A-149-17
2018 CAF 24
Administration de l’aéroport de Vancouver (appelante)
c.
Commissaire de la concurrence (intimé)
Répertorié : Administration de l’aéroport de Vancouver c. Commissaire de la concurrence
Cour d’appel fédérale, juges Stratas, Boivin et Laskin, J.C.A.—Ottawa, 17 octobre 2017 et 24 janvier 2018.
Concurrence — Appel d’une ordonnance rendue par le Tribunal de la concurrence rejetant la requête de l’appelante en divulgation des documents que l’intimé a refusé de produire dans le cadre de l’instance sous-jacente instituée devant le Tribunal de la concurrence contre l’appelante concernant des allégations d’abus de position dominante — L’intimé a allégué que l’appelante contrôle le marché de la « manipulation des aliments » à l’aéroport — Il a retenu certains documents au motif qu’il existait un privilège générique d’intérêt public — Le Tribunal de la concurrence a confirmé l’existence du privilège générique revendiqué et a conclu, par conséquent, qu’il n’était nécessaire de communiquer aucun des documents — L’intimé a affirmé que le privilège générique a été reconnu dans Canada (Directeur des enquêtes et recherches c. D & B Companies of Canada Ltd. (D & B Companies) et Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Hillsdown Holdings (Canada) Ltd. (Hillsdown) — Il s’agissait de savoir quel critère juridique permet aux cours de reconnaître un privilège générique — La revendication visant la reconnaissance d’un privilège d’intérêt public a été rejetée — Les arrêts D & B Companies et Hillsdown n’ont pas confirmé l’existence d’un privilège générique — S’ils l’avaient fait, cette conclusion ne tiendrait plus à cause de R. c. National Post et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat — Le Tribunal de la concurrence a commis une erreur lorsqu’il a décrit les arrêts D & B Companies et Hillsdown comme étant de la jurisprudence « unanime de longue date » sur l’existence du privilège générique et a considéré qu’elle le liait — Il n’était pas possible, en se fondant sur la jurisprudence de la Cour ou du Tribunal de la concurrence, de reconnaître un nouveau privilège générique — Le privilège générique revendiqué par l’intimé ne devrait être accordé que par le législateur — La Loi sur la concurrence et les Règles du Tribunal de la concurrence prévoient des mécanismes de moindre envergure pour protéger la confidentialité — Un privilège générique ne pourrait pas être reconnu sur le fondement de la preuve en l’espèce — L’intimé n’a pas présenté une preuve au Tribunal de la concurrence établissant les préalables du privilège générique d’intérêt public — Le Tribunal de la concurrence aurait dû examiner d’une façon rigoureuse la question de savoir si la protection générale conférée par un privilège générique était nécessaire — De « solides raisons de principe » ne suffisent pas à la reconnaissance d’un privilège générique — L’intimé n’a pas établi qu’une protection générale de la confidentialité était absolument nécessaire — La portée alléguée du privilège est inutilement générale et éloignée de l’intérêt public impérieux — Des mesures de moindre envergure que le privilège générique général pourraient suffire à protéger les droits à la confidentialité — Les autorités internationales en matière de concurrence n’ont pas jugé nécessaire de reconnaître un privilège générique à l’égard des renseignements fournis par des tiers — La reconnaissance d’un privilège générique ne dépend pas de la bonne volonté du bénéficiaire du privilège d’agir équitablement — Appel accueilli.
Il s’agissait d’un appel d’une ordonnance rendue par le Tribunal de la concurrence rejetant la requête de l’appelante en divulgation des documents que l’intimé a refusé de produire dans le cadre de l’instance sous-jacente instituée devant le Tribunal de la concurrence contre l’appelante concernant des allégations d’abus de position dominante.
L’intimé a allégué que l’appelante contrôle le marché de la « manipulation des aliments » à l’aéroport. L’intimé a produit un affidavit de documents dans le cadre de l’instance devant le Tribunal de la concurrence précisant qu’il avait environ 11 500 documents pertinents en sa possession, sous son autorité ou son contrôle. Mais l’intimé était disposé à en divulguer moins de 2 000. Presque tous les autres documents ont été retenus intégralement ou en partie au motif qu’il existait un privilège générique d’intérêt public. L’intimé a par la suite renoncé au privilège à l’égard d’environ 8 300 documents. Mais 1 200 documents n’ont pas été divulgués au seul motif du privilège. La requête en divulgation n’a pas été retirée et visait ces 1 200 documents. L’appelante a exhorté le Tribunal de la concurrence à décider au cas par cas ou document par document s’il existe un privilège d’intérêt public concernant l’un ou l’autre des 1 200 documents en cause. Lorsqu’il a rejeté la requête, le Tribunal de la concurrence a confirmé l’existence du privilège générique revendiqué et a conclu, par conséquent, qu’il n’était nécessaire de communiquer aucun des 1 200 documents.
L’intimé a affirmé notamment que la Cour a déjà reconnu le privilège générique visant l’ensemble des documents et renseignements fournis à l’intimé par des tiers pendant ses enquêtes dans Canada (Directeur des enquêtes et recherches c. D & B Companies of Canada Ltd. (D & B Companies) et Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Hillsdown Holdings (Canada) Ltd. (Hillsdown).
Il s’agissait de savoir quel critère juridique permet aux cours de reconnaître un privilège générique.
Jugement : l’appel doit être accueilli.
La revendication de l’intimé visant la reconnaissance d’un privilège d’intérêt public à l’égard des documents qu’il a refusé de divulguer devait être rejetée. L’arrêt D & B Companies doit être examiné à la lumière de la norme de contrôle que la Cour a appliquée dans cette affaire. La Cour a conclu dans D & B Companies qu’il fallait faire preuve de retenue à l’égard de la décision du Tribunal de reconnaître un privilège d’intérêt public et que cette décision ne pouvait être modifiée. La Cour n’a pas elle-même affirmé qu’il existait un privilège générique, et elle n’avait pas à le faire vu la norme de contrôle déférente. L’arrêt Hillsdown est similaire à l’arrêt D & B Companies. Si la Cour avait affirmé dans les arrêts D & B Companies ou Hillsdown qu’il existe un privilège générique d’intérêt public, cette conclusion ne tiendrait plus à cause d’arrêts ultérieurs de la Cour suprême comme R. c. National Post et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat. Le Tribunal de la concurrence a commis une erreur lorsqu’il a décrit les arrêts D & B Companies et Hillsdown ainsi que sa propre jurisprudence sur l’existence du privilège générique comme étant de la jurisprudence « unanime de longue date », a considéré qu’elle le liait et s’est appuyé sur elle pour rejeter la requête de l’appelante. Il n’est pas possible, en se fondant sur la jurisprudence de la Cour ou du Tribunal de la concurrence, de reconnaître un nouveau privilège générique dans les présentes circonstances. Le genre de privilège générique revendiqué par l’intimé ne devrait être accordé que par le législateur. Il convient de noter l’omission du législateur d’établir le privilège générique revendiqué par l’intimée. C’est là une raison de plus pour la Cour de ne pas elle-même instituer un tel privilège. La Loi sur la concurrence et les Règles du Tribunal de la concurrence prévoient des mécanismes de moindre envergure pour protéger la confidentialité que la mesure extrême de reconnaître un privilège générique d’intérêt public à l’égard de l’ensemble des documents recueillis par l’intimé auprès de tiers pendant son enquête.
Même si le critère pour la reconnaissance par les tribunaux d’un privilège générique n’était pas aussi rigoureux que le critère établi par la Cour suprême, un privilège générique ne pourrait pas être reconnu sur le fondement de la preuve en l’espèce. Il incombait à l’intimé de présenter une preuve au Tribunal de la concurrence établissant les préalables du privilège générique d’intérêt public, ce qu’il n’a pas fait. Le Tribunal de la concurrence a conclu, sur le fondement de la jurisprudence, que le privilège générique revendiqué par l’intimé avait de « solides raisons de principe ». L’examen de cette jurisprudence montre uniquement qu’on a procédé à l’examen le plus général, et souvent superficiel, de la question. Le Tribunal de la concurrence aurait plutôt dû examiner d’une façon rigoureuse la question de savoir si la protection générale conférée par un privilège générique était nécessaire pour assurer une communication de renseignements suffisamment libre par les tiers à l’intimé. De « solides raisons de principe » ne suffisent pas à la reconnaissance d’un privilège générique. L’intimé n’a pas établi qu’une protection générale de la confidentialité est absolument nécessaire à la préservation de la relation. La portée alléguée du privilège est inutilement générale et éloignée de l’intérêt public impérieux revendiqué par l’intimé. Si le document ne provient pas d’une relation censément essentielle entre l’intimé et des tiers, il n’y a pas lieu d’y rattacher un privilège. Dans ces circonstances, des mesures de moindre envergure que le privilège générique général pourraient suffire à protéger les droits à la confidentialité et à préserver la relation entre l’intimé et les tiers qui peuvent l’aider dans ses enquêtes. Les autorités internationales en matière de concurrence n’ont pas jugé nécessaire de reconnaître un privilège générique à l’égard des renseignements et des documents fournis par des tiers. Il s’agit d’une considération juridique prépondérante dans l’appréciation de la question de savoir si un privilège générique devrait être reconnu. Le Tribunal de la concurrence a commis une erreur lorsqu’il a jugé que l’expérience des autorités étrangères en matière de concurrence et des organismes de réglementation nationaux était « sans importance ». Enfin, la reconnaissance d’un privilège générique ne dépend pas de la bonne volonté du bénéficiaire du privilège d’agir équitablement.
La requête a été renvoyée au Tribunal de la concurrence pour qu’il rende une nouvelle décision.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 8.
Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34, art. 10(3), 11, 19, 29(1), 66.1, 66.2, 79.
Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 13(1).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.
Règles du Tribunal de la concurrence, DORS/2008-141, règles 22, 66, 68(1).
