T-1294-16
2018 CF 643
Le Groupe Maison Candiac Inc. (demandeur)
c.
Procureur général du Canada (défendeur)
Répertorié : Le Groupe Maison Candiac Inc. c. Canada (Procureur général)
Cour fédérale, juge LeBlanc—Montréal, 4 et 5 décembre 2017; Ottawa, 22 juin 2018.
Environnement — Contrôle judiciaire d’un décret d’urgence émis par le gouverneur en conseil en vertu des pouvoirs que lui confère l’art. 80(4)c)(ii) de la Loi sur les espèces en péril — Ce décret, le Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien) (le Décret d’urgence ou le Décret), interdit toute activité de drainage, d’excavation, de déboisement et de construction d’infrastructures dans l’aire d’application qui y est délimitée — Toute contravention aux interdictions prévues dans le Décret d’urgence constitue une infraction — Aucune compensation n’a été versée aux propriétaires des terrains situés dans l’aire d’application du Décret — Le demandeur est une entreprise œuvrant principalement dans le domaine du développement domiciliaire en banlieue de Montréal — En juillet 2016, certains terrains du demandeur, en voie d’être développés, ont été visés par le Décret d’urgence — Le gouverneur en conseil, sur la recommandation du ministre de l’Environnement et du Changement climatique (le Ministre), a jugé le Décret nécessaire pour protéger un petit amphibien ― la rainette faux-grillon de l’Ouest ― inscrit à la Liste des espèces en péril établie aux termes de la Loi et dont il estimait la population exposée à des menaces imminentes pour son rétablissement — Le demandeur estimait que le Décret d’urgence paralysait ses activités de développement sur les terrains visés — Le demandeur a demandé l’annulation du Décret d’urgence, estimant qu’il était invalide soit parce qu’il avait été adopté en vertu d’une disposition habilitante ― l’art. 80(4)c)(ii) de la Loi ― qui excède la compétence du Parlement, soit parce qu’il constituait une forme d’expropriation sans indemnisation — Il s’agissait de savoir si l’art. 80(4)c)(ii) de la Loi excède la compétence du Parlement, entraînant ainsi l’invalidité du Décret d’urgence; et si le Décret d’urgence était nul au motif qu’il constituait une forme d’expropriation sans indemnisation — Le caractère véritable de l’art. 80(4)c)(ii) de la Loi a été examiné — L’art. 80(4)c)(ii) permet au gouverneur en conseil de prendre un décret d’urgence pour la protection de toute espèce inscrite à la Liste des espèces en péril, quelle qu’elle soit, se trouvant ailleurs que sur le territoire domanial, la zone économique exclusive ou le plateau continental du Canada — La disposition poursuit un objectif public légitime de droit criminel; il est accessoire au régime d’interdictions mis en place par la Loi — L’art. 80(4)c)(ii) vise à réprimer un « mal » au sens du droit criminel — Il y a un lien réel entre le préjudice appréhendé et le mal à réprimer — L’art. 80(4)c)(ii) n’empiète pas spécieusement sur les chefs de compétence provinciale exclusive — Le pouvoir que l’art. 80(4)c)(ii) confère est limité à l’imposition d’interdictions en lien avec les activités susceptibles de nuire à l’espèce visée et à l’habitat qui est nécessaire à sa survie ou à son rétablissement — En outre, le régime d’interdictions établi par l’art. 80(4)c)(ii) de la Loi a les attributs de forme d’un régime de droit criminel — L’art. 80(4)c)(ii) possède tous les attributs d’une mesure validement adoptée par le Parlement en vertu de la compétence qui lui est dévolue aux termes de l’art. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 — Même si le Parlement n’avait pas la compétence nécessaire pour adopter cette disposition, elle serait sauvegardée par la doctrine des pouvoirs accessoires — Enfin, le Décret d’urgence n’était pas nul au motif qu’il constituerait une forme d’expropriation sans indemnisation — Les concepts d’appropriation de fait ou d’expropriation déguisée n’ont eu aucun effet sur la validité du Décret d’urgence — Demande rejetée.
Droit constitutionnel — Partage des pouvoirs — Décret d’urgence émis par le gouverneur en conseil en vertu des pouvoirs que lui confère l’art. 80(4)c)(ii) de la Loi sur les espèces en péril, interdisant toute activité de drainage, d’excavation, de déboisement et de construction d’infrastructures dans l’aire d’application qui y est délimitée — Il s’agissait de savoir si l’art. 80(4)c)(ii) de la Loi excède la compétence du Parlement, entraînant ainsi l’invalidité du Décret d’urgence — Il revenait au demandeur d’établir que l’art. 80(4)c)(ii) de la Loi excède la compétence du Parlement — L’art. 80(4)c)(ii) de la Loi possède tous les attributs d’une mesure validement adoptée par le Parlement en vertu de la compétence qui lui est dévolue aux termes de l’art. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 (droit criminel) — Même si le Parlement n’avait pas la compétence nécessaire pour adopter cette disposition, elle serait sauvegardée par la doctrine des pouvoirs accessoires — En effet, un lien rationnel et fonctionnel la rattache à un régime législatif plus vaste (la Loi), par ailleurs valide.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’un décret d’urgence émis par le gouverneur en conseil en vertu des pouvoirs que lui confère le sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi sur les espèces en péril. Ce décret, le Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien) (le Décret d’urgence ou le Décret), interdit toute activité de drainage, d’excavation, de déboisement et de construction d’infrastructures dans l’aire d’application qui y est délimitée. Le Décret d’urgence prévoit que toute contravention à ces interdictions constitue une infraction visée à l’article 97 de la Loi. En outre, l’on a annoncé qu’il n’y aurait aucune compensation versée aux propriétaires des terrains situés dans l’aire d’application du Décret.
Le demandeur est une entreprise œuvrant principalement dans le domaine du développement domiciliaire en banlieue de Montréal. Le 8 juillet 2016, certains terrains du demandeur, en voie d’être développés, ont été visés par le Décret d’urgence. Le gouverneur en conseil, sur la recommandation du ministre de l’Environnement et du Changement climatique (le Ministre), a jugé le Décret nécessaire pour protéger un petit amphibien ― la rainette faux-grillon de l’Ouest ― inscrit à la Liste des espèces en péril établie aux termes de la Loi et dont il estimait la population exposée à des menaces imminentes pour son rétablissement. Le demandeur estimait que le Décret d’urgence avait pour effet, à toutes fins utiles, de paralyser ses activités de développement sur les terrains visés. Le demandeur a demandé l’annulation du Décret d’urgence, estimant qu’il était invalide soit parce qu’il avait été adopté en vertu d’une disposition habilitante ― le sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi ― qui excède la compétence du Parlement, soit parce qu’il constituait une forme d’expropriation sans indemnisation.
Il s’agissait principalement de savoir si le sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi excède la compétence du Parlement, entraînant ainsi l’invalidité du Décret d’urgence; et si le Décret d’urgence était nul au motif qu’il constituait une forme d’expropriation sans indemnisation.
Jugement : La demande doit être rejetée.
Il revenait au demandeur d’établir que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) excède la compétence du Parlement. Le test applicable pour décider de la validité constitutionnelle d’une disposition législative eu égard au partage des compétences exige d’abord que l’on s’interroge sur le caractère véritable de la disposition en cause. Une fois cet exercice complété, il faut se demander si, de par son caractère véritable, la disposition contestée relève d’un des chefs de compétences législatives attribués par la Loi constitutionnelle de 1867 (LC 1867) à l’ordre de gouvernement qui l’a adoptée. Si elle relève d’un champ de compétence attribué à cet ordre de gouvernement, la disposition est constitutionnellement valide et l’analyse est complète. Si ce n’est pas le cas, ladite disposition ne s’en trouve pas pour autant invalidée constitutionnellement et elle peut toujours être sauvegardée par la doctrine des pouvoirs accessoires si elle est suffisamment intégrée dans un régime législatif par ailleurs valide.
Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) permet au gouverneur en conseil de prendre un décret d’urgence pour la protection de toute espèce inscrite à la Liste des espèces en péril, quelle qu’elle soit, se trouvant ailleurs que sur le territoire domanial, la zone économique exclusive ou le plateau continental du Canada. Un décret pris en vertu du sous-alinéa 80(4)c)(ii) peut désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce en question dans l’aire d’application du décret d’urgence et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de nuire à ceux-ci.
Le demandeur a fait valoir que, de par son caractère véritable, le sous-alinéa 80(4)c)(ii) ne relève d’aucun chef de compétence attribué au Parlement par la LC 1867; en particulier, il a soutenu que cette disposition n’est pas une disposition valide de droit criminel puisqu’elle est de nature purement règlementaire. Le caractère véritable du sous-alinéa 80(4)c)(ii) a été examiné. Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) poursuit un objectif public légitime de droit criminel. Il est accessoire au régime d’interdictions mis en place par la Loi et permet de contourner les dispositions ordinaires dudit régime dans les cas où une intervention immédiate est requise. Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) vise à réprimer un « mal » au sens du droit criminel. Il y a un lien réel entre le préjudice appréhendé et le mal à réprimer, soit entre la disparition brutale et soudaine d’une espèce en péril contribuant à la préservation de la biodiversité et de nos écosystèmes et l’amoindrissement, du fait de l’activité humaine, de la qualité de l’environnement.
Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) n’empiète pas spécieusement sur les chefs de compétence provinciale exclusive. Un décret adopté en vertu du sous-alinéa 80(4)c)(ii) n’a pas un caractère de permanence. Le pouvoir qu’il confère est limité à l’imposition d’interdictions en lien avec les activités susceptibles de nuire à l’espèce visée et à l’habitat qui est nécessaire à sa survie ou à son rétablissement, et à l’identification de cet habitat dans l’aire d’application du décret d’urgence. Il était difficile de voir, dans ce contexte, comment le sous-alinéa 80(4)c)(ii) pourrait servir à réguler, sur une base nationale, la protection des espèces en péril par souci d’efficacité et d’uniformité ou pour quelle qu’autre fin. D’ailleurs, il n’existait en l’espèce aucune preuve que le Parlement, lorsqu’il a adopté le sous-alinéa 80(4)c)(ii), avait une « arrière-pensée » ou qu’il tentait d’empiéter de façon injustifiable sur les compétences attribuées aux provinces. Pour réussir, le demandeur devait démontrer que le sous-alinéa 80(4)c)(ii), sous des airs de disposition de droit criminel, constituait en fait une tentative déguisée, de la part du Parlement, d’envahir les champs de compétences des provinces, mais il ne l’a pas fait.
Le régime d’interdictions établi par le sous-alinéa 80(4)c)(ii) a les attributs de forme d’un régime de droit criminel. Il ne fait pas de doute que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) vise à imposer des interdictions et que ces interdictions, par le jeu de l’article 97 de la Loi, sont assorties de sanctions. Doter l’Exécutif, comme le fait le sous-alinéa 80(4)c)(ii), du pouvoir d’adapter soigneusement l’activité interdite en fonction des particularités de l’espèce visée et de son habitat et des circonstances dans lesquelles la menace imminente pour sa survie ou son rétablissement se présente relève d’un exercice valide de la compétence du Parlement en matière de droit criminel. Le régime d’interdictions établi par l’effet combiné du sous-alinéa 80(4)c)(ii) et de l’article 83 répond aux exigences d’un régime d’interdictions de droit criminel. En conséquence, le sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi possède tous les attributs d’une mesure validement adoptée par le Parlement en vertu de la compétence qui lui est dévolue aux termes du paragraphe 91(27) de la LC 1867.
S’il a été conclu que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) constitue un exercice valide du pouvoir législatif du Parlement en matière de droit criminel, même si le Parlement n’avait pas la compétence nécessaire pour adopter cette disposition, elle serait sauvegardée par la doctrine des pouvoirs accessoires. En effet, un lien rationnel et fonctionnel le rattache à un régime législatif plus vaste, la Loi, par ailleurs valide. Cependant, cette conclusion ne vaut que dans la mesure où le Décret d’urgence a été pris dans un contexte où, de l’avis du ministre compétent, l’espèce qui en fait l’objet est, suivant le paragraphe 80(2) de la Loi, exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement.
Le Décret d’urgence n’était pas nul au motif qu’il constituerait une forme d’expropriation sans indemnisation. Les concepts d’appropriation de fait ou d’expropriation déguisée, issues de la common law et du droit civil, n’ont eu aucun effet sur la validité du Décret d’urgence, puisque le Parlement a déjà prévu, en termes exprès, un mécanisme d’indemnisation pour les pertes subies du fait de l’application d’un décret d’urgence et en a délimité la portée aux « conséquences extraordinaires » qu’une telle application pourrait avoir. Dans le contexte de la prise d’un décret d’urgence aux termes de l’article 80 de la Loi, tout débat entourant l’absence d’indemnisation n’est pas pertinent à la détermination de la validité du décret, quel que soit le fondement de l’invalidité alléguée. Un tel débat met en cause un processus décisionnel différent, répondant à une dynamique factuelle et législative différente et indépendante. Ces concepts ne s’appliquaient donc pas en l’espèce.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.
Code civil du Québec, RLRQ, ch. CCQ-1991, art. 952.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.
Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien), DORS/2016-211, art. 2(1).
Loi canadienne sur la protection de l’environnement, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 16 (abrogé par L.C. 1999, ch. 33, art. 355), art. 34, 35.
Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999), L.C. 1999, ch. 33, art. 139(1).
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 91.
Loi de 1994 sur la convention concernant les oiseaux migrateurs, L.C. 1994, ch. 22.
Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune, RLRQ, ch. C-61.1.
Loi sur la Convention concernant les oiseaux migrateurs, S.C. 1917, ch. 18.
Loi sur la protection d’espèces animales ou végétales sauvages et la réglementation de leur commerce international et interprovincial, L.C. 1992, ch. 52.
Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ, ch. Q-2.
Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, RLRQ, ch. A-19.1.
Loi sur le tabac, L.C. 1997, ch. 13.
Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F-27.
Loi sur les armes à feu, L.C. 1995, ch. 39.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1.
Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29, préambule, art. 2 « espèce aquatique », « espèce disparue du pays », « espèce en péril », « espèce en voie de disparition », « espèce menacée », « espèce préoccupante », « espèce sauvage », territoire domanial », 5, 6, 14–31, 32–36, 37–55, 58–64, 65–72, 73, 74, 78, 80, 82, 83, 85–96, 97–119, ann. 1.
Loi sur les espèces menacées ou vulnérables, RLRQ, ch. E-12.01.
Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, art. 2.
Loi sur les jeunes contrevenants, S.C. 1980-81-82-83, ch. 110.
Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14, art. 2 “poissons”, 47 « plante marine ».
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Canada. Accord fédéral, provincial et territorial sur la Protection des espèces en péril, 1996.
Canada-Québec. Entente de collaboration pour la protection et le rétablissement des espèces en péril au Québec, 2012.
Convention pour la protection des oiseaux migrateurs au Canada et aux États-Unis, 16 août 1916.
Convention sur la diversité biologique, 5 juin 1992, [1993] R.T. Can. no 24, préambule, art. 6, 8.
Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction, 2 juillet 1974.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Centre québécois du droit de l’environnement c. Canada (Environnement), 2015 CF 773; Syncrude Canada Ltd. c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 160, confirmant 2014 CF 776; R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Habitations Îlot St-Jacques Inc. c. Canada (Procureur général), 2017 CF 535.
décision différenciée :
West Fraser Mills Ltd. c. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), 2018 CSC 22, [2018] 1 R.C.S. 635.
décisions examinées :
Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3; Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457; Scowby c. Glendinning, [1986] 2 R.C.S. 226; Rogers Communications Inc. c. Châteauguay (Ville), 2016 CSC 23, [2016] 1 R.C.S. 467; Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031; R. c. S. (S.), [1990] 2 R.C.S. 254; R. c. Burnshine, [1975] 1 R.C.S. 693; Athabasca Chipewyan First Nation c. Canada (Environnement), 2011 CF 962, [2013] 2 R.C.F. 201, sub nom. Adam c. Canada (Environnement).
décisions citées :
Groupe Maison Candiac Inc. c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 216; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Saputo Inc. c Canada (Procureur général), 2011 CAF 69, [2012] 4 R.C.F. 499; Association canadienne du médicament générique c Canada (Santé), 2009 CF 725; Bande Kitkatla c. Colombie-Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536; Renvoi : Loi anti-inflation, [1976] 2 R.C.S. 373; Global Securities Corp. c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2000 CSC 21, [2000] 1 R.C.S. 494; Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., 2005 CSC 65, [2005] 3 R.C.S. 302; 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), 2001 CSC 40, [2001] 2 R.C.S. 241; Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693; R. c. Furtney, [1991] 3 R.C.S. 89; Québec (Procureur général) c. Lacombe, 2010 CSC 38, [2010] 2 R.C.S. 453; Irving Oil Ltd. et autres c. Secrétaire provincial du Nouveau-Brunswick, [1980] 1 R.C.S. 787.
DOCTRINE CITÉE
Chambre des communes. Comité permanent de l’environnement et du développement durable. Témoignage, 37e lég., 1re sess., 26 avril 2001 (Dale Gibson).
Garant, Patrice. Droit Administratif, 7e éd. Montréal : Éditions Yvon Blais, 2017.
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 5e éd. supplementée, Toronto : Thomson Reuters Canada Ltd., 2016.
Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, TR/2016-36, Gaz. C. 2016.II.2522.
DEMANDE de contrôle judiciaire d’un décret d’urgence (le Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien) émis par le gouverneur en conseil en vertu des pouvoirs que lui confère le sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi sur les espèces en péril, lequel décret interdit toute activité de drainage, d’excavation, de déboisement et de construction d’infrastructures dans l’aire d’application qui y est délimitée. Demande rejetée.
ONT COMPARU :
Alain Chevrier et Adam Jeffrey Beauregard pour le demandeur.
Pierre Salois et Michelle Kellam pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dunton Rainville, Montréal, pour le demandeur.
La sous-procureure générale du Canada pour le défendeur.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
Le juge LeBlanc :
Table des matières
II. Contexte |
6 |
A. La protestation des espèces en péril au Canada |
6 |
B. La rainette faux-grillon de l’Ouest |
20 |
C. Le Décret d’urgence |
24 |
D. Le recours de Groupe Candiac |
38 |
III. Questions en litige et norme de contrôle |
41 |
IV. Analyse |
45 |
A. Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi excède-t-il la compétence du Parlement? |
45 |
1) Le cadre d’analyse applicable à l’examen de la constitutionnalité du sous-alinéa 80(4)c)(ii) |
45 |
2) La Loi |
54 |
a) Processus d’inscription des espèces sauvages |
58 |
b) Élaboration et mise en œuvre de programmes de rétablissement et de plans de gestion pour toute espèce inscrite comme « espèce en péril » |
61 |
c) Régime d’interdictions et de contrôle d’application de la Loi |
68 |
3) L’article 80 de la Loi |
80 |
4) La position de Groupe Candiac |
90 |
5) Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) est une mesure valide de droit criminel |
99 |
a) La compétence en matière de droit criminel |
99 |
b) Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) poursuit un objectif public légitime de droit criminel |
103 |
c) Le sous-alinéa 80(4)(c)(ii) n’empiète pas spécieusement sur les chefs de compétence provinciale exclusive |
119 |
d) Le régime d’interdictions établi par le sous-alinéa 80(4)c)(ii) a les attributs de forme d’un régime de droit criminel |
141 |
6) La compétence relative à la paix, l’ordre et le bon gouvernement |
166 |
7) En le supposant ultra vires des pouvoirs du Parlement, le sous-alinéa 80(4)c)(ii) est néanmoins suffisamment intégré à un régime législatif valide pour être sauvegardé |
168 |
a) Les chefs de compétence en jeu |
179 |
b) La nature du sous-alinéa 80(4)c)(ii) |
181 |
c) L’activité législative antérieure dans le domaine en cause |
185 |
B. Le Décret d’urgence est-il nul au motif qu’il constituerait une forme d’expropriation sans indemnisation |
193 |
1) La position de Groupe Candiac |
193 |
2) La position du procureur général |
199 |
3) Les concepts d’appropriation de fait ou d’expropriation déguisée sont sans effet sur la validité du Décret d’urgence |
204 |
I. Introduction
[1] Le Groupe Maison Candiac Inc. (Groupe Candiac) est une entreprise œuvrant principalement dans le domaine du développement domiciliaire. C’est ainsi qu’il achète de grandes surfaces de terrains, les subdivise, les revend parfois, les développe et y érige des maisons. Ses activités sont concentrées surtout sur la Rive-Sud de Montréal, principalement dans les municipalités de La Prairie, Candiac et Saint-Philippe.
[2] Le 8 juillet 2016, certains terrains de Groupe Candiac, en voie d’être développés, sont visés par un décret d’urgence émis par le gouverneur en conseil en vertu des pouvoirs que lui confère le sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29 (la Loi). Le gouverneur en conseil, sur la recommandation du ministre de l’Environnement et du Changement climatique (le Ministre), juge le décret nécessaire pour protéger un petit amphibien ― la rainette faux-grillon de l’Ouest ― inscrit à la Liste des espèces en péril établie aux termes de la Loi et dont il estime la population exposée à des menaces imminentes pour son rétablissement.
