A-909-85
Smith Kline & French Laboratories Limited,
Smith Kline & French Canada Ltd., Graham John
Durant, John Colin Emmett et Charon Robin
Ganellin (appelants) (demandeurs)
c.
Procureur général du Canada (intimé) (défen-
deur)
RÉPERTORIÉ: SMITH, KLINE & FRENCH LABORATORIES LTD.
C. CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)
Cour d'appel, juges Heald, Mahoney et Huges-
sen—Ottawa, 25, 26, 27 novembre et 9 décembre
1986.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à
l'égalité — Brevets pour un médicament — Assujettissement
aux licences obligatoires aux termes de l'art. 41(4) de la Loi
sur les brevets — L'art. 41(4) nie-t-il aux titulaires de brevet
les droits à l'égalité que prévoit l'art. 15 de la Charte? —
L'art. 15 n'interdit la discrimination que pour ceux qui sont
dans une situation analogue — Fondements admissibles pour
établir les catégories — Les critères: texte de l'art. 15, droits
autrement garantis par la Charte et valeurs qui sont inhérentes
dans une société libre et démocratique — Les catégories de
l'art. 41(4) ne se rapportent pas à celles qui sont énumérées à
l'art. 15 — L'art. 41(4) ne comporte aucune suggestion de
discrimination, de préjudice ou de stéréotype — Les intérêts de
nature financière sont moins assujettis à l'examen — L'art.
41(4) est une expression directe et précise de l'intention du
législateur exigeant que les tribunaux manifestent du respect
et de la retenue — L'allégation de discrimination n'est pas
fondée — Charte canadienne des droits et libertés, qui consti-
tue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 7, 8,
9, 11d), 15, 29 — Loi sur les brevets, S.R.C. 1970, chap. P-4,
art. 41(4).
Brevets — Licence obligatoire — Appel d'une décision de la
Division de première instance qui a rejeté l'argument selon
lequel l'art. 41(4) est ultra vires et incompatible avec la
Déclaration des droits et les art. 7 et 15 de la Charte — Appel
rejeté — Décision portant sur le contenu des droits à l'égalité
que prévoit l'art. 15 — La garantie de l'art. 15 ne s'applique
pas aux droits et obligations assumés volontairement, comme
ceux visant les brevets — Loi sur les brevets, S.R.C. 1970,
chap. P-4, art. 41(4) — Déclaration canadienne des droits,
S.R.C. 1970, Appendice III, art. 1 a),b) — Loi constitutionnelle
de 1867, 30 & 31 Vict., chap. 3 (R.-U.) 1S.R.C. 1970, Appen-
dice II, n° 5J (mod. par Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap.
11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, n° 1),
art. 92 — Loi sur les juges, S.R.C. 1970, chap. J-1, art. 36.
Les particuliers faisant partie des demandeurs sont les inven-
teurs et les personnes morales faisant partie des demandeurs
sont respectivement le titulaire de brevet et le porteur de licence
d'un médicament d'ordonnance dont le nom générique est
Cimetidine. Puisque les brevets en cause visent un médicament,
ils sont assujettis aux dispositions relatives aux licences obliga-
toires que prévoit le paragraphe 41(4) de la Loi sur les brevets.
Par leur action, les demandeurs cherchent à obtenir un juge-
ment déclaratoire portant que les titulaires de brevet peuvent
jouir des droits exclusifs qui leur ont été accordés franc de toute
licence obligatoire prévue au paragraphe 41(4). Ils soutiennent
que le paragraphe 41(4) est ultra vires, car il s'agit d'une
disposition législative relevant de la compétence exclusive des
provinces, qu'il est contraire aux droits énoncés aux alinéas la)
et b) de la Déclaration canadienne des droits, qu'il viole
l'article 7 de la Charte et finalement qu'il leur nie les droits à
l'égalité que garantit le paragraphe 15(1) de la Charte. Le juge
de première instance a rejeté l'action. La Cour d'appel est
entièrement d'accord avec les conclusions du juge de première
instance et avec ses motifs en ce qui concerne les arguments
fondés sur le partage des pouvoirs, sur les alinéas l a) et b) de la
Déclaration des droits et sur l'article 7 de la Charte. Il reste la
question des droits relatifs à l'égalité que garantit l'article 15.
Arrêt: l'appel est rejeté.
