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2018 CF 710

T-335-17

Peter Doshi (demandeur)

c.

Procureur général du Canada (défendeur)

                                                                                                                        T-336-17

           

Peter Doshi (demandeur)

c.

Procureur général du Canada (défendeur)

Répertorié  : Doshi c. Canada (Procureur général)

Cour fédérale, juge Grammond—Ottawa, 12 juin et 9 juillet 2018.

Aliments et Drogues — Contrôle judiciaire de la décision de Santé Canada, qui a refusé d’accéder à la demande du demandeur afin d’obtenir des renseignements non publiés, notamment des rapports d’essais cliniques, sur certains médicaments, après que le demandeur eut refusé de signer une entente de confidentialité — La Loi visant à protéger les Canadiens contre les drogues dangereuses (Loi de Vanessa) a modifié la Loi sur les aliments et drogues (la Loi) par l’adjonction de l’art. 21.1(3); cette disposition habilite le ministre de la Santé (Santé Canada) à communiquer des renseignements sur des médicaments à certaines personnes — Le demandeur a présenté deux demandes à Santé Canada; il a refusé de signer une entente de confidentialité lui interdisant de divulguer ou de publier les renseignements qui lui seraient communiqués — Il s’agissait de savoir si la décision de Santé Canada de rejeter la demande du demandeur était raisonnable; si Santé Canada a fait entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire — La décision de Santé Canada était déraisonnable — Santé Canada a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 21.1(3) de la Loi de Vanessa d’une manière qui est allée à l’encontre de l’objet de la Loi de Vanessa, qui est d’améliorer la transparence des essais cliniques — Santé Canada n’a pas rendu sa décision après avoir examiné et soupesé les facteurs divergents; sa décision reposait sur la politique et les pratiques actuelles — La politique de confidentialité mur à mur de Santé Canada était déraisonnable, car elle allait à l’encontre de l’un des objectifs de la Loi de Vanessa — Santé Canada a également fait entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en adoptant une politique rigide exigeant la signature d’une entente de confidentialité avant la communication de renseignements en application de l’art. 21.1(3) — En ce qui concerne la réparation, une ordonnance de mandamus obligeant Santé Canada à communiquer au demandeur les renseignements demandés a été délivrée — Demande accueillie.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fondamentales — Santé Canada a refusé d’accéder à la demande du demandeur soumise en vertu de la Loi visant à protéger les Canadiens contre les drogues dangereuses (Loi de Vanessa) après que le demandeur eut refusé de signer une entente de confidentialité — Le demandeur souhaitait obtenir des renseignements non publiés sur certains médicaments — Il s’agissait de la première fois où les tribunaux ont été appelés à interpréter et à appliquer la Loi de Vanessa — Il s’agissait de savoir si la décision de Santé Canada a eu une incidence démesurée sur la liberté d’expression du demandeur, qui est garantie par l’art. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés — La décision de Santé Canada a fait abstraction du droit à la liberté d’expression du demandeur, qui est garanti par l’art. 2b) de la Charte — La décision de Santé Canada n’a pas assuré un équilibre raisonnable entre la liberté d’expression et quelque objectif législatif que la Loi de Vanessa pouvait poursuivre — La politique de confidentialité mur à mur de Santé Canada était trop générale et elle ne pouvait assurer un juste équilibre entre les droits garantis par la Charte et les objectifs de la Loi de Vanessa — Il était donc déraisonnable pour Santé Canada d’imposer une exigence de confidentialité comme condition à la communication des données demandées par le demandeur.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de Santé Canada, qui a refusé d’accéder à la demande du demandeur afin d’obtenir des renseignements non publiés, notamment des rapports d’essais cliniques, sur certains médicaments, après que le demandeur eut refusé de signer une entente de confidentialité.

En 2000, une jeune fille âgée de 15 ans est décédée d’une crise cardiaque après avoir pris du Prepulsid, un médicament délivré sur ordonnance. Après son décès, son père s’est renseigné sur les pratiques de l’industrie pharmaceutique et il a milité en faveur de mesures plus sévères visant à protéger le public contre les effets secondaires non voulus des médicaments. Le projet de loi C-17, qui modifie la Loi sur les aliments et drogues (la Loi), a finalement été adopté sous le nom de Loi visant à protéger les Canadiens contre les drogues dangereuses (Loi de Vanessa). La Loi de Vanessa a modifié la Loi par l’adjonction du paragraphe 21.1(3). Cette disposition habilite le ministre de la Santé (Santé Canada) à communiquer des renseignements sur des médicaments à certaines personnes. Il s’agissait de la première fois où les tribunaux ont été appelés à interpréter et à appliquer la Loi de Vanessa.

Le demandeur, un professeur adjoint d’université, a présenté deux demandes à Santé Canada. La première demande concernait trois vaccins contre le VPH et la deuxième visait deux inhibiteurs de la neuraminidase. Santé Canada a répondu que le Ministère n’accéderait à ces demandes que si le demandeur signait une entente de confidentialité lui interdisant de divulguer ou de publier les renseignements qui lui seraient communiqués. Le demandeur a refusé de signer une telle entente. Par conséquent, Santé Canada a refusé d’accéder à la demande du demandeur. Ce dernier a déposé deux demandes distinctes de contrôle judiciaire se rapportant aux deux demandes distinctes de renseignements présentées à Santé Canada.

 

  Il s’agissait de savoir si la décision de Santé Canada de rejeter la demande du demandeur était raisonnable; si Santé Canada a fait entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire; et si sa décision a eu une incidence démesurée sur la liberté d’expression du demandeur, qui est garantie par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés.

Jugement  : La demande doit être accueillie.

  La décision de Santé Canada était déraisonnable, mais pour des motifs qui diffèrent quelque peu de ceux invoqués par le demandeur. Santé Canada a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 21.1(3) d’une manière qui est allée à l’encontre de l’objet de la Loi de Vanessa, qui est d’améliorer la transparence des essais cliniques. Santé Canada n’a pas rendu sa décision après avoir examiné et soupesé les facteurs divergents. Sa décision reposait sur « la politique et les pratiques actuelles » selon lesquelles aucun renseignement ne serait communiqué en application du paragraphe 21.1(3) de la Loi de Vanessa sans entente de confidentialité. La difficulté en l’espèce tenait au fait que l’un des deux volets de l’approche adoptée par le législateur en vue d’assurer une plus grande transparence dans la Loi de Vanessa n’était pas encore en vigueur. Aucun règlement n’a été adopté en application du paragraphe 30(1.2) de la Loi de Vanessa. Santé Canada aurait dû reconnaître qu’en attendant l’adoption du règlement en application du paragraphe 30(1.2) de la Loi de Vanessa, le paragraphe 21.1(3) pourrait être invoqué pour demander la communication de rapports d’essais cliniques que le législateur avait l’intention de rendre publics, bien que par une voie différente. Donc, la politique de confidentialité mur à mur de Santé Canada était déraisonnable, car elle allait à l’encontre de l’un des objectifs de la Loi de Vanessa. Cette politique a eu pour conséquence de perpétuer le méfait que la Loi de Vanessa cherchait à contrecarrer. Santé Canada ne pouvait pas faire fi de l’intention du législateur de rendre publiques les données des essais cliniques, et adopter une politique allant totalement à l’encontre de cet objet.

  Santé Canada a également fait entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en adoptant une politique rigide exigeant la signature d’une entente de confidentialité avant la communication de renseignements en application du paragraphe 21.1(3). Bien que certains renseignements puissent être communiqués en application du paragraphe 21.1(3), à condition qu’ils demeurent confidentiels, Santé Canada ne pouvait faire valoir qu’il en serait toujours ainsi. Le législateur a été invité à prescrire que les renseignements communiqués en application du paragraphe 21.1(3) de la Loi de Vanessa resteraient confidentiels, mais il a refusé de le faire. La politique globale de Santé Canada a donc infirmé un choix du législateur.

 

  La décision de Santé Canada a fait abstraction du droit à la liberté d’expression du demandeur, qui est garanti par l’alinéa 2b) de la Charte. Dans une lettre qu’il a adressée à Santé Canada, le demandeur a insisté sur le fait que ses droits constitutionnels devaient être pris en compte. Pourtant, la décision de Santé Canada n’en a fait nullement mention. Rien n’indiquait que Santé Canada avait procédé à l’exercice de pondération exigé par la jurisprudence. Sa décision n’a pas assuré un équilibre raisonnable entre la liberté d’expression et quelque objectif législatif que Santé Canada pouvait poursuivre. La politique de confidentialité mur à mur de Santé Canada était trop générale et elle ne pouvait assurer un juste équilibre entre les droits garantis par la Charte et les objectifs de la loi. Pour assurer un tel équilibre, il aurait fallu que Santé Canada se demande comment la communication de résultats d’essais cliniques au demandeur affecterait la réalisation de son mandat législatif. Compte tenu de l’objectif de la Loi de Vanessa qui est d’améliorer la transparence des essais cliniques et du projet de règlement récemment proposé, on pouvait difficilement comprendre comment la restriction de la liberté d’expression découlant de l’exigence de confidentialité de Santé Canada pourrait être justifiée. Il était donc déraisonnable pour Santé Canada d’imposer une exigence de confidentialité comme condition à la communication des données demandées par le demandeur.

  En ce qui concerne la réparation, le demandeur a demandé que soit délivrée une ordonnance de mandamus obligeant Santé Canada à lui communiquer les renseignements demandés. Ces renseignements, des rapports et des données d’essais cliniques, deviendront publics lors de l’adoption du règlement. Aucune considération de principe ne justifiait qu’ils soient à ce stade gardés confidentiels. Par conséquent, une ordonnance de mandamus exigeant que Santé Canada accède à la demande du demandeur et lui communique les renseignements demandés a été délivrée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

  Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 2b), 7.

  Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1, art. 20.

  Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F-27, art. 2 « renseignements commerciaux confidentiels », 30(1.2).

  Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4.

  Loi visant à protéger les Canadiens contre les drogues dangereuses (Loi de Vanessa), L.C. 2014, ch. 24, préambule, art. 21.1(2),(3), 30(1.2).

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

  Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, le 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. no 2, arts. 1700, 1711.

  Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, 1869 R.T.N.U. 332, qui constitue l’Annexe 1C de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, 15 avril 1994, 1867 R.T.N.U. 3, art. 39.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121; Renvoi relatif au projet de Loi 30, An Act to Amend the Education Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395; École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, [2015] 1 R.C.S. 613; R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485; R. c. Safarzadeh-Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Yansane, 2017 CAF 48.

décisions examinées :

Association canadienne du médicament générique c. Canada (Santé), 2010 CAF 334, [2012] 2 R.C.F. 618; Shell Canada Products Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231; Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 R.C.S. 6; Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427; Chamberlain c. Surrey School District No. 36, 2002 CSC 86, [2002] 4 R.C.S. 710.

décisions citées :

Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024; Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 R.C.S. 533; Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23; Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281; Prince George (Ville de) c. Payne, [1978] 1 R.C.S. 458; S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 53; Maple Lodge Farms c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909; Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299; Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742 (C.A.), conf. par [1994] 3 R.C.S. 1100; Canada (Santé) c. The Winning Combination Inc., 2017 CAF 101; Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134.

DOCTRINE CITÉE

  Canada. Parlement. Chambre des communes. Comité permanent de la santé, Témoignages, 41e lég., 2e sess., no33 (10 juin 2014).

  Canada. Parlement. Débats du Sénat, 41e lég., 2e sess., no 76 (16 septembre 2014).

  Canada. Parlement. Sénat. Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires sociales, des sciences et de la technologie, 41e lég., 2e sess., fascicule no 20 (1 octobre 2014).

  Résumé de l’étude d’impact de la réglementation. Règlement modifiant le Règlement sur les aliments et drogues (diffusion publique des renseignements cliniques), Gaz. C., 2017.I.4637.

  Sullivan, Ruth. Statutory Interpretation, 3e éd. Toronto : Irwin Law, 2016.

  Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 6 e éd. Toronto : LexisNexis Canada, 2014.

  DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision de Santé Canada de refuser d’accéder à la demande du demandeur afin d’obtenir des renseignements non publiés, notamment des rapports d’essais cliniques, sur certains médicaments après que le demandeur eut refusé de signer une entente de confidentialité. Demande accueillie.

ONT COMPARU :

Alyssa Tomkins et James Plotkin pour le demandeur.

Kevin Palframan pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Caza Saikaley, Ottawa, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

 

            Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        Le juge Grammond : Le 18 mars 2000, à l’âge de 15 ans, Vanessa Young est décédée d’une crise cardiaque après avoir pris du Prepulsid, un médicament délivré sur ordonnance. Après le décès de Vanessa, son père, Terence Young, s’est renseigné sur les pratiques de l’industrie pharmaceutique et il a écrit un livre sur le sujet. Il a milité en faveur de mesures plus sévères visant à protéger le public contre les effets secondaires non voulus des médicaments. Il s’est porté candidat aux élections et il a été élu député fédéral de la circonscription d’Oakville, fonctions qu’il a occupées de 2008 à 2015. Il a joué un rôle prépondérant dans les débats qui ont mené à l’adoption du projet de loi C-17 qui modifie la Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F-27 (la Loi). Le projet de loi C-17 a été adopté sous le nom de Loi visant à protéger les Canadiens contre les drogues dangereuses (Loi de Vanessa), L.C. 2014, ch. 24, et je l’appellerai tout simplement Loi de Vanessa dans les présents motifs. Il s’agit de la première fois où les tribunaux sont appelés à interpréter et à appliquer la Loi de Vanessa.

[2]        La Loi de Vanessa a modifié la Loi, notamment par l’adjonction du paragraphe 21.1(3). Cette disposition, que je cite ci-dessous dans son intégralité, habilite le ministre de la Santé (Santé Canada) à communiquer des renseignements sur des médicaments à certaines personnes. Le DPeter Doshi, professeur adjoint à l’Université du Maryland, a présenté une demande à Santé Canada afin d’obtenir des renseignements non publiés, notamment des rapports d’essais cliniques, sur certains médicaments. Santé Canada a répondu que le Ministère n’accéderait à cette demande que si le Dr Doshi signait une entente de confidentialité lui interdisant de divulguer ou de publier les renseignements qui lui seraient communiqués. Le DDoshi a refusé de signer une telle entente, en faisant valoir que la requête de Santé Canada était dépourvue de fondement juridique et que la signature d’une telle entente nuirait à sa capacité de mener son projet de recherche et d’en publier les résultats. Par conséquent, Santé Canada a refusé la demande du DDoshi.

[3]        Le Dr Doshi sollicite maintenant le contrôle judiciaire de ce refus. J’accueille sa demande, car Santé Canada a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 21.1(3) d’une manière qui va à l’encontre de l’objet de la Loi de Vanessa, qui est d’améliorer la transparence des essais cliniques. Santé Canada a également fait entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, en adoptant une politique rigide qui exige la signature d’une entente de confidentialité avant la communication de renseignements en application du paragraphe 21.1(3). Enfin, je conclus que Santé Canada a omis d’évaluer les effets de sa décision sur la liberté d’expression du DDoshi, qui est garantie par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

I.          Contexte

[4]        Afin de bien comprendre cette affaire, il faut tout d’abord apporter certaines précisions sur les motifs qui ont mené à la promulgation de la Loi de Vanessa et sur le contexte législatif dans lequel cette loi s’inscrit. Je décrirai ensuite la demande du Dr Doshi et la manière dont Santé Canada y a répondu.

A.        Contexte législatif

1)         Environnement législatif

[5]        D’une manière générale, les lois régissant les médicaments visent deux catégories d’objectifs : protéger la santé et la sécurité du public et promouvoir les intérêts économiques des sociétés pharmaceutiques. Dans une certaine mesure, ces deux objectifs peuvent se renforcer mutuellement, car l’innovation par les sociétés pharmaceutiques peut mener à la mise au point de nouveaux médicaments susceptibles d’améliorer la santé. Il est toutefois utile de considérer que ces deux objectifs sont distincts sur le plan conceptuel, en particulier parce que leur mise en application relève de deux régimes législatifs distincts.

[6]        La Loi sur les aliments et drogues vise à protéger la santé et la sécurité des Canadiens en prévoyant notamment un mécanisme pour s’assurer que les nouveaux médicaments sont sûrs et efficaces avant que le public y ait accès. Un avis de conformité (AC) doit être délivré par Santé Canada pour tout nouveau médicament. Pour obtenir un tel avis, il faut déposer une présentation de drogue nouvelle (PDN). Une PDN peut se définir comme suit  :

La PDN comprend diverses sections, qui portent notamment sur les études précliniques, les études cliniques, la composition chimique et la fabrication. La partie sur les études précliniques réunit tous les renseignements concernant les expériences que l’innovateur a effectuées en laboratoire pour tester l’action et la toxicité de la drogue. La partie sur les études cliniques comprend les renseignements relatifs aux essais cliniques effectués sur des sujets volontaires sains et/ou malades pour tester l’innocuité et l’efficacité de la nouvelle drogue. 

(Association canadienne du médicament générique c. Canada (Santé), 2010 CAF 334, [2012] 2 R.C.F. 618 (Apotex 2010), au paragraphe 12.)

[7]        La Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, accorde aux inventeurs un monopole pour une période restreinte à l’égard de leur invention, à condition qu’ils divulguent publiquement leur invention (Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024, au paragraphe 13). Le législateur cherche ainsi à fournir un incitatif économique pour encourager l’innovation. Les sociétés pharmaceutiques obtiennent souvent des brevets pour protéger les nouveaux médicaments qu’elles inventent. Il est admis que le développement de nouveaux médicaments est un processus long et coûteux, et que le monopole que confère le brevet offre aux sociétés pharmaceutiques une possibilité de recouvrer leurs coûts de développement.

[8]        Toutefois, toutes les sociétés pharmaceutiques ne se lancent pas dans le développement de médicaments nouveaux ou innovants. Ainsi, les fabricants de médicaments dits « génériques » cherchent à fabriquer des médicaments qui sont équivalents à ceux ldéveloppés par les sociétés dites de « recherche », mais qui sont vendus à moindre coût. Aux fins de l’espèce, il n’est pas nécessaire de définir en détail les mesures adoptées par le législateur pour assurer un équilibre entre les intérêts des sociétés pharmaceutiques de « recherche » et ceux des fabricants de produits « génériques » (voir, par exemple, l’arrêt Bristol-Myers-Squibb Co. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 R.C.S. 533, aux paragraphes 6 à 12).

[9]        Un aspect du cadre réglementaire qui est pertinent en l’espèce découle de la volonté du Canada de se conformer à ses obligations internationales. Le Canada est l’un des signataires de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) et de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce  (Accord sur les ADPIC). L’article 1711 de l’ALENA et l’article 39 de l’Accord sur les ADPIC prévoient des dispositions protégeant les données des sociétés pharmaceutiques innovatrices. Afin de se conformer à ces dispositions, le législateur a modifié la Loi sur les aliments et drogues pour permettre au gouvernement d’adopter un règlement mettant en œuvre l’article 1711 de l’ALENA et l’article 39 de l’Accord sur les ADPIC. Ce règlement, connu sous le nom de « Règlement sur la protection des données », a été promulgué en 2006. Il prévoit qu’un fabricant ne peut obtenir un avis de conformité en se fondant sur une comparaison avec une « drogue innovante » avant l’expiration du délai de six ans suivant la date à laquelle l’avis de conformité a été délivré pour la « drogue innovante », et que Santé Canada ne peut délivrer l’avis de conformité avant l’expiration d’un délai de huit ans. La validité du Règlement sur la protection des données a été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Apotex 2010.

2)         Transparence des essais cliniques

[10]      Les essais cliniques constituent un volet crucial du processus de développement de nouveaux médicaments. Les essais cliniques font toutefois l’objet de critiques de plus en plus importantes. La documentation présentée à l’appui de la demande du DDoshi fait état d’importantes préoccupations quant à la manière dont sont actuellement menés les essais cliniques. Les essais cliniques sont menés par des chercheurs qui sont contractuellement liés à des sociétés pharmaceutiques, et leurs résultats sont habituellement tenus secrets. Bien que ces résultats soient communiqués à des organismes de réglementation tels que Santé Canada, les sociétés pharmaceutiques insistent sur le fait qu’il s’agit de renseignements commerciaux confidentiels que les organismes de réglementation ne doivent pas rendre publics.

