T-2816-84
Jules John Lapointe et Pisces Marine Ltd., en
leur nom et en celui de l'équipage du bateau de
pêche commerciale Resolution 11 (demandeurs)
c.
Ministre des Pêches et Océans et directeur géné-
ral du Service des pêches et des sciences de la mer
du ministère des Pêches et Océans pour la région
du Pacifique et du Yukon (défendeurs)
RÉPERTORIÉ: LAPOINTE c. CANADA (MINISTRE DES PÊCHES
ET OCÉANS)
Division de première instance, juge Cullen—Van-
couver, 20 et 22 octobre 1986.
Pratique — Communications privilégiées — Opinions juri-
diques — Demande visant à obtenir une ordonnance enjoignant
aux défendeurs de fournir les réponses et les documents
découlant d'un interrogatoire préalable — Il est allégué que
les défendeurs ont annulé des permis de pêche sans y être
habilités — Les fonctionnaires des Pêches ont obtenu des
opinions juridiques avant d'agir — Les défendeurs affirment
qu'ils ont agi en croyant qu'ils étaient habilités par la loi à
agir comme ils l'ont fait et à partir des faits auxquels ils
donnaient foi — En avançant un tel argument, les défendeurs
ont-ils renoncé au privilège du secret professionnel en ce qui a
trait aux opinions juridiques? — L'affaire Rogers v. Bank of
Montreal (1985), 62 B.C.L.R. 387 (C.A.) a établi le principe
suivant lequel en soulevant dans sa défense qu'il s'est fié à une
opinion juridique, le défendeur fait en sorte que sa connais-
sance de la loi soit pertinente en l'espèce — Il a été statué dans
une décision américaine qu'une partie renonce au secret pro-
fessionnel de l'avocat lorsqu'elle soulève volontairement dans
l'action la question de son état d'esprit — Il sera impossible de
juger si les défendeurs ont agi de bonne foi sans prendre
connaissance du contenu des opinions juridiques — Ordon-
nance enjoignant aux défendeurs de produire les opinions
juridiques — Opinions communiquées aux parties seulement
et à titre confidentiel — Les tiers désirant avoir accès à
celles-ci devront en faire la demande à la Cour — Règles de la
Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle 465(18) — Loi sur les
pêcheries, S.R.C. 1970, chap. F-14.
Pratique — Communication de documents et interrogatoire
préalable — Production de documents — Communications
entre un avocat et son client — Opinions juridiques — Lorsque
le demandeur allègue que le défendeur a agi abusivement, le
client renonce au privilège du secret professionnel quand il
soulève dans sa défense qu'il s'est fié à une opinion juridique
— Il est nécessaire pour juger si les moyens de défense
invoqués sont fondés d'avoir accès aux opinions juridiques —
Ordonnance portant que les opinions ne sont communiquées
qu'aux parties et à titre confidentiel seulement.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
Rogers v. Bank of Montreal (1985), 62 B.C.L.R. 387
(C.A.).
AVOCATS:
J. R. Pollard pour les demandeurs.
G. O. Eggertson pour les défendeurs.
PROCUREURS:
Richards Buell Sutton, Vancouver, pour les
demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour
les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs
de l'ordonnance rendus par
LE JUGE CULLEN: Les demandeurs cherchent à
obtenir sur le fondement de la Règle 465(18) de la
Cour fédérale [C.R.C., chap. 663] une ordonnance
enjoignant aux [TRADUCTION] «défendeurs de
fournir les réponses et les documents découlant de
l'interrogatoire préalable d'Alan Gibson qui a eu
lieu le 25 juin 1986».
On prétend dans la présente action que les
défendeurs ont annulé certains permis de pêche
sans y être habilités. Les paragraphes 11, 12 et 16
de la déclaration, si je puis me permettre d'en
reprendre l'essentiel, portent que les défendeurs
ont agi sans y être habilités en annulant et en
suspendant certains permis de pêche (le juge Rou-
leau a ordonné, le 27 septembre 1984, que ceux-ci
soient rétablis [voir (1984), 9 Admin. L.R. 1 (C.F.
1" inst.)]). Les demandeurs allèguent que les
défendeurs ont violé les règles de la justice natu-
relle et que leurs préposés ont agi abusivement en
demandant au ministre des Pêches et Océans (le
ministre) d'annuler les permis et ils réclament des
dommages-intérêts pour manque à gagner ainsi
que des dommages-intérêts exemplaires. En un
mot, M. Lapointe qui est l'un des demandeurs a
été accusé et reconnu coupable d'une infraction à
la Loi sur les pêcheries [S.R.C. 1970, chap. F-14].
On lui a imposé une amende de 5 000 $ et une
demande a été présentée en vue de faire suspendre
ses privilèges de pêche; le ministre a par la suite
suspendu ou annulé certains permis et il a égale-
ment accepté l'annulation permanente du permis
de pêche à la senne du hareng prêt à frayer en plus
d'annuler le permis personnel de pêche commer-
ciale et le certificat d'immatriculation de bateau
de pêche commerciale pour 1985 et 1986.
Avant de faire leurs recommandations au minis-
tre, les fonctionnaires ont obtenu des opinions
juridiques. Voici un extrait de la pièce E jointe à
l'affidavit de l'avocat des demandeurs, J. Ray-
mond Pollard:
[TRADUCTION] M' Paul Partridge, qui est conseiller juridi-
que au ministère de la Justice à Vancouver, a par la suite émis
l'avis que nous n'avons pas compétence pour annuler les permis
actuels de M. Lapointe et que la mesure appropriée consisterait
plutôt à refuser de lui délivrer de nouveaux permis pour 1985.
M. Asselin a été mis au courant de ce point de vue et il nous a
informés qu'il était possible que M' Partridge ait raison et
qu'une cour de justice puisse juger invalide la mesure sur
laquelle nous nous étions préalablement entendus, c'est-à dire
l'annulation des permis.
On nous a appris que M. Lapointe a l'intention d'interjeter
appel de la décision du juge même si, jusqu'à hier, aucun avis
d'appel n'avait encore été signifié et que l'on ignore encore sur
quels motifs repose l'appel. M. Asselin a recommandé que, dans
l'éventualité où M. Lapointe interjetterait appel de la décision,
ses permis ne soient pas annulés tant que le processus d'appel
n'aura pas pris fin.
Il faut souligner que la décision du ministre a déjà été
annoncée et qu'un avis de l'intention d'annuler les permis a été
envoyé à M. Lapointe. Il faut en outre noter que le fait de ne
pas annuler immédiatement les permis pourrait permettre à M.
Lapointe d'échapper à plusieurs effets de leur annulation en
concluant des contrats de location de permis. Finalement, et ce
qui est plus important, la présence de M. Lapointe cette année
dans les lieux de pêche pourrait avoir un effet négatif considé-
rable sur la coopération de l'industrie avec nos gestionnaires des
pêches.
C'est pourquoi je propose qu'il soit ordonné aujourd'hui à M.
Shinners d'annuler les permis de M. Lapointe comme prévu. Il
se peut également que s'il décide d'interjeter appel de la
décision du juge, M. Lapointe demande au ministre de réexa-
miner l'annulation, c'est-à-dire de délivrer de nouveau les
permis. Je recommanderais dans un tel cas que cette demande
soit rejetée. Si l'appel était accueilli, le Ministère serait tenu de
verser des dommages-intérêts, mais quoi qu'il arrive, l'industrie
continuera d'avoir confiance en ce dernier.
Il fait donc peu de doutes que l'on a demandé
des opinions juridiques à Me Partridge. Il va égale-
ment de soi que ces opinions juridiques étaient
protégées par le privilège du secret professionnel,
ce qu'admet l'avocat des demandeurs. Ce dernier
prétend toutefois que les moyens de défense soule-
vés dans la défense modifiée, en particuler les
paragraphes 4, 15 et 22, font en sorte qu'il y a eu
renonciation à ce privilège. Pour reprendre les
termes de la défense, il est allégué que les défen-
deurs ont pris les mesures en cause dans l'exercice
du pouvoir qui leur est conféré par les dispositions
législatives applicables. Dans le même ordre
d'idées, les employés ont agi dans le cadre de leurs
fonctions à titre de préposés de Sa Majesté la
Reine. On nie dans la défense qu'ils ont agi abusi-
vement en demandant au ministre de prendre cer-
taines mesures. Enfin, le paragraphe 22 porte que
tous les défendeurs ont agi en croyant qu'ils étaient
habilités à agir comme ils l'ont fait par la loi et à
partir des faits qui leur avaient été soumis et
auxquels ils donnaient foi.
Étant donné le libellé du paragraphe 22, je suis
convaincu que les défendeurs ont renoncé au privi-
lège du secret professionnel et que les demandeurs
doivent pouvoir prendre connaissance de toutes les
opinions juridiques données par le conseiller juridi-
que en question. Le Ministère a reçu des opinions
juridiques concernant la possibilité de porter des
accusations et les mesures à prendre dans le cas où
un appel serait interjeté. Comment pourrait-on
juger impartialement si l'un ou l'autre des défen-
deurs ou leurs préposés ou mandataires ont agi
abusivement ou s'ils ont agi en croyant qu'ils
étaient habilités par la loi à agir comme ils l'ont
fait à moins d'avoir accès à ces opinions
juridiques?
Je suis d'accord avec l'avocat des demandeurs
pour dire que les défendeurs ont soulevé cette
question dans leur argumentation.
Rogers v. Bank of Montreal (1985), 62 B.C.L.R. 387 (C.A.).
[TRADUCTION] Il s'agissait [dans cette affaire] d'une action
en dommages-intérêts faisant suite à la nomination illégale d'un
séquestre effectuée en vertu d'une débenture émise par la
compagnie des demandeurs; le séquestre a réclamé une indem-
nité à la banque par voie de mise en cause. Dans sa défense, la
banque a allégué qu'elle s'était fiée aux conseils professionnels
du séquestre en ce qui a trait à la légalité de sa nomination et
au moment choisi pour présenter sa demande de paiement. Le
séquestre a obtenu une ordonnance lui permettant de communi-
quer uniquement les documents qui divulguaient les conseils
que la banque avait reçus de ses avocats en ce qui a trait à la
nomination d'un séquestre. La banque et un autre détenteur de
débenture qui était également partie à l'action ont interjeté
appel. Le séquestre a interjeté un appel incident au sujet de la
restriction apportée à la divulgation des communications faites
par la banque à ses avocats.
Arrêt: l'appel est rejeté; l'appel incident est accueilli.
En soulevant dans sa défense qu'elle s'était fiée à l'opinion
juridique du séquestre en ce qui concerne sa nomination et le
moment choisi par ce dernier pour présenter sa demande de
paiement, la banque a fait en sorte que sa connaissance de la loi
soit pertinente en l'espèce. Le droit de la banque d'invoquer le
privilège du secret professionnel en ce qui a trait aux conseils
qu'elle a reçus de ses avocats sur ces questions doit, par
conséquent, lui être retiré aux fins de la présente demande.
L'ordonnance n'aurait toutefois pas dû restreindre la divulga-
tion aux documents donnés à la banque par ses avocats et elle a
été modifiée de manière à viser la divulgation des communica
tions de la banque à ses avocats.
Citant le juge de première instance, le juge
Hutcheon a dit à la page 390:
[TRADUCTION] En ordonnant la production, le juge a dit [à la
p. 243]:
Il faut maintenant produire les documents, ou parties de
documents, divulguant ou rapportant les conseils donnés à la
banque par ses avocats, à tout moment avant la prise de
possession par le séquestre, au sujet du droit de la banque de
faire nommer un séquestre sans préavis en vertu de la
débenture ou du moment approprié de la demande ou du
délai d'avis qui pourrait être considéré comme approprié ou
souhaitable. Aucune autre partie n'aura droit à une telle
divulgation sauf par ordonnance spéciale.
Et plus loin:
[TRADUCTION] Le juge a conclu [à la p. 242] que «l'affirma-
tion par la banque qu'elle s'était fiée aux conseils juridiques
donnés par le séquestre met nécessairement en cause la connais-
sance par celle-ci de la loi applicable et, par conséquent, la
nature des opinions juridiques qu'elle a reçues d'autres
personnes».
Il a ajouté aux pages 392 et 393:
[TRADUCTION] Le point en litige en l'espèce ne concerne pas
les connaissances juridiques de la banque. Il s'agit plutôt de
déterminer si la banque a été amenée à prendre certaines
mesures en se fondant sur les conseils du séquestre concernant
des questions d'ordre juridique. Par exemple, selon la banque,
le séquestre lui a dit qu'il n'était pas nécessaire d'accorder un
délai de paiement à Abacus avant de nommer le séquestre. Une
décision juridique importante et contraire à cet avis avait été
rendue quelques mois plus tôt. Il est important de déterminer
dans quelle mesure la banque avait été mise au courant de cette
dernière décision et non seulement de son résultat, pour tran-
cher la question de savoir si elle s'est fiée aux conseils du
séquestre.
Il ne semble pas que les tribunaux se soient prononcés au
Canada sur des affaires qui soulèvent des faits semblables à
ceux de l'espèce. Les affaires citées ont été entendues par des
cours américaines et j'estime que l'une d'elles est particulière-
ment convaincante. Il s'agit de l'arrêt U.S. v. Exxon Corp., 94
F.R.D. 246 (1981), rendu par la District Court of Columbia.
Le juge a dit à la p. 247:
Exxon a revendiqué le privilège du secret professionnel de
l'avocat en ce qui concerne 395 documents demandés par le
gouvernement dans les interrogatoires 9-19 et les demandes
de documents I et 2. Dans cette requête visant à obtenir la
production de documents, le demandeur prétend que ces
documents ne sont pas protégés parce qu'Exxon a renoncé au
privilège du secret professionnel de l'avocat en opposant en
défense qu'elle s'était fiée de bonne foi aux règlements et
communications du gouvernement.
À la p. 248:
La plupart des tribunaux qui ont examiné ce problème ont
conclu qu'une partie renonce au privilège du secret profes-
sionnel de l'avocat lorsqu'elle soulève volontairement dans
l'action la question de son état d'esprit. Par exemple, dans
l'affaire Anderson v. Nixon, 444 F. Supp. 1195, 1200
(D.D.C. 1978), le juge Gesell a déclaré que, suivant un
principe général, «un client renonce au privilège du secret
professionnel de l'avocat lorsqu'il intente une action ou
oppose une défense affirmative qui prouve son intention et sa
connaissance de la loi.»
Et finalement à la p. 249:
Les défenses affirmatives d'Exxon portent nécessairement
sur la question de savoir si, en réalité, elle s'est principale-
ment ou seulement fondée sur une communication ou un
règlement particulier du DOE lorsqu'elle a décidé de fixer les
prix. Ainsi, la seule manière de déterminer le bien-fondé des
défenses affirmatives d'Exxon, qu'elle a volontairement sou-
levées dans le litige, est d'examiner les communications
échangées entre l'avocat et son client au cours desquelles
Exxon a interprété les diverses politiques et directives du
DOE et exprimé ses intentions quant au respect de ces
politiques et directives. Il n'existe aucun autre moyen pour le
demandeur d'explorer l'état d'esprit de la personne morale
que constitue Exxon, un élément qui est maintenant détermi-
nant dans la présente action.
M. Chiasson a essayé d'établir une distinction entre l'espèce
et cette décision en se fondant sur le fait que la défense de
bonne foi est particulière au droit américain. Je ne crois pas que
cette distinction soit valable. Ce qui caractérise à la fois ce
moyen de défense et celui opposé en l'espèce est que la partie
qui revendique le privilège s'est fondée sur les conseils, dans un
cas du gouvernement, et dans l'autre du séquestre, pour prendre
certaines mesures. Cela nécessite un examen de l'état d'esprit
de la personne morale que constitue la banque lorsqu'elle a été
poussée à agir et a décidé d'agir. Je ne crois pas non plus que la
règle du privilège du secret professionnel de l'avocat, telle
qu'elle a été exposée par la Cour suprême du Canada dans les
arrêts Descôteaux et Solosky, est à cet égard différente de celle
qui est énoncée dans l'affaire U.S. v. Exxon et dans les autres
affaires que M. Hordo a citées à la Cour.
Je suis évidemment conscient de la nécessité et
de l'importance du privilège du secret profession-
nel de l'avocat. L'avocat des défendeurs a insisté à
juste titre sur le fait que ce privilège répond à un
besoin particulier et il a précisé qu'on ne devrait
pas le supprimer à moins d'être tout à fait con-
vaincu que cela est nécessaire. Personnellement,
j'hésite beaucoup à révoquer ce privilège et, vu la
production de la pièce E jointe à l'affidavit de M.
Pollard, je me suis demandé s'il était vraiment
nécessaire, dans les circonstances actuelles, d'exi-
ger que les opinions juridiques soient communi
quées aux demandeurs. Il sera cependant difficile
pour l'avocat des demandeurs de faire valoir les
droits de ses clients comme il le devrait s'il ne peut
prendre connaissance du contenu des opinions juri-
diques données. Des arguments seront avancés et
des décisions seront rendues à l'instruction au sujet
du comportement des défendeurs, mais pour avoir
une version complète des faits, il est essentiel que
les défendeurs produisent les opinions juridiques
qu'ils ont reçues avant d'agir.
J'impose toutefois une restriction à la divulga-
tion de ces opinions, c'est-à-dire que celles-ci ne
seront communiquées aux parties au litige qu'à
titre confidentiel. Toute autre personne ne pourra
y avoir accès qu'après en avoir fait la demande à la
Cour.
Les questions 152 et 290 sont encore sans
réponse et l'avocat des défendeurs indique que la
personne la plus apte à y répondre, s'il est possible
de le faire, est à l'étranger jusqu'au 3 novembre
1986. J'ordonnerai par conséquent qu'une réponse
soit fournie à ces questions au plus tard le 17
novembre 1986; les dépens suivront l'issue de
l'action.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.