A-329-16
2018 CAF 18
Le procureur général du Canada (demandeur)
c.
The Access Information Agency Inc. (défenderesse)
Répertorié : Canada (procureur général) c. Access Information Agency Inc.
Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Pelletier et Gauthier, J.C.A.—Ottawa, 5 septembre 2017 et 18 janvier 2018.
Couronne — Contrats — Révision judiciaire d’une décision du Tribunal canadien du commerce extérieur selon laquelle celui-ci avait compétence pour enquêter sur la procédure suivie lors d’un marché public relativement à la fourniture de services professionnels, nonobstant l’annulation subséquente du marché public — La défenderesse a déposé une plainte lorsque Affaires mondiales Canada (AMC) l’a avisée que le contrat serait attribué à un autre soumissionnaire — À la lumière de la plainte, AMC a annulé le marché public — Le demandeur a soutenu qu’en raison de l’annulation du marché public, le Tribunal avait perdu compétence pour enquêter puisque l’enquête ne portait plus sur un contrat spécifique — Il a fait valoir, se fondant sur l’arrêt Novell Canada Ltd. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), que même si un contrat avait été accordé, l’annulation du marché public par la suite avait privé le Tribunal de compétence — Il s’agissait de savoir si la compétence du Tribunal dépend de l’existence d’un contrat spécifique — Le Tribunal n’a pas perdu compétence lorsqu’AMC a annulé le marché public — La décision dans l’arrêt Novell est erronée parce qu’elle n’a pas tenu compte de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur à plusieurs égards — La crainte qui a animé la Cour dans l’arrêt Novell était qu’en l’absence d’un contrat spécifique, le Tribunal pouvait s’autoriser, à partir de l’art. 30.11(1), à mener une enquête sur l’ensemble de la procédure des marchés publics — Cette crainte ne trouve aucun appui dans la Loi — La Loi n’exige pas l’existence d’un contrat spécifique à tout moment au cours de l’existence d’une plainte — La Loi exige plutôt qu’une plainte porte sur les procédures suivies par rapport à l’adjudication d’un contrat qui est assujetti aux accords commerciaux — Le Tribunal ne peut enquêter que lorsqu’un fournisseur potentiel dépose une plainte qui identifie un contrat spécifique particulier — L’enquête doit se limiter à l’objet de la plainte — Les art. 30.11(1) et (2) et 30.14(1) ne permettent pas au Tribunal d’enquêter sur l’ensemble de la procédure des marchés publics suivie par le gouvernement — Il était aussi révélateur que l’art. 30.13(5) laisse au Tribunal le loisir de ne pas enquêter lorsque son enquête ne peut avoir aucun effet pratique — Cette disposition aurait une portée limitée si le Tribunal ne pouvait enquêter que lorsque la possibilité d’attribution d’un contrat existait toujours à tout moment — Demande rejetée.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Norme de contrôle judiciaire — Le Tribunal canadien du commerce extérieur a conclu qu’il avait compétence pour enquêter sur la procédure suivie lors d’un marché public relativement à la fourniture de services professionnels, nonobstant l’annulation subséquente du marché public — La défenderesse a déposé une plainte lorsque Affaires mondiales Canada (AMC) l’a avisée que le contrat serait attribué à un autre soumissionnaire — À la lumière de la plainte, AMC a annulé le marché public — Le demandeur a soutenu qu’en raison de l’annulation du marché public, le Tribunal avait perdu compétence pour enquêter puisque l’enquête ne portait plus sur un contrat spécifique — Il a invoqué l’arrêt Canada (Procureur général) c. Northrop Grumman Overseas Services Corp. (Northrop) pour faire valoir que la révision d’une décision du Tribunal sur une question de sa compétence est soumise à la norme de la décision correcte — La présomption de raisonnabilité s’appliquait dans la présente affaire — L’interprétation par un tribunal de sa loi habilitante est présumée être raisonnable — Les cas où la question soulevée est une véritable question de compétence sont une exception — L’arrêt Northrop suivait une jurisprudence antérieure à l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick et ne traitait pas d’une question qui touchait véritablement à la compétence — Les tribunaux devraient éviter de qualifier trop rapidement comme question de compétence une question d’interprétation — Ces questions devraient être assujetties à un examen judiciaire plus étendu lorsqu’il existe un doute quant à leur nature — Dans la présente affaire, la question de savoir si le Tribunal perd compétence lors de l’annulation d’un marché public est une question d’interprétation de la Loi et ne soulève aucune question touchant véritablement à la compétence — L’arrêt Northrop ne fait plus jurisprudence.