[3] Ce décret ― le Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien), DORS/2016-211 (le Décret d’urgence) interdit à toutes fins utiles, sous peine de sanctions, toute activité de drainage, d’excavation, de déboisement et de construction d’infrastructures dans l’aire d’application qui y est délimitée. Groupe Candiac estime que le Décret d’urgence a pour effet, à toutes fins utiles, de paralyser ses activités de développement sur les terrains visés alors qu’il a pourtant déjà en mains, dit-il, un certificat d’autorisation du ministère québécois du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques qui lui permet de procéder à ce développement, sous réserve du respect d’un certain nombre d’obligations visant notamment à protéger la population de rainettes faux-grillon de l’Ouest de ce secteur.
[4] Groupe Candiac s’adresse à la Cour aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, en vue de faire annuler le Décret d’urgence, estimant qu’il est invalide soit parce qu’il a été adopté en vertu d’une disposition habilitante ― le sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi ― qui excède la compétence du Parlement, soit parce qu’il constitue une forme d’expropriation sans indemnisation.
[5] Pour les motifs qui suivent, je ne saurais faire droit aux conclusions recherchées par Groupe Candiac.
II. Contexte
A. La protection des espèces en péril au Canada
[6] La protection des espèces en péril au Canada ne date pas d’hier. Déjà, en 1917, le Parlement, dans la foulée de la Convention pour la protection des oiseaux migrateurs au Canada et aux États-Unis intervenue, l’année précédente, entre les États-Unis et le Royaume-Uni, adopte la Loi sur la Convention concernant les oiseaux migrateurs (S.C. 1917, ch. 18). Cette convention vise principalement la mise en place d’un système uniforme de protection destiné à protéger de l’extinction les oiseaux migrateurs inoffensifs ou utiles à l’homme.
[7] En 1975, le Canada ratifie la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction aux termes de laquelle les États contractants reconnaissent :
a. que la faune et la flore sauvages constituent de par leur beauté et leur variété un élément irremplaçable des systèmes naturels, qui doit être protégé par les générations présentes et futures;
b. la valeur toujours croissante, du point de vue esthétique, scientifique, culturel, récréatif et économique, de la faune et de la flore sauvages;
c. que les peuples et les États sont et devraient être les meilleurs protecteurs de leur faune et de leur flore sauvages;
d. que la coopération internationale est essentielle à la protection de certaines espèces de la faune et de la flore sauvages contre une surexploitation par suite du commerce international; et
e. que des mesures doivent être prises d’urgence à cet effet.
[8] Cette convention est mise en œuvre en droit interne en 1992 par l’adoption de la Loi sur la protection d’espèces animales ou végétales sauvages et la réglementation de leur commerce international et interprovincial (L.C. 1992, ch. 52). Cette loi vise plus spécifiquement à protéger les espèces animales et végétales menacées d’extinction par le commerce. Le Ministre y est habilité à conclure des ententes avec les gouvernements provinciaux en vue de la mise en œuvre harmonieuse et efficace de la loi. Ces ententes doivent notamment viser à éviter les conflits ou dédoublements entre la réglementation mise en place par le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux.
[9] Dans l’intervalle, le Canada signe un certain nombre d’accords et conventions internationaux visant la protection de certaines espèces ou certains milieux naturels en périls, comme l’ours polaire, le caribou-porc-épic, et les zones humides d’importance internationale, notamment celles servant d’habitats à la sauvagine.
[10] Le Sommet de la Terre, tenu à Rio de Janeiro au Brésil en juin 1992 sous l’égide des Nations Unies, donne lieu à la signature d’un accord international important, la Convention sur la diversité biologique [5 juin 1992, [1993] R.T. Can. no 24] (la Convention sur la biodiversité). Cette convention, ratifiée par 196 pays, est fondée sur un certain nombre de consensus, les parties cocontractantes s’y disant, notamment [Convention sur la biodiversité, préambule]:
a. conscientes de « la valeur intrinsèque de la diversité biologique et de la valeur de la diversité et de ses éléments constitutifs sur les plans environnemental, génétique, social, économique, scientifique, éducatif, culturel, récréatif et esthétique » et de « l’importance de la diversité biologique pour l’évolution et pour la préservation des systèmes qui entretiennent la biosphère » ;
b. préoccupées « par le fait que la diversité biologique s’appauvrit considérablement par suite de certaines activités de l’homme », et
c. convaincues « que la conservation de la diversité biologique est une préoccupation commune à l’humanité ».
[11] Chaque partie contractante s’y engage, dans toute la mesure du possible, à, entre autres, « [f]avorise[r] la protection des écosystèmes et des habitats naturels, ainsi que le maintien de populations viables d’espèces dans leur milieu naturel », « [r]emet[tre] en état et restaure[r] les écosystèmes dégradés et favorise[r] la reconstitution des espèces menacées moyennant, entre autres, l’élaboration et l’application de plans ou autres stratégies de gestion » et « [f]ormule[r] ou maint[enir] en vigueur les dispositions législatives et autres dispositions réglementaires nécessaires pour protéger les espèces et populations menacées » (article 8). Les parties s’y engagent aussi, en fonction des conditions et moyens qui leur sont propres, à « [é]labore[r] des stratégies, plans ou programmes nationaux tendant à assurer la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique ou adapte[r] à cette fin ses stratégies, plans ou programmes existants qui tiendront compte, entre autres, des mesures énoncées dans la présente Convention qui la concernent » (article 6).
[12] En 1995, le Canada dévoile sa stratégie en réponse à la Convention sur la biodiversité. S’en suit, en 1996, un Accord fédéral, provincial et territorial sur la Protection des espèces en péril (l’Accord) aux termes duquel les ministres responsables de la faune des deux paliers de gouvernements s’engagent envers une approche nationale pour la protection des espèces en péril, l’objectif étant de prévenir leur disparition en raison de l’activité humaine.
[13] Les ministres signataires y reconnaissent, notamment, que les espèces ne connaissent pas les frontières entre les compétences, que la collaboration est essentielle à la conservation et à la protection des espèces en péril, et que le fait de ne pas avoir une certitude scientifique absolue ne doit pas être une raison de retarder les mesures visant à éviter ou réduire les menaces pour les espèces en péril. Ils acceptent entre autres de coordonner leurs activités au sein d’un organe pan-national ― le Conseil canadien pour la conservation des espèces en péril ― afin de résoudre les questions de protection des espèces en péril au Canada et régler tout litige découlant de la mise en œuvre de l’Accord.
[14] Ils acceptent aussi d’établir « une législation et des programmes complémentaires » visant à assurer « la protection efficace des espèces en péril partout au Canada ». Selon l’Accord, ces législations et programmes :
• s’appliqueront à toutes les espèces sauvages indigènes;
• établiront un processus indépendant d’évaluation du statut des espèces en péril;
• désigneront de façon légale les espèces comme étant menacées ou en danger de disparition;
• prévoiront une protection légale immédiate pour les espèces menacées et en danger de disparition;
• prévoiront la protection des habitats des espèces menacées et en danger de disparition;
• prévoiront l’élaboration de plans de rétablissement qui pourront contrer les menaces identifiées qui nuisent à l’espèce et à son habitat. Ces plans seront élaborés à l’intérieur d’un an pour les espèces en danger de disparition et de deux ans pour les espèces menacées;
• garantiront la participation de toutes les compétences pour la protection des espèces transfrontalières, par l’élaboration et la mise en œuvre de plans de rétablissement;
• considéreront les besoins des espèces en péril dans les processus d’évaluation environnementale;
• mettront en œuvre les plans de rétablissement en temps opportun;
• surveilleront, évalueront et feront rapport régulièrement sur le statut de toutes les espèces sauvages;
• mettront l’accent sur les mesures préventives pour empêcher les espèces de devenir en péril;
• accroîtront la sensibilisation aux besoins des espèces en péril;
• encourageront les citoyens à participer à la conservation et aux mesures de protection;
• reconnaîtront, favoriseront et appuieront l’intendance efficace et à long terme par les utilisateurs et les gestionnaires de la ressource, les propriétaires fonciers et les citoyens;
• assureront la mise en application efficace de la loi.
[15] La Loi, adoptée en 2002, découle ainsi de la mise en œuvre de la stratégie du gouvernement canadien en réponse à la Convention sur la biodiversité et de l’Accord. Son objet déclaré [à l’article 6] est de « prévenir la disparition ― de la planète ou du Canada seulement ― des espèces sauvages, [de] permettre le rétablissement de celles qui, par suite de l’activité humaine, sont devenues des espèces disparues du pays, en voie de disparition ou menacées et [de] favoriser la gestion des espèces préoccupantes pour éviter qu’elles ne deviennent des espèces en voie de disparition ou menacées ». Elle vise ainsi, nous rappelle le juge Martineau dans l’affaire Centre québécois du droit de l’environnement c. Canada (Environnement), 2015 CF 773 (Centre québécois du droit de l’environnement), une affaire sur laquelle je reviendrai puisqu’elle s’inscrit dans la trame factuelle du présent dossier, à mettre en œuvre les obligations du Canada en vertu de la Convention sur la biodiversité (Centre québécois du droit de l’environnement, au paragraphe 6).
[16] Je reviendrai plus en détails sur la Loi dans le cadre de mon analyse.
[17] Le Québec n’est pas en reste. En 1999, il adopte la Loi sur les espèces menacées ou vulnérables, RLRQ, ch. E-12.01 (Loi québécoise sur les espèces menacées). Cette loi charge le ministre du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs de proposer au gouvernement de la province une politique de protection et de gestion des espèces menacées ou vulnérables désignées ou susceptibles d’être ainsi désignées. La Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune, RLRQ, ch. C-61.1, établit, pour sa part, diverses interdictions relatives à la conservation des ressources fauniques, y compris des espèces menacées ou vulnérables. La Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ, ch. Q-2, requiert, quant à elle, un certificat d’autorisation pour toute personne qui désire entreprendre une construction, un ouvrage ou une activité en milieu humide ou hydrique, l’objectif du certificat étant de protéger l’environnement et préserver la biodiversité. Les municipalités disposent aussi de pouvoirs, aux termes de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, RLRQ, ch. A-19.1, les habilitant à identifier, dans leurs règlements de zonage, des zones vouées à la conservation de la faune et de la flore.
[18] Depuis 2012, il existe une entente entre les gouvernements du Québec et du Canada pour la protection et le rétablissement des espèces en péril au Québec. Cette entente – l’Entente de collaboration pour la protection et le rétablissement des espèces en périls au Québec ― est fondée sur la reconnaissance que la collaboration entre les deux ordres de gouvernement et la complémentarité de leurs programmes respectifs sont importantes pour assurer, dans le respect de leurs compétences, pouvoirs, privilèges, prérogatives et immunités respectifs, une protection et un rétablissement des espèces en péril plus efficaces. Pour l’essentiel, ladite entente établit des principes et des modes de collaboration entre les deux ordres de gouvernement.
[19] Selon la preuve au dossier, le déclin marqué, sans signes de ralentissement, des indicateurs de biodiversité à l’échelle de la planète ferait consensus au sein de la communauté scientifique. D’ailleurs, nous traverserions présentement la sixième période d’extinction de masse depuis l’origine de la vie sur Terre, mais la première liée à l’activité humaine. Au Canada, des 976 espèces recensées en date du 1er novembre 2016 par le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada (COSEPAC), constitué en vertu de l’article 14 de la Loi, 739, soit une proportion de 76 p. 100, sont considérées comme des espèces en péril au sens de la Loi (Rapport d’expert scientifique concernant la protection des espèces et de leurs habitats, Gabriel Blouin-Demers, PhD, dossier du défendeur, vol. 4, à la page 1248).
B. La rainette faux-grillon de l’Ouest
[20] La rainette faux-grillon de l’Ouest est un petit amphibien. À l’âge adulte, elle ne mesure généralement pas plus de 2,5 centimètres et pèse environ 1 gramme. Elle privilégie les milieux humides herbeux ou boisés situés, pour fins de reproduction, à proximité d’habitats aquatiques. À ce dernier égard, elle cherche des étangs temporaires, asséchés par période, d’où les prédateurs, en particulier les poissons, sont absents. Elle se déplace rarement, au cours de sa vie, à plus de 300 mètres de son lieu de reproduction.
[21] Au Canada, on la retrouve maintenant essentiellement dans le sud de l’Ontario et le sud-ouest du Québec, principalement en Outaouais et en Montérégie. En Montérégie, soit là où se trouvent les terrains visés par le Décret d’urgence, cette espèce n’occuperait plus que 10 p. 100 de son ancienne aire de répartition. Depuis les années 50, sa population, au Québec, aurait décliné de 37 p. 100 en moyenne à tous les 10 ans, une tendance « catastrophique » selon le COSEPAC. L’une des six métapopulations de rainettes faux-grillon de l’Ouest répertoriées en Montérégie se trouve dans la région de La Prairie, aux limites des municipalités de Candiac et Saint-Philippe. Il s’agit de la deuxième plus grande métapopulation en Montérégie. Une métapopulation est constituée d’un ensemble de populations locales reliées entre elles par des zones de connectivité qui permettent le mouvement des rainettes d’une population à l’autre (affidavit de Mark Dionne, dossier du défendeur, vol. 1, à la page 3).
[22] La plus grande menace qui pèse sur la rainette faux-grillon de l’Ouest viendrait du fait que ses habitats se trouvent sur des terres jugées d’intérêt pour le développement, qu’il soit urbain ou agricole. L’assèchement et le remblaiement des terres qui en résultent s’avèreraient en effet fatal pour plusieurs individus en plus de modifier de façon importante la qualité de l’habitat de l’espèce par la disparition des étangs temporaires essentiels à sa reproduction, notamment.
[23] Depuis 2008, la population de rainettes faux-grillon de l’Ouest des Grands Lacs, du Saint-Laurent et du Bouclier canadien est classée « espèce menacée » aux termes de la Loi. Une « espèce menacée » est définie à l’article 2 de la Loi comme une « [e]spèce sauvage susceptible de devenir une espèce en voie de disparition si rien n’est fait pour contrer les facteurs menaçant de la faire disparaître ». Au Québec, elle est, depuis 2001, classée, aux termes de la Loi québécoise sur les espèces menacées, comme une « espèce faunique vulnérable ». Elle fait l’objet, à ce titre, d’un plan de rétablissement destiné à mettre un terme au déclin de sa population. En 2008, un plan de conservation spécifique pour la rainette faux-grillon de l’Ouest de la région de la Montérégie est adopté par le ministre québécois des ressources naturelles et de la faune.
C. Le Décret d’urgence
[24] Le Décret d’urgence a sa propre petite histoire.
[25] Suivant le paragraphe 80(1) de la Loi, un tel décret ne peut être émis que sur « recommandation du ministre compétent ». Toutefois, selon ce que prévoit le paragraphe 80(2) de la Loi, lorsque ce ministre est d’avis qu’une espèce figurant sur la liste des espèces sauvages figurant à l’annexe 1 de la Loi (la Liste des espèces en périls), « est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement », il est tenu de recommander au gouverneur en conseil l’émission d’un décret d’urgence.
[26] En l’espèce, le Ministre, qui le « ministre compétent » aux fins de l’article 80, refuse d’abord de faire une telle recommandation. Nous sommes alors en mars 2014. Il rejette ainsi la demande qui lui est faite par un groupe environnementaliste québécois ― Nature Québec ― qui le somme, entre mai et octobre 2013, de recommander l’émission d’un décret d’urgence en raison, plaide-t-il, d’une menace imminente pesant sur ce qui peut rester à La Prairie de la métapopulation de rainettes faux-grillon de l’Ouest, soit celle du « Bois de la Commune », suite au déboisement et à l’altération des milieux humides entourant la réalisation d’un projet domiciliaire connu sous le nom de « Domaine de la Nature » (Centre québécois du droit de l’environnement, au paragraphe 32).
[27] Le Ministre ne partage pas cet avis, estimant que la portée des travaux envisagés dans ce secteur ne menace pas la possibilité de la présence de l’espèce ailleurs au Québec et en Ontario. Il en conclut donc que la rainette faux-grillon de l’Ouest n’est pas confrontée à une menace imminente pour sa survie ou son rétablissement.
[28] Cette décision est annulée par le juge Martineau le 22 juin 2015 dans Centre québécois du droit de l’environnement. En particulier, celui-ci rejette le point de vue du Ministre suivant lequel l’obligation impérative imposée par le paragraphe 80(2) de la Loi soit limitée aux seuls cas où une espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement sur une base nationale. Il juge ce point de vue insoutenable et contraire à la Loi [aux paragraphes 77 et 78] :
Or, l’interprétation restrictive que suggèrent les défendeurs ― voulant que l’obligation impérative imposée au paragraphe 80(2) soit limitée aux seuls cas où une espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement sur une base nationale ― a déjà été rejetée par la Cour dans Adam, précité, au para 39. Non seulement la ministre a-t-elle écarté d’une manière arbitraire et capricieuse l’opinion scientifique des experts de son ministère et de l’équipe de rétablissement de la rainette faux-grillon, mais suivre la logique ministérielle mène à un résultat absurde et contraire à la Loi : tant que les individus de l’espèce sont menacés localement par l’action humaine, il ne peut y avoir de menace imminente puisque les autres individus ailleurs au pays ne sont pas menacés nationalement.
D’un point de vue de sa mécanique complexe, la Loi fédérale envisage l’habitat essentiel de l’espèce comme un tout, chaque partie de celui-ci contribuant à la survie et au rétablissement de l’espèce au Canada. Les deux principales menaces à la rainette faux-grillon de 1’Ouest sont l’urbanisation et le développement agricole. Celles-ci existent sur l’ensemble du territoire canadien. Selon les preuves au dossier, ces deux menaces sont des menaces élevées, graves, continues et constantes qui compromettent la survie et le rétablissement de la rainette faux-grillon de l’Ouest au Canada. Si l’on se fie aux informations disponibles au moment de la décision contestée, la réalisation des travaux du projet « Domaine de la nature » détruira une partie de l’habitat essentiel de l’espèce. Le corollaire, c’est la disparition d’une façon brutale et soudaine de la métapopulation du Bois de la Commune à La Prairie – à moins bien entendu, qu’il y ait des mesures de mitigation permettant le rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par l’éventuel programme de rétablissement. [Souligné dans l’original.]
[29] Le juge Martineau ordonne donc au Ministre de reconsidérer sa décision et lui ordonne de le faire dans les six mois suivant la date de son jugement en tenant compte des motifs de celui-ci et des développements survenus depuis.
[30] En juillet 2015, le Ministre amorce les travaux devant conduire à la reconsidération de sa décision. C’est ainsi qu’il lance un vaste processus de collecte d’information auprès d’un certain nombre d’intervenants de divers milieux, gouvernementaux et autres. Il commande aussi de son ministère trois évaluations scientifiques devant porter, notamment, sur les menaces imminentes pesant sur la rainette faux-grillon de l’Ouest et les mesures en place pour la protéger, y compris celles imposées en vertu de la législation québécoise.
[31] Le 4 décembre 2015, le Ministre conclut à l’existence d’une menace imminente au rétablissement de la rainette faux-grillon de l’Ouest et recommande au gouverneur en conseil l’émission d’un décret d’urgence. Il juge entre autres que les mesures prises pour atténuer l’impact du projet domiciliaire du « Domaine de la Nature » ― rebaptisé « Symbiocité » ― ne permettront probablement pas d’assurer la viabilité à long terme de la métapopulation de rainettes faux-grillon de l’Ouest touchée par le projet.
[32] Presque concomitamment à cette décision, le Ministre dépose au Registre public établi par la Loi (le Registre), le programme de rétablissement de la rainette faux-grillon de l’Ouest de la population des Grands Lacs, du Saint-Laurent et du Bouclier canadien, lequel spécifie les mesures nécessaires pour freiner ou renverser le déclin de la population de cette espèce. L’un des objectifs à court terme de ce programme est de maintenir les superficies d’habitats convenables occupées ainsi que le niveau de la population reproductrice au sein de chaque population locale. Un autre est de maintenir le niveau de connectivité entre les populations locales composant une métapopulation.
[33] Le 17 juin 2016, le Décret d’urgence est émis. La superficie totale de la zone comprise dans l’aire d’application du décret est de 1,85 km². Il doit entrer en vigueur le 17 juillet 2016. Toutefois, le 8 juillet 2016, le gouverneur en conseil émet un second décret d’urgence, ayant le même objet et la même portée que celui du 17 juin, mais avec prise d’effet immédiate pour contrer le fait que des travaux de machinerie lourde continuent d’être observés dans l’aire d’application du Décret d’urgence malgré l’émission de celui-ci.