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637; R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33.
décisions examinées :
R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Conway v. Rimmer, [1968] 1 All E.R. 874; R. v. Chief Constable of the West Midlands Police, ex parte Wiley, [1994] 3 All E.R. 420; Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence) c. D & B Companies of Canada Ltd., [1994] A.C.F. no 1643 (QL) (C.A.); Canada (Directeurs des enquêtes et recherches) c. Hillsdown Holdings (Canada) Ltd., [1991] A.C.F. no 1021 (QL) (C.A.); Canada (Procureur général) c. Shakov, 2017 CAF 250; Canada (Director of Investigation and Research) v. Air Canada (1993), 46 C.P.R. (3d) 312, 1993 CanLII 2207 (Trib. conc.).
décisions citées :
Tervita Corp. c. Canada (Commissaire de la concurrence), 2015 CSC 3, [2015] 1 R.C.S. 161; Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., 2001 CAF 104, [2001] 3 C.F. 185; Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161; Tranchemontagne c. Ontario (Directeur du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées), 2006 CSC 14, [2006] 1 R.C.S. 513; Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 R.C.S. 394; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; Pritchard c. Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31, [2004] 1 R.C.S. 809; Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général); White, Ottenheimer & Baker c. Canada (Procureur général); R. c. Fink, 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 209; Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36, [2003] 1 R.C.S. 884; Kane c. Cons. d’administration de l’U.C.B., [1980] 1 R.C.S. 1105; R. v. Higher Education Funding Council, ex parte Institute of Dental Surgery, [1994] 1 All E.R. 651 (Q.B.); Shooters Sports Bar Inc. v. Ontario (Alcohol and Gaming Commission) (2008), 238 O.A.C. 9, 168 A.C.W.S. 580 (Cour div.); Markandey v. Ontario (Board of Ophthalmic Dispensers), [1994] O.J. No. 484 (QL) (Div. gén.); Thompson v. Chiropractors’ Assn. of Saskatchewan, [1996] 3 W.W.R. 675, (1996), 36 Admin. L.R. (2d) 273 (B.R. Sask.); Shambleau v. Ontario (Securities Commission) (2003), 26 O.S.C.B. 1629, [2003] O.J. no 4089 (QL) (Div. gén.); Re Fauth, 2017 ABASC 3, 2017 LNABASC 3; Law Society of Upper Canada v. Savone, 2015 ONLSTA 26 (CanLII), conf. par 2016 ONSC 3378 (CanLII), [2016] O.J. no 2988 (QL); CIBA-Geigy Canada Ltée c. Canada (Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés), [1994] 3 C.F. 425 (1re inst.), conf. par [1994] A.C.F. no 884 (QL) (C.A.); Sheriff c. Canada (Procureur général), 2006 CAF 139, [2007] 1 R.C.F. 3; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. University of Calgary, 2016 CSC 53, [2016] 2 R.C.S. 555; Slansky c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 199, [2015] 1 R.C.F. 81; Globe and Mail c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 41, [2010] 2 R.C.S. 592; Lizotte c. Aviva, Compagnie d’assurance du Canada, 2016 CSC 52, [2016] 2 R.C.S. 521; Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60; Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370; Canada (Commissioner of Competition) v. Chatr Wireless Inc., 2013 ONSC 5386 (CanLII), 23 A.C.W.S. (3d) 922; Pro-Sys Consultants Ltd. v. Microsoft Corporation, 2016 BCSC 97, 262 A.C.W.S. (3d) 883; Commissioner of Competition v. Toshiba of Canada Ltd., 2010 ONSC 659 (CanLII), 10 O.R. (3d) 535; The Commissioner of Competition v. Air Canada, 2012 Comp. Trib. 21; Commissioner of Competition v. United Grain Growers Limited, 2002 Comp. Trib. 35, 21 C.P.R. (4th) 140; Commissaire de la concurrence c. Tuyauteries Canada Ltée, 2003 Trib. conc. 15; Commissaire de la concurrence c. Sears Canada Inc., 2003 Trib. conc. 19; R. c. Leipert, [1997] 1 R.C.S. 281; Health Services and Support-Facilities Subsector Bargaining Association v. British Columbia, 2002 BCSC 1509, 8 B.C.L.R. (4th) 281.
DOCTRINE CITÉE
Cooper, Terrance G. Crown Privilege, Aurora, Ont : Canada Law Book, 1990.
Hubbard, Robert W., The Law of Privilege in Canada, feuilles mobiles, Aurora, Ont. : Canada Law Book, 2006.
Kent Thomson, Charles Tingley et Anita Banicevic, « Truncated Disclosure in Competition Tribunal Proceedings in the Aftermath of Canada Pipe : An Experiment Gone Wrong » (2006), 31 The Advocates’ Quarterly 67.
Lederman, Sidney L., The Law of Evidence in Canada, 4e éd. Markham, Ont. : LexisNexis, 2014.
Wigmore on Evidence (rév. McNaughton, 1961), vol. 8, at § 2285.
APPEL d’une ordonnance rendue par le Tribunal de la concurrence (2017 Trib. conc. 6) rejetant la requête de l’appelante en divulgation des documents que l’intimé a refusé de produire dans le cadre de l’instance sous-jacente instituée devant le Tribunal de la concurrence contre l’appelante concernant des allégations d’abus de position dominante. Appel accueilli.
ONT COMPARU :
Calvin S. Goldman, c.r., Julie Rosenthal et Ryan Cookson pour l’appelante.
Jonathan Hood, Katherine Rydel, Ryan Caron, Antonio di Domenico et Jonathan Chaplin pour l’intimé.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Goodmans LLP, Toronto, pour l’appelante.
Le sous-procureur général du Canada et Fasken Martineau DuMoulin LLP, Toronto, pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge Stratas, J.C.A. : L’Administration de l’aéroport de Vancouver (l’Administration) interjette appel de l’ordonnance rendue par le Tribunal de la concurrence (le juge Gascon) le 24 avril 2017 (2017 Trib. conc. 6).
[2] Le commissaire de la concurrence a intenté, devant le Tribunal de la concurrence, une procédure à l’encontre de l’Administration concernant des allégations d’abus de position dominante. Dans de telles procédures, les parties dont la conduite est attaquée ont droit à une divulgation préalable. Le commissaire a divulgué de nombreux documents à l’Administration. Il a toutefois refusé d’en produire environ 1 200 au motif qu’ils sont visés par un privilège générique qui protège le droit à la confidentialité des personnes qui lui ont fourni des documents et des renseignements dans le cadre de ses enquêtes.
[3] En réponse, l’Administration a présenté une requête en divulgation des documents. Elle a fait valoir devant le Tribunal de la concurrence que le privilège générique invoqué n’existe pas et que les documents devraient par conséquent être divulgués.
[4] Dans des motifs bien écrits, clairs et exhaustifs, le Tribunal de la concurrence a conclu à l’existence du privilège générique invoqué. Ses motifs étaient principalement axés sur l’application de la jurisprudence de notre Cour qui, selon lui, confirmait l’existence du privilège générique. Dans l’ordonnance du 24 avril 2017, le Tribunal de la concurrence a rejeté la requête en divulgation de l’Administration.
[5] L’Administration interjette appel de ce rejet. L’appel porte sur l’existence du privilège générique invoqué. Je conclus qu’il n’existe pas. La jurisprudence de notre Cour que le Tribunal de la concurrence a invoquée à l’appui de sa décision ne s’applique pas. Quoi qu’il en soit, elle a été supplantée par la jurisprudence ultérieure de la Cour suprême, dont l’application ne mène pas à la reconnaissance d’un privilège générique en l’espèce.
[6] Par conséquent, j’accueillerais l’appel, j’annulerais l’ordonnance du Tribunal de la concurrence et je lui renverrais la requête pour nouvelle décision.
A. Contexte
[7] Le commissaire de la concurrence a présenté au Tribunal de la concurrence une demande d’ordonnance fondée sur l’article 79 de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 (la Loi), à l’encontre de l’Administration. Cette demande fait suite à la décision de l’Administration de permettre à seulement deux traiteurs aériens, soit des fournisseurs de services de restauration à bord des avions, de mener leurs activités à l’aéroport international de Vancouver.
[8] Dans sa demande, le commissaire allègue que l’Administration contrôle le marché de la « manipulation des aliments » à l’aéroport, qu’elle a agi dans un but anticoncurrentiel lorsqu’elle a décidé de permettre à seulement deux traiteurs aériens de mener leurs activités à l’aéroport; ce faisant, elle a « empêché ou diminué sensiblement la concurrence », ce qui a eu pour résultat de « hausse[r] les prix, freine[r] l’innovation et réduit la qualité du service » [au paragraphe 7].
[9] L’Administration nie les allégations du commissaire et conteste l’ordonnance demandée. Elle soutient avoir toujours agi conformément à son mandat de servir l’intérêt public en tant qu’organisme sans but lucratif. Elle a notamment cherché à renforcer la capacité de l’aéroport à attirer et à maintenir des vols, contribuant ainsi au développement économique de Vancouver et, plus largement, de la Colombie-Britannique et du reste du Canada. L’Administration ajoute qu’elle a légitimement conclu que le fait d’autoriser un plus grand nombre de traiteurs à l’aéroport compromettrait la viabilité des deux traiteurs qui mènent déjà leurs activités à l’aéroport. Elle allègue aussi qu’elle ne contrôle pas sensiblement ou complètement le marché de la restauration aérienne à l’aéroport, qu’elle n’a pas agi dans un but anticoncurrentiel et que sa décision de limiter le nombre de traiteurs à l’aéroport n’avait pas diminué la concurrence ou causé d’effets préjudiciables.
[10] Dans le cadre de son enquête, le commissaire de la concurrence a obtenu un certain nombre d’ordonnances au titre de l’article 11 de la Loi. Ces ordonnances exigeaient de la part de quatre entreprises de services de restauration en vol, deux menant leurs activités à l’aéroport et deux souhaitant exploiter leur entreprise à l’aéroport, qu’elles produisent un vaste éventail de documents auprès du commissaire.
[11] Le commissaire de la concurrence a produit un affidavit de documents dans le cadre de l’instance. Cet affidavit précisait que le commissaire avait environ 11 500 documents pertinents en sa possession, sous son autorité ou son contrôle, mais qu’il acceptait d’en divulguer moins de 2 000. La plupart des documents divulgués étaient les propres documents de l’Administration.
[12] Presque tous les autres documents, soit environ 9 500, ont été retenus intégralement ou en partie au motif qu’il existait un privilège générique d’intérêt public. Ces documents comprennent une bonne partie de la preuve que le commissaire entend utiliser contre l’Administration.
[13] L’Administration a présenté une requête en divulgation des 9 500 documents. Le jour où la requête devait être entendue, le commissaire a présenté un affidavit de documents modifié dans lequel il renonçait au privilège à l’égard d’environ 8 300 documents. Cela représente environ 86 p. 100 des documents qui, à l’origine, étaient censément visés par un privilège générique. Environ 1 200 documents, soit 12 p. 100 des documents initialement retenus, n’ont toujours pas été divulgués, au seul motif du privilège générique d’intérêt public.
[14] La requête en divulgation n’a pas été retirée : elle visait désormais ces 1 200 documents. Le commissaire a continué de faire valoir que ces documents étaient visés par un privilège générique et ne pouvaient pas être divulgués. Il a soutenu [au paragraphe 15] que ce privilège générique visait les « documents créés ou obtenus par le commissaire, ses employés, préposés, mandataires ou procureurs, ou obtenus auprès de tierces parties dans le cadre d’enquêtes [qu’il a] menées ».
