T-494-83
Fonds international pour la défense des animaux,
Inc., Stephen Best et Brian D. Davies (deman-
deurs)
c.
La Reine, le ministre des Pêches et Océans, le
ministre de la Justice et le procureur général du
Canada (défendeurs)
RÉPERTORIÉ: FONDS INTERNATIONAL POUR LA DÉFENSE DES
ANIMAUX, INC. c. CANADA
Division de première instance, juge McNair—
Toronto, 24, 25, 26, 27 et 28 février, 3 et 4 mars;
Ottawa, 18 septembre 1986.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fon-
damentales — Liberté d'expression — Le demandeur Davies
est partisan de l'abolition de la chasse du phoque — Il a
utilisé des hélicoptères pour transporter les représentants de la
presse parlée et écrite sur les lieux de la chasse contrairement
au Règlement sur la protection des phoques, qui interdit de
survoler en aéronef des phoques à basse altitude — Rejet des
demandes d'accès à la chasse du phoque — Y a-t-il eu
restriction de la liberté d'expression? — La liberté d'expres-
sion inclut la liberté d'accès à toute information pertinente aux
idées ou aux croyances que l'on cherche à exprimer, sous
réserve des restrictions raisonnables — L'objet de la Loi, qui
consiste à interdire toute intervention injustifiée dans les acti-
vités légales des chasseurs de phoques est valable — L'intérêt
collectif du gouvernement de protéger les phoques, ainsi que le
droit fondamental des chasseurs de phoques de gagner leur vie,
l'emportent sur la liberté d'accès à l'information — Charte
canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le
Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 2b), 24(1) — Pacte
international relatif aux droits civils et politiques, 11976] R.T.
Can. n° 47, art. 19 — Règlement sur la protection des phoques,
C.R.C., chap. 833, art. 5a),b), 11(2),(3),(6) (mod. par
DORS/78-167, art. 3).
Droit constitutionnel — Charte des droits — Clause limita-
tive — Le Règlement vise la conservation des phoques et la
gestion de la chasse du phoque — Empiètement sur la liberté
d'expression — L'intérêt du gouvernement de protéger les
phoques et le droit des chasseurs de phoques de gagner leur vie
l'emportent sur cette liberté d'expression — Restrictions rai-
sonnables, justifiées dans une société démocratique — Charte
canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le
Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. I — Règlement de
protection des phoques, DORS/64-443, art. 17.
Pêches — Le Règlement sur la protection des phoques
interdit d'atterrir en aéronef à proximité des phoques ou de
survoler en aéronef des phoques à une altitude de moins de
2 000 pieds, à moins d'une permission du Ministre — Le
demandeur est partisan de l'abolition de la chasse du phoque
— Il a utilisé des hélicoptères pour transporter les représen-
tants de la presse parlée et écrite sur les lieux de la chasse —
Il s'agit de déterminer si le Règlement est ultra vires l'art. 34
de la Loi sur les pêcheries — Les activités contestées s'inscri-
vent dans le cadre de l'objet et des dispositions de la Loi — Le
mot «pêcherie» comprend les chasseurs de phoques, en qualité
de personnes s'adonnant à la chasse du phoque — Les pêches
comprennent les animaux marins ainsi que la chasse du
phoque — Droit d'exploiter légitimement les ressources — Le
Règlement a été édicté pour la gestion et le contrôle des pêches
côtières — Le pouvoir discrétionnaire ministériel de rejeter les
demandes d'accès à la chasse du phoque a, à bon droit, été
exercé — Rejet de l'action en jugement déclaratoire et en
injonction — Loi sur les pêcheries, S.R.C. 1970, chap. F-14,
art. 2 (mod. par S.C. 1985, chap. 31, art. 1), 2.1 (édicté, idem,
art. 2), 34 — Règlement sur la protection des phoques, C.R.C.,
chap. 833, art. 5a),b), 11(2),(3),(6) (mod. par DORS/78-167,
art. 3) — Règlement de protection des phoques,
DORS/64-443, art. 17.
Le Règlement sur la protection des phoques interdit, sauf
avec la permission du Ministre, à quiconque d'atterrir en
hélicoptère ou autre aéronef à moins d'un demi-mille marin
d'un phoque qui se trouve sur la glace dans la région du Golfe
ou dans la région du Front, ou de survoler dans un tel aéronef,
à une altitude de moins de 2 000 pieds, un phoque qui se trouve
sur la glace, sauf s'il s'agit d'un vol commercial suivant un plan
de vol établi.
Le demandeur Davies est partisan absolu de l'abolition de la
chasse du phoque. En 1969, il a élargi son rayon d'action en
créant le Fonds international pour la défense des animaux, Inc.
(FIDA). Par l'entremise de FIDA, il a cherché à gagner les
médias à sa cause. Le FIDA a utilisé des hélicoptères pour
transporter les représentants de la presse parlée et écrite sur les
lieux de la chasse. Le demandeur a été accusé d'avoir violé le
Règlement. Les demandes répétées de permission du FIDA
pour que ses représentants aient accès à la chasse du phoque
ont été rejetées.
Les demandeurs contestent la constitutionnalité du Règle-
ment. Ils prétendent que le Règlement leur refuse la liberté
d'expression garantie par l'alinéa 2b) de la Charte. Ce droit
comprendrait «la liberté de rechercher, de recevoir et de répan-
dre des informations et des idées de toute espèce» par tout
moyen de communication, ainsi qu'il est dit à l'article 19 du
Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ils
soutiennent subsidiairement que le Règlement n'est pas autorisé
par l'article 34 de la Loi sur les pêcheries.
Jugement: L'action en jugement déclaratoire et en injonction
devrait être rejetée.
Un examen détaillé et précis de l'alinéa 2b) de la Charte
mène à la conclusion que la liberté d'expression doit inclure la
liberté d'accès à toute information pertinente aux idées ou aux
croyances que l'on cherche à exprimer, sous réserve des restric
tions raisonnables et nécessaires pour la sécurité nationale,
l'ordre public, la santé ou les mœurs publics ou les droits et
libertés fondamentaux d'autrui.
D'après l'arrêt R. c. Big M Drug Mart, le premier critère de
la constitutionnalité est celui de la validité de l'objet de la loi;
les effets de la loi ne doivent être pris en considération que
lorsque la loi a répondu à ce premier critère.
Le Règlement, ainsi que l'a déclaré le ministre des Pêches,
vise à interdire toute intervention injustifiée dans les activités
légales des chasseurs de phoques. Il s'agit d'un but valable. Le
Règlement vise la conservation et la protection des phoques
ainsi que la gestion et le contrôle adéquats de la chasse du
phoque, compte tenu des origines ancestrales et traditionnelles
de cette chasse et des droits des personnes dont la subsistance
dépend de cette activité. Néanmoins, le véritable effet de ces
dispositions réglementaires a été d'empiéter sur la liberté d'ex-
pression des demandeurs.
La question se pose alors de savoir si ces dispositions relèvent
de la clause limitative de l'article 1 de la Charte. Il n'y a
aucune preuve que le Règlement vise à refuser l'accès à la
presse. L'interdiction relative à l'atterrissage ou au survol en
aéronef près d'un phoque était justifiée par l'intention de
mettre fin à la pratique, non réglementée et dangereuse, consis-
tant à chasser les phoques par aéronef, d'empêcher de disperser
les troupeaux de phoques et de perturber la maman phoque
allaitant son bébé. La sécurité justifierait à elle seule l'imposi-
tion de certaines restrictions à la liberté d'accès. Il y a une
distinction très subtile entre le fait de chercher de l'information
afin de mener une campagne efficace de protestation contre une
activité commerciale légale et le fait de protester contre cette
activité sur les lieux mêmes où elle se déroule. L'intérêt collectif
du gouvernement de protéger les phoques, ainsi que le droit
fondamental des chasseurs de phoques de gagner leur vie,
l'emportent sur la liberté d'accès à l'information des deman-
deurs. En conséquence, les restrictions prévues par le Règle-
ment sur la protection des phoques sont raisonnables dans les
circonstances, et leur justification peut se démontrer dans le
cadre normal d'une société libre et démocratique.
Il y a lieu de rejeter l'argument subsidiaire des demandeurs
selon lequel le Règlement est ultra vires en ce sens qu'il
outrepasse l'objet et les dispositions de la Loi sur les pêcheries.