[34] L’étude d’impact faite en marge du Décret d’urgence précise ceci quant aux enjeux ayant mené à son adoption :
Alors qu’il y a un déclin continu de la population de rainette faux-grillon de l’ouest (GLSLBC), des menaces à la connectivité et à la viabilité des métapopulations existantes et l’absence de mesures adéquates pour protéger son habitat, la ministre de l’Environnement a conclu en décembre 2015 que la rainette faux-grillon de l’ouest (GLSLBC) était exposée à une menace imminente pour son rétablissement en raison de la menace que présente le projet résidentiel Symbiocité pour la métapopulation de La Prairie et, par conséquent, qu’une intervention immédiate est requise.
La conclusion de la ministre est basée sur une évaluation scientifique qui tient compte de la meilleure information disponible. L’étude conclut que les phases prévues du projet de développement résidentiel à La Prairie, telles qu’on les comprend actuellement, entrainerait la perte de connectivité entre les populations restantes de la métapopulation de la Prairie et la perte directe d’habitat, incluant des étangs de reproduction. Il est peu probable que les zones restantes après ces phases puissent assurer la viabilité de la métapopulation à long terme. Ainsi, les objectifs établis dans le programme de rétablissement de la rainette faux-grillon de l’ouest (GLSLBC) ne pourront vraisemblablement pas être atteints sans intervention immédiate. Par conséquent, en vertu du paragraphe 80(2) de la [Loi], la ministre a recommandé au gouverneur en conseil de prendre un décret d’urgence pour contrer la menace imminente pesant sur la rainette faux-grillon de l’ouest (GLSLBC). Le gouverneur en conseil a accepté la recommandation de la ministre et a pris le Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien).
[Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, TR/2016-36, Gaz. C. 2016.II.2522.]
[35] Tout en délimitant précisément son aire d’application, le Décret d’urgence comporte les interdictions suivantes :
Activités interdites
2 (1) […]
a) retirer, tasser ou labourer la terre;
b) enlever, tailler, endommager, détruire ou introduire toute végétation, notamment les arbres, les arbustes ou les plantes;
c) drainer ou ennoyer le sol;
d) altérer de quelque façon les eaux de surface, notamment modifier leur débit, leur volume ou le sens de leur écoulement;
e) installer ou construire une infrastructure ou procéder à toute forme d’entretien d’une infrastructure;
f) circuler avec un véhicule routier, un véhicule tout-terrain ou une motoneige ailleurs que sur la route ou les sentiers pavés;
g) installer ou construire des ouvrages ou des barrières qui font obstacle à la circulation, à la dispersion ou à la migration de la rainette faux-grillon de l’Ouest;
h) verser, rejeter, déposer ou immerger toute matière ou substance, notamment de la neige, du gravier, du sable, de la terre, des matériaux de construction, des eaux grises ou des eaux de piscine; et
i) utiliser ou épandre tout engrais au sens de l’article 2 de la Loi sur les engrais ou tout produit antiparasitaire au sens de l’article 2 de la Loi sur les produits antiparasitaires.
[36] Il prévoit aussi que toute contravention à ces interdictions constitue une infraction visée à l’article 97 de la Loi, lequel stipule que commet une infraction quiconque contrevient, notamment, « à toute disposition d’un règlement ou d’un décret d’urgence précisée par ce règlement ou ce décret ».
[37] Dans un communiqué émis en marge de l’émission du Décret d’urgence, le Ministre annonce qu’il n’y aura aucune compensation versée aux propriétaires des terrains situés dans l’aire d’application du décret.
D. Le recours de Groupe Candiac
[38] Groupe Candiac estime que l’effet direct du Décret d’urgence est de l’empêcher de réaliser son projet domiciliaire tel qu’il a été conçu, et de lui causer des pertes de l’ordre de 20 millions de dollars.
[39] Il institue le présent recours le 5 août 2016. Le 24 mars 2017, Groupe Candiac produit une requête visant à être autorisé à modifier son avis de demande de contrôle judiciaire et à déposer un dossier et des affidavits complémentaires. Par cet amendement, il souhaite pouvoir démontrer que l’émission du Décret d’urgence était déraisonnable au motif que la population de rainettes se trouvant dans l’aire d’application du Décret, et donc sur les terrains dont elle est propriétaire et qui sont visés par celui-ci, n’a pas été classifiée correctement. Ce serait des rainettes faux-grillon boréales, une espèce qui n’est pas en péril, et non des rainettes faux-grillon de l’Ouest.
[40] Cette requête est rejetée par la Cour au motif que l’amendement proposé changerait radicalement la nature des questions en litige et retarderait en conséquence indûment le débat judiciaire entamé devant la Cour. Groupe Candiac tente de faire renverser cette décision, mais son appel est rejeté par la Cour d’appel fédérale (Groupe Maison Candiac Inc. c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 216).
III. Questions en litige et norme de contrôle
[41] La présente affaire soulève les deux questions suivantes :
a) Le sous-alinéa 80(4)(c)(ii) de la Loi excède-t-il la compétence du Parlement, entrainant ainsi l’invalidité du Décret d’urgence en vertu duquel il a été adopté?
b) Le Décret d’urgence est-il nul au motif qu’il constitue une forme d’expropriation sans indemnisation?
[42] Il est bien établi que la norme de contrôle applicable aux questions mettant en cause la validité constitutionnelle d’une disposition législative est celle de la décision correcte (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 58).
[43] Quant à la seconde question en litige, ni l’une ni l’autre des parties ne traite de la norme de contrôle qui y est applicable. Quoi qu’il en soit, à mon sens, cette question se présente comme une pure question de droit à l’égard de laquelle ni le gouverneur en conseil, ni le Ministre ne possède d’expertise particulière. Cela milite en faveur de l’application de la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, aux paragraphes 90–92). D’ailleurs, cette norme de contrôle a généralement été appliquée aux questions mettant en cause le vires de l’exercice du pouvoir réglementaire et je ne vois aucune raison de déroger à cette jurisprudence surtout qu’ici cette question met en cause, à toutes fins utiles, l’applicabilité, en droit, des principes d’appropriation de fait ou d’expropriation déguisée tirés du droit privé à l’exercice du pouvoir dévolu au gouverneur en conseil par l’article 80 de la Loi (Saputo Inc. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 69, [2012] 4 R.C.F. 499, au paragraphe 10; Syncrude Canada Ltd. c. Canada (Procureur général), 2014 CF 776 (Syncrude CF) , au paragraphe 104; Association canadienne du médicament générique c. Canada (Santé), 2009 CF 725, au paragraphe 43). Le présent litige ne met pas en cause la raisonnabilité de l’exercice de ce pouvoir dans les circonstances de la présente affaire, ce qui permet, à mon avis, de le distinguer de l’affaire West Fraser Mills Ltd. c. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), 2018 CSC 22 [2018] 1 R.C.S. 635, décidée tout récemment par la Cour suprême du Canada.
[44] La situation aurait été évidemment différente si la Cour avait été appelée à décider de la légalité de la décision du Ministre de ne verser aucune indemnité aux propriétaires touchés par le Décret d’urgence. Toutefois, là n’est pas la question soumise à la Cour.
IV. Analyse
A. Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi excède-t-il la compétence du Parlement?
1) Le cadre d’analyse applicable à l’examen de la constitutionnalité du sous-alinéa 80(4)c)(ii)
[45] Le test applicable pour décider de la validité constitutionnelle d’une disposition législative eu égard au partage des compétences est bien connu. Il faut d’abord s’interroger sur le caractère véritable de la disposition en cause. Il s’agit alors de cerner son objet principal, son idée maîtresse ou encore sa caractéristique dominante. Pour ce faire, l’analyse doit porter à la fois sur l’objet de la disposition, c’est-à-dire sur les préoccupations auxquelles elle cherche à répondre, et sur ses effets (R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213 (Hydro-Québec), au paragraphe 113; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783 (Renvoi sur les armes à feu), aux paragraphes 15–16; Bande Kitkatla c. Colombie-Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146 (Kitkatla), aux paragraphes 52–53 et 55; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3 (Banque canadienne de l’Ouest), aux paragraphes 26–27; Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536 (COPA), au paragraphe 17).
[46] Cet examen se fait à partir du texte même de la disposition. Il peut aussi se faire à partir de documents extrinsèques, comme les débats parlementaires et les publications gouvernementales (Renvoi sur les armes à feu, au paragraphe 17; Banque canadienne de l’Ouest, au paragraphe 27).
[47] Une fois cet exercice complété, il faut alors se demander si, de par son caractère véritable, la disposition contestée relève d’un des chefs de compétences législatives attribués par la Loi constitutionnelle de 1867 (LC 1867) à l’ordre de gouvernement qui l’a adoptée (Renvoi : Loi anti-inflation, [1976] 2 R.C.S. 373, à la page 450; Renvoi sur les armes à feu, au paragraphe 25).
[48] Si la disposition relève d’un champ de compétence attribué à cet ordre de gouvernement, la disposition est constitutionnellement valide et l’analyse est complète. Si ce n’est pas le cas, ladite disposition ne s’en trouve pas pour autant invalidée constitutionnellement. En effet, elle peut toujours être sauvegardée par la doctrine des pouvoirs accessoires si elle est suffisamment intégrée dans un régime législatif par ailleurs valide (Global Securities Corp. c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2000 CSC 21, [2000] 1 R.C.S. 494, au paragraphe 45; COPA, au paragraphe 16; Kitkatla, au paragraphe 58; Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., 2005 CSC 65, [2005] 3 R.C.S. 302, au paragraphe 23).
[49] Il est utile de ne pas perdre de vue, à ce stade-ci, un principe important de la doctrine du caractère véritable, soit celui reconnaissant l’impossibilité pratique d’une législature à exercer efficacement sa compétence sur un sujet sans que son intervention ne touche incidemment à des matières relevant de la compétence de l’autre ordre de gouvernement (Banque canadienne de l’Ouest, au paragraphe 29). En d’autres termes, cette doctrine tolère à plusieurs égards le chevauchement des lois fédérales et provinciales, une loi relative à un champ de compétence d’un palier de gouvernement pouvant validement toucher un champ de compétence de l’autre palier de gouvernement (Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3 (Oldman River), aux pages 68–69; Banque canadienne de l’Ouest, aux paragraphes 24 et 28). Elle reconnaît aussi que certaines matières peuvent comporter à la fois une facette provinciale et une facette fédérale. Ainsi, le fait qu’une même matière puisse, à une fin et à un égard précis, relever de la compétence d’un palier de gouvernement ne signifie pas que cette matière ne puisse, à une autre fin et à un autre égard, relever de la compétence de l’autre ordre de gouvernement (Banque canadienne de l’Ouest, au paragraphe 30; Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457 (Renvoi sur la procréation assistée), aux paragraphes 184–185).
[50] Je crois également utile de rappeler, à ce stade-ci, que la protection de l’environnement, qui, comme la Cour suprême du Canada l’a rappelé dans l’arrêt Oldman River, est devenue « l’un des principaux défis de notre époque », ne figure pas dans la liste des chefs de compétences législatives attribués à l’un ou l’autre palier de gouvernement par la Constitution canadienne (voir aussi : Hydro-Québec, au paragraphe 112). En ce sens, il s’agit d’une « matière obscure qui ne peut être facilement classée dans le partage actuel des compétences, sans un grand chevauchement et une grande incertitude » (Oldman River, aux pages 16 et 64). En ce sens aussi, les tribunaux, lorsqu’ils sont appelés à définir la mesure dans laquelle chaque palier de gouvernement peut utiliser ses pouvoirs législatifs en cette matière, doivent se rappeler, tout en veillant à respecter l’équilibre fondamental du partage des compétences envisagé par la LC 1867, que « la Constitution doit être interprétée de manière à tenir compte pleinement des nouvelles réalités et de la nature du sujet que l’on veut réglementer » et que le « caractère omniprésent et diffus de l’environnement » pose, en ce sens, des difficultés particulières (Hydro-Québec, au paragraphe 86).
[51] Le procureur général soutient que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi constitue une mesure valide de droit criminel. Alternativement, il prétend qu’il a été validement adopté en vertu du paragraphe introductif de l’article 91 de la LC 1867, lequel confère au Parlement le pouvoir de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada. Subsidiairement toujours, il plaide que le sous-alinéa 80(4)c)(ii), s’il devait être jugé comme ne relevant pas de la compétence du Parlement, est suffisamment intégré dans un vaste régime législatif par ailleurs valide pour être sauvegardé constitutionnellement.
[52] Il revient toutefois à Groupe Candiac d’établir que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) excède la compétence du Parlement (Renvoi sur les armes à feu, au paragraphe 39).
[53] Avant d’aborder le vif du sujet, une brève description de la structure de la Loi et de ses dispositions clés s’impose d’entrée de jeu de manière à bien cerner le schème législatif dans lequel l’article 80 et son sous-alinéa 80(4)c)(ii), s’inscrivent.
[54] Telle que je l’ai déjà évoqué, la Loi vise à prévenir la disparition des espèces sauvages et à permettre le rétablissement de celles qui, dues à l’activité humaine, sont devenues des « espèces disparues du pays », des « espèces en voie de disparition » ou des « espèces menacées ». Elle vise aussi à favoriser la gestion des « espèces préoccupantes » pour éviter qu’elles ne deviennent des espèces en voie de disparition ou menacées.
[55] Ces espèces sont toutes des « espèces en périls » au sens de la Loi. Elles sont définies comme suit :
a) l’espèce « disparue du pays » est une espèce sauvage qu’on ne trouve plus à l’état sauvage au Canada, mais qu’on trouve ailleurs à l’état sauvage;
b) l’espèce « en voie de disparition » est une espèce sauvage qui, de façon imminente, risque de disparaître du pays ou de la planète;
c) l’espèce « menacée » : est une espèce sauvage susceptible de devenir une espèce en voie de disparition si rien n’est fait pour contrer les facteurs menaçant de la faire disparaître; et
d) l’espèce « préoccupante » est une espèce sauvage qui peut devenir une espèce « menacée » ou une espèce « en voie de disparition » par l’effet cumulatif de ses caractéristiques biologiques et des menaces signalées à son égard.
[56] Ces quatre catégories d’espèces en péril ont toutes en commun d’être des « espèces sauvages », c’est-à-dire, des espèces, sous-espèces, variétés ou populations géographiquement ou génétiquement distinctes d’animaux, de végétaux ou d’autres organismes d’origine sauvage, sauf une bactérie ou un virus, qui, selon le cas, sont indigènes du Canada ou se sont propagées au Canada, sans intervention humaine et y sont présentes depuis au moins 50 ans.
[57] Pour l’essentiel, la Loi s’articule autour de trois grands axes : i) l’inscription des espèces sauvages sur la Liste des espèces en péril; ii) l’élaboration et la mise en œuvre de programmes de rétablissement et de plans de gestion pour les espèces inscrites comme espèces en péril; et iii) la mise en place d’un régime d’interdictions, assorties de sanctions, et de mesures de contrôle d’application de la Loi.
a) Processus d’inscription des espèces sauvages
[58] Dans un premier temps, la Loi met en place un processus d’inscription des espèces sauvages (articles 14 à 31). Ce processus est chapeauté par le COSEPAC, un comité d’experts indépendants nommés par le Ministre. Ces experts, en leur qualité de membres du COSEPAC, ne font pas partie de la fonction publique fédérale. Le COSEPAC a plus particulièrement pour mission d’évaluer la situation de toute espèce sauvage qu’il estime en péril et, ce faisant, de signaler les menaces réelles ou potentielles pesant sur elle. Il lui appartient ensuite de déterminer si l’espèce est disparue, disparue du pays, en voie de disparition, menacée ou préoccupante. Il peut conclure que c’est le cas, que ce n’est pas le cas au moment de son évaluation ou encore qu’il ne dispose pas de l’information voulue pour rendre une décision. Il lui revient aussi d’évaluer périodiquement la situation des espèces en péril et, au besoin, de les reclassifier ou de les déclassifier (article 15).
[59] Dès qu’il complète son évaluation, le COSEPAC en remet une copie au Ministre. Celui-ci doit alors énoncer comment il se propose de réagir à l’évaluation, et dans la mesure du possible, selon quel échéancier (article 25). Il appartient ensuite au gouverneur en conseil, sur recommandation du Ministre, soit de confirmer l’évaluation du COSEPAC et d’inscrire l’espèce en cause sur la Liste des espèces en péril, soit de décider de ne pas inscrire l’espèce sur cette liste, soit de renvoyer la question au COSEPAC pour renseignements supplémentaires ou réexamen. Toutefois, si, dans les neuf mois après avoir reçu l’évaluation du COSEPAC, le gouverneur en conseil n’a toujours pas pris de décision, le Ministre, par arrêté, modifie la Liste des espèces en péril en conformité avec l’évaluation faite par le COSEPAC (article 27).
[60] Une espèce sauvage peut aussi être inscrite d’urgence sur la Liste des espèces en péril lorsque le Ministre, sur demande de toute personne, est d’avis que la survie de l’espèce en cause est menacée de façon imminente (article 28). Lorsqu’il en arrive à ce constat, le Ministre est alors tenu de recommander au gouverneur en conseil de modifier ladite liste pour y inscrire l’espèce comme « espèce en voie de disparition » (article 29). Dans l’année qui suit la prise du décret, le COSEPAC, après avoir fait préparer un rapport de situation sur l’espèce en cause, confirme au Ministre la classification de l’espèce ou lui recommande soit de la reclassifier, soit d’en radier l’inscription (article 30). Le Ministre peut alors recommander au gouverneur en conseil de modifier la Liste des espèces en péril en conséquence (article 31).
b) Élaboration et mise en œuvre de programmes de rétablissement et de plans de gestion pour toute espèce inscrite comme « espèce en péril »
[61] Dans un deuxième temps, la Loi prévoit un mécanisme d’élaboration et de mise en œuvre de programmes de rétablissement pour toute espèce inscrite sur la Liste des espèces en péril (articles 37 à 55) ou de plans de gestion pour toute espèce sauvage inscrite comme espèce préoccupante (articles 65 à 72). Dans la mesure du possible, de tels programmes et de tels plans sont élaborés en collaboration avec tout ministre provincial ou territorial dans la province ou le territoire où se trouve l’espèce visée ou tout ministre fédéral dont relèvent les aires où se trouve l’espèce. Ce devoir de collaboration s’étend aussi à toute organisation autochtone que le ministre compétent croit directement touchée par le programme ou le plan de gestion, ou encore au conseil de gestion des ressources fauniques établi par un accord de revendication territorial lorsque l’espèce se trouve dans une aire où un tel conseil exerce des attributions à l’égard d’espèces sauvages. Un tel programme doit aussi être préparé en consultation avec les propriétaires fonciers et toute autre personne que le ministre compétent estime directement touchée par le programme (articles 39 et 66).
[62] Le ministre compétent doit déterminer, en élaborant un programme de rétablissement pour une espèce donnée, si le rétablissement est réalisable sur le plan technique. Si le rétablissement est jugé réalisable, le ministre compétent doit s’assurer que le programme traite des menaces à la survie de l’espèce et de son habitat, et comporte, entre autres, les grandes lignes du plan à suivre pour leur faire face (article 41).
[63] Le ministre compétent prépare d’abord un projet de programme de rétablissement, qu’il dépose dans le Registre (article 42). Dans les 60 jours suivant son dépôt au Registre, toute personne peut transmettre au ministre compétent ses observations relativement au projet de programme de rétablissement (article 43). La mise en œuvre de tout programme de rétablissement doit faire l’objet d’un rapport de suivi à tous les cinq ans de la part du ministre compétent (article 46). Les mêmes exigences s’appliquent à l’élaboration d’un plan de gestion destiné à une espèce sauvage préoccupante (articles 68 et 72).
[64] Tout programme de rétablissement doit par ailleurs être accompagné d’un ou plusieurs plans d’action élaborés par le ministre compétent sur le fondement dudit programme. L’élaboration d’un plan d’action est assujettie aux mêmes exigences en matière de collaboration que celle d’un programme de rétablissement (article 47). Le plan d’action doit, en ce qui a trait à l’aire à laquelle il s’applique, comporter, notamment, une désignation de l’habitat essentiel de l’espèce concernée, un exposé des mesures à prendre pour mettre en œuvre le programme de rétablissement quant à la survie de l’espèce et quant à la protection de son habitat essentiel, un exposé des méthodes à utiliser pour surveiller le rétablissement de l’espèce et sa viabilité à long terme, de même qu’une évaluation des répercussions socio-économiques de la mise en œuvre du plan d’action et des avantages en découlant (article 49).
[65] Tout comme à l’égard d’un programme de rétablissement, toute personne peut transmettre au ministre compétent des observations écrites relativement à tout projet de plan d’action déposé au Registre par ce ministre (article 50).
