2012] 2 R.C.F. 312; Beltran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 516; Khadr c. Canada (Procureur général), 2006 CF 727, [2007] 2 R.C.F. 218.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Oberlander c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 52, [2016] 4 R.C.F. 55, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée le 7 juillet 2016 [2016] 1 R.C.S. vi; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Oberlander, 2000 CanLII 14968 (C.F. 1re inst.); Oberlander c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 213, [2005] 1 R.C.F. 3; Oberlander c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 330, [2010] 4 R.C.F. 395; Oberlander c. Canada (Procureur général), 2015 CF 46, [2016] 1 R.C.F. 56; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391; United States v. Osidach, 513 F. Supp. 51 (ED Pa. 1981); Miranda Alvarado v. Gonzales, 449 F.3d 915 (9th Cir. 2006); Zhang Jian Xie v. INS, 434 F.3d 136 (2d Cir. 2006); Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.); Montoya c. Canada (Procureur général), 2016 CF 827; Première Nation de Prophet River c. Canada (Procureur général), 2015 CF 1030, conf. par 2017 CAF 15; Vavilov c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132, [2018] 3 R.C.F. 75; Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 482; Al Omani c. Canada, 2017 CF 786; Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Maan, 2005 CF 1682.
DÉCISIONS CITÉES :
Oberlander c. Canada (Procureur général), 2008 CF 1200, [2009] 3 R.C.F. 358; Oberlander c. Canada (Procureur général), 2003 CF 944; Oberlander c. Canada (Procureur général), 2002 CFPI 771, conf. par 2003 CAF 134; R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14; Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), 2001 CSC 4, [2001] 1 R.C.S. 221; Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; Gladman c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 109; Phipps c. Société canadienne des postes, 2016 CAF 117; Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392; Committee for Justice and Liberty et al. c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1996] 2 C.F. 729 (1re inst.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 1 C.F. 828 (C.A.); Oberlander v. Canada (Attorney General) (2004), 69 O.R. (3d) 187 (C.S.); Oberlander v. Canada (Attorney General), 2004 CarswellOnt 1515 (WL Can.) (C.S.).
DOCTRINE CITÉE
Citoyenneté et Immigration Canada. Exécution de la loi (ENF), chapitre ENF 18 : « Crimes de guerre et crimes contre l’humanité ».
Citoyenneté et Immigration Canada. Programme canadien sur les crimes de guerre – Rapport annuel 2000-2001.
Procès des criminels de guerre devant les tribunaux militaires de Nurembergen application de la Loi no 10 du Conseil de contrôle, vol. IV, Nuremberg, octobre 1946 à avril 1949.
DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision du gouverneur en conseil de révoquer la citoyenneté du demandeur en raison de la nature de sa participation aux activités d’un escadron de la mort de la Schutzstaffell (SS) nazie, à savoir l’Einsatzkommando 10a (Ek 10a), pendant la Deuxième Guerre mondiale. Demande rejetée.
ONT COMPARU :
Ronald Poulton, Barbara Jackman et Talia Joundi pour le demandeur.
Angela Marinos, Meva Motwani et Daniel Engel pour le défendeur.
David Matas pour l’intervenante.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Poulton Law Office et Jackman, Nazami & Associates, Toronto, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
David Matas, Winnipeg, pour l’intervenante.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Phelan :
TABLE DES MATIÈRES
|
PARAGRAPHE |
I. Introduction |
|
II. Contexte factuel |
9 |
A. Demandeur |
10 |
B. Droit relatif à la révocation de la citoyenneté |
20 |
C. Résumé de l’historique des procédures |
33 |
1) Première décision : décret C.P. 2001-1227 |
33 |
2) Deuxième décision : décret C.P. 2007-801 |
40 |
3) Troisième décision : décret C.P. 2012-1137 |
42 |
4) Quatrième (et présente) décision : décret C.P. 2017-793 |
44 |
5) Rapport du ministre |
45 |
a) Taille et nature de l’organisation |
53 |
b) Section de l’organisation à laquelle le demandeur était le plus directement associé |
54 |
c) Fonctions et activités du demandeur au sein de l’organisation |
55 |
d) Poste ou grade du demandeur au sein de l’organisation |
62 |
e) Durée de l’appartenance du demandeur à l’organisation, surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel |
63 |
f) Connaissance |
64 |
g) Contribution significative |
65 |
h) Participation volontaire/contrainte |
67 |
i) Risques physiques imminents |
70 |
j) Impossibilité de se soustraire sans danger à la menace |
71 |
k) Proportionnalité |
73 |
l) Intérêts personnels |
76 |
m) Observations du demandeur |
78 |
6) Décision contestée |
79 |
III. Questions en litige |
80 |
IV. Norme de contrôle |
81 |
V. Analyse |
99 |
A. Question en litige no 1 : La décision de révoquer la citoyenneté du demandeur constitue-t-elle un abus de procédure? |
99 |
1) Temps écoulé |
100 |
2) Comportement fautif et mauvaise foi |
106 |
3) Crédibilité |
112 |
4) Abus de procédure |
114 |
B. Question en litige no 2 : Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale? |
118 |
1) Audience |
124 |
2) Droit de réponse |
133 |
3) Mémoire du procureur |
138 |
4) Tribunal d’inquisition |
143 |
C. Question en litige no 3 : La bonne norme de preuve a-t-elle été appliquée? |
148 |
D. Question en litige no 4 : La décision de révoquer la citoyenneté du demandeur était-elle raisonnable? |
161 |
1) Rapport |
162 |
2) Complicité |
163 |
3) Âge |
168 |
4) Contribution significative |
170 |
5) Contrainte |
179 |
6) Crédibilité |
186 |
VI. Conclusion |
188 |
[1] Le gouverneur en conseil (le GEC) a révoqué la citoyenneté de M. Oberlander en raison de la nature de sa participation aux activités d’un escadron de la mort de la Schutzstaffell (SS) nazie, à savoir l’Einsatzkommando 10a (Ek 10a). Il avait déjà été établi que, lorsque sa femme et lui ont demandé à entrer au Canada, M. Oberlander a considérablement maquillé la réalité de ses activités pendant la guerre. En effet, il a omis de divulguer qu’il avait servi d’interprète auprès de cet escadron de la mort SS.
[2] Il s’agit du contrôle judiciaire de cette décision du GEC, et c’est également la quatrième tentative du Canada de révoquer la citoyenneté de M. Oberlander. Le GEC a conclu à une participation volontaire, consciente et importante de M. Oberlander aux crimes et au dessein criminel de cet escadron de la mort SS.
[3] La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt qu’elle a rendu précédemment (Oberlander c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 52, [2016] 4 R.C.F. 55 (CAF-3)), a renvoyé le dossier au GEC pour qu’une nouvelle décision soit rendue quant à la question de la complicité en suivant le cadre établi dans l’arrêt Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678 (Ezokola) et, en cas de déclaration de culpabilité du demandeur, pour réexaminer la défense de la contrainte invoquée par ce dernier. La Cour d’appel a indiqué ce qui suit au paragraphe 22 :
[…] L’appelant avait le droit de recevoir une décision sur la mesure dans laquelle il a contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel de l’unité Ek 10a.
Les décisions précédentes sur la complicité en raison de l’appartenance au groupe sont ainsi remplacées. Nous sommes donc en présence d’un nouveau cadre analytique.
[4] Il n’est pas contesté que M. Oberlander a obtenu sa citoyenneté canadienne au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels en omettant de divulguer, lors du filtrage des demandes d’immigration, sa participation aux activités de la SS. Une telle divulgation aurait certainement donné lieu au rejet de sa demande de citoyenneté.
[5] Ce type de fausse déclaration importante, comme l’a déterminé la juge MacKay dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Oberlander, 2000 CanLII 14968 (C.F. 1re inst.) (la décision MacKay), a permis au GEC de révoquer la citoyenneté de M. Oberlander conformément à l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29.
[6] Le Canada a pour politique d’entreprendre la révocation de la citoyenneté pour les questions liées à la Deuxième Guerre mondiale uniquement dans les cas où il existe des preuves de complicité de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité (la politique); cette politique, qui est un point en litige depuis le début de la saga Oberlander, limite également le pouvoir de révocation détenu par le GEC.
[7] Dans la décision contestée en l’espèce, le GEC a déterminé que la complicité du demandeur était suffisante (tels que ces mots sont désormais interprétés conformément à l’arrêt Ezokola rendu par la Cour suprême du Canada), et que la défense de la contrainte ne s’appliquait pas.
[8] La législation pertinente est reproduite à l’annexe A des présents motifs.
[9] Les faits essentiels de cette affaire ont fait l’objet d’un examen exhaustif dans les quatre décisions précédemment rendues par le GEC. Pour plus de facilité, l’annexe B des présents motifs retrace l’historique des faits et des procédures. Une grande partie des faits pertinents sont énoncés dans la décision MacKay.
[10] Issu d’une famille d’origine allemande, M. Oberlander est né à Halbstadt, en Ukraine, le 15 février 1924. Il n’a obtenu la citoyenneté allemande que plus tard, au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Il est désormais âgé de 94 ans.
[11] Il a fait partie d’un escadron de la mort appelé « Ek 10a », où il a joué le rôle d’interprète et d’auxiliaire à partir de 1941 ou 1942, et jusqu’en 1943 ou 1944. L’Ek 10a était une unité mobile qui faisait partie des Einsatzgruppen (groupes d’intervention) gérés par la SS; ces groupes d’intervention ont exécuté plus de deux millions de personnes (principalement des Juifs) que l’Allemagne nazie jugeait [traduction] « inacceptables ». Le demandeur assumait notamment des tâches d’interprète pour le Sicherheitsdienst (SD), c’est-à-dire le service de renseignements de la SS; le SD a été reconnu comme organisation criminelle en 1946 par le Tribunal militaire international et par l’article II de la Loi no 10 du Conseil de contrôle.
[12] Aucun élément de preuve n’a été présenté pour permettre de conclure à une participation directe du demandeur aux atrocités commises par le l’Ek 10a, cependant il était au courant de ces atrocités.
[13] En 1943 ou 1944, M. Oberlander est devenu soldat dans l’armée allemande. En raison notamment de son service au sein de la SS, sa mère, sa sœur et lui-même ont obtenu la citoyenneté allemande en avril 1944.
[14] En 1952, M. Oberlander et son épouse ont présenté une demande d’immigration au Canada. Dans le cadre du filtrage de sécurité pour ces demandes, une entrevue a eu lieu en 1953, lors de laquelle un agent de sécurité a posé des questions sur les antécédents du demandeur, ses origines en Ukraine, la façon dont il est arrivé en Allemagne, ses adresses antérieures et, surtout, sur son service militaire et tout autre service effectué au cours de la guerre.
[15] Essentiellement, si M. Oberlander avait répondu honnêtement aux questions de l’agent de sécurité et avait déclaré son travail d’interprète auprès de l’Ek 10a, sa demande aurait été rejetée pour des raisons de sécurité.
[16] Faute de réponses véridiques, la demande d’immigration de M. Oberlander a été approuvée et il a été admis au Canada comme résident permanent en 1954. Il a obtenu la citoyenneté canadienne le 19 avril 1960, après avoir fait de fausses déclarations et sciemment dissimulé des faits essentiels.
[17] En 1970, le demandeur a été interrogé par un fonctionnaire du consulat allemand à Toronto en lien avec un procès organisé en Allemagne contre l’un des commandants de l’Ek 10a. Cette entrevue a débouché sur la signature d’une déclaration par le demandeur quant à ce qu’il avait vécu pendant la guerre. En 1995, des agents de la GRC ont entamé une enquête sur la participation du demandeur à des crimes de guerre. Le processus de révocation de la citoyenneté du demandeur a commencé deux jours après le début de l’enquête.
[18] Le demandeur a deux filles qui sont nées au Canada, et l’une d’elles éprouve des difficultés et a besoin du soutien de sa famille. Son épouse est décédée en 2013.
[19] Le demandeur a travaillé dans la construction d’immeubles dans la région de Kitchener-Waterloo et est reconnu pour ses contributions importantes à la vie de la collectivité locale. Depuis son arrivée au Canada, M. Oberlander mène une vie sans reproche. Il a plus de 90 ans et a d’importants problèmes de santé.
B. Droit relatif à la révocation de la citoyenneté
[20] La révocation de la citoyenneté dans cette affaire nécessite de prendre en compte les lois, les politiques et la jurisprudence. Un résumé de ces considérations est fourni ci-dessous.
[21] Le paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté, telle qu’elle était rédigée le 27 mai 2015 (qui est la date pertinente, comme je l’explique ci-dessous), porte qu’une personne perd sa citoyenneté lorsque le GEC est convaincu, sur rapport du ministre, que l’acquisition de la citoyenneté est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.
[22] Le paragraphe 10(2), qui aborde la question de la présomption, porte qu’une personne est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels si elle l’a acquise à raison d’une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l’un de ces trois moyens.
[23] L’article 18, qui est une disposition de nature procédurale, donne à la personne concernée la possibilité de demander le renvoi de l’affaire devant la Cour fédérale avant l’établissement du rapport par le ministre. Le paragraphe 18(3) fait en sorte que la décision découlant du renvoi soit définitive et non susceptible d’appel.
[24] La Loi renforçant la citoyenneté canadienne, L.C. 2014, ch. 22, a modifié la Loi sur la citoyenneté de telle manière que les articles 10 et 18 ont été combinés pour former le nouvel article 10. Entre autres changements, le décideur a remplacé le GEC par le ministre. Le décret C.P. 2015-0626, pris le 28 mai 2015, a permis l’entrée en vigueur de ces modifications.
[25] L’historique des procédures montre clairement que trois des tentatives de révocation de la citoyenneté du demandeur ont eu lieu dans le contexte de l’ancien régime réglementaire, avant les modifications susmentionnées.
[26] En raison des dispositions transitoires contenues dans les articles 32 et 33 de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, la décision la plus récente, qui est l’objet du présent contrôle judiciaire, doit également être traitée aux termes de l’ancien régime. Les articles 32 et 33 prévoient que les affaires qui se poursuivent (lorsque le ministre peut établir ou a établi un rapport, ou lorsqu’un décret a été infirmé et renvoyé par la Cour fédérale pour jugement) doivent être jugées par le GEC conformément à l’article 10 tel qu’il était rédigé immédiatement avant la date d’entrée en vigueur de la version modifiée de l’article 10, soit le 27 mai 2015. C’est le cas en l’espèce.
[27] Lorsque le GEC conclut que la citoyenneté a été acquise par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels conformément aux articles 10 et 18, il faut satisfaire aux exigences énoncées dans la politique concernant la révocation de la citoyenneté des personnes coupables de crimes de guerre au cours de la Deuxième Guerre mondiale. La partie pertinente de la politique, extraite du rapport public intitulé Programme canadien sur les crimes de guerre – Rapport annuel 2000-2001, est ainsi rédigée :
La politique du gouvernement canadien est claire : le Canada ne deviendra pas un refuge sûr pour les personnes qui ont commis un crime de guerre, un crime contre l’humanité ou tout autre acte répréhensible en temps de conflit.