La position adoptée par le juge de première instance en ce
qui concerne l'interprétation de l'article 15—de considérer que
toute distinction fondée sur l'une des catégories énumérées à
l'article 15 est à première vue en violation de l'article et doit,
par conséquent, être justifiée aux termes de l'article premier
pour éviter d'être radiée—n'a pas été suivie dans la jurispru
dence abondante subséquente à novembre 1985, date à laquelle
a été rédigée la décision dont appel a été interjeté.
L'article 15 de la Charte ne s'applique pas lorsque la «discri-
mination» alléguée résulte directement d'un ensemble de droits
et d'obligations assumés volontairement. La loi n'oblige pas un
inventeur à demander un brevet pour son invention. Un brevet
constitue un marché qui est volontairement conclu par le
titulaire de brevet en vertu duquel ce dernier obtient une
exclusivité limitée dans le temps mais appuyée par l'État pour
son invention, en contrepartie de la communication de celle-ci
au public.
Comme il a été énoncé dans l'arrêt R. c. Oakes, la Cour doit
d'abord déterminer le contenu du droit qui est invoqué pour
voir si on y a porté atteinte et ensuite, si on lui demande de le
faire, elle examine l'article premier pour voir si la restriction
peut se justifier. Le texte de l'article 15 contient ses propres
limites. Il interdit seulement la discrimination parmi les mem-
bres de catégories qui sont elles-mêmes analogues. La question
dans chaque cas sera de savoir quelles catégories permettent de
déterminer la similitude de situation et quelles ne le permettent
pas. Il n'y a pas de critère unique qui peut être appliqué pour
répondre à cette question. On peut proposer une gamme de
critères qui découle de trois sources: le texte de l'article 15
lui-même; les autres droits et libertés enchâssés dans la Charte;
et les valeurs sous-jacentes qui sont inhérentes dans la société
libre et démocratique qu'est le Canada. Quant au texte de
l'article 15, la question que l'on doit se poser est de savoir s'il y
a de la discrimination au sens péjoratif du terme et si les
catégories sont fondées sur des motifs énumérés ou des motifs
analogues à ceux-ci. L'examen porte sur les caractéristiques
personnelles des plaignants. Il porte sur les questions de préju-
dice, de stéréotype, de désavantage historique. La deuxième
question est de savoir si les catégories qui font l'objet d'un
examen ont un effet quelconque sur les droits et libertés que la
Charte garantit ailleurs. L'examen porte sur l'intérêt touché
par l'inégalité alléguée et reconnaît que, dans le contexte de la
Charte, certains droits sont plus importants que d'autres.
Comme la Charte vise principalement les droits personnels, les
droits relatifs à la propriété et à la situation économique seront
moins assujettis à l'examen. Finalement, les tribunaux doivent
manifester un certain degré de respect et de retenue lorsqu'ils
traitent d'une catégorie législative qui est susceptible de contes-
tation fondée sur l'article 15. Il faut se souvenir que toute
catégorie législative résulte des actes d'un législateur librement
élu par le peuple. Le degré sera plus grand lorsque les catégo-
ries se trouvent dans le texte même de la loi et diminuera
lorsqu'elles s'éloigneront de l'expression de la volonté législative
soit par délégation soit par absence de précision.
Les demandeurs n'ont pas satisfait aux critères mentionnés
précédemment. Les catégories créées dans le paragraphe 41(4)
ne se rapportent même pas de loin à celles qui sont énumérées à
l'article 15 et ne comportent aucune suggestion de discrimina
tion, de préjudice ou de stéréotype. Tous les titulaires de brevet
à l'égard d'un procédé pour la préparation de médicaments sont
assujettis au paragraphe 41(4). Les intérêts dans lesquels les
demandeurs prétendent avoir subi un préjudice sont purement
de nature financière et commerciale. Finalement, le texte du
paragraphe 41(4) constitue une expression directe et précise de
l'intention du législateur. Il résulte d'une consultation impor-
tante et constitue une expression délibérée de l'opinion d'une
société libre et démocratique.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
DÉCISIONS CITÉES:
MacKay c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 370; Re McDonald
and the Queen (1985), 51 O.R. (2d) 745 (C.A.); Refe
rence re an Act to amend the Education Act (1986), 53
O.R. (2d) 513 (C.A.); Blainey v. Ontario Hockey Asso
ciation (1986), 26 D.L.R. (4th) 728 (C.A. Ont.); Regina
v. Hamilton, Regina v. Asselin, Regina v. McCullagh
(1986), 30 C.C.C. (3d) 257; 54 C.R. (3d) 193; 170 A.C.