[66] Aux fins de la mise en œuvre d’un plan d’action ou un plan de gestion visant une espèce aquatique, un oiseau migrateur protégé par la Loi de 1994 sur la convention concernant les oiseaux migrateurs, L.C. 1994, ch. 22 (Oiseau Migrateur Protégé) ou toute autre espèce sauvage se trouvant sur le « territoire domanial », le ministre compétent prend, par règlement, toutes les mesures qu’il estime nécessaires (articles 59 et 71). Une « espèce aquatique », selon la définition qu’en donne la Loi, est une espèce sauvage de poissons au sens de l’article 2 de la Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14, ou une plante marine au sens de l’article 47 de cette loi. Pour sa part, le « territoire domanial », est défini par la Loi comme étant constitué de trois grandes catégories d’espace domanial : i) les terres appartenant à Sa Majesté du chef du Canada ou qu’elle a le pouvoir d’aliéner, leurs eaux et leur espace aérien; ii) les eaux intérieures et la mer territoriale du Canada; et (iii) les réserves et autres terres mises de côté à l’usage et au profit d’une bande indienne en application de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5 (article 2).
[67] Un plan d’action doit aussi faire l’objet, de la part du ministre compétent, d’un suivi quinquennal de sa mise en œuvre. Le rapport de suivi doit se pencher notamment sur les progrès réalisés en vue de l’atteinte des objectifs du plan et sur les répercussions écologiques et socio-économiques de sa mise en œuvre (article 55).
c) Régime d’interdictions et de contrôle d’application de la loi
[68] Enfin, comme troisième grand volet, la Loi met en place un régime d’interdictions (articles 32 à 36 et 58 à 64), assorties de sanctions (articles 97 à 119), dont la mise en œuvre est assurée au moyen de mesures de contrôle d’application de la Loi (articles 85 à 96).
[69] Un premier groupe d’interdictions concerne les individus eux-mêmes d’une espèce en péril et leur résidence (articles 32 à 36). C’est ainsi qu’il est interdit, sous peine de sanction, de tuer un individu d’une espèce disparue du pays, en voie de disparition ou menacée, de lui nuire, de le harceler, de le capturer, ou de le prendre, tout comme il est interdit de posséder, collectionner, vendre ou acheter un tel individu, une partie de celui-ci ou un produit qui en provient (article 32). Il est tout aussi interdit d’endommager ou de détruire sa résidence, y compris la résidence de tout individu d’une espèce disparue du pays dont un programme de rétablissement a recommandé la réinsertion à l’état sauvage au Canada (article 33).
[70] Ces interdictions, dans le cas où il ne s’agit pas d’individus d’une espèce aquatique ou d’une espèce d’Oiseaux Migrateurs Protégés, ou de leur résidence, ne s’appliquent toutefois dans une province, ailleurs que sur le territoire domanial, que si un décret du gouverneur en conseil, adopté sur recommandation du Ministre, le prévoit. Une telle recommandation ne peut être faite cependant qu’après que le Ministre ait notamment consulté le ministre provincial compétent. Si, toutefois, le Ministre est d’avis que le droit de la province ne protège pas efficacement l’espèce ou la résidence de ses individus, il est alors tenu de recommander au gouverneur en conseil la prise du décret (article 34).
[71] Ce premier groupe d’interdictions vise aussi les individus, et leur résidence, d’espèces sauvages non inscrites comme espèces en péril aux termes de la Loi, mais classées comme espèce en voie de disparition ou menacée par un ministre provincial ou territorial. Ces interdictions ne s’appliquent toutefois qu’aux individus et résidences se trouvant sur le territoire domanial situé dans la province ou le territoire (article 36).
[72] Un second groupe d’interdictions vise à protéger l’habitat essentiel d’une espèce inscrite sur la Liste des espèces en péril (articles 58 à 64). L’habitat essentiel d’une espèce sauvage inscrite est celui qui est nécessaire à sa survie ou à son rétablissement et qui est désigné comme tel dans le programme de rétablissement ou le plan d’action élaboré à l’égard de cette espèce (article 2). C’est ainsi qu’il est interdit de détruire un élément de l’habitat essentiel d’une telle espèce lorsque son habitat essentiel se trouve sur le territoire domanial, dans la zone économique exclusive ou sur le plateau continental, ou lorsque l’espèce en cause est inscrite comme une espèce aquatique ou une espèce d’Oiseaux Migrateurs Protégés (article 58).
[73] Cette interdiction s’applique aussi à tout élément de l’habitat essentiel d’une espèce sauvage classée par un ministre provincial ou territorial comme espèce en voie de disparition, qui se trouve sur le territoire domanial et qui est désigné par le ministre provincial ou territorial comme nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce. Toutefois, l’interdiction ne s’applique qu’aux parties de cet habitat que le gouverneur en conseil désigne par décret, sur recommandation du ministre compétent (article 60).
[74] Il est par ailleurs également interdit de détruire un élément de l’habitat d’une espèce en voie de disparition ou menacée inscrite sur la Liste des espèces en péril, autre qu’une espèce aquatique ou une espèce d’Oiseaux Migrateurs Protégés, et se trouvant dans une province ou un territoire ailleurs que sur le territoire domanial. Encore là, cette interdiction ne s’applique qu’aux parties de cet habitat que le gouverneur en conseil désigne par décret, sur recommandation du ministre compétent. Cette recommandation peut être faite lorsqu’un ministre provincial ou territorial a demandé qu’elle soit faite. Elle doit cependant être faite lorsqu’après avoir consulté le ministre provincial ou territorial compétent, le ministre compétent est d’avis, d’une part, qu’aucune disposition de la Loi ou de toute autre loi fédérale, ni aucune mesure prise sous leur régime, ne protègent la partie de l’habitat essentiel ainsi désignée et, d’autre part, que le droit de la province ou du territoire concerné ne la protège pas efficacement (article 61). Un tel décret est d’une durée de cinq ans et peut être prorogé.
[75] Par ailleurs, toute personne visée par l’application des articles 58, 60 et 61 peut se voir verser par le Ministre, en conformité avec les règlements adoptés à cet effet, une indemnité juste et raisonnable pour les pertes subies en raison des conséquences extraordinaires pouvant découler de cette application (article 64). Les règlements doivent notamment fixer la marche à suivre pour réclamer une indemnité, le mode de détermination du droit à l’indemnité, de la valeur de la perte subie et du montant de l’indemnité pour cette perte, et les modalités de l’indemnisation.
[76] Le régime d’infractions et de peines en lien avec ces deux groupes d’interdictions est prévu à l’article 97 de la Loi. Ainsi, quiconque contrevient aux paragraphes 32(1) ou (2), à l’article 33 ou aux paragraphes 36(1), 58(1) 60(1) ou 61(1), notamment, commet une infraction. La sévérité de la peine ― une amende, un emprisonnement ou les deux ― va varier selon qu’il y a déclaration de culpabilité par mise en accusation ou par procédure sommaire et selon que le contrevenant est une personne morale autre qu’une personne morale sans but lucratif, une personne morale sans but lucratif ou une personne physique. L’article 108 permet par ailleurs, lorsque certaines conditions sont réunies, le recours à des mesures de rechange à l’égard d’une personne accusée d’une infraction aux termes de la Loi.
[77] Ce régime ne s’applique toutefois pas à une personne exerçant des activités « en matière soit de sécurité ou de santé publiques ou de sécurité nationale autorisées sous le régime de toute autre loi fédérale, soit de santé des animaux et des végétaux autorisés sous le régime de la Loi sur la santé des animaux et la Loi sur la protection des végétaux », ou encore des activités « autorisées par un accord, un permis, une licence, un arrêté ou un autre document visé aux articles 73, 74 ou 78 » (article 83). L’article 73 confère au ministre compétent le pouvoir de conclure avec une personne un accord ― ou à lui délivrer un permis ― l’autorisant à exercer une activité touchant une espèce en péril, tout élément de son habitat essentiel ou la résidence de ses individus lorsque cette activité i) consiste en des recherches scientifiques sur la conservation des espèces menées par les personnes compétentes; ii) profite à l’espèce ou est nécessaire à l’augmentation des chances de survie de l’espèce à l’état sauvage; ou iii) ne touche l’espèce que de façon incidente. L’article 74 permet pour sa part, aux conditions prévues à l’article 73, la conclusion de tout accord, la délivrance de tout permis ou licence ou la prise de tout arrêté ayant pour objet d’autoriser, en application de toute autre loi fédérale, l’exercice d’une activité touchant une espèce en péril, tout élément de son habitat essentiel ou la résidence de ses individus. Il en va de même, suivant l’article 78, de tout accord, permis, licence ou arrêté conclu, délivré ou pris par un ministre provincial ou territorial en application d’une loi provinciale ou territoriale.
[78] Enfin, le Ministre, dans la mise en œuvre du régime d’interdictions et d’infractions institué par la Loi, dispose des pouvoirs qui lui sont dévolus aux termes des articles 85 à 96, lesquels portent sur le contrôle d’application de la Loi. C’est ainsi qu’il est habilité, à cette fin, à désigner des agents de l’autorité chargés de l’application de la Loi, lesquels sont notamment autorisés, sur obtention préalable d’un mandat judiciaire, à perquisitionner, fouiller et saisir en tout lieu autorisé par le mandat (articles 85 à 92). Pour sa part, le Ministre dispose du pouvoir d’enquêter sur toute allégation de contravention à la Loi. Il est alors habilité à enquêter sur tous les éléments qu’il juge indispensables pour établir les faits relatifs à l’infraction reprochée (articles 93 et 94). Il peut clore ou interrompre son enquête s’il estime que l’infraction reprochée ne justifie plus sa poursuite ou que les résultats de l’enquête ne permettent pas de conclure à la perpétration de l’infraction (article 95). Autrement, il peut, à toute étape de l’enquête, transmettre tout élément de preuve au procureur général pour lui permettre de décider si une infraction a été commise ou est sur le point de l’être et de prendre les mesures de son choix (article 95).
[79] Finalement, la Loi lie Sa Majesté du chef du Canada ou d’une province (article 5). Elle repose aussi sur le principe découlant de la Convention sur la biodiversité suivant lequel le manque de certitude scientifique ne peut constituer un prétexte à retarder la prise de mesures efficientes pour prévenir la disparition ou la décroissance d’une espèce sauvage lorsqu’il existe par ailleurs une menace d’atteinte grave ou irréversible à cette espèce (Loi, préambule; voir aussi : Centre québécois du droit de l’environnement, au paragraphe 6).
3) L’article 80 de la Loi
[80] L’article 80 de la Loi confère au gouverneur en conseil, sur recommandation du ministre compétent, le pouvoir de prendre un décret d’urgence visant la protection d’une espèce inscrite à la Liste des espèces en péril. Il peut y désigner tout habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce en cause dans l’aire visée par le décret. Avant de faire sa recommandation, le ministre compétent doit avoir consulté « tout autre ministre compétent ». Cet « autre ministre compétent », sera, selon le cas, le ministre responsable de l’Agence Parcs Canada, le ministre des Pêches et Océans ou le Ministre.
[81] Lorsqu’il estime qu’une espèce « est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement », le Ministre est par ailleurs tenu, aux termes du paragraphe 80(2) de la Loi, de recommander au gouverneur en conseil la prise d’un décret d’urgence.
[82] Suivant les alinéas 80(4)a), (b) et le sous-alinéa 84(4)c)(i), ce type de décret peut être pris pour la protection d’une espèce aquatique, d’une espèce d’Oiseaux Migrateurs Protégés ou encore de toute autre espèce inscrite à la Liste des espèces en péril se trouvant sur le territoire domanial, la zone économique exclusive ou le plateau continental du Canada.
[83] Lorsqu’un décret d’urgence est pris en vertu de l’un ou l’autre de ces alinéas et sous-alinéas, il peut prévoir trois choses : i) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce en question dans l’aire d’application du décret; imposer des mesures de protection de l’espèce et de cet habitat; et iii) comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de nuire à l’espèce ou à l’habitat visés.
[84] Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) permet pour sa part au gouverneur en conseil de prendre un décret d’urgence pour la protection de toute espèce inscrite à la Liste des espèces en péril, quelle qu’elle soit, se trouvant ailleurs que sur le territoire domanial, la zone économique exclusive ou le plateau continental du Canada. En d’autres termes, cette disposition habilite le gouverneur en conseil à prendre un décret d’urgence pour la protection de toute espèce inscrite à la Liste des espèces en péril, qu’elle soit ou non une espèce aquatique ou un Oiseau Migrateur Protégé et quel que soit son aire de répartition.
[85] Tout comme celui pris en vertu des alinéas 80(4)a), et b) et du sous-alinéa 80(4)c)(i), un décret pris en vertu du sous-alinéa 80(4)c)(ii) peut désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce en question dans l’aire d’application du décret et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de nuire à ceux-ci. Toutefois, il ne peut imposer de mesures de protection de l’espèce et de l’habitat.
[86] L’article 80, en son entièreté, se lit comme suit :
Décrets d’urgence
80 (1) Sur recommandation du ministre compétent, le gouverneur en conseil peut prendre un décret d’urgence visant la protection d’une espèce sauvage inscrite.
Recommandation obligatoire
(2) Le ministre compétent est tenu de faire la recommandation s’il estime que l’espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement.
Consultation
(3) Avant de faire la recommandation, il consulte tout autre ministre compétent.
Contenu du décret
(4) Le décret peut :
a) dans le cas d’une espèce aquatique :
(i) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,
(ii) imposer des mesures de protection de l’espèce et de cet habitat, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de leur nuire;
b) dans le cas d’une espèce d’oiseau migrateur protégée par la Loi de 1994 sur la convention concernant les oiseaux migrateurs se trouvant :
(i) sur le territoire domanial ou dans la zone économique exclusive du Canada :
(A) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,
(B) imposer des mesures de protection de l’espèce et de cet habitat, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de leur nuire,
(ii) ailleurs que sur le territoire visé au sous-alinéa (i) :
(A) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,
(B) imposer des mesures de protection de l’espèce, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de nuire à l’espèce et à cet habitat;
c) dans le cas de toute autre espèce se trouvant :
(i) sur le territoire domanial, dans la zone économique exclusive ou sur le plateau continental du Canada :
(A) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,
(B) imposer des mesures de protection de l’espèce et de cet habitat, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de leur nuire,
(ii) ailleurs que sur le territoire visé au sous-alinéa (i) :
(A) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,
(B) comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de nuire à l’espèce et à cet habitat.
Exclusion
(5) Les décrets d’urgence sont soustraits à l’application de l’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires.
[87] Suivant l’alinéa 97(1)b) de la Loi, quiconque contrevient à toute disposition d’un décret d’urgence pris en vertu de l’article 80 et précisée par ce décret commet, lui aussi, une infraction punissable de la même manière que l’infraction commise aux paragraphes 32(1) ou (2), à l’article 33 ou aux paragraphes 36(1), 58(1) 60(1) ou 61(1) de la Loi. Le décret d’urgence, suivant le paragraphe 97(2), peut préciser lesquelles de ces dispositions créent une infraction.
[88] Le régime d’exemptions prévu à l’article 83 de la Loi, soit le même, comme nous l’avons vu, qui s’applique aux deux groupes d’interdictions institués par la Loi, s’applique aussi aux décrets d’urgence émis aux termes de l’article 80, y compris du sous-alinéa 80(4)c)(ii).
[89] Enfin, la Loi ne précise pas la durée d’un décret d’urgence pris sous son autorité. Toutefois, elle prévoit, à l’article 82, que le ministre compétent est tenu de recommander son abrogation au gouverneur en conseil lorsqu’il estime que l’espèce sauvage visée « ne serait plus exposée à des menaces imminentes pour sa survie et son rétablissement si le décret était abrogé ».
4) La position de Groupe Candiac
[90] Groupe Candia ne conteste pas la Loi dans son ensemble. Sauf pour le sous-alinéa 80(4)c)(ii), il soutient en effet que la Loi est en parfaite harmonie avec le partage des compétences opéré par la LC 1867. Il en est ainsi, selon lui, parce que la Loi vient protéger d’abord et avant tout des espèces sauvages ― les espèces aquatiques et les Oiseaux Migrateurs Protégés ― et des espaces ― les terres domaniales ― dont le rattachement aux compétences législatives du Parlement ne fait aucun doute.
[91] D’ailleurs, poursuit-il, la Loi est bâtie sur la reconnaissance explicite que la conservation des espèces sauvages au Canada est une « responsabilité partagée par les gouvernements du pays » et que la collaboration entre eux « est importante en vue d’établir des lois et des programmes complémentaires pouvant assurer la protection et le rétablissement des espèces en péril au Canada » (Loi, préambule). En d’autres termes, la Loi reflèterait cette reconnaissance en jouant, dans la protection et le rétablissement des espèces en péril au Canada, un rôle complémentaire à celui joué par les provinces, soit un rôle limité aux espèces et espaces relevant de la compétence fédérale.
[92] Le sous-alinéa 80(4)c)(ii), selon Groupe Candiac, ferait ainsi cavalier seul en offrant un « filet de sécurité » permettant une intervention d’urgence, lorsqu’il y a menace imminente, à l’égard d’espèces en péril et d’espaces qui ne sont pas de juridiction fédérale. En habilitant de cette façon le gouverneur en conseil à se poser en quelque sorte en gardien ultime de la protection des espèces en périls au Canada, toutes espèces et tous espaces confondus, il viendrait ainsi usurper, à toutes fins utiles, le pouvoir des provinces de jouer leur rôle à cet égard à l’endroit des espèces en périls qui ne sont ni des espèces aquatiques, ni des Oiseaux Migrateurs Protégés et qui sont situées dans des espaces relevant de leur juridiction. Il en veut pour preuve le certificat obtenu du ministère québécois du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques aux termes de la législation québécoise sur l’environnement qui l’autorisait à procéder aux travaux de développement de ses terrains compris dans l’aire d’application du Décret d’urgence, lequel certificat est devenu, soutient-il, sans objet en raison de la prise dudit Décret.
[93] Le caractère véritable du sous-alinéa 80(4)c)(ii) serait donc de permettre au gouvernement du Canada d’imposer, dans certaines circonstances jugées urgentes, des normes de conduite visant à assurer, sur le territoire des provinces, la protection d’espèces en péril autres que les espèces relevant de sa compétence.
[94] Or, soutient Groupe Candiac, de par son caractère véritable, le sous-alinéa 80(4)c)(ii) ne relève d’aucun chef de compétence attribué au Parlement par la LC 1867. En particulier, il estime que cette disposition ne satisfait pas aux indicateurs jurisprudentiels d’une disposition valide de droit criminel puisqu’elle serait de nature purement règlementaire. En cela, elle se distinguerait des dispositions de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement qui étaient en cause dans l’arrêt Hydro-Québec (version L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 16[maintenant abrogée par L.C. 1999, ch. 33, art. 355]) (LCPE) et dont la Cour suprême du Canada a confirmé la validité constitutionnelle en tant que mesures valides de droit criminel.
[95] Il en serait ainsi parce que plutôt que de procéder par voie d’interdictions générales applicables à l’ensemble du pays, accompagnées d’exemptions règlementaires, le Parlement a choisi de mettre en place, par l’effet combiné du sous-alinéa 80(4)c)(ii) et de l’article 83, un régime permettant à l’Exécutif d’imposer de manière discrétionnaire, sur un territoire désigné, des interdictions assorties de sanctions desquelles il est permis d’être exempté sur la base d’accords, permis, licences ou arrêtés dont le contenu est encore une fois laissé à la discrétion de l’Exécutif. De surcroit, la technique utilisée assujettirait l’infraction reprochée au pouvoir de contrôle et de surveillance des tribunaux sur le plan du droit administratif, une situation antinomique à la règle voulant que la légalité des dispositions créant des infractions criminelles ne puisse s’apprécier qu’en regard de la LC 1867 ou de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).
[96] Groupe Candiac ajoute que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) n’aurait pas été adopté pour réprimer un mal ou contrer un préjudice appréhendé, comme le requiert les indicateurs de validité d’une mesure de droit criminel, mais strictement par souci d’efficacité ou d’uniformité dans l’application des normes que le gouvernement du Canada souhaite mettre en place à l’échelle du pays pour protéger les espèces en péril. Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) aurait ainsi un objet « déguisé » sous le couvert duquel le Parlement s’immiscerait sans droit dans les champs de compétence des provinces.
[97] Par ailleurs, la compétence du Parlement en matière de paix, ordre et bon gouvernement ne saurait davantage, selon Groupe Candiac, justifier l’adoption du sous-alinéa 80(4)c)(ii). Justifié, suivant le procureur général, sous l’égide de la théorie des dimensions nationales, l’une des deux composantes de cette compétence, son objet ― assurer la protection, sur une base urgente, d’une espèce en péril relevant de la compétence des provinces, mais exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement ― n’aurait, de l’avis de Groupe Candiac, ni l’indivisibilité, ni l’unicité, ni la particularité requises pour se démarquer clairement des matières d’intérêt provincial en ce domaine. Groupe Candiac rappelle à cet égard que le Parlement lui-même a reconnu que la conservation des espèces sauvages au Canada était, au contraire, « une responsabilité partagée par les gouvernements du pays ».