Il s’agissait d’une demande de révision judiciaire d’une décision du Tribunal canadien du commerce extérieur (le Tribunal) selon laquelle celui-ci avait compétence pour enquêter sur la procédure suivie lors d’un marché public relativement à la fourniture de services professionnels, nonobstant l’annulation subséquente du marché public.
La défenderesse a déposé une plainte lorsque Affaires mondiales Canada (AMC) l’a avisée de son intention d’attribuer un contrat issu d’un marché public à un autre soumissionnaire. À la lumière de la plainte, AMC a annulé le marché public. Le demandeur a soutenu qu’en raison de l’annulation du marché public, le Tribunal avait perdu compétence pour enquêter puisque l’enquête ne portait plus sur un contrat spécifique. Le demandeur a invoqué la jurisprudence antérieure de la Cour, notamment l’arrêt Canada (Procureur général) c. Northrop Grumman Overseas Services Corp., voulant que la révision d’une décision du Tribunal sur une question de sa compétence soit soumise à la norme de la décision correcte. Le demandeur a fait valoir également, se fondant sur la décision de la Cour dans l’affaire Novell Canada Ltd. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), que même si un contrat avait été accordé, l’annulation du marché public par la suite avait privé le Tribunal de compétence.
Il s’agissait de savoir si la compétence du Tribunal dépend de l’existence, en tout moment au cours du traitement d’une plainte, d’un contrat spécifique ou de l’existence de la possibilité d’accorder un tel contrat.
Jugement : la demande doit être rejetée.
La présomption de raisonnabilité s’appliquait dans la présente affaire. L’interprétation par un tribunal de sa loi habilitante est présumée être raisonnable. Les cas où la question soulevée est une véritable question de compétence d’un tribunal sont une exception. L’arrêt Northrop suivait une jurisprudence antérieure à l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, et ne traitait pas d’une question qui touchait véritablement à la compétence. Les tribunaux devraient éviter de qualifier trop rapidement comme question de compétence une question qui relève plutôt de l’interprétation, et ainsi de l’assujettir à un examen judiciaire plus étendu, lorsqu’il existe un doute quant à sa nature. Il ne peut faire de doute que le Tribunal a la compétence pour enquêter sur la procédure suivie lors d’un marché public assujetti aux accords commerciaux. La question de savoir si le Tribunal perd compétence lors de l’annulation d’un tel marché public n’est ni plus ni moins qu’une question d’interprétation de la Loi et ne soulève aucune question touchant véritablement à la compétence. La Cour suprême a décidé, ne serait-ce qu’implicitement, que l’arrêt Northrop ne fait plus jurisprudence. Le fait qu’une question d’interprétation de sa loi habilitante touche aux conditions dans lesquelles le Tribunal peut exercer ses pouvoirs statutaires n’est pas en soi une question de vires qui fait appel à la norme de la décision correcte.
