A-444-16
2018 CAF 22
Jacob Damiany Lunyamila (appelant)
c.
Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (intimé)
Répertorié : Lunyamila c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)
Cour d’appel fédérale, juges Stratas, Woods et Laskin, J.C.A.—Toronto, 30 octobre 2017; Ottawa, 19 janvier 2018.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Détention et mise en liberté — Appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale, qui a accueilli des demandes réunies présentées aux fins d’un contrôle judiciaire et a annulé les ordonnances correspondantes prononcées par la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié libérant l’appelant sous conditions, et renvoyant la question de la mise en liberté ou de la détention continue à la SI — L’appelant, un citoyen rwandais, a été déclaré interdit de territoire pour criminalité, arrêté et détenu — Son identité n’a pas été établie — L’Agence des services frontaliers du Canada a pris des mesures pour expulser l’appelant au Rwanda — L’appelant a refusé de signer une déclaration confirmant sa volonté de retourner au Rwanda — La SI a rendu une ordonnance libérant l’appelant, à condition notamment qu’il signe la déclaration — La Cour fédérale a conclu que les conditions de mise en liberté étaient déraisonnables — Elle a proposé et certifié une question — Les parties ont maintenu que la question ne se prêtait pas à la certification — Il s’agissait de savoir si la question certifiée répondait aux critères de certification — La question certifiée n’était pas suffisante pour donner à la Cour compétence pour instruire l’appel — La question, telle qu’elle a été certifiée, ne répondait pas aux critères de certification et la question ne pouvait être reformulée de façon à combler ses lacunes — Le problème fondamental était que la question ne découlait pas des faits de l’affaire au fil de son déroulement — Aucune des parties n’a contesté la condition prélibératoire de collaboration — Il n’était pas nécessaire de répondre à la question reformulée compte tenu du libellé de l’ordonnance de la SI et des thèses des parties — Appel rejeté.
Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale, qui a accueilli cinq demandes réunies présentées par l’intimé aux fins d’un contrôle judiciaire et a annulé cinq ordonnances correspondantes prononcées par la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié libérant l’appelant de sa mise en détention sous conditions, et renvoyant la question de la mise en liberté ou de la détention continue à la SI.
L’appelant, un citoyen rwandais, a été déclaré interdit de territoire pour criminalité en vertu de l’alinéa 36(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Son identité n’a pas été établie, puisqu’il n’avait pas de documents d’identité rwandais. En 2013, il a été arrêté et détenu en vertu de l’article 55 de la Loi. Jusqu’en 2016, des contrôles successifs des motifs des 30 jours ont donné lieu à des ordonnances de maintien en détention. À partir de 2016, la SI a prononcé une série d’ordonnances en vue de la mise en liberté de l’appelant. L’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a pris des mesures pour expulser l’appelant au Rwanda. Le Haut-Commissariat du Rwanda a informé l’ASFC que l’appelant devait fournir des copies certifiées des documents d’identité rwandaise afin d’obtenir un passeport, et signer une déclaration solennelle confirmant sa volonté de retourner au Rwanda. L’appelant a déclaré qu’il ne signerait jamais et qu’il ne collaborerait jamais à son expulsion. En septembre 2016, la SI a rendu une ordonnance libérant l’appelant sous conditions, notamment qu’avant d’être mis en liberté, l’appelant devait signer la déclaration demandée par le Rwanda. La Cour fédérale a conclu que les conditions de mise en liberté étaient déraisonnables et a annulé l’ordonnance de la SI. Elle a aussi considéré que les divergences d’opinions dans la jurisprudence de la Cour fédérale donnaient lieu à une question de portée générale justifiant l’examen par la Cour d’appel fédérale. Les parties ont maintenu que la question proposée ne se prêtait pas à la certification, parce que la mise en balance adéquate des facteurs énoncés à l’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés variera selon les circonstances de chaque affaire. La Cour fédérale a néanmoins certifié une question.
Il s’agissait de savoir si la question certifiée répondait aux critères de certification.
Jugement : l’appel doit être rejeté.
La question certifiée n’était pas suffisante pour donner à la Cour compétence pour instruire l’appel. La question, telle qu’elle a été certifiée, ne répondait pas aux critères de certification, et la question ne pouvait être reformulée de façon à combler ses lacunes. Le problème fondamental était que la question ne découlait pas des faits de la présente cause au fil de son déroulement. La question était essentiellement de savoir si un détenu aux fins de l’immigration peut éviter le maintien d’une détention en faisant défaut de collaborer aux efforts pour l’expulser. Mais l’ordonnance de la SI n’a pas permis à l’appelant d’y arriver. L’ordonnance de la SI imposait plutôt expressément comme condition prélibératoire que l’appelant fasse ce qu’il a refusé de faire, soit signer une déclaration solennelle confirmant sa volonté de retourner au Rwanda. Devant la Cour fédérale, aucune des parties n’a contesté la condition prélibératoire de collaboration. Bien que l’on ait tenté de reformuler la question certifiée dans la présente affaire, compte tenu du libellé de l’ordonnance de la SI et des thèses des parties, il n’était pas nécessaire de répondre à cette question pour trancher l’appel. La reformulation pourrait également être considérée comme incomplète au motif qu’il s’agissait d’une question dont la réponse dépendrait des faits qui sont uniques à l’affaire, par exemple, quant à la nature et l’étendue de la non-collaboration, ou qu’elle transformerait le présent appel en un renvoi.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(1), 16(3), 34, 35, 36(1)a),(2)a), 37, 48, 55, 57(1),(2), 58(1),(3), 72, 74d), 115(2)a).