[98] Il n’y aurait par surcroît aucune lacune à combler dans les pouvoirs provinciaux en ce domaine, comme en font foi, notamment, les différentes mesures, législatives et autres, adoptées par le Québec pour protéger les espèces en périls sur son territoire, dont la rainette faux-grillon de l’Ouest. Quoi qu’il en soit, Groupe Candiac plaide que si la théorie des dimensions nationales devait trouver application dans le domaine de la protection des espèces en péril, elle ne pourrait s’appliquer qu’aux espèces sauvages transfrontalières, ce qui n’est manifestement pas le cas de la rainette faux-grillon de l’Ouest qui, sa vie durant, ne se déplacera pas, en moyenne, à plus de 300 mètres de son lieu de reproduction.
5) Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) est une mesure valide de droit criminel
a) La compétence en matière de droit criminel
[99] Le Parlement tient sa compétence en matière de droit criminel du paragraphe 91(27) de la LC 1867. Cette compétence est exclusive et plénière et sa portée a toujours été définie largement ; on dit souvent d’ailleurs qu’elle n’est pas « figé dans le temps » et qu’elle a une « place à part » comme chef de compétence fédérale. Elle s’exprime d’ailleurs non seulement dans le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, mais aussi dans une vaste gamme de lois, comme la Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F-27, la Loi sur le tabac, L.C. 1997, ch. 13, la Loi sur les armes à feu, L.C. 1995, ch. 39 et la LCPE (Renvoi sur les armes à feu, aux paragraphes 28–29; Hydro Québec, aux paragraphes 119–122).
[100] C’est ainsi qu’une loi sera considérée comme relevant de la compétence du Parlement en cette matière lorsqu’elle stipule une interdiction assortie d’une sanction et que cette interdiction est fondée sur un « objectif public légitime », associé à un « mal » que le législateur cherche à combattre et à réprimer ou à des intérêts menacés qu’il cherche à protéger (RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199 (RJR-MacDonald), au paragraphe 28). La paix publique, l’ordre, la sécurité, la santé et la moralité sont considérés comme les objectifs publics légitimes habituels du droit criminel. Toutefois, cette liste n’est pas exhaustive. La protection de l’environnement s’y est ajoutée au cours des dernières années (Hydro-Québec, au paragraphe 123). Groupe Candiac ne conteste pas cela.
[101] Le pouvoir plénier du Parlement en matière de droit criminel ne souffre que d’une seule réserve sur le plan du partage des compétences : il ne peut être utilisé de façon déguisée. En d’autres termes, il ne peut être utilisé de manière à « “[…] empiéter spécieusement sur des domaines de compétence législative provinciale exclusive” » (Hydro Québec, au paragraphe 121, citant Scowby c. Glendinning, [1986] 2 R.C.S. 226, à la page 237).
[102] Il s’agit donc, ici, de déterminer d’abord, si, de par son caractère véritable, le sous-alinéa 80(4)c)(ii) poursuit un objectif public légitime de droit criminel et, donc, un objectif associé à la répression d’un « mal ». À mon avis, cela ne fait aucun doute. Il s’agira ensuite de déterminer s’il empiète spécieusement sur des domaines de compétences législatives provinciales exclusives. À mon avis, il ne le fait pas. Enfin, il faudra décider si le régime d’interdictions établi par le sous-alinéa 80(4)c)(ii) possède les attributs de forme d’un régime de droit criminel. Selon moi, c’est le cas.
b) Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) poursuit un objectif public légitime de droit criminel
[103] Comme on l’a vu, le caractère véritable du sous-alinéa 80(4)c)(ii) serait, selon Groupe Candiac, de permettre au gouvernement du Canada d’imposer, dans certaines circonstances jugées urgentes, des normes de conduite visant à assurer, sur le territoire des provinces, la protection d’espèces en péril autres que les espèces relevant de sa compétence.
[104] Selon le procureur général, il serait, de par l’objet et les effets juridiques et pratiques du sous-alinéa 80(4)c)(ii), de doter le gouverneur en conseil d’un pouvoir d’intervention d’urgence lorsqu’une espèce en péril est sur le point de subir un préjudice qui compromettra sa survie ou son rétablissement. Il reflèterait ainsi le préambule de la Loi et servirait, comme l’ont affirmé les principaux protagonistes de la Loi devant le Parlement, de « filet de sécurité » là où les mesures déjà en place, qu’elles soient citoyennes, provinciales ou territoriales, ne permettent pas de contrer une menace imminente susceptible d’être fatale à l’avenir de l’espèce. Ce pouvoir d’urgence aurait deux composantes, à savoir l’identification de l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce en cause et l’interdiction, sous peine de sanctions, des activités exposant cette espèce à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement. L’objectif et l’effet juridique et pratique ultimes seraient ainsi de procurer une protection immédiate à l’espèce de manière à prévenir, pour emprunter les propos du juge Martineau dans la décision Centre québécois du droit de l’environnement, sa disparition « d’une façon brutale et soudaine » (Centre québécois du droit de l’environnement, au paragraphe 78).
[105] Je préfère cette caractérisation. J’ajouterais ceci. Vu la nécessité d’agir d’urgence, dans la mesure où la menace est imminente, le sous-alinéa 80(4)c)(ii) autorise la prise d’un décret sans qu’il ne soit nécessaire de procéder aux consultations et de s’astreindre aux formalités qui s’imposent lorsqu’il s’agit, via les articles 34 et 61 de la Loi, de rendre applicables dans une province l’un ou l’autre des deux groupes d’interdictions prévus à la Loi à une espèce autre qu’une espèce aquatique ou qu’un Oiseau Migrateur Protégé, et dans un endroit autre que le territoire domanial.
[106] En cela, comme l’était l’article 35 de la LCPE considéré dans l’arrêt Hydro-Québec, lequel permettait la prise d’un arrêté d’urgence de manière à parer à tout danger appréciable pour l’environnement, le sous-alinéa 80(4)c)(ii) est accessoire au régime d’interdictions mis en place par la Loi et, comme c’était aussi le cas de l’article 35, il permet de contourner les dispositions ordinaires dudit régime dans les cas où une intervention immédiate est requise (Hydro-Québec, au paragraphe 155).
[107] Maintenant, le sous-alinéa 80(4)c)(ii) cherche-t-il à réprimer un « mal » au sens du droit criminel? Comme l’enseigne la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, le Parlement dispose de toute la discrétion voulue, dans l’exercice de sa compétence en matière de droit criminel, pour « décider quel mal il désire supprimer au moyen d’une interdiction pénale et quel intérêt menacé il souhaite ainsi sauvegarder » (Hydro Québec, au paragraphe 119).
[108] Ici, Groupe Candiac prétend qu’il n’y a pas de mal à réprimer. Il soutient que, comme c’était le cas des dispositions invalidées dans le Renvoi sur la procréation assistée, le sous-alinéa 80(4)c)(ii) est animé d’abord et avant tout par un souci d’efficacité et d’uniformité dans l’application des normes que le gouvernement du Canada souhaite mettre en place pour la protection des espèces sauvages au Canada, quelle que soit l’espèce et quel que soit l’endroit où sa population se trouve sur le territoire canadien. Ainsi, du moment qu’il juge qu’une espèce sauvage donnée n’est pas suffisamment protégée par une province, cette disposition permettrait au gouvernement du Canada de rendre la Loi applicable aux espèces sauvages de « juridiction provinciale ». Or, assurer l’efficacité et l’uniformité souhaitée, même à l’égard des espèces sauvages de « juridiction provinciale », en ayant recours à la compétence en matière de droit criminel, revient, plaide Groupe Candiac, à envahir de façon déguisée les champs de compétence des provinces.
[109] Je ne suis pas d’accord.
[110] D’une part, j’estime que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) vise à réprimer un « mal ». J’ai de la difficulté à voir comment le rejet, du fait de l’activité humaine, de substances toxiques dans l’environnement peut à bon droit constituer une source de préoccupation légitime de droit criminel, mais non l’imminence, du fait de l’activité humaine, d’une situation qui menace la survie même ou le rétablissement d’une espèce en péril, laquelle, comme toutes les autres, est essentielle à la préservation des systèmes qui entretiennent la biosphère dont l’appauvrissement, du fait de l’activité humaine, n’est maintenant plus à démontrer tout comme n’est plus à démontrer l’impact de cet appauvrissement sur la qualité de l’environnement.
[111] Voilà, selon le très large consensus dégagé par la quasi-totalité des nations de ce monde dans la somme toute récente Convention sur la biodiversité, une préoccupation « commune à l’humanité », un nouveau paradigme, en quelque sorte, dans la façon de concevoir l’environnement et sa préservation dans l’intérêt de la présente génération d’êtres humains et, surtout, des générations futures.
[112] Je rappelle que suivant la preuve au dossier, la plupart des indicateurs de biodiversité, à l’échelle de la planète, montrent des signes de déclin marqué sans aucun signe de ralentissement. Cela serait principalement le résultat de l’activité humaine qui, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, serait ainsi la cause principale de la période d’extinction de masse que l’on observe actuellement, la sixième depuis l’origine de la vie sur Terre. Notamment, les taux d’extinction des espèces sauvages seraient aujourd’hui mille fois plus élevés que par le passé. Le Canada n’y échappe pas. Des 976 espèces recensées par le COSEPAC à l’automne 2016, 15 sont disparues, 23 sont disparues du pays, 320 sont en voie de disparition, 172 sont menacées et 209 sont préoccupantes (Rapport d’expert scientifique concernant la protection des espèces et de leurs habitats, Gabriel Blouin-Demers, PhD, dossier du défendeur, vol 4, aux pages 1255–1256).
[113] D’ailleurs, la perte d’habitat est généralement considérée comme la principale cause de perte de biodiversité pour les espèces terrestres globalement. Dans le cas des amphibiens, ce serait là la cause majeure (Rapport d’expert scientifique concernant la protection des espèces et de leurs habitats, Gabriel Blouin-Demers, PhD, dossier du défendeur, vol 4, à la page 1258). Selon ce rapport, les conséquences de la perte de biodiversité seraient les suivantes :
La perte de biodiversité altère le fonctionnement des écosystèmes et rend les écosystèmes moins résilients aux changements environnementaux, incluant les changements climatiques. La biodiversité agit comme facteur indépendant qui contrôle directement plusieurs fonctions écosystémiques importantes, comme par exemple le recyclage des nutriments, la filtration de l’eau, la production d’oxygène, ou la séquestration du carbone. Les pertes de biodiversité diminuent les fonctions écosystémiques et, donc, amoindrissent la qualité de l’environnement.
(Rapport d’expert scientifique concernant la protection des espèces et de leurs habitats, Gabriel Blouin-Demers, PhD, dossier du défendeur, vol. 4, à la page 1259.)
[114] Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) s’inscrit, selon moi, dans la même logique de protection de l’environnement, un objectif public légitime de droit criminel faut-il le rappeler, que le régime de régulation du rejet des substances toxiques dans l’environnement, jugé, dans l’arrêt Hydro Québec, comme ayant été validement adopté en vertu de la compétence du Parlement en matière de droit criminel. On cherche ultimement, dans les deux cas, à réprimer des conduites susceptibles d’amoindrir la qualité de l’environnement. Comme c’était le cas du régime en cause dans l’arrêt Hydro Québec, il y a ici, à mon sens, un lien réel entre le préjudice appréhendé et le mal à réprimer, soit entre la disparition brutale et soudaine d’une espèce en péril contribuant à la préservation de la biodiversité et de nos écosystèmes et l’amoindrissement, du fait de l’activité humaine, de la qualité de l’environnement, maintenant une préoccupation universelle partagée par la quasi-totalité des nations du monde.
[115] Comme l’ont souligné les juges majoritaires dans Hydro-Québec, il serait surprenant que le Parlement ne puisse utiliser ses pouvoirs pléniers en matière de droit criminel pour protéger l’environnement et supprimer les maux qui y sont associés [Hydro-Québec, aux paragraphes 123 à 125] :
[…] Mais je ne doute nullement que la protection d’un environnement propre est un objectif public, au sens de ce qu’a exprimé le juge Rand dans le Renvoi sur la margarine, précité, qui est suffisant pour justifier une interdiction criminelle. C’est sûrement un [traduction] «intérêt menacé » que le Parlement peut légitimement « sauvegarder » ou, en d’autres mots, la pollution est un « mal » que le Parlement peut légitimement chercher à supprimer. En fait, comme je l’ai indiqué au début des présents motifs, c’est un objectif public d’une importance supérieure; il constitue l’un des principaux défis de notre époque. Il serait, en effet, surprenant que le Parlement ne puisse pas exercer son plein pouvoir en matière de droit criminel pour protéger cet intérêt et supprimer les maux qui lui sont associés au moyen d’interdictions pénales appropriées.
Ce point de vue est en totale harmonie avec l’arrêt récent de notre Cour Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031, où le juge Gonthier affirme au nom des juges majoritaires, au par. 55 :
Il est clair qu’au cours des deux dernières décennies, les citoyens se sont fortement sensibilisés à l’importance d’assurer la protection de l’environnement et au fait que des conséquences pénales peuvent découler d’une conduite qui nuit à l’environnement. […] Nous savons tous que, individuellement et collectivement, nous sommes responsables de la préservation de l’environnement naturel. J’abonde dans le sens de la Commission de réforme du droit du Canada qui, dans son document Les crimes contre l’environnement, op. cit., a conclu, à la p. 10 :
… certains faits de pollution représentent effectivement la violation d’une valeur fondamentale et largement reconnue, valeur que nous appellerons le droit à un environnement sûr.
Cette valeur paraît relativement nouvelle, encore que dans la mesure où elle s’inscrit dans le prolongement d’un ensemble traditionnel et bien établi de droits et de valeurs déjà protégés par le droit pénal, son existence et ses modalités soient facilement perceptibles. Parmi les nouvelles composantes de cette valeur fondamentale, on peut sans doute compter la qualité de la vie et la responsabilité de l’être humain envers l’environnement naturel. D’autre part, les valeurs plus traditionnelles ont simplement évolué et pris une certaine ampleur pour embrasser l’environnement à titre de sujet d’intérêt et de préoccupation en soi. Font partie des valeurs fondamentales qui sous-tendent les objets et les mécanismes de protection du droit pénal, le caractère sacré de la vie, l’inviolabilité et l’intégrité de la personne et la protection de la vie et de la santé humaines. L’on s’entend de plus en plus pour dire que la pollution de l’environnement, sous certaines formes et à certains degrés, peut, directement ou indirectement, à court ou à long terme, être gravement dommageable ou dangereuse pour la vie et la santé humaines.
Non seulement la protection de l’environnement est-elle devenue une valeur fondamentale au sein de la société canadienne, mais ce fait est maintenant reconnu dans des dispositions législatives telles que l’al. 13(1)a) LPE.
Il est à noter que, à la suite du document de travail 44 (1985), dont le juge Gonthier cite un passage, la Commission de réforme du droit du Canada a, dans un rapport ultérieur au Parlement (Pour une nouvelle codification du droit pénal, rapport 31 (1987)), fait part de son opinion qu’il était souhaitable de mettre en relief par le droit criminel l’importance du respect de l’environnement lui-même.
[En italique dans l’original; je souligne.]
[116] D’ailleurs, ces juges n’ont pas hésité à hisser au statut de valeur sociétale fondamentale la responsabilité de l’être humain envers l’environnement et à reconnaitre que le droit criminel « doit pouvoir s’adapter à nos nouvelles valeurs et les protéger » (Hydro Québec, au paragraphe 127). Cette responsabilité ne s’arrête pas à régir le rejet dans l’environnement de substances toxiques; elle s’étend aussi dorénavant à contrer, parce qu’elle appauvrit l’environnement, la perte de biodiversité résultant de l’activité humaine.
[117] Aussi, je fais mien le rapprochement fait par le juge Martineau, dans la décision Centre québécois du droit de l’environnement, sur le plan des considérations « d’ordre philosophique et juridique », entre ce qui sous-tend la criminalisation de la cruauté envers les animaux et ce qui anime la protection des espèces en péril [aux paragraphes 4–6]:
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une affaire de cruauté envers les animaux, il faut comprendre que la protection des espèces en péril procède du même type de considérations d’ordre philosophique et juridique. L’honorable Antonio Lamer alors qu’il était juge de la Cour d’appel du Québec soulignait en 1978 que « [l’] animal occupe au sein de la hiérarchie de notre planète une place qui, si elle ne lui confère pas des droits, du moins nous incite, en tant qu’animaux qui se veulent raisonnables, à nous imposer à nous-mêmes un comportement qui reflètera dans nos rapports avec ceux-ci les vertus que l’on cherche à promouvoir dans nos rapports entre humains […]. Ainsi, les hommes par la règle de l’art. 402(1)a) [du Code Criminel] ne renoncent pas au droit que leur confère leur place de créature suprême de mettre l’animal à leur service pour satisfaire à leurs besoins, mais s’imposent une règle de civilisation par laquelle ils renoncent à, réprouvent et répriment toute infliction de douleurs, souffrances, ou de blessures aux animaux qui, tout en ayant lieu d’abord dans la poursuite d’une fin légitime, ne se justifie pas par le choix des moyens employés. » (R c Ménard, [1978] JQ no 187 (QC CA) aux paras 19 et 21).
La cruauté envers les animaux est le fait d’individus particulièrement mal intentionnés dont les actions sont sévèrement réprimées par la société. C’est un acte criminel et à ce compte sa répression relève du pouvoir du Parlement en vertu de l’article 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, c 3. Soit. Mais l’homme est également un être grégaire vivant lui-même en société dans un milieu où vivent toutes sortes d’espèces fauniques et floristiques. Qu’en est-il lorsque l’homme, en créature suprême, poursuivant sa mission civilisatrice, s’établit là où, hier encore, le puma de l’est de l’Amérique ou encore l’ours grizzli des Prairies régnaient en maître sur de vastes territoires avec le carcajou craint des anciens? Et que l’action humaine détruit sur son passage l’habitat naturel de toutes ces espèces sauvages – animal et variétés de végétaux – qui ne tolèrent pas la vie urbaine ou l’agriculture, à telle enseigne que leur survie est menacée à plus ou moins court ou moyen terme? Nous sommes-nous imposés collectivement une règle de civilisation par laquelle nous devons prévenir l’annihilation des individus d’une espèce sauvage menacée et la destruction de son habitat naturel?
Il semble bien que ce soit le cas, autrement la Convention des Nations Unies sur la diversité biologique, 5 juin 1992, 1760 RTNU 79 [CDB], qui est entrée en vigueur le 29 décembre 1993, n’aurait pas été ratifiée par 196 États parties dont le Canada. L’altérité entre l’homme et la bête, entre le propriétaire et son bien, entre la personne et la chose sans maître, a cédé le pas à une notion juridique et universelle voulant que les espèces sauvages et les écosystèmes fassent partie du patrimoine mondial et qu’il soit devenu nécessaire de préserver l’habitat naturel des espèces en péril. La Loi sur les espèces en péril, LC 2002, c 29 [Loi fédérale], qui a été sanctionnée le 12 décembre 2002, vise justement à mettre en œuvre les obligations du Canada en vertu de la CDB.
[118] Encore une fois, il revient entièrement au Parlement de « décider quel mal il désire supprimer au moyen d’une interdiction pénale et quel intérêt menacé il souhaite ainsi sauvegarder » (Hydro Québec, au paragraphe 119). À la lumière de ce qui précède, il ne fait aucun doute dans mon esprit, que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) cherche à réprimer un « mal » au sens où l’entend la jurisprudence de la Cour suprême du Canada portant sur la compétence du Parlement en matière de droit criminel.
c) Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) n’empiète pas spécieusement sur les chefs de compétence provinciale exclusive
[119] Groupe Candiac m’invite néanmoins à conclure que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) constitue une tentative habile, mais déguisée, de la part du Parlement pour établir un régime national, uniforme et efficace, de protection des espèces en péril, quelles qu’elles soient et où qu’elles se trouvent, et ce, au mépris de la compétence des provinces en cette matière. Il prie la Cour à cet égard de suivre les enseignements du Renvoi sur la procréation assistée, plus récents, précise-t-il, que ceux de l’affaire Hydro-Québec.
[120] Une première remarque s’impose. Le Renvoi sur la procréation assistée est le fruit d’une Cour profondément divisée, trois séries de motifs ayant été nécessaires pour dénouer l’impasse. Notamment, deux blocs de quatre juges se sont affrontés. Non seulement ne se sont-ils pas entendus sur le résultat, mais ils ont aussi différé d’opinion sur la marche à suivre pour y arriver. Les motifs décisifs ― relativement brefs ― ont été ceux d’un seul juge ― le juge Cromwell ― qui, dès le départ, s’est dit en désaccord avec ses collègues des deux camps quant à la première étape de l’analyse constitutionnelle, celle du caractère véritable des dispositions contestées. S’en est suivi un désaccord entre les trois camps quant à l’issue du pourvoi, le juge Cromwell optant pour une position mitoyenne, en quelque sorte, entre celle du camp qui aurait invalidé toutes et chacune des dispositions contestées et celle du groupe de juges qui en aurait confirmé la validité.
[121] Il est donc difficile de dégager de ce jugement de la Cour suprême un consensus clair quant à la façon d’aborder les questions de partage des compétences mettant en cause le paragraphe 91(27) de la LC 1867.