[…]
Cas de la Seconde Guerre mondiale
[…]
Le gouvernement n’engage des poursuites que dans les cas où il possède une preuve de complicité ou de participation directe à des crimes de guerre ou à des crimes contre l’humanité. On considère qu’une personne est complice si, tout en sachant que des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité ont été commis, elle a contribué directement ou indirectement à leur perpétration. Le fait d’être membre d’une organisation responsable d’atrocités peut, si l’organisation en question ne vise que la violence, comme un escadron de la mort, suffire pour que l’on considère qu’une personne est complice. [Souligné dans l’original.]
[28] Bien que les lignes directrices ne soient pas contraignantes, la Cour d’appel fédérale a estimé, au paragraphe 30 de la décision Oberlander c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 213, [2005] 1 R.C.F. 3 (CAF-1), que puisque le GEC avait choisi, dans ce cas, d’adopter les lignes directrices et de les appliquer, il devait se demander si ces lignes directrices s’appliquaient au demandeur. Il fallait pour cela décider si le demandeur avait été complice des actes perpétrés.
[29] Avant 2013, la jurisprudence enseignait que l’appartenance à une organisation dont la seule raison d’être était de perpétrer des actes de brutalité créait une présomption de complicité qui pouvait être réfutée par une preuve d’absence de connaissance ou de participation aux actes : Oberlander c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 330, [2010] 4 R.C.F. 395 (CAF-2), au paragraphe 18. La politique cadrait avec cette jurisprudence.
[30] En l’espèce, dans la décision découlant du renvoi en application de l’article 18, c’est-à-dire la décision MacKay, le juge MacKay devait tirer des conclusions de fait à l’égard de l’article 10. Le juge MacKay a estimé que le demandeur avait obtenu sa citoyenneté canadienne au moyen de fausses déclarations ou d’une dissimulation intentionnelle de faits essentiels, et qu’il avait fait partie de l’Ek 10a.
[31] Par la suite, en 2013, la Cour suprême du Canada a modifié le critère de la complicité dans l’arrêt Ezokola. Dans cet arrêt, le nouveau critère de complicité établi au paragraphe 29 exige l’existence de « raisons sérieuses de penser qu[e] [la personne] a volontairement apporté une contribution consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel du groupe qui les aurait commis ». Cette analyse est guidée par les facteurs suivants (énumérés au paragraphe 91) :
(i) la taille et la nature de l’organisation;
(ii) la section de l’organisation à laquelle le demandeur d’asile était le plus directement associé;
(iii) les fonctions et les activités du demandeur d’asile au sein de l’organisation;
(iv) le poste ou le grade du demandeur d’asile au sein de l’organisation;
(v) la durée de l’appartenance du demandeur d’asile à l’organisation (surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel);
(vi) le mode de recrutement du demandeur d’asile et la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation.
[32] L’appartenance à une organisation dont la seule raison d’être était de perpétrer des actes de brutalité ne suffit plus à décider qu’il y a eu complicité. La décision MacKay ayant établi que le demandeur avait obtenu sa citoyenneté canadienne au moyen de fausses déclarations ou en dissimulant intentionnellement des faits essentiels, les exigences réglementaires de la Loi sur la citoyenneté en matière de révocation ont été remplies de façon concluante. La seule question en litige est de savoir si le demandeur s’est fait le complice des crimes de l’Ek 10a aux termes de la politique, d’une manière cadrant avec la loi citée dans l’arrêt Ezokola.
C. Résumé de l’historique des procédures
1) Première décision : décret C.P. 2001-1227
[33] Le 27 janvier 1995, conformément aux paragraphes 10(1) et 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, le ministre a informé le demandeur de son intention d’adresser au GEC un rapport dans lequel il recommanderait la révocation de la citoyenneté du demandeur au motif que ce dernier avait été admis au Canada à titre de résident permanent et avait obtenu la citoyenneté canadienne par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.
[34] À la demande du demandeur, et comme le prévoit l’article 18 de la Loi sur la citoyenneté, le dossier a été renvoyé à la Cour fédérale. La procédure a ensuite été marquée par de nombreux différends. Le dossier a été fusionné à deux autres dossiers semblables pour tenter de résoudre ces problèmes préliminaires.
[35] En raison de problèmes de compromission apparente de l’indépendance judiciaire, ces dossiers fusionnés ont été suspendus jusqu’à l’annulation de cette suspension par la Cour d’appel fédérale, une décision confirmée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391 (Tobiass).
[36] Le renvoi à la Cour fédérale a eu lieu. Dans la décision MacKay, le juge MacKay a estimé que le demandeur avait obtenu sa citoyenneté canadienne au moyen de fausses déclarations ou d’une dissimulation intentionnelle de faits essentiels, au sens du paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté. La décision MacKay, conformément au paragraphe 18(3), est définitive et non susceptible d’appel.
[37] Suivant la décision MacKay, le ministre a examiné les observations du demandeur avant d’envoyer un rapport au GEC pour recommander la révocation de la citoyenneté canadienne du demandeur. Le 12 juillet 2001, le GEC a estimé que le demandeur avait obtenu sa citoyenneté canadienne par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels, et a révoqué sa citoyenneté en vertu de l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté. Le décret C.P. 2001-1227 a été pris, révoquant la citoyenneté du demandeur.
[38] Le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision. Dans la décision Oberlander c. Canada (Procureur général), 2003 CF 944 (CF-1), le juge Martineau a rejeté la demande. La Cour d’appel fédérale, dans la décision CAF-1, a annulé la décision du juge Martineau et a renvoyé le dossier au GEC en lui demandant explicitement de tenir compte des intérêts personnels du demandeur et de déterminer si la politique s’appliquait au cas.
[39] Entre-temps, le demandeur avait sollicité une ordonnance devant la Cour fédérale pour obtenir la suspension des procédures d’expulsion entamées en application de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, en attendant la résolution de la demande de contrôle judiciaire. Cette requête a été rejetée : Oberlander c. Canada (Procureur général), 2002 CFPI 771, conf. par 2003 CAF 134.
2) Deuxième décision : décret C.P. 2007-801
[40] Le GEC a examiné le nouveau rapport du ministre, qui présentait des observations du demandeur et du ministère de la Justice, mais il a émis la même recommandation, à savoir de révoquer la citoyenneté du demandeur. Le 17 mai 2007, le GEC a décidé pour la deuxième fois de révoquer la citoyenneté canadienne du demandeur. Le décret C.P. 2007-801 a été pris à cet effet.
[41] Le demandeur a sollicité cette fois encore le contrôle judiciaire de la décision, et cette demande a été rejetée par moi-même dans la décision Oberlander c. Canada (Procureur général), 2008 CF 1200, [2009] 1 R.C.F. 358 (CF-2). Dans l’arrêt CAF-2, la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel pour un nouveau motif de contrainte qui n’avait pas été soulevé auparavant, et a renvoyé l’affaire au GEC pour qu’il examine la défense de la contrainte invoquée.
3) Troisième décision : décret C.P. 2012-1137
[42] Le demandeur a fourni d’autres arguments quant à la question de la contrainte, et le ministre a préparé un rapport supplémentaire dans lequel il a encore recommandé la révocation de la citoyenneté du demandeur. Le 27 septembre 2012, le GEC a décidé pour la troisième fois de révoquer la citoyenneté du demandeur et a pris le décret C.P. 2012-1137.
[43] Encore une fois, le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision. Cette demande a été rejetée par le juge Russell dans la décision Oberlander c. Canada (Procureur général), 2015 CF 46, [2016] 1 R.C.F. 56 (CF-3). Dans l’arrêt CAF-3, la Cour d’appel fédérale a renvoyé l’affaire au GEC pour qu’une nouvelle décision soit rendue quant à la question de la complicité en suivant le cadre nouvellement établi dans l’arrêt Ezokola et, en cas de déclaration de culpabilité du demandeur, pour réexaminer la défense de la contrainte invoquée par ce dernier. Le procureur général du Canada a déposé une demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême du Canada; cette demande a été rejetée le 7 juillet 2016 [[2016] 1 R.C.S. vi].
4) Quatrième (et présente) décision : décret C.P. 2017-793
[44] Le GEC a entamé un réexamen du dossier compte tenu du nouveau critère de complicité et de la défense de la contrainte. Le ministre a préparé une ébauche de rapport à l’intention du GEC, et a remis cette ébauche au demandeur qui a répondu en fournissant 95 pages d’observations. Le ministre a révisé l’ébauche de rapport en tenant compte de ces observations, mais a recommandé une nouvelle fois au GEC de révoquer la citoyenneté du demandeur. La version définitive du rapport (le rapport) comprend 94 pages et représente une bonne partie des motifs de la décision contestée.
[45] La conclusion de fausse déclaration dans la décision MacKay étant contraignante, le GEC devait désormais décider si le demandeur avait été complice de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité conformément à l’arrêt Ezokola.
[46] Étant donné que certains éléments requis selon l’arrêt Ezokola n’ont pas été présentés au juge MacKay en 1998, l’examen de la complicité a été complété par des déclarations antérieures du demandeur (déclarations assermentées, affidavits, mémoires des faits et du droit, témoignage en cour).
[47] Dans son argumentation, le demandeur a fait comme si la décision MacKay était la seule preuve cruciale contre lui. Il a été soutenu, plus précisément, que le juge MacKay avait affirmé qu’il n’existait aucun élément de preuve pour établir que le demandeur avait commis les crimes de guerre perpétrés par l’Ek 10a.
[48] Toutefois, la décision MacKay n’était pas le seul document à l’appui du rapport. Il y avait également un rapport d’expert préparé par Manfred Messerschmitt, dans lequel il décrivait le rôle des Einsatzgruppen, y compris le rôle du personnel de soutien comme les conducteurs, les opérateurs radio et les interprètes. Il a notamment donné des explications détaillées sur la structure de l’organisation, les [traduction] « actes de purification » visant les bolchéviques et les Juifs, l’itinéraire suivi par l’Ek 10a dans ses activités au cours de l’été et de l’automne 1941, ainsi que le rôle des interprètes.
[49] Le dossier contenait également des documents issus des procès de Nuremberg au sujet de la conduite des Einsatzgruppen.
[50] Le juge MacKay a estimé qu’il y avait de sérieux doutes quant à la fiabilité des éléments de preuve du demandeur, parce que ces derniers étaient entachés de nombreuses incohérences et invraisemblances, et parce que le demandeur avait tendance à minimiser le rôle qu’il avait joué pendant la guerre. Les transcriptions des témoins du gouvernement ont également été examinées puisque le juge MacKay a noté qu’il s’agissait de témoins crédibles qui avaient aidé la Cour.
[51] Conformément à l’arrêt Ezokola, il était indiqué dans le rapport que [traduction] « une personne sera déclarée interdite de territoire pour cause de complicité dans la perpétration de crimes internationaux lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’elle a volontairement apporté une contribution consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel du groupe qui les aurait commis » (c’est le ministre qui souligne). Ensuite, chacun des facteurs énumérés l’arrêt Ezokola a été examiné.
[52] Les paragraphes qui suivent résument les éléments clés de l’évaluation, dans le rapport, de chacun des facteurs indiqués dans l’arrêt Ezokola. Le rapport constitue essentiellement les motifs de la décision.
a) Taille et nature de l’organisation
[53] Le demandeur faisait partie d’une organisation dont la seule raison d’être était de perpétrer des actes de brutalité. La taille relativement modeste de l’Ek 10a donnait des raisons de croire qu’il était probable que le demandeur ait eu connaissance des crimes, y ait contribué ou ait facilité la réalisation du dessein criminel de l’Ek 10a. Cela concordait avec la politique énoncée dans le manuel ENF 18 : Crimes et crimes contre l’humanité de Citoyenneté et Immigration Canada (Ottawa : Travaux publics et Services gouvernementaux Canada) (le manuel).
b) Section de l’organisation à laquelle le demandeur était le plus directement associé
[54] Le demandeur faisait partie de l’Ek 10a en tant qu’interprète auxiliaire non rémunéré. Il vivait, mangeait et se déplaçait avec l’Ek 10a; il portait l’uniforme, mais n’avait pas de grade.
c) Fonctions et activités du demandeur au sein de l’organisation
[55] En plus de son travail d’interprète, le demandeur effectuait diverses tâches banales qu’il a décrites; toutefois, une arme lui avait aussi été fournie. La description qu’il a donnée de ses tâches d’interprète était incohérente, mais le juge MacKay a noté que le demandeur avait reconnu avoir servi d’interprète lors de quelques interrogatoires où les officiers allemands ont questionné des détenus soupçonnés d’entretenir des sentiments anti-allemands ou de prendre part à des activités anti-allemandes.
[56] Un témoin dans la décision du juge MacKay liée au renvoi, M. Sidorenko, a indiqué que le demandeur avait participé à deux interrogatoires : le sien, pour avoir prétendument aidé un prisonnier à s’échapper, et celui d’une femme soupçonnée d’être juive (et qui a par la suite été relâchée). Il a laissé entendre que les choses auraient pu se dérouler autrement et qu’il aurait pu être exécuté par balle, ce qui permet de déduire que le demandeur a participé à des interrogatoires pouvant déboucher sur la mort du détenu.
[57] Le demandeur s’est particulièrement indigné lorsqu’il a été question de la femme soupçonnée d’être juive, pour le motif qu’aucun acte répréhensible n’avait été commis après qu’il eut été déterminé qu’elle n’était pas juive. La thèse du demandeur ne tient pas compte de ce qu’auraient été les conséquences s’il avait été déterminé que la femme était juive (elle aurait été exécutée), et ne prend pas non plus en considération le rôle joué par les interprètes dans la prise de ce genre de décisions ayant ce type de conséquences.
[58] Le juge MacKay a estimé que le rôle du demandeur s’était par la suite élargi pour inclure les interrogatoires des détenus et des personnes qui n’avaient fourni aucune explication valable quant à leur présence ou à leurs activités. Le juge MacKay a également conclu que le demandeur avait été interprète pendant de nombreux mois.
[59] Les démentis du demandeur quant à sa participation aux crimes de l’Ek 10a ne suffisaient pas pour nier le dessein commun et les objectifs partagés que l’on pouvait déduire des tâches et des activités qui étaient les siennes et qui cadrent avec la conclusion du juge MacKay, qui a affirmé que M. Oberlander avait servi l’atteinte des objectifs de son unité, l’Ek10a. Il existait un lien suffisant entre la participation quotidienne du demandeur à titre d’interprète, d’une part, et les crimes et le dessein criminel de l’Ek 10a, d’autre part.