[11]      Or, la divulgation publique des résultats des essais cliniques pourrait être bénéfique pour la santé publique. Certains craignent que la conduite de ces essais puisse être biaisée, ou que les sociétés pharmaceutiques puissent ne publier que les résultats qui leur sont favorables. Un regard public plus intense sur le travail fait par les organismes de réglementation, comme Santé Canada, pourrait révéler des lacunes en matière de réglementation. Voici ce que le Dr Doshi déclare à ce sujet dans son affidavit  :

[traduction] [...] [L]es analyses des données de réglementation, comme les rapports d’essais cliniques, peuvent infirmer des conclusions que l’on croyait jusqu’ici fiables, modifiant ainsi l’évaluation des risques et des avantages qui est un critère essentiel dans l’autorisation et l’utilisation des médicaments.

[12]      Le Dr Doshi présente également un exemple où des chercheurs indépendants ont été en mesure de remettre en question les résultats d’études publiées et de faire la lumière sur les risques élevés associés à l’usage de certains médicaments :

[traduction] Les conclusions d’un article largement cité, présentant les résultats d’un essai à répartition aléatoire sur les effets de la paroxétine chez les enfants et les adolescents (étude 329), ont été contredites par une analyse indépendante menée par des chercheurs qui ont eu accès à des rapports d’essais cliniques jusque-là confidentiels, à des données électroniques sur des patients et à des formulaires d’exposés de cas. En se fondant sur leur analyse, ces chercheurs ont publié à nouveau les résultats de l’étude dans The BMJ […], en corrigeant les résultats trompeurs qui avaient précédemment été publiés. Cette nouvelle analyse a révélé que la paroxétine n’était pas plus efficace, sur le plan clinique ou statistique, que le placebo, mais que ce médicament était en revanche associé à un risque nettement plus élevé de pensées et de comportements suicidaires.

[13]      C’est ce qui explique que bon nombre de personnes militent aujourd’hui en faveur d’une plus grande transparence des essais cliniques.

[14]      Les lois sur l’accès à l’information pourraient être un moyen d’assurer une plus grande transparence. Les membres du public, y compris les chercheurs, peuvent en effet se fonder sur la la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1, pour demander la divulgation de renseignements que Santé Canada a en sa possession. Cependant, lorsqu’une demande concerne des renseignements qui ont été communiqués à un organisme gouvernemental par un tiers, un avis doit être signifié à ce tiers qui peut alors prétendre que la communication de ces renseignements est interdite aux termes de l’article 20 de la Loi. L’article 20 vise les secrets industriels, les renseignements scientifiques ou techniques de nature confidentielle, ainsi que les renseignements dont la divulgation risquerait de causer des pertes financières, de nuire à la compétitivité ou d’entraver la négociation de contrats. Les litiges mettant en cause ces dispositions peuvent être longs et coûteux, comme l’illustre l’arrêt Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23. Les renseignements présentés au soutien de la présente demande ne permette.nt pas de conclure que la législation en matière d’accès à l’information assure la transparence des essais cliniques.

3)         Dispositions pertinentes de la Loi de Vanessa

[15]      Le projet de loi C-17, qui est devenu la Loi de Vanessa, a été présenté à la Chambre des communes en décembre 2013. La version initiale du projet de loi contenait des dispositions habilitant le ministre de la Santé à ordonner le rappel ou le ré-étiquetage de produits thérapeutiques (y compris de médicaments), de demander des renseignements sur des produits thérapeutiques et d’en exiger l’évaluation. Elle exigeait également que les réactions indésirables graves aux médicaments soient déclarées au ministre et habilitait le gouvernement à prendre des règlements sur ces mêmes questions. Ces dispositions ne sont pas en cause en l’espèce.

[16]      À la suite des débats en deuxième lecture et en comité, lesquels seront examinés plus en détail ultérieurement dans les présents motifs, le gouvernement a proposé des modifications au projet de loi. Les dispositions qui sont directement en cause en l’espèce sont énoncées ci-après.

[17]      Il s’agit premièrement de la définition de « renseignements commerciaux confidentiels » qui a été ajoutée  :

Définitions

2 Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

[…]

renseignements commerciaux confidentiels Sous réserve des règlements, renseignements commerciaux qui se rapportent à l’entreprise d’une personne ou à ses activités et, à la fois :

a) qui ne sont pas accessibles au public;

b) à l’égard desquels la personne a pris des mesures raisonnables dans les circonstances pour qu’ils demeurent inaccessibles au public;

c) qui ont une valeur économique réelle ou potentielle pour la personne ou ses concurrents parce qu’ils ne sont pas accessibles au public et que leur divulgation entraînerait une perte financière importante pour elle ou un gain financier important pour ses concurrents. (confidential business information)

[18]      Deuxièmement, des dispositions ont été ajoutées pour habiliter le ministre à communiquer des renseignements commerciaux confidentiels dans certaines circonstances  :

21.1 […]

Communication — risque grave

(2) Le ministre peut communiquer des renseignements commerciaux confidentiels qui se rapportent à l’entreprise d’une personne ou à ses activités sans obtenir son consentement et sans l’aviser si les renseignements concernent un produit thérapeutique qui, de l’avis du ministre, peut présenter un risque grave de préjudice à la santé humaine.

Communication — santé ou sécurité

(3) Si l’objet de la communication est relatif à la protection ou à la promotion de la santé humaine ou de la sécurité du public, le ministre peut communiquer des renseignements commerciaux confidentiels qui concernent un produit thérapeutique et qui se rapportent à l’entreprise d’une personne ou à ses activités sans obtenir son consentement et sans l’aviser :

a) à toute administration;

b) à toute personne qu’il consulte;

c) à toute personne exerçant des fonctions relatives à la protection ou à la promotion de la santé humaine ou de la sécurité du public.

[19]      Le paragraphe 21.1(3) est la disposition invoquée par le DDoshi en l’espèce.

[20]      Troisièmement, les pouvoirs réglementaires du gouvernement ont été élargis pour inclure ce qui suit :

30 […]

Règlements relatifs aux produits thérapeutiques

(1.2) Sans que soit limité le pouvoir conféré par les autres paragraphes du présent article, le gouverneur en conseil peut prendre des règlements :

[…]

c.1) définissant essai clinique et essai expérimental pour l’application de la présente loi; […]

d.1) précisant les renseignements commerciaux obtenus en vertu de la présente loi relativement à une autorisation visée à l’alinéa a) qui ne sont pas des renseignements commerciaux confidentiels ou précisant les circonstances dans lesquelles des renseignements commerciaux ainsi obtenus relativement à une telle autorisation cessent d’être des renseignements commerciaux confidentiels;

d.2) autorisant le ministre à communiquer des renseignements commerciaux qui se rapportent à l’entreprise d’une personne ou à ses activités sans obtenir son consentement et sans l’aviser si, selon le cas :

(i) un règlement pris en vertu de l’alinéa d.1) précise que ces renseignements ne sont pas des renseignements commerciaux confidentiels,

(ii) ces renseignements ont cessé d’être des renseignements commerciaux confidentiels en application d’un règlement pris en vertu de cet alinéa;

4)         Règlement proposé

[21]      À la date du présent jugement, aucun règlement n’a encore été adopté par le gouvernement en application du paragraphe 30(1.2). Le 9 décembre 2017, toutefois, le projet de Règlement modifiant le Règlement sur les aliments et drogues (diffusion publique des renseignements cliniques) a été publié dans la Gazette du Canada [partie I, vol. 151, no 49]. Selon ce Règlement, les renseignements concernant des essais cliniques cesseraient d’être traités comme des renseignements commerciaux confidentiels à la délivrance d’un avis de conformité, au retrait ou au refus d’une PDN, sous réserve de certaines exceptions, et Santé Canada serait autorisé à rendre ces renseignements publics. La description du contexte et des justifications de cette proposition réglementaire mérite d’être reproduite [Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, page 4637] :

Santé Canada traite généralement la plupart des renseignements cliniques fournis par les fabricants dans leurs présentations de drogues et leurs demandes d’homologation d’instruments médicaux comme des renseignements commerciaux confidentiels (RCC). Le Ministère n’a pas de politique ou de ligne directrice formelle pour déterminer les renseignements qui sont des RCC dans les présentations de drogues et les demandes d’homologation d’instruments médicaux. La pratique établie est donc de ne pas rendre publiques les données cliniques détaillées figurant dans les présentations de drogues et les demandes d’homologation d’instruments médicaux, sauf si les renseignements sont du domaine public ou si le fabricant a donné son consentement.

S’ils ne peuvent pas accéder à des données cliniques détaillées, les professionnels de la santé et les chercheurs sont incapables de faire des analyses indépendantes des éléments de preuve sur lesquels reposent les conclusions des recherches publiées et des examens réglementaires de Santé Canada. Cette façon de faire limite la transparence et des occasions sont ratées de susciter une plus grande confiance envers la surveillance des médicaments et des instruments médicaux. De plus, cette pratique n’est pas conforme aux pratiques d’autres organismes de réglementation qui sont des partenaires de premier plan du Canada, y compris l’Agence européenne des médicaments (EMA) et la U.S. Food and Drug Administration, qui ont rehaussé la transparence des données cliniques au cours des 10 dernières années.

B.        Demande du Dr Doshi

[22]      Peu après l’entrée en vigueur de la Loi de Vanessa, le DDoshi a communiqué avec Santé Canada pour lui signifier son intérêt quant à l’obtention des renseignements en application du paragraphe 21.1(3). Après un échange de correspondance, le DDoshi a déposé deux demandes auprès de Santé Canada le 16 janvier 2016. La première demande concernait trois vaccins contre le virus du papillome humain (VPH), soit Gardasil, Gardasil 9 et Cervarix. La deuxième visait deux inhibiteurs de la neuraminidase, Tamiflu et Relenza. Dans les deux cas, le DDoshi souhaitait obtenir des [traduction] « copies intégrales de toutes les sections des rapports d’essais cliniques ». Il a aussi demandé qu’on lui transmette [traduction] « tous les ensembles de données électroniques provenant de ces mêmes essais, y compris les ensembles de données sur les participants ». Le Dr Doshi voulait utiliser ces données pour deux projets distincts. Premièrement, il voulait mener une « revue systématique » des données de réglementation (ou « revue systématique Cochrane »), un projet qu’il a défini comme une [traduction] « méthodologie bien établie pour faire un examen exhaustif et critique de tous les essais contrôlés à répartition aléatoire et études de recherche ». Il proposait deuxièmement de mener un « projet sur la méthodologie » [traduction] « visant à améliorer la méthodologie utilisée pour la synthèse des données probantes et l’évaluation des documents réglementaires ».