Règlement sur l’immigration et la Protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 245b), 247(1), 248.
Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, règle 22.
JURISPRUDENCE CITÉE
décision appliquée :
Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 R.C.F 229.
décision examinée :
Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129.
décisions citées :
Sahin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 1 C.F. 214, [1994] A.C.F. no 1534 (QL) (1re inst.); Tursunbayev c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 5; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Lunyamila, 2016 CF 289; Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21; Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178; Tretsetsang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 175, [2017] 3 R.C.F. 399; Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 224, [2011] 3 R.C.F. 417, inf. par 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678.
APPEL interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2016 CF 1199, [2017] 3 R.C.F. 428), qui a accueilli des demandes réunies présentées par l’intimé aux fins d’un contrôle judiciaire et a annulé les ordonnances correspondantes prononcées par la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié libérant l’appelant sous conditions, et renvoyant la question de la mise en liberté ou de la détention continue à la SI. Appel rejeté.
ONT COMPARU
Anthony Navaneelan pour l’appelant.
John Provart et Susan Gans pour l’intimé.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Aide juridique Ontario - Bureau du droit des réfugiés, Toronto, pour l’appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Laskin, J.C.A. :
I. Résumé
[1] Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2016 CF 1199, [2017] 3 R.C.F. 428), par laquelle le juge en chef Crampton a accueilli cinq demandes réunies présentées par le ministre aux fins d’un contrôle judiciaire et a annulé cinq ordonnances correspondantes prononcées par des commissaires de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié libérant l’appelant de sa mise en détention sous conditions, et renvoyant la question de la mise en liberté ou de la détention continue au commissaire Cook de la Section de l’immigration, qui a rendu la dernière des cinq ordonnances.
[2] Dans leurs observations écrites et orales, les parties se sont concentrées sur la décision du juge de première instance en ce qui a trait à l’ordonnance du commissaire Cook, qui l’emportait sur les quatre ordonnances antérieures. Il convient de faire de même dans les présents motifs.
[3] Cependant, cette décision de ma part m’amène à contrecœur, mais inévitablement, à la conclusion que la Cour n’a pas compétence pour instruire l’appel. La question certifiée par le juge de première instance, dont dépend la compétence de la Cour, ne répond pas, à mon humble avis, aux critères bien établis pour la certification, et la reformulation de la question ne la rendrait pas conforme. Je dis « à contrecœur » car l’appel a été débattu de bonne façon et de manière complète sur le fond, et parce qu’à la base de la question certifiée pourrait bien se trouver une question juridique grave de portée générale qui, comme le juge de première instance l’a suggéré, nécessite un examen judiciaire plus approfondi. Mais la question, tel qu’elle est libellée, n’est pas déterminante quant à l’issue de l’appel, de sorte que la Cour cesserait d’exercer les fonctions que le législateur avait envisagées pour elle dans les questions relevant de l’immigration. Je ne vois donc pas d’autre solution que de rejeter l’appel.
[4] En expliquant pourquoi j’en viens à cette conclusion, je vais d’abord décrire brièvement le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), en ce qui a trait aux ordonnances de renvoi, à la détention et à la mise en liberté. Ensuite, j’établirai le contexte pertinent, en abordant les circonstances relatives à la détention de l’appelant, à la décision du commissaire Cook, et à la décision visée par le contrôle judiciaire. J’examinerai ensuite plus en détail les exigences auxquelles une question certifiée doit répondre et comment, à mon avis, ces exigences ne sont pas respectées en l’espèce. Je comprends que tout cela est un assez long prélude à une décision qui, en définitive, ne porte pas sur le bien-fondé de l’appel, mais le contexte peut néanmoins s’avérer utile pour justifier la manière de trancher la décision que je propose.
II. Renvoi, détention et mise en liberté en vertu de la LIPR
[5] La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés définit le cadre de l’immigration au Canada et l’octroi de l’asile. Les objets de la LIPR sont énoncés au paragraphe 3(1) : selon les alinéas 3(1)h) et 3(1)i), la LIPR a pour objet de protéger la santé et la sécurité publiques et de garantir la sécurité de la société canadienne et de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou qui constituent un danger pour la sécurité.
[6] En vertu des articles 34 à 37 de la LIPR, un étranger peut être interdit de territoire et passible de renvoi pour raison de sécurité, pour atteinte aux droits humains ou internationaux, pour grande criminalité et pour criminalité organisée. La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis (paragraphe 48(1)). Lorsqu’un renvoi est exécutoire, l’étranger visé par la mesure de renvoi « doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être exécutée dès que possible » (paragraphe 48(2)).
[7] La LIPR autorise l’arrestation et la détention du résident permanent ou de l’étranger lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il est interdit de territoire et qu’il constitue un danger pour la sécurité publique ou qu’il se soustraira vraisemblablement au renvoi du Canada, ou à la procédure pouvant mener à la prise par le ministre d’une mesure de renvoi (paragraphe 55(1)).