[60] Dans le rapport, le ministre a examiné le dossier et l’information publique fiable pour définir la participation habituelle des interprètes aux crimes de l’Ek 10a. Comme je l’ai mentionné précédemment, le juge MacKay a conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve pour établir que le demandeur avait pris part à des atrocités quelles qu’elles soient, mais il a noté que le demandeur avait reconnu avoir parfois servi d’interprète au cours d’interrogatoires de détenus; le juge MacKay était d’avis que les éléments de preuve fournis par le demandeur étaient évasifs et manquaient de crédibilité. D’après la preuve d’expert au sujet des interprètes, ces derniers étaient habituellement présents lors des exécutions, transmettaient des ordres aux victimes ou participaient aux interrogatoires.
[61] Le juge MacKay n’a tiré aucune conclusion quant aux incohérences des éléments de preuve sur la période de service du demandeur. Le témoignage du demandeur (quant à la fiabilité et à la crédibilité duquel le juge MacKay a émis des réserves), les témoins MM. Huebert et Sidorenko (que le juge MacKay a trouvés plus convaincants) et les comptes rendus historiques des activités de l’Ek 10a ont été pris en compte dans les rapports afin d’établir la chronologie des événements qui serait la plus plausible, afin d’examiner les tâches du demandeur dans le contexte des activités d’extermination de l’Ek 10a :
• Le demandeur a commencé à servir d’interprète auprès de l’Ek 10a début octobre 1941, à l’âge de 17 ans; le jour même où on lui a dit de se présenter au quartier général, il a été envoyé à Mariupol ou à Melitopol. À cette époque, l’Ek 10a a fait 2 000 victimes à Melitopol.
• Le demandeur est arrivé à Taganrog pendant la deuxième moitié d’octobre 1941 et y est resté au moins jusqu’en juillet 1942; pendant cette période, il y a eu environ 1 500 victimes.
• Le demandeur est arrivé à Rostov début juillet 1942 et y a passé quatre semaines; on a dénombré environ 2 000 victimes pendant cette période.
• Le demandeur est arrivé à Krasnodar début août 1942 et est parti avant la fin du mois; on a recensé environ 7 000 victimes au cours de cette période.
• Le demandeur est arrivé à Novorossiysk fin août 1942 et y est resté jusqu’en février 1943; pendant cette période, des prisonniers ont été exécutés après avoir été interrogés et des Juifs ont été exécutés avec ou sans interrogatoire.
d) Poste ou grade du demandeur au sein de l’organisation
[62] Le demandeur était interprète auxiliaire auprès de l’Ek 10a; il n’appartenait pas aux niveaux supérieurs de cette unité, cependant un interprète aux interrogatoires est plus susceptible que bien des fantassins d’être au courant des crimes ou du dessein criminel de son organisation. En tant qu’interprète, il aurait pu exercer un certain contrôle sur les décisions de ses supérieurs de condamner à mort un prisonnier, car il avait le pouvoir de traduire les renseignements qu’il souhaitait.
e) Durée de l’appartenance du demandeur à l’organisation, surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel
[63] Le demandeur a été interprète auxiliaire auprès de l’Ek 10a d’octobre 1941 à fin 1943, approximativement. Seule la période allant d’octobre 1941 à février 1943 a été prise en compte pour l’analyse de complicité dans le rapport; pendant cette période, l’Ek 10a a tué au moins 91 678 personnes.
[64] D’après les conclusions du juge MacKay, la taille de l’Ek 10a et le fait que sa seule raison d’être était de perpétrer des actes de brutalité, ainsi que le rôle d’interprète du demandeur et sa connaissance des crimes et du dessein criminel du groupe, on a conclu à une contribution consciente du demandeur.
[65] Selon la jurisprudence internationale, le fait d’admettre sa participation en tant qu’interprète lors d’interrogatoires occasionnels pourrait revenir à une contribution à la réalisation des crimes ou du dessein criminel d’un groupe. C’est ce qui ressort des dossiers suivants :
• Dans United States v. Osidach, 513 F. Supp. 51 (ED Pa. 1981), aux paragraphes 96 à 99 : il a été déterminé qu’un interprète à des interrogatoires menés de 1942 à 1944 avait été le lien nécessaire entre les Allemands et les Juifs et avait ainsi facilité la persécution de civils, tout en étant conscient du dessein criminel global.
• Dans le rapport intitulé Procès des criminels de guerre devant les tribunaux militaires de Nuremberg en application de la Loi no 10 du Conseil de contrôle (Nuremberg, octobre 1946 à avril 1949), volume IV (Radetzky) : il a été noté, concernant un interprète au sein d’une unité semblable à l’Ek 10a, que la prestation de services d’interprétation lors d’interrogatoires, en sachant que ce qui était dit pourrait mener à une exécution, représentait une conduite coupable puisque cela avait contribué à la réalisation du dessein du groupe.
• Dans Miranda Alvarado v. Gonzales, 449 F.3d 915 (9th Cir. 2006) : on a estimé que l’interprétation lors d’interrogatoires avait suffisamment contribué aux crimes pour établir la complicité.
• Dans Zhang Jian Xie v. INS, 434 F.3d 136 (2d Cir. 2006), aux paragraphes 142 et 143 : on a conclu à une contribution importante à un crime dans le cas d’une personne qui avait participé seulement occasionnellement (trois à cinq fois) au transport de femmes vers des hôpitaux où elles subissaient des avortements forcés.
[66] En tant qu’interprète, le demandeur a facilité le processus de sélection pour les exécutions et a contribué à la réalisation du dessein criminel de l’Ek 10a. Compte tenu de la nature unique de l’Ek 10a, l’interprétation n’avait d’autre but que de remplir le funeste mandat de cette unité. En participant occasionnellement, en tant qu’interprète, aux interrogatoires de personnes soupçonnées d’entretenir des sentiments anti-allemands ou de prendre part à des activités anti-allemandes, le demandeur a considérablement contribué aux crimes et au dessein criminel de l’Ek 10a.
h) Participation volontaire/contrainte
[67] Le juge MacKay a fait remarquer que le demandeur croyait qu’il n’avait pas d’autre possibilité et que les conséquences auraient été très lourdes pour lui s’il n’avait pas obéi aux ordres de l’Ek 10a. Toutefois, ce n’était pas une conclusion de fait. La seule preuve de conscription était le témoignage du demandeur selon lequel il avait dû s’inscrire auprès des forces d’occupation allemandes en tant que personne d’origine allemande, ce qui n’avait aucun lien avec son recrutement en tant qu’interprète. La conscription n’empêchant pas la complicité, la question de la conscription a été considérée comme purement théorique dans le rapport.
[68] Tel qu’il a été indiqué, si le demandeur n’était au courant de rien et n’effectuait que des tâches anodines, on ne sait pas au juste pourquoi il a déclaré avoir été sous la contrainte.
[69] Le critère de la contrainte a été établi en s’appuyant sur les critères issus du droit de l’immigration abordés dans l’arrêt Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.) (Ramirez), de la common law en matière de crimes évoquée dans l’arrêt R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14, du droit international à l’alinéa 31d) du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, [2002] R.T. Can. no 13, 2187 R.T.N.U. 3 (entrée en vigueur : 1er juillet 2002) [Statut de Rome], ainsi que de la politique établie dans le manuel.
i) Risques physiques imminents
[70] Les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour établir l’existence d’une menace de mort ou de lésions corporelles, explicite ou implicite, imminente, passée ou future, ou pour établir qu’une telle crainte était raisonnable. Les déclarations du demandeur quant à la peur de mourir n’étaient pas étayées par d’autres éléments de preuve au dossier.
j) Impossibilité de se soustraire sans danger à la menace
[71] Lorsqu’il était posté à Rostov, le demandeur a eu l’occasion de s’échapper sans courir de risques; il a en effet gardé seul un chaland pendant trois à quatre semaines, et était armé d’un fusil. Il n’existait pas de menace imminente, réelle ou inévitable pendant cette période. Il se peut aussi que le demandeur ait eu l’occasion de s’échapper lorsqu’il était en permission chez lui. Dans Radetzky, le Tribunal militaire a également fait remarquer qu’il était possible, dans les Einsatzgruppen, de demander une mutation ou d’être dispensé de participation sans pour autant faire face à un danger immédiat.
[72] Une personne raisonnable se trouvant dans la même situation que le demandeur et ayant les mêmes caractéristiques personnelles et la même expérience aurait conclu qu’il existait une possibilité sécuritaire d’évasion. Il n’avait peut-être que 17 ou 18 ans lorsqu’il a intégré l’Ek 10a, mais il avait montré sa maturité en subvenant aux besoins de sa famille, et il a fait partie de l’Ek 10a jusqu’à l’âge de 20 ans et a donc eu le temps d’envisager une désertion ou une mutation. La poursuite de son service n’était donc pas involontaire.
[73] Le préjudice qu’a causé le demandeur ne doit pas être plus important que le préjudice qu’il a subi. Les exécutions massives auxquelles l’Ek 10a a procédé ont fait au moins 10 000 victimes aux endroits où le demandeur a travaillé comme interprète, mais le demandeur n’a pas établi qu’il faisait face à une menace physique imminente s’il quittait l’Ek 10a. Le préjudice causé aux victimes dépassait largement la crainte de préjudice évoquée par le demandeur.
[74] Le demandeur a reçu une croix du Mérite de guerre et a obtenu la citoyenneté allemande; ni l’une ni l’autre ne lui ont été imposées, pas plus que son service après toute conscription alléguée. La contrainte n’a donc pas été établie.
[75] Dans son rapport, le ministre a conclu que le demandeur avait servi les membres de l’Ek 10a de façon volontaire, significative et consciente, conformément aux facteurs de l’arrêt Ezokola et à la politique.
[76] Une révocation de la citoyenneté du demandeur le rendrait apatride, cependant le sous-alinéa 2b) de l’article 8 de la Convention sur la réduction des cas d’apatridie, 30 août 1961, [1978] R.T. Can. no 32, 989 R.T.N.U. 175 (entrée en vigueur : 13 décembre 1975), autorise à priver un individu de sa nationalité s’il a obtenu cette nationalité au moyen d’une fausse déclaration ou de tout autre acte frauduleux.
[77] Les circonstances personnelles du demandeur au Canada, bien que convaincantes, ne l’emportaient pas sur l’importance de préserver l’intégrité de la citoyenneté canadienne face à la fraude, ni sur l’obligation du Canada de s’assurer qu’il n’existe aucun refuge pour les personnes impliquées dans des atrocités de masse. Il a été mentionné que le demandeur n’avait pas reconnu la gravité de sa fausse déclaration pour obtenir la citoyenneté et qu’il n’avait exprimé aucun remords quant à son service au sein de l’Ek 10a malgré les atrocités commises par cette unité.
[78] Le ministre a répondu en détail aux arguments du demandeur. Du fait de ces arguments, plusieurs changements ont été apportés au rapport.
[79] Le décret C.P. 2017-793, daté du 20 juin 2017, indique que le GEC conclut, sur rapport du ministre, que le demandeur a acquis sa citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels aux termes du paragraphe 10(2) de la Loi sur la citoyenneté, telle qu’elle était rédigée le 27 mai 2015. Le décret se poursuit ainsi :
[traduction]
À ces causes, sur recommandation du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, en vertu de l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté, telle qu’elle était rédigée le 27 mai 2015, Son Excellence le Gouverneur général en conseil fait de la date du présent décret la date à laquelle [le demandeur] cesse d’être citoyen canadien.
[80] Les questions en litige qui, selon la Cour, doivent être tranchées sont les suivantes :
1. La décision de révoquer la citoyenneté du demandeur constitue-t-elle un abus de procédure?
2. Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale?
3. La bonne norme de preuve a-t-elle été appliquée?
4. La décision de révoquer la citoyenneté du demandeur était-elle raisonnable?
(Le demandeur a abandonné la question de savoir si les exigences en matière d’autorisation imposées par la Loi sur la citoyenneté portaient atteinte à la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], ou la Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), appendice III.)
[81] Je conviens avec les parties que la norme de contrôle applicable à la décision du GEC de révoquer la citoyenneté est la norme de la décision raisonnable : Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c. Canada, 2010 CAF 307, [2012] 2 R.C.F. 312 ([ci-après appelé] Odynsky), au paragraphe 85; Montoya c. Canada (Procureur général), 2016 CF 827 (Montoya), au paragraphe 21. La question en litige entre les parties est le degré de déférence approprié qu’il faut manifester envers le GEC dans ces circonstances.
[82] Le défendeur souligne qu’une décision du GEC suppose « une décision du Cabinet, c’est-à-dire d’une entité au sein de laquelle la politique générale de l’État est débattue de multiples points de vue représentant les divers intérêts des groupes qui composent le gouvernement », qui « exerce son pouvoir discrétionnaire, dans un cadre différent, pour rendre une décision qui se fonde sur des considérations polycentriques et la pondération des intérêts individuels et publics » : Odynsky, au paragraphe 78; Première Nation de Prophet River c. Canada (Procureur général), 2015 CF 1030 (Prophet River CF), au paragraphe 46, conf. par 2017 CAF 15 (Prophet River CAF). Il faut faire montre d’une grande déférence à l’égard des décisions du GEC, puisqu’elles résultent « d’un exercice discrétionnaire fondé sur les politiques gouvernementales et les faits » : Prophet River CAF, au paragraphe 30; Prophet River CF, au paragraphe 46.
[83] L’intervenante souligne également que les droits individuels en jeu doivent être soupesés en tenant compte des « éléments de politique générale » pour décider si la citoyenneté doit être révoquée, et que le GEC est libre de rendre une décision sur la politique générale pour autant que cette décision ne soit pas en conflit avec la Loi sur la citoyenneté ou son objet : Odynsky, aux paragraphes 86 et 81, citant la décision CF-1, au paragraphe 18. La norme de grande déférence qui a été suivie pour maintenir la décision du GEC de ne pas révoquer la citoyenneté dans Odynsky ne devrait pas changer maintenant que la décision est de révoquer la citoyenneté.
[84] Le demandeur affirme que le GEC ne participe pas à un processus de prise de décision où interviennent de multiples points de vue, mais qu’il est plutôt appelé à appliquer aux faits la définition légale de complicité présentée dans l’arrêt Ezokola. De plus, en raison des erreurs commises par le GEC, cette décision a été renvoyée trois fois pour faire l’objet d’un nouvel examen. Le degré de retenue le plus faible est donc approprié.
[85] L’intervenante, quant à elle, affirme qu’en l’absence d’éléments de preuve contraires, la présomption de régularité des procédures administratives fait qu’après quatre tentatives, on devrait présumer que le GEC n’a pas commis d’erreur de droit : Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), 2001 CSC 4, [2001] 1 R.C.S. 221, au paragraphe 33,. Cette décision n’appuie pas nécessairement l’argument de l’intervenante.
[86] Le demandeur fait également remarquer que dans l’arrêt Vavilov c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132, [2018] 3 R.C.F. 75 (Vavilov), aux paragraphes 36 et 37, la Cour d’appel fédérale a noté que lorsque d’importants intérêts étaient en jeu, ou pour les questions d’interprétation des lois dans le contexte de l’immigration, la norme de la décision raisonnable était appliquée « d’une manière plus rigoureuse ».