C.        Décision de Santé Canada

[23]      D’entrée de jeu, durant ses discussions avec le Dr Doshi, Santé Canada a clairement établi que le Ministère ne communiquerait les données que si le DDoshi acceptait de signer une entente de confidentialité. Cette exigence était en fait conforme à l’ « ébauche de la ligne directrice » concernant l’alinéa 21.1(3)c), préparée par Santé Canada le 10 mars 2016. Au départ, le DDoshi a indiqué qu’il examinerait les modalités de l’entente de confidentialité proposée. Il est par la suite revenu sur sa position et s’est opposé à toute forme d’entente de confidentialité.

[24]      Le 7 février 2017, Santé Canada a rendu sa décision concernant les demandes du DDoshi. Premièrement, Santé Canada a reconnu que le DDoshi, compte tenu de ses titres de compétences et de son poste actuel, est une « personne exerçant des fonctions relatives à la protection ou à la promotion de la santé humaine ou de la sécurité du public ». En ce qui concerne le projet de revue systématique, Santé Canada a aussi admis que la communication proposée serait « relative à la protection ou à la promotion de la santé humaine ou à la sécurité du public ». Toutefois, en ce qui a trait au projet sur la méthodologie, Santé Canada a estimé que le Dr Doshi n’avait pas fourni suffisamment d’information pour lui permettre de tirer une conclusion.

[25]      Quoi qu’il en soit, comme le Dr Doshi avait refusé de signer une entente de confidentialité, Santé Canada a rejeté sa demande. Santé Canada a aussi souligné le fait que le DDoshi avait omis de fournir une déclaration de conflit d’intérêts signée.

D.        Demande de contrôle judiciaire du DDoshi

[26]      Le Dr Doshi sollicite maintenant le contrôle judiciaire du refus de Santé Canada d’accéder à ces requêtes. Deux demandes distinctes de contrôle judiciaire ont été déposées. Le dossier no T-335-17 porte sur les vaccins Gardasil, Gardasil 9 et Cervarix. Le dossier no T-336-17 concerne Tamiflu et Relenza. Les éléments de preuve et les observations dans les deux dossiers sont identiques. Les présents motifs s’appliquent aux deux dossiers.

[27]      Aux fins des présentes demandes, les deux parties acceptent que les renseignements demandés par le DDoshi constituent des renseignements commerciaux confidentiels au sens du paragraphe 21.1(3), et je suis disposé à admettre ce fait. Cette admission est faite sous réserve de l’assertion plus générale du DDoshi selon laquelle les résultats des essais cliniques ne devraient habituellement pas être considérés comme des renseignements commerciaux confidentiels. À cet égard, je note que, selon le règlement proposé, les résultats des essais cliniques cesseraient d’être des renseignements commerciaux confidentiels lorsqu’une décision serait rendue au sujet d’une PDN. Ce projet de règlement autoriserait également Santé Canada à communiquer ces renseignements. Cependant, tant que ce règlement ne sera pas adopté, le paragraphe 21.1(3) s’applique uniquement aux renseignements commerciaux confidentiels. Par conséquent, si le DDoshi faisait valoir que les résultats des essais cliniques ne sont pas confidentiels, cela irait alors à l’encontre de sa position voulant que ces renseignements relèvent du paragraphe 21.1(3).

[28]      Le DDoshi admet également que Santé Canada est en droit d’exiger qu’il signe une déclaration de conflit d’intérêts. Comme il est prêt à signer une telle déclaration si la présente demande est accueillie, je n’examinerai pas davantage cette question en litige et je rendrai une ordonnance subordonnée à la présentation par le Dr Doshi d’une telle déclaration à Santé Canada.

II.         Discussion

[29]      Comme je l’ai mentionné précédemment, je juge que la décision de Santé Canada était déraisonnable. Pour expliquer mon raisonnement, je dois d’abord énoncer certains principes du droit administratif qui concernent l’exercice des pouvoirs discrétionnaires. J’examinerai ensuite le texte, la structure et l’historique de la Loi de Vanessa pour en dégager les objectifs. Je serai alors en mesure d’analyser la décision de Santé Canada.

A.        Principes régissant l’examen de l’exercice des pouvoirs discrétionnaires

[30]      Les décideurs administratifs investis de pouvoirs discrétionnaires bénéficient d’une grande marge d’appréciation quant à la manière d’exercer ces pouvoirs et aux considérations qu’ils doivent prendre en compte (Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281, au paragraphe 58). Toutefois, au moins depuis l’arrêt Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121 (arrêt Roncarelli), il est admis que les pouvoirs discrétionnaires ne sont jamais absolus. Le droit administratif comporte aujourd’hui plusieurs principes pour guider l’exercice des pouvoirs discrétionnaires. Ces principes peuvent s’appliquer indépendamment les uns des autres, mais ils peuvent aussi se renforcer mutuellement dans des cas particuliers. Trois de ces principes sont invoqués en l’espèce. Je les passerai brièvement en revue, avant d’examiner les objectifs de la Loi de Vanessa et, finalement, d’analyser la décision de Santé Canada en l’espèce.

1)         Compatibilité avec les objectifs de la loi

[31]      Le premier principe du droit administratif qui est pertinent en l’espèce veut que le pouvoir discrétionnaire soit exercé d’une manière qui est compatible avec les objectifs de la loi qui confère ce pouvoir. La fidélité à l’intention du législateur n’en exige pas moins.

[32]      De fait, ce principe a été énoncé dans l’arrêt Roncarelli, où le juge Martland a déclaré que le pouvoir de révoquer le permis d’alcool de M. Roncarelli ne pouvait être exercé [traduction] « pour des motifs qui sont sans rapport avec la réalisation de l’intention et de l’objet de la Loi » (à la page 156). De même, dans l’arrêt Shell Canada Products Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’une municipalité doit exercer ses pouvoirs à des « fins municipales », c’est-à-dire à des fins prévues par la loi habilitante de la municipalité (à la page 278).

[33]      Ce principe est parfois exprimé à l’aide d’un vocabulaire quelque peu différent ou dans une perspective quelque peu différente. À titre d’exemple, dans l’arrêt Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 R.C.S. 6 (Delta Air Lines), au paragraphe 20, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’un pouvoir discrétionnaire ne doit pas être exercé d’une manière « contraire à l’esprit de la Loi ». Dans l’arrêt Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427, au paragraphe 47, la Cour suprême du Canada a indiqué que les décisions administratives doivent respecter les « principes d’application » du texte législatif et l’« intention du législateur ».

[34]      Elle a également déclaré qu’un pouvoir discrétionnaire ne doit pas être exercé pour des motifs non pertinents ou étrangers à la question : Prince George (Ville de) c. Payne, [1978] 1 R.C.S. 458. De même, un décideur ne doit pas faire abstraction de critères pertinents : S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, aux paragraphes 172 à 176. Ce qui est pertinent, ou non pertinent, est défini en fonction de l’objectif de la loi.

[35]      Dans l’arrêt Chamberlain c. Surrey School District No. 36, 2002 CSC 86, [2002] 4 R.C.S. 710, la Cour suprême du Canada a déclaré que certains énoncés de principe des lois scolaires de la Colombie-Britannique empêchaient une commission scolaire de prendre des décisions fondées sur certains motifs. Bien que les juges majoritaires n’aient pas invoqué le concept d’objectif de la loi, il ne fait aucun doute qu’ils ont jugé que la décision de la commission scolaire de refuser d’approuver du matériel scolaire qui présentait des familles homoparentales allait à l’encontre de l’objectif déclaré de la loi, qui était d’avoir un système scolaire « strictement laïque ». Cette décision « était déraisonnable dans le contexte du système d’enseignement prescrit par le législateur » (au paragraphe 59). Dans son opinion concordante, le juge LeBel a indiqué que les énoncés des objets de la loi limitaient les pouvoirs discrétionnaires de la commission scolaire (aux paragraphes 207 et 215).

[36]      Ce principe du droit administratif a été judicieusement résumé par la juge Wilson dans le Renvoi relatif au projet de Loi 30, An Act to Amend the Education Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148, à la page 1191 :

Toutefois, il est bien établi de nos jours qu’un pouvoir légal de réglementation n’est pas illimité. Il est limité par les politiques et les objectifs inhérents à la loi habilitante. […] Il ne saurait être utilisé pour contrecarrer l’économie même de la loi qui le confère.

2)         Compatibilité avec la Charte

[37]      Comme la Constitution est la loi suprême du pays, les pouvoirs discrétionnaires doivent être exercés d’une manière qui est compatible avec la Constitution, y compris la Charte. Dans l’arrêt Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395 (Doré), la Cour suprême du Canada a défini un cadre pour examiner l’exercice de pouvoirs discrétionnaires qui empiètent sur des droits ou des valeurs protégés par la Charte. Ce cadre a été résumé comme suit dans une décision ultérieure, l’arrêt École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, [2015] 1 R.C.S. 613, au paragraphe 4 :

     Suivant Doré, lorsqu’une décision fait intervenir les protections énumérées dans la Charte — soit tant les droits qui y sont énoncés que les valeurs dont ils sont le reflet —, le ou la ministre doit veiller à ce que ces protections ne soient pas restreintes plus qu’il n’est nécessaire compte tenu des objectifs applicables visés par la loi qu’il ou elle a l’obligation de chercher à atteindre.

3)         Absence d’« entrave » à l’exercice du pouvoir discrétionnaire

[38]      Il est généralement admis que les décideurs peuvent établir des lignes directrices énonçant les critères dont ils se proposent de tenir compte dans l’exercice de leurs pouvoirs discrétionnaires. Cependant, ces lignes directrices n’acquièrent pas force de loi. Les décideurs doivent examiner tous les critères pertinents, qu’ils soient ou non mentionnés dans leurs lignes directrices. S’ils considèrent que leurs lignes directrices ont force de loi, ils « entravent » alors l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, et leurs décisions peuvent devenir déraisonnables (voir, par exemple, les arrêts Maple Lodge Farms c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, aux pages 5 et 6; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909, au paragraphe 32; Delta Air Lines, au paragraphe 18; Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299).