Le Tribunal n’a pas perdu compétence lorsqu’AMC a annulé le marché public. La décision dans l’arrêt Novell est erronée parce qu’elle n’a pas tenu compte de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur à plusieurs égards. La crainte qui a animé la Cour dans l’arrêt Novell était qu’en l’absence d’un contrat spécifique, le Tribunal pouvait s’autoriser, à partir du paragraphe 30.11(1), à mener une enquête sur l’ensemble de la procédure des marchés publics suivie par le gouvernement. Cette crainte ne trouve aucun appui dans les dispositions de la Loi. Le libellé de la Loi n’exige pas l’existence d’un contrat spécifique à tout moment au cours de l’existence d’une plainte. La Loi exige simplement qu’une plainte porte sur les procédures suivies par rapport à l’adjudication d’un contrat qui est assujetti aux accords commerciaux. Le Tribunal ne peut enquêter sur les procédures suivies par une institution fédérale que lorsqu’un fournisseur potentiel dépose une plainte qui identifie un contrat spécifique particulier. Le fournisseur doit de plus préciser les motifs de sa plainte. Une fois le Tribunal convaincu que la plainte est conforme, il peut déterminer s’il y a lieu d’enquêter, mais son enquête doit se limiter à l’objet de la plainte. Somme toute, ces dispositions, c’est-à-dire les paragraphes 30.11(1) et (2) et 30.14(1), ne permettent pas au Tribunal d’enquêter sur l’ensemble de la procédure des marchés publics suivie par le gouvernement, contrairement à ce que semblait craindre la Cour dans l’arrêt Novell. Il était aussi révélateur que le paragraphe 30.13(5) laisse au Tribunal le loisir de ne pas enquêter lorsque son enquête ne peut avoir aucun effet pratique ou ne soulève aucune question d’intégrité ou d’efficacité des marchés publics. Cette disposition aurait une portée très limitée si le Tribunal ne pouvait enquêter que lorsque la possibilité d’attribution d’un contrat existait toujours à tout moment.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 47, art. 16, 30.1 « contrat spécifique », 30.11(1),(2), 30.13(1),(5), 30.14(1).
Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics, DORS/93-602, art. 3.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions non suivies :
Canada (Procureur général) c. Northrop Grumman Overseas Services Corp., 2008 CAF 187, [2009] 1 R.C.F. 688 conf. par 2009 CSC 50, [2009] 3 R.C.S. 309; Novell Canada Ltd. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), [2000] A.C.F. no 950 (QL) (C.A.).
décisions appliquées :
McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370.
décisions examinées :
Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Québec (Procureure générale) c. Guérin, 2017 CSC 42, [2017] 2 R.C.S. 3; Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3.
décisions citées :
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; S.C.F.P. c. Société des Alcools du N.-B., [1979] 2 R.C.S. 227; Tervita Corp. c. Canada (Commissaire de la concurrence), 2015 CSC 3, [2015] 1 R.C.S. 161; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27.
DEMANDE de révision judiciaire d’une décision du Tribunal canadien du commerce extérieur (The Access Information Agency Inc. c. Ministère des Affaires mondiales, dossier no PR-2016-001 (le Tribunal)) selon laquelle celui-ci avait compétence pour enquêter sur la procédure suivie lors d’un marché public relativement à la fourniture de services professionnels, nonobstant l’annulation subséquente du marché public. Demande rejetée.
ONT COMPARU :
Alexandre Kaufman pour le demandeur.
Thomas Dastous pour la défenderesse.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.
The Access Information Agency Inc., Ottawa, pour la défenderesse.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
Le juge Pelletier, J.C.A. :
I. SURVOL
[1] Il s’agit d’une demande de révision judiciaire d’une décision du Tribunal canadien du commerce extérieur (le Tribunal) selon laquelle celui-ci avait compétence pour enquêter sur la procédure suivie lors d’un marché public relativement à la fourniture de services professionnels, nonobstant l’annulation subséquente du marché public. La question du bien-fondé de la plainte portant sur ce marché public fait l’objet d’une deuxième demande de révision judiciaire dans le dossier A-323-16.
[2] Les motifs de la décision du tribunal (Motifs) sont répertoriés sous la rubrique The Access Information Agency Inc. c. Ministère des Affaires mondiales, dossier no PR-2016-001.
[3] La décision en cause a été rendue à la suite d’une plainte déposée par Access Information Agency Inc. (AIA) lorsque Affaires mondiales Canada (AMC) l’a avisée de son intention d’attribuer un contrat issu d’un marché public à un autre soumissionnaire, LRO Staffing. À la lumière de la plainte, AMC a décidé d’annuler le marché public. Le Procureur général soutient qu’en raison de l’annulation du marché public, le Tribunal a perdu compétence pour enquêter puisque l’enquête ne portait plus sur un contrat spécifique.
[4] Pour les motifs exposés ci-dessous, je rejetterais la demande de révision judiciaire.
II. DISPOSITIONS DE LA LOI
[5] L’analyse qui suit se situe dans un cadre législatif. Les dispositions pertinentes de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. (1985) (4e suppl.) ch. 47 (la Loi) sont exposées ci-dessous.