[87] J’estime qu’il faut faire montre d’une grande déférence à l’égard de la décision du GEC, puisque la question en litige en l’espèce fait intervenir de multiples points de vue. La norme de la décision raisonnable appliquée de manière rigoureuse est appropriée lorsque l’on examine les faits et l’application du droit à ces faits.
[88] Malgré l’importance des intérêts personnels du demandeur, qui permettait de conclure dans l’arrêt Vavilov que la norme de la décision raisonnable devait être appliquée de manière plus rigoureuse, l’interprétation des lois n’est pas en litige en l’espèce. Dans la décision MacKay, le juge MacKay a estimé que le demandeur avait obtenu sa citoyenneté au moyen de fausses déclarations ou d’une dissimulation intentionnelle de faits essentiels, au sens du paragraphe 10 de la Loi sur la citoyenneté.
[89] Une fois que les conditions de révocation imposées par la Loi sur la citoyenneté sont respectées, le GEC doit soupeser la politique, les intérêts personnels du demandeur et l’intérêt public pour décider de révoquer ou non la citoyenneté. Comme l’a déclaré le défendeur, il faut trouver un équilibre en tenant compte d’intérêts divers.
[90] La question est de savoir si la citoyenneté du demandeur devrait être révoquée compte tenu de la politique, selon laquelle cette révocation ne doit avoir lieu que dans les cas de complicité de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Pour déterminer la complicité, il faut appliquer le cadre législatif relatif à la complicité établi dans l’arrêt Ezokola. En outre, s’il est décidé que le demandeur a été complice de crimes et si les critères de la politique sont remplis, il faut néanmoins prendre en compte les intérêts personnels du demandeur et l’intérêt public. Tel qu’il est indiqué au paragraphe 21 de la décision Montoya, le GEC jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire et sa décision nécessite l’établissement d’un équilibre délicat entre les politiques, les intérêts personnels et l’intérêt public.
[91] Le juge Stratas, dans l’arrêt Odynsky, a également exposé de façon exhaustive la norme de la décision raisonnable dans le contexte d’une révocation de la citoyenneté par le GEC, et les passages suivants s’avèrent fort utiles en l’espèce [aux paragraphes 85 à 91] :
Suivant la norme de la raisonnabilité, il ne nous appartient pas de constater les faits, de les apprécier à nouveau ou de substituer notre propre décision à celle du gouverneur en conseil. Notre tâche consiste plutôt à nous demander si la décision du gouverneur en conseil fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (voir Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47).
Dans notre examen de l’éventail des décisions justifiables s’offrant au gouverneur en conseil, il nous faut tenir compte de la tâche du gouverneur en conseil et de tous les aspects de cette tâche. Sa tâche en l’occurrence consistait à d’examiner [sic] le dossier du ministre que celui-ci lui a présenté sous forme de rapport, et de décider si, compte tenu des circonstances, la révocation de la citoyenneté s’imposait. En cela, le paragraphe 10(1) ne propose au gouverneur en conseil aucun critère ni aucune formule à appliquer. La disposition en question laisse le gouverneur en conseil libre de faire intervenir des considérations de politique générale, mais ces considérations ne doivent aller à l’encontre ni des dispositions de la Loi ni de son objet : Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198, [2008] 1 R.C.F. 385.
En l’occurrence, le gouvernement du Canada a une politique en matière de crimes de guerre. Aucune des parties n’a fait valoir devant la Cour que cette politique était mauvaise ou qu’elle n’aurait pas dû être appliquée aux affaires en cause. Si, par conséquent, le gouverneur en conseil a évalué les faits exposés dans le rapport du ministre au regard de la politique du gouvernement du Canada en matière de crimes de guerre, et que les décisions prises par le gouverneur en conseil au titre du paragraphe 10(1) de la Loi sont justifiables d’un point de vue rationnel, elles doivent être tenues pour raisonnables. En d’autres termes, dans le contexte des présentes affaires, l’application rationnellement justifiable d’une politique qui était connue à l’avance et que nul n’avait contestée doit être caractéristique de la raisonnabilité définie dans l’arrêt Dunsmuir.
[…]
Une autre manière d’évaluer les décisions du gouverneur en conseil au regard de la norme déférente de la raisonnabilité consiste à examiner les observations des parties, reprises à l’intention du gouverneur en conseil dans les rapports du ministre. Leur lecture permet de constater des divergences très marquées quant au poids à accorder à certains faits, quant à la manière dont la politique en vigueur devrait leur être appliquée et quant à la manière dont le gouverneur en conseil devait exercer son pouvoir discrétionnaire. Il s’agit en l’espèce d’affaires où, selon les termes employés par la Cour suprême dans l’affaire Dunsmuir, précitée, au paragraphe 47, les questions qui se posent « n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables ».
Selon la norme déférente du caractère raisonnable, il ne nous appartient pas d’évaluer à nouveau la preuve examinée par le gouverneur en conseil, de débattre des questions d’interprétation soulevées au sujet de la politique en matière de crimes de guerre et substituer ensuite nos propres conclusions à celles qu’a tirées, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, le gouverneur en conseil après l’examen des faits.
[92] Cette « raisonnabilité », telle qu’elle est définie par le juge Stratas, tient compte du fait qu’il pourrait y avoir plus d’un résultat raisonnable. Il ne s’agit pas d’un dossier où il ne pourrait y avoir qu’une seule réponse raisonnable.
[93] La tâche de la Cour n’est pas de décider lequel des différents points de vue raisonnables est le plus sensé, mais plutôt de décider si l’on peut être convaincu que le point de vue du GEC appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
[94] À maints égards, le demandeur veut que la Cour réévalue les éléments de preuve afin de conclure qu’une personne est plus crédible qu’une autre, et il remet même en question les conclusions du juge MacKay. Ce n’est pas le rôle de la Cour dans ce type de contrôle.
[95] Dans son examen du caractère raisonnable de la décision du GEC, la Cour doit examiner cette décision en contexte, en tenant compte du dossier présenté au cabinet. Certaines conclusions peuvent sembler plus solides que d’autres, mais la décision doit être abordée globalement, et non pas de façon fragmentaire.
[96] J’aimerais également préciser que les questions d’équité procédurale sont examinées selon la norme de la décision correcte : Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502, au paragraphe 79; Montoya, au paragraphe 20.
[97] La norme de contrôle est étroitement associée à la norme de preuve qui régit la décision du GEC. À la page 8 de sa décision, le GEC a cité le bon critère en s’appuyant sur l’arrêt Ezokola :
[traduction]
[…] une personne sera déclarée interdite de territoire pour cause de complicité dans la perpétration de crimes internationaux lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’elle a volontairement apporté une contribution consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel du groupe qui les aurait commis ». [Souligné dans l’original.]
[98] Pour les motifs qui suivent, la Cour conclut que le GEC a rendu une décision raisonnable qui ne doit pas être modifiée.
A. Question en litige no 1 : La décision de révoquer la citoyenneté du demandeur constitue-t-elle un abus de procédure?
[99] En faisant valoir que la décision rendue par le GEC constituait un abus de procédure, le demandeur a soulevé les questions suivantes : le temps écoulé en raison des tentatives continues du gouvernement de révoquer la citoyenneté de M. Oberlander; le comportement fautif du gouvernement qui a abandonné les procédures criminelles au profit d’une révocation de la citoyenneté; la mauvaise foi dont a fait preuve le gouvernement en citant de façon inexacte les faits et le droit; et la formulation de conclusions sur le plan de la crédibilité sans avoir accordé d’audition impartiale à M. Oberlander (une question pour laquelle le manquement à l’équité procédurale a également été invoqué).
[100] Cette procédure a commencé en 1995, avec l’avis de révocation, et sa durée est due en grande partie aux mesures procédurales prises par le demandeur et qui lui ont donné gain de cause :
• en 1996, lorsqu’il a semblé que l’indépendance judiciaire avait été compromise, le demandeur a porté l’affaire devant la Cour suprême du Canada et a y eu gain de cause dans l’arrêt Tobiass, cependant la suspension voulue par le demandeur n’a pas été accordée et le renvoi au juge MacKay a eu lieu;
• à la suite des conclusions formulées dans la décision MacKay en 2000, la première révocation a été prononcée en 2001; la Cour d’appel fédérale a accueilli en 2004 (CAF-1) la demande d’annulation du demandeur et a renvoyé l’affaire au GEC;
• la deuxième révocation date de 2007, et le demandeur est parvenu à la faire annuler en 2009 (CAF-2) pour de nouveaux motifs qui n’avaient pas été invoqués devant le GEC ou la Cour fédérale; l’affaire a été une nouvelle fois renvoyée au GEC;
• la troisième révocation date de 2012, et le demandeur est parvenu à la faire annuler en 2016 (CAF-3); l’affaire a été renvoyée au GEC et la quatrième révocation (qui est l’objet du présent contrôle judiciaire) a été prononcée en 2017.
[101] Le demandeur s’appuie sur la décision Beltran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 516 (Beltran). Le fait que le gouvernement n’ait eu aucune raison de conserver des renseignements sur le demandeur « sans rien faire » pendant 22 ans était important, et il a été clairement noté que le demandeur n’avait fait aucune fausse déclaration (paragraphes 53 et 42). Le juge Harrington a conclu, au paragraphe 51, que si le gouvernement avait donné suite à l’affaire lorsqu’il a eu connaissance de l’appartenance de M. Beltran à l’organisation suspecte, ce dernier aurait été bien mieux placé pour présenter des éléments de preuve.
[102] La présente espèce se distingue clairement de la décision Beltran. L’avis de révocation a été délivré deux jours après le début d’une enquête de la GRC au sujet du demandeur. Depuis, les périodes les plus longues qui se sont écoulées et qui sont imputables au GEC sont les périodes de trois ans qui ont suivi les décisions CAF-1 et CAF-2, lorsque le GEC a examiné de nouveau la révocation. Compte tenu des circonstances, il s’agit de durées raisonnables.
[103] Au paragraphe 32 de l’arrêt Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 482, la Cour d’appel fédérale a noté que les procédures successives engagées en raison des demandes de contrôle judiciaire de M. Yamani avaient donné lieu à des procédures dont le nombre et la durée étaient troublants, mais que cela ne constituait pas nécessairement un abus de procédure puisqu’aucune des demandes antérieures n’avait réglé complètement les allégations dont il avait fait l’objet :
[…] L’appelant peut à bon droit invoquer les droits qui lui sont reconnus, mais le succès qu’il a connu dans ses demandes de contrôle judiciaire antérieures ne réglait pas complètement les allégations dont il avait fait l’objet. L’affaire a plutôt chaque fois été renvoyée pour être réexaminée. Le simple fait qu’il peut être nécessaire d’engager de nombreuses procédures pour régler entièrement une affaire ne constitue pas nécessairement un abus de procédure.
[104] Au paragraphe 69 de la décision Al Omani c. Canada, 2017 CF 786, le juge Roy a lui aussi noté ce qui suit : « Il est difficile de voir en quoi le fait que la Cour ait été saisie du contrôle judiciaire sollicité par les demandeurs puisse constituer un abus du tribunal de la part de la défenderesse. »
[105] Le demandeur est âgé de 94 ans, mais ses avocats l’ont habilement défendu dans leurs observations écrites, et la décision du GEC ne l’a pas obligé à se défendre lui-même à l’oral de telle manière que le temps écoulé lui aurait porté préjudice. Le dossier sur lequel se sont appuyés le ministre et le GEC, respectivement, pour préparer le rapport et pour prendre la décision, était en grande partie formé de la décision MacKay, des éléments de preuve présentés lors de cette instance, des arguments du demandeur en réponse au rapport, ainsi que d’autres éléments de preuve documentaire et dépositions par affidavit. La capacité du demandeur à défendre sa cause n’a donc pas été entravée de manière importante entre les première et quatrième décisions de révocation.
2) Comportement fautif et mauvaise foi
[106] À mon avis, tout comportement fautif du gouvernement abordé dans l’arrêt Tobiass n’a rien à voir avec la décision du GEC ou le présent contrôle judiciaire. Ces faits sont antérieurs aux quatre décisions de révocation et n’ont pas de lien avec un abus de procédure dans la décision contestée en l’espèce.
[107] En décidant de ne pas viser une conclusion selon laquelle le demandeur avait personnellement pris part à des exécutions, au moment de l’instance ayant mené à la décision MacKay, le défendeur n’a pas fait de présentation erronée des faits devant la Cour suprême du Canada. Il n’était pas nécessaire pour le défendeur de prouver la participation directe à des crimes de guerre ou à des crimes contre l’humanité, puisqu’il était suffisant d’établir la complicité aux termes de la politique et du droit à l’époque, en prouvant simplement l’appartenance à une organisation dont la seule raison d’être était de perpétrer des actes de brutalité, comme l’Ek 10a. Le juge MacKay a conclu que le demandeur faisait partie de l’Ek 10a.
[108] Pour déterminer qu’il y a eu présentation erronée des faits devant la Cour suprême du Canada, comme le laisse entendre le demandeur, il faudrait conclure que l’avocat de la Couronne, Ian Binnie (qui est désormais juge de la Cour fédérale), a pris part à une fausse déclaration. Il n’y a aucun élément de preuve à l’appui d’une telle insinuation, qui ne devrait pas être formulée.
[109] Les éléments de preuve présentés ne suffisent pas pour affirmer que la décision du défendeur de ne pas suivre la piste d’une participation directe du demandeur dans l’instance ayant mené à la décision MacKay constituait une présentation erronée des faits par le défendeur, et je rappelle qu’il n’existe, entre la décision de ne pas viser une conclusion de participation directe devant le juge MacKay en 1998 et la présente décision de 2017 de révoquer la citoyenneté, aucun lien laissant croire à un abus de procédure.
[110] Enfin, l’ébauche de rapport a été remise au demandeur pour qu’il connaisse les éléments invoqués contre lui et pour qu’il puisse fournir ses observations, ce qu’il a fait. La version définitive du rapport a été révisée en fonction de ces observations avant d’être remise au GEC pour qu’il prenne une décision; une section du rapport présente en détail la réponse du ministre aux observations du demandeur, ainsi que les modifications apportées et les raisons de ces changements.
[111] Le ministre a fait preuve de transparence quant aux modifications apportées au rapport et a donné des explications au sujet des observations du demandeur avec lesquelles il n’était pas d’accord. Le rapport en général et cette section en particulier témoignent clairement de la bonne foi du ministre.
[112] Comme je l’expliquerai plus loin en abordant la question no 2, la décision du GEC était équitable sur le plan procédural. Le rapport du ministre ne contient aucune nouvelle évaluation de la crédibilité. Le ministre s’est plutôt appuyé sur les conclusions en matière de crédibilité rendues par le juge MacKay et a pris en compte les éléments de preuve inscrits au dossier pour établir la version des faits la plus probable et la plus plausible.