[122] À cela s’ajoute le fait que si le Renvoi sur la procréation assistée mettait en cause la portée de la compétence du Parlement en matière de droit criminel, il ne le faisait pas dans un contexte où la protection de l’environnement était au cœur des préoccupations, ce qui mitige aussi, quant à moi, et ceci dit avec le plus grand des respects, l’utilité de ce jugement dans un cas comme le nôtre. À mon sens, donc, ce jugement n’a pas supplanté l’arrêt Hydro Québec comme principal précédent applicable lorsque se pose la question de la validité, sur le plan du partage des compétences, du recours à la compétence en droit criminel en matière de protection de l’environnement.
[123] Quoiqu’il en soit, on ne m’a pas persuadé que la finalité immédiate ou même ultime du sous-alinéa 80(4)c)(ii) est de réguler, sur une base nationale, la protection des espèces en péril par souci d’efficacité et d’uniformité, et d’empiéter ainsi spécieusement sur les champs de compétence des provinces. Comme le permettait l’article 35 de la LCPE, il autorise une intervention d’urgence lorsqu’une espèce en péril est exposée à une menace imminente à sa survie ou à son rétablissement. Un décret adopté en vertu du sous-alinéa 80(4)c)(ii) n’a d’ailleurs pas un caractère de permanence puisque le Ministre est tenu de recommander son abrogation lorsque, comme on l’a vu, il est d’avis que l’espèce visée par le décret n’est plus exposée à la menace qui a justifié la prise de celui-ci.
[124] La preuve au dossier révèle d’ailleurs que les pouvoirs conférés au gouverneur en conseil par le sous-alinéa 80(4)c)(ii) ont été utilisés avec grande parcimonie jusqu’à maintenant. En effet, on y a eu recours qu’à une seule autre occasion depuis l’entrée en vigueur de la Loi en juin 2003 afin de protéger d’une menace imminente, liée à l’exploitation agricole et pétrolière, une espèce d’oiseaux, le tétra des armoises, essentiellement présente dans l’Ouest canadien.
[125] Il est important de noter également que le sous-alinéa 80(4)c)(ii), comme j’ai déjà eu l’occasion de le souligner, n’autorise pas le gouverneur en conseil, contrairement à ce qui est le cas d’un décret d’urgence visant une espèce aquatique, un Oiseaux Migrateur Protégé ou toute espèce se trouvant sur le territoire domanial, à imposer des mesures de protection. Le pouvoir qu’il confère est limité à l’imposition d’interdictions en lien avec les activités susceptibles de nuire à l’espèce visée et à l’habitat qui est nécessaire à sa survie ou à son rétablissement, et à l’identification de cet habitat dans l’aire d’application du décret.
[126] Je vois difficilement, dans ce contexte, comment le sous-alinéa 80(4)c)(ii) pourrait servir à réguler, sur une base nationale, la protection des espèces en péril par souci d’efficacité et d’uniformité ou pour quelle qu’autre fin. Le Parlement ne s’est tout simplement pas arrogé ce pouvoir, du moins en ce qui a trait aux cas couverts par cette disposition. L’omission n’est pas anodine. Elle signale, selon moi, une volonté de rester fidèle à la structure générale de la Loi qui, à bien des égards, traite distinctement, mais dans un esprit de complémentarité de l’action des gouvernements, les espèces aquatiques, les Oiseaux Migrateurs Protégés et les espèces se trouvant sur le territoire domanial des autres espèces.
[127] D’ailleurs, il n’existe en l’espèce aucune preuve que le Parlement, lorsqu’il a adopté le sous-alinéa 80(4)c)(ii), avait une « arrière-pensée » ou qu’il « tentait d’empiéter de façon injustifiable sur les compétences attribuées aux provinces » (RJR-MacDonald, au paragraphe 33). Que cette disposition, selon la preuve extrinsèque au dossier, ait été voulue pour servir de « filet de sécurité » lorsqu’une espèce fait face à un péril qui pose une menace imminente à sa survie ou à son rétablissement et qu’il n’existe, en situation d’urgence, aucune mesure en place permettant de contrer ce péril, ne traduit, à mon sens, aucune intention de cette nature.
[128] Un décret d’urgence pourra bien évidemment affecter l’application de la législation provinciale en place. En l’espèce, le Décret d’urgence affecte, du moins quant aux terrains de Groupe Candiac se trouvant dans l’aire d’application dudit décret, la portée du certificat d’autorisation émis à Groupe Candiac, en 2010, par le ministre québécois du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques aux termes de la Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ, ch. Q-2 [précitée], lequel permet à Groupe Candiac de procéder au développement du projet domiciliaire situé dans l’aire d’application du Décret d’urgence, sous réserve du respect d’un certain nombre de conditions visant notamment à minimiser l’impact dudit projet sur la population locale de rainettes faux-grillon de l’Ouest. Le Décret d’urgence affecte aussi les permis émis en juin 2016 par la municipalité de Saint-Philippe qui autorisaient Groupe Candiac à entreprendre des travaux de déboisement et de remblai dans ce qui allait devenir l’aire d’application du Décret d’urgence.
[129] Toutefois, comme on l’a vu, la doctrine du caractère véritable tolère les empiètements sur les champs de compétence de l’autre ordre de gouvernement. Cette caractéristique fondamentale de la doctrine du caractère véritable se révèle particulièrement importante en matière de protection de l’environnement, qui, faut-il le rappeler, ne figure pas sur la liste des chefs de compétences législatives attribués à l’un ou l’autre palier de gouvernement par la Constitution canadienne. Comme le soulignait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Oldman River, la protection de l’environnement est une « matière obscure qui ne peut être facilement classée dans le partage actuel des compétences, sans un grand chevauchement et une grande incertitude » (Oldman River, aux pages 17 et 64; je souligne). Ainsi que l’ont précisé les juges majoritaires dans l’arrêt Hydro Québec, « [l]e recours légitime au droit criminel […] ne constitue nullement un empiétement sur la compétence législative provinciale, bien qu’il puisse toucher à des matières qui en relèvent » (Hydro Québec, au paragraphe 129).
[130] La doctrine du caractère véritable entrevoit même qu’une même matière puisse, à une fin et à un égard précis, relever de la compétence d’un palier de gouvernement et qu’elle puisse, à une autre fin et à un autre égard, relever de la compétence de l’autre ordre de gouvernement (Banque canadienne de l’Ouest, au paragraphe 30). C’est là la théorie du double aspect. Ainsi, s’il y a conflit opérationnel entre deux lois adoptées sur cette même matière par chaque ordre de gouvernement, en ce sens que l’une permet une chose, et l’autre pas, cette théorie fait intervenir le principe de la prépondérance fédérale qui donne à la loi fédérale prépondérance sur la loi provinciale (Banque Canadienne de l’Ouest, au paragraphe 69; COPA, au paragraphe 62).
[131] Bien qu’on n’ait pas fait état de l’existence d’un tel conflit en l’espèce, ce bref rappel des tenants et aboutissants de la doctrine du caractère véritable démontre à quel point la cohabitation des législations provinciales et fédérales portant sur l’environnement peut se faire en dépit des « grands chevauchements » susceptibles de caractériser cette cohabitation. De fait, le recours à la compétence en matière de droit criminel « n’empêche nullement les provinces d’exercer les vastes pouvoirs que leur confère l’article 92 pour réglementer et limiter la pollution de l’environnement de façon indépendante ou pour compléter les mesures fédérales » (Hydro Québec, au paragraphe 131).
[132] Je note au passage que suite à l’annonce, en décembre 2015, comme suite au jugement rendu dans Centre québécois du droit de l’environnement, que le Ministre allait recommander au gouverneur en conseil qu’un décret d’urgence soit pris concernant la rainette faux-grillon de l’Ouest, les gouvernements du Canada et du Québec se sont empressés de mettre sur pied un groupe de travail dont le mandat était d’identifier des pistes de solutions et de mettre en place des façons de faire à court et moyen terme « pour éviter les situations qui pourraient requérir l’utilisation des décrets prévus aux articles 34, 61 et 80 de la Loi pour protéger des espèces terrestres en péril au Québec sur des terres non-domaniales fédérales » (dossier du défendeur, pièce MD-11, vol. 2, à la page 652). Le document faisant état du mandat du groupe de travail souligne le principe de la responsabilité partagée des deux ordres de gouvernement dans la protection des espèces en péril au Canada et de la complémentarité de leur action dans ce domaine. Il souligne bien le caractère de « solution de dernier recours » de la prise de décrets aux termes des articles 34, 61 et 80 de la Loi, mais il n’ostracise pas pour autant le recours à ces pouvoirs. Le mandat du groupe de travail est plutôt de trouver des façons d’en limiter le plus possible l’utilisation.
[133] La création de ce groupe de travail, dans le contexte de l’annonce du décret d’urgence à venir, signale, à mon sens, une compréhension mutuellement acceptable du rôle de chaque gouvernement et de leur législation respective dans la protection des espèces en péril et de la fonction bien campée et circonscrite du pouvoir prévu au sous-alinéa 80(4)c)(ii), notamment. Cela explique peut-être pourquoi le gouvernement du Québec n’est pas intervenu au présent litige même si un Avis de question constitutionnelle lui a été signifié et que Groupe Candiac est seul à brandir la menace d’un empiétement injustifiable du sous-alinéa 80(4)c)(ii) sur les compétences attribuées aux provinces.
[134] Par ailleurs, il faut bien comprendre, comme ce document nous le rappelle et comme j’ai déjà eu l’occasion de le mentionner, que la Loi autorise déjà la prise de décrets visant à la rendre applicable aux cas d’espèces se trouvant en territoire non-domanial et qui ne sont ni des espèces aquatiques, ni des espèces d’Oiseaux Migrateurs Protégés. C’est le cas des interdictions prévues aux articles 32, 33 et 58 dont l’application peut, par décret, être étendue à ces espèces. Or, les dispositions de la Loi permettant une telle extension ― les articles 34 et 61 ― ne sont pas contestées en l’espèce. Il faut dès lors présumer de leur validité constitutionnelle. Ainsi, si l’on doit tenir pour acquis qu’une telle extension est permise sur le plan constitutionnel, il devient difficile, je pense, de prétendre que la même chose ne peut pas être faite dans les cas où une espèce en péril est exposée à une menace imminente qui fait craindre pour sa survie ou son rétablissement et que le recours à un tel pouvoir équivaille à un empiètement injustifiable des champs de compétence des provinces.
[135] Cela me ramène à l’affaire Hydro-Québec où l’article 35 de la LCPE permettait aussi la prise d’un arrêté d’urgence lorsque les ministres concernés étaient d’avis qu’une intervention immédiate était nécessaire à l’égard d’une substance inscrite à la liste des substances toxiques établie en vertu de cette loi au motif que cette substance n’était pas réglementée comme il se doit. Un tel arrêté pouvait notamment établir des limites relativement à la quantité et à la concentration des émissions de la substance, restreindre les secteurs où il peut y avoir rejet de la substance, contrôler les activités commerciales de fabrication ou de transformation au cours desquelles il y a rejet de la substance, prescrire les modalités de la publicité et de la mise en vente de la substance et réglementer l’emballage et l’étiquetage de la substance ou d’un produit qui en contient (Hydro Québec, au paragraphe 105).
[136] Hydro Québec et le procureur général du Québec soutenaient qu’il était impossible de justifier une telle disposition en vertu, notamment, de la compétence en matière de droit criminel tellement elle empiétait sur les pouvoirs des provinces (Hydro Québec, au paragraphe 108). Comme on le sait, cette prétention n’a pas prévalu, les juges majoritaires statuant que la crainte que l’article 35 (et sa disposition sœur, l’article 34, qui conférait au gouverneur en conseil un vaste pouvoir réglementaire visant à régir la quantité de substances considérées comme dangereuses pour les humains et l’environnement en général pouvant pénétrer dans l’environnement et les conditions dans lesquelles leur rejet pouvait se faire) perturbent l’équilibre fédéral-provincial paraissait exagéré (Hydro Québec, au paragraphe 131).
[137] Je ne vois pas de raisons de conclure autrement en ce qui a trait au sous-alinéa 80(4)c)(ii). Il ne suffisait pas, pour me convaincre du contraire, de plaider l’opinion des juges dissidents dans l’arrêt Hydro Québec, leur point de vue n’ayant pas prévalu. Il ne suffisait pas non plus de soumettre l’opinion d’auteurs critiquant le point de vue retenu par les juges de la majorité puisque c’est ce point de vue qui me lie.
[138] Je ne crois pas non plus que le principe de subsidiarité, qui veut que le niveau de gouvernement le mieux placé pour adopter et mettre en œuvre des législations soit celui qui est le plus proche des citoyens touchés et, donc, le plus sensible à leurs besoins, aux particularités locales et à la diversité de la population (114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), 2001 CSC 40, [2001] 2 R.C.S. 241, au paragraphe 3), puisse servir, comme le clame Groupe Candiac, à limiter la compétence par ailleurs plénière du Parlement en matière de droit criminel. Ce principe, tout comme la notion de « fédéralisme coopératif », un principe de même nature, ne peut être considéré comme imposant des limites à l’exercice valide d’une compétence législative (Rogers Communications Inc. c. Chateauguay (Ville), 2016 CSC 23, [2016] 1 R.C.S. 467, au paragraphe 39). En ce sens, il ne peut ni l’emporter sur le partage des compétences, ni le modifier. En d’autres termes, s’il sert à comprendre ce qui a façonné le fédéralisme canadien et ce qui a animé les Pères de la Confédération à partager comme ils l’ont fait les compétences législatives entre les deux ordres de gouvernent, le principe de subsidiarité n’a pas pour fonction d’en remodeler les paramètres (Banque canadienne de l’Ouest, au paragraphe 45; Peter W. Hogg, Constitutional Law in Canada, 5e éd. supplementée, Toronto : Thomson Reuters Canada, 2016 (feuilles mobiles mise à jour 2017-Rel.1), aux pages 5-12 à 5-13).
[139] Enfin, je n’accorde aucun poids à l’argument voulant que le pouvoir prévu au sous-alinéa 80(4)c)(ii) soit superfétatoire en raison du régime d’interdictions que l’on retrouve déjà à la Loi. D’une part, je peux très bien concevoir la nécessité d’un pouvoir d’urgence comme celui du sous-alinéa 80(4)c)(ii). Les faits de la présente affaire, tout comme la présence d’une disposition comme l’article 35 dans la LCPE, nous en fournissent une belle illustration. D’autre part, ce genre d’argument revient en quelque sorte à remettre en cause la sagesse des choix opérés par le législateur ou encore l’efficacité des mesures qu’il a mises en place. Or, il est bien établi que ce genre de considérations échappe au contrôle des tribunaux lorsqu’ils se questionnent sur la validité des lois sur le plan du partage des compétences (Renvoi sur les armes à feu, au paragraphe 57; Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693, au paragraphe 3).
[140] Pour réussir, Groupe Candiac devait démontrer que le sous-alinéa 80(4)c)(ii), sous des airs de disposition de droit criminel, constitue en fait une tentative déguisée, de la part du Parlement, d’envahir les champs de compétences des provinces. Comme l’a rappelé récemment la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Syncrude Canada Ltd. c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 160 (Syncrude), ce fardeau est élevé (Syncrude au para 89). Groupe Candiac ne l’a pas satisfait.
d) Le régime d’interdictions établi par le sous-alinéa 80(4)c)(ii) a les attributs de forme d’un régime de droit criminel
[141] Une loi, je le rappelle, sera considérée comme relevant de la compétence du Parlement en matière de droit criminel lorsqu’elle stipule une interdiction assortie d’une sanction et que cette interdiction est fondée sur un « objectif public légitime », associé à un « mal » que le législateur cherche à combattre et à réprimer. J’ai déjà décidé que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) était fondé sur un tel objectif et que cet objectif était associé à un « mal » à réprimer au sens du droit criminel.
[142] Il ne fait par ailleurs pas de doute que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) vise, de par son libellé, à imposer des interdictions et que ces interdictions, par le jeu de l’article 97 de la Loi, sont assorties de sanctions. Toutefois, Groupe Candiac plaide que ce régime serait de nature purement règlementaire puisque plutôt que de procéder par voie d’interdictions générales applicables à l’ensemble du pays et de greffer à ce régime d’interdictions des exemptions règlementaires, le Parlement a choisi de mettre en place, par l’effet combiné du sous-alinéa 80(4)c)(ii) et de l’article 83, un régime permettant au gouvernement fédéral d’imposer de manière discrétionnaire, sur un territoire désigné, des interdictions assorties de sanctions et de prévoir des exemptions, sur la base d’accords, permis, licences ou arrêtés, dont le contenu est encore une fois laissé à la discrétion de ce même gouvernement. Or, insiste-t-il, il s’agit là d’une façon de faire propre à un régime réglementaire et non à un régime de droit criminel.
[143] Encore une fois, je ne suis pas d’accord. Comme le souligne le procureur général, la Cour suprême du Canada reconnaît depuis longtemps que le Parlement peut déléguer à l’Exécutif le pouvoir de définir ou préciser les conduites pouvant avoir des conséquences pénales (Hydro Québec, au paragraphe 150; Renvoi sur les armes à feu, au paragraphe 37; voir aussi Syncrude, au paragraphe 74). Elle a aussi reconnu que le Parlement peut tout autant déléguer le pouvoir de définir les circonstances donnant lieu à une exemption de l’application d’une interdiction criminelle, comme cela a été fait dans le cas des loteries, interdites par le Code criminel, où le pouvoir de décréter des exemptions a été délégué aux lieutenant-gouverneurs des provinces qui pouvaient ainsi, par le biais de l’émission de licences ou permis, autoriser la tenue de loteries dans la province (R. c. Furtney, [1991] 3 R.C.S. 89, à la page 106).
[144] Ce faisant, le Parlement peut autoriser la mise en place de schémas réglementaires détaillés, précis et même d’une grande complexité (Renvoi sur les armes à feu, au paragraphe 37). L’article 34 de la LCPE en fournit un bel exemple en conférant au gouverneur en conseil un pouvoir réglementaire étendu l’autorisant, notamment, à prescrire ou imposer des exigences sur des aspects aussi variés que la quantité ou la concentration d’une substance inscrite à la liste des substances toxique pouvant être rejetée dans l’environnement, les endroits où ces substances peuvent être rejetées, les activités de fabrication ou de traitement au cours desquelles la substance peut être rejetée, la manière et les conditions du rejet, les modalités et les conditions de stockage, de présentation, de transport, de manutention ou d’offre de transport de la substance ou d’un produit qui en contient, les modalités, les conditions et l’objet de la publicité et de la mise en vente de la substance ou d’un produit qui en contient, l’emballage et l’étiquetage de la substance ou du produit qui en contient, les modalités, lieux et méthodes d’élimination de la substance ou du produit qui en contient, incluant les normes de construction, d’entretien et d’inspection des sites d’élimination, et la tenue de livres et registres pour l’exécution des règlements d’application adoptés en vertu dudit article.
[145] Comme l’ont précisé les juges majoritaires dans l’arrêt Hydro-Québec, l’article 34 « définit précisément des situations où l’utilisation d’une substance inscrite sur la liste des substances toxiques de l’annexe I est interdite et où ces interdictions sont assorties de conséquences pénales » (Hydro Québec, au paragraphe 150). C’est donc l’Exécutif, et non le Parlement, qui procède à définir le « crime ». Il peut aussi, ce faisant, aux termes du paragraphe 34(2), prévoir des exemptions et il peut le faire à l’égard de pratiquement toutes les matières pouvant servir à définir ainsi le « crime ». Il peut même décréter que les règlements adoptés en vertu de l’article 34 ne s’appliqueront pas dans une province où il existe des dispositions équivalentes, permettant ainsi une application asymétrique des interdictions prescrites par les règlements d’application.
[146] Quant aux interdictions décrétées par arrêté d’urgence suivant l’article 35 de la LCPE, elles le sont d’abord par le ministre compétent. Pour survivre à la date de péremption de l’arrêté d’urgence, elles doivent être approuvées par le gouverneur en conseil. Un décret ayant le même effet que l’arrêté d’urgence peut par la suite être pris par le gouverneur en conseil. Il est valide pour cinq ans. Suivant les alinéas 35(1)a) et b), un tel arrêté peut être pris, je le rappelle, lorsque, notamment, le ministre est d’avis qu’une substance inscrite à la liste de substances toxiques établie en vertu de cette loi n’est pas « réglementée comme il convient » et qu’une « intervention immédiate est nécessaire afin de parer à tout danger appréciable soit pour l’environnement, soit pour la vie humaine ou la santé ».
[147] Le ministre compétent dispose alors des mêmes pouvoirs que ceux dont dispose le gouverneur en conseil aux termes des paragraphes 34(1) et (2) de la LCPE. Comme nous l’avons vu, ce pouvoir est très vaste et comprend celui de prévoir des exemptions. Donc, encore une fois, le « crime », ses tenants et aboutissants de même que les instances où il ne trouvera pas application, sont tous définis par l’Exécutif, en l’occurrence un ministre en premier lieu.