B.        Objectifs de la Loi de Vanessa

[39]      Les deux premiers principes précités m’obligent à établir l’objectif de la Loi de Vanessa et, plus particulièrement, celui du paragraphe 21.1(3).

[40]      Dans les arrêts R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485 et R. c. Safarzadeh-Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180 (Safarzadeh-Markhali), la Cour suprême du Canada a défini une méthode pour déterminer l’objectif d’une loi. Bien que cette méthode ait été élaborée dans le cadre d’une contestation constitutionnelle de la loi en cause, elle s’applique également en l’espèce. Il ne faut pas confondre l’objectif de la loi et les moyens retenus par la loi pour l’atteindre. L’objectif doit être formulé en respectant un degré approprié de généralité et il ne doit pas consister en l’énoncé d’une valeur sociale générale ni en une simple reformulation de la disposition. Il doit porter sur la disposition en cause. Lorsqu’il s’agit de déterminer l’objectif de la loi, « le tribunal considère (1) son énoncé dans le texte de loi, s’il en est, (2) le texte, le contexte et l’économie de la loi et (3) des éléments de preuve extrinsèques tels que l’historique du texte de loi et son évolution » (Safarzadeh-Markhali, au paragraphe 31).

[41]      Les parties ont proposé différentes caractérisations de l’objectif de la Loi de Vanessa. Selon le Dr Doshi, son objectif est d’améliorer la transparence. Le procureur général fait valoir pour sa part que la Loi de Vanessa ne peut être analysée indépendamment de la Loi sur les aliments et drogues qu’elle modifie. Le procureur général ajoute que cette loi vise à promouvoir la santé publique, en conciliant plusieurs objectifs divergents, notamment la nécessité de favoriser le développement de nouveaux médicaments et celle de permettre au public de mieux examiner les pratiques des sociétés pharmaceutiques. À mon avis, aucune de ces caractérisations n’est utile. La caractérisation proposée par le DDoshi est trop vaste et celle du procureur général est trop vague.

[42]      En effet, comme le fait remarquer la professeure Ruth Sullivan, [traduction] « [l]e législateur ne poursuit jamais un objectif résolument, sans réserve et à tout prix » (Statutory Interpretation, 3e éd. (Toronto : Irwin Law, 2016), à la page 186). Par conséquent, on ne peut dissocier totalement un objectif des moyens concrets utilisés pour l’atteindre. En effet, c’est souvent la nécessité d’atteindre un équilibre avec certaines valeurs ou besoins contradictoires qui incite le législateur à ne pas employer tous les moyens imaginables dans la poursuite d’un objectif. Cela ne signifie pas que cette mise en équilibre devient elle-même l’objectif. Ces valeurs ou besoins contradictoires sont néanmoins utiles pour mettre en contexte l’objectif de la loi.

[43]      En gardant cela à l’esprit, je propose de définir l’objectif de la Loi de Vanessa en analysant les critères définis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Safarzadeh-Markhali.

1)         Énoncé des objectifs

[44]      La Loi sur les aliments et drogues ne comporte pas de préambule ni de section exposant son objet. En revanche, la Loi de Vanessa comprend un préambule qui est rédigé ainsi  :

Préambule

Attendu :

que l’innocuité des drogues et des instruments médicaux est une préoccupation fondamentale des Canadiens;

que de nouvelles mesures s’imposent pour protéger davantage les Canadiens contre les risques liés aux drogues et aux instruments médicaux, à l’exclusion des produits de santé naturels,

[45]      Ce préambule suggère, de manière assez générale, que la Loi de Vanessa vise à offrir une plus grande protection contre les « risques liés aux drogues ». Cela tend à démontrer qu’elle prévoit une réglementation plus sévère de l’industrie pharmaceutique. Rien dans le préambule n’appuie l’allégation du procureur général selon lequel l’objectif de la Loi de Vanessa est de parvenir à concilier des objectifs divergents. On ne peut pas y voir non plus une mesure visant à favoriser le développement de nouveaux médicaments.

[46]      Une telle conclusion est renforcée par le « titre subsidiaire » de la Loi de Vanessa énoncé à l’article 1 : Loi visant à protéger les Canadiens contre les drogues dangereuses (Loi de Vanessa). Le « méfait » ou la situation que la Loi de Vanessa visait à réformer est clairement énoncé : les drogues dangereuses ou les médicaments dangereux.

[47]      Les projets de loi présentés au Parlement sont également accompagnés d’un « sommaire ». Ce sommaire ne fait pas partie de la Loi. Il s’apparente toutefois à des notes marginales, auxquelles on peut accorder un certain poids dans le processus d’interprétation, en tenant compte de toutes les circonstances  : Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd. (Toronto : LexisNexis Canada, 2014), aux pages 439 et 440. Le sommaire est rédigé comme suit  :

Le texte modifie la Loi sur les aliments et drogues relativement aux produits thérapeutiques afin d’améliorer la sécurité en introduisant des mesures pour notamment :

a) renforcer la surveillance de l’innocuité de tels produits au cours de leur cycle de vie;

b) améliorer la déclaration, par certains établissements de soins de santé, des réactions indésirables graves aux drogues et des incidents liés à des instruments médicaux et mettant en cause de tels produits;

c) favoriser une confiance accrue dans la surveillance des produits thérapeutiques en augmentant la transparence.

[48]      Il convient de préciser que le troisième alinéa a été ajouté après que le projet de loi a été modifié en comité. Il reflète donc l’objectif des modifications apportées en comité, notamment les paragraphes 21.1(3) et 30(1.2). Le sommaire confirme que l’objectif général du projet de loi est « d’améliorer la sécurité ». Il précise quelque peu la manière dont cet objectif sera atteint. Il confirme par ailleurs que la « transparence » est l’un des objectifs du législateur. Cependant, de quel type et de quel degré de transparence s’agit-il? Cela reste à voir.

2)         Texte, contexte et économie de la loi

[49]      Il ne fait aucun doute que la Loi de Vanessa vise à améliorer l’innocuité des médicaments. Cependant, elle ne propose pas une approche exhaustive à cette fin, mais plutôt une série de mesures ciblées. Par exemple, elle habilite Santé Canada à ordonner le rappel de certains produits pharmaceutiques ou à les soumettre à des tests supplémentaires, mais ne porte pas sur le processus utilisé par Santé Canada pour l’approbation de nouveaux médicaments.

[50]      Un examen plus approfondi des dispositions en cause et de leur lien avec d’autres éléments de l’environnement normatif jette une certaine lumière sur leur objectif.

[51]      Une caractéristique notable des « modifications relatives à la transparence », qui ont été adoptées en comité et qui sont devenues les paragraphes 21.1(3) et 30(1.2), est qu’elles reposent sur une approche à deux volets. D’une part, le paragraphe 21.1(3) autorise Santé Canada à communiquer des « renseignements commerciaux confidentiels ». D’autre part, le paragraphe 30(1.2) habilite le gouvernement à définir ce qui constitue, ne constitue pas ou ne constitue plus des « renseignements commerciaux confidentiels », ainsi qu’à rendre publics les renseignements qui ne sont pas, ou ne sont plus, confidentiels. La structure de la Loi de Vanessa tend à démontrer que l’intention du législateur est de rendre publics certains renseignements, mais de veiller à ce que d’autres restent confidentiels, et d’habiliter le gouvernement à établir la distinction entre ces deux catégories.

[52]      Cette approche à deux volets en matière de transparence rappelle les dispositions de l’article 1711 de l’ALENA et de l’article 39 de l’Accord sur les ADPIC, que j’ai mentionnés précédemment et dont je ferai maintenant une analyse plus approfondie. Ces dispositions traitent séparément de ce qui y est défini comme des « secrets commerciaux » et de ce que l’on pourrait appeler les données réglementaires. J’illustrerai ce fait en commençant par l’ALENA. Le premier paragraphe de l’article 1711 est rédigé ainsi  :

1. Chacune des Parties assurera à toute personne les moyens juridiques d’empêcher que des secrets commerciaux ne soient divulgués à des tiers, acquis ou utilisés par eux, sans le consentement de la personne licitement en possession de ces renseignements et d’une manière contraire aux pratiques commerciales honnêtes, dans la mesure où :

a) les renseignements sont secrets, en ce sens que, dans leur globalité ou dans la configuration et l’assemblage exacts de leurs éléments, ils ne sont pas généralement connus de personnes appartenant aux milieux qui s’occupent normalement du genre de renseignements en question ou ne leur sont pas aisément accessibles;

b) les renseignements ont une valeur commerciale, réelle ou potentielle, du fait qu’ils sont secrets; et

c) la personne licitement en possession de ces renseignements a pris des dispositions raisonnables, compte tenu des circonstances, en vue de les garder secrets.

[53]      On remarquera que la définition de « secrets commerciaux » selon l’ALENA s’apparente de près à celle des renseignements confidentiels que l’on retrouve dans la Loi de Vanessa.

[54]      L’article 1711 traite toutefois séparément des données réglementaires qui incluent apparemment les rapports d’essais cliniques. Les cinquième et sixième paragraphes de cette disposition sont rédigés comme suit  :

5. Lorsqu’une Partie subordonne l’approbation de la commercialisation de produits pharmaceutiques ou de produits chimiques pour l’agriculture qui comportent des éléments chimiques nouveaux, à la communication de données non divulguées résultant d’essais ou d’autres données non divulguées nécessaires pour déterminer si l’utilisation de ces produits est sans danger et efficace, cette Partie protégera ces données contre toute divulgation, lorsque l’établissement de ces données demande un effort considérable, sauf si la divulgation est nécessaire pour protéger le public, ou à moins que des mesures ne soient prises pour s’assurer que les données sont protégées contre toute exploitation déloyale dans le commerce.

6. Chacune des Parties prévoira, en ce qui concerne les données visées au paragraphe 5 qui lui sont communiquées après la date d’entrée en vigueur du présent accord, que seule la personne qui les a communiquées peut, sans autorisation de cette dernière à autrui, utiliser ces données à l’appui d’une demande d’approbation de produit au cours d’une période de temps raisonnable suivant la date de leur communication. On entend généralement par période de temps raisonnable, une période d’au moins cinq années à compter de la date à laquelle la Partie en cause a donné son autorisation à la personne ayant produit les données destinées à faire approuver la commercialisation de son produit, compte tenu de la nature des données, ainsi que des efforts et des frais consentis par cette personne pour les produire. Sous réserve de cette disposition, rien n’empêchera une Partie d’adopter à l’égard de ces produits des procédures d’homologation abrégées fondées sur des études de bioéquivalence et de biodisponibilité.