[113] Le rapport ne constituait pas une évaluation de la crédibilité; il s’agissait d’un exercice d’appréciation des éléments de preuve lors duquel on a accordé davantage de poids aux éléments de preuve à l’encontre de M. Oberlander. Le GEC et le ministre étaient autorisés à procéder à cette appréciation des éléments de preuve.
[114] On ne conclut à un abus de procédure que dans les « cas les plus manifestes » qui sont « extrêmement rares », lorsque la Cour est convaincue que l’équité du processus administratif est à ce point compromise que le préjudice causé à l’intérêt du public excède celui qui serait causé à l’intérêt public s’il était mis fin à ces procédures : Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, au paragraphe 120, citant le juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, au paragraphe 616.
[115] La décision du GEC de révoquer la citoyenneté du demandeur pour la quatrième fois ne satisfait pas au critère rigoureux requis pour conclure qu’il y a eu abus de procédure.
[116] Je ne suis pas non plus d’accord avec l’intervenante lorsqu’elle affirme que le comportement du demandeur équivaut à un abus de procédure. Il a su tirer profit des recours juridiques auxquels il pouvait prétendre, et a obtenu ce qu’il demandait avec la décision CAF-3, à savoir un nouvel examen par le GEC de la décision de révoquer sa citoyenneté.
[117] Il était loisible au GEC de réexaminer l’affaire conformément aux directives de la Cour d’appel fédérale et de décider de révoquer la citoyenneté du demandeur. Le résultat n’est peut-être pas du goût du demandeur, mais le GEC n’a commis aucun abus de procédure en décidant de révoquer sa citoyenneté pour la quatrième fois.
B. Question en litige no 2 : Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale?
[118] Le demandeur soutient que, puisque la révocation de la citoyenneté met en cause des intérêts extrêmement importants, des droits procéduraux et des mesures de protection proportionnellement considérables devraient lui être accordés.
[119] Il allègue que, comme des conclusions sur la crédibilité ont été tirées, il avait droit à une audience devant le GEC. Il affirme également que le rapport était un [traduction] « document de défense » et que l’on cherchait, dans sa version définitive, à expier les erreurs tout en rapportant incorrectement les faits et le droit.
[120] Le demandeur fait également valoir que le GEC devait rendre des motifs indépendamment du rapport (un argument qui a d’ailleurs été rejeté dans l’arrêt CAF-1), et implique la tenue d’une instance à l’instar de celles d’un tribunal d’inquisition.
[121] Pour les motifs exposés ci-dessous, je ne saurais conclure qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale.
[122] En ce qui concerne l’argument de l’intervenante à l’égard des droits procéduraux minimaux, je suis d’accord avec le demandeur que les droits et les privilèges d’un individu sont directement touchés dans le cas en l’espèce, contrairement à l’arrêt Odynsky, dans lequel l’appelante n’était pas directement touchée par la décision du GEC. Par conséquent, je conclus que l’étendue de l’obligation d’équité procédurale ne devrait pas être comparée à celle de l’arrêt Odynsky.
[123] Je souligne, toutefois, que la Cour d’appel fédérale a également mentionné, au paragraphe 95, qu’aucune norme ni aucun critère objectifs n’avaient été imposés dans le contexte d’une décision aux termes de l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté. Le GEC avait plutôt le pouvoir d’exercer un large pouvoir discrétionnaire, lequel s’inspirait de la politique. Il en ressort que les exigences concernant l’étendue de l’équité procédurale sont moins élevées que celles invoquées par le demandeur.
[124] Je conclus que l’équité procédurale n’exigeait pas la tenue d’une audience.
[125] Les circonstances du cas en l’espèce sont uniques. Une audience complète a été tenue devant le juge MacKay, laquelle a permis d’obtenir toutes les conclusions de fait nécessaires pour justifier la révocation de la citoyenneté en fonction du droit en vigueur à l’époque. Dans cette affaire, toutes les conclusions sur la crédibilité étaient celles qui avaient été tirées par le juge MacKay.
[126] Le droit en matière de complicité avait changé depuis, et il fallait plus qu’une simple appartenance à l’Ek 10a pour établir la complicité. Le juge MacKay a choisi de ne pas tirer de conclusion pour ce qui est de la description que le demandeur a faite de ses tâches ou de la chronologie de son service au sein de l’Ek 10a. Le moyen de défense fondé sur la contrainte n’a pas été soulevé directement devant le juge MacKay; ainsi, aucune conclusion n’a été tirée sur ce point également.
[127] Le demandeur allègue qu’il ne peut être interrogé en raison de son âge et de sa mémoire défaillante. Il n’est peut-être pas étonnant que le ministre ait choisi de procéder sans audience ― et sans nouvelles conclusions quant à la crédibilité ― et qu’il ait plutôt décidé d’apprécier la preuve au dossier en vue de déterminer la plausibilité.
[128] Le plaidoyer du demandeur pour la tenue d’une audience à laquelle il ne peut participer est vide de sens.
[129] Dans le rapport, le ministre a examiné toute la preuve ayant trait à la complicité et à la contrainte. Les éléments de preuve ont été tirés de plusieurs sources et étaient souvent contradictoires. Le témoignage du demandeur lui-même était souvent incohérent. On a également tenu compte des conclusions sur la crédibilité tirées par le juge MacKay à l’endroit du demandeur, ce qui semble permis si l’on s’appuie sur la jurisprudence. Dans la décision CF-3, infirmée en appel sur la question distincte du pouvoir discrétionnaire relativement à l’application de la préclusion d’une question déjà tranchée sans aucune remarque sur ce point, le juge Russell a souligné ce qui suit, aux paragraphes 195 et 196 :
[…] je crois que la jurisprudence laisse entendre que le ministre pouvait se fonder sur les conclusions tirées par le juge MacKay relativement à l’absence de crédibilité de M. Oberlander au regard de questions fondamentales (voir, par exemple, Oberlander (2000), précitée, aux paragraphes 151 et 152) pour conclure que ses déclarations avaient peu de poids et étaient insuffisantes en soi pour établir les faits pour lesquels elles avaient été produites.
[…]
[…] Le juge MacKay a estimé que M. Oberlander n’était pas crédible lorsqu’il a conclu que celui‑ci était membre de l’unité Ek 10a et qu’il avait fait une présentation erronée sur son appartenance à cette unité. Dans une certaine mesure, les décisions du [GEC] concernant la complicité et la contrainte font suite à la décision du juge MacKay. Il n’est pas nécessaire de décider si la présomption de véracité s’applique à l’affidavit de M. Oberlander, mais la jurisprudence laisse croire que les conclusions antérieures concernant la crédibilité appuient les conclusions du ministre selon lesquelles les affirmations de M. Oberlander sont insuffisantes pour satisfaire à la norme juridique.
[130] Tel qu’il a été indiqué dans la décision Ferguson c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 (Ferguson), au paragraphe 26, « [i]l est loisible au juge des faits, lorsqu’il examine la preuve, de passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tenir compte de la question de la crédibilité ». Au paragraphe 27, le juge Zinn a cité l’exemple suivant :
La preuve présentée par un témoin qui a un intérêt personnel dans la cause peut aussi être évaluée pour savoir quel poids il convient d’y accorder, avant l’examen de sa crédibilité, parce que généralement, ce genre de preuve requiert une corroboration pour avoir une valeur probante. S’il n’y a pas corroboration, alors il pourrait ne pas être nécessaire d’évaluer sa crédibilité puisque son poids pourrait ne pas être suffisant en ce qui concerne la charge de la preuve des faits selon la prépondérance de la preuve. Lorsque le juge des faits évalue la preuve de cette manière, il ne rend pas de décision basée sur la crédibilité de la personne qui fournit la preuve; plutôt, le juge des faits déclare simplement que la preuve qui a été présentée n’a pas de valeur probante suffisante, soit en elle‑même, soit combinée aux autres éléments de preuve, pour établir, selon la prépondérance de la preuve, les faits pour lesquels elle est présentée. Selon moi, c’est l’analyse qu’a menée l’agent dans la présente affaire.
[131] Dans le cas en l’espèce, le ministre a examiné le dossier, y compris les déclarations du demandeur. Tout en tenant compte des conclusions sur la crédibilité tirées par le juge MacKay au sujet du témoignage du demandeur (voir le paragraphe 186 des présents motifs), le ministre a cherché à établir la version des faits la plus probable. Il s’est longuement penché sur la question de savoir s’il était possible de corroborer les dires du demandeur en fonction des récits des témoins ou des éléments de preuve documentaires. À mon sens, l’emploi par le ministre du terme [traduction] « plausible » ne signifie pas « crédible ». J’estime que ce terme se rapporte plutôt à la « version des faits la plus probable » ou à une analyse selon la prépondérance des probabilités.
[132] Le juge Zinn a également affirmé ce qui suit au paragraphe 34 de la décision Ferguson :
Je pense aussi qu’il n’y a rien dans la décision contestée qui indique qu’une partie quelconque de cette décision était basée sur la crédibilité de la demanderesse. L’agent ni ne croit ni ne croit pas que la demanderesse est lesbienne ― il n’est pas convaincu. Il dit que la preuve objective n’établit pas qu’elle est lesbienne. En bref, il a conclu qu’il y avait un élément de preuve ― la déclaration de l’avocate ― mais que c’était insuffisant pour établir, selon la prépondérance de la preuve, que Mme Ferguson était lesbienne. Selon moi, cette conclusion ne remet pas en cause la crédibilité de la demanderesse.
Il en va également de même pour le rapport. Le ministre s’abstient de tirer toute conclusion indépendante à l’égard de la crédibilité du demandeur, mais tient compte des conclusions sur la crédibilité tirées par le juge MacKay ainsi que des autres éléments de preuve dont il dispose.
[133] Le demandeur s’est vu accorder une possibilité raisonnable de participer de manière significative au processus décisionnel, ce qu’il a fait.
[134] Il n’y a aucun fondement juridique à l’affirmation du demandeur selon laquelle il avait le droit de répondre au rapport du ministre avant qu’il ne soit soumis au GEC.
[135] Le demandeur a soutenu qu’il y avait [traduction] « 21 pages de commentaires supplémentaires » dont ni lui ni ses avocats n’avaient pris connaissance, mais il n’a fait ressortir aucun fait ni argument nouveau ou extrinsèque de ces 21 pages. À la lecture de ces pages du rapport, on ne relève aucun nouveaux fait ou argument, exception faite peut-être de la réponse du ministre aux nouveaux documents fournis par le demandeur. Essentiellement, on y dégage les articles invoqués par le demandeur et on y traite de l’affidavit de la fille du demandeur, Irene Rooney. Aucun élément de cette réponse n’est extrinsèque; il s’agit plutôt d’une réitération de déclarations formulées ailleurs dans le rapport.
[136] Il convient de noter que, autant que le demandeur s’élève contre le fait qu’une révision du rapport est effectuée en raison de ses observations, dans l’arrêt CAF-1, la Cour d’appel fédérale a déploré le fait que le rapport final du ministre n’avait pas été révisé de façon à prendre en compte les observations du demandeur, celles-ci étant à peine mentionnées et uniquement jointes au rapport. Cela a donné lieu, au paragraphe 58 de l’arrêt CAF-1, à la conclusion selon laquelle la première décision de révoquer la citoyenneté était déraisonnable. En ce qui concerne la quatrième décision de révoquer la citoyenneté dont il est question en l’espèce, le ministre était manifestement tenu de réviser le rapport en vue de répondre aux observations du demandeur. Il est difficile de comprendre pourquoi le demandeur s’oppose à quelque chose qu’il a demandé en premier lieu.
[137] Après avoir examiné l’ensemble du contexte de ces instances ainsi que les antécédents, je ne vois rien d’injuste dans le fait que le demandeur n’ait pas reçu une ébauche du rapport révisé avant qu’il ne soit soumis au GEC. Le demandeur s’est pleinement prévalu de son droit de commenter le rapport, et il vient un moment où le processus doit prendre fin. En dernière analyse, le rapport, en tant que motif étayant la décision, doit être jugé en fonction de son propre fondement.
[138] Le rejet de l’argument du demandeur voulant que le rapport soit un document de défense ou un « mémoire de la poursuite » dans l’arrêt CAF-1 s’applique tout autant à l’argument actuel. Cet argument a été rejeté encore une fois, quoique plus brièvement, dans la décision CF-3, au paragraphe 120. Dans cette affaire, une version provisoire du rapport avait été fournie au demandeur afin qu’il puisse formuler des observations; cette version avait par la suite été révisée de façon à inclure ces observations et à les prendre en compte avant qu’elles ne soient soumises au GEC. Dans le contexte actuel, le rapport n’a pas fait l’objet de modifications suffisamment importantes pour que l’énoncé du droit présenté dans l’arrêt CAF-1 ne soit pas applicable.
[139] Dans son rapport, le ministre examine et apprécie exhaustivement la preuve au dossier et les observations du demandeur pour recommander au GEC de révoquer la citoyenneté du demandeur. Le rapport ne peut être caractérisé à juste titre d’outil d’assistance judiciaire.
[140] Dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 126, la Cour suprême du Canada déclare que les motifs doivent « exposer clairement et étayer rationnellement [la] conclusion », énoncer le fondement de la décision et provenir de l’auteur de la décision. Dans le cas qui nous occupe, le décret C.P. 2017-793 du GEC a énoncé brièvement le fondement de la décision, a indiqué que le rapport avait été accepté, et que celui-ci avait exposé clairement et étayé rationnellement la conclusion, ayant exhaustivement présenté le fondement de la décision.
[141] Enfin, le rapport est le type de recommandation qui, une fois accepté, constitue généralement les motifs de la décision, ce qui est appuyé par la jurisprudence récente en plus des arrêts cités par le défendeur : Gladman c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 109, au paragraphe 21 (non cité par les parties); Phipps c. Société canadienne des postes, 2016 CAF 117, au paragraphe 6 (non cité par les parties), citant Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392, au paragraphe 37.
[142] Je conclus que le GEC n’était nullement tenu de prononcer des motifs distincts.
[143] Il n’a eu aucun manquement à l’équité procédurale en raison de la non-divulgation de la composition du GEC.
[144] Dans la décision Khadr c. Canada (Procureur général), 2006 CF 727, [2007] 2 R.C.F. 218 (Khadr), il a été divulgué, à une étape avancée de l’instance, que le véritable décisionnaire n’était pas le Bureau des passeports, mais bien le ministre. Il a été souligné, au paragraphe 121, que l’« [o]n [n’a] jamais donné d’explications quant à la nécessité du processus clandestin de prise de décision ni quant à sa conformité avec les principes d’équité procédurale ». La Cour a ensuite tranché ce qui suit [aux paragraphes 122 à 124] :
Or, savoir qui est ou pourrait être le décisionnaire est un aspect important des règles de justice naturelle et d’équité procédurale.
L’un des principes de justice naturelle et d’équité procédurale, c’est que l’intéressé doit savoir ce qu’il lui faudra démontrer. Au même titre que l’intéressé a le droit d’être avisé de l’existence d’une procédure, il a le droit de savoir qui sera le décisionnaire et sur quels fondements ce dernier pourra prendre sa décision.