[148] Le procureur général a raison de souligner que pour répondre aux problématiques d’ordre environnemental par le biais de la compétence en matière de droit criminel, une approche flexible est souhaitable en raison de l’ampleur et de la complexité du domaine de la protection de l’environnement et de la vaste gamme d’activités qui peuvent causer une dégradation de l’environnement. En effet, la Cour suprême du Canada a accepté que le Parlement puisse adopter une démarche générale en cette matière, c’est-à-dire une démarche où il n’est pas tenu de mettre en place « une codification exhaustive de chaque situation entrainant l’interdiction de polluer », et ce, de manière à pouvoir « répondre à une vaste gamme d’atteintes environnementales, y compris celles qui n’ont peut-être même pas été envisagées par leurs rédacteurs » (Hydro Québec, au paragraphe 134, citant l’arrêt Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031, au paragraphe 43).
[149] C’est pour cette raison d’ailleurs que la théorie de l’imprécision établie en vertu de l’article 7 de la Charte n’est pas appliquée avec la même rigueur aux lois sur la protection de l’environnement qu’aux lois traitant de sujets moins complexes puisque s’il en était autrement, cela « aurait pour effet de faire échouer la législature dans sa tentative de protéger le public contre les dangers découlant de la pollution » (Hydro Québec, au paragraphe 134).
[150] Les juges majoritaires, dans l’arrêt Hydro Québec, ont statué qu’il relevait « naturellement » de la compétence du Parlement en matière de droit criminel, d’adapter soigneusement, par le biais d’un pouvoir réglementaire, l’activité interdite en fonction des circonstances dans lesquelles une substance toxique peut être utilisée ou traitée. J’estime qu’il en va de même de la protection des espèces en péril dont la survie ou le rétablissement sont menacés d’un péril imminent. Les mesures jugées nécessaires dans un cas, peuvent ne pas l’être dans l’autre, chaque espèce et chaque habitat essentiel présentant des particularités qui leurs sont propres. Doter l’Exécutif, comme le fait le sous-alinéa 80(4)c)(ii), du pouvoir d’adapter soigneusement l’activité interdite en fonction des particularités de l’espèce visée et de son habitat et des circonstances dans lesquelles la menace imminente pour sa survie ou son rétablissement se présente me parait relever d’un exercice valide de la compétence du Parlement en matière de droit criminel.
[151] Bien qu’ils aient accepté que la protection de l’environnement était un objectif public légitime de droit criminel, les juges dissidents, dans l’arrêt Hydro Québec, ont toutefois conclu que les dispositions contestées étaient davantage une tentative de réglementer la pollution environnementale que de l’interdire. En particulier, ils se sont dits d’avis que les interdictions étaient accessoires au régime de réglementation, et non l’inverse. Or, ici, le gouverneur en conseil n’a le pouvoir, aux termes du sous-alinéa 80(4)c)(ii), que d’imposer des interdictions tout en désignant, dans l’aire d’application du décret d’urgence, l’habitat essentiel à la survie ou au rétablissement de l’espèce en péril visée. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le mentionner, contrairement aux décrets d’urgence pris en vertu des alinéas 80(4)a) et b) et du sous-alinéa 80(4)c)(i), le gouverneur en conseil n’a pas, sous l’égide du sous-alinéa 80(4)c)(ii), le pouvoir d’imposer des mesures de protection, ce qui signale un pouvoir d’intervention plus limité que celui qui semblait préoccuper les juges dissidents dans l’arrêt Hydro Québec.
[152] Groupe Candiac a beaucoup insisté sur le témoignage du professeur de droit constitutionnel Dale Gibson devant le Comité permanent de l’environnement et du développement durable, qui, au printemps 2001, procédait à l’examen, suite à sa deuxième lecture, du projet de loi qui allait devenir la Loi, de même que sur l’étude que celui-ci a co-rédigé, en novembre 1999, avec l’ex-juge de la Cour suprême du Canada, Gérald V. La Forest (l’Étude de 1999), qui a notamment écrit les motifs de la majorité dans l’arrêt Hydro-Québec, sur la protection fédérale des espèces en péril et la compétence en matière de droit criminel.
[153] Lors de son témoignage devant ce Comité, le professeur Gibson a essentiellement fait état de « deux lacunes qui [lui] paraissent les plus marquantes » eu égard au projet de loi. La première lacune avait trait au fait que le Parlement n’adoptait pas, selon le professeur Gibson, « des positions très fermes sur les espèces qui se trouvent sur les terres provinciales ou territoriales, à moins qu’il s’agisse d’espèce aquatiques ou d’oiseaux migrateurs ». Il considérait qu’il s’agissait là « d’une interprétation bien trop restrictive des pouvoirs constitutionnels fédéraux ». La situation lui paraissait aussi sinon plus préoccupante en ce qui a trait à la protection de l’habitat essentiel « où qu’il soit », le projet de loi se montrant à cet égard, selon lui, « très timorée » (Cahier de jurisprudence et doctrine de Groupe Candiac, annexe B, cahier 1, onglet 13, à la page 2 de 17 [Comité permanent de l’environnement et du développement durable, Témoignages, 37e lég., 1re sess., 26 avril 2001, à la page 0915]).
[154] Cette première grande lacune se manifestait concrètement, selon le professeur Gibson, aux articles 34, 35, 58 et 61 du projet de loi puisque ces dispositions assujettissaient l’application des interdictions décrétées par le projet de loi ailleurs que sur les terres fédérales, à la prise d’un décret par le pouvoir exécutif. Il craignait que « ceux qui sont chargés de conseiller le gouvernement lui aient laissé entendre qu’il n’a pas une compétence suffisante en vertu de la Constitution pour aller plus loin » et croyait donc de son devoir, en tant que spécialiste du droit constitutionnel, d’intervenir « pour dire que cette prudence est malvenue » (Cahier de jurisprudence et doctrine de Groupe Candiac, annexe B, cahier 1, onglet 13, à la page 3 de 17 [Comité permanent de l’environnement et du développement durable, Témoignages, 37e lég., 1re sess., 26 avril 2001, à la page 0920]). À l’évidence, cela n’avance pas la cause de Groupe Candiac.
[155] S’appuyant sur l’Étude de 1999, la seconde préoccupation du professeur Gibson avait trait à la technique utilisée pour rendre applicable les interdictions décrétées par la loi aux terres non-fédérales, soit la prise d’un décret et l’application géographique asymétrique des interdictions décrétées par le projet de loi qui pouvait en résulter. L’article 61 du projet de loi, traitant de l’application des interdictions concernant l’habitat essentiel des espèces en péril à des terres non-fédérales, lui semblait particulièrement problématique. Il a cependant reconnu que « des applications plus ou moins semblables du pouvoir discrétionnaire exercé par un ministère ont été jugées valides sur le plan constitutionnel dans l’affaire Hydro-Québec ― la Cour suprême statuant sur une loi du même type » ― et qu’il n’irait donc pas jusqu’à dire « que cela ne relève aucunement du pouvoir reconnu au Parlement du Canada en matière de droit criminel » (cahier de jurisprudence et doctrine de Groupe Candiac, annexe B, cahier 1, onglet 13, à la page 3 de 17). En somme, le professeur Gibson, en exprimant cette seconde préoccupation, prônait l’approche la plus sûre possible de manière à ne pas compromettre ce qui lui apparaissait un projet de loi relevant par ailleurs largement des pouvoirs du Parlement.
[156] Pour sa part, l’Étude de 1999 concluait ce qui suit :
[traduction] Il est très clair que le Parlement pourrait, compte tenu de son seul pouvoir en matière de droit criminel, adopter une loi exhaustive comportant des interdictions et prévoyant un certain nombre d’exemptions, ayant trait à la protection de toutes les espèces en voie de disparition et menacées ainsi que leur habitat. Ces exemptions pourraient ressembler à celles qu’on trouve dans la Loi sur les aliments et drogues, la Loi sur les armes à feu ou la Loi canadienne de protection de l’environnement, et des critères devraient être précisés afin de limiter le pouvoir discrétionnaire pour l’octroi d’exemptions. Une telle loi respecterait toutes les exigences voulues pour l’exercice valide du pouvoir en matière de droit criminel; c’est-à-dire, une interdiction liée à une sanction dans le but de protéger l’environnement, un objectif valide et non-déguisé de droit criminel. Cependant, si la loi devait prévoir des interdictions établies par voie de règlement, elle risquerait davantage d’être perçue comme étant de nature réglementaire plutôt que criminelle. Par conséquent, il serait plus prudent d’intégrer les interdictions dans la loi elle-même.
(Cahier de jurisprudence et doctrine de Groupe Candiac, annexe B, cahier 1, onglet 14, au paragraphe 28.)
[157] Cette étude soulignait de façon plus particulière les risques associés au fait que le gouvernement du Canada se proposait d’inclure dans la loi [traduction] « un pouvoir d’établir, par règlement, des interdictions de détruire l’habitat qui s’appliqueraient dans certaines régions, comme celles où il n’existe pas déjà de protection provinciale ou privée efficace », une approche qui, selon les auteurs [traduction] « pourrait sembler aller plus loin dans la voie “réglementaire” que la [Loi canadienne sur la protection de l’environnement] et serait davantage susceptible de susciter un examen judiciaire plus approfondi pour déterminer s’il s’agit bien là d’une mesure valide de droit criminel » (cahier de jurisprudence et doctrine de Groupe Candiac, annexe B, cahier 1, onglet 14, au paragraphe 20).
[158] Les auteurs reconnaissaient néanmoins que bien qu’une interdiction générale prévue dans la loi elle-même pourrait suffire pour protéger de la destruction l’habitat d’une espèce en péril, une approche règlementaire au cas par cas pouvait être requise pour « identifier » les habitats. Ils reconnaissaient aussi qu’une telle approche pouvait également être requise [traduction] « pour traiter d’autres types de problèmes aux termes de la législation (et ainsi pourrait être justifiée au titre du pouvoir en matière de droit criminel) », mais précisaient que cette question débordait le cadre de leur étude (cahier de jurisprudence et doctrine de Groupe Candiac, annexe B, cahier 1, onglet 14, au paragraphe 19).
[159] Je ne crois donc pas que cette seconde préoccupation du professeur Gibson, qui s’appuie sur l’Étude de 1999, avance davantage la cause de Groupe Candiac. Le Parlement a ultimement opté, aux articles 34, 35, 58 et 61 de la Loi, pour la technique pour laquelle le professeur Gibson avait exprimé certaines réserves. Or, encore une fois, ces dispositions ne sont pas en cause, Groupe Candiac ne contestant pas la Loi dans son ensemble. Je note par ailleurs qu’il n’est aucunement question, que ce soit dans le témoignage du professeur Gibson ou dans l’Étude de 1999, de l’article 80 du projet de loi, adopté tel quel par le Parlement, qui prévoyait conférer à l’Exécutif un pouvoir d’intervention d’urgence pour contrer une menace imminente à la survie ou au rétablissement d’une espèce en péril.
[160] Comme nous l’enseigne la Cour suprême du Canada dans le Renvoi sur les armes à feu, encore faut-il cependant que le législateur se garde de doter le pouvoir exécutif, à qui il a délégué l’autorité de définir le « crime », d’un pouvoir discrétionnaire « indu » (Renvoi sur les armes à feu, au paragraphe 37). En l’espèce, j’estime que le pouvoir dévolu au gouverneur en conseil par le sous-alinéa 80(4)c)(ii), bien qu’il soit peu balisé, l’est suffisamment pour échapper à la caractérisation d’un pouvoir discrétionnaire indu. Ainsi, dans un cas comme le nôtre, un décret d’urgence ne peut être pris que si l’espèce en péril en cause « est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement » et que si les activités interdites sont susceptibles de nuire à l’espèce ou à l’habitat identifié dans l’aire d’application du décret comme étant nécessaire à la survie de l’espèce ou à son rétablissement. La latitude laissée au gouverneur en conseil lui permet ainsi d’adapter soigneusement l’activité interdite en fonction des particularités de l’espèce visée et de son habitat et des circonstances dans lesquelles la menace imminente se présente. Cette approche au « cas par cas », comme nous venons de le voir, n’est pas antinomique à la compétence en matière de droit criminel. En l’espèce, j’estime qu’elle est justifiée.
[161] Quant à la récrimination de Groupe Candiac relative à l’application géographique asymétrique des interdictions imposées par un décret d’urgence, je rappelle que la Cour suprême a invariablement déclaré valide des lois de droit criminel appliquées différemment d’une région à l’autre. Ce fut notamment le cas, comme nous l’avons vu, des dispositions du Code criminel ayant trait aux loteries; ce fut le cas également des dispositions de la Loi sur les jeunes contrevenants, S.C. 1980-81-82-83, ch. 110 [L.R.C. (1985), ch. Y-1, abrogée par L.C. 2001, ch. 1, art. 199], autorisant les provinces qui en font le choix, à substituer les mesures de rechanges prévues à cette loi aux procédures judiciaires autrement applicables à l’adolescent accusé d’une infraction (R. c. S. (S.), [1990] 2 R.C.S. 254 (R. c. S.). Dans cette dernière affaire, la Cour suprême, citant les propos de son ex-juge en chef, le regretté Bora Laskin, dans l’affaire R. c. Burnshine, [1975] 1 R.C.S. 693 [à la page 715], rappelait qu’on « ne peut mettre en doute le droit qu’a le Parlement de donner des applications spéciales à ses lois criminelles ou autres, que ce soit en termes d’application locale ou autrement » (R. c. S., à la page 290). Encore une fois, la nécessité d’adapter soigneusement l’activité interdite en fonction des particularités de l’espèce en cause et de son habitat et des circonstances dans lesquelles la menace imminente se présente justifiait le Parlement, à mon sens, de donner une « application spéciale » à la Loi dans ces circonstances.
[162] Enfin, je ne saurais faire droit à l’argument de Groupe Candiac voulant que la prise d’un décret d’urgence aux termes du sous-alinéa 80(4)c)(ii) assujettisse l’infraction en découlant au pouvoir de contrôle et de surveillance des tribunaux sur le plan du droit administratif, une situation antinomique, plaide-t-il, à la règle voulant que la légalité des dispositions créant des infractions criminelles ne puisse s’apprécier qu’en regard de la LC 1867 ou de la Charte. Cet argument, s’il était accepté, aurait à toute fin pratique pour effet de sonner le glas des régimes réglementaires établis validement en vertu de la compétence en matière de droit criminel. D’ailleurs, Groupe Candiac n’a offert aucune autorité au soutien de cet argument.
[163] Sur le plan de la forme, donc, je n’ai aucune hésitation à conclure que le régime d’interdictions établi par l’effet combiné du sous-alinéa 80(4)c)(ii) et de l’article 83 répond aux exigences d’un régime d’interdictions de droit criminel.
[164] J’en conclus donc que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi possède tous les attributs d’une mesure validement adoptée par le Parlement en vertu de la compétence qui lui est dévolue aux termes du paragraphe 91(27) de la LC 1867.
[165] Si j’ai tort sur ce point, j’estime néanmoins, comme nous le verrons, que la validité du sous-alinéa 80(4)c)(ii) est sauvegardée parce qu’il est, à mon sens, suffisamment intégré à un régime législatif par ailleurs valide.
6) La compétence relative à la paix, l’ordre et le bon gouvernement
[166] Ayant conclu que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) a été validement adopté par le Parlement en vertu de sa compétence en matière de droit criminel, il ne me paraît pas nécessaire de décider si cette disposition aurait tout aussi bien pu être adoptée en vertu du pouvoir du Parlement de légiférer pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement, sur la base que la protection des espèces en péril est une matière d’intérêt national. Je fais mienne ainsi la retenue que se sont imposés à cet égard les juges de la majorité dans l’arrêt Hydro Québec pour qui la théorie de l’intérêt national, en tant que chef de compétence, « soulève inévitablement de graves questions concernant la structure fédérale de notre Constitution qui ne se posent pas avec la même intensité au sujet de la compétence en matière de droit criminel » (Hydro Québec, au paragraphe 110).
[167] Reconnaitre au Parlement une compétence générale en matière de protection de l’environnement en vertu de la théorie de l’intérêt national, nous rappellent ces juges, « pourrait modifier radicalement le partage des compétences législatives au Canada » (Hydro-Québec, au paragraphe 115). Puisqu’il n’est pas strictement nécessaire de le faire en l’instance, je ne m’aventurerai pas sur ce terrain.
[168] L’adoption du sous-alinéa 80(4)c)(ii) constituant, selon moi, un exercice valide du pouvoir législatif du Parlement en matière de droit criminel, il n’est pas nécessaire d’examiner la doctrine des pouvoirs accessoires à laquelle les parties se sont toutes deux attardées. Toutefois, tel que je viens de le mentionner, même si j’en étais arrivé à conclure que le Parlement n’avait pas la compétence nécessaire pour adopter cette disposition, j’aurais néanmoins été d’avis qu’elle est sauvegardée par la doctrine des pouvoirs accessoires.
[169] Suivant cette doctrine, une disposition législative potentiellement invalide, parce que, de par son caractère véritable, ne relevant pas de la compétence du gouvernement qui l’a adoptée, peut être sauvegardée si elle constitue néanmoins un élément important d’un régime législatif plus vaste, mais par ailleurs valide, adopté par ce gouvernement (Québec (Procureur général) c. Lacombe, 2010 CSC 38, [2010] 2 R.C.S. 453 (Lacombe), aux paragraphes 35–36 et 38).
[170] Pour en évaluer la validité, la Cour doit décider si une telle disposition a un lien rationnel et fonctionnel avec le régime législatif auquel elle appartient. En d’autres termes, elle doit se demander si la disposition contestée permet activement la réalisation des objectifs dudit régime, étant entendu qu’il ne suffit pas qu’elle supplée simplement à ce régime (Lacombe, au paragraphe 45). En outre, la Cour doit être satisfaite que la disposition accessoire complète sur le plan fonctionnel les autres dispositions du régime législatif et comble des lacunes dudit régime qui, autrement, donneraient lieu à une application incohérente de celui-ci ou à de l’incertitude (Lacombe, au paragraphe 48). Cet exercice ne va pas par contre jusqu’à requérir la démonstration que sans cette disposition accessoire, le régime dont elle fait partie serait voué à l’échec (Lacombe, aux paragraphes 42–43).
[171] Dans la décision qu’il a rendue dans l’affaire Syncrude CF, confirmée en appel (Syncrude), le juge Zinn a appliqué les trois critères suivants en vue de déterminer si, dans l’hypothèse où les dispositions qui étaient contestées dans cette affaire excédaient la compétence du Parlement, la doctrine des pouvoirs accessoires permettait néanmoins de les sauvegarder :
1. La portée des chefs de compétence en jeu, à savoir si elle est grande ou non;
2. La nature de la disposition contestée; et
3. L’activité législative antérieure dans le domaine en cause.
(Syncrude CF, au paragraphe 90.)
[172] Le niveau d’intégration requis pour valider une disposition législative par ailleurs ultra vires, précise le juge Zinn, sera fonction de la gravité de l’empiètement (Syncrude CF, au paragraphe 90).
[173] Tant la démarche suivie par le juge Zinn que les conclusions de son analyse ont été endossées sans réserve par la Cour d’appel fédérale (Syncrude, au paragraphe 94).
[174] Dans cette affaire, la demanderesse contestait la validité constitutionnelle d’une disposition réglementaire adoptée en vertu de la LCPE qui exigeait que le carburant diesel produit au Canada contienne au moins 2 p. 100 de carburant renouvelable. La non-conformité à cette disposition règlementaire constituait une infraction aux termes du paragraphe 139(1) de la LCPE, lequel interdit de produire, d’importer ou de vendre au Canada un combustible non conforme aux normes réglementaires (Syncrude CF, aux paragraphes 1 et 3).
[175] La demanderesse soutenait que, contrairement aux prétentions du gouvernement, cette disposition réglementaire ne constituait pas, de par son caractère véritable, une utilisation légitime du pouvoir fédéral de légiférer en matière de droit criminel. Elle y voyait non pas une mesure de lutte contre la pollution atmosphérique, mais plutôt une tentative de réglementer les ressources non renouvelables et de faire la promotion des avantages économiques liés à la protection de l’environnement en créant une demande pour les biocombustibles dans le marché canadien. Elle y voyait plus particulièrement un empiètement spécieux dans au moins quatre champs de compétence provinciale, à savoir la propriété et les droits civils, les travaux et entreprises d’une nature locale; les matières d’une nature purement locale ou privée; et le développement des ressources naturelles non renouvelables (Syncrude CF, aux paragraphes 12 et 92).
[176] Le juge Zinn a conclu que la disposition réglementaire en litige, en la supposant ultra vires des pouvoirs du Parlement, était néanmoins valide en vertu de la doctrine des pouvoirs accessoires. L’application des trois critères précités aux circonstances de la présente affaire me mène au même résultat.