Il y a suffisamment de preuve pour démontrer que la gamme
entière des activités contestées s'inscrit dans le cadre de l'objet
et des dispositions de la loi habilitante. La définition de "pêche-
rie" dans la Loi comprend les chasseurs de phoques, en qualité
de personnes s'adonnant à la chasse du phoque. La loi reconnaît
les pêches comme une ressource naturelle et publique qui
comprend non seulement les animaux marins eux-mêmes, mais
également la chasse du phoque dans la mesure où il s'agit du
droit d'exploiter légitimement les ressources à l'endroit où on
les trouve. Le Règlement a été édicté pour la gestion et le
contrôle adéquats des pêches côtières et pour la conservation et
la protection des phoques. Il est donc de la compétence du
Parlement.
N'est pas non plus fondée la prétention des demandeurs selon
laquelle le pouvoir discrétionnaire du Ministre de ne pas accor-
der des permissions a été exercé dans un but non autorisé. La
politique du gouvernement était de protéger les chasseurs de
phoques contre les interventions des protestataires. Le Ministre
a établi la politique selon laquelle les permissions ne seraient
pas accordées aux personnes ou aux groupes dont l'intention
ouverte est d'interrompre la chasse du phoque. Cette politique
vise tous les protestataires militants et ne distingue pas les
demandeurs. Le pouvoir discrétionnaire a, à bon droit, été
exercé compte tenu des objets de la Loi et de l'objet du litige,
c'est-à-dire la gestion et le contrôle de la chasse du phoque.
JURISPRUDENCE
DISTINCTION FAITE AVEC:
Fowler c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 213; (1981), 113
D.L.R. (3d) 513.
DÉCISIONS EXAMINÉES:
R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [ 1985] 1 R.C.S.
295; 18 D.L.R. (4th) 321; 58 N.R. 81; R. c. Oakes,
[1986] 1 R.C.S. 103; Switzman v. Elbling and A.-G.
Que., [1957] R.C.S. 285; Northwest Falling Contractors
Ltd. c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 292; (1981), 113
D.L.R. (3d) 1; Cumings v. Birkenhead Corpn., [1972]
Ch. 12 (C.A.); Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S.
121; 16 D.L.R. (2d) 689.
DÉCISIONS CITÉES:
Associated Provincial Picture Houses, Ltd. v. Wednes-
bury Corpn., [1948] 1 K.B. 223 (C.A.); Thorne's Hard
ware Ltd. et autres c. La Reine et autre, [1983] 1 R.C.S.
106; 143 D.L.R. (3d) 577; The Queen v. Robertson
(1882), 6 R.C.S. 52; Law Society of Upper Canada c.
Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357; Hunter et autres c.
Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145.
AVOCATS:
P. F. M. Jones et D. V. MacDonald pour les
demandeurs.
P. Evraire et C. Brenzall pour les défendeurs.
PROCUREURS:
McMillan, Binch, Toronto, pour les deman-
deurs.
Le sous-procureur général du Canada pour
les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE MCNAIR: Le litige se rapporte à la
chasse du phoque de l'Atlantique, qui a soulevé
tant de controverse. Le conflit fait fureur depuis le
milieu des années 60, mais il s'est calmé en raison
de l'affaiblissement du marché. Les images qui
viennent à l'esprit sont d'un contraste frappant,
allant de la vision attendrissante des bébés blan-
chons dans leur habitat naturel au spectacle sinis-
tre des chasseurs de phoques poursuivant sans
relâche leur travail sur la banquise dans le golfe du
Saint-Laurent et dans la région du Front de l'At-
lantique nord, au large des côtes de Terre-Neuve
et du Labrador.
Il ne s'agit pas en l'espèce de statuer sur la
légalité ou sur la moralité de la chasse en elle-
même, mais plutôt sur la validité constitutionnelle
de certaines dispositions du Règlement sur la pro
tection des phoques [C.R.C., chap. 833], adopté
en application de l'article 34 de la Loi sur les
pêcheries, S.R.C. 1970, chap. F-14.
Les demandeurs désirent obtenir un jugement
déclaratoire et une injonction visant à empêcher
les défendeurs, leurs préposés et mandataires d'ap-
pliquer certaines dispositions contestées du Règle-
ment sur la protection des phoques ou d'intenter
des poursuites par voie de déclaration sommaire de
culpabilité ou des poursuites au criminel. Les
demandeurs cherchent à obtenir une déclaration
portant que lesdites dispositions sont sans effet et
inconstitutionnelles, en ce sens qu'elles portent
atteinte aux libertés de pensée, de croyance, d'opi-
nion et d'expression, y compris la liberté de la
presse et des autres moyens de communication,
garanties à l'alinéa 2b) de la Charte canadienne
des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de
1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)] ou,
subsidiairement, que le gouverneur en conseil a,
dans ces dispositions, outrepassé le pouvoir d'édic-
ter des règlements, prévu à l'article 34 de la Loi
sur les pêcheries.
Les défendeurs rejettent la prétention des
demandeurs selon laquelle leurs droits et libertés
garantis par la Charte sont interdits ou restreints
par le Règlement sur la protection des phoques
mais, au cas où ils le seraient, les défendeurs
affirment que toute interdiction ou restriction de
ce genre respecte les limites raisonnables prévues
par la loi dans le cadre de l'exception mentionnée à
l'article premier de la Charte. En outre, ils soulè-
vent la question de la qualité des demandeurs pour
intenter cette action.
Le demandeur, Brian Davies, est un homme
remarquable et talentueux. Il quitte le pays de
Galles en 1955 pour s'engager dans le fameux
régiment Black Watch et servir dans les forces
armées, principalement à la Base des Forces cana-
diennes de Gagetown. À la fin de son service en
1961, il devient secrétaire administratif de la SPA
(Société protectrice des animaux) du Nouveau-
Brunswick. Le ministre des Pêches, Hedard J.
Robichaud, l'invite à assister à une réunion en mai
1964, Moncton (Nouveau-Brunswick) à laquelle
participent des fonctionnaires du Ministère et des
représentants de la chasse du phoque au Canada.
La réunion lui laisse un mauvais souvenir et à la
suite de ce qu'il voit sur la glace, B. Davies devient
partisan absolu de l'abolition totale de la chasse du
phoque. Il choisit cette voie en pleine connaissance
de cause et rejette la solution préconisée par d'au-
tres compatriotes, consistant à pousser le gouver-
nement à améliorer les conditions de la chasse du
phoque et à sauvegarder les espèces du phoque du
Groenland et du phoque à capuchon. Il consacre
désormais ses efforts, sans réserve et sans relâche,
à défendre sa cause, c'est-à-dire l'abolition totale
de la chasse du phoque, auprès de l'opinion
publique.
Par ailleurs, le gouvernement considère la chasse
du phoque comme une richesse économique pour
laquelle il faut imposer un système de contingents
adéquats et des conditions moins cruelles de
chasse. En 1964, le gouvernement adopte le Règle-
ment de protection des phoques [DORS/64-443],
qui établit des exigences pour la délivrance de
permis et des systèmes de contingents pour la
chasse du phoque et qui fixe les méthodes de
chasse. L'article 17 du Règlement interdit d'écor-
cher un phoque avant qu'il ne soit mort. Avant
1970, l'accès du public à la chasse du phoque était
pratiquement illimité.
En 1966, B. Davies prend des dispositions pour
que le D r Elizabeth Simpson, vétérinaire prati-
quant à Fredericton, assiste comme observatrice à
la chasse dans la région du Golfe et pour qu'elle
fasse un compte rendu sur la cruauté des méthodes
de chasse à la S.P.A.N.-B. Elle présente, à son
chef, un rapport détaillé accompagné de photogra-
phies. Elle conclut que les méthodes de chasse
pratiquées sont très cruelles. La S.P.A.N.-B. ne
tarde pas à diffuser les constatations du D r Simp-
son. En raison de la controverse soulevée par ce
rapport, B. Davies prend des dispositions pour que
le Dr Simpson assiste de nouveau à la chasse en
1967. Elle le fait et résume ses observations dans
un article qui est publié dans la revue scientifique
Nature, où sa conclusion est ainsi énoncée:
[TRADUCTION] Ces observations postmortem indiquent qu'un
pourcentage élevé des animaux chassés meurent assez
cruellement.
L'indignation publique est de plus en plus
grande et le gouvernement n'hésite pas à prendre
certaines mesures pour se défendre contre les par
tisans de l'abolition de la chasse du phoque. En
1971, le gouvernement joue un rôle important dans
la création du Comité d'étude des phoques et de
leur chasse (CEPC) dont le mandat est d'examiner
tous les aspects de la chasse du phoque dans
l'Arctique et l'Atlantique nord et de proposer au
Ministre des modifications au Règlement en
vigueur. Parmi les membres de ce Comité, figurent
des personnalités comme le professeur Keith
Ronald, doyen du College of Biological Science à
l'Université de Guelph, Tom Hughes, directeur de
l'Ontario Humane Society, Trevor H. Scott, de la
Société internationale pour la protection des ani-
maux à Londres (Angleterre), le D` Harry C.
Rowsell, vétérinaire pathologiste et directeur
administratif du Conseil canadien de protection
des animaux, et d'autres personnalités portant de
l'intérêt à la cause des phoques.
En 1968, B. Davies fait amener une équipe de
journalistes du Daily Mirror de Londres (Angle-
terre) sur les lieux de la chasse sur la glace. L'un
des photographes de la presse prend une photogra-
phie qui devait ensuite faire la première page de ce
journal et qui devient en quelque sorte le symbole
de l'opposition à la chasse du phoque. Farley
Mowat, le célèbre auteur canadien, assiste égale-
ment à la chasse de 1968.
En 1969, B. Davies élargit son rayon d'action en
faisant constituer en société à but non lucratif le
Fonds international pour la défense des animaux,
Inc. (FIDA) en vertu de la New Brunswick Com
panies Act [R.S. 1952, chap. 33]. La réaction du
public est générale et immédiate. Entre-temps, B.
Davies suit de près les chasses annuelles de pho-
ques. Son énergie et son zèle sont prodigieux. Ne
se laissant pas décourager par son échec à convain-
cre le comité parlementaire devant lequel il com-
parait en 1969, B. Davies redouble d'efforts par
l'entremise du FIDA pour gagner les médias à sa
cause. Le FIDA aide à maintes reprises les repré-
sentants de la presse parlée et écrite à aller obser
ver la chasse du phoque sur la glace. Des photogra-
phies sont prises et les événements sont rapportés.
La chasse du phoque est reprise par les journaux et
par les chaînes de télévision.
B. Davies passe l'examen de pilote d'hélicoptère
et d'aéronef à voilure fixe en vue de faciliter
l'opération «pont aérien» du FIDA pour amener les
représentants des médias et les porte-parole des
adversaires de la chasse sur le théâtre des opéra-
tions. Il trouve également le temps de publier un
livre au titre séduisant de Seal Song.
À partir de 1970, un certain nombre de modifi
cations au Règlement sur la protection des pho-
ques sont adoptées. Il devient interdit d'utiliser un
hélicoptère ou un autre aéronef pour la chasse du
phoque sauf pour aller à la recherche des phoques
et ce, uniquement avec un permis délivré par le
Ministre. En outre, l'évolution du Règlement
reflète l'inquiétude croissante du gouvernement à
l'égard de la question de l'accès illimité à la chasse
du phoque. Selon le Règlement de 1970, il est
interdit d'atterrir en hélicoptère ou autre aéronef à
moins d'un demi-mille marin d'un troupeau de
phoques qui se trouve sur la glace dans la région
du Golfe ou dans la région du Front. Cette inter
diction est annulée par le Règlement de 1974 qui
remplace l'expression «troupeau de phoques» par
«un phoque». Le nouveau Règlement adopté en
1976 interdit, sauf avec la permission du Ministre,
à quiconque d'atterrir en hélicoptère ou autre
aéronef à moins d'un demi-mille marin d'un
phoque qui se trouve sur la glace dans la région du
Golfe ou dans la région du Front ou de survoler en
hélicoptère ou dans un autre aéronef, à une alti
tude de moins de 2 000 pieds, un phoque qui se
trouve sur la glace, sauf s'il s'agit d'un vol com
mercial suivant un plan de vol établi.
En 1976, le FIDA choisit comme cible la région
du Front et comme base d'opération, le petit vil
lage de pêcheurs de St. Anthony à l'extrémité
nord-est de Terre-Neuve. Le FIDA utilise ses pro-
pres hélicoptères et en affrète cinq autres afin de
transporter un groupe de représentants des médias
sur les lieux de la chasse. Cinq hôtesses de l'air
sont amenées à des fins publicitaires. L'hélicoptère
du FIDA est saisi et B. Davies est accusé d'infrac-
tion au règlement qui interdit l'atterrissage et le
vol à basse altitude. L'affaire est jugée en première
instance et en appel, et elle est finalement rejetée
au motif que les infractions sont survenues à l'exté-
rieur de la limite territoriale de douze milles.
Vers le milieu du mois de mars 1977, St.
Anthony est encore une fois le centre de l'attention
internationale. Des hordes de journalistes et de
photographes de divers pays convergent vers St.
Anthony et les villages avoisinants afin d'assister à
la chasse du phoque qui se tient à 50 milles environ
au large des côtes. De nouveau, le FIDA se charge
des opérations vitales de transport et ce, malgré un
télégramme du ministre Roméo LeBlanc avertis-
sant B. Davies que l'atterrissage d'un hélicoptère à
moins d'un demi-mille d'un phoque qui se trouve
sur la glace est interdit par le Règlement. La
chasse de 1977 provoque l'hostilité assez forte des
habitants de la région et pour la première fois,
donne lieu à une opposition organisée chez les
partisans de la chasse.
De nouveau, B. Davies est accusé d'infraction au
Règlement du fait d'avoir survolé en hélicoptère
des phoques qui se trouvent sur la glace à moins de
2 000 pieds d'altitude et d'avoir atterri à moins
d'un demi-mille marin d'un phoque sur la glace.
Par la suite, B. Davies admet en toute franchise
avoir délibérément enfreint le Règlement. Entre-
temps, le gouvernement, par voie de proclamation,
étend la limite de pêche en haute mer à 200 milles.
B. Davies est déclaré coupable: il purge finalement
une peine de trois semaines d'emprisonnement et
verse une amende de 1 000 $. Il fait également
l'objet d'une ordonnance de probation qui lui inter-
dit ainsi qu'à tout groupe dont il est membre de
survoler en hélicoptère ou autre aéronef la région
du Front ou la région du Golfe durant les mois de
mars et d'avril 1978, 1979 et 1980.
La chasse de 1977 et ses répercussions ne font
que renforcer l'opposition de B. Davies et du
FIDA. Ces derniers déclarent à la presse que le
gouvernement canadien a délibérément adopté une
politique qui refuse aux journalistes la liberté d'ac-
cès à la chasse. L'extrait suivant de commentaires
faits par B. Davies lors d'une conférence de presse,
comme le rapporte le Medicine Hat News, résume
bien leur pensée:
[TRADUCTION] Des dizaines de milliers de phoques, la plu-
part des bébés phoques, peuvent être frappés à mort pour leurs
peaux qui vont servir à fabriquer des objets de parure, mais
toute personne qui désire sauver les phoques, les photographier
ou écrire à leur sujet ne peut atterrir à moins d'un demi-mille
d'un phoque ou les survoler à une altitude de moins de 2 000
pieds.
L'argument du gouvernement dans cette contro-
verse est résumé fort adroitement par le premier
ministre de l'époque, Le Très Honorable Pierre E.
Trudeau, en ces termes:
[TRADUCTION] Les mêmes exagérations sur les méthodes de
chasse du phoque se répètent. Ce n'est pas un beau spectacle à
voir, il n'y a pas de doute. Cependant, les phoques sont abattus
moins cruellement que la plupart des animaux domestiques.
C'est ce que déclarent les experts en pathologie vétérinaire qui
ont examiné les phoques et qui ont conclu que la méthode
actuelle d'abattage n'inflige aucune souffrance à l'animal. Des
experts en pathologie vétérinaire et des représentants de socié-
tés protectrices des animaux assistent à la chasse tous les ans
pour aider le gouvernement à s'assurer que tout se passe comme
prévu.
Ce qu'il faut se rappeler, c'est que le gouvernement a une
double responsabilité en ce qui concerne la chasse du phoque.
En premier lieu, il nous faut veiller à ce que l'espèce ne
disparaisse pas et à ce que les méthodes de chasse ne soient pas
cruelles. Nous l'avons fait et nous continuerons à le faire. En
deuxième lieu, nous avons des obligations envers les chasseurs.
Depuis presque deux siècles, ils chassent le phoque pendant les
rudes mois d'hiver pour améliorer un revenu annuel que la
plupart d'entre nous considérerait comme très modeste. Ce que
tirent 4 000 chasseurs environ de cette chasse constitue une
partie importante de leur revenu annuel dans une région qui
compte presque entièrement sur les ressources marines pour sa
survie. Si nous concluons, comme nous l'avons déjà fait, que
cette chasse ne menace pas d'extinction l'espèce animale, et que
les méthodes de chasse ne sont pas cruelles, nous n'avons alors
aucune raison d'adopter une législation interdisant la chasse du
phoque.
Les deux parties ont donc fait connaître leur
position respective qui est maintenant claire.
Les demandes répétées de permission du FIDA
pour que leurs représentants puissent aller sur la
glace sont rejetées. En 1981, le FIDA demande
une permission de vol pour le Eugen Weiss,
vétérinaire allemand, afin qu'il fasse une autopsie
des cadavres de phoques. Une permission res-
treinte lui est accordée afin qu'il puisse suivre la
chasse. Pour une raison inconnue, les restrictions
sont levées et le Ministère transporte le a Weiss
par voie aérienne jusqu'au lieu de la chasse. Le
FIDA prétend que le D' Weiss n'agissait pas alors
en son nom. La permission accordée au D r Weiss
est l'excuse donnée par le \ Ministère pour refuser
une permission à Stephen Best d'aller sur la glace
en 1981. B. Davies est lui-même observateur à la
chasse de 1981. Est-ce le vent ou le courant, mais
l'embâcle transporte les phoques jusqu'aux rivages
même de l'Île-du-Prince -Edouard et pousse un
grand nombre de profanes et d'amateurs de fris-
sons à se joindre à la chasse. Par un autre caprice
imprévu de la nature, la glace se désintègre très
rapidement et nombreux sont les bébés blanchons,
du contingent de cette année-là, qui se noient. La
chasse tourne au désastre et le Ministère intervient
rapidement pour y mettre fin. B. Davies ne revient
plus jamais sur les lieux de la chasse, mais il
poursuit ses efforts pour y mettre fin de façon
permanente.
À la fin de l'année 1981 ou au début de l'année
1982, le FIDA demande au Ministère des permis
sions d'accès à la chasse du phoque pour cinq
personnes, dont deux, Paul F. Howell et Stanley
Johnson, sont membres du Parlement de la Com-
munauté économique européenne (CEE). La CEE
est sur le point d'adopter une résolution visant à
interdire l'importation de peaux de phoques ou
d'objets en peaux de phoques, sauf ceux que fabri-
quent les autochtones indiens et esquimaux du
Canada. Les trois autres personnes sont des repré-
sentants du FIDA, à savoir B. Davies, S. Best et
Thomas McCollum, photographe chevronné. Les
demandes des députés du Parlement européen, P.
Howell et S. Johnson, sont acceptées, mais celles
des trois représentants du FIDA sont rejetées.
Anticipant l'adoption de la Charte, Stephen
Best écrit, le 10 décembre 1981, une lettre à M.
Roméo LeBlanc, ministre des Pêches et Océans,
pour indiquer que les dispositions du Règlement
sur la protection des phoques relatives à l'accès
limité semblent porter atteinte à un certain
nombre de libertés garanties par la Charte. La
lettre se termine par une demande d'explications
officielles pour savoir si les dispositions restrictives
du Règlement relatives à l'utilisation d'hélicoptè-
res et d'autres aéronefs à proximité des phoques
seront appliquées. Le 18 février 1982, le Ministre
répond par la voie de son secrétariat de la corres-
pondance en ces termes:
[TRADUCTION] Monsieur,
Monsieur le ministre m'a demandé de répondre à votre lettre
du 10 décembre 1981 concernant la constitutionnalité du
Règlement sur la protection des phoques.
Premièrement, le mandat du ministère des Pêches et Océans est
de protéger et de préserver toutes nos espèces animales marines
comme richesses naturelles dans l'intérêt de tous les Canadiens.
Le Règlement sur la protection des phoques, ainsi que tous les
autres règlements du Ministère, ont été adoptés pour atteindre
ces buts. Le Règlement sur la protection des phoques fournit
des directives en matière de gestion efficace de nos ressources
en phoques et vise à s'assurer, par des méthodes sérieuses, que
nos troupeaux de phoques continuent de s'accroître et restent
exploitables sur le plan commercial. C'est seulement grâce à
l'application de tels règlements que la chasse annuelle peut bien
se dérouler et contribuer à améliorer le revenu des pêcheurs
durant une période de l'année où il est particulièrement faible.
Ces dernières années, certains particuliers se sont efforcés de
dénigrer cette chasse traditionnelle et de l'interrompre. En
conséquence, le Règlement vise maintenant à protéger la popu
lation des phoques des dangers d'une chasse incontrôlée et à
protéger les chasseurs, détenant un permis, contre les protesta-
taires qui cherchent à les harceler et à gêner leurs activités. Les
chasseurs de phoques professionnels ont droit de «gagner leur
vie», libres de toute intervention de ce genre. En outre, les
chasseurs de phoques pensent de plus en plus que ces protesta-
taires constituent une menace pour leur accès à cette source de
revenu. En fait, le Règlement sur la protection des phoques
protège plutôt les protestataires contre les menaces physiques
des chasseurs de phoques.
Le ministre m'a demandé de vous assurer que, quelles que
soient les clauses de notre nouvelle Constitution, son Ministère
veillera toujours au respect des «principes de justice fondamen-
tale». Le Règlement sur la protection des phoques continuera de
protéger les troupeaux de phoques contre les dangers d'une
chasse incontrôlée et de protéger les chasseurs de phoques,
détenant un permis, des abus excessifs de ceux qui empiéte-
raient sur leur droit d'exploiter cette ressource renouvelable.
Veuillez croire à l'assurance de mes sentiments distingués.
(signé) Dixi Lambert
Dixi Lambert
Secrétaire à la correspondance
Voici les dispositions du Règlement sur la pro
tection des phoques, C.R.C., chap. 833, qui sont
contestées en l'espèce:
Paragraphes 11(2) et (3)
11....
(2) Il est interdit d'utiliser un hélicoptère ou un autre aéronef
pour aller à la recherche des phoques à moins d'avoir un permis
de chasse du phoque à partir d'un aéronef, délivré par le
Ministre.
(3) Un permis de chasse du phoque à partir d'un aéronef ne
peut être délivré qu'à l'égard d'un aéronef immatriculé au
Canada aux termes de la partie II du Règlement de l'Air établi
en vertu de la Loi sur l'aéronautique.
Alinéas (5)a) et b)
11. ...
(5) Sauf avec la permission du Ministre, il est interdit
a) d'atterrir en hélicoptère ou autre aéronef à moins de 1/2
mille marin d'un phoque qui se trouve sur la glace dans la
région du Golfe ou dans la région du Front; ou
b) de survoler en hélicoptère ou dans un autre aéronef, à une
altitude de moins de 2,000 pieds, un phoque qui se trouve sur
la glace, sauf s'il s'agit d'un vol commercial suivant un plan
de vol établi.
Paragraphe 11(6) (DORS/78-167, art. 3)
11. ...
(6) A moins d'être titulaire d'un permis, il est interdit
d'approcher à moins d'un demi-mille marin de toute région où
une chasse aux phoques est en cours.
Le premier point en litige se rapporte à la
validité constitutionnelle des dispositions susmen-
tionnées du Règlement sur la protection des pho-
ques, que les demandeurs ont contestées dans leur
action en invoquant l'alinéa 2b) de la Charte. La
question qui doit être tranchée est donc de savoir si
le Règlement refuse aux demandeurs la liberté
d'expression garantie par l'alinéa 2b) de la Charte.
Ils prétendent que cette liberté doit être interprétée
comme incluant «la liberté de rechercher, de rece-
voir et de répandre des informations et des idées de
toute espèce», sous une forme orale ou écrite, sous
forme de photographie ou de tout autre moyen de
communication. Bien que le FIDA soit incontesta-
blement un protestataire redoutable, le point
essentiel de l'affaire ne porte pas sur le droit de
protestation en soi. Selon la preuve des deman-
deurs, ces derniers n'ont jamais gêné délibérément
les chasseurs de phoques. Leur objectif avoué est
l'accès à l'information plutôt que les altercations et
la confrontation.
Il est maintenant établi hors de tout doute que
la Charte est un document constitutionnel «vivant»
dont l'interprétation doit être vaste et libérale et
doit répondre à un objet précis en ce qui concerne
les droits qui y sont garantis. Pour savoir si un
droit garanti par la Charte a été violé, il faut une
enquête judiciaire en deux étapes. À la première
étape, il faut établir si la liberté et le droit visés,
considérés sous un angle assez large mais dans un
but bien précis, ont été enfreints par la loi qui est
contestée. Si l'on constate qu'il y a infraction, on
passe alors à la deuxième étape qui fait entrer en
jeu l'article premier de la Charte, c'est-à-dire qu'il
s'agit alors de savoir si la loi contestée comporte
«des limites qui soient raisonnables et dont la
justification puisse se démontrer dans le cadre
d'une société libre et démocratique». C'est à la
partie qui affirme qu'il en est bel et bien ainsi de
convaincre la cour, et la norme adéquate de preuve
est pondérée par le critère de la prépondérance des
probabilités. Voir les affaires Law Society of
Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357;
Hunter et autres c. Southam Inc., [ 1984] 2 R.C.S.
145; R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985]
1 R.C.S. 295; 18 D.L.R. (4th) 321; 58 N.R. 81; et
R. c. Oakes, [ 1986] 1 R.C.S. 103.
Dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd.,
précité, le juge Dickson [tel était alors son titre] a,
au nom de la majorité de la Cour, jugé que le
premier critère de la constitutionnalité est celui de
la validité de l'objet de la loi; les effets de la loi ne
doivent être pris en considération que lorsque la loi
contestée a répondu au critère de l'objet. Le critère
des effets ne peut jamais servir à confirmer une loi
dont l'objet n'est pas valide. Le juge Wilson, fai-
sant partie de la minorité de la Cour, a adopté
l'opinion contraire selon laquelle la Charte est «un
document axé sur les effets», c'est-à-dire qu'une
évaluation de l'empiètement d'une loi sur les liber-
tés et les droits individuels fondamentaux doit être
établie en se demandant si, de la loi contestée, «il
. est résulté une violation d'un droit individuel
enchassé». Le savant juge a souscrit à l'opinion
majoritaire de ses collègues sur le principe général
énoncé à l'article premier, en déclarant aux pages
361 R.C.S.; 373 D.L.R.; 121 N.R. ce qui suit:
... l'analyse exigée en vertu de l'art. 1 de la Charte comporte
une évaluation de l'objet fondamental de la loi attaquée. Je suis
d'accord avec le juge Dickson lorsqu'il affirme dans ses motifs
que l'article premier exige une évaluation de «l'intérêt du
gouvernement» ou des «objectifs visés par ses politiques» qui
sont en jeu, suivie d'une décision sur la question de savoir si cet
intérêt est suffisamment important pour l'emporter sur un droit
garanti par la Charte, et sur celle de savoir si les moyens choisis
pour atteindre l'objectif en question sont raisonnables.
L'un des critères de justification qui sert à éva-
luer toute limitation par le gouvernement des
droits et libertés garantis par la Charte est le
concept contenu dans l'expression «société libre et
démocratique», dont la portée et l'application sont
très variées. Le juge en chef Dickson n'en a mis à
l'épreuve que quelques applications dans l'affaire
précitée R. c. Oakes, en concluant en ces termes à
la page 136 R.C.S.:
Les valeurs et les principes sous-jacents d'une société libre et
démocratique sont à l'origine des droits et libertés garantis par
la Charte et constituent la norme fondamentale en fonction de
laquelle on doit établir qu'une restriction d'un droit ou d'une
liberté constitue, malgré son effet, une limite raisonnable dont
la justification peut se démontrer.
Toutefois, les droits et libertés garantis par la Charte ne sont
pas absolus. Il peut être nécessaire de les restreindre lorsque
leur exercice empêcherait d'atteindre des objectifs sociaux fon-
damentalement importants. C'est pourquoi l'article premier
prévoit des critères de justification des limites imposées aux
droits et libertés garantis par la Charte. Ces critères établissent
une norme sévère en matière de justification, surtout lorsqu'on
les rapproche des deux facteurs contextuels examinés précé-
demment, savoir la violation d'un droit ou d'une liberté garantis
par la Constitution et les principes fondamentaux d'une société
libre et démocratique.
Il n'en reste pas moins que la plupart des affai-
res où la Charte est invoquée portent sur l'équili-
bre entre les buts légitimes sociaux et collectifs de
l'État et certains droits et libertés garantis de
l'individu. L'objectif de l'intérêt ou de la politique
du gouvernement doit être assez important pour
justifier la dérogation à un droit garanti par la
Charte et les moyens employés pour sa réalisation
doivent être raisonnables. Il serait difficile de nier
qu'une société libre et démocratique est une société
ouverte acceptant la diversité de croyances, ainsi
que la liberté d'opinion et d'expression.
Le juge Rand a confirmé cet argument de façon
éloquente dans l'affaire Switzman v. Elbling and
A.-G. Que., [1957] R.C.S. 285, bien avant l'adop-
tion de la Charte, en affirmant ce qui suit à la
page 306:
[TRADUCTION] ... le gouvernement du Canada est essentielle-
ment l'expression soit directe de la volonté de la majorité, soit
indirecte par l'intermédiaire des assemblées populaires. Cela
équivaut en fin de compte à un gouvernement par l'opinion
publique libre d'une société ouverte dont l'efficacité, ainsi que
les événements l'ont démontré souvent, ne fait pas de doute.
Mais en vue d'assumer une telle responsabilité, l'opinion
publique exige l'accès quasiment illimité aux idées et la diffu
sion de ces dernières.
La liberté elle-même a été définie par le juge
Dickson dans l'affaire Big M Drug Mart à la page
337, comme suit:
La liberté au sens large comporte l'absence de coercition et de
contrainte et le droit de manifester ses croyances et pratiques.
La liberté signifie que, sous réserve des restrictions qui sont
nécessaires pour préserver la sécurité, l'ordre, la santé ou les
moeurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d'autrui,
nul ne peut être forcé d'agir contrairement à ses croyances ou à
sa conscience.
Les demandeurs invoquent l'article 19 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques
[[1976] R.T. Can. n° 47] l'appui de leur argu
ment selon lequel les termes de l'alinéa 2b) de la
Charte doivent être interprétés comme comportant
la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre
des informations sur la chasse du phoque. L'article
19 garantit la liberté d'expression et prévoit ce qui
suit:
1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions.
2. Toute personne a droit à la liberté d'expression; ce droit
comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre
des informations et des idées de toute espèce, sans considéra-
tion de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou
artistique, ou par tout autre moyen de son choix.
3. L'exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent
article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités
spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines
restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par
la loi et qui sont nécessaires:
a) Au respect des droits ou de la réputation d'autrui;
b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre
public, de la santé ou de la moralité publiques.
Le principe est bien établi qu'une loi doit être
interprétée, dans la mesure où cela est possible et
où ses termes le permettent, conformément aux
règles de droit international. Le Canada a adhéré
au Pacte susmentionné le 19 mai 1976. Les
demandeurs prétendent que les termes de l'article
19 sont pertinents à l'interprétation de l'alinéa 2b)
de la Charte, et je souscris à cette prétention. Dans
l'affaire R. c. Oakes précitée, le juge en chef a
invoqué une autre disposition du Pacte à l'appui de
l'interprétation de la présomption d'innocence qui
se trouve à l'alinéa 11d) de la Charte.
Voici le paragraphe 24(1) de la Charte:
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation
des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente
charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la
réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard
aux circonstances.
Le paragraphe vise clairement à accorder répa-
ration à toute personne dont les droits et libertés,
garantis par la Charte, ont été violés. L'action
intentée par les demandeurs en vue d'obtenir un
jugement déclaratoire et une injonction s'inscrit
dans le cadre de cette disposition. La Charte est
entrée en vigueur le 17 avril 1982 et s'applique
seulement à partir de cette date. Au départ, je
craignais que les événements relatifs aux violations
dont les demandeurs se plaignent ne soient surve-
nus pour la plupart avant l'adoption de la Charte.
Les avocats ont convenu que le Règlement sur la
protection des phoques, mise à part la question de
sa constitutionnalité, impose une restriction conti
nue à l'encontre des demandeurs, et la question de
la rétroactivité n'est donc pas pertinente pour tran-
cher l'affaire.
En ce qui concerne la question de la constitu-
tionnalité, les demandeurs prétendent que les dis
positions contestées du Règlement sur la protec
tion des phoques empiètent sur leur liberté d'accès
à l'information, ce qui contrevient à l'alinéa 2b) de
la Charte. En outre, ils affirment que les interdic-
tions par le Règlement d'atterrir ou de survoler en
hélicoptère ou autre aéronef à proximité d'un
phoque qui se trouve sur la glace ont pour effet
d'enlever tout sens au permis ou à la permission
d'approcher dans un rayon d'un demi-mille marin
d'un endroit où a lieu une chasse du phoque. Les
demandeurs prétendent également que le FIDA est
membre des médias. Je ne puis accepter cette
dernière prétention. Les défendeurs, par contre,
affirment que la liberté d'expression est limitée à
la diffusion des idées et des croyances et n'englobe
pas l'aspect plus vaste de l'accès à l'information
comme source d'expression de ces idées et croyan-
ces. Il est allégué, subsidiairement, que si une telle
liberté d'accès à l'information existe, alors les res
trictions imposées par le Règlement sont justifia-
bles au sens de l'article premier de la Charte.
Voici l'article 1 et l'alinéa 2b) de la Charte:
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les
droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être res-
treints que par une règle de droit, dans des limites qui soient
raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le
cadre d'une société libre et démocratique.
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:
b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y
compris la liberté de la presse et des autres moyens de
communication;
Un examen détaillé et précis de l'alinéa 2b)
mène, à mon avis, inévitablement à la conclusion
que la liberté d'expression doit inclure la liberté
d'accès à toute information pertinente aux idées ou
aux croyances que l'on cherche à exprimer, sous
réserve des restrictions raisonnables et nécessaires
pour la sécurité nationale, l'ordre public, la santé
ou les moeurs publics ou les droits et libertés
fondamentaux d'autrui.
Les arguments des demandeurs reposent en
grande partie sur une note envoyée par le sous-
ministre, Donald D. Tansley, au ministre Roméo
LeBlanc vers la fin de 1978. Cette note portait sur
la politique et les objectifs relatifs au contrôle de
l'accès à la chasse du phoque en 1979 et énonçait
un certain nombre d'options et de conclusions
accessoires à cet égard. Les objectifs déclarés que
reprochent les demandeurs avec le plus d'insis-
tance sont les suivants:
a. la réduction de la publicité défavorable sur la chasse du
phoque, sur les plans national et international
b. un mécanisme visible pour réduire les interventions dans la
chasse du phoque.
Les demandeurs insistent beaucoup sur le mot
«visible». La première page de la note indiquait que
la majorité des personnes chargées de veiller au
respect du Règlement sur la protection des pho-
ques estimaient qu'un nombre limité de protesta-
taires devaient être autorisés, comme observateurs
uniquement, à avoir accès à la chasse de 1979. Il
est vrai que la note portait sur les avantages et les
inconvénients d'un certain nombre de mesures
accessoires, mais aucune preuve ne nous oblige à
conclure que le but implicite en était la suppres
sion de la liberté d'opinion et d'expression. A mon
avis, la note de M. Tansley est relativement inof
fensive et ne porte guère à conclusion.
Par contre, du point de vue des demandeurs, le
communiqué de presse du ministre Roméo
LeBlanc en date du 28 février 1978 en dit plus
long: le Ministre y indique que le Règlement exige
une permission ou un permis pour toute personne
désirant visiter les lieux immédiats de la chasse du
phoque. Le Ministre explique que les modifications
du Règlement visent à interdire toute intervention
injustifiée dans les activités légales des chasseurs
de phoques, plutôt qu'à empêcher l'observation
légitime des troupeaux de phoques. Il poursuit en
ces termes, pour ce qui est de la délivrance de
permis et de permissions:
[TRADUCTION] [Il a toutefois précisé qu'ion interdira cet accès
aux personnes ou aux groupes qui déclarent ouvertement leur
intention de gêner le travail des pêcheurs détenteurs de permis
et autorisés à chasser.
Dans une circulaire ministérielle du 16 février
1982 concernant les procédures et les lignes direc-
trices relatives aux permissions accordées aux visi-
teurs, le Ministère déclare de nouveau que les
permissions ne seraient pas données [TRADUC-
TION] «aux personnes ou aux groupes dont l'inten-
tion ouverte est d'interrompre la chasse».
La question ainsi posée est la Suivante: le Règle-
ment vise-t-il la conservation et la protection des
phoques ainsi que la gestion et le contrôle adéquats
de la chasse du phoque, compte tenu des origines
ancestrales et traditionnelles de cette chasse et des
droits des personnes dont la subsistance dépend de
cette activité, ou l'objet principal de ce Règlement
est-il de supprimer la liberté d'expression? A mon
avis, l'objet du Règlement est parfaitement vala-
ble. Néanmoins, son véritable effet a été d'empié-
ter sur la liberté d'expression des demandeurs,
garantie par la Charte, dans le sens large de liberté
d'accès à l'information. À prime abord, leur droit a
été violé et il devient nécessaire maintenant d'exa-
miner l'article premier de la Charte afin de déter-
miner si les limites imposées sont «raisonnables» et
si leur «justification [peut] se démontrer dans le
cadre d'une société libre et démocratique».
Dans son ouvrage intitulé Constitutional Law of
Canada, 2» éd., Hogg fait cette importante décla-
ration, en ce qui concerne l'article premier de la
Charte, à la page 688:
[TRADUCTION] En fin de compte, les affaires portant sur la
Charte ne seront pas tranchées par une analyse des termes et
expressions de l'art. 1. Il y a lieu plutôt de tenir compte de trois
facteurs : (1) l'importance du droit, garanti par la Charte, qui a
été violé; (2) l'étendue de la violation; (3) l'importance de
l'intérêt gouvernemental qui justifie la suppression de ce droit.
L'expression «dont la justification puisse se démontrer» signifie
que la cour doit être convaincue que le facteur (3) l'emporte
nettement sur l'effet conjoint des facteurs (1) et (2). I1 s'agit
forcément d'un jugement discrétionnaire de la cour qui ne peut
se traduire aisément par n'importe quelle formule verbale.
Le fardeau de prouver la justification incombe
aux défendeurs en leur qualité de partisans de la
législation contestée. Quelle sorte de preuve s'im-
pose? La réponse est loin d'être claire. L'opinion
prédominante est qu'il faudrait une preuve suffi-
samment forte pour convaincre la cour du carac-
tère raisonnable des limites, c'est-à-dire de l'équili-
bre entre les intérêts légitimes de la société et les
droits de l'individu, sauf dans les cas où cela est
évident (voir la décision du juge en chef Dickson
dans l'arrêt R. c. Oakes, précité, à la page 138) et
alors, des arguments convaincants suffiraient pro-
bablement à l'emporter. Dans d'autres affaires, la
preuve de la justification pourrait prendre la forme
de rapports ou d'études en sciences sociales. La
forme de la preuve variera sans doute selon les
circonstances de chaque cas.
Dans une déclaration sur la condamnation de
Brian Davies en 1977, le Premier Ministre a pré
cisé que les interdictions du Règlement, relative-
ment à l'atterrissage ou au survol en aéronef près
d'un phoque qui se trouve sur la glace, visaient à
mettre fin à la pratique, non réglementée et extrê-
mement dangereuse, consistant à chasser les pho-
ques par aéronef. Désormais, les chasseurs ne
pourront s'approcher de l'endroit de la chasse que
par navire. Il existe d'autres preuves qui abondent
dans le même sens. Aucune preuve ne nous oblige
à conclure que le Règlement vise à refuser l'accès
à la presse. En fait, tout indique le contraire. En
1982, quarante-neuf demandes de permission d'ob-
server la chasse ont été présentées, huit ont été
refusées dont celles des trois représentants du
FIDA. Les quarante et une demandes acceptées
émanaient pour la plupart des représentants des
médias. De même, en 1983, dix-neuf demandes de
permission ont été présentées dont quinze ont été
acceptées et quatre refusées. Parmi celles qui ont
été acceptées, neuf émanaient de représentants des
médias.
Quelles autres raisons justifiaient l'interdiction
stricte d'atterrir ou de survoler en aéronef près
d'un phoque qui se trouve sur la glace? Selon la
preuve, je conclus que le survol d'un aéronef à
basse altitude disperserait les troupeaux de pho-
ques. Le Dr David Lavigne, expert (en phoques)
principal des demandeurs, a confirmé ce point au
cours de son témoignage. B. Davies lui-même le
reconnaît honnêtement. Le fait a été aussi corro-
boré clairement par les témoignages de MM.
Renaud et Small, capitaines experts en chasse du
phoque ayant à leur actif une expérience de nom-
breuses années. La preuve a également établi que
le bruit d'un aéronef perturberait la maman
phoque allaitant son bébé, mais on n'a pu évaluer
l'étendue des dommages réels causés par ce genre
de perturbation autrement que par la déduction et
en se réduisant aux conjectures. Il est concevable
qu'il doit y avoir certains dommages.
Les restrictions imposées par le gouvernement
aux protestataires militants étaient-elles raisonna-
bles dans les circonstances? Il y a une distinction
très subtile entre le fait de chercher de l'informa-
tion afin de mener une campagne efficace de
protestation contre une activité commerciale légale
et le fait de protester contre cette activité sur les
lieux mêmes où elle se déroule. Les chasseurs de
phoques devenaient sensibles à toute cette publicité
et refusaient de se laisser photographier. Le gou-
vernement les considérait comme un important
groupe social, économique et politique et il désirait
reconnaître leur droit de gagner leur vie, loin de
l'intervention des protestataires. La banquise
n'était guère un endroit indiqué pour faire des
protestations. M. Stanley Dudka en était d'ailleurs
fermement convaincu, lui qui était agent supérieur
de protection des pêches et qui avait acquis une
grande expérience en la matière en assistant à de
nombreuses chasses. Il a mentionné cinq occasions
où il a dû aller à la rescousse de B. Davies et de ses
congénères, notamment en raison des mauvaises
conditions atmosphériques.
Le Dr Lavigne a raconté l'étrange aventure qu'il
a vécue personnellement en traversant la banquise
un matin pour s'en aller à la chasse et en revenant
par le même chemin l'après-midi pour découvrir
que la trace de ses pas avait disparu parce que la
glace s'était complètement retournée dans les eaux
du chenal. La sécurité justifierait à elle seule
l'imposition de certaines restrictions à la liberté
d'accès.
Compte tenu de l'ensemble de la preuve, je suis
d'avis que l'intérêt collectif du gouvernement de
protéger les phoques, ainsi que le droit fondamen-
tal des chasseurs de phoques d'exercer leur métier
ancestral, l'emportent nettement sur la liberté
d'accès à l'information des demandeurs, garantie
par la Charte. En conséquence, les restrictions
prévues par le Règlement sur la protection des
phoques sont raisonnables dans les circonstances et
leur justification peut se démontrer dans le cadre
normal d'une société libre et démocratique.
Le point litigieux suivant porte sur l'inconstitu-
tionnalité.
Les demandeurs affirment que le Règlement sur
la protection des phoques n'est pas autorisé par la
loi habilitante, en ce sens qu'il outrepasse «l'objet
et les dispositions» de la Loi sur les pêcheries en
imposant des restrictions qui ne sont pas confor-
mes à cette dernière ou qui sont superflues et en
prohibant une conduite qui n'est pas liée à des
dommages réels ou probables que les pêcheries
pourraient subir. Les défendeurs affirment, pour
leur part, que le Règlement doit être lu dans le
contexte de la Loi dans son ensemble.
Voici un extrait de l'article 2.1 de la Loi sur les
pêcheries [édicté par S.C. 1985, chap. 31, art. 2]:
2.1 La présente loi a pour objet d'assurer
a) la conservation et la protection du poisson et des eaux où il
vit;
b) une gestion, une répartition et un contrôle adéquats des
pêches côtières du Canada;
Le phoque, comme espèce animale marine,
relève de la définition de «poisson» dans l'article
d'interprétation [article 2 de la Loi]. L'article 34
de la Loi porte sur le pouvoir d'édiçter des règle-
ments qui, aux fins de l'espèce, sont comme suit:
34. Le gouverneur en conseil peut édicter des règlements
concernant la réalisation des objets de la présente loi et l'appli-
cation de ses dispositions et, en particulier, peut, sans restrein-
dre la généralité de ce qui précède, édicter des règlements
a) concernant la gestion et la surveillance judicieuses des
pêches côtières et des pêches de l'intérieur;
b) concernant la conservation et la protection du poisson;
En vertu de l'article d'interprétation, les pêches
côtières inclueraient non seulement les eaux des
pêcheries canadiennes où ont lieu la pêche et des
activités connexes, mais également les pêcheurs
ainsi que leurs bateaux, leurs engins et leurs équi-
pements [article 2 de la Loi (mod. par S.C. 1985,
chap. 31, art. 1)].
Il est maintenant établi dans la jurisprudence
que les pêches sont une ressource publique d'im-
portance nationale qui relève de la compétence
législative du Parlement du Canada et non de la
compétence des provinces en matière de «propriété
et droits civils». Le pouvoir de surveiller et de
réglementer cette ressource doit comprendre le
pouvoir de protéger toutes les créatures qui en font
partie: voir The Queen v. Robertson (1882)," 6
R.C.S. 52, aux pages 120 et 121 et Northwest
Falling Contractors Ltd. c. La Reine, [1980] 2
R.C.S. 292; (1981), 113 D.L.R. (3d) 1.
Dans l'affaire Northwest Falling Contractors
Ltd. c. La Reine, précitée, il s'agissait de savoir si
le paragraphe 33(2) de la Loi sur les pêcheries
interdisant à qui que ce soit de déposer toute
substance délétère dans les eaux fréquentées par le
poisson était inconstitutionnel. La Cour suprême a
statué que le paragraphe est de la compétence du
Parlement du Canada parce que la définition de
«substance nocive» fait en sorte que la portée du
paragraphe 33(2) se limite à une interdiction de
déposer des substances nuisibles aux poissons, à
leur habitat ou à l'utilisation du poisson par
l'homme. Le juge Martland, en prononçant la
décision de la Cour, a déclaré ce qui suit aux pages
299 et 300 R.C.S.; 6 D.L.R.:
Le sens du mot «pêcheries» a été étudié par le juge New-
combe de cette Cour dans le Renvoi relatif à la constitutionna-
lité de certains articles de la Loi des pêcheries, 1914, la
p. 472:
[TRADUCTION] Dans Patterson on the Fishery Laws
(1863), à la p. 1, on trouve la définition suivante du mot
«pêcherie»:
En termes précis, le mot pêcherie désigne le droit de
prendre du poisson dans la mer ou dans un cours d'eau
particulier. On l'utilise aussi fréquemment pour désigner le
lieu où s'exerce un tel droit.
Selon le New English Dictionary de Murray, le premier sens
de ce terme est le suivant:
L'entreprise, l'occupation ou l'industrie qui consiste à
prendre du poisson ou d'autres produits de la mer ou de
rivières.
Ces définitions ont été citées et suivies par le juge en chef
Davey dans l'arrêt Mark Fishing Co. v. United Fishermen &
Allied Workers Union, aux pp. 591 et 592. Le juge en chef
Davey ajoute ce qui suit à la p. 592:
[TRADUCTION] La définition de Patterson insiste sur la
ressource naturelle et le droit de l'exploiter, l'endroit où elle
se trouve et où le droit est exercé.
L'avocat des demandeurs s'appuie beaucoup sur
le jugement rendu par la Cour suprême dans l'ar-
rêt Fowler c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 213;
(1981), 113 D.L.R. (3d) 513. Il s'agissait de sta-
tuer sur la question constitutionnelle suivante: le
paragraphe 33(3) de la Loi sur les pêcheries rele-
vait-il de la compétence législative du Parlement
du Canada et créait-il directement un conflit entre
la compétence législative fédérale en matière de
pêches et la compétence provinciale, y compris les
droits de propriété et les droits civils. Le paragra-
phe 33(3) interdit à quiconque fait l'abattage de
bois de déposer des déchets de bois ou autres
débris dans une eau fréquentée par le poisson.
L'appelant avait été accusé de deux chefs aux
termes de cet article, et il avait été déclaré inno
cent en première instance mais coupable en appel.
La Cour suprême a accueilli l'appel et a confirmé
l'acquittement de première instance. Voici ce qu'a
déclaré le juge Martland aux pages 226 R.C.S.;
521 et 522 D.L.R.:
Le paragraphe 33(3) ne cherche pas à établir un lien entre la
conduite prohibée et les dommages, réels ou probables, que les
pêcheries pourraient subir. C'est une interdiction générale
d'exercer certaines activités de compétence provinciale; ce para-
graphe ne fixe pas les éléments de l'infraction de manière à
établir un lien entre l'interdiction et les dommages vraisembla-
bles aux pêcheries. De plus, aucune preuve produite devant la
Cour n'indique que l'ensemble des activités visées par le para-
graphe cause effectivement des dommages aux pêcheries. A
mon avis, l'interdiction, dans ses termes généraux, n'est pas
nécessairement accessoire au pouvoir fédéral de légiférer sur les
pêcheries des côtes de la mer et de l'intérieur et elle excède les
pouvoirs du Parlement fédéral.
Il est intéressant de relever que la Cour a utilisé
la même définition du mot «pêcheries» que dans
l'arrêt Northwest Falling Contractors.
Dans l'arrêt Northwest Falling Contractors, le
juge Martland a fait une distinction par rapport à
l'arrêt Fowler en ces termes aux pages 301 R.C.S.;
7 et 8 D.L.R.:
La situation en l'espèce diffère de celle étudiée dans Dan
Fowler c. Sa Majesté la Reine, un arrêt récent de cette Cour
qui traite de la constitutionnalité du par. 33(3) de la Loi sur les
pêcheries. Cette Cour a conclu que le par. 33(3) excède les
pouvoirs du Parlement. A la différence du par. 33(2), le par.
33(3) ne fait pas référence à des substances nocives. Le texte du
paragraphe fait en sorte que ce dernier ne se limite pas aux
activités nuisibles aux poissons ou à leur habitat.
Le juge a poursuivi en citant le passage de son
jugement dans l'affaire Fowler où il soulignait le
fait que le paragraphe prohibitoire ne cherchait
pas à établir un lien entre la conduite prohibée et
les dommages, réels ou probables, que les pêcheries
pourraient subir.
L'affaire Fowler comporte un autre élément qui
la distingue de l'espèce, en ce sens que dans ce
conflit constitutionnel s'opposaient la compétence
législative fédérale et la compétence législative
provinciale. Ce point n'est pas soulevé en l'espèce,
car la véritable question de l'inconstitutionnalité
est de savoir si le Règlement a été édicté par le
gouverneur en conseil pour appliquer l'objet et les
dispositions de la Loi sur les pêcheries pour ce qui
est de la gestion et du contrôle adéquats des pêches
côtières et intérieures et la conservation et la pro
tection des phoques. Contrairement à l'arrêt
Fowler, il y a suffisamment de preuve pour démon-
trer que la gamme entière des activités contestées
s'inscrit en fait dans le cadre de l'objet et des
dispositions de la loi habilitante. La définition de
«pêcherie» dans la Loi sur les pêcheries comprend
les chasseurs de phoques, en qualité de personnes
s'adonnant à la chasse du phoque. La loi reconnaît
les pêches comme une ressource naturelle et publi-
que qui comprend non seulement les animaux
marins eux-mêmes, mais également la chasse du
phoque dans la mesure où il s'agit du droit d'ex-
ploiter légitimement les ressources à l'endroit où
on les trouve et où le droit est exercé légalement. À
mon avis, le Règlement sur la protection des pho-
ques est de la compétence du Parlement, c'est-à-
dire qu'il est conforme à l'objet et aux dispositions
de la Loi sur les pêcheries du fait qu'il s'agit d'un
Règlement édicté pour la gestion et le contrôle
adéquats des pêches côtières et pour la conserva
tion et la protection des phoques. En conséquence,
l'argument des demandeurs en ce qui concerne
l'inconstitutionnalité doit être rejeté.
Finalement, les demandeurs prétendent que le
refus du Ministre d'accorder des permissions est
un abus du pouvoir discrétionnaire ministériel, en
ce sens que la raison implicite de ce refus était la
réduction de la publicité défavorable à la chasse du
phoque. En d'autres termes, le pouvoir discrétion-
naire du Ministre a été exercé dans un but non
autorisé.
Le principe est bien établi selon lequel les auto-
rités administratives ou publiques doivent exercer
leurs pouvoirs discrétionnaires de bonne foi et dans
un but autorisé par la loi. Le fait de savoir si ces
pouvoirs doivent être exercés raisonnablement est
un point discutable. En général, le critère de la
pertinence doit l'emporter sur celui de la raison,
sauf dans les rares cas où la décision administra
tive est si manifestement déraisonnable qu'aucune
personne raisonnable n'aurait pu la prendre. Or, le
lien entre la non-pertinence et le caractère non
raisonnable est si serré que très fréquemment, ils
se confondent. Une chose est certaine: les autorités
législatives doivent tenir compte des considérations
pertinentes et ne pas se laisser influencer par des
facteurs non pertinents. En dernier lieu, le carac-
tère non raisonnable peut devenir un critère pour
la contestation d'une mesure administrative lors-
que l'autorité qui exerce le pouvoir discrétionnaire
n'a pas tenu compte de la pertinence en rendant sa
décision: 1 Halsbury's Laws of England, 4e éd.,
par. 20 et 62; deSmith, Judicial Review of Admi
nistrative Action, 4e éd., pages 346 348; Reid et
David, Administrative Law and Practice, 2e éd.,
page 315; Associated Provincial Picture Houses,
Ltd. v. Wednesbury Corpn., [1948] 1 K.B. 223
(C.A.); Cumings c. Birkenhead Corpn., [1972]
Ch. 12 (C.A.); Roncarelli v. Duplessis, [1959]
R.C.S. 121; 16 D.L.R. (2d) 689 et Thorne's
Hardware Ltd. et autres c. La Reine et autre,
[1983] 1 R.C.S. 106; 143 D.L.R. (3d) 577.
Le maître des rôles, lord Denning, a déclaré ce
qui suit dans l'arrêt Cumings c. Birkenhead
Corpn., précité, à la page 36:
[TRADUCTION] Il est bien établi que lorsqu'un pouvoir public
jouit d'une discrétion administrative, il doit l'exercer équitable-
ment et se laisser guider par des considérations pertinentes.
Le juge Rand donne son interprétation du prin-
cipe énoncé dans l'affaire Roncarelli aux pages
140 R.C.S.; 705 D.L.R.:
[TRADUCTION] ... une loi ne peut, si elle ne l'exprime expres-
sément, s'interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir
arbitraire illimité pouvant être exercé dans n'importe quel but,
si fantaisiste et hors de propos soit-il, sans avoir égard à la
nature ou au but de cette loi. ... La «discrétion» implique
nécessairement la bonne foi dans l'exercice d'un devoir public.
Une loi doit toujours s'entendre comme s'appliquant dans une
certaine optique, et tout écart manifeste de sa ligne ou de son
objet est tout aussi répréhensible que la fraude ou la corruption.
[C'est moi qui souligne.]
Dans l'affaire Roncarelli, la Cour a statué que
la révocation permanente du permis (de la Com
mission des liqueurs) accordé au restaurateur
n'était pas justifiée, parce que cette mesure avait
été prise expressément afin de punir le détenteur
du permis pour des actes qui n'avaient aucun lien
avec la loi relative aux permis.
La question se réduit à ceci : le Ministre a-t-il
exercé son pouvoir discrétionnaire dans le cadre
précis des questions qu'il devait examiner, en refu-
sant d'accorder les permissions aux demandeurs?
La politique du gouvernement était de protéger les
chasseurs de phoques dont la subsistance dépend
de cette chasse, contre les interventions des protes-
tataires. Le Ministre a établi la politique selon
laquelle les permissions ne seraient pas accordées
aux personnes ou aux groupes dont l'intention
ouverte est d'interrompre la chasse du phoque.
Cette politique vise tous les protestataires militants
et ne distingue pas les demandeurs. Dans les cir-
constances, je conclus que le Ministre a exercé son
pouvoir discrétionnaire à bon droit, compte tenu
des objets de la loi habilitante et de l'objet du
litige, c'est-à-dire la gestion et le contrôle de la
chasse du phoque. À mon avis, il n'y a pas lieu de
contester l'exercice du pouvoir discrétionnaire du
Ministre dans ce cas.
La demande d'injonction présentée par les
demandeurs s'effondre sous le poids des questions
constitutionnelles soulevées en l'espèce. Par consé-
quent, il n'est pas nécessaire de répondre à la
question gênante, à savoir si une injonction peut
être émise contre un ministre de la Couronne,
censé agir en vertu de la loi, d'une manière qui
n'est pas conforme à la loi.
Pour les motifs susmentionnés, l'action des
demandeurs est rejetée avec dépens.
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