[15] L’Administration a exhorté le Tribunal de la concurrence à rejeter la revendication de privilège générique du commissaire. À son avis, le Tribunal de la concurrence devrait plutôt décider au cas par cas ou document par document s’il existe un privilège d’intérêt public concernant l’un ou l’autre des 1 200 documents en cause.
[16] Dans sa décision, le Tribunal de la concurrence s’est dit en désaccord avec l’Administration et a rejeté sa requête en divulgation. Il a confirmé l’existence du privilège générique revendiqué et a conclu, par conséquent, qu’il n’était nécessaire de communiquer aucun des 1 200 documents. Vu cette conclusion, le Tribunal n’avait pas à juger au cas par cas ou document par document si l’un ou l’autre des documents était protégé par un privilège d’intérêt public.
[17] L’Administration interjette appel auprès de notre Cour du rejet de sa requête en divulgation. L’appel est présenté en vertu du paragraphe 13(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19.
B. Norme de contrôle
[18] Dans les appels de décisions du Tribunal de la concurrence interjetés devant notre Cour, les questions de droit doivent être examinées selon la norme de la décision correcte (Tervita Corp. c. Canada (Commissaire de la concurrence), 2015 CSC 3, [2015] 1 R.C.S. 161, paragraphes 34 et 39; Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., 2001 CAF 104, [2001] 3 C.F. 185).
[19] Dans le présent appel, la question centrale dont nous sommes saisis est de savoir quel critère juridique permet aux cours de reconnaître un privilège générique. Il s’agit d’une question de droit à examiner selon la norme de la décision correcte. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le Tribunal de la concurrence a commis une erreur dans sa réponse. Subsidiairement, en reconnaissant, sur le fondement de la preuve au dossier, l’existence d’un privilège générique dans les circonstances, le Tribunal de la concurrence a appuyé sa décision sur une erreur de droit ou un principe de droit erroné. Sa décision ne saurait être confirmée.
C. Considérations préliminaires
[20] Les observations qui nous ont été présentées, que je trouve par ailleurs excellentes, visaient de nombreux concepts différents, dont certains aspects étaient complexes : admissibilité de la preuve, obligations en matière de divulgation préalable et, de manière plus générale, obligations en matière d’équité procédurale. La complexité est amplifiée du fait que ces concepts peuvent avoir un contenu différent dans les procédures judiciaires et dans les procédures administratives. Il convient d’entrée de jeu de décrire ces concepts, la façon dont ils fonctionnent et sont reliés, ainsi que leur situation dans un cadre général.
1) L’admissibilité de la preuve
[21] Dans les procédures judiciaires, le « “principe premier” fondamental » est que « tous les éléments de preuve pertinents » concernant la vérité de l’affaire dont la Cour est saisie « sont admissibles jusqu’à preuve du contraire » (R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263, page 288, et voir Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161, paragraphes 79 à 82).
[22] Il existe des exceptions à ce principe premier : parfois, des éléments de preuve pertinents sont inadmissibles. Par exemple, le ouï-dire est habituellement inadmissible. Une autre exception est le privilège d’intérêt public : les éléments de preuve visés par un privilège d’intérêt public juridiquement reconnu sont inadmissibles.
[23] Comme les procédures judiciaires, les procédures administratives visent souvent à découvrir la vérité. Que s’est-il produit? Qui a fait quoi? Comment? Pourquoi? Quels en sont les effets? En règle générale, les décideurs administratifs souhaitent recevoir tous les éléments de preuve possibles touchant ces questions, dans la mesure où ces éléments respectent les critères de pertinence et de proportionnalité. Lorsqu’ils sont saisis d’une affaire, ces décideurs recherchent eux aussi la vérité et formulent souvent leurs règles de preuve en ayant cette préoccupation à l’esprit. C’est certainement le cas du décideur administratif en cause en l’espèce, le Tribunal de la concurrence.
[24] Tout comme les cours de justice, de nombreux décideurs administratifs reconnaissent que les règles d’admissibilité générales ont des exceptions.
[25] Le droit de la preuve applicable devant les décideurs administratifs n’est pas nécessairement le même que celui applicable dans les procédures judiciaires. Le pouvoir d’un décideur administratif d’admettre ou d’exclure des éléments de preuve est régi exclusivement par sa loi habilitante et les politiques adoptées conformément à cette loi (Tranchemontagne c. Ontario (Directeur du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées), 2006 CSC 14, [2006] 1 R.C.S. 513, paragraphe 16; sur la façon d’interpréter la loi qui habilite les administrateurs, voir Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 R.C.S. 394; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, et Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601). La loi habilitante, bien interprétée, peut autoriser un décideur administratif à admettre des éléments que les cours de justice considéreraient habituellement comme inadmissibles et donc qu’elles rejetteraient.
[26] Cela dit, les privilèges visant à protéger les droits fondamentaux en matière de confidentialité, comme le secret professionnel de l’avocat, ont la même force dans les procédures administratives que dans les procédures judiciaires. Les décisions administratives ou les lois régissant les décideurs administratifs qui affaiblissent ces privilèges peuvent être considérées, respectivement, comme déraisonnables ou comme portant atteinte à la protection du droit à la vie privée visé à l’article 8 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés] (Pritchard c. Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31, [2004] 1 R.C.S. 809; Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général); White, Ottenheimer & Baker c. Canada (Procureur général); R. c. Fink, 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 209).
[27] En l’espèce, le Tribunal de la concurrence reconnaît et accepte que les éléments de preuve visés par un privilège d’intérêt public juridiquement reconnu sont inadmissibles.
2) Obligations en matière de divulgation préalable : un aspect de l’équité procédurale
[28] Les procédures administratives doivent être équitables sur le plan de la procédure. Le niveau d’équité procédurale exigé varie en fonction d’un certain nombre de facteurs (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, paragraphes 23 à 28).
[29] Nous sommes saisis de procédures administratives qui sont de nature juridictionnelle. Habituellement, dans le cadre de telles procédures, les exigences en matière d’équité procédurale sont rigoureuses (Baker, paragraphe 23; Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36, [2003] 1 R.C.S. 884), particulièrement lorsque les procédures pourraient avoir des répercussions importantes sur les intérêts d’une partie (Baker, paragraphe 25; Kane c. Conseil d’administration de l’Université de la Colombie-Britannique, [1980] 1 R.C.S. 1105, page 1113; R. c. Higher Education Funding Council, ex parte Institute of Dental Surgery, [1994] 1 All E.R. 651 (Q.B.), page 667). Le Tribunal de la concurrence a conclu avec raison qu’« il faut prévoir un degré élevé de protection procédurale dans les instances dont le Tribunal est saisi en raison de son processus similaire à celui d’une cour de justice » et que « [l]e Tribunal se situe très près de “l’extrémité judiciaire de l’échelle” — si ce n’est à l’extrémité même —, où les fonctions et les processus ressemblent davantage à ceux des cours de justice et commandent la plus grande mesure d’équité procédurale » (paragraphe 169).
[30] Le commissaire de la concurrence est tenu, en raison de ses obligations en matière d’équité procédurale, de communiquer à l’Administration les éléments de preuve qui sont pertinents quant aux questions en litige, et ce, pour que l’Administration connaisse la preuve à laquelle elle doit répondre et puisse se défendre de façon équitable contre les allégations. Souvent — comme le commissaire l’a reconnu en l’espèce en communiquant environ 8 300 documents de son dossier d’enquête —, la divulgation comprend des documents disculpatoires ou d’autres documents du dossier d’enquête qui pourraient aider la partie dont la conduite est attaquée à vérifier la preuve invoquée par le commissaire ou à étoffer sa propre preuve (voir, par exemple, dans d’autres contextes, Shooters Sports Bar Inc. v. Ontario (Alcohol and Gaming Commission) (2008), 238 O.A.C. 9, 168 A.C.W.S. 580 (Cour div.); Markandey v. Ontario (Board of Ophthalmic Dispensers), [1994] O.J. no 484 (QL) (Div. Gén.), paragraphe 43; Thompson v. Chiropractors’ Assn. of Saskatchewan, [1996] 3 W.W.R. 675, (1996), 36 Admin. L.R. (2d) 273 (B.R. Sask.), paragraphes 3 à 6; Shambleau v. Ontario (Securities Commission) (2003), 26 O.S.C.B. 1629, [2003] O.J. no 4089 (QL) (Div. gén.), paragraphe 6; Re Fauth, 2017 ABASC 3, 2017 LNABASC 3; Law Society of Upper Canada v. Savone, 2015 ONLSTA 26 (CanLII), paragraphe 23, conf. par 2016 ONSC 3378 (CanLII), [2016] O.J. no 2988 (QL)). Dans certains cas, il peut exister des limites à l’obligation en matière de divulgation selon la pertinence, la proportionnalité, les normes législatives applicables et la nature de l’instance (CIBA-Geigy Canada Ltée c. Canada (Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés), [1994] 3 C.F. 425 (1re inst.), conf. par [1994] A.C.F. no 884 (QL) (C.A.); Sheriff c. Canada (Procureur général), 2006 CAF 139, [2007] 1 R.C.F. 3).
3) La relation entre les questions d’admissibilité et les questions de divulgation préalable
[31] L’obligation de divulgation n’est pas nécessairement limitée par le droit en matière d’admissibilité. Des documents inadmissibles peuvent être visés par une obligation de divulgation.
[32] À titre d’illustration, supposons qu’une autorité telle que le commissaire de la concurrence soit en possession d’un document dans lequel l’auteur relate une discussion avec une personne donnée. Même si ce document constitue possiblement du ouï-dire et qu’on pourrait faire valoir qu’il est inadmissible comme preuve de la teneur des propos de la personne en question, les exigences en matière d’équité procédurale peuvent néanmoins commander la divulgation de ce document. Celui-ci pourrait s’avérer extrêmement utile, voire nécessaire, pour la partie dont la conduite est attaquée.
[33] Par exemple, pendant son travail préparatoire, une partie pourrait décider que la personne dont les propos sont rapportés dans le document devrait être interrogée. Elle pourrait décider de citer cette personne à comparaître pour que les propos qui ont véritablement été tenus figurent dans la preuve. Il se peut que le moment particulier où a eu lieu la discussion ait de l’importance. Il est aussi possible que le document soit nécessaire au contre-interrogatoire d’un témoin de la partie adverse.