Dans Brink’s Canada Ltée c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 2 C.F. 113 (1re inst.), le juge MacKay a confirmé le principe portant que savoir qui sera le décisionnaire et quelles procédures seront suivies, ce sont là des aspects des principes d’équité. Il a également statué qu’un changement de décisionnaire sans que cette éventualité ait été évoquée constituerait une violation du principe d’équité.
[145] La présente affaire se distingue de la décision Khadr. Il n’est pas contesté que le décisionnaire en l’espèce est le GEC. Il n’y a aucune partie clandestine qui tire les ficelles dans les coulisses. Le demandeur connaissait l’identité du décisionnaire et savait sur quelle base la décision avait été prise.
[146] Bien que le secret du Cabinet, comme le prévoit la Loi sur la preuve, L.R.C. (1985), ch. C-5, n’ait pas été invoqué, le demandeur savait que le GEC était le décisionnaire, et il n’était pas nécessaire pour lui de connaître la composition de ce dernier.
[147] Le demandeur, cependant, n’a présenté aucune observation de fond ni aucun fondement juridique lui permettant d’alléguer l’existence de partialité de la part du GEC lorsque celui-ci est appelé à réexaminer une affaire ayant été renvoyée pour contrôle judiciaire. Le GEC est le décisionnaire prévu par la Loi sur la citoyenneté et, lorsque l’affaire a été renvoyée « au gouverneur en conseil pour nouvel examen conformément au droit » dans l’arrêt CAF-3, il n’a pas exigé que le GEC soit constitué de façon précise. Il n’existe aucun fondement pour soutenir les arguments actuels du demandeur voulant que l’intervention des ministres puisse inciter une personne sensée et raisonnable, qui étudierait la question de façon réaliste et pratique, à nourrir une crainte raisonnable de partialité de la part du GEC en raison des ministres qui le compose : Committee for Justice and Liberty et al. c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, au paragraphe 40 [à la page 394] (non cité par les parties).
C. Question en litige no 3 : La bonne norme de preuve a-t-elle été appliquée?
[148] Tel qu’il a été mentionné plus tôt dans l’analyse présentée sous « Norme de contrôle », la bonne norme de preuve a été formulée et appliquée.
[149] Le demandeur se trompe en invoquant la norme de preuve telle qu’elle est présentée dans la décision Ramirez. Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême du Canada a expressément remplacé le critère de complicité établi dans la décision Ramirez par le critère de contribution significative. L’arrêt Ezokola est l’autorité compétente en ce qui concerne la norme de la preuve, et il reformule celle-ci.
[150] Dans le rapport, une distinction est faite entre la norme de preuve requise aux termes de l’arrêt Ezokola et la norme de preuve moins stricte requise aux termes de la politique et, fait important, le ministre a conclu que le demandeur était complice selon ces deux normes.
[151] La Cour suprême, dans l’arrêt Ezokola, a défini la norme de la preuve au moyen de l’expression « raisons sérieuses de penser » [aux paragraphes 101 et 102] :
Enfin, la norme de preuve particulière établie à l’art. 1Fa) de la Convention relative aux réfugiés s’applique pour déterminer s’il y a ou non complicité découlant de la contribution suivant le critère énoncé précédemment. Rappelons que la Commission ne statue pas sur la culpabilité. Ses décisions de refus d’asile ne sont donc pas fondées sur une preuve établie hors de tout doute raisonnable ou selon la norme de la prépondérance des probabilités généralement applicable en matière civile. L’article 1Fa) demande plutôt à la Commission de décider s’il existe ou non des « raisons sérieuses de penser » que le demandeur a commis un crime de guerre, un crime contre l’humanité ou un crime contre la paix. Au chapitre de l’application de la norme de preuve, nous souscrivons aux motifs du lord juge Brown dans J.S., par. 39 :
[traduction] Il me paraît vain de s’étendre sur la mention à l’art. 1F de « raisons sérieuses de penser » que le demandeur d’asile a commis un crime de guerre. De toute évidence, dans Gurung [2003] Imm AR 115 (à la fin du par. 109), le tribunal insiste avec raison sur « la norme de preuve moins stricte qui vaut dans une affaire d’exclusion de la protection », une norme moins stricte que celle applicable dans un procès pour crime de guerre. Cela dit, les mots « raisons sérieuses de penser » emportent certainement l’application d’un critère plus strict en la matière que, par exemple, les termes « motifs raisonnables de soupçonner ». Le sens du verbe « penser » se rapproche davantage du fait de « croire » que du fait de « soupçonner ». J’incline à convenir avec le lord juge Sedley, qui se prononce dans Al-Sirri c. Secretary of State for the Home Department [2009] Imm AR 624, par. 33 :
« [L’expression utilisée] établit une norme plus stricte et il doit y avoir plus qu’un soupçon. Pour le reste, on s’efforce à tort de paraphraser le libellé clair de la Convention : celle‑ci doit être interprétée en fonction de son libellé. »
À notre avis, cette norme de preuve particulière est appropriée eu égard au rôle de la Commission et à la réalité d’un refus d’asile dont nous faisons état dans les présents motifs. Toutefois, elle ne justifie pas un assouplissement des principes fondamentaux du droit pénal qui reconnaîtrait la complicité par association.
[152] La norme articulée sous forme de « raisons sérieuses de penser » est donc plus qu’un simple soupçon, mais moins que la norme de la prépondérance des probabilités applicable en matière civile. Elle semble se rapprocher de l’expression [traduction] « motifs raisonnables de croire » utilisée dans la décision Ramirez, mais, dans l’arrêt Ezokola, la Cour émet une mise en garde à l’intention de ceux qui tenteraient de paraphraser l’expression « raisons sérieuses de penser ».
[153] À la page 8 du rapport, le ministre présente la politique comme suit :
[traduction]
La politique du gouvernement du Canada est sans équivoque : le Canada refuse et refusera toujours asile aux auteurs allégués de crimes de guerre, de crime contre l’humanité ou de génocide, peu importe le moment où ils se sont produits.
Pour les questions liées à la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement a déclaré publiquement qu’il n’engagera des poursuites que dans les cas où il possède une preuve de complicité ou de participation directe à des crimes de guerre ou à des crimes contre l’humanité. On considère qu’une personne est complice si elle sait que des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité sont commis et qu’elle contribue directement ou indirectement à leur perpétration. [Non souligné dans l’original.]
[154] Cela semble déterminer que la norme de la preuve requise aux termes de la politique se situe au niveau du soupçon, reposant sur l’existence d’une preuve de complicité. Il convient de souligner que l’on ne reprend pas mot pour mot la version de la politique utilisée dans les versions antérieures de cette affaire, politique qui est libellée comme suit, sans faire mention de [traduction] « soupçon » :
Le gouvernement n’engage des poursuites que dans les cas où il possède une preuve de complicité ou de participation directe à des crimes de guerre ou à des crimes contre l’humanité. On considère qu’une personne est complice si, tout en sachant que des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité ont été commis, elle a contribué directement ou indirectement à leur perpétration. [Souligné dans l’original.]
[155] Comme l’a souligné l’intervenante, cette politique exige uniquement une preuve de complicité. Le ministre et le GEC semblent avoir interprété cette politique comme voulant que la norme de la preuve se situe au niveau des « motifs raisonnables de soupçonner » sur le plan de la complicité, pour les besoins de la politique. Cependant, la Cour d’appel a demandé au ministre et au GEC d’appliquer le critère établi dans l’arrêt Ezokola; à ce titre, la validité de la décision doit être évaluée en fonction de cette norme.
[156] Le rapport dénote une compréhension manifeste du fait que la norme de la preuve appliquée par le ministre qui est tirée de la politique est différente ― et moins stricte ― que celle établie dans l’arrêt Ezokola. À la page 5, le ministre déclare ce qui suit :
[traduction]
Le gouvernement doit appliquer sa propre politique en matière de crimes de guerre durant la Deuxième Guerre mondiale aux faits en l’espèce. Au bout du compte, le gouverneur en conseil doit […] décider lui-même si M. Oberlander peut, à tout le moins, être soupçonné d’avoir été complice de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité pendant ses activités en temps de guerre.
En outre, et comme le ministre l’expliquera plus en détail plus loin, puisque l’arrêt Ezokola […] [p]our conclure à la complicité, le GEC doit maintenant déterminer que la personne a volontairement apporté une contribution consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel de son organisation.
[157] À la page 8 du rapport, le ministre mentionne clairement la bonne norme de preuve établie dans l’arrêt Ezokola : [traduction] « une personne sera déclarée interdite de territoire pour cause de complicité à des crimes internationaux lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que la personne a volontairement apporté une contribution consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel du groupe qui les aurait commis » (souligné dans l’original).
[158] Dans sa conclusion relative à la complicité présentée à la page 67 du rapport, le ministre reconnaît expressément que la politique et l’arrêt Ezokola utilisent deux différentes normes de la preuve, lesquelles sont toutes deux respectées :
[traduction]
Pour tous les motifs exposés ci-dessus, le ministre estime que M. Oberlander était complice des activités de l’organisation conformément aux facteurs de l’arrêt Ezokola et ce, malgré le moyen de défense fondé sur la contrainte. Le ministre conclut également que les exigences moins strictes de la politique ont été respectées, comme il estime que M. Oberlander peut être soupçonné d’avoir été complice de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité pendant son association avec l’Ek 10a.
[159] Il appert donc que la politique nécessite une preuve quelconque (c’est-à-dire des motifs raisonnables de soupçonner) que la norme de complicité établie dans l’arrêt Ezokola (c’est-à-dire des raisons sérieuses de penser) est satisfaite. Il n’est pas nécessaire de trancher la question de savoir s’il aurait été loisible au GEC de conclure à la complicité du demandeur selon la norme moins stricte de la politique si la norme établie dans l’arrêt Ezokola n’avait pas été satisfaite, puisque, en l’espèce, le GEC a conclu que le demandeur répondait au critère établi dans cet arrêt.
[160] Aux pages 13 à 67 du rapport, le ministre analyse en détail la complicité du demandeur. Il ressort clairement du rapport que le ministre a examiné l’ensemble des facteurs et des aspects sous l’angle du critère établi dans l’arrêt Ezokola, et qu’il a conclu qu’il y avait des « raisons sérieuses de penser » que le demandeur répondait au critère de contribution significative.
D. Question en litige no 4 : La décision de révoquer la citoyenneté du demandeur était-elle raisonnable?
[161] Dans l’arrêt CAF-3, le GEC avait reçu instruction de réexaminer la défense fondée sur la complicité et la contrainte. Les motifs, lesquels sont détaillés dans le décret et dans le rapport, ont révélé que le GEC a raisonnablement conclu qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur avait volontairement et consciemment contribué de manière significative aux crimes perpétrés par l’Ek 10a ou au dessein criminel de celle-ci, et que le moyen de défense fondé sur la contrainte n’avait pu être établi.
[162] Comme le juge Stratas l’a déclaré dans l’arrêt Odynsky, au paragraphe 85, suivant la norme de la raisonnabilité, la tâche consiste à déterminer si la décision du GEC fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Le rapport est très clair et analyse exhaustivement chaque constatation. Le ministre, par le biais de son rapport, et le GEC, en adoptant celui-ci en tant que motifs, ont examiné l’application de la politique et du droit et l’ont soupesée en regard des intérêts personnels du demandeur et de l’intérêt public. J’estime que le rapport est justifiable, transparent et intelligible aux termes de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47.
Le caractère raisonnable de la décision est clairement établi par le fait que bon nombre des observations soumises par le demandeur en réponse au rapport sont abordées dans le rapport, que ce soit dans la section sur la complicité ou dans la section répondant aux observations du demandeur.
[163] Il est clair que le demandeur aurait préféré que la preuve eût été appréciée différemment et que le GEC eût tiré une conclusion différente quant à savoir si le demandeur avait volontairement et consciemment contribué de manière significative. Cependant, il n’appartient pas à notre Cour de procéder à une nouvelle appréciation de la preuve. Il y avait dans le rapport un fondement probatoire pour l’ensemble des conclusions ayant trait à la complicité. Il y avait des éléments de preuve contraires, particulièrement dans le témoignage du demandeur. Cela dit, comme le souligne le défendeur, le juge MacKay avait des réserves quant à la crédibilité de ce témoignage et, comme le juge Russell l’a indiqué dans la décision CF-3 et tel qu’il est présenté sous la question en litige no 3 ci-dessus, il était acceptable pour le GEC d’en tenir compte. Il n’était pas déraisonnable que le ministre, par le biais de son rapport, attribue une force probante en conséquence, et accorde plus d’importance aux témoignages des témoins et aux éléments de preuve documentaires contre M. Oberlander.
[164] Le GEC a étudié tous les facteurs pertinents, y compris l’âge de M. Oberlander, le rôle qu’il a joué au sein de l’escadron de la mort, la durée de son service, les lieux où il a servi ainsi que les activités criminelles menées par l’Ek 10a dans ceux-ci, le fait qu’il était probablement au courant des agissements de l’unité, son entrée au sein de l’Ek 10a et le fait qu’il aurait eu l’occasion de quitter l’unité.
[165] Le GEC est allé au-delà de la décision MacKay et de sa simple appartenance à cette organisation. Il s’est penché sur le rôle et le but de l’Ek 10a, comme ils ont notamment été décrits dans le rapport sur les procès de Nuremberg. Le GEC a tenu compte de la circonscription (qui n’est pas un facteur déterminant), de la liaison assurée par M. Oberlander entre les victimes et les persécuteurs, du travail de M. Oberlander auprès de l’Ek 10a sur le terrain et de sa présence aux interrogatoires – un fait que M. Oberlander a reconnu dans un mémoire déposé à la Cour d’appel fédérale. Le GEC a également supposé que bon nombre des victimes étaient juives, une inférence qui lui était loisible de tirer. Dans la décision MacKay, M. Oberlander a reconnu qu’il était au courant de l’extermination des Juifs.
[166] Le GEC a conclu que M. Oberlander était impliqué au sein de l’Ek 10a et qu’il était [traduction] « au courant » des agissements de cette unité. Il a raisonnablement conclu qu’en raison de la durée de son implication au sein de l’unité, il était impossible qu’il ne puisse pas avoir été au courant des agissements de celles-ci.
[167] À mon avis, la conclusion du rapport selon laquelle le demandeur était complice des actes de l’unité selon le critère établi dans l’arrêt Ezokola et aux termes de la politique appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Voici quelques-uns des éléments qui étayent le caractère raisonnable de la décision du GEC.
[168] L’arrêt Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487, et la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Maan, 2005 CF 1682, au paragraphe 17, cités par le défendeur, démontrent que ce sont les connaissances et la capacité mentale ― et non l’âge ― qui sont déterminantes. Le GEC n’est pas la Cour pénale internationale; l’article 26 du Statut de Rome, qui limite la compétence de la Cour pénale internationale à l’égard d’une personne mineure, ne s’applique pas.