[55]      Les « données » auxquelles il est fait référence dans ces deux paragraphes diffèrent des « secrets commerciaux » visés aux paragraphes 1 à 4. La protection conférée à ces « données » est beaucoup plus circonscrite. Les « secrets commerciaux », eux, sont protégés contre toute divulgation. La divulgation de « données » est autorisée, si la divulgation est nécessaire pour protéger le public ou si des mesures adéquates ont été prises pour s’assurer que les données seront protégées contre toute exploitation déloyale dans le commerce. Cette protection est définie au paragraphe 6, sous forme d’une interdiction pour tout concurrent d’utiliser ces données durant une période limitée de temps.

[56]      Cette protection à deux volets est également le mécanisme proposé à l’article 39 de l’Accord sur les ADPIC, qui établit une distinction entre les « renseignements non divulgués » (définis en des termes très semblables au libellé de l’ALENA) et les « données communiquées aux pouvoirs publics ». Le paragraphe 3 de l’article 39 énonce la protection prévue dans ce dernier cas  :

3. Lorsqu’ils subordonnent l’approbation de la commercialisation de produits pharmaceutiques ou de produits chimiques pour l’agriculture qui comportent des entités chimiques nouvelles à la communication de données non divulguées résultant d’essais ou d’autres données non divulguées, dont l’établissement demande un effort considérable, les Membres protégeront ces données contre l’exploitation déloyale dans le commerce. En outre, les Membres protégeront ces données contre la divulgation, sauf si cela est nécessaire pour protéger le public, ou à moins que des mesures ne soient prises pour s’assurer que les données sont protégées contre l’exploitation déloyale dans le commerce.

[57]      On n’y trouve pas d’équivalent au paragraphe 6 de l’article 1711 de l’ALENA. Cependant, compte tenu des grandes similarités entre les deux dispositions, on pourrait prétendre que les signataires de l’Accord sur les ADPIC concevaient la protection « contre une exploitation déloyale dans le commerce » de manière comparable à ce que prévoit l’ALENA.

[58]      La comparaison de la Loi de Vanessa aux dispositions énonçant les obligations internationales du Canada permet de déduire que l’intention du législateur était de mieux protéger ce que l’on peut qualifier à juste titre de « secrets commerciaux » ou, pour utiliser la terminologie de la Loi de Vanessa, de « renseignements commerciaux confidentiels », plutôt que les « données communiquées aux pouvoirs publics » qui incluraient les rapports d’essais cliniques.

[59]      De fait, les dispositions de la Loi de Vanessa semblent s’inspirer étroitement de ces obligations, afin de permettre au Canada de se conformer à ses obligations aux termes de l’ALENA et de l’Accord sur les ADPIC et d’offrir un degré maximal de transparence qui soit compatible avec ces obligations.

[60]      Pour comprendre comment le législateur a atteint cet objectif, il est utile de rappeler que la position traditionnelle de Santé Canada était que tous les renseignements fournis par les sociétés pharmaceutiques, y compris les rapports d’essais cliniques, sont des « renseignements commerciaux confidentiels » qui ne peuvent être divulgués. Comme cette position suscitait de plus en plus de critiques, le législateur a estimé qu’il conviendrait de restreindre la définition de « renseignements commerciaux confidentiels », à condition qu’elle ne soit pas plus restreinte que celles prévues dans l’ALENA et l’Accord sur les ADPIC. Plutôt que de promulguer lui-même une définition, le législateur a délégué cette tâche au gouvernement. Ainsi, le paragraphe 30(1.2) de la Loi de Vanessa habilite le gouvernement à promulguer un règlement définissant en quoi consistent les renseignements commerciaux confidentiels. La prémisse évidente est que les renseignements visés par les paragraphes 5 et 6 de l’article 1711 de l’ALENA ou par le paragraphe 3 de l’article 39 de l’Accord sur les ADPIC ne seraient plus considérés comme des renseignements commerciaux confidentiels et pourraient être communiqués au public. Il en est ainsi parce que l’utilisation de ces renseignements par les fabricants de médicaments génériques est déjà interdite en application du règlement sur la protection des données qui a été adopté en 2006, dont j’ai fait état plus haut. Les renseignements correspondant plus directement à la définition de « secrets commerciaux » seraient quant à eux assujettis à un régime plus rigoureux, visant à en empêcher l’utilisation par autrui. Voilà où le paragraphe 21.1(3) entre en jeu. Cette disposition autorise la communication de renseignements commerciaux confidentiels à certaines catégories de personnes, à des fins précises. De même, le paragraphe 21.1(2) autorise la communication si, « de l’avis du ministre, [un produit thérapeutique] peut présenter un risque grave de préjudice à la santé humaine ». On pourrait dire que le critère à remplir pour autoriser la communication de renseignements dans ces deux cas assure une compatibilité avec l’ALENA et l’Accord sur les ADPIC.

3)         Historique législatif

[61]      On peut également déduire l’objectif de la Loi de Vanessa de l’historique de ce texte législatif, notamment des débats parlementaires ainsi que de l’ordre dans lequel ses diverses composantes ont été proposées. En général, les débats législatifs ne pèsent pas lourd dans l’interprétation des lois. Ils peuvent toutefois être particulièrement utiles pour jeter un éclairage sur l’objectif d’une loi, puisque les débats parlementaires sont plus susceptibles de porter sur les objectifs généraux d’un projet de loi que sur son libellé précis.

[62]      Les débats parlementaires peuvent aussi révéler qu’une loi est le résultat d’un compromis entre les positions défendues par divers intervenants. Le cas échéant, la loi ne doit pas être interprétée d’une manière qui s’écarte du compromis ou qui prive des parties intéressées des gains réalisés durant le processus parlementaire. Ces parties intéressées comparaissent souvent devant des comités parlementaires. Durant leurs allocutions, les politiciens peuvent décrire comment une loi a été conçue pour satisfaire aux exigences de certaines parties intéressées.

[63]      Lorsque le projet de loi C-17 a été présenté à la Chambre des communes, le 6 décembre 2013, il ne comportait aucune disposition relativement à la transparence des essais cliniques. Lors de la deuxième lecture du projet de loi à la Chambre des communes, M. Young, qui a prononcé la première allocution en faveur du projet de loi, a indiqué que le gouvernement serait ouvert à des modifications qui auraient pour effet de renforcer les protections offertes par le projet de loi. Les députés des partis de l’opposition se sont dits généralement en faveur du projet de loi, mais ont souligné que l’absence de dispositions exigeant la transparence des essais cliniques était une lacune à corriger.

[64]      Le projet de loi C-17 a ensuite été étudié en comité, où la question de la transparence des essais cliniques a été soulevée à maintes reprises. Plusieurs professeurs d’université ont proposé que le projet de loi soit modifié afin d’y inclure des dispositions exigeant une plus grande transparence des essais cliniques. Peu de précisions, toutefois, ont été offertes sur les moyens d’y parvenir. À titre d’exemple, le 10 juin 2014, le professeur Matthew Herder de l’Université Dalhousie a proposé qu’il soit laissé à la discrétion du gouvernement de déterminer le moyen précis d’assurer la transparence [Comité permanent de la santé, Témoignages, à la page 5] :

Deuxièmement, il faudrait autoriser la ministre de la Santé à divulguer les rapports d’études cliniques. Il peut être essentiel d’avoir accès à ces rapports et aux données qu’ils renferment pour comprendre la qualité des preuves à l’appui d’un médicament donné.

[…]

Un débat fait rage actuellement concernant les meilleurs moyens de communiquer les rapports d’études cliniques. Pour cette raison, il serait approprié de définir ces méthodes par règlement. Quoi qu’il en soit, il est crucial d’investir la ministre du pouvoir de les publier.

[65]      Il a ensuite résumé ses recommandations, en incluant à la fois des dispositions impératives et discrétionnaires [Témoignages, à la page 6] :

Deuxièmement, tous les résultats des essais cliniques et d’autres études expérimentales sur un produit thérapeutique doivent être consignés sur une base de données interrogeable et accessible au public dans l’année suivant la fin de l’essai ou de l’étude, conformément à la réglementation […]

Troisièmement, la ministre doit divulguer publiquement les rapports d’études cliniques conformément à la réglementation.

[66]      Pour sa part, le professeur Joel Lexchin, de l’Université York, a expliqué ses recommandations comme suit [Témoignages, à la page 9] :

[…] Tout d’abord, je dirais que les rapports d’études cliniques devraient être rendus publics. Il s’agit de documents exhaustifs. Ils comptent parfois des milliers de pages. Ils ne seront pas lus par tout le monde, mais les personnes qui élaborent les lignes directrices à l’intention des praticiens, celles qui procèdent à des examens systématiques, les liront et les analyseront.

Ce qu’il faut faire aussi, et ce n’est pas une mesure particulièrement radicale — GlaxoSmithKline s’y est déjà engagée —, c’est de rendre disponibles les rapports complets sur les essais réalisés, pour les chercheurs qualifiés. Ces chercheurs présenteront une demande à GlaxoSmithKline. L’entreprise mettra sur pied un comité indépendant chargé d’évaluer la légitimité des demandes et publiera tous les renseignements. Il s’agit des données brutes qui sont recueillies pour réaliser les essais sur les médicaments.

Je crois que nous avons besoin de deux choses  : d’abord, la publication sans équivoque des rapports d’études cliniques sans une demande officielle; ensuite, la publication des données brutes des essais cliniques par les entreprises, à la suite d’une demande valide des chercheurs.

[67]      Après l’audition des témoins, le comité a étudié un certain nombre de modifications au projet de loi. Les dispositions en cause en l’espèce ont été présentées par M. Young, au nom du gouvernement. Aucun détail n’a été fourni pour en expliquer l’application ou l’objectif visé. Cependant, un certain nombre de modifications présentées par des députés de l’opposition, qui auraient clairement rendu obligatoire la publication des résultats des essais cliniques, ont été rejetées.