[34] Cependant, il arrive parfois que la preuve inadmissible ne puisse pas être divulguée. C’est le cas notamment lorsque s’appliquent des privilèges protégeant des droits fondamentalement importants en matière de confidentialité, qu’on n’a pas renoncé aux privilèges et qu’aucune autre exception reconnue en droit ne s’applique. Par exemple, à moins que l’on ait renoncé au secret professionnel de l’avocat, les documents protégés par celui-ci sont normalement confidentiels dans à peu près toutes les circonstances; ce n’est que dans de rares circonstances que le privilège sera écarté, par exemple dans des affaires criminelles où l’innocence de l’accusé est en jeu en raison de la non-divulgation (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. University of Calgary, 2016 CSC 53, [2016] 2 R.C.S. 555, paragraphe 43).
[35] La question centrale dont nous sommes saisis est celle de savoir si les 1 200 documents restants que le commissaire refuse de divulguer sont visés par un privilège générique d’intérêt public. En supposant que ce privilège existe, le commissaire détient le privilège et n’y a pas renoncé. À tout le moins, personne n’a soutenu qu’il y a eu renonciation découlant d’un acte explicite ou d’une conduite implicite (voir, par exemple, Slansky c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 199, [2015] 1 R.C.F. 81, paragraphes 253 à 262 (motifs dissidents, mais la majorité n’était pas en désaccord avec le principe juridique)). Par conséquent, en l’espèce, si le privilège générique existe, le commissaire n’a pas, de prime abord, à divulguer les documents visés par celui-ci. Si le privilège générique n’existe pas et que le commissaire souhaite maintenir la confidentialité de documents particuliers qui devraient selon lui bénéficier d’une telle protection, le commissaire devra revendiquer un privilège d’intérêt public document par document ou au cas par cas.
D. Privilège d’intérêt public pouvant être revendiqué document par document ou au cas par cas, et privilège générique : en quoi sont-ils différents?
[36] Quelle est la nature du privilège d’intérêt public qui peut être revendiqué document par document ou au cas par cas? Quand existe-t-il?
[37] Certains principes de base entrent en jeu lorsqu’est revendiqué un privilège d’intérêt public. Dans l’arrêt Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637, page 647, la Cour suprême a relevé une opposition fondamentale au cœur des revendications de privilège d’intérêt public :
Il est manifestement nécessaire à la bonne administration de la justice que les justiciables puissent obtenir tous les éléments de preuve susceptibles de favoriser le règlement équitable des questions soulevées dans un litige. Toutefois, il est clair aussi que certains renseignements relatifs aux activités gouvernementales devraient dans l’intérêt public ne pas être divulgués.
[38] Voici une autre façon dont cette opposition a été décrite dans un arrêt britannique classique :
[traduction] Il est universellement admis ici qu’il y a deux types d’intérêt public qui peuvent être en conflit. Il y a l’intérêt public à ce qu’il ne soit pas porté atteinte à l’État ou à la puissance publique par la révélation de certains documents et il y a l’intérêt public à ce que l’administration de la justice ne soit pas entravée par le refus de divulguer des documents qui devraient l’être si justice devait être rendue.
(Conway v. Rimmer, [1968] 1 All E.R. 874, page 880.)
[39] Dans un texte canadien faisant autorité, on l’explique ainsi :
[traduction] […] La cour doit par conséquent mettre en balance le déni de justice que pourrait entraîner la non-divulgation et l’atteinte à l’intérêt public découlant de la divulgation de documents publics qui n’étaient aucunement destinés à être rendus publics. [Note en bas de page omise.]
(Lederman, Bryant et Fuerst, The Law of Evidence in Canada, 4e éd. (Markham (Ontario) : LexisNexis, 2014), page 1074.)
[40] Nous examinons ces intérêts contradictoires en évaluant de façon rigoureuse la revendication de privilège d’intérêt public en fonction de quatre critères :
[…] Premièrement, les [éléments de preuve] doivent avoir été transmi[s] confidentiellement […] Deuxièmement, le caractère confidentiel doit être essentiel aux rapports dans le cadre desquels la communication est transmise. Troisièmement, les rapports doivent être des rapports qui, dans l’intérêt public, devraient être « entretenus assidûment », adverbe qui évoque l’application constante et la persévérance (selon le New Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles (6e éd. 2007), vol. 2, p. 2755, le terme anglais « sedulous[ly] » utilisé par Wigmore signifie : « diligent[ly] [...] deliberately and consciously »). Enfin, […] le tribunal doit déterminer si, dans l’affaire qui lui est soumise, l’intérêt public que l’on sert en [maintenant la confidentialité des éléments de preuve] l’emporte sur l’intérêt public à la découverte de la vérité.
(R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477, au paragraphe 53, citant Wigmore on Evidence, rév. McNaughton, 1961, vol. 8, § 2285.)
[41] Les quatre critères de Wigmore ne sont pas « gravés dans la pierre », mais constituent « un cadre général à l’intérieur duquel des considérations de principe et les exigences en matière de recherche des faits peuvent être évaluées et comparées en fonction de leur importance relative dans l’affaire particulière soumise à la cour » (Gruenke, R.C.S., page 290, cité avec approbation dans l’arrêt National Post, paragraphe 53; Globe and Mail c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 41, [2010] 2 R.C.S. 592, paragraphe 54).
[42] Nul ne conteste le fait que le commissaire pouvait tenter de revendiquer document par document ou au cas par cas un privilège d’intérêt public sur les 1 200 documents restants. Cependant, dans la présente affaire, la thèse principale du commissaire n’est pas que les documents sont visés par un privilège au cas par cas.
[43] Le commissaire affirme plutôt que les 1 200 documents font partie d’un groupe de 9 500 documents qui sont tous visés par un privilège générique. Dans l’affaire qui nous occupe, le commissaire a soutenu que ce privilège générique visait tous les « “documents créés ou obtenus par le commissaire, ses employés, préposés, mandataires ou procureurs, ou obtenus auprès de tierces parties dans le cadre d’enquêtes menées par le commissaire” » [au paragraphe 15].
[44] Le commissaire affirme que ce privilège générique est nécessaire. Sans ce privilège, les personnes qui se plaignent d’un comportement anticoncurrentiel hésiteraient, par crainte de représailles, à porter plainte auprès du commissaire et à présenter un témoignage franc à l’appui de leurs plaintes.
[45] Il y a privilège générique si les documents et les renseignements appartiennent à une catégorie qui peut, en droit, faire l’objet d’une protection générale contre la divulgation. Les documents et les renseignements sont protégés contre la divulgation uniquement parce qu’ils appartiennent à une catégorie protégée; leurs contenus et les circonstances n’ont du reste aucune importance. Pour reprendre les termes de la Cour suprême, un privilège générique s’applique « sans égard aux circonstances » et « ne dépend pas des faits de l’espèce » (National Post, paragraphe 42).
[46] Des privilèges génériques sont accordés parce qu’il est nécessaire de protéger des relations particulières considérées comme importantes. « En principe, une fois que la relation nécessaire est établie entre la partie qui se confie et celle à qui elle se confie, les renseignements ainsi confiés sont présumés confidentiels par application du privilège, sans égard aux circonstances » (National Post, paragraphe 42). La protection générique est accordée, car, « sans cette confidentialité générale, il serait impossible de donner [aux parties à la relation] la garantie nécessaire » pour qu’elles puissent jouer leur rôle dans la relation (National Post, paragraphe 42; Lizotte c. Aviva, Compagnie d’assurance du Canada, 2016 CSC 52, [2016] 2 R.C.S. 521, paragraphes 39 et 40).
[47] À l’inverse, pour conclure à l’existence d’un privilège d’intérêt public au cas par cas ou document par document, il faut s’intéresser à la nature du document ou du renseignement en cause ainsi qu’aux circonstances, et non à son appartenance à une catégorie. La partie qui revendique le privilège à l’égard de certains documents doit présenter une preuve affirmative, document par document, pour réussir à les protéger contre la divulgation. Contrairement à un privilège générique, ce genre de privilège n’offre aucune protection présumée ou par défaut contre la divulgation.
[48] Prenons, par exemple, la relation entre un avocat et son client, établie en vue de donner et de recevoir des conseils juridiques. Le droit reconnaît que la catégorie entière formée de l’ensemble des communications issues de cette relation, y compris tous les documents liés à la fourniture ou à l’obtention de conseils juridiques, doit être protégée par défaut et d’une manière générale contre la divulgation. La nature générale du privilège offre de la certitude. Si on ne pouvait revendiquer qu’un privilège au cas par cas ou document par document, il y aurait incertitude quant à savoir si certains renseignements ou documents issus de la relation pourraient être divulgués. À cause de cette incertitude, des clients pourraient s’abstenir de demander des conseils juridiques ou encore les conseils juridiques pourraient être présentés de façon ambiguë ou pas tout à fait honnête, ou les deux. Quel effet cela aurait-il? Le droit démocratique de chacun de vérifier la pleine étendue de ses droits juridiques et de prendre des décisions bien éclairées en souffrirait, ce qui nuirait à l’administration de la justice. L’importance primordiale de la relation entre les avocats et leurs clients et les objectifs essentiels de cette relation justifient la protection générale, présumée et par défaut, de la confidentialité que le privilège générique confère.
[49] En raison de l’ampleur et de la généralité du privilège générique, son application peut être sans nuance, large et aveugle et, par conséquent, il peut constituer un obstacle à la recherche de la vérité, qui est un des objectifs des procédures judiciaires ou administratives. Le privilège au cas par cas ou document par document — adapté et propre à l’affaire en cause — peut être plus conforme à l’objectif de recherche de vérité.
[50] Voici l’explication que donne la Cour suprême à ce sujet :
[…] bien qu’un privilège, quel qu’il soit, ait pour effet de nuire à la recherche de la vérité, et de créer de ce fait un risque d’injustice pour les personnes dont l’intérêt est opposé à l’intérêt de celui qui l’invoque, un privilège générique est plus rigide qu’un privilège reconnu au cas par cas. Il n’est pas possible de le redéfinir aussi librement pour l’adapter aux circonstances.
(National Post, paragraphe 46.)
[51] Dans l’arrêt Carey, la Cour suprême du Canada a exprimé des réserves à l’égard du « caractère absolu de la protection [générique] […] sans égard au sujet en cause, sans se demander si [les documents] sont d’actualité ou [s’ils] ne présentent plus aucun intérêt pour le public, ou sans tenir compte de l’importance que leur divulgation peut avoir dans un procès » (page 659).
[52] En raison de ces réserves, les tribunaux ont traditionnellement été réticents à reconnaître des privilèges génériques. Le droit ne reconnaît que « très peu » de privilèges génériques (National Post, paragraphe 42). La Cour suprême est allée jusqu’à dire que, lorsque l’intérêt public est invoqué pour ne pas communiquer un document du fait de son appartenance à une catégorie, « les chances [de succès] sont minces » (Carey, page 655). Les privilèges génériques ne peuvent être reconnus que s’il existe [traduction] « une preuve claire et convaincante [qu’ils sont] nécessaire[s] » ou « réellement nécessaire[s] » (R. v. Chief Constable of the West Midlands Police, ex parte Wiley, [1994] 3 All E.R. 420, page 446; Conway [précité], page 888).