[6] La mission du Tribunal lui est confiée par l’article 16 de la Loi :
Mission
16 Le Tribunal a pour mission :
[…]
b.1) de recevoir des plaintes, procéder à des enquêtes et prendre des décisions dans le cadre des articles 30.1 à 30.19;
[7] La définition de « contrat spécifique » se trouve à l’article 30.1 de la Loi :
Définitions
30.1 […]
contrat spécifique Contrat relatif à un marché de fournitures ou services qui a été accordé par une institution fédérale — ou pourrait l’être —, et qui soit est précisé par règlement soit fait partie d’une catégorie réglementaire. (designated contract)
[8] Un contrat spécifique est un contrat qui est assujetti à l’un ou l’autre des traités de libre-échange conclus par le Canada qui sont énumérés au paragraphe 3(1) du Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics, DORS/93-602 (le Règlement). L’expression « accords commerciaux » désigne l’ensemble de ces traités.
[9] Tout fournisseur ou fournisseur potentiel qui se sent lésé par la procédure d’adjudication des contrats peut déposer une plainte auprès du Tribunal :
Dépôt des plaintes
30.11 (1) Tout fournisseur potentiel peut, sous réserve des règlements, déposer une plainte auprès du Tribunal concernant la procédure des marchés publics suivie relativement à un contrat spécifique et lui demander d’enquêter sur cette plainte.
[10] Le Tribunal ne peut donner suite à une plainte que si celle-ci est conforme, c’est-à-dire qu’elle renferme certaines données :
30.11 (1) […]
Forme et teneur
(2) Pour être conforme, la plainte doit remplir les conditions suivantes :
a) être formulée par écrit;
b) préciser le contrat spécifique visé, le nom du plaignant et celui de l’institution fédérale chargée de l’adjudication du contrat;
c) exposer de façon claire et détaillée ses motifs et les faits à l’appui;
[11] Si le Tribunal juge que la plainte est conforme, il peut décider d’enquêter. S’il le décide, il doit s’en tenir à l’objet de la plainte :
Enquête
30.13 (1) Après avoir jugé la plainte conforme et sous réserve des règlements, le Tribunal détermine s’il y a lieu d’enquêter. L’enquête peut comporter une audience.
[…]
Objet de la plainte
30.14 (1) Dans son enquête, le Tribunal doit limiter son étude à l’objet de la plainte.
[12] Si le Tribunal est d’avis qu’une plainte, bien que conforme, est dénuée de tout intérêt ou est entachée de mauvaise foi, il peut décider de ne pas enquêter :
30.13 (1) […]
Refus
(5) S’il estime que la plainte est dénuée de tout intérêt ou entachée de mauvaise foi, le Tribunal peut refuser de procéder à l’enquête ou y mettre fin, auquel cas il notifie sa décision, motifs à l’appui, au plaignant, à l’institution fédérale concernée et à toute autre partie qu’il juge intéressée.
III. ANALYSE
A. La norme de contrôle
[13] Dans la mesure où cette cause soulève une question d’interprétation de la Loi, la Cour suprême a statué que l’interprétation par un tribunal de sa loi habilitante est présumée être raisonnable, sauf certaines exceptions : McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895 (McLean), au paragraphe 21. L’une de ces exceptions est une véritable question de compétence d’un tribunal.
[14] En l’espèce, le Tribunal et le procureur général s’entendaient pour dire que la question en litige était de savoir si le Tribunal était habilité par sa loi constitutive à enquêter sur la plainte d’AIA. Cette vision commune de la question en litige ne nous lie pas. Il nous revient de décider si cette vision est bien fondée.
[15] La question de compétence en l’espèce est celle de savoir si la compétence du Tribunal dépend de l’existence, en tout moment au cours du traitement d’une plainte, d’un contrat spécifique ou de l’existence de la possibilité d’accorder un tel contrat.
[16] Le procureur général invoque la jurisprudence antérieure de notre Cour voulant que la révision d’une décision du Tribunal sur une question de sa compétence soit soumise à la norme de la décision correcte : Canada (Procureur général) c. Northrop Grumman Overseas Services Corp. c., 2008 CAF 187, [2009] 1 R.C.F. 688 aux paragraphes 27 et 28, conf. par Northrop Grumman Overseas Services Corp. c. Canada (Procureur général), 2009 CSC 50, [2009] 3 R.C.S. 309 (Northrop), au paragraphe 10. Cependant la Cour suprême a mis en doute le bien-fondé de Northrop dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teacher’s Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, au paragraphe 33, et plus récemment dans l’arrêt Québec (Procureure générale) c. Guérin, 2017 CSC 42, [2017] 2 R.C.S. 3 (Guérin), au paragraphe 35.