241 (C.A.); Shewchuk v. Ricard (1986), 4 W.W.R. 289
(C.A.C.-B.); Rebic v. Collver (1986), 4 W.W.R. 401
(C.A.C.-B.); Andrews v. Law Society of British Colum-
bia (1986), 4 W.W.R. 242 (C.A.C.-B.); Cromer v. Bri-
tish Columbia Teachers' Federation (1986), 5 W.W.R.
638 (C.A.C.-B.); Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B.,
[1985] 2 R.C.S. 486.
AVOCATS:
Gordon F. Henderson, c.r., Robert M. Nelson
et Emma C. Hill pour les appelants
(demandeurs).
Derek Aylen, c.r. et Bruce S. Russell pour
l'intimé (défendeur).
PROCUREURS:
Gowling & Henderson, Ottawa, pour les
appelants (demandeurs).
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimé (défendeur).
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE HUGESSEN: Appel est interjeté d'une
décision du juge Strayer de la Division de première
instance', qui a rejeté l'action des demandeurs en
vue d'obtenir un redressement déclaratoire.
Les particuliers faisant partie des demandeurs
en l'espèce sont les inventeurs et les personnes
morales faisant partie des demandeurs sont respec-
tivement le titulaire de brevet et le porteur de
licence des inventions décrites dans les brevets
canadiens portant les numéros 1,045,142 et
949,967. Ces brevets visent un médicament d'or-
donnance dont le nom générique est Cimetidine
qui est largement utilisé dans le traitement des
ulcères gastriques. Puisque les brevets visent un
médicament et les procédés utilisés dans sa prépa-
ration ou dans sa production, ils sont assujettis aux
dispositions relatives aux licences obligatoires que
prévoit le paragraphe 41(4) de la Loi sur les
brevets (S.R.C. 1970, chap. P-4):
41....
(4) Si, lorsqu'il s'agit d'un brevet couvrant une invention
destinée à des médicaments ou à la préparation ou à la produc
tion de médicaments, ou susceptible d'être utilisée à de telles
fins, une personne présente une demande pour obtenir une
licence en vue de faire l'une ou plusieurs des choses suivantes
comme le spécifie la demande, savoir:
a) lorsque l'invention consiste en un procédé, utiliser l'inven-
tion pour la préparation ou la production de médicaments,
importer tout médicament dans la préparation ou la produc
tion duquel l'invention a été utilisée ou vendre tout médica-
ment dans la préparation ou la production duquel l'invention
a été utilisée, ou
b) lorsque l'invention consiste en autre chose qu'un procédé,
importer, fabriquer, utiliser ou vendre l'invention pour des
médicaments ou pour la préparation ou la production de
médicaments,
le commissaire doit accorder au demandeur une licence pour
faire les choses spécifiées dans la demande à l'exception de
celles, s'il en est, pour lesquelles il a de bonnes raisons de ne pas
accorder une telle licence; et, en arrêtant les conditions de la
licence et en fixant le montant de la redevance ou autre
considération à payer, le commissaire doit tenir compte de
l'opportunité de rendre les médicaments accessibles au public
au plus bas prix possible tout en accordant au breveté une juste
rémunération pour les recherches qui ont conduit à l'invention
et pour les autres facteurs qui peuvent être prescrits.
Maintenant publiée: [1986] 1 C.F. 274.
Par leur action, les demandeurs cherchent à
obtenir un jugement déclaratoire portant que les
titulaires de brevets en question peuvent jouir des
droits exclusifs qui leur ont été accordés franc de
toute licence obligatoire prévue au paragraphe
41(4). Ils soutiennent que le paragraphe 41(4) est
ultra vires, inopérant ou non valide en se fondant
sur cinq moyens distincts, savoir:
1. Qu'il s'agit d'une disposition législative rela
tive à une question relevant de la compétence
exclusive des provinces aux termes de l'article 92
de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict.,
chap. 3 (R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice II, n° 5]
(mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982,
chap. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitution-
nelle de 1982, n° 1)];
2. Qu'il est contraire aux droits énoncés à l'ali-
néa la) de la Déclaration canadienne des droits
[S.R.C. 1970, Appendice III]:
1....