[53] Récemment, la Cour suprême du Canada a établi le critère le plus exigeant qu’on puisse prévoir pour la reconnaissance de nouveaux privilèges génériques : on ne peut reconnaître de nouveaux privilèges génériques que s’ils reposent sur des raisons de principe aussi impérieuses que celles qui sous-tendent le privilège générique en matière de communications entre l’avocat et son client (National Post, paragraphe 42; Gruenke, page 288). À quel point ces raisons de principe doivent-elles être impérieuses? La raison de principe qui sous-tend le secret professionnel de l’avocat est un droit protégé par notre loi suprême, la Constitution, plus particulièrement le droit à la protection de la vie privée visé à l’article 8 de la Charte (Lavallee, Rackel & Heintz, précité).
[54] Sur cette question, Lederman et al., précité, font remarquer que les nouveaux privilèges génériques exigent [traduction] « que la politique sociale externe en question soit d’une telle importance sans équivoque qu’elle ne puisse être sacrifiée sur l’autel des tribunaux » [note en bas de page omise] (page 919).
[55] La Cour suprême affirme également que le privilège générique — privilège qui « est plus rigide qu’un privilège reconnu au cas par cas » et qu’on ne peut pas « adapter aux circonstances » — ne convient pas lorsque la relation qui nécessiterait une protection générale de la confidentialité varie en pratique et dépend des circonstances (National Post, paragraphes 44 à 46; Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60, pages 97 et 98). Par ailleurs, l’existence d’un privilège générique comparable dans « d’autres ressorts de common law avec lesquels nous avons de grandes affinités » peut aider le tribunal à tirer sa conclusion (National Post, paragraphes 43, 47 et 48).
[56] En raison du critère extrêmement rigoureux applicable à la reconnaissance des privilèges génériques, seuls quatre privilèges ont été reconnus jusqu’à présent : le secret professionnel de l’avocat, le privilège relatif au litige, le privilège de l’indicateur de police et le privilège relatif au règlement (Lizotte, précité, paragraphes 33 à 36).
[57] En outre, ce critère extrêmement rigoureux a mené la Cour suprême à affirmer qu’« à l’avenir, tout nouveau “privilège” sera créé, le cas échéant, par une intervention législative » (National Post, paragraphe 42). Pour faire bonne mesure, la Cour suprême l’a répété dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33, au paragraphe 87.
[58] L’arrêt Harkat montre à quel point le critère pour établir un privilège générique est désormais rigoureux. Dans l’arrêt Harkat, la Cour suprême devait se pencher sur les dispositions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [L.C. 2001, ch. 27] concernant les certificats de sécurité.
[59] De façon générale, les certificats de sécurité sont délivrés contre les personnes dont on a des motifs raisonnables de croire qu’elles sont venues au Canada notamment dans le but de se livrer à des actes terroristes. Une fois que les certificats sont délivrés, la Cour fédérale doit évaluer leur caractère raisonnable. Si elle juge que le certificat de sécurité est raisonnable, le certificat devient l’équivalent d’une ordonnance exigeant que la personne qui y est nommée soit renvoyée du Canada.
[60] Souvent, de nombreux éléments de preuve très sensibles sont présentés dans le cadre d’instances de la Cour fédérale sur la raisonnabilité du certificat. Il peut s’agir d’éléments de preuve provenant de sources humaines, dont le niveau de sensibilité est particulièrement élevé. La divulgation inappropriée de ce genre d’éléments de preuve peut avoir des conséquences extrêmement graves : la vie des sources dont l’identité est révélée peut être mise en péril. Il est notoire dans les cercles du renseignement international que des divulgations inappropriées ont déjà coûté la vie à des sources.
[61] On peut difficilement imaginer de raison de principe plus importante pour justifier un privilège générique prévoyant la confidentialité générale d’une catégorie d’éléments de preuve. Toutefois, dans l’arrêt Harkat, la Cour suprême, après avoir cité le passage de l’arrêt National Post faisant état de sa réticence à reconnaître de nouveaux privilèges génériques, a refusé de reconnaître un privilège générique visant les éléments de preuve provenant de sources humaines. Comme dans l’arrêt National Post, elle a conclu que, si un privilège générique est justifié, le législateur, et non les tribunaux, devrait le formuler (paragraphe 87) :
À mon avis, la Cour ne devrait pas non plus créer un nouveau privilège pour les sources humaines du [Service canadien du renseignement de sécurité]. En effet, elle a mentionné que « [l]e droit reconnaît très peu de “privilèges génériques” » et qu’« [i]l est probable qu’à l’avenir, tout nouveau privilège “générique” sera créé, le cas échéant, par une intervention législative » : R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477, par. 42. La sagesse de ces remarques vaut pour la proposition d’étendre un privilège aux sources humaines du [Service canadien du renseignement de sécurité] : Canada (Procureur général) c. Almalki, 2011 CAF 199, [2012] 2 R.C.F. 594, par. 29-30, le juge Létourneau. Si le législateur juge souhaitable de protéger au moyen d’un privilège l’identité des sources humaines du [Service canadien du renseignement de sécurité] et les renseignements connexes, que ce soit pour faciliter la coordination du travail entre les forces policières et le [Service canadien du renseignement de sécurité] ou pour inciter les sources humaines à fournir des renseignements à ce dernier (voir les motifs [dissidents] des juges Abella et Cromwell [dans Harkat]), il peut adopter les mesures de protection voulues.
[62] À la lumière de ces précédents, on ne s’éloigne sans doute pas beaucoup de la vérité en affirmant qu’il est désormais pratiquement impossible pour une cour de reconnaître de son propre chef un nouveau privilège générique.
E. Analyse
[63] Sur le fondement des principes susmentionnés, la revendication du commissaire visant la reconnaissance d’un privilège d’intérêt public à l’égard des quelque 1 200 documents qu’il a refusé de divulguer doit être rejetée, et ce, pour plusieurs motifs.
– I –
[64] Le commissaire insiste sur le fait qu’il ne demande pas à notre Cour de reconnaître un nouveau privilège générique. Il affirme que notre Cour a déjà reconnu le privilège générique visant l’ensemble des documents et renseignements fournis au commissaire par des tiers pendant ses enquêtes (Canada (Directeur des enquêtes et recherches c. D & B Companies of Canada Ltd., [1994] A.C.F. no 1643 (QL) (C.A.); Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Hillsdown Holdings (Canada) Ltd., [1991] A.C.F. no 1021 (QL) (C.A.)).
[65] Le commissaire ajoute que, dans des affaires comme National Post, la Cour suprême n’a pas mis en doute les privilèges génériques d’intérêt public déjà reconnus, comme celui reconnu dans les arrêts D & B Companies et Hillsdown.
[66] En conséquence, le commissaire estime que l’affaire est simple : nous n’avons qu’à appliquer le privilège générique reconnu dans les arrêts D & B Companies et Hillsdown.
[67] Le Tribunal de la concurrence a déclaré à juste titre qu’il était lié par les décisions de notre Cour. Par conséquent, il se considérait lié par les arrêts de notre Cour D & B Companies et Hillsdown, dans lesquels le privilège générique était reconnu. Il a donc appliqué ce privilège aux 1 200 documents et a refusé d’ordonner leur divulgation.
[68] L’Administration est en désaccord avec le commissaire et le Tribunal de la concurrence. Elle soutient que les arrêts D & B Companies et Hillsdown de notre Cour ne reconnaissent pas le privilège générique que le commissaire revendique en l’espèce. Dans ces affaires, notre Cour a appliqué une norme de contrôle déférente et a uniquement conclu que le Tribunal de la concurrence avait rendu, pour utiliser les termes employés de nos jours, une décision raisonnable. La Cour n’avait pas à juger si le Tribunal de la concurrence avait rendu la décision correcte en reconnaissant le privilège générique. Après les arrêts D & B Companies et Hillsdown, la norme de contrôle a changé et est devenue la norme de la décision correcte à la suite des arrêts Supérieur Propane et Tervita, précités. Selon l’Administration, dans la présente affaire, notre Cour est appelée pour la première fois à examiner, selon la norme de la décision correcte, la question de savoir si le commissaire jouit du privilège générique qu’il revendique.
[69] À titre subsidiaire, l’Administration affirme que, si ces affaires reconnaissent le privilège générique, D & B Companies et Hillsdown ne peuvent plus être considérés comme des arrêts de principe, car ils ont été contredits par la jurisprudence ultérieure de la Cour suprême (Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370 (circonstances justifiant que notre Cour s’écarte de la jurisprudence); National Post).
[70] Je suis d’accord avec l’Administration. J’examinerai pour commencer l’arrêt D & B Companies.
[71] L’arrêt D & B Companies doit être examiné à la lumière de la norme de contrôle que notre Cour a appliquée dans cette affaire, à savoir une norme de contrôle déférente. La Cour a déclaré qu’« il y a lieu de s’en remettre, dans une certaine mesure, à l’expertise des tribunaux administratifs à chaque fois que la question en cause, qu’il s’agisse d’une question de fait ou d’une question de droit, relève de l’expertise du Tribunal en question » (paragraphe 5). Elle était d’avis que l’équilibre nécessaire entre les intérêts de la divulgation et ceux de la confidentialité reposait sur « sa connaissance particulière des problèmes que soulève la protection de la concurrence au sein du marché » et, par conséquent, était la chasse gardée du Tribunal de la concurrence (paragraphe 5). Par conséquent, la Cour « ne devrait pas à la légère substituer sa propre appréciation de l’équilibre qui convient dans de pareilles circonstances » (paragraphe 5).
[72] Notre Cour a également déclaré que des privilèges génériques « ont été créés pour des motifs d’ordre public » et que l’appréciation de ces motifs d’intérêt public relevait de la compétence du Tribunal de la concurrence, et non de celle de la Cour (paragraphe 7). Selon elle, la conclusion de la Cour suprême dans l’arrêt Gruenke, précité, sur la reconnaissance des privilèges génériques en général n’était pas incompatible avec ce que le Tribunal avait fait (paragraphe 7).
[73] À mon avis, notre Cour a conclu dans l’arrêt D & B Companies qu’il fallait faire preuve de retenue à l’égard de la décision du Tribunal de reconnaître un privilège d’intérêt public et que cette décision ne pouvait être modifiée. La Cour n’a pas elle-même affirmé qu’il existait un privilège générique, et elle n’avait pas à le faire vu la norme de contrôle déférente.