[177] Je rappelle, avant d’entreprendre l’analyse de ces critères, que Groupe Candiac ne conteste pas la constitutionnalité de la Loi dans son ensemble, qu’il juge conforme aux règles du partage des compétences. Quoi qu’il en soit, le sous-alinéa 80(4)c)(ii) s’inscrit dans un régime législatif plus vaste dont la constitutionnalité ne me paraît pas faire de doute. En fait, dans ses grands traits, la Loi est calquée sur le modèle de la LCPE : processus d’identification des espèces en péril, mise en place de mesures de rétablissement desdites espèces et régime d’interdictions assorties de sanctions en vue de protéger ces espèces et leur habitat des activités humaines susceptible de leur nuire, le tout dans une perspective plus large de protection de l’environnement et des écosystèmes qui en conditionne la qualité et la viabilité.
[178] Aux yeux du professeur Gibson et du juge La Forest, il leur paraissait « tout à fait clair » (« abundantly clear »), comme nous l’avons vu, que le Parlement, en vertu de sa seule compétence en matière de droit criminel, pouvait adopter une législation exhaustive prévoyant des interdictions et des exemptions aux fins de protéger toutes les espèces en périls et leur habitat. À mon sens, la Loi, à divers degrés, tend à faire exactement cela, même si, selon ces deux auteurs, elle n’irait pas assez loin.
a) Les chefs de compétence en jeu
[179] Ce critère tient compte de l’étendue des chefs de compétence en jeu et du fait que les chefs de compétence de grande portée se prêtent davantage aux empiètements et débordements. Ainsi, lorsque le régime législatif en cause est adopté en vertu d’un chef de compétence de grande portée et que la disposition accessoire contestée empiète sur un champ de compétence de grande portée également, l’empiètement sera considéré comme moins sérieux et favorisera l’établissement d’un lien rationnel et fonctionnel entre la disposition et le régime législatif en cause (Syncrude CF, au paragraphe 91).
[180] À toutes fins utiles, les mêmes chefs de compétence qui étaient en jeu dans la décision Syncrude CF le sont ici : droit criminel, d’une part, et la propriété et les droits civils, l’aménagement du territoire (via la compétence des provinces relative aux « institutions municipales ») et les matières d’une nature purement locale ou privée, d’autre part. Comme le juge Zinn, j’en conclus que nous sommes ici en présence, de part et d’autre, de chefs de compétence de grande portée et que cela signale, en conséquence, un empiètement de moindre gravité du sous-alinéa 80(4)c)(ii) sur les champs de compétence provinciale en jeu.
b) La nature du sous-alinéa 80(4)c)(ii)
[181] Comme nous l’avons vu, le sous-alinéa 80(4)c)(ii) cherche à procurer une protection immédiate à une espèce en péril confrontée à une menace imminente pouvant compromettre sa survie ou son rétablissement. Il permet cette intervention d’urgence là où les mesures déjà en place, qu’elles soient privées, provinciales ou territoriales, ne permettent pas de contrer cette menace, exposant ainsi l’espèce à une disparition qui peut être brutale et soudaine. En ce sens, suivant la preuve extrinsèque, le sous-alinéa 80(4)c)(ii) se veut un « filet de sécurité ». En d’autres termes, il vise, en situation d’urgence, à combler les lacunes des régimes provinciaux et territoriaux déjà en place.
[182] Dans la décision Syncrude CF, la demanderesse soutenait qu’en vertu de mesures législatives albertaines déjà en place, elle serait exempte de l’exigence liée aux carburants renouvelables qui s’applique aux producteurs, importateurs et vendeurs de combustibles. Groupe Candiac plaide dans le même sens en signalant qu’il a toutes les autorisations provinciales et municipales requises, lesquelles contiennent déjà des mesures de protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest, pour procéder au développement de ses terrains se trouvant dans l’aire d’application du Décret d’urgence.
[183] Le juge Zinn a noté que même si l’intention générale de la disposition réglementaire contestée était de compléter les mesures législatives provinciales en place, elle aurait néanmoins priorité sur lesdites mesures et empiéterait, ce faisant, sur certains éléments de la réglementation provinciale dans ce domaine. Il en a conclu que cela tendait vers un empiètement plus sérieux des champs de compétence provinciale (Syncrude CF, au paragraphe 94).
[184] On peut dire la même chose du sous-alinéa 80(4)c)(ii).
c) L’activité législative antérieure dans le domaine en cause
[185] Le juge Zinn a noté que le Parlement avait déjà invoqué son pouvoir de légiférer en matière de droit criminel pour faire valider des régimes de réglementation, notamment en matière de protection de l’environnement. Il a également noté que les provinces avait aussi légiféré eu égard à l’utilisation de carburants renouvelables. Il en a conclu que ce troisième facteur était neutre (dans la version originale du jugement : « In my view, this factor is therefore neutral ») [« Par conséquent, à mon avis, ce facteur n’est pas neutre »] (Syncrude CF, au paragraphe 96).
[186] En l’espèce, comme nous l’avons vu, le Québec a aussi légiféré pour protéger les espèces menacées ou vulnérables. Ce faisant, il s’est intéressé à la rainette faux-grillon de l’Ouest, qu’il a déclarée « espèce faunique vulnérable » et à l’égard de laquelle il a adopté un plan de rétablissement destiné à freiner le déclin de sa population.
[187] Comme le juge Zinn, j’en conclus que ce troisième facteur est neutre et je fais mienne, en faisant les adaptations nécessaires, la conclusion générale de son analyse de la doctrine des pouvoirs accessoires [Syncrude CF, au paragraphe 97] :
Dans l’ensemble, j’estime que si j’avais conclu que le gouvernement fédéral avait outrepassé sa compétence en adoptant le [Règlement contesté], l’empiètement des dispositions accessoires sur les pouvoirs provinciaux ne serait pas assez grave pour justifier l’annulation du règlement. Le règlement a été adopté en vertu de chefs de compétence de grande portée et n’empiète que sur d’autres chefs de compétence de grande portée. Bien qu’il prime sur certains éléments de la législation provinciale, à de nombreux égards, il cherche à la compléter. Enfin, le Parlement a déjà légiféré en vue de protéger l’environnement et, même si les provinces ont déjà légiféré dans une certaine mesure sur la question des carburants renouvelables, cela est insuffisant à mon avis pour démontrer que l’empiètement sur les pouvoirs provinciaux est grave.
[188] En somme, j’estime que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) est constitutionnellement valide en tant que mesure de droit criminel. Si j’ai tort et que de par son caractère véritable, il s’avère être ultra vires des pouvoirs du Parlement, j’estime, dans ce cas, qu’il serait sauvegardé par la doctrine des pouvoirs accessoires en ce qu’un lien rationnel et fonctionnel le rattache à un régime législatif plus vaste, la Loi, par ailleurs valide.
[189] Je tiens à préciser cependant que ma conclusion quant à la validité constitutionnelle du sous-alinéa 80(4)c)(ii) ne vaut que dans la mesure où le décret d’urgence est pris dans un contexte où, de l’avis du ministre compétent, l’espèce qui en fait l’objet est, suivant le paragraphe 80(2) de la Loi, exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement.
[190] J’apporte cette précision parce que dans l’affaire Athabasca Chipewyan First Nation c. Canada (Environnement), 2011 CF 962, [2013] 2 R.C.F. 201, sub nom. Adam c. Canada (Environnement) (Adam), le juge en chef de cette cour a énuméré un certain nombre de principes généraux concernant l’interprétation de l’article 80 de la Loi. Parmi ces principes il y a celui voulant que le libellé du paragraphe 80(1) soit « suffisamment large pour autoriser le gouverneur en conseil à prendre un décret d’urgence, sur recommandation du ministre compétent, dans des cas autres que ceux prévus au paragraphe 80(2) » (Adam, au paragraphe 39) [je souligne].
[191] La présente affaire ne concerne donc pas la constitutionnalité du sous-alinéa 80(4)c)(ii) dans un contexte d’application autre que celui prévu au paragraphe 80(2) de la Loi. Cette question ― plus large ― ne m’a pas été posée et je n’avais pas à y répondre pour disposer de la présente affaire.
[192] Il me reste maintenant à déterminer si le Décret d’urgence constitue par ailleurs une forme d’expropriation déguisée.
B. Le Décret d’urgence est-il nul au motif qu’il constituerait une forme d’expropriation sans indemnisation?
1) La position de Groupe Candiac
[193] Groupe Candiac plaide que dans la mesure où il est valide constitutionnellement, le Décret d’urgence doit néanmoins être invalidé parce qu’il est depuis longtemps admis qu’à moins que cela ne soit expressément autorisé par la loi, une autorité publique ne peut, sans verser d’indemnité, imposer au propriétaire d’un bien-fonds des restrictions qui équivalent à une véritable confiscation de sa propriété. Autrement, dit-il, cela constitue une forme d’expropriation déguisée ouvrant droit à un recours en nullité de la mesure expropriatrice.
[194] Il soutient à cet égard que les interdictions imposées par le Décret d’urgence sont telles qu’il ne peut faire aucun usage raisonnable de ses terrains situés dans l’aire d’application du Décret. Son droit de propriété sur ces terrains s’en trouve ainsi privé, dit-il, de ses attributs fondamentaux. Concrètement, cela signifie, avance Groupe Candiac, que le Décret d’urgence l’empêchera de construire environ 353 des 1 727 unités d’habitation qu’il pouvait raisonnablement envisager construire sur ces terrains. Il ajoute que le Décret d’urgence le forcera aussi à engager des dépenses substantielles en l’obligeant à aménager un bassin de rétention sur la partie constructible de ses propriétés adjacentes à l’aire d’application du Décret et à construire une voie de service le long de l’autoroute existante.
[195] Groupe Candiac soutient que tant l’article 952 du Code civil du Québec (CQLR, ch. CCQ-1991) (CcQ), qui stipule qu’un propriétaire ne peut être contraint de céder sa propriété si ce n’est par voie d’expropriation faite suivant la loi pour une cause juste d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité, que la règle de common law de l’appropriation de facto, qui crée une règle d’interprétation selon laquelle la confiscation d’un droit de propriété par l’État inclut nécessairement l’obligation d’offrir une compensation à moins que la loi en cause ne prévoit expressément qu’aucune telle compensation ne sera versée, militent en faveur de la nullité du Décret d’urgence.
[196] Il prétend à cet égard que l’alinéa 64(1)(b) de la Loi, qui confère au Ministre le pouvoir de verser à toute personne une indemnité juste et raisonnable pour les pertes subies en raisons « des conséquences extraordinaires que pourrait avoir l’application […] d’un décret d’urgence » ne permet pas d’écarter l’application de l’article 952 CcQ ou de la règle de l’appropriation de facto issue de la common law puisque le gouverneur en conseil n’a toujours pas pris, comme l’oblige à le faire le paragraphe 64(2) de la Loi, les règlements venant encadrer l’exercice du pouvoir dévolu au Ministre aux termes du paragraphe 64(1).
[197] Le paragraphe 64(2) de la Loi se lit comme suit :
Règlements
(2) Le gouverneur en conseil doit, par règlement, prendre toute mesure qu’il juge nécessaire à l’application du paragraphe (1), notamment fixer :
a) la marche à suivre pour réclamer une indemnité;
b) le mode de détermination du droit à indemnité, de la valeur de la perte subie et du montant de l’indemnité pour cette perte;
c) les modalités de l’indemnisation.
[198] Il s’en suit, selon Groupe Candiac, qu’à défaut de règlements d’application, le Ministre n’a aucune autorité pour exercer son pouvoir d’indemnisation. Il en résulte, plaide-t-il, qu’il faut actuellement lire la Loi comme si elle ne comportait aucun régime d’indemnisation pour les pertes consécutives à la mise en œuvre d’un décret d’urgence, ce qui ouvre la voie à l’application des règles de droit privé susmentionnées.
2) La position du procureur général
[199] Le procureur général soutient pour sa part que l’argument avancé par Groupe Candiac s’écarte de la véritable question en litige à ce stade, laquelle est de savoir si le Décret d’urgence est ultra vires de la disposition habilitante en vertu de laquelle il a été pris, une question qui doit se résoudre par un examen du Décret et de l’article 80 de la Loi. Selon lui, cet examen mène à un résultat inéluctable : le gouverneur en conseil avait toute l’autorité voulue pour prendre le Décret d’urgence et ce, même s’il pouvait en résulter une atteinte aux droits de propriété de Groupe Candiac puisque le pouvoir d’accorder une indemnité en pareilles circonstances n’est pas dévolu au gouverneur en conseil, mais bien au Ministre.
[200] Ainsi, selon le procureur général, le fait de ne pas verser d’indemnité ne saurait affecter le décret d’urgence pris en vertu de l’article 80 et le rendre ultra vires a posteriori, puisque suivant les termes mêmes de la Loi, il est le fruit d’une décision prise par un autre décideur et que cette décision est forcément postérieure à la prise du décret lui-même.
[201] Le procureur général prétend aussi que la doctrine de l’appropriation de fait, qui ne serait qu’une simple présomption interprétative, est sans effet en l’espèce puisqu’il n’y a pas de silence à combler, la Loi, en son article 64, prévoyant la possibilité d’une indemnisation pour ceux et celles qui sont touchés par un décret d’urgence. Ce type de présomption, poursuit-il, doit céder le pas devant une disposition claire ou encore en cas d’incompatibilité avec l’intention du législateur, ce qui serait le cas en l’espèce.
[202] Enfin, le procureur général avance qu’il n’y a ici, dans les faits, ni expropriation déguisée, ni appropriation de fait puisque Groupe Candiac n’a pas fait la démonstration que le gouvernement fédéral a acquis un intérêt bénéficiaire dans les terrains visés par le Décret d’urgence ou encore que toutes les utilisations raisonnables de ces terrains ont été supprimées du fait de la prise du Décret d’urgence, les utilisations raisonnables d’un bien-fonds n’étant pas limitées aux utilisations rentables.
[203] En outre, il affirme que les prétentions de Groupe Candiac quant à la portée du préjudice qu’il estime subir en l’instance ne sont pas appuyées par la preuve au dossier. Il fait valoir à cet égard que les terrains de Groupe Candiac se trouvant dans l’aire d’application du Décret d’urgence ne représentent que 20 p. 100 de la superficie restante des terrains que détient Groupe Candiac dans ce secteur et qu’ils sont constitués en grande partie de terres humides et, donc, de terres susceptibles de faire l’objet de mesure de protection.
[204] Tout comme le procureur général, j’estime que les concepts d’appropriation de fait ou d’expropriation déguisée, issues de la common law et du droit civil, ne sont d’aucun secours à Groupe Candiac en l’instance. En d’autres termes, la question de la validité du Décret d’urgence ne passe pas par ces concepts puisque le Parlement a déjà prévu, en termes exprès, un mécanisme d’indemnisation pour les pertes subies du fait de l’application d’un décret d’urgence et en a délimité la portée aux « conséquences extraordinaires » qu’une telle application pourrait avoir.
[205] Nous ne sommes pas en présence ici d’une loi justifiant l’application de la règle d’interprétation visant à protéger un propriétaire foncier d’une dépossession de ses terres sans le versement d’une indemnité. Il n’y a pas de silence à combler dans la Loi à cet égard, l’intention du Parlement ayant été clairement exprimée à l’article 64 de la Loi.
[206] Mais qu’en est-il de l’absence de règlements liés à la mise en œuvre du pouvoir du Ministre de verser une indemnité en lien avec l’application d’un décret d’urgence? A-t-elle pour effet de stériliser l’exercice de ce pouvoir, comme le prétend Groupe Candiac, et d’enclencher, ce faisant, l’application des notions d’appropriation de fait ou d’expropriation déguisée? J’estime que non.
[207] Il est bien établi qu’un décideur administratif ne peut invoquer l’absence d’un règlement pour ne pas agir lorsque cette inaction équivaudrait à stériliser une loi ou à contrecarrer son application. Il s’agit ici d’éviter de créer un vide juridique et d’ainsi engendrer, en quelque sorte, un abus de pouvoir en conférant au pouvoir règlementaire « une dimension qui permettrait à l’Administration de stériliser indéfiniment la volonté expresse du législateur » (Patrice Garant, Droit Administratif, 7e éd., Montréal : Yvon Blais, 2017 (Garant), aux pages 215–216). Ces principes valent que l’exercice du pouvoir règlementaire soit facultatif ou, comme ici, impératif (Garant, à la page 215). Ils sont particulièrement utiles lorsque l’absence de règlement, si elle était interprétée comme stérilisant l’application de la loi, aurait pour effet de priver le justiciable d’un avantage conféré par elle (Irving Oil Ltd. et autres c. Secrétaire provincial du Nouveau-Brunswick, [1980] 1 R.C.S. 787, à la page 795).
[208] C’est ce que semble avoir compris le Ministre, en l’espèce, en abordant, par communiqué, la question du droit des propriétaires de terrains situés dans l’aire d’application du Décret d’urgence au versement d’une compensation. Je rappelle qu’il a indiqué publiquement qu’aucune compensation ne leur serait versée. Même si elle n’était pas particularisée à la situation de chaque propriétaire touché, il faut y voir là, à mon sens, une décision aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi.
[209] Or, cette décision, qui émane d’un décideur autre que le gouverneur en conseil, est, en soi, contrôlable judiciairement, indépendamment du décret d’urgence (Habitations Îlot St-Jacques Inc. c. Canada (Procureur général), 2017 CF 535 (Îlot St-Jacques)). Bien qu’elle y soit nécessairement reliée, la décision du Ministre n’a aucune incidence sur l’exercice des pouvoirs dévolus au gouverneur en conseil aux termes de l’article 80 de la Loi. Comme le souligne le Procureur général, ce type de décision suppose la prise préalable d’un décret d’urgence.
[210] Je précise que l’affaire Îlot St-Jacques mettait aux prises un autre propriétaire dont certains terrains se trouvaient dans l’aire d’application du Décret d’urgence. Ce dernier soutenait que le Décret d’urgence devait être invalidé parce qu’il avait été adopté sans que les propriétaires potentiellement visés ne soient consultés. Il plaidait, en quelque sorte, que le Décret d’urgence avait été pris en violation des règles de l’équité procédurale (Îlot St-Jacques, au paragraphe 17).
[211] Une fois son contrôle judiciaire entamé, ce propriétaire a voulu aussi s’attaquer au fait qu’aucune indemnité ne lui avait été versée comme suite à l’adoption du Décret d’urgence. Il a donc cherché à amender sa procédure de manière à forcer le gouverneur en conseil à adopter le cadre règlementaire envisagé par le paragraphe 64(2) de la Loi. Cette demande lui a été refusée par le protonotaire Richard Morneau. Ce refus a été confirmé en appel par le juge Yvan Roy au motif qu’il « ne s’agi[ssait] pas tant d’un amendement que d’une demande de contrôle judiciaire différente » (Îlot St-Jacques, au paragraphe 15).
[212] Aux yeux du juge Roy, il lui paraissait incontestable que l’amendement, s’il était accepté, permettrait dans une seule demande de contrôle judiciaire « “ […] la contestation de deux processus décisionnels différents répondant à une dynamique factuelle et législative différente et indépendante. ”» (Îlot St-Jacques, au paragraphe 23). Notamment, il n’a vu aucune raison d’intervenir du fait que le protonotaire Morneau ait accepté la prétention des défendeurs voulant que la perte de valeur d’un terrain situé dans l’aire d’application d’un décret d’urgence ne soit « aucunement pertinente à une demande de contrôle judiciaire qui veut faire casser un décret visant la protection d’une espèce en péril » (Îlot St-Jacques, au paragraphe 28).
[213] Même si elle était d’abord et avant tout fondée sur des considérations d’ordre procédural, cette affaire, dont j’endosse sans réserve les conclusions, vient, à mon sens, renforcer l’idée que dans le contexte de la prise d’un décret d’urgence aux termes de l’article 80 de la Loi, tout débat entourant l’absence d’indemnisation n’est pas pertinent à la détermination de la validité du décret, quel que soit le fondement de l’invalidité alléguée. Un tel débat, en effet, met en cause, pour paraphraser le juge Roy, un processus décisionnel différent, répondant à une dynamique factuelle et législative différente et indépendante.
[214] Cette contestation était ouverte à Groupe Candiac et l’est peut-être encore. Toutefois, elle a sa propre dynamique, laquelle est distincte et indépendante de celle liée à la contestation du Décret d’urgence lui-même dont la validité doit en conséquence s’apprécier, vu la présence de l’article 64 de la Loi, sans que l’on doive faire intervenir la question de l’indemnisation et sans que l’on doive ainsi recourir aux concepts de l’appropriation de fait ou de l’expropriation déguisée.
[215] Ces concepts ne s’appliquent donc pas en l’espèce et la deuxième question en litige doit ainsi recevoir une réponse négative.
[216] Ayant conclu que le Décret d’urgence ne saurait être invalidé pour l’un ou l’autre des motifs invoqués par Groupe Candiac, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Le Procureur général demande les dépens. Vu l’issue du litige, il y aura droit.
JUGEMENT au dossier T-1294-16
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens en faveur du défendeur.