a) le droit de l'individu à la vie, à la liberté, à la sécurité de
la personne ainsi qu'à la jouissance de ses biens, et le droit de
ne s'en voir privé que par l'application régulière de la loi;
3. Qu'il est contraire aux droits énoncés à l'ali-
néa l b) de la Déclaration canadienne des droits:
1....
b) le droit de l'individu à l'égalité devant la loi et à la
protection de la loi;
4. Qu'il nie aux demandeurs les droits que leur
garantit l'article 7 de la Charte canadienne des
droits et libertés [qui constitue la Partie I de la
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de
1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)]:
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa
personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en confor-
mité avec les principes de justice fondamentale.
5. Qu'il nie aux demandeurs l'égalité que leur
garantit le paragraphe 15(1) de la Charte cana-
dienne des droits et libertés:
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique
également à tous, et tous ont droit à la même protection et au
même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimina
tion, notamment des discriminations fondées sur la race, l'ori-
gine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge
ou les déficiences mentales ou physiques.
Le juge Strayer, dans une décision soigneuse-
ment et clairement rédigée, examine et rejette
chaque réclamation des demandeurs comme mal
fondée 2 .
En ce qui concerne les arguments fondés sur le
partage des pouvoirs en vertu de la Loi constitu-
tionnelle de 1867, l'allégation de violation des
alinéas l a) et lb) de la Déclaration canadienne
des droits et l'allégation d'atteinte au droit à la
vie, à la liberté, à la sécurité de la personne que
garantit l'article 7 de la Charte, je suis entière-
ment d'accord avec les conclusions du juge de
première instance et avec ses motifs. Si l'on peut
ajouter quelque chose, on doit dire qu'il a donné à
ces arguments un traitement plus complet qu'ils ne
le méritaient; toute autre observation de ma part
serait superflue.
Reste la question des droits relatifs à l'égalité
que garantit l'article 15. Au moment où le juge de
première instance a rédigé ses motifs en novembre
1985, cet article n'était en vigueur que depuis
quelques mois et il ne disposait pas de la jurispru
dence abondante au niveau des cours d'appel qui
en a découlé depuis'. La position qu'il a adoptée
quant à l'interprétation de l'article 15 n'a pas été
suivie dans les décisions subséquentes. Cette posi
tion, énoncée de la manière la plus résumée possi
ble, était de considérer que toute distinction fondée
sur l'une des catégories énumérées à l'article 15
était à première vue en violation de l'article et
2 Tous les problèmes possibles résultant de la tentative par les
demandeurs qui sont des personnes morales de faire valoir des
droits dont seuls les particuliers peuvent jouir sont tranchés par
la conclusion du juge de première instance, qui n'est pas
contestée en appel, selon laquelle les particuliers faisant partie
des demandeurs possèdent l'intérêt nécessaire pour faire valoir
la réclamation pour leur propre compte.
Voir en particulier: Re McDonald and The Queen
(1985), 51 O.R. (2d) 745 (C.A.); Reference re an Act to amend
the Education Act (1986), 53 O.R. (2d) 513 (C.A.); Blainey,v.
Ontario Hockey Association (1986), 26 D.L.R. (4th) 728
(C.A. Ont.); Regina v. Hamilton, Regina v. Asselin, Regina v.
McCullagh (1986), 30 C.C.C. (3d) 257; 54 C.R. (3d) 193; 170
A.C. 241 (C.A.); Shewchuk v. Ricard (1986), 4 W.W.R. 289
(C.A.C.-B.); Rebic v. Collver (1986), 4 W.W.R. 401
(C.A.C.-B.); Andrews v. Law Society of British Columbia
(1986), 4 W.W.R. 242 (C.A.C.-B.); Cromer v. British Colum-
bia Teachers' Federation (1986), 5 W.W.R. 638 (C.A.C.-B.).
devait, par conséquent, être justifiée aux termes de
l'article premier pour éviter d'être radiée; toute
distinction fondée sur . toute autre catégorie ne
violerait l'article que si elle ne satisfaisait pas aux
critères de légitimité, de rationalité et de propor-
tionnalité énoncés par le juge McIntyre dans l'ar-
rêt MacKay c. La Reine, [ 1980] 2 R.C.S. 370.