[74] L’arrêt Hillsdown est similaire à l’arrêt D & B Companies. Dans cette affaire, le Tribunal de la concurrence n’a pas autorisé la divulgation de certaines notes d’entrevue. Il s’appuyait sur une décision antérieure du Tribunal dans laquelle on avait reconnu la nécessité de préserver, dans l’intérêt du public, la confidentialité de certaines notes pour protéger les personnes qui portent plainte contre les représailles. Notre Cour a appliqué une norme de contrôle déférente pour son examen de la décision du Tribunal, n’a relevé aucune « erreur donnant lieu à révision », car la conclusion « s’offrait raisonnablement » au Tribunal (paragraphes 1 et 2). Dans l’arrêt Hillsdown, notre Cour n’a pas elle-même affirmé l’existence d’un privilège générique.
[75] J’ajouterais que, si notre Cour avait affirmé dans les arrêts D & B Companies ou Hillsdown qu’il existe un privilège générique d’intérêt public, cette conclusion ne tiendrait plus à cause d’arrêts ultérieurs de la Cour suprême comme National Post et Harkat. L’analyse de ces arrêts aux paragraphes 46 à 62 des présents motifs le démontre dans une certaine mesure. Je reviendrai sur cette question lorsque j’examinerai la revendication du commissaire relativement à un privilège générique au regard de ces affaires.
[76] Le commissaire cite d’autres affaires qui étayent l’existence du privilège générique d’intérêt public qu’il revendique : (Canada (Commissioner of Competition) v. Chats Wireless Inc., 2013 ONSC 5386 (CanLII), 23 A.C.W.S. (3d) 922, paragraphe 15; Pro-Sys Consultants Ltd. v. Microsoft Corporation, 2016 BCSC 97, 262 A.C.W.S. (3d) 883, paragraphes 11 et 25; Commissioner of Competition v. Toshiba of Canada Ltd., 2010 ONSC 659 (CanLII), 10 O.R. (3d) 535, paragraphe 27; The Commissioner of Competition v. Air Canada, 2012 Comp. Trib. 21, paragraphes 3 à 6; Commissioner of Competition v. United Grain Growers Ltd., 2002 Comp. Trib. 35, 21 C.P.R. (4th) 140, paragraphe 59). Aucune de ces décisions, qui s’appuient toutes directement ou indirectement sur les arrêts D & B Companies ou Hillsdown, ne lie la Cour.
[77] Pour rejeter la requête en divulgation de l’Administration, le Tribunal de la concurrence a décrit les arrêts D & B Companies et Hillsdown ainsi que sa propre jurisprudence sur l’existence du privilège générique comme étant de la jurisprudence « unanime de longue date », a considéré qu’elle le liait et s’est appuyé sur elle pour rejeter la requête de l’Administration (paragraphe 5). Ce faisant, il a commis une erreur de droit.
– II –
[78] Il n’est pas possible, en se fondant sur la jurisprudence de notre Cour ou du Tribunal de la concurrence, de reconnaître un nouveau privilège générique dans les présentes circonstances (voir l’analyse aux paragraphes 46 à 62 des présents motifs). La nature sans nuance et large du privilège générique, qui l’emporte même sur l’intérêt du public à ce que le Tribunal de la concurrence exerce sa fonction de rechercher la vérité, n’est pas justifiable dans les circonstances. En outre, comme l’indiquent les arrêts National Post et Harkat, de nos jours, le genre de privilège générique revendiqué par le commissaire ne devrait être accordé que par le législateur.
[79] Le législateur a déjà prévu des mesures relatives à la confidentialité et au privilège dans la Loi. Il convient de noter qu’il n’a pas établi le privilège générique revendiqué par le commissaire. C’est là une raison de plus pour notre Cour de ne pas elle-même instituer un tel privilège.
[80] La Loi sur la concurrence et les Règles du Tribunal de la concurrence, DORS/2008-141, prévoient des mécanismes pour répondre aux préoccupations du commissaire en matière de confidentialité et de privilège. Par d’exemple, la Loi exige que les enquêtes soient conduites en privé (paragraphe 10(3)), autorise les tiers à invoquer le secret professionnel liant l’avocat à son client (article 19), exige que le Bureau préserve la confidentialité d’une vaste gamme de renseignements obtenus (paragraphe 29(1)) et prévoit pour les employés dénonciateurs une protection contre les représailles de l’employeur (articles 66.1 et 66.2). Les Règles prévoient que, sous réserve de toute ordonnance de confidentialité, le public peut consulter tous les documents déposés ou reçus en preuve (articles 22 et 66).
[81] Ces moyens de protéger la confidentialité en vertu de la Loi et des Règles montrent également qu’il existe des mesures de moindre envergure que la mesure extrême de reconnaître un privilège générique d’intérêt public à l’égard de l’ensemble des documents recueillis par le commissaire auprès de tiers pendant son enquête (voir aussi l’analyse effectuée dans Commissaire de la concurrence c. Tuyauteries Canada Ltée, 2003 Trib. conc. 15, au paragraphe 69).
– III –
[82] Même si le critère pour la reconnaissance par les tribunaux d’un privilège générique n’était pas aussi rigoureux que le critère établi par la Cour suprême, un privilège générique ne pourrait pas être reconnu sur le fondement de la preuve en l’espèce.
[83] Pour établir l’existence d’un privilège générique protégeant l’ensemble des documents et des renseignements reçus de tiers pendant ses enquêtes, le commissaire doit prouver que la relation entre les tiers et lui-même justifie une protection générale de la confidentialité. En pratique, comme dans l’exemple de l’avocat et de son client dont il a été question au paragraphe 48, le commissaire doit prouver qu’une protection de moindre envergure compromettrait sensiblement la relation, faisant ainsi obstacle à la capacité du commissaire de s’acquitter de ses responsabilités légales.
[84] C’est exactement ce qu’affirme le commissaire. Il soutient que, si une protection de moindre envergure qu’une protection générale était accordée aux documents et aux renseignements obtenus de tiers, ces derniers pourraient être la cible de représailles ou de menaces de représailles. Par conséquent, ils pourraient se montrer moins enclins à agir. Ce faisant, le commissaire verrait réduite sa capacité de s’acquitter des responsabilités importantes que le législateur lui a confiées dans la Loi, et l’intérêt public en souffrirait.
[85] Le commissaire n’a produit aucune preuve devant le Tribunal de la concurrence étayant ces affirmations. Par conséquent, aucune preuve en l’espèce ne justifie l’existence d’un privilège générique. En se fondant sur la preuve au dossier, on ne saurait reconnaître un privilège générique. Vu les conséquences liées à la reconnaissance d’un privilège générique et le critère rigoureux auquel il faut satisfaire, les affirmations du commissaire dans ses observations, lesquelles affirmations n’ont pas été faites sous serment, ne sauraient suffire.
[86] Pour confirmer l’existence du privilège générique, le Tribunal de la concurrence semblait supposer qu’il avait été satisfait aux préalables d’un tel privilège (paragraphe 62). Avait-il raison?
[87] En théorie, dans la mesure où les obligations en matière d’équité procédurale sont respectées, je reconnais que certains décideurs administratifs puissent procéder dans certaines circonstances à des appréciations en l’absence d’éléments de preuve, en s’appuyant sur les faits tirés de leur propre expérience et expertise dans le domaine. Comme nous l’avons vu précédemment, les exigences rigoureuses en matière de preuve ne s’appliquent pas nécessairement dans certaines procédures administratives; leur application dépend du texte, du contexte et de l’objet de la loi qui régit le décideur administratif.
[88] Dans une autre affaire, je formule la question de la façon suivante :
Point n’était besoin pour l’enquêtrice [de la Commission de la fonction publique] de disposer d’une preuve [montrant que, si un poste vacant dans la fonction publique était annoncé, des personnes poseraient leur candidature]. Le législateur n’a pas conféré le pouvoir décisionnel en la matière à un corps de juges généralistes exigeant, du prétoire, des preuves de chaque élément. Le législateur a choisi de conférer ce pouvoir à la Commission de la fonction publique — et, par extension, aux enquêteurs qu’elle emploie —, un organe compétent dans le domaine spécialisé de l’emploi, disposant de connaissances expertes de la nature et des rouages de ce domaine.
La Commission connaît les aptitudes des personnes qui postulent à des emplois variés au sein de la fonction publique et les exigences et tensions opérationnelles qui interviennent dans une décision de dotation. Ainsi, la Commission est à même de décider si un concours annoncé aurait généré des candidats qualifiés à bref délai.
En insistant que la Commission dispose d’une preuve de la nature de celle qu’une cour de justice exigerait relativement à chaque élément d’une telle conclusion, on ossifie et on judiciarise à outrance une procédure que le législateur voulait au contraire équitable et souple, une procédure qui bénéficie de connaissances et perspectives découlant d’années de spécialisation administrative et d’expertise. Nous ne devrions pas nous écarter du principe de droit administratif, vieux de nombreuses décennies, selon lequel [traduction] « [l]es objets d’une loi conférant des avantages ne doivent pas être compromis par une judiciarisation excessive » (Re Downing and Graydon (1978), 92 D.L.R. (3d) 355, p. 373, 21 O.R. (2d) 292, p. 310 (C.A.)).
(Canada (Procureur général) c. Shakov, 2017 CAF 250, paragraphes 94 à 96 (motifs dissidents, mais la majorité n’est pas en désaccord avec le principe juridique).)
[89] Même si on accepte pour les besoins de la discussion que le Tribunal de la concurrence puisse parfois s’inspirer de sa propre expérience et expertise pour procéder à certaines appréciations dans certaines circonstances, je ne suis pas convaincu en l’espèce qu’il pouvait le faire de son propre chef ou en suivant ses décisions antérieures sur cette question.
[90] J’admets qu’il se peut que le Tribunal de la concurrence accepte, de façon générale, que des tiers puissent craindre des représailles s’ils aident le commissaire dans une enquête. Toutefois, le Tribunal de la concurrence ne peut pas tirer des conclusions définitives en l’absence d’éléments de preuve concernant la relation entre le commissaire et les tiers si le privilège générique n’est pas reconnu. Plus particulièrement, en l’absence d’éléments de preuve, il ne peut pas conclure qu’il existe réellement une crainte de représailles, que les tiers seront moins enclins à offrir leur aide et que le commissaire sera empêché de mener son enquête et de remplir son mandat d’application de la loi en vertu de la Loi sur la concurrence.