[169] Aux pages 57 à 59 du rapport, le ministre a examiné l’âge, le niveau de maturité et l’éducation du demandeur et a conclu que, même s’il était âgé de 17 ans lorsqu’il s’est joint à l’Ek 10a, il n’était pas un jeune garçon ni un enfant. Le ministre a également souligné que le demandeur est demeuré au sein de l’unité jusqu’à l’âge de 20 ans, et qu’il aurait pu, pendant cette période, [traduction] « étudier la possibilité de déserter, demander un transfert ou quitter l’Ek 10a (p. ex. pour servir au sein d’une unité militaire ordinaire) ». Je ne vois rien de déraisonnable dans cette analyse.
[170] Dans le rapport, il était expliqué pourquoi le lien établi entre les activités du demandeur et les crimes perpétrés par l’Ek 10a était suffisant :
• le ministre, dans le rapport, a pris en compte la taille de l’unité et les conclusions de la décision MacKay aux paragraphes 27, 53 et 74, soit qu’il n’est « pas possible [que le demandeur] n’ait pas été au courant » des crimes perpétrés par l’Ek 10a, et qu’il n’est pas plausible qu’il « soit demeuré ignorant des exécutions de Juifs et d’autres personnes, une des activités les plus importantes de l’unité dans laquelle il servait »;
• le ministre, dans le rapport, a examiné le rôle vital que jouaient les interprètes au sein de l’Ek 10a, et une preuve d’experts au dossier a établi que les interprètes [traduction] « étaient souvent témoins des mauvais traitements infligés; ils étaient présents aux exécutions et ils transmettaient les ordres aux victimes avant les exécutions (enlevez vos vêtements, remettez vos objets de valeur) »;
• le ministre, dans le rapport, a examiné la correspondance entre les voyages du demandeur à travers l’Europe de l’Est et les crimes contre l’humanité qui ont été perpétrés par l’Ek 10a pendant cette période, tel qu’il a été indiqué au paragraphe 193 de la décision MacKay;
• le ministre, dans le rapport, a examiné le fait que le demandeur a servi presque deux ans au sein de l’Ek 10a avant de devenir un soldat ordinaire;
• le ministre, dans le rapport, a fait état d’autres décisions impliquant des interprètes qui, bien qu’elles n’aient pas été déterminantes dans l’issue de l’affaire, ont étayé la conclusion selon laquelle les interprètes peuvent contribuer de façon considérable à une organisation.
[171] Le demandeur fait valoir que chaque tâche examinée dans le rapport devait être associée à un crime de guerre ou à un crime contre l’humanité. Cela dénote une incompréhension du critère établi dans l’arrêt Ezokola. Au paragraphe 8, la Cour suprême précise que des individus peuvent être complices sans être liés à un crime en particulier, mais qu’il doit exister un lien entre ces individus et le dessein criminel du groupe. Ce lien est établi lorsque la personne a volontairement et consciemment contribué de manière significative à la perpétration d’un crime par un groupe ou à la réalisation du dessein criminel de ce groupe, et c’est ce lien qui est examiné dans le rapport.
[172] Le demandeur a consacré une bonne partie de ses observations orales et écrites à la contestation de faits tirés de la décision MacKay qui avaient été utilisés pour déterminer le lien entre le service du demandeur en tant qu’interprète et le dessein criminel de l’Ek 10a. L’intervenante souligne que, contrairement à la démarche appropriée pour le contrôle judiciaire de cette décision établie dans l’arrêt Odynsky sous l’en-tête Norme de contrôle ci-dessus, le demandeur traite la décision du GEC comme s’il s’agissait d’un appel de la décision d’un tribunal de première instance pour les crimes de guerre.
[173] Comme je l’ai mentionné plus tôt, je conviens que le demandeur perd souvent de vue le rôle de notre Cour, et qu’il demande une nouvelle appréciation de la preuve et cherche à remplacer les conclusions discrétionnaires et fondées sur les faits du GEC par l’opinion de notre Cour.
[174] Le demandeur tente de contredire les conclusions de la décision MacKay en alléguant qu’elles ont été mal interprétées, et qu’il faudrait prendre en compte le témoignage sous-jacent du demandeur en vue de mieux les comprendre. La Cour d’appel fédérale, au paragraphe 40 de l’arrêt CAF-1 a indiqué que, « [d]ans la mesure où les observations écrites visaient, sous une forme déguisée, à contester d’une façon accessoire les conclusions tirées, elles n’étaient pas pertinentes et elles n’étaient pas utiles ». Il en est de même en l’espèce.
[175] Un exemple de cette approche est la façon dont le demandeur conteste la conclusion du juge MacKay selon laquelle le demandeur a reconnu avoir servi d’interprète lors de quelques interrogatoires. En se penchant sur les observations du demandeur en réponse à l’ébauche du rapport, le ministre énonce ce qui suit à la page 74 du rapport :
[traduction]
Le juge MacKay a conclu que [le demandeur] a reconnu son implication en tant qu’interprète lors de quelques interrogatoires où les officiers ont questionné des détenus soupçonnés d’entretenir des sentiments anti-allemands ou de prendre part à des activités anti-allemandes. Bien qu’il conteste cette conclusion et nie maintenant avoir fait un tel aveu, cette conclusion était fondée sur un argument qui avait été avancé par les avocats qui représentaient le demandeur lors du renvoi et des procédures subséquentes. Le juge MacKay a également eu l’avantage de tirer ses conclusions à la lumière de l’ensemble des éléments de preuve et des observations qui lui avaient été présentés. Même si l’on retire cet aveu de l’équation, il y a suffisamment d’information au dossier pour faire valoir que le demandeur a agi à titre d’interprète pendant son service et que les interrogatoires auxquels il a participé auraient pu entraîner la mort des personnes interrogées par les nazis. Il y a également d’autres éléments de preuve plus généraux se rapportant aux tâches des interprètes des Einsatzgruppen qui viennent étayer l’importance de leur rôle.
[176] Il n’y avait rien de déraisonnable dans la façon dont la complicité a été examinée dans le rapport en fonction des activités du demandeur à titre d’interprète.
[177] Le demandeur n’est pas d’accord avec la façon dont le ministre a examiné le dossier en vue de tirer une conclusion quant au début de son service auprès de l’Ek 10a. Je ne relève rien de déraisonnable dans la façon dont le rapport établit pourquoi octobre 1941 est plus plausible que février 1942 comme date de début et, tel qu’il est indiqué à la question en litige no 2 ci-dessus, je n’estime pas qu’il s’agit d’une conclusion déguisée sur la crédibilité. Ces observations du demandeur reviennent à demander une nouvelle appréciation de la preuve.
[178] Je suis d’accord avec le défendeur qu’il était raisonnable de conclure que le demandeur avait considérablement contribué aux crimes perpétrés par l’Ek 10a ou au dessein criminel de celle-ci. Bien qu’elle ne soit pas juridiquement contraignante, j’estime que la déclaration du juge Russell au paragraphe 112 de la décision CF-3 démontre que cette conclusion faisait partie des issues raisonnables possibles :
En outre, le demandeur n’a pas non plus, à mon avis, établi que la décision selon laquelle il avait été complice était [traduction] « manifestement erronée ». […] L’arrêt Ezokola fait disparaître la notion de culpabilité par simple association. La Cour suprême du Canada a statué qu’il ne faudrait pas conclure à la complicité de « tout propriétaire, commerçant, prestataire de services (y compris publics), secrétaire, gardien ou même contribuable apportant une quelconque contribution » (au paragraphe 57). La complicité est plutôt liée « à la contribution intentionnelle ou consciente aux crimes ou au dessein criminel [d’un] groupe » (au paragraphe 61). Sa contribution ne fait pas du demandeur un membre d’une catégorie manifestement accessoire de personnes. La preuve permet de croire, par exemple, que le demandeur a joué un rôle à titre d’interprète lors d’interrogatoires qui ont pu entraîner la mort des personnes interrogées. Il est possible de débattre de l’importance de ce rôle (cette question se posera également au regard de la contrainte), mais je ne pense pas que l’on puisse affirmer que le demandeur ne peut clairement pas être considéré comme un complice si Ezokola est appliqué à sa situation. La preuve indique que le demandeur a agi comme interprète pendant l’interrogatoire ― mené par des officiers allemands dans les locaux de la SD ― d’une femme qui, si on avait jugé qu’elle était juive, aurait probablement été tuée (rapport, supplément C, onglet C, aux pages 893, 894, 908 et 909). Le demandeur n’était pas seulement chargé de garder un chaland. En agissant comme interprète de cette façon, il a joué un rôle crucial pour que l’unité Ek 10a atteigne ses fins parce qu’il a contribué à identifier les personnes qui devaient être éliminées. Nous ne savons pas exactement combien de fois le demandeur a agi à ce titre, mais les témoignages de M. Huebert, de M. Sidorenko et même du demandeur semblent indiquer que ce dernier a joué un rôle d’interprète au sein de l’unité Ek 10a.
[179] Tout comme le demandeur, j’estime que le fait que le demandeur ait ou non été forcé à s’engager n’est pas [traduction] « théorique », comme il a été indiqué dans le rapport, mais qu’il était plutôt utile pour déterminer le caractère volontaire de son appartenance à l’Ek 10a. Cependant, le ministre a souligné à juste titre que le fait que le demandeur ait ou non été forcé à s’engager n’était pas un facteur déterminant du caractère volontaire, puisqu’il aurait pu sciemment choisir de demeurer au sein de l’unité une fois dans celle-ci. Tel qu’il a été mentionné par le défendeur, ce fait a été reconnu par le demandeur dans l’arrêt CAF-2.
[180] Le ministre a conclu que le demandeur n’avait été exposé à aucun risque physique imminent, même s’il alléguait le contraire. Il y avait une preuve documentaire à l’appui de cette conclusion. Je ne vois rien de déraisonnable dans l’analyse du juge sur ce point.
[181] À la page 52, le ministre fait effectivement remarquer que les [traduction] « propres déclarations du demandeur au sujet de sa crainte de mourir n’étaient pas adéquatement étayées par les autres éléments de preuve au dossier, dont le témoignage de M. Sidorenko de 1998 ». Le demandeur fait valoir que, sans égard à M. Sidorenko, il était raisonnable pour lui de croire qu’il aurait été exécuté s’il avait tenté de déserter, surtout en raison de son âge.
[182] Cependant, le ministre n’a pas conclu que la conviction de risque imminent du demandeur était raisonnable. Il a plutôt conclu, à la ligne suivante de la page 52, que [traduction] « la preuve était insuffisante pour établir la probabilité de risques physiques imminents en l’espèce ». Plus précisément, à la page 53, le ministre a déterminé que le demandeur [traduction] « n’avait pas réussi à démontrer qu’il était exposé à de tels risques, qu’ils soient explicites ou implicites, imminents, passés ou futurs, ni que cette crainte était raisonnable ».
[183] Aux pages 57 à 59 du rapport, l’incidence de l’âge et de la maturité du demandeur fait l’objet d’un examen approfondi relativement à la question de savoir s’il existait un moyen pour lui de se soustraire sans danger à la menace; l’incidence de son âge sur le caractère raisonnable de sa perception a donc été étudiée, même si elle n’a pas été abordée dans ce volet du critère.
[184] J’estime également que la conclusion du ministre selon laquelle le demandeur avait un moyen de se soustraire sans danger à la menace, moyen auquel il n’avait pas eu recours, était raisonnable. Il a passé plusieurs semaines à garder seul un chaland, muni d’une arme, et il aurait également rendu visite à sa famille alors qu’il était en permission. Il aurait été possible d’en arriver à une conclusion différente compte tenu de la preuve, mais la décision selon laquelle le demandeur n’aurait pas profité de cette occasion pour s’enfuir, ce qui réfutait quelque peu son argument voulant que son service fût involontaire, était raisonnable.
[185] Tel qu’il a été souligné par le défendeur, une décision à l’égard de la contrainte est de nature contextuelle et requiert une appréciation des faits. Il n’appartient pas à la cour de réévaluer la preuve. Je conclurais que l’analyse du moyen de défense fondé sur la contrainte était raisonnable.
[186] Le juge MacKay avait des réserves quant à la crédibilité de la preuve du demandeur, et ce, sur plus d’une question fondamentale. Quelques-unes de ces réserves sont énoncées ci-dessous :
• « M. Oberlander soutient n’avoir appris la désignation de son unité que lorsqu’il a été interviewé par un agent consulaire allemand à Toronto en 1970. Cette entrevue était liée à un procès en cours à Munich contre le Dr Christmann, un des commandants de l’unité Ek 10a durant la guerre. Je conclus qu’il n’est pas plausible que M. Oberlander n’ait pas connu le nom de son unité alors qu’il était à son service depuis au moins un an et demi, et je m’en explique dans l’évaluation de son témoignage […] Il soutient n’avoir assisté à aucune de ces exécutions et ne pas y avoir participé, mais il n’est pas possible qu’il n’ait pas été au courant du rôle de son unité. Il a en fait reconnu qu’à un moment donné, alors qu’il était au service de l’unité Ek 10a, il a pris conscience du fait qu’ils exécutaient des civils » (paragraphes 26 et 27 [notes omises, non souligné dans l’original]).
• « J’accepte la description que M. Oberlander fait de son travail avec l’unité Ek 10a, sans décider, puisque ce n’est pas nécessaire, s’il s’agit d’une description complète et honnête de ses activités pour la période allant du moment où il a été amené comme interprète à Halbstadt jusqu’à ce qu’il quitte le Bélarus pour se rendre en Pologne fin 1943 ou début 1944 » (paragraphe 48 [non souligné dans l’original]).
• « Dans son témoignage, M. Oberlander déclare n’avoir jamais été membre des SS, ou participé à l’exécution de civils ou de qui que ce soit, ni été présent ou avoir accordé son aide lors des exécutions ou des envois en déportation. Toutefois, M. Oberlander admet dans son témoignage qu’il a servi d’interprète à la SD, que l’unité de police était connue sous le nom de SD, et qu’après un certain temps à son service il était au courant du fait qu’elle se livrait à l’exécution de civils et d’autres personnes. Il était au courant des pratiques de « relocalisation » de Juifs, même s’il déclare n’avoir compris que plus tard, à Krasnodar, qu’il s’agissait d’exécutions. Dans les circonstances, il n’est pas plausible qu’il soit demeuré ignorant des exécutions de Juifs et d’autres personnes, une des activités les plus importantes de l’unité dans laquelle il servait, avant d’arriver à Krasnodar » (paragraphe 53 [notes omises, non souligné dans l’original]).
• « La déclaration de 1970 et la preuve présentée en l’instance […] sont toutefois semblables sur une question, savoir le fait que M. Oberlander a déclaré en 1970 que lors de son service durant la guerre dans l’unité Ek 10a, il ne savait rien des activités commises par les membres de l’unité dans laquelle il servait. Dans la déclaration de 1970, il a affirmé ne rien savoir de l’exécution de Juifs ou de personnes souffrant d’une incapacité physique ou mentale par les membres de son unité. Il a reconnu en contre-interrogatoire qu’il avait été mis au courant de l’exécution de civils par son unité, probablement alors qu’il était à Krasnodar. Bien qu’il n’y ait pas participé, il a reconnu qu’il savait que les membres de son unité avaient exécuté des civils après interrogatoire, qu’il était au courant des activités de « relocalisation » des Juifs, et qu’il savait quel travail avait été fait par un groupe avancé de l’unité Ek 10a qui était [traduction] « arrivé en premier dans la ville [Novorossiysk] pour s’occuper de la relocalisation des Juifs avant l’arrivée du reste de l’unité » » (paragraphe 74 [note omise, non souligné dans l’original]).
• « Il n’est peut-être pas surprenant qu’avec le passage du temps depuis les événements de la Deuxième Guerre mondiale, qui datent maintenant d’une soixantaine d’années, et compte tenu de son âge avancé, ses souvenirs des événements n’ont pas toujours été cohérents. Dans son témoignage, on constate qu’il a une mémoire sélective » [paragraphe 150, non souligné dans l’original]. « Après avoir examiné le dossier attentivement, je conclus que son témoignage n’est pas crédible, du moins en ce qui concerne la procédure d’administration des entrevues qu’on lui a accordées à Karlsruhe le 14 août 1953. En définitive, je ne crois tout simplement pas son témoignage sur cette question fondamentale » [paragraphe 151, non souligné dans l’original]. « J’arrive à cette conclusion parce qu’on trouve plusieurs déclarations incohérentes ou non plausibles, selon le moment où il a raconté son souvenir des événements et des circonstances passés, et aussi parce qu’à plusieurs occasions, il a évité de parler de son implication dans certains événements. Je vais reprendre ici un certain nombre d’incohérences majeures et de déclarations non plausibles, ainsi que les occasions qui soulèvent, à mon avis, de sérieux doutes quant à la fiabilité de son témoignage sur la question fondamentale en l’instance » (paragraphe 152 [non souligné dans l’original]).
• « Même s’il n’y avait aucune identification de l’unité sur les véhicules ou sur l’équipement de celle-ci, il est très improbable qu’il n’ait pas su avant 1970 que le nom de son unité était Ek 10a ou Sk 10a » [paragraphe 155, non souligné dans l’original]. Il n’est pas non plus plausible qu’il ne se soit pas souvenu du nom des commandants de l’unité dans laquelle il avait servi un an et demi selon lui ou deux ans selon le ministre avant qu’on lui demande ces noms lorsqu’il a été interrogé par les autorités allemandes en 1970 » (paragraphe 156 [non souligné dans l’original]).
• « La clarté de son souvenir actuel que le formulaire qu’il a rempli ne contenait aucune question détaillée au sujet de ses résidences et de son service militaire durant les années de guerre, la clarté avec laquelle il se souvient d’avoir remis le certificat du bataillon Holz aux officiers enquêteurs afin d’obtenir sa libération du camp de prisonniers de guerre à Hanovre ainsi que la clarté avec laquelle il se souvient maintenant qu’on ne lui a posé aucune question au sujet de son service militaire à Karlsruhe contrastent avec le peu de clarté de ses souvenirs au sujet d’autres événements ou situations » (paragraphe 169 [non souligné dans l’original]).
• « Je conclus que son témoignage au sujet de la procédure suivie à Karlsruhe, et ses souvenirs d’avoir été reçu en entrevue simplement par un agent d’immigration qui ne lui a posé aucune question au sujet de son service durant la guerre, n’est pas crédible » [paragraphe 171, non souligné dans l’original]. « Les documents […] décrivant son service durant la guerre qu’il a signé[s] volontairement à Toronto en 1970 démontrent, à mon avis, une tendance à ne pas reconnaître pleinement son rôle durant la guerre, puisqu’on n’y trouve aucune mention de la SD alors qu’il admet maintenant en avoir fait partie, même si c’était seulement comme interprète » (paragraphe 172 [notes omises, non souligné dans l’original]).
• « Au vu de son témoignage dans son ensemble, je ne peux conclure que son témoignage à l’audience au sujet de l’entrevue de Karlsruhe est fiable. […] De toute façon, je n’accorde pas foi au témoignage que M. Oberlander a rendu à l’audience lorsqu’il a dit qu’on ne lui avait posé aucune question au sujet des années de guerre » (paragraphe 174 [non souligné dans l’original]).
• « Son témoignage portant qu’il ne connaissait pas le nom de son unité avant 1970 n’est pas crédible, c’est-à-dire qu’il n’est pas digne de foi, non plus que son affirmation qu’il a été mis au courant des actes commis contre les Juifs par l’unité Ek 10a, savoir leur « relocalisation », ce qu’il a appris vouloir dire exécution, seulement lorsqu’il était à Krasnodar et à Novorossiysk à l’automne de 1942 » (paragraphe 197 [non souligné dans l’original]).
• « Je conclus que le témoignage de M. Oberlander qu’on ne lui a posé aucune question quant à son expérience durant la guerre n’est pas crédible » (paragraphe 206 [non souligné dans l’original]).
[187] Bien que l’ensemble des déclarations sur lesquelles se fonde le défendeur ne soient pas nécessairement des conclusions claires sur le plan de la crédibilité, il serait juste de dire que le juge MacKay a souligné à maintes reprises que le témoignage du demandeur n’était pas fiable ni crédible, ou que le demandeur minimisait le rôle qu’il a joué pendant la guerre. Il était raisonnable pour le GEC de prendre connaissance des réserves exprimées par le juge MacKay.
[188] Il a été établi dans le rapport que les exigences relatives à la complicité décrites dans l’arrêt Ezokola et le critère moins strict imposé par la politique (voir la question en litige no 3) ont été respectés. En outre, dans ce rapport, on a dûment tenu compte de la constatation tirée de la décision MacKay selon laquelle le demandeur avait obtenu sa citoyenneté au moyen de fausses déclarations ou en dissimulant intentionnellement des faits essentiels, et les intérêts personnels du demandeur et l’intérêt public ont bien été évalués au moment de rendre la décision. Comme je l’ai affirmé précédemment, j’estimerais que la décision du GEC de révoquer la citoyenneté du demandeur était raisonnable.
[189] Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée avec dépens adjugés en faveur du défendeur. Aucuns dépens ne seront adjugés en faveur de l’intervenante.
Annexe A
Loi renforçant la citoyenneté canadienne, L.C. 2014, ch. 22.
Rapport établi sous le régime de la version antérieure de l’article 10
32. Si, à l’entrée en vigueur de l’article 8, le ministre, au sens de la Loi sur la citoyenneté, pouvait établir ou avait établi un rapport visé à l’article 10 de cette loi, dans sa version antérieure à cette entrée en vigueur, l’affaire se poursuit sous le régime de cette loi, dans sa version antérieure à cette entrée en vigueur.
Révision judiciaire — paragraphe 10(1)
33. Toute question visée par un décret pris au titre du paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté — soit avant la date d’entrée en vigueur de l’article 8, soit par application de l’article 32 ou du paragraphe 40(1) — et infirmé et renvoyé par la Cour fédérale pour jugement est jugée par le gouverneur en conseil conformément à ce paragraphe 10(1), dans sa version antérieure à la date d’entrée en vigueur de l’article 8.
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, telle qu’elle était rédigée le 27 mai 2015, avant la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, L.C. 2014, ch. 22.
Décret en cas de fraude
10 (1) Sous réserve du seul article 18, le gouverneur en conseil peut, lorsqu’il est convaincu, sur rapport du ministre, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle-ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, prendre un décret aux termes duquel l’intéressé, à compter de la date qui y est fixée :
a) soit perd sa citoyenneté;
b) soit est réputé ne pas avoir répudié sa citoyenneté.
Présomption
(2) Est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne qui l’a acquise à raison d’une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l’un de ces trois moyens.
[…]
Avis préalable à l’annulation
18 (1) Le ministre ne peut procéder à l’établissement du rapport mentionné à l’article 10 sans avoir auparavant avisé l’intéressé de son intention en ce sens et sans que l’une ou l’autre des conditions suivantes ne se soit réalisée :
a) l’intéressé n’a pas, dans les trente jours suivant la date d’expédition de l’avis, demandé le renvoi de l’affaire devant la Cour;
b) la Cour, saisie de l’affaire, a décidé qu’il y avait eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.
Nature de l’avis
2) L’avis prévu au paragraphe (1) doit spécifier la faculté qu’a l’intéressé, dans les trente jours suivant sa date d’expédition, de demander au ministre le renvoi de l’affaire devant la Cour. La communication de l’avis peut se faire par courrier recommandé envoyé à la dernière adresse connue de l’intéressé.
Caractère définitif de la décision
(3) La décision de la Cour visée au paragraphe (1) est définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d’appel.
Annexe B
15 février 1924 |
Helmut Oberlander (le demandeur) naît à Halbstadt, en Ukraine. |
Octobre 1941 ou février 1942 |
Le demandeur devient interprète pour l’Einsatzkommando 10a (Ek 10a). |
Fin de l’année 1943 ou 1944 |
Le demandeur devient soldat dans l’armée allemande. |
5 avril 1944 |
Le demandeur obtient la citoyenneté allemande. |
Avril 1952 |
Le demandeur et son épouse présentent une demande d’immigration au Canada. |
14 août 1953 |
Le demandeur est interrogé par un agent de sécurité, qui lui pose des questions au sujet de son service en temps de guerre. Il omet de mentionner qu’il a servi auprès de l’Ek 10a. |
13 mai 1954 |
Le demandeur est admis au Canada comme résident permanent. |
19 avril 1960 |
Le demandeur obtient la citoyenneté canadienne. |
24 juin 1970 |
Le demandeur est interrogé par le consulat allemand relativement à un procès ayant lieu en Allemagne contre l’un des commandants de l’Ek 10a. |
25 janvier 1995 |
La GRC ouvre une enquête sur le demandeur. |
27 janvier 1995 |
Un avis de retrait est délivré au demandeur en application de l’article 18 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29. |
4 juillet 1996 |
Le dossier du demandeur, ainsi que deux autres dossiers semblables fusionnés à celui-ci, est suspendu en raison de l’impression d’atteinte à l’indépendance judiciaire : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1996] 2 C.F. 729 (1re inst.). |
14 janvier 1997 |
La Cour d’appel fédérale annule la suspension : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 1 C.F. 828 (C.A.). |
26 juin 1997 |
La Cour suprême du Canada tranche que l’impression d’indépendance du pouvoir judiciaire a été compromise, mais qu’une suspension des procédures n’est pas une réparation convenable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391. |
28 février 2000 |
Le juge MacKay rend une décision relative au renvoi en application du paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, et conclut que le demandeur a acquis sa citoyenneté canadienne par fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Oberlander, 2000 CanLII 14968 (C.F. 1re inst.) (décision MacKay). |
12 juillet 2001 |
Le gouverneur en conseil (GEC) rend le décret C.P. 2001-1227 en vue de révoquer la citoyenneté du demandeur pour la première fois. |
3 juin 2002 |
La requête du demandeur pour la délivrance d’une ordonnance de sursis aux procédures d’expulsion est rejetée : Oberlander c. Canada (Procureur général), 2002 CFPI 771. |
13 mars 2003 |
La Cour d’appel fédérale confirme le rejet par la Cour fédérale de la requête en suspension des procédures d’expulsion du demandeur : Oberlander c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 134. |
1er août 2003 |
La demande de contrôle judiciaire du demandeur de la décision rendue par le décret C.P. 2001-1227 est rejetée : Oberlander c. Canada (Procureur général), 2003 CF 944 (CF-1). |
6 janvier 2004 |
La Cour supérieure de justice de l’Ontario accueille la requête du demandeur visant la suspension des procédures d’expulsion jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à l’égard de la demande d’annulation du décret C.P. 2001-1227 : Oberlander v. Canada (Attorney General) (2004), 69 O.R. (3d) 187 (C.S.) (décision de la Cour supérieure). |
7 avril 2004 |
Le défendeur obtient l’autorisation d’interjeter appel de la décision de la Cour supérieure puisqu’il y a une bonne raison de douter de son exactitude (bien qu’aucun appel de ce genre ne semble avoir été interjeté) : Oberlander v. Canada (Attorney General), 2004 CarswellOnt 1515 (WL Can.) (C.S.). |
31 mai 2004 |
La Cour d’appel fédérale annule le décret C.P. 2001-1227 et renvoie l’affaire au GEC en indiquant qu’il doit tenir compte des intérêts personnels du demandeur et déterminer si la politique du gouvernement du Canada concernant l’annulation de la citoyenneté en raison de crimes de guerre durant la Deuxième Guerre mondiale ou de crimes contre l’humanité s’applique : Oberlander c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 213, [2005] 1 R.C.F. 3 (CAF-1). |
17 mai 2007 |
Le GEC rend le décret C.P. 2007-801 en vue de révoquer la citoyenneté du demandeur pour une deuxième fois. |
27 octobre 2008 |
La demande de contrôle judiciaire du demandeur de la décision rendue par le décret C.P. 2007-801 est rejetée : Oberlander c. Canada (Procureur général), 2008 CF 1200, [2009] 1 R.C.F. 358 (CF-2). |
17 novembre 2009 |
La Cour d’appel fédérale annule le décret C.P. 2007-801 et renvoie l’affaire au GEC en indiquant qu’il doit tenir compte du moyen de défense fondé sur la contrainte invoqué par le demandeur : Oberlander c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 330, [2010] 4 R.C.F. 395 (CAF-2). |
27 septembre 2012 |
Le GEC rend le décret C.P. 2012-1137 en vue de révoquer la citoyenneté du demandeur pour une troisième fois. |
19 juillet 2013 |
La Cour suprême du Canada présente un nouveau cadre qui permet d’établir la complicité dans l’arrêt Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678 (Ezokola). |
13 janvier 2015 |
La demande de contrôle judiciaire du demandeur de la décision rendue par le décret C.P. 2012-1137 est rejetée : Oberlander c. Canada (Procureur général), 2015 CF 46, [2016] 1 R.C.F. 56 (CF-3). |
15 février 2016 |
La Cour d’appel fédérale annule le décret C.P. 2012-1137 et renvoie l’affaire au GEC en indiquant qu’il doit examiner la question de la contrainte aux termes du nouveau cadre législatif présenté dans l’arrêt Ezokola : Oberlander c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 52, [2016] 4 R.C.F. 55 (CAF-3). |
7 juillet 2016 |
La demande d’autorisation d’interjeter appel de l’arrêt CAF-3 devant la Cour suprême du Canada du défendeur est rejetée [[2016] 1 R.C.S. vi]. |
20 juin 2017 |
Le GEC rend le décret C.P. 2017-793 en vue de révoquer la citoyenneté du demandeur pour une quatrième fois (décision faisant l’objet du litige en l’espèce). |