[68]      Le projet de loi ainsi modifié a été adopté par la Chambre des communes, puis a été soumis au Sénat. Lors de la deuxième lecture au Sénat, la sénatrice Judith Seidman a présenté les modifications ainsi [Débats du Sénat, 41e lég., 2e sess., no 76 (16 septembre 2014), à la page 2073] :

[…] Ces modifications tiennent directement compte d’observations transmises par des experts médicaux et juridiques et améliorent considérablement la transparence, de façon à permettre aux patients, aux cliniciens et aux chercheurs d’accéder à des renseignements essentiels sur l’innocuité des médicaments. Les modifications exigent que les décisions tant positives que négatives touchant l’autorisation des médicaments soient communiquées et expliquées sur un site web public. Elles définissent la portée des renseignements commerciaux confidentiels et permettent au ministre de la Santé de communiquer de tels renseignements relatifs à un produit, s’il croit que celui-ci pose un risque sérieux pour les Canadiens. Les modifications exigent en outre de présenter des renseignements sur les essais cliniques dans un registre public.

[69]      Il convient de mentionner que, lors des audiences au Sénat, un représentant de l’industrie pharmaceutique a abordé la question de la confidentialité. Le 1er octobre 2014, Gerry Harrington, directeur, Affaires publiques, Produits de santé consommateurs du Canada, a déclaré ce qui suit [à la page 20:11 des Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires sociales, des sciences et de la technologie] :

[…] [L]es dispositions concernant les renseignements commerciaux confidentiels soulèvent différentes interrogations et semblent contredire d’importantes initiatives de coopération réglementaire avec notre plus important partenaire commercial. Tant les critères peu élevés pour la divulgation des renseignements commerciaux confidentiels que l’absence de dispositions obligeant les titulaires de ces renseignements à en respecter la confidentialité sont aux antipodes des pratiques de nos principaux partenaires commerciaux. 

[70]      Ces extraits des débats parlementaires montrent que la Loi de Vanessa a été modifiée afin de répondre aux critiques alléguant que cette loi n’assurait pas la transparence des essais cliniques. On doit donc présumer que les dispositions qui ont été ajoutées au projet de loi, durant son examen en comité, avaient pour but d’accroître la transparence des essais cliniques. C’est du moins ce que la sénatrice Seidman a déclaré en présentant le projet de loi au Sénat.

[71]      Cette caractérisation est un peu plus précise que celle qui est proposée par le DDoshi. Elle reconnaît que le débat sur la transparence vise principalement les rapports et les données d’essais cliniques, et que ces renseignements ne devraient plus être cachés du public. Elle reconnaît également que le législateur a adopté une approche prudente sur cette question. Le législateur s’est expressément abstenu d’inclure dans la loi proprement dite une règle obligeant la transparence des essais cliniques. Il a plutôt jugé que son objectif serait mieux atteint en déléguant au gouvernement le pouvoir de définir les catégories de renseignements qui seraient rendus publics (paragraphe 30(1.2)) et en autorisant Santé Canada à communiquer des renseignements confidentiels dans des circonstances précises (paragraphes 21.1(2) et (3)). Cette approche à deux volets semble aller dans le sens des suggestions de certains experts qui ont témoigné devant le comité.

C.        Analyse de la décision de Santé Canada

[72]      Cela m’amène au cœur de la question. La décision de Santé Canada de rejeter la demande du DDoshi est-elle raisonnable? Je suis d’avis qu’elle ne l’est pas, mais pour des motifs qui diffèrent quelque peu de ceux invoqués par le DDoshi — ou, pour reprendre le vocabulaire du droit criminel, pour des motifs qui sont « moindres et inclus ».

[73]      Dans son exposé des arguments, le DDoshi a fait valoir que le paragraphe 21.1(3) n’autorisait pas Santé Canada à imposer une exigence de confidentialité. Durant l’audience, il a allégué que la décision de Santé Canada était fondée sur une considération non pertinente — la Loi de Vanessa, et la Loi sur les aliments et drogues en général, ne vise pas à protéger les intérêts commerciaux des sociétés pharmaceutiques, et Santé Canada ne peut exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 21.1(3) en cherchant à réaliser cet objectif.

[74]      Quoi qu’il en soit, l’essentiel de l’argument du DDoshi est que Santé Canada ne peut jamais imposer d’exigence de confidentialité pour la communication de données en application du paragraphe 21.1(3). Je ne suis pas de cet avis. Une telle thèse fait en effet abstraction de l’approche à deux volets adoptée par le législateur. Selon l’économie de la loi, certaines catégories de renseignements, définies par réglementation, seraient rendues publiques, alors que d’autres catégories seraient toujours considérées comme des « renseignements commerciaux confidentiels ». La définition de « renseignements commerciaux confidentiels » s’apparente étroitement à celle de « secrets commerciaux », ce qui indique que le législateur a jugé qu’il pourrait y avoir un intérêt légitime à maintenir confidentiels ces renseignements. En d’autres mots, il y aura des situations où Santé Canada peut en toute légitimité imposer une exigence de confidentialité à l’égard de catégories précises de renseignements, mais cette décision doit être prise au cas par cas.

[75]      La décision de Santé Canada en l’espèce est néanmoins déraisonnable, car elle fait totalement abstraction d’un des principaux objets de la Loi de Vanessa, à savoir l’amélioration de la transparence des essais cliniques, elle constitue une entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire et elle n’assure pas un juste équilibre entre la liberté d’expression du Dr Doshi et les objectifs de Santé Canada.

1)         Objectif de la Loi de Vanessa

[76]      Dans sa lettre du 7 février 2017 adressée au DDoshi, Santé Canada a expliqué sa décision ainsi  :

[traduction] Pour parvenir à cette décision, nous avons tenu compte des arguments que vous avez invoqués afin que les renseignements visés par votre demande vous soient communiqués sans que vous ayez à en maintenir la confidentialité. Vous avez insisté sur l’importance des données réglementaires non publiées pour permettre un examen systématique des médicaments, en précisant que ces données sont parfois plus complètes que les rapports publiés. Santé Canada reconnaît que les données réglementaires peuvent être très utiles à l’examen systématique des médicaments. La décision de rejeter votre demande repose sur la politique et les pratiques actuelles selon lesquelles les données réglementaires non publiées sont considérées comme des renseignements commerciaux confidentiels. Santé Canada a informé les parties intéressées canadiennes de son intention de revoir la politique et les pratiques actuelles relatives à la confidentialité des données cliniques, et de consulter l’ensemble des intervenants – y compris des membres de l’industrie, des chercheurs universitaires, des professionnels de santé et des groupes de patients – d’une manière juste et ordonnée. Un examen approfondi des points de vue et des positions de l’ensemble des intéressés sera fait avant d’apporter quelque modification à la politique et aux pratiques actuelles. Dans l’intervalle, Santé Canada continuera d’administrer la communication des renseignements commerciaux confidentiels conformément à sa politique et à ses pratiques actuelles.

[77]      Santé Canada n’a donc pas rendu sa décision après avoir examiné et soupesé les facteurs divergents. Sa décision repose sur [traduction] « la politique et les pratiques actuelles » selon lesquelles aucun renseignement ne sera communiqué en application du paragraphe 21.1(3) sans entente de confidentialité. Cette politique n’est pas nouvelle. Le DDoshi en a été informé dès le 21 octobre 2015. Elle faisait partie de l’ébauche de la ligne directrice relative au paragraphe 21.1(3), qui a été publiée par Santé Canada le 10 mars 2016. Cependant, Santé Canada n’a jamais énoncé les justifications de fond de [traduction] « la politique et [des] pratiques actuelles ». Celles-ci semblent être un vestige de la période précédant l’entrée en vigueur de la Loi de Vanessa, alors que Santé Canada considérait que tous les renseignements soumis par les sociétés pharmaceutiques étaient confidentiels.

[78]      La difficulté en l’espèce tient au fait que l’un des deux volets de l’approche adoptée par le législateur en vue d’assurer une plus grande transparence n’est pas encore en vigueur. Aucun règlement n’a été adopté en application du paragraphe 30(1.2), bien qu’une proposition ait été publiée dans la Gazette du Canada. Par conséquent, selon la logique de la loi, les renseignements demandés par le Dr Doshi demeurent des « renseignements commerciaux confidentiels » qui peuvent être communiqués en application du paragraphe 21.1(3), car le règlement qui les exclurait de cette catégorie n’est pas encore en vigueur.

[79]      Santé Canada aurait donc dû reconnaître qu’en attendant l’adoption du règlement en application du paragraphe 30(1.2), le paragraphe 21.1(3) peut être invoqué pour demander la communication de rapports d’essais cliniques que le législateur a l’intention de rendre publics, bien que par une voie différente. (La situation serait différente une fois le règlement en vigueur, car les rapports d’essais cliniques ne seraient plus considérés comme des « renseignements commerciaux confidentiels » et le paragraphe 21.1(3) ne s’applique qu’à ces renseignements.)

[80]      Il ne fait donc aucun doute que la politique de confidentialité mur à mur de Santé Canada est déraisonnable, car elle va à l’encontre de l’un des objectifs de la Loi de Vanessa. Cette politique a eu pour conséquence de perpétuer le méfait que la Loi de Vanessa cherche à contrecarrer. Santé Canada ne peut pas tout simplement faire fi de l’intention du législateur de rendre publiques les données des essais cliniques, et adopter une politique allant totalement à l’encontre de cet objet.

2)         Entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire

[81]      Cette politique a également entraîné une entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de Santé Canada. Bien que je reconnaisse que certains renseignements peuvent être communiqués en application du paragraphe 21.1(3), à condition qu’ils demeurent confidentiels, Santé Canada ne peut faire valoir qu’il en sera toujours ainsi. Cela équivaudrait à ajouter des mots au texte législatif. Comme nous l’avons vu précédemment, le législateur a été invité à prescrire que les renseignements communiqués en application du paragraphe 21.1(3) restent confidentiels, mais il a refusé de le faire. La politique globale de Santé Canada infirme donc un choix du législateur.

[82]      La publication du projet de règlement dans la Gazette du Canada ne fait que rendre encore plus indéfendable la thèse de Santé Canada. En annonçant ce règlement, le gouvernement reconnaît en fait qu’il n’existe aucun intérêt légitime à maintenir confidentiels les résultats des essais cliniques. Dans sa documentation d’accompagnement, précitée au paragraphe 21, le gouvernement a reconnu la valeur de la transparence des essais cliniques. On peut difficilement comprendre comment Santé Canada peut faire abstraction d’une telle déclaration et insister sur la signature d’une entente de confidentialité comme condition à la communication de rapports et de données d’essais cliniques au Dr Doshi, même si la communication se fait en application du paragraphe 21.1(3) et non du règlement pris en application du paragraphe 30(1.2).

3)         Incidence démesurée sur la liberté d’expression

[83]      La décision de Santé Canada semble également faire abstraction du droit à la liberté d’expression du Dr Doshi, qui est garanti par l’alinéa 2b) de la Charte. Dans une lettre qu’il a adressée à Santé Canada le 9 décembre 2016, le DDoshi a insisté sur le fait que ses droits constitutionnels devaient être pris en compte. Pourtant, la décision de Santé Canada n’en fait nullement mention. Rien n’indique que Santé Canada a procédé à l’exercice de pondération exigé par l’arrêt Doré. Quoi qu’il en soit, je ne vois pas comment on peut dire que la décision de Santé Canada assure un équilibre raisonnable entre la liberté d’expression et quelque objectif législatif que Santé Canada pouvait poursuivre.

[84]      Je n’ai pas à insister sur l’importance de la liberté d’expression dans le contexte universitaire. La liberté d’expression englobe certainement la liberté de diffuser les résultats de la recherche, même si ces résultats sont controversés ou contraires à l’opinion établie. Les chercheurs doivent également être libres de choisir la manière dont ils présenteront leurs résultats. Dans ce contexte, la capacité de citer des sources et des documents à l’appui est cruciale. En l’absence de renvois à des sources, les résultats de recherche pourraient être considérés comme une simple opinion. Or, la valeur d’une opinion se mesure aux faits sur lesquels elle repose. L’impossibilité de communiquer ces faits nuira considérablement à la capacité des chercheurs de diffuser leurs résultats, et cela réduira la possibilité de mener un débat public éclairé.

[85]      Dans le présent contexte, l’exigence de confidentialité de Santé Canada interdirait au Dr Doshi de citer les rapports d’essais cliniques qui lui seraient communiqués. Ainsi, si un rapport d’essai clinique concluait qu’un médicament est inefficace ou a des effets secondaires indésirables, le DDoshi ne pourrait en faire mention dans un article présentant les résultats de sa recherche. Telle qu’elle est rédigée, l’entente de confidentialité proposée interdirait même au DDoshi de faire référence au contenu des documents qui lui seraient communiqués, par exemple en les résumant ou en les paraphrasant. On peut difficilement comprendre comment, en pratique, le Dr Doshi pourrait efficacement communiquer les résultats de sa recherche avec de telles contraintes.

[86]      Qu’est-ce qui pourrait alors compenser cette violation du droit à la liberté d’expression du Dr Doshi? Dans sa décision, Santé Canada ne mentionne aucune considération opposée. Santé Canada ne fait que réitérer une politique antérieure à la Loi de Vanessa, dont les objectifs sont inexprimés et imprécis. Pour autant qu’on le sache, ces objectifs semblent aller à l’encontre de ceux de la Loi de Vanessa. Le simple fait que la politique corresponde aux préférences de l’industrie pharmaceutique serait insuffisant pour justifier une restriction de la liberté d’expression du Dr Doshi. La politique est trop générale et elle ne peut assurer un juste équilibre entre les droits garantis par la Charte et les objectifs de la loi. Pour assurer un tel équilibre, il aurait fallu que Santé Canada se demande comment la communication de résultats d’essais cliniques au Dr Doshi affecterait la réalisation de son mandat législatif. Compte tenu de l’objectif de la Loi de Vanessa qui est d’améliorer la transparence des essais cliniques et du projet de règlement récemment proposé, on peut difficilement comprendre comment la restriction de la liberté d’expression découlant de l’exigence de confidentialité de Santé Canada pourrait être justifiée.

[87]      Je conclus donc qu’il était déraisonnable pour Santé Canada d’imposer une exigence de confidentialité comme condition à la communication des données demandées par le DDoshi.

[88]      Je tiens cependant à ajouter que rien dans ces motifs ne vise à atténuer les exigences relatives à la confidentialité et à l’anonymat des participants aux essais cliniques. Les politiques universitaires en matière d’éthique de la recherche garantissent l’anonymat des participants. Le Dr Doshi ne propose pas de révéler l’identité des participants, à supposer que de tels renseignements soient inclus dans les documents qui lui seraient communiqués, et il semble que cette question ne soit pas contestée par les parties.

[89]      Comme j’ai statué sur l’affaire en me fondant sur la liberté d’expression, il n’est pas nécessaire de décider si l’alinéa 2b) de la Charte protège l’accès à l’information ou si l’affaire met en cause l’article 7 de la Charte.

[90]      Je n’ai pas non plus à déterminer s’il était raisonnable pour Santé Canada de refuser de communiquer des documents au DDoshi aux fins de son « projet sur la méthodologie ». Comme j’ai conclu que Santé Canada ne peut imposer d’exigence de confidentialité, il s’ensuit que le DDoshi pourra utiliser les documents qui lui seront communiqués dans le cadre de son « projet de revue systématique », également aux fins de son « projet sur la méthodologie ».

III.        Réparation

[91]      Le DDoshi demande que soit délivrée une ordonnance de mandamus obligeant Santé Canada à lui communiquer les renseignements demandés.

[92]      Une ordonnance de mandamus n’est délivrée que dans des circonstances précises. En général, une ordonnance de mandamus est accordée seulement si le défendeur a une obligation non discrétionnaire d’agir (Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F 742 (C.A.) (Apotex), aux pages 766 à 769, confirmé par [1994] 3 R.C.S. 1100). Lorsqu’il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire, le respect de l’autonomie du pouvoir exécutif exige habituellement que la cour de révision se limite à annuler la décision contestée. Comme l’a déclaré le juge Yves de Montigny de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Yansane, 2017 CAF 48, au paragraphe 15  :

De manière générale, le rôle d’une cour d’instance supérieure siégeant en contrôle judiciaire d’une décision administrative n’est pas de substituer sa décision à celle du décideur administratif; son rôle se limite plutôt à vérifier la légalité et la raisonnabilité de la décision rendue, et de retourner le dossier au même décideur ou à un autre décideur du même organisme si elle estime qu’une erreur a été commise et que la décision s’en trouve entachée d’illégalité ou ne fait pas partie des issues acceptables eu égard aux faits et au droit [...]

[93]      L’ordonnance de mandamus ne peut donc pas être utilisée pour exiger qu’un pouvoir discrétionnaire soit exercé dans un sens déterminé (Apotex, à la page 768; Canada (Santé) c. The Winning Combination Inc., 2017 CAF 101 (Winning Combination)). Il est arrivé toutefois que des cours délivrent des ordonnances de mandamus lorsqu’il n’existe qu’une seule issue raisonnable (voir, par exemple, l’arrêt Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134, aux paragraphes 150 et 151; voir aussi, a contrario, l’arrêt Winning Combination, au paragraphe 75).

[94]      Durant l’audience, j’ai demandé à l’avocat du procureur général pourquoi il ne serait pas approprié en l’espèce de délivrer une ordonnance de mandamus. Il a répondu que, si Santé Canada avait su qu’il ne pouvait pas imposer une exigence de confidentialité au Dr Doshi, le Ministère aurait pu en arriver à une conclusion différente concernant les autres exigences du paragraphe 21.1(3), quant à savoir si le DDoshi est « une personne exerçant des fonctions relatives à la protection ou à la promotion de la santé humaine ou à la sécurité du public » et si son projet de recherche est « relatif à la protection ou à la promotion de la santé humaine ou de la sécurité du public ». Une telle déclaration est stupéfiante. Elle présume que la décision et les motifs détaillés de Santé Canada quant à ces deux questions ne sont pas le résultat d’un examen approfondi. Au mieux, elle suggère que le raisonnement de Santé Canada était dicté par le résultat recherché : la décision de ne pas rendre publics les rapports d’essais cliniques devait être justifiée de quelque manière que ce soit. Cela ne fait que renforcer ma conclusion selon laquelle Santé Canada a fait entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Au pire, elle laisse entendre que Santé Canada essaierait de se soustraire à une décision de notre Cour en faveur du Dr Doshi en faisant marche arrière quant à des conclusions qui lui sont favorables.

[95]      Je ne vois pas comment Santé Canada pourrait raisonnablement décider de ne pas communiquer les renseignements demandés par le DDoshi. L’affirmation de l’avocat, selon laquelle Santé Canada pourrait percevoir différemment les titres de compétences du Dr Doshi ou la pertinence de ses projets de recherche, est dénuée de tout fondement. Il reste la possibilité que Santé Canada exerce le pouvoir discrétionnaire qui lui est donné de refuser de communiquer les renseignements pour des motifs que le Ministère n’a pas invoqués dans sa lettre du 7 février 2017. Cependant, aucun de ces motifs ne m’a été présenté. Le DDoshi demande la communication de rapports et de données d’essais cliniques. Ces renseignements deviendront publics lors de l’adoption du règlement. Aucune considération de principe ne justifie qu’ils soient à ce stade gardés confidentiels.

[96]      Par conséquent, je délivrerai une ordonnance de mandamus exigeant que Santé Canada accède à la demande du DDoshi et lui communique les renseignements demandés.

[97]      Les deux parties ont convenu de ne pas requérir l’adjudication de dépens, étant donné l’intérêt public de l’affaire. Par conséquent, je ne rends aucune ordonnance quant aux dépens.


JUGEMENT DANS LES DOSSIERS T-335-17 et T-336-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.         À la réception d’une déclaration de conflit d’intérêts signée de la part du demandeur, il est ordonné au ministre de la Santé de communiquer au demandeur des copies intégrales de toutes les sections des rapports d’essais cliniques et de tous les ensembles de données électroniques provenant de ces mêmes essais, y compris les ensembles de données sur les participants, relativement aux produits Gardasil, Gardasil 9, Cervarix, Tamiflu et Relenza;

3.         Chaque partie prendra en charge ses propres dépens.


 

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