[91] C’est le commissaire, étant donné qu’il traite avec les tiers, qui est le mieux placé pour juger des craintes de représailles que ceux-ci peuvent éprouver s’ils collaborent avec lui, et non du Tribunal de la concurrence. Compte tenu de son mandat légal et des affaires qu’il entend, le Tribunal de la concurrence n’est pas bien placé pour savoir si les tiers sont réticents à formuler des plaintes auprès du commissaire, mais ce dernier l’est. Il incombait au commissaire de présenter une preuve à cet égard et de permettre à l’Administration de la vérifier.
[92] La décision du Tribunal de la concurrence dans la présente affaire et les décisions du Tribunal sur lesquelles il s’appuie tiennent toutes pour acquis qu’un privilège générique d’intérêt public est nécessaire pour faire en sorte que les tiers se manifestent et soient francs. Toutefois, dans un autre contexte d’intérêt public, la Cour suprême a mis en doute la validité des suppositions concernant la nécessité de franchise, notamment lorsqu’un privilège générique à l’égard d’une catégorie de documents est demandé (Carey, précité, page 659). Dans l’arrêt Carey, le juge La Forest s’est exprimé ainsi (page 657) :
Je suis prêt à reconnaître un certain poids à l’argument relatif à la franchise, mais il est bien facile d’en exagérer l’importance. Nous savons tous, au fond, qu’il vaut mieux traiter certaines affaires en privé, mais, en général, je doute que la faible possibilité qu’une communication quelconque puisse avoir à être produite aux fins d’un procès ait un effet appréciable sur la franchise de communications confidentielles. Indubitablement, cette notion a été mise à rude épreuve par les tribunaux.
[93] Dans ces circonstances, je conclus qu’il incombait au commissaire de présenter une preuve au Tribunal de la concurrence établissant les préalables du privilège générique d’intérêt public, ce qu’il n’a pas fait.
[94] Le Tribunal de la concurrence a conclu, sur le fondement de la jurisprudence, que le privilège générique revendiqué par le commissaire avait de « solides raisons de principe » (paragraphe 20). Toutefois, l’examen de cette jurisprudence, particulièrement celle du Tribunal de la concurrence — à l’exception peut-être de la décision Commissaire de la concurrence c. Sears Canada Inc., 2003 Trib. conc. 19 —, montre uniquement qu’on a procédé à l’examen le plus général, et souvent superficiel, de la question. Dans ces affaires, le Tribunal de la concurrence aurait plutôt dû examiner d’une façon rigoureuse la question de savoir si la protection générale conférée par un privilège générique — privilège qui protège contre la divulgation de l’ensemble des documents obtenus de tiers dans le cadre des enquêtes du commissaire — était nécessaire pour assurer une communication de renseignements suffisamment libre par les tiers au commissaire (voir Kent Thomson, Charles Tingley et Anita Banicevic, « Truncated Disclosure in Competition Tribunal Proceedings in the Aftermath of Canada Pipe : An Experiment Gone Wrong » (2006), 31 The Advocates’ Quarterly 67, page 104).
[95] En outre, de « solides raisons de principe » ne suffisent pas à la reconnaissance d’un privilège générique. Il convient de rappeler que les raisons de principe justifiant un privilège générique doivent être aussi sérieuses que celles qui sous-tendent le privilège générique protégeant les communications entre l’avocat et son client, et ces raisons sont extrêmement impérieuses puisqu’elles tiennent de droits protégés par la Constitution (voir l’analyse aux paragraphes 53 et 54).
[96] L’essentiel de la conclusion du Tribunal de la concurrence sur le privilège générique d’intérêt public revendiqué figure au paragraphe 62 des motifs de sa décision :
Par sa nature même, le mandat du commissaire et ses fonctions de nature législative nécessitent l’obtention de renseignements commercialement délicats auprès d’entreprises et d’intervenants dans divers secteurs de l’économie. Lorsqu’il ouvre une enquête sur le fondement d’allégations d’agissements anticoncurrentiels, le commissaire doit obtenir la participation de l’industrie et des divers intervenants sur le marché, dont les clients, les fournisseurs et les concurrents des personnes visées par l’enquête. Le commissaire se fonde donc sur la coopération de ces tierces parties et sur les informations qu’elles fournissent, volontairement ou sous contrainte. Les affaires contestées dont le Tribunal est saisi, comme les demandes contestant une allégation d’abus de position dominante, les fusions que l’on allègue être anticoncurrentielles ou des ententes civiles conclues entre concurrents, mettent en cause des situations où les clients, les fournisseurs et les concurrents dans le marché peuvent être en position de désavantage commercial à l’égard des parties intimées qui sont ciblées par le commissaire. La protection de leur identité et de leurs informations par la voie de revendications d’un privilège de l’intérêt public réduit le risque que les témoins soient intimidés ou qu’ils répugnent à fournir des informations, et préserve donc l’efficacité des enquêtes menées par le Bureau de la concurrence. Pour que celui-ci obtienne et assure cette coopération, les sources d’information ne doivent pas éprouver une crainte de représailles dans le marché ni songer à d’autres conséquences préjudiciables potentielles, et doivent être convaincues que leurs informations seront tenues confidentielles et que leur identité ne sera pas exposée, à moins qu’elles ne soient appelées à témoigner. Tel est le cas, peu importe que les renseignements soient fournis volontairement ou en conformité avec une ordonnance fondée sur l’article 11.
[97] À mon avis, le Tribunal indiquait uniquement qu’un privilège générique serait souhaitable en vue d’accroître la quantité de renseignements utiles que reçoit le commissaire. Il ne conclut aucunement que la protection générale de la confidentialité est nécessaire à la préservation de la relation ou au maintien de la quantité de renseignements reçus. Comme nous le verrons dans la prochaine section des présents motifs, même si le Tribunal de la concurrence avait pu agir en l’absence de preuve, je doute qu’il aurait pu tirer une telle conclusion.
– IV –
[98] Même s’il était fait abstraction de l’absence de dossier de preuve convaincant et que les observations du commissaire étaient acceptées d’emblée, celui-ci n’a pas établi qu’une protection générale de la confidentialité est absolument nécessaire à la préservation de la relation. Les arguments présentés par le commissaire sont contestables à plusieurs égards.
[99] La relation entre le commissaire et les tiers dépend en grande partie des circonstances, du type d’aide recherché et de la nature de l’enquête particulière. Par exemple, la collaboration d’un tiers peut être volontaire comme involontaire. Dans de telles circonstances, un privilège générique strict est inadéquat, et un privilège au cas par cas ou document par document pourrait s’avérer plus approprié (voir National Post, paragraphes 43 et 47 à 49, et Bisaillon, précité, pages 97 et 98; voir également l’analyse au paragraphe 55 des présents motifs). Peut-être parce qu’une décision relative à un privilège d’intérêt public dépend souvent des circonstances particulières et des documents particuliers en cause, d’aucuns sont d’avis que, bien qu’un privilège d’intérêt public soit possible au cas par cas, un privilège générique d’intérêt public ne l’est pas (Hubbard, Magotiaux et Duncan, The Law of Privilege in Canada (feuilles mobiles), Aurora (Ont.) : Canada Law Book, 2006 (feuilles mobiles mises à jour en décembre 2017), § 3.20; il est intéressant de souligner que ces auteurs savent que le commissaire revendique un privilège générique d’intérêt public (voir Hubbard, Magotiaux et Duncan, The Law of Privilege in Canada (feuilles mobiles), Aurora (Ont.) : Canada Law Book, 2006 (feuilles mobiles mises à jour en décembre 2017), § 3.50.50).
[100] Le privilège générique que revendique le commissaire s’applique même dans le cas d’éléments de preuve qu’il obtient de tiers par suite d’une ordonnance rendue en vertu de l’article 11 de la Loi sur la concurrence. Lorsque l’on ordonne à un témoin de collaborer pleinement à une enquête, il est loin d’être aussi nécessaire de l’encourager à se manifester ou à faire preuve de plus franchise dans son témoignage : la raison d’être de la protection — la franchise — est considérablement réduite, voire éliminée, dans certaines situations. Pour reprendre les termes d’un auteur, [traduction] « si [un] organisme peut obtenir [...] des renseignements par l’effet contraignant d’un texte législatif, on ne saurait dire que les sources “s’assèchent” en cas de manquement à la confidentialité » (T.G. Cooper, Crown Privilege, Aurora (Ont.) : Canada Law Book, 1990, page 56).
[101] De manière semblable, le privilège générique est censé s’appliquer sans égard au fait qu’on ait promis aux personnes en possession des renseignements et des documents de protéger la confidentialité ou qu’on ait pris un engagement en ce sens et sans égard à la question de savoir si ces personnes se sont fondées sur de telles promesses ou de tels engagements pour fournir les documents et les renseignements, ce qui n’a aucun sens :
[traduction] Lorsque les renseignements sont fournis à des organismes gouvernementaux par des tiers, il y a de plus grandes chances que les personnes qui fournissent ces renseignements puissent être moins franches ou qu’elles ne fournissent pas les renseignements s’il y a une possibilité de divulgation. Bien entendu, lorsqu’il n’y a aucune attente en matière de confidentialité, l’argument relatif à la franchise est sans fondement. [Non souligné dans l’original; note en bas de page omise.]
(Lederman, précité, page 1079; voir aussi Gruenke, pages 291 et 292.)
[102] En fait, selon certains documents, les personnes qui fournissent des renseignements au commissaire ne peuvent jamais avoir de garanties ou d’attentes en matière de confidentialité. Dans les procédures devant le Tribunal de la concurrence, le commissaire a toujours adopté le point de vue selon lequel quiconque lui fournit des renseignements, volontairement ou en application d’une ordonnance rendue en vertu de l’article 11 de la Loi, doit s’attendre à ce que ces renseignements puissent être utilisés par lui pour appliquer la Loi, y compris pour présenter une demande devant le Tribunal en vertu de la Loi (Canada (Director of Investigation and Research) v. Air Canada (1993), 46 C.P.R. (3d) 312, page 316 (Trib. conc.)).
[103] En outre, comme les faits de la présente espèce le démontrent, si le commissaire avait le pouvoir d’exercer le privilège générique d’intérêt public qu’il revendique, il pourrait aussi y renoncer à tout moment — à sa seule discrétion. Il n’y aurait donc aucune garantie de confidentialité, contrairement au privilège générique de l’indicateur de police. Ce privilège, reconnu par le droit, appartient conjointement à la Couronne et à l’indicateur, et la première ne peut y renoncer sans le consentement du second (R. c. Leipert, [1997] 1 R.C.S. 281, paragraphe 15).