[17] Dans l’arrêt Guérin, la Cour suprême a souligné que le raisonnement dans l’arrêt Northrop suivait une jurisprudence antérieure à l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, et ne traitait pas d’une question qui touchait véritablement à la compétence : Guérin, au paragraphe 35. Cette observation s’inscrit dans le courant de jurisprudence selon lequel les tribunaux doivent éviter de qualifier trop rapidement comme question de compétence une question qui relève plutôt de l’interprétation, et ainsi de l’assujettir à un examen judiciaire plus étendu, lorsqu’il existe un doute quant à sa nature : S.C.F.P. c. Société des alcools du N.-B., [1979] 2 R.C.S. 227, à la page 233.
[18] La question de la compétence du Tribunal en l’espèce ressemble de près à la question soulevée dans l’arrêt Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293 (Capilano). La question en litige était celle de savoir si le Comité de révision des évaluations de la Ville d’Edmonton avait la compétence de réviser à la hausse une évaluation foncière, et ce, dans le contexte d’une demande de révision par un propriétaire qui alléguait que l’évaluation de son centre commercial était trop élevée. La Cour suprême statua que la question de savoir si le Comité avait le pouvoir de réviser une évaluation à la hausse était une simple question d’interprétation de la loi habilitante du Comité et ne soulevait pas une véritable question de compétence dans le sens de vires :
Il est clair en l’espèce que le Comité peut entendre une plainte relative à une évaluation municipale. La question porte simplement sur l’interprétation par le Comité de sa loi constitutive dans l’exécution de son mandat consistant à entendre et à trancher les plaintes en matière d’évaluation. Aucune question touchant véritablement à la compétence ne se pose.
Capilano, au paragraphe 26.
[19] En l’espèce, il ne peut faire de doute que le Tribunal a la compétence pour enquêter sur la procédure suivie lors d’un marché public assujetti aux accords commerciaux. La question de savoir si le Tribunal perd compétence lors de l’annulation d’un tel marché public n’est ni plus ni moins qu’une question d’interprétation de la Loi et, tout comme dans l’arrêt Capilano, ne soulève aucune question touchant véritablement à la compétence.
[20] À la lumière de ces arrêts, je suis d’avis que la Cour suprême a décidé, ne serait-ce qu’implicitement, que l’arrêt Northrop ne fait plus jurisprudence. Le fait qu’une question d’interprétation de sa loi habilitante touche aux conditions dans lesquelles le Tribunal peut exercer ses pouvoirs statutaires n’est pas en soi une question de vires qui fait appel à la norme de la décision correcte. La présomption de raisonnabilité énoncée dans l’arrêt McLean s’applique et n’a pas été réfutée.
[21] Par ailleurs, la question de savoir si un contrat a été accordé est une question mixte de faits et de droit puisqu’elle requiert l’application d’une doctrine légale aux faits de la cause. Lors d’un appel statutaire de la décision d’un tribunal spécialisé, « la norme d’intervention doit être déterminée en fonction des principes du droit administratif » : Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3, au paragraphe 38. La norme de contrôle d’une question mixte de faits et de droit est celle de la décision raisonnable : Tervita Corp. c. Canada (Commissaire de la concurrence), 2015 CSC 3, [2015] 1 R.C.S. 161, au paragraphe 40.
B. Un contrat spécifique a été accordé
[22] Le Tribunal a conclu qu’il avait la compétence de poursuivre une enquête puisqu’un contrat avait été accordé à LRO Staffing. Cette conclusion se fondait sur le courriel qu’AMC a acheminé à AIA le 21 mars 2016 selon lequel « [u]ne commande subséquente a été accordée à LRO Staffing pour sa proposition gagnante » : Motifs, au paragraphe 31. Le procureur général, se fondant sur le témoignage de M. Mucci selon lequel un contrat n’est accordé que lorsque le formulaire désigné est remis au soumissionnaire sélectionné, était d’avis contraire.
[23] Il n’était pas contesté que le marché public en cause était assujetti à un des accords commerciaux qui sont énumérés ou décrits à l’article 3 du Règlement. Cela étant, un contrat accordé à la suite d’un tel marché public est un « contrat spécifique », ce qui devrait être concluant quant à la question de la compétence du Tribunal, sauf si l’annulation de la DD [demande de disponibilité] a l’effet extinctif que lui prête le procureur général.
[24] En l’espèce, le Tribunal, qui est maitre des faits, s’est demandé si un contrat avait bel et bien été accordé et a conclu que c’était bien le cas. La preuve administrée devant le Tribunal incluait le témoignage de M. Mucci et les communications entre AMC et AIA. Parmi ces communications se trouvait le courriel dans lequel AMC avisait AIA qu’un contrat avait été accordé à un autre fournisseur. Il était du ressort du Tribunal de soupeser la preuve et d’en tirer les conclusions qu’il estimait dignes de foi. Dans l’exercice de ce pouvoir, le Tribunal a conclu qu’un contrat avait été accordé.
[25] Cette conclusion implique nécessairement une interprétation de l’expression « [c]ontrat […] qui a été accordé » dans la définition de « contrat spécifique » à l’article 30.1 de la Loi. Le Tribunal n’est pas lié par le sens donné à cette expression dans les documents préparés par l’institution fédérale et peut lui donner un sens qui s’accorde avec le libellé du texte de la Loi dans son contexte global et qui favorise l’accomplissement des objets visés par la Loi : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21.
[26] En l’espèce, le Tribunal a interprété l’expression « [c]ontrat […] qui a été accordé » en fonction de la communication de l’attribution du contrat et non pas en fonction des formalités contractuelles. Le point de vue du Tribunal n’est pas déraisonnable. La définition de « contrat spécifique » joue un rôle limitatif dans la Loi parce qu’elle limite l’accès au processus de plainte et d’enquête aux différends survenant relativement aux marchés publics assujettis aux accords commerciaux. Le Tribunal a choisi de définir l’une des composantes de cet élément limitatif par rapport à la communication de l’accord d’un contrat à un ou des soumissionnaires, geste public, plutôt que par rapport aux formalités contractuelles qui sont, effectivement, non-publiques.
[27] Ceci est tout à fait conforme à l’avis du Tribunal selon lequel son interprétation favorisait sa capacité « de veiller à ce que la passation des marchés publics soit équitable, concurrentielle, efficace et intègre » [italique dans l’original; note en bas de page omise] : Motifs, au paragraphe 34. L’exercice de cette compétence à l’égard du processus de l’attribution des contrats de fourniture n’enfreint pas la discrétion du Tribunal, prévue au paragraphe 30.13(5) de la Loi, de ne pas enquêter lorsque la plainte est dénuée de tout intérêt : Motifs, aux paragraphes 33 à 37. Somme toute, la conclusion du Tribunal selon laquelle un contrat a été accordé en l’espèce n’est pas déraisonnable et donc ne justifie pas notre intervention.
C. L’annulation du contrat n’a pas privé le Tribunal de compétence
[28] Le procureur général fait valoir que même si un contrat a été accordé, l’annulation du marché public par la suite a privé le Tribunal de compétence. Le procureur général fonde son argument sur la décision de notre Cour dans l’affaire Novell Canada Ltd. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), [2000] A.C.F. no 950 (QL) (C.A.) (Novell).
[29] Dans l’arrêt Novell, un fournisseur (Novell) a contesté l’attribution d’un contrat sans appel d’offres concurrentielles. L’institution fédérale alléguait qu’elle n’était pas obligée de procéder par appel d’offres parce que le contrat n’était pas visé par les accords commerciaux. Novell était de l’avis contraire et en plus, alléguait que l’attribution du contrat de cette façon faisait partie d’une stratégie de fractionnement du marché. Le Tribunal a donné raison à Novell au motif que le contrat était en effet assujetti à un ou à plusieurs des accords commerciaux; par ailleurs, le Tribunal n’a pas traité de la question du fractionnement du marché. En dépit du fait de son succès devant le Tribunal, Novell a intenté une demande de contrôle judiciaire devant notre Cour, alléguant que le Tribunal devait trancher la question de fractionnement du marché.
[30] La fourniture en cause était destinée à prévenir la possibilité d’une panne systémique des systèmes informatiques de l’institution fédérale lors du passage de l’année 1999 à l’année 2000, le fameux problème « Y2K » qui, en fin de compte, n’en fut pas un. Une fois que le 1er janvier 2000 est arrivé sans que se manifeste la panne redoutée, l’institution fédérale n’avait plus besoin de la fourniture et, à la lumière de la plainte déposée par Novell, s’est départie de tout ce qu’elle avait acquis en vertu du contrat en cause.
[31] À la lumière de ces faits, notre Cour [au paragraphe 5] a rejeté la demande de contrôle judiciaire en disant :
Il n’y a maintenant plus de contrat spécifique en litige […] Bien que le paragraphe 30.11(1) soit assez large pour conférer au Tribunal la compétence d’examiner la procédure des marchés publics suivie relativement à un contrat spécifique, il doit exister un tel contrat pour lancer une enquête plus approfondie. Comme il n’y a pas de contrat spécifique en litige, le Tribunal n’a pas compétence pour entamer une enquête touchant une procédure de marché public. En d’autres termes, le Tribunal ne peut s’autoriser du paragraphe 30.11(1) pour mener une enquête sur l’ensemble de la procédure des marchés publics suivie par le gouvernement.
[32] Le Tribunal s’est penché sur l’arrêt Novell. Il a fait valoir qu’il avait précédemment noté que cet arrêt devait être compris à la lumière de ses faits particuliers, notamment le fait qu’après que le Tribunal eut rendu une décision favorable au plaignant, l’institution fédérale avait laissé savoir qu’elle n’avait plus besoin des services visés et s’était départie des logiciels acquis précédemment. Le Tribunal était d’avis que ce contexte expliquait le résultat dans l’affaire Novell : Motifs, au paragraphe 41.
[33] Cette tentative du Tribunal de limiter la portée de l’arrêt Novell à ses faits particuliers serait convaincante si notre Cour avait décidé que la demande de contrôle judiciaire devait être rejetée parce que la question était caduque, ce qui était certainement le cas. Ainsi, la décision de rejeter la demande de contrôle judiciaire ne serait que l’exercice du pouvoir discrétionnaire de ne pas donner suite à une demande de contrôle judiciaire qui, dans les faits, ne pouvait avoir aucune conséquence pratique pour les parties. Mais notre Cour a décidé la cause sur une question de compétence, ce qui est tout autre chose. Il nous faut nous en tenir à la décision que notre Cour a rendue, et ne pas lui substituer celle qu’elle aurait pu rendre. Il s’ensuit que si l’arrêt Novell a été bien décidée, le Tribunal a perdu compétence par rapport à la plainte d’AIA dès lors que le marché public a été annulé. La question qui se pose est celle de savoir si l’arrêt Novell a été bien décidée.
[34] La cohérence de la jurisprudence d’une cour d’appel exige que chaque formation respecte et applique de bonne foi le ratio decidendi de toute décision rendue par une autre formation de la Cour. La nécessité de la finalité et de la certitude dans le droit n’en exige pas moins. En revanche, une cour étant une institution humaine, la possibilité d’erreur ne peut être écartée et, compte tenu du nombre restreint de demandes d’autorisation accordées par la Cour suprême, pour ne rien dire des coûts d’une telle démarche, ces erreurs risquent de ne pas être corrigées. C’est pourquoi le droit reconnait aux cours d’appel la possibilité d’intervenir lorsqu’une décision rendue par une formation s’avère manifestement erronée.
[35] Notre Cour a encadré cette possibilité d’intervention dans l’arrêt Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370 (Miller). Une formation de notre Cour ne peut s’écarter d’une décision d’une autre formation que si « la décision en cause [est] manifestement erronée, du fait que la Cour n’[a] pas tenu compte de la législation applicable ou d’un précédent qui aurait dû être respecté » : Miller, au paragraphe 10.
[36] Je suis d’avis que la décision de notre Cour dans l’arrêt Novell est manifestement erronée parce qu’elle n’a pas tenu compte de la Loi à plusieurs égards. La crainte qui semble avoir animé la Cour dans l’arrêt Novell est qu’en l’absence d’un contrat spécifique, le Tribunal s’autorise, à partir du paragraphe 30.11(1), à mener une enquête sur l’ensemble de la procédure des marchés publics suivie par le gouvernement. Cette crainte ne trouve aucun appui dans les dispositions de la Loi.
[37] Le libellé de la Loi n’exige pas l’existence d’un contrat spécifique à tout moment au cours de l’existence d’une plainte. La Loi exige simplement qu’une plainte porte sur les procédures suivies par rapport à l’adjudication d’un contrat qui est assujetti aux accords commerciaux. Le Tribunal a rejeté l’argument de « l’effet extinctif`» de l’annulation d’un marché public au motif qu’une annulation ne s’adresse pas nécessairement aux défauts de procédure mis en relief par la plainte et ne permet pas au Tribunal de poursuivre sa vocation de préserver la confiance en l’intégrité de la procédure de passation des marchés publics : Motifs, au paragraphe 35.
[38] La crainte qu’à défaut de l’existence d’un contrat spécifique, le Tribunal [au paragraphe 41] se permette d’enquêter sur « l’ensemble de la procédure de passation des marchés publics suivie par le gouvernement » ne tient pas compte de plusieurs autres dispositions de la Loi.
[39] Le paragraphe 30.11(1) autorise le dépôt d’une plainte à l’égard d’un contrat spécifique, mais aucune enquête n’est autorisée à moins que la plainte ne soit conforme. Le paragraphe 30.11(2) de la Loi énumère les conditions que doit remplir une plainte conforme dont les suivantes : « préciser le contrat spécifique visé, le nom du plaignant et celui de l’institution fédérale chargée de l’adjudication du contrat » et « exposer de façon claire et détaillée ses motifs et les faits à l’appui ». Tout cela fait en sorte que toute enquête est limitée aux circonstances entourant un contrat spécifique particulier. Qui plus est, le paragraphe 30.14(1) prévoyant que, dans son enquête, le Tribunal doit se limiter à l’objet de la plainte, le Tribunal doit donc s’en tenir aux procédures suivies relativement au contrat décrit dans la plainte.
[40] L’ensemble de ces dispositions a pour effet que le Tribunal ne peut enquêter sur les procédures suivies par une institution fédérale que lorsqu’un fournisseur potentiel dépose une plainte qui identifie un contrat spécifique particulier qui, soit a été accordé, soit pourrait l’être. Le fournisseur doit de plus préciser les motifs de sa plainte. Une fois le Tribunal convaincu que la plainte est conforme, il peut déterminer s’il y a lieu d’enquêter, mais son enquête doit se limiter à l’objet de la plainte. Somme toute, ces dispositions ne permettent pas au Tribunal d’enquêter sur l’ensemble de la procédure des marchés publics suivie par le gouvernement, contrairement à ce que semblait craindre la Cour.
[41] Il est aussi révélateur que, comme le Tribunal l’a noté, le paragraphe 30.13(5) l’autorise à ne pas enquêter ou à terminer une enquête qu’il a intentée lorsqu’il estime que la plainte est dénuée de tout intérêt. Cette disposition laisse au Tribunal le loisir de ne pas enquêter lorsque son enquête ne peut avoir aucun effet pratique ou ne soulève aucune question d’intégrité ou d’efficacité des marchés publics. Cette disposition aurait une portée très limitée si le Tribunal ne pouvait enquêter que lorsque la possibilité d’attribution d’un contrat existait toujours à tout moment.
[42] À la lumière de ces dispositions, je conclus que notre Cour n’a pas tenu compte de l’ensemble des dispositions de la Loi qui portent sur le fonctionnement du Tribunal et, en conséquence, a rendu une décision qui est manifestement erronée. L’arrêt Novell ne fait plus autorité. En conséquence, le Tribunal n’a pas perdu compétence lorsqu’AMC a annulé le marché public.
IV. CONCLUSION
[43] Je conclus que la décision du Tribunal quant à sa compétence n’est pas déraisonnable.
[44] La demande de révision judiciaire devrait donc être rejetée avec dépens.
Le juge Nadon, J.C.A. : Je suis d’accord.
La juge Gauthier, J.C.A. : Je suis d’accord.