[8] La Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié contrôle les motifs justifiant le maintien en détention dans les 48 heures suivant l’arrestation (paragraphe 57(1)). Suivant ce contrôle initial, la SI procède à de nouveaux contrôles dans les 7 jours suivants, puis au moins tous les 30 jours par la suite (paragraphe 57(2)).
[9] Lors d’un contrôle des motifs de détention, la SI doit évaluer s’il existe des motifs de détention : si, entre autres, le détenu constitue un danger pour la sécurité publique ou un risque de fuite, ou si l’identité d’un étranger n’a pas été établie. Elle prononce la mise en liberté du détenu, sauf sur preuve de la présence de l’un ou l’autre des motifs précisés (paragraphe 58(1)). Selon l’alinéa 245b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement], l’évaluation de la question de savoir s’il y a un risque de fuite comprend l’examen du fait que le détenu se soit conformé librement ou non à une mesure d’interdiction de séjour; et, par conséquent, la conformité au paragraphe 48(1) de la LIPR, qui, tel qu’il est mentionné ci-dessus, exige que, dès qu’une mesure de renvoi devient exécutoire, l’étranger doit quitter le Canada immédiatement.
[10] En vertu du paragraphe 247(1) du Règlement, pour déterminer si le motif visant l’identité a été établi, la SI doit examiner entre autres la collaboration du détenu, y compris la question de savoir si le détenu a justifié de son identité auprès du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration ou s’il l’a aidé à obtenir une telle justification, ou s’il a fourni ses date et lieu de naissance et le nom de ses parents. Le paragraphe 16(3) de la LIPR autorise un agent d’immigration à exiger ou à obtenir du détenu toute preuve qui peut être utilisée en vue d’établir son identité.
[11] Si l’un ou l’autre des motifs de détention est établi, la SI est tenue d’examiner les facteurs énoncés à l’article 248 du Règlement avant que la décision ne soit rendue quant à la détention ou la mise en liberté : a) le motif de la détention; b) la durée de la détention; c) l’existence d’éléments permettant l’évaluation de la durée probable de la détention et, dans l’affirmative, cette période de temps; d) les retards inexpliqués ou le manque inexpliqué de diligence de la part du ministère ou de l’intéressé; e) l’existence de solutions de rechange à la détention. Ces facteurs, qui trouvent leur origine dans la décision Sahin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 1 C.F. 214 (1re inst.), à la page 231 (au paragraphe 31 sur QL), ont été incorporés dans le Règlement en 2002.
[12] Si la SI ordonne la mise en liberté, elle peut imposer les conditions qu’elle estime nécessaires (LIPR, paragraphe 58(3)). La personne concernée peut demander de modifier ces conditions au motif qu’elles ne sont plus nécessaires pour garantir le respect de la Loi (décision Tursunbayev c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 5, au paragraphe 31).
III. L’appelant
[13] L’appelant est arrivé au Canada en 1994 et a reçu le statut de réfugié en 1996. Il affirme qu’il est Jacob Damiany Lunyamila, un citoyen rwandais, né en septembre 1976 au Rwanda. Cependant, son identité n’a pas été établie. Entre autres, il n’a pas de documents d’identité rwandais, et le dossier associé à sa demande d’asile a été détruit il y a des années, conformément aux politiques de conservation des documents courantes de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.
IV. Criminalité et danger pour la sécurité publique
[14] Durant la période de janvier 1999 à juin 2013, M. Lunyamila a été accusé de 94 infractions criminelles et a été déclaré coupable pour 54 d’entre elles. Il semble qu’un certain nombre de ces condamnations étaient liées à sa dépendance à l’alcool et des problèmes de santé mentale. En juillet 2012, M. Lunyamila a de nouveau été déclaré interdit de territoire pour criminalité en vertu de l’alinéa 36(2)a) de la LIPR. Une ordonnance d’expulsion a été émise contre lui en août 2012. Par suite d’une condamnation pour agression sexuelle, le demandeur a également été jugé interdit de territoire pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. En mai 2014, un avis selon lequel l’appelant constituait un danger pour la sécurité publique au Canada et que le risque pour le public canadien était plus important que le risque auquel le défendeur serait exposé s’il retournait au Rwanda ainsi que toute considération d’ordre humanitaire a été rendu, en application de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR. L’autorisation de demander le contrôle judiciaire a été refusée.
V. L’historique de la détention
[15] En juin 2013, M. Lunyamila a été arrêté et détenu en vertu de l’article 55 de la LIPR. Sa détention a été initialement maintenue aux motifs qu’il présentait un risque de fuite et un danger pour la sécurité publique. Lors du deuxième contrôle des motifs des 30 jours, on a ordonné sa mise en liberté sous conditions. Ces conditions exigeaient entre autres qu’il vive dans un établissement de réadaptation en toxicomanie précisé, qu’il y termine un programme de trois mois et qu’il respecte les règles et les règlements de l’établissement. Toutefois, il a quitté l’établissement après deux jours et a été de nouveau arrêté. Il demeure en détention depuis septembre 2013.
[16] Jusqu’en janvier 2016, des contrôles successifs des motifs des 30 jours ont donné lieu à des ordonnances de maintien en détention, d’abord pour risque de fuite pour des motifs de danger, puis pour des raisons tenant à l’identification. Cependant, à partir de janvier 2016, les commissaires de la SI ont prononcé une série d’ordonnances en vue de la mise en liberté de M. Lunyamila. Chacune de ces ordonnances a fait l’objet d’un sursis, et deux d’entre elles, celles prononcées en janvier et en février 2016, ont été annulées par la Cour fédérale dans le cadre d’un contrôle judiciaire (2016 CF 289). Cinq autres ordonnances de mise en liberté, y compris l’ordonnance rendue par le commissaire Cook, ont fait l’objet des demandes réunies qui ont conduit au présent appel.
VI. Défaut de collaborer au renvoi
[17] Suivant le prononcé de l’avis selon lequel l’appelant constituait un danger en mai 2014, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a pris des mesures pour expulser M. Lunyamila au Rwanda. Puisque M. Lunyamila n’était pas titulaire d’un passeport rwandais ou d’un autre document de voyage, l’ASFC a communiqué avec le Haut-Commissariat du Rwanda afin de déterminer les exigences lui permettant d’en obtenir un. L’ASFC a été informée qu’il fallait, entre autres exigences, fournir des copies certifiées des documents d’identité rwandaise et une déclaration solennelle confirmant sa volonté de retourner au Rwanda.
[18] M. Lunyamila avait déclaré qu’il ne disposait pas des documents d’identité requis. Malgré dix demandes faites séparément par des agents de l’ASFC, en juin, juillet, novembre et décembre 2014, et en février, mai, juillet, août, novembre et décembre 2015, il a également refusé de signer la déclaration solennelle. En réponse à plusieurs de ces demandes, il a déclaré, en fait, qu’il ne signerait jamais et qu’il ne collaborerait jamais à son expulsion.
[19] En novembre 2013 et en 2014, l’ASFC a reçu des renseignements indiquant que M. Lunyamila était en fait une personne ayant un nom et une date de naissance différents et qu’il était un citoyen de la Tanzanie. Cependant, l’enquête de l’ASFC sur ces renseignements a mené à une autre personne, et la possibilité que M. Lunyamila soit tanzanien n’a pas fait l’objet, à partir de ce moment-là, d’une enquête plus poussée.
[20] L’ASFC a repris son enquête en février 2015 lorsqu’elle a reçu de nouveaux renseignements reliant M. Lunyamila à la Tanzanie. L’ASFC a envisagé de retenir les services d’un détective privé, elle a fait des demandes de renseignements auprès de la police tanzanienne, et elle a pris des dispositions en vue d’une analyse linguistique, qui a été effectuée en mai 2016. L’analyse a révélé qu’il était « très probable » que les compétences linguistiques de M. Lunyamila correspondent à celles de la Tanzanie et « très peu probable » quant à celles du Rwanda. L’ASFC a également envoyé des empreintes digitales en vue d’une analyse par les autorités tanzaniennes, et a organisé une entrevue avec M. Lunyamila par des agents consulaires tanzaniens en septembre 2016.
[21] M. Lunyamila a coopéré dans une certaine mesure dans le cadre de cette enquête, y compris en participant à l’analyse linguistique, mais il a également fourni des renseignements contradictoires et illogiques en réponse aux demandes de renseignements sur ses liens avec la Tanzanie.
VII. Décision du commissaire Cook
[22] En septembre 2016, le commissaire Cook a rendu une ordonnance libérant M. Lunyamila, sous conditions. Bien que le commissaire ait été convaincu que les trois motifs de détention invoqués par le ministre — le danger, le risque de fuite et l’identité — ont été établis, il a conclu que les risques pourraient être suffisamment atténués par les conditions qu’il avait imposées.
[23] En concluant que M. Lunyamila présentait [traduction] « un risque élevé de fuite », et qu’il était très peu probable qu’il se présente de son propre gré pour son renvoi, s’il était libéré, le commissaire a fait remarquer que M. Lunyamila avait tout fait en son pouvoir pour empêcher son expulsion au Rwanda, notamment en refusant de signer la déclaration requise pour obtenir un document de voyage émis par les autorités rwandaises. M. Lunyamila semblait avoir compris, a indiqué le commissaire, que, sans sa collaboration à signer la déclaration, l’ASFC ne pouvait pas l’expulser.
[24] En ce qui concerne l’identité, le commissaire a déclaré que [traduction] « le ministre a fait des efforts raisonnables pour établir l’identité de [M. Lunyamila] ». Il a noté que le ministre [traduction] « menait une enquête légitime qui [était] susceptible de fournir des éléments de preuve importants » et a déclaré qu’il serait inapproprié pour lui de présumer de ce que l’enquête pourrait révéler. Il a conclu que les efforts déployés par le ministre pour confirmer si M. Lunyamila était tanzanien, bien qu’[traduction] « imparfaits » étaient raisonnables.
[25] Ayant conclu que les trois motifs de détention ont été établis, le commissaire Cook a ensuite examiné les facteurs énoncés à l’article 248 du Règlement. Il a conclu que le premier facteur, les motifs de détention, plaidait en faveur du maintien en détention. M. Lunyamila avait été détenu parce qu’il constituait un danger pour la sécurité publique, qu’il présentait un risque de fuite et que son identité ne pouvait être établie. Le commissaire a indiqué qu’il avait accordé beaucoup de poids à ce facteur, puisque le facteur lié au danger justifiait à lui seul une détention prolongée.
[26] Le commissaire a analysé ensemble les deuxième et troisième facteurs — la durée de la détention et la question de savoir si la durée probable du maintien en détention peut être confirmée. Il a conclu qu’une détention de trois ans correspondait à une détention prolongée, et qu’on ne pouvait pas raisonnablement prévoir la durée du maintien en détention de M. Lunyamila. Il a conclu que ces facteurs militaient en faveur d’une mise en liberté.
[27] Le commissaire Cook a noté que la raison de la détention prolongée et de l’incapacité de déterminer la durée de la détention était la même : le ministre ne disposait pas d’un document de voyage valide qui aurait permis d’expulser M. Lunyamila. Son dossier se trouvait désormais « dans une impasse » : le ministre exigeait la collaboration de M. Lunyamila pour avoir la moindre chance d’obtenir un document de voyage rwandais, mais celui-ci avait refusé de collaborer et avait déclaré qu’il ne collaborerait jamais. Bien que le commissaire ait reconnu qu’en collaborant et en signant une déclaration, cette signature de M. Lunyamila pouvait mener à la production d’un document de voyage valide, il a également noté que ladite collaboration ne garantirait pas l’expulsion de M. Lunyamila puisqu’il ne disposait pas des documents d’identification que le Rwanda semblait exiger. Le ministre n’a pas pu indiquer si les autorités rwandaises renonceraient à cette exigence. Quant au renvoi éventuel vers la Tanzanie, le commissaire a conclu qu’il n’y avait aucun moyen de prévoir raisonnablement si M. Lunyamila était en réalité tanzanien et combien de temps pouvait durer la procédure de renvoi vers la Tanzanie. Il n’y a donc pas d’échéancier pour l’issue du processus d’immigration : « la détention de M. Lunyamila dans le futur semblait indéterminée » (2016 CF 1199, au paragraphe 102).
[28] Le commissaire a jugé que la responsabilité de la détention prolongée et de l’incertitude quant à la durée de la détention future devrait être imputée à parts égales aux deux parties. Le commissaire a attribué à M. Lunyamila une bonne partie de la responsabilité liée au retard. Il a déclaré que le refus constant de M. Lunyamila de collaborer en signant la déclaration avait freiné son renvoi à l’étape de l’acquisition de documents de voyage depuis 2014, et a laissé entendre que la détention serait peut-être déjà terminée s’il avait coopéré.
[29] Toutefois, le commissaire a également conclu qu’une part de cette responsabilité est attribuable au ministre. Malgré l’« impasse » et le fait de savoir que M. Lunyamila n’était pas disposé à signer la déclaration, le ministre n’avait pas pris d’autres mesures pour l’expulser. Le commissaire a reconnu qu’en réalité, il n’y aurait peut-être pas d’autres solutions de rechange. Il a également reconnu que le ministre concentrait désormais ses efforts sur la Tanzanie comme destination possible pour le renvoi. Cependant, il n’a pas vu d’un bon œil le retard du ministre à étudier la possibilité d’une identité tanzanienne lorsque de l’information à cet effet a été dévoilée en 2013. Le commissaire a par conséquent conclu que le facteur du retard et du manque de diligence était neutre et n’a favorisé ni le maintien en détention ni la mise en liberté.
[30] Le commissaire s’est ensuite penché sur le dernier facteur, soit l’existence de solutions de rechange à la détention. Il a déclaré que toute solution de rechange doit [traduction] « tout bien pesé [...] avoir une probabilité d’atténuer les motifs de détention qui ont été établis ». Il s’est dit convaincu que, si M. Lunyamila acceptait de se conformer à toutes les conditions qu’il avait établies, « [traduction] “les motifs de la détention pourraient être atténués à un degré tel que [sa] libération en attente de [son] renvoi pourrait être gérée” » (2016 CF 1199, au paragraphe 104).
[31] Le commissaire Cook a établi un total de neuf conditions. La première condition était qu’avant d’être mis en liberté, M. Lunyamila devait signer la déclaration demandée par le Rwanda. Le commissaire Cook a rejeté la proposition faite par un autre commissaire de la SI lors d’un contrôle antérieur voulant que cette condition soit une « détention déguisée » compte tenu des refus précédents de M. Lunyamila de signer. Le commissaire Cook a fait valoir que, comme M. Lunyamila était un criminel et constituait un danger pour la sécurité publique, cette condition et l’expulsion de M. Lunyamila étaient compatibles avec les objectifs en matière d’immigration énoncés aux alinéas 3(1)h) et i) de la LIPR, soit de protéger la santé et la sécurité publiques, de garantir la sécurité de la société canadienne et de promouvoir l’interdiction du territoire aux criminels. La condition est aussi conforme à l’obligation imposée par le paragraphe 48(2) de la LIPR sur M. Lunyamila de quitter le Canada immédiatement, et l’obligation pour l’ASFC d’exécuter l’ordonnance de renvoi dès que possible. Le commissaire a décrit le défaut de collaborer de M. Lunyamila comme « [traduction] […] entièrement contraire à ce qui est exigé par le droit canadien » (2016 CF 1199, au paragraphe 109).
[32] Les autres conditions que le commissaire Cook a imposées sont de collaborer à une entrevue avec des fonctionnaires tanzaniens et, dans le cadre d’une enquête de l’ASFC sur son identité, d’accepter, avant sa mise en liberté, de vivre dans un centre de traitement en établissement pour alcooliques et toxicomanes et de terminer le programme qui y est offert; à l’issue de ce programme, de déployer des efforts pour s’inscrire à un programme communautaire de prévention de la violence et de gestion de la colère et de terminer le programme une fois inscrit, de se rapporter obligatoirement à l’ASFC, de s’abstenir de consommer de l’alcool, et de respecter tout programme de traitement prescrit par un médecin.
VIII. La décision visée par le contrôle judiciaire
[33] Dans sa décision visée par le contrôle judiciaire, le juge de première instance a accepté l’accord des parties selon lequel la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable. Il a examiné l’ordonnance rendue par le commissaire Cook après avoir conclu qu’il annulerait les quatre autres ordonnances qui faisaient l’objet des demandes réunies au motif qu’elles étaient déraisonnables. Il a déterminé que l’ordonnance du commissaire Cook était également déraisonnable.
[34] Le juge de première instance a formulé la question fondamentale soulevée par ces demandes, soit celle de savoir « comment résoudre la tension entre [...] un détenu aux fins de l’immigration qui refuse de coopérer à une ordonnance de renvoi du Canada [...] et [...] la durée de la détention et l’incertitude concernant la durée de la détention future découlant, en totalité ou en partie, de ce refus » (2016 CF 1199, au paragraphe 1).
[35] Il a décrit sa façon de résoudre cette tension de la façon suivante (au paragraphe 2) :
[...] lorsque ce refus constitue un obstacle aux mesures qui pourraient contribuer, de façon réaliste, à l’exécution du renvoi d’un détenu qui a été désigné comme un danger pour le public, la tension doit être résolue en faveur du maintien de la détention. Il en va de même lorsqu’on détermine qu’un détenu se soustraira vraisemblablement au renvoi du Canada.
[36] Le juge de première instance a affirmé que, s’il en était autrement, un détenu qui représente un risque de danger ou un risque de fuite pourrait, en refusant de collaborer, provoquer ou contribuer à provoquer une « impasse » entraînant ainsi sa mise en liberté et infligeant au public le risque qui en découle. Cela permettrait d’autoriser les détenus à « “se faire justice [eux]-mêmes” » (2016 CF 1199, au paragraphe 4), d’une manière qui va à l’encontre de l’intention du législateur.
[37] Dans son examen de l’une des autres ordonnances de mise en liberté qui faisaient l’objet des demandes réunies, le juge de première instance a traité de la suggestion faite par un commissaire de la SI qui avait accordé l’ordonnance selon laquelle il y avait un conflit entre deux courants jurisprudentiels en Cour fédérale : l’un qui jugeait que la détention indéterminée ne peut être traitée comme un facteur déterminant, alors que l’autre courant jurisprudentiel accorde un poids substantiel à la durée de la détention dans l’exercice de pondération global requis en vertu de l’article 248 [du Règlement]. Il a qualifié ces causes de cohérentes dans la mesure où tous les deux courants jurisprudentiels ont jugé nécessaire d’examiner et d’apprécier raisonnablement tous les facteurs énoncés à l’article 248. Mais il a affirmé (au paragraphe 85) qu’ « il vaut la peine de souligner que lorsque le détenu constitue un danger pour le public, l’esprit de la LIPR et du Règlement prévoit qu’un poids substantiel doit être accordé au maintien de la détention ».
[38] Le juge de première instance a poursuivi son analyse de la jurisprudence de la Cour fédérale en abordant les tensions supplémentaires désignées par le commissaire, soit celles qui existent entre les causes où la Cour a annulé les décisions de mise en liberté rendues par la SI au motif qu’elles étaient déraisonnables et où la non-collaboration du détenu était la seule cause de la nature indéterminée de la détention, et celles où la Cour a conclu au caractère déraisonnable du défaut du commissaire de tenir compte de facteurs autres que la non-collaboration du détenu. Le juge de première instance a déclaré (au paragraphe 95) qu’à son avis « l’esprit de la LIPR et du Règlement [...] exige de régler l’impasse provoquée par le refus du détenu de coopérer pleinement aux efforts du ministre pour le faire expulser, en faveur du maintien de la détention ».
[39] Le juge de première instance a conclu que la décision du commissaire Cook était déraisonnable à plusieurs égards. Premièrement, il a noté une incohérence entre la conclusion du commissaire Cook selon laquelle la détention de M. Lunyamila est devenue indéterminée et les propres conclusions du commissaire Cook concernant les possibilités de renvoyer M. Lunyamila au Rwanda ou en Tanzanie. Le commissaire a également reconnu que le retard était attribuable en grande partie au refus de M. Lunyamila de collaborer, et que son défaut de collaborer avait, en outre, contribué de manière importante à l’incertitude concernant la date de renvoi. Il était par conséquent déraisonnable pour le commissaire de se fonder sur le retard et l’incertitude pour conclure que la détention était devenue indéterminée, puis de considérer ces facteurs comme contribuant à la mise en liberté : cela revenait à accorder à M. Lunyamila un mérite pour des facteurs à l’égard desquels il était en grande partie responsable.
[40] Le juge de première instance a également conclu que la décision du commissaire qui consistait à accorder un poids neutre au quatrième facteur énoncé à l’article 248 concernant le retard et le manque de diligence était déraisonnable. Il a accepté que le ministre ait pu être plus diligent dans ses efforts pour expulser M. Lunyamila au Rwanda, mais a fait observer que le défaut de collaborer de M. Lunyamila avait considérablement miné ces efforts. Ce facteur, a déclaré le juge de première instance, aurait donc dû militer fortement en faveur du maintien en détention. Le juge de première instance a conclu également au caractère déraisonnable de la décision du commissaire Cook selon laquelle le ministre aurait dû en faire davantage plus tôt pour possiblement renvoyer l’appelant en Tanzanie.
[41] Le juge de première instance a ensuite examiné les conditions de mise en liberté fixées par le commissaire Cook. Il a remercié le commissaire Cook d’avoir inclus la condition prélibératoire que M. Lunyamila signe la déclaration requise par le Rwanda. Le juge de première instance a déclaré que permettre à M. Lunyamila d’obtenir sa mise en liberté tout en continuant de refuser de collaborer « reviendrait à lui permettre de se faire justice lui-même et de déterminer quelles sont les lois canadiennes qu’il est disposé à suivre ou non » (2016 CF 1199, au paragraphe 119). Cependant, il s’est dit d’accord avec le ministre que les conditions prises ensemble étaient déraisonnables puisqu’elles n’abordaient pas adéquatement les tendances à la violence de M. Lunyamila et son risque de fuite. Il a déclaré (au paragraphe 45) que, pour qu’elles puissent être considérées comme raisonnables dans les circonstances de l’affaire visant M. Lunyamila, les conditions devraient « éliminer presque totalement » les risques qu’il présentait.
[42] Ayant conclu que les conditions de mise en liberté prises dans leur ensemble étaient déraisonnables, le juge de première instance a annulé l’ordonnance du commissaire Cook, ainsi que les quatre autres ordonnances qui faisaient l’objet des demandes réunies. En tenant compte du fait que le commissaire Cook s’était récemment familiarisé avec la situation de M. Lunyamila et de sa compréhension de l’esprit de la LIPR et d’un grand nombre des principes juridiques pertinents, le juge de première instance a renvoyé l’affaire au commissaire Cook afin qu’il puisse la réexaminer à la lumière de ses motifs.
IX. La question certifiée
[43] Ni l’une ni l’autre partie n’a proposé de question à certifier en vertu de l’alinéa 74d) de la LIRP. Les deux étaient d’avis que l’affaire était fondée sur des faits particuliers et, par conséquent, elle ne présentait aucune question de portée générale. Cependant, le juge de première instance a considéré que les divergences d’opinions dans la jurisprudence de la Cour fédérale donnaient lieu à une question de portée générale justifiant l’examen par notre Cour. Il a par conséquent sollicité les commentaires des parties sur une question qu’il a proposée. Les parties ont maintenu leur position selon laquelle la question proposée ne se prêtait pas à la certification, parce que la mise en balance adéquate des facteurs énoncés à l’article 248 variera selon les circonstances de chaque affaire. Le juge de première instance a néanmoins certifié la question suivante (au paragraphe 137) :
Est-ce qu’une personne qui est détenue en vue d’un renvoi du Canada conformément à une ordonnance de renvoi valide et qui a été désignée comme un danger pour le public au Canada, ou qui se soustraira vraisemblablement à son renvoi du Canada, peut éviter le maintien de sa détention i) en refusant de prendre les mesures qui pourraient, de façon réaliste, mener à l’exécution de ce renvoi, puis ii) en se fondant sur la durée de sa détention pour faire valoir que sa libération est justifiée, en supposant qu’aucun changement important n’est survenu dans les facteurs à prendre en compte dans cette évaluation envisagée à l’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés?
X. L’exigence d’une question correctement certifiée
[44] Selon l’alinéa 74d) de la LIPR, la Cour a compétence pour entendre un appel d’une décision de la Cour fédérale dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire en ce qui a trait à une question visée par la LIPR seulement si, en rendant son jugement, la Cour fédérale « certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle-ci ».
[45] Comme la Cour l’a fait remarquer dans l’arrêt Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129, au paragraphe 23, cette disposition « s’inscrit dans un cadre plus vaste conçu pour faire en sorte que le droit du demandeur d’asile de réclamer l’intervention des tribunaux ne soit pas invoqué à la légère et que cette intervention, lorsqu’elle est justifiée, ait lieu en temps opportun ». D’autres éléments du régime comprennent l’exigence énoncée à l’article 72 de faire une demande d’autorisation avant de présenter une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale.
[46] La Cour a récemment réitéré, dans l’arrêt Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 R.C.F. 229, au paragraphe 36, les critères de certification. La question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Cela signifie que la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle-même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande. Un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée (arrêt Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, au paragraphe 10). Il en est de même pour une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire (arrêt Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, aux paragraphes 15 et 35).
[47] Malgré ces exigences, la Cour a considéré qu’elle n’est pas limitée dans son analyse par le libellé de la question certifiée, et qu’elle peut la reformuler pour capturer la véritable question juridique présentée (arrêt Tretsetsang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 175, [2017] 3 R.C.F. 399, par le juge Rennie, au paragraphe 5, (motifs dissidents, mais pas sur ce point); arrêt Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 224, [2011] 3 R.C.F 417, aux paragraphes 40 à 44, confirmé sans remarque sur ce point par l’arrêt Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678). Il est entendu que toute question reformulée doit également satisfaire aux critères applicables à une question dûment certifiée.
XI. Pertinence de la question certifiée
[48] Lors de l’audition de l’appel, la Cour a soulevé avec les avocats des deux parties des préoccupations concernant la question certifiée telle qu’elle est formulée (reproduite au paragraphe 43 des présents motifs). Parmi ces préoccupations, mentionnons le fait que la question pouvait être « bidon » en ce qu’elle n’admettrait qu’une seule réponse raisonnable. Cependant, la Cour a également reconnu que des circonstances semblables à celles qui lui ont été soumises en l’espèce pourraient donner lieu à une question juridique grave de portée générale, et a proposé d’autres formulations possibles aux fins de commentaires. Les avocats étaient satisfaits que la Cour tente de reformuler la question. La Cour a décidé qu’elle procéderait à l’audience sur le fond, laissant l’éventuelle reformulation de la question certifiée faire l’objet d’un examen plus approfondi durant les délibérations de la Cour.
[49] Même en tirant profit d’un examen plus approfondi, je ne suis pas en mesure de conclure que la question, telle qu’elle est certifiée, répond aux critères de certification, ou que la question peut être reformulée de façon à combler ses lacunes. Le problème fondamental, à mon avis, est que la question ne découle pas des faits de la présente cause au fil de son déroulement. La question est essentiellement de savoir si un détenu aux fins de l’immigration peut éviter le maintien d’une détention en faisant défaut de collaborer aux efforts pour l’expulser. Mais l’ordonnance du commissaire Cook n’a pas permis à M. Lunyamila d’y arriver. L’ordonnance du commissaire Cook imposait plutôt expressément comme condition prélibératoire que M. Lunyamila fasse ce qu’il a refusé jusqu’à maintenant de faire, soit signer la déclaration demandée par le Rwanda.
[50] Les arguments de l’avocat qui nous ont été présentés portaient sur le caractère raisonnable de cette ordonnance, y compris l’ensemble de ses conditions. L’avocat de M. Lunyamila a soutenu que l’ordonnance dans son ensemble a établi un juste équilibre étayé par les faits, que le juge de première instance a fait preuve d’une déférence insuffisante en concluant que l’ordonnance était déraisonnable, et celle-ci n’aurait pas dû être annulée. L’avocat du ministre a soutenu que le juge de première instance a eu raison de conclure que l’ordonnance était déraisonnable, mais pour des raisons non liées à la condition prélibératoire, une condition pour laquelle, comme il a été mentionné ci-dessus, le juge de première instance a remercié le commissaire. Par conséquent, en résumé, aucune des parties n’a contesté la condition prélibératoire de collaboration.
[51] À la lumière de mon appréciation de la question soulevée par la formulation du juge de première instance et des commentaires des avocats, j’ai songé à proposer que la question certifiée soit reformulée comme suit :
Dans le cadre d’un examen en vertu de l’article 57 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés de la détention d’une personne à l’égard de qui une ordonnance de renvoi a été prononcée, la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a-t-elle le droit de se fonder sur les facteurs énoncés aux alinéas 248b) et c) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (« la durée de la détention » et « l’existence d’éléments permettant l’évaluation de la durée probable de la détention et, dans l’affirmative, cette période de temps ») à titre de facteurs favorisant la libération lorsque la durée de la détention et la durée probable de la détention sont attribuables, en tout ou en partie, au défaut du détenu de collaborer aux efforts pour l’expulser du Canada?
[52] Cependant, compte tenu du libellé de l’ordonnance du commissaire Cook et des thèses des parties, il ne serait pas nécessaire de répondre à cette question non plus pour trancher l’appel. La reformulation pourrait également être considérée comme incomplète au motif qu’il s’agit d’une question dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire, par exemple, quant à la nature et l’étendue de la non-collaboration, ou qu’elle transformerait le présent appel en un renvoi. J’ai donc conclu que la reformulation n’est pas appropriée.
[53] Pour ces motifs, je conclus que la question certifiée n’est pas suffisante pour donner à la Cour compétence pour instruire l’appel, qui doit donc être rejeté. Je ne vois aucunes « [raisons spéciales] » au sens de l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, qui justifierait l’adjudication de dépens.
XII. Dispositif proposé
[54] Je rejetterais l’appel, sans dépens.
Le juge Stratas, J.C.A. : Je suis d’accord.
La juge Woods, J.C.A. : Je suis d’accord.