[104] De plus, la portée alléguée du privilège, soit les « documents créés ou obtenus par le commissaire, ses employés, préposés, mandataires ou procureurs, ou obtenus auprès de tierces parties dans le cadre d’enquêtes [qu’il a] menées », est inutilement générale et éloignée de l’intérêt public impérieux revendiqué par le commissaire. Il doit y avoir à tout le moins un certain lien entre les documents et l’identité des tiers ou les renseignements fournis par eux pour que ces documents soient visés par un privilège d’intérêt public. Si le document ne provient pas d’une relation censément essentielle entre le commissaire et des tiers, il n’y a pas lieu d’y rattacher un privilège.
[105] Dans ces circonstances, des mesures de moindre envergure que le privilège générique général pourraient suffire à protéger les droits à la confidentialité et à préserver la relation entre le commissaire et les tiers qui peuvent l’aider dans ses enquêtes. Par exemple, il est possible de protéger la confidentialité en caviardant des documents, en s’engageant à la confidentialité, en scellant des volumes de documents ou en tenant des séances à huis clos.
[106] À l’audience sur le présent appel, nous avons demandé aux parties si d’autres organismes de réglementation, en matière de concurrence ou autre, nationaux ou étrangers, avaient jugé qu’il était nécessaire de reconnaître le genre de privilège générique que le commissaire revendique en l’espèce. Les parties n’ont pu en nommer un seul. Notre Cour n’en connaît pas non plus.
[107] En particulier, les autorités états-uniennes, européennes, australiennes et néo-zélandaises en matière de concurrence n’ont pas jugé nécessaire de reconnaître un privilège générique à l’égard des renseignements et des documents fournis par des tiers. Comme le commissaire, ces autorités recueillent des renseignements sensibles auprès de clients, de fournisseurs et de concurrents de la partie visée par l’enquête, chacun s’exposant à des représailles pour avoir fourni ces renseignements. Il en va de même des organismes nationaux qui réglementent des domaines comme les valeurs mobilières, l’impôt, l’environnement, les droits de la personne ou la santé et la sécurité au travail. Toutes ces autorités en matière de concurrence et tous ces organismes de réglementation nationaux sont en mesure de mener des enquêtes et de rendre des ordonnances sans jouir d’un privilège générique protégeant les renseignements et les documents fournis par des tiers.
[108] À mon avis, il s’agit d’une considération juridique prépondérante dans l’appréciation de la question de savoir si un privilège générique devrait être reconnu. Selon la Cour suprême, lorsqu’ils sont appelés à décider s’il convient de reconnaître un privilège générique, les tribunaux devraient tenir compte de l’expérience des ressorts étrangers et chercher à savoir si on a reconnu dans ces ressorts un privilège générique dans d’autres circonstances (voir l’analyse au paragraphe 55 des présents motifs et National Post, paragraphes 43, 47 et 48). Ces considérations visent directement la question de savoir si une protection générale en matière de confidentialité est nécessaire ou justifiée pour la préservation de la relation entre le commissaire et des tiers.
[109] Le Tribunal de la concurrence a jugé à l’inverse que l’expérience des autorités étrangères en matière de concurrence et des organismes de réglementation nationaux était « sans importance » (paragraphe 20). Il s’agit d’une erreur de droit.
– V –
[110] Pour étayer l’existence du privilège générique revendiqué, le commissaire fait valoir que celui-ci n’est source d’aucun manquement à l’équité procédurale. Le commissaire examine les documents visés par le privilège générique et exerce son pouvoir discrétionnaire de fournir les documents nécessaires pour s’acquitter de ses obligations d’équité procédurale. Les défendeurs dans des procédures en matière de concurrence intentées par le commissaire reçoivent des résumés des renseignements fournis par les tiers et, ultérieurement, les déclarations des témoins si des tiers sont appelés à témoigner. Si des questions sont soulevées quant au caractère adéquat des résumés, elles peuvent être portées à l’attention du Tribunal de la concurrence. De plus, si le commissaire a l’intention de se fonder sur un document protégé à l’audience, il doit divulguer le document (paragraphe 68(1) des Règles du Tribunal de la concurrence, DORS/2008-141).
[111] Pour illustrer l’équité du processus, le commissaire a souligné ce qu’il a fait en l’espèce. Quelque 9 500 documents étaient visés par le privilège d’intérêt public, mais le Commissaire a exercé son pouvoir discrétionnaire pour renoncer au privilège sur environ 8 300 de ces documents et les divulguer à la partie défenderesse. Les résumés des documents non divulgués ont été vérifiés et fournis à l’Administration.
[112] Comme le montre l’analyse de la jurisprudence effectuée précédemment, la reconnaissance d’un privilège générique ne dépend pas de la bonne volonté du bénéficiaire du privilège d’agir équitablement. Le commissaire, par ailleurs, ne peut pas défendre un privilège générique au motif qu’il n’est pas source de manquements à l’équité procédurale s’il n’existe aucun motif suffisant et établi justifiant l’existence du privilège générique en premier lieu. Quoi qu’il en soit, l’équité est affaire de point de vue : l’Administration estime que la non-divulgation des 1 200 documents est un exemple flagrant de manquement à l’équité.
[113] L’Administration n’a peut-être pas totalement tort. Si le privilège générique auquel prétend le commissaire était reconnu, il en ressortirait quelque chose d’incongru : les instances du Tribunal de la concurrence seraient assujetties à des obligations d’équité procédurale des plus élevées, analogues à celles des instances judiciaires; or, le commissaire pourrait revendiquer unilatéralement un privilège générique et retenir tous les documents obtenus de tiers dans son enquête — en l’espèce, l’intégralité de la preuve contre l’Administration —, à moins qu’il ne décide unilatéralement de renoncer au privilège sur certains des documents. Il s’ensuivrait que, en ce qui concerne la divulgation de la preuve contre la partie dont la conduite est attaquée, cette partie obtiendrait uniquement ce que le commissaire daignerait lui donner. De plus, les demandes de divulgation d’autres documents pourraient très bien être rejetées par le Tribunal de la concurrence, car, en vertu d’une décision de notre Cour confirmant le privilège générique, les droits à la confidentialité donnant lieu au privilège générique seraient perçus comme étant très importants. Des résumés des documents non divulgués pourraient être fournis. Cependant, par définition, les résumés omettent des renseignements. Ce qui peut sembler anodin ou non pertinent aux personnes qui préparent les résumés peut s’avérer essentiel pour la partie dont la conduite est attaquée. Les documents originaux rédigés par les acteurs de l’affaire faisant l’objet de l’enquête sont souvent plus utiles pour les contre-interrogatoires que les résumés préparés par des personnes qui y sont étrangères. Tout ce scénario foisonne en manquements potentiels au droit à l’équité procédurale et à la fonction de recherche de la vérité de l’instance (voir l’analyse aux paragraphes 28 à 33 des présents motifs).
[114] L’argument du commissaire selon lequel il a agi équitablement en divulguant un si grand nombre de documents et en fournissant des résumés est également révélateur à sa manière. Après avoir examiné un par un les documents visés par le privilège générique revendiqué en l’espèce, le commissaire a conclu que la confidentialité était inutile pour 86 p. 100 d’entre eux et il les a donc divulgués. Pour ce qui est des autres documents, il affirme que certains renseignements peuvent être divulgués par des résumés. Cela tend à démontrer un certain nombre de choses :
• il est inutile que le commissaire bénéficie d’un privilège générique assurant la confidentialité de la totalité des documents pour maintenir sa relation avec les tiers;
• un privilège d’intérêt public au cas par cas — privilège qui, selon la Cour suprême, donne « un mécanisme suffisamment flexible pour soupeser et mettre en balance les intérêts publics contradictoires, selon le contexte » —, lorsqu’il est établi par la preuve, peut s’avérer plus approprié (National Post, paragraphe 51); d’ailleurs, un privilège générique affaibli à ce point par une renonciation après un examen document par document n’est pas plus efficace pour le maintien de la relation entre le commissaire et les tiers qu’un privilège d’intérêt public au cas par cas, document par document;
• d’autres mesures de moindre envergure visant à protéger la confidentialité et la relation entre le commissaire et des tiers, même si elles sont loin de s’apparenter à un privilège d’intérêt public, peuvent s’avérer plus appropriées pour de nombreux des documents; mentionnons, par exemple, le caviardage, les engagements à la non-divulgation, les volumes scellés ou le huis clos pour certaines parties de l’instance.
[115] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que le commissaire n’a pas établi qu’il existe un privilège générique qui empêche la divulgation des derniers 1 200 documents. Si le commissaire estime que, par principe, il devrait exister un privilège générique à l’égard des renseignements et des documents fournis par des tiers pendant ses enquêtes, il peut s’adresser au législateur.
[116] Il s’ensuit que le Tribunal de la concurrence a commis une erreur de droit en reconnaissant un privilège générique et, par conséquent, qu’il a erronément rejeté la requête de l’Administration pour ce motif.
F. Où cela mène-t-il les parties?
[117] Étant donné que le Tribunal de la concurrence a conclu à l’existence d’un privilège générique d’intérêt public à l’égard des 1 200 documents restants, il n’a pas examiné si l’un ou l’autre de ces documents était visé par un privilège d’intérêt public au cas par cas ou document par document. Selon le dispositif du présent appel que je propose ci-dessous, la requête sera renvoyée au Tribunal de la concurrence pour nouvelle décision. L’Administration convient que, dans le réexamen de l’affaire, le commissaire devrait avoir la possibilité de débattre de la question du privilège à l’égard de documents individuels.
[118] Pour déterminer si un document particulier devrait être visé par un privilège d’intérêt public au cas par cas ou document par document, le Tribunal de la concurrence cherchera à suivre le critère juridique dont il a été question dans les présents motifs. Pour évaluer les droits à la confidentialité et la mesure dans laquelle ils sont suffisamment sérieux, le Tribunal de la concurrence devrait examiner s’il est possible d’avoir recours à des moyens de moindre envergure protégeant les droits pertinents à la confidentialité, comme le caviardage de passages de certains documents, des engagements en matière de confidentialité, des ordonnances conservatoires, la mise de volumes de documents sous scellés, la tenue de séances à huis clos ou d’autres mesures efficaces qui pourraient être élaborées (voir, par exemple, l’ordonnance de mise sous scellés créative et détaillée rendue dans Health Services and Support-Facilities Subsector Bargaining Association v. British Columbia, 2002 BCSC 1509, 8 B.C.L.R. (4th) 281).
G. Dispositif proposé
[119] J’accueillerais l’appel et j’annulerais l’ordonnance du Tribunal de la concurrence, y compris l’adjudication des dépens. J’accorderais à l’Administration les dépens de l’appel. Je renverrais la requête au Tribunal de la concurrence pour qu’il rende une nouvelle décision conformément aux présents motifs.
Le juge Boivin, J.C.A. : Je suis d’accord.
Le juge Laskin, J.C.A. : Je suis d’accord.