Étant donné que ma position à l'égard de
l'article 15 est substantiellement différente de celle
adoptée par le juge de première instance, j'estime
important de l'exposer de manière détaillée même
si le résultat est en fin de compte le même. Il faut
tout d'abord dire dans le contexte particulier de la
présente action, qu'une brève réponse à la contes-
tation des demandeurs basée sur l'article 15 porte
que lorsque la «discrimination» alléguée résulte
directement d'un ensemble de droits et d'obliga-
tions assumés volontairement, l'article 15 ne s'ap-
plique tout simplement pas. Un certain nombre
d'exemples simples servent à illustrer ce point.
Dans le cas de certains postes, métiers ou profes
sions il est, comme condition de leur exercice,
interdit d'exercer certaines autres activités qui sont
permises d'une manière générale au citoyen.
L'article 36 de la Loi sur les juges [S.R.C. 1970,
chap. J-1] en est un exemple. L'article 15 ne peut
certainement pas être invoqué en l'espèce car nul
n'est jamais obligé de se soumettre lui-même à la
restriction qui est imposée.
Un exemple d'un domaine entièrement différent
serait le permis pour pêcher la truite ou pour
chasser la perdrix. Un argument voulant que le
titulaire ait droit, en application de l'article 15, de
réclamer le droit de pêcher le saumon ou de chas-
ser le gros gibier serait, avec raison, tourné en
ridicule.
Un troisième exemple de ce que je décrirais
comme une «fausse» discrimination est l'achat d'un
terrain zoné pour la construction de maisons rési-
dentielles seulement. L'article 15 ne peut être invo-
qué à l'appui d'un argument en faveur de la cons
truction d'un édifice commercial à plusieurs étages
à cet endroit.
À mon avis, il est élémentaire que la loi n'oblige
jamais un inventeur à demander un brevet pour
son invention. Il peut la garder pour lui-même et
l'exploiter pratiquement pour toujours, pourvu
qu'il soit en mesure d'en garder le secret et pourvu
qu'aucun autre inventeur ne découvre lui-même
cette invention. Dans le cas d'un brevet portant sur
un procédé, le seul genre visé au paragraphe 41(4),
il ne s'agit pas simplement d'une possibilité théori-
que et il est bien connu que des recettes qui ont du
succès pour de la nourriture et des boissons (alcoo-
liques ou autres) ne sont virtuellement jamais bre-
vetées. Par conséquent, un brevet constitue un
marché qui, même si ses modalités sont établies
par la loi, est volontairement conclu par le titulaire
de brevet. Il obtient une exclusivité limitée dans le
temps mais appuyée par l'État pour son invention,
en contrepartie de la communication de celle-ci au
public.
Toutefois, on dit en l'espèce que, dans les faits
sinon en droit, l'inventeur d'un produit pharma-
ceutique est tenu de breveter son procédé. Sans
accepter cette suggestion comme étant exacte ou
pertinente à l'égard des questions soulevées en
l'espèce, mais présumant pour les fins de l'argu-
mentation qu'elle est bien fondée, je suis d'avis
que, encore là, elle ne réussit pas à faire entrer
l'article 15 en jeu.
Au niveau le plus fondamental, le droit à l'éga-
lité que garantit l'article 15 ne peut être que le
droit de ceux qui sont dans une situation analogue
de recevoir un traitement analogue 4 . La question
sera de savoir, dans chaque cas, quelles catégories
sont admissibles pour déterminer si la situation est
analogue et quelles ne le sont pas. En l'espèce, tous
les titulaires de brevet sont assujettis à la Loi sur
les brevets. Plus précisément, tous les titulaires de
brevet à l'égard d'un procédé pour la préparation
ou la production de médicaments sont assujettis
aux dispositions en matière de licence obligatoire
que prévoit le paragraphe 41(4). Depuis l'époque
d'Aristote, il est admis que l'égalité consiste dans
le traitement égal des égaux et inégal des inégaux.
À mon avis, c'est là que se trouve la réponse à
^ Je ne néglige pas la possibilité que l'article 15 puisse
également comprendre le droit de ceux qui sont dans une
situation différente de recevoir un traitement différent de
manière à atteindre un même résultat mais cela n'est pas
pertinent en l'espèce; de quelque catégorie qu'ils soient, les
demandeurs ne sont pas parmi les handicapés.
l'énigme, plus apparente que réelle, posée par le
rapport entre les articles 15 et 1 qui a déjà suscité
beaucoup de discussions dans la doctrine' et qui a
reçu un élan supplémentaire par l'arrêt de la Cour
suprême R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. L'arrêt
Oakes, qui traite des garanties juridiques et plus
particulièrement de celles qui sont contenues à
l'article 7 et à l'alinéa 11d) de la Charte, nous dit
que les critères de l'article premier ne doivent pas
être utilisés comme une mesure pour déterminer
l'étendue des droits garantis par la Charte. Dans
tous les cas, la Cour doit d'abord déterminer le
contenu du droit qui est invoqué pour voir si on y a
porté atteinte. C'est seulement à ce moment-là, si
on demande à la Cour de le faire, qu'elle examine
le critère de l'article premier pour voir si la restric
tion du droit peut se justifier. Il en résulte un
problème parce qu'un grand nombre des droits
contenus dans la Charte sont eux-mêmes énoncés
dans des termes exprimant des jugements de
valeur et qui sont semblables à ceux employés à
l'article premier. Les articles 8 et 9 sont des exem-
ples évidents avec leur garantie contre l'action
abusive et arbitraire de l'Etat. De toute évidence, il
n'y a rien de contraire à l'enseignement de l'arrêt
Oakes à ce que, dans une affaire fondée sur l'arti-
cle 9, la Cour se demande d'abord s'il y a eu, en
fait, détention ou emprisonnement «arbitraire» et il
n'est pas inconcevable qu'un tribunal étant arrivé à
une conclusion affirmative puisse par la suite déci-
der que cet emprisonnement pourrait être justifié
aux termes de l'article premier (par exemple, dans
des conditions de guerre).
Une telle situation s'applique également à l'arti-
cle 15. Les droits qu'il garantit ne sont pas fondés
sur le concept d'égalité numérique stricte entre
tous les êtres humains. Si c'était le cas, pratique-
ment tous les textes législatifs, dont la fonction est,
après tout, de définir, de distinguer et d'établir des
5 Voir: Hogg, Constitutional Law of Canada, 2' édition,
Toronto, Carswell, 1985, pp. 799 à 801; Gold, «A Principled
Approach to Equality Rights: A preliminary inquiry», (1982) 4
S.C.L.R. 131; Tremblay, «Égalité et clauses anti -discriminatoi-
res», (1984) 18 R.J.T. 329; Tarnopolsky, «Equality Rights in
The Canadian Charter of Rights and Freedoms», (1983) 61
R. du B. Can. 242; Brudner, «What Are Reasonable Limits to
Equality Rights?», (1986) 64 R. du B. Can. 469; Bayefsky and
Eberts, Equality Rights and The Canadian Charter of Rights
and Freedoms, Toronto, Carswell, 1985, pp. 69 à 79; Gibson,
The Law of The Charter, Toronto, Carswell, 1986, pp. 135 à
142.
catégories, à première vue porteraient atteinte à
l'article 15 et devraient être justifiés aux termes de
l'article premier. L'exception deviendrait la règle.
Étant donné que les tribunaux seraient obligés de
chercher et de trouver une justification fondée sur
l'article premier pour la plupart des textes législa-
tifs, l'autre choix étant l'anarchie, il existe un
risque réel de paradoxe: plus grande sera la portée
de l'article 15 plus il sera susceptible d'être privé
de tout contenu réel.
À mon avis, la réponse est que le texte de
l'article lui-même contient ses propres limites. Il
interdit seulement la discrimination parmi les
membres de catégories qui sont elles-mêmes analo
gues. Par conséquent, la question dans chaque cas
sera de savoir quelles catégories permettent de
déterminer la similitude de situation et quelles ne
le permettent pas. C'est seulement dans ces cas où
les catégories elles-mêmes ne le permettent pas, où
les égaux ne sont pas traités également, qu'il y
aura une atteinte aux droits à l'égalité.
Mais comment savoir qui est égal et qui ne l'est
pas? Et quels sont les fondements admissibles pour
établir les catégories? À mon avis, il n'y a pas de
critère unique qui puisse être appliqué. Même une
catégorie fondée sur l'un des motifs de discrimina
tion interdits qui sont énumérés ne sera pas néces-
sairement écartée: il n'est pas nécessaire de justi-
fier aux termes de l'article premier le refus
d'accorder un permis de conduire à un enfant de
trois ans. Nous sommes dans le premier stade de
l'élaboration de notre interprétation de l'article 15.
Je ne crois pas qu'il soit prudent ou même possible
d'énoncer des règles absolues. Le plus que nous
pouvons faire c'est de proposer une gamme ou une
variété de critères pour déterminer de quel côté de
la ligne de démarcation se trouve une catégorie
donnée. Ces critères, qui ne sont, en effet rien de
plus que des indicateurs, peuvent, à mon avis,
découler de trois sources. Premièrement, le texte
de l'article 15 lui-même; deuxièmement les autres
droits et libertés enchassés dans la Charte; et,
troisièmement, les valeurs sous-jacentes qui sont
inhérentes dans la société libre et démocratique
qu'est le Canada.
Dans la mesure où le texte de l'article 15 lui-
même est visé, on peut voir s'il y a ou non de la
«discrimination», au sens péjoratif de ce terme et si
les catégories sont fondées ou non sur des motifs
énumérés ou des motifs analogues à ceux-ci.
L'examen porte en fait sur les caractéristiques
personnelles de ceux qui prétendent avoir été trai
tés de manière inégale. L'examen porte principale-
ment sur les questions de stéréotype, de désavan-
tage historique, en un mot, de préjudice et l'on
peut même reconnaître que pour certaines person-
nes le terme égalité a un sens différent de ce qu'il a
pour d'autres personnes.
Dans le deuxième domaine d'enquête, je crois
que nous devrions voir si les catégories qui font
l'objet d'un examen ont un effet quelconque sur les
droits et libertés que la Charte garantit ailleurs.
Les croyances religieuses constituent un exemple
évident parce qu'elles sont précisément mention-
nées dans l'article 2 et dans l'article 15; une caté-
gorie fondée sur cette caractéristique qui n'est pas
autrement visée par la restriction de l'article 29
serait très suspecte. Il n'est pas difficile de conce-
voir que d'autres catégories législatives aient un
effet indirect sur d'autres libertés et droits fonda-
mentaux 6 . En l'espèce l'examen porte sur l'intérêt
touché par l'inégalité alléguée et reconnaît que,
dans le contexte de la Charte, certains droits sont
plus importants que d'autres. Bien que la générali-
sation exigera sans doute des précisions, il me
semble que, comme la Charte vise principalement
les libertés et les droits personnels, les catégories
dont l'effet principal touche d'autres domaines,
comme les droits relatifs à la propriété et à la
situation économique, seront moins assujetties à
l'examen.
L'ensemble final de critères devrait, selon moi,
découler du fait que le Canada est un pays démo-
cratique et que toute catégorie législative qui est
susceptible de contestation fondée sur l'article 15
aura résulté des actes d'un législateur librement
élu par le peuple. Lorsqu'un tel législateur a claire-
ment et consciemment fait un choix délibéré, il est
de mise que les tribunaux manifestent un certain
degré de respect et de retenue. Ce degré sera plus
grand lorsque les catégories se trouvent dans le
6 Voir, par exemple, l'arrêt très récent de la Cour d'appel de
l'Ontario Regina v. Hamilton, précité—il résulte du défaut de
proclamer des articles du Code criminel [S.R.C. 1970, chap.
C-341 dans une province, que des résidents de cette province
soient tenus de purger des peines d'emprisonnement obligatoi-
res plutôt que de subir des traitements pour l'alcoolisme; on a
conclu qu'un tel défaut contrevient à l'article 15. De toute
évidence, un intérêt en matière de liberté était en jeu.
texte même de la loi et diminuera lorsqu'elles
s'éloigneront, tout comme les inégalités qui en
découlent, de l'expression de la volonté législative,
soit par délégation soit par absence de précision.
Même lorsque l'intention du législateur est claire
et directe, il y aura évidemment toujours possibi-
lité d'intervention judiciaire pour empêcher la
tyrannie de la majorité', toutefois il y aura certai-
nement de plus grandes chances lorsque l'injustice
qui est perçue résulte de l'inadvertance, de l'inat-
tention ou de l'abus des subordonnés.
On aura constaté que la méthode que je propose
pour déterminer le contenu des droits à l'égalité
que prévoit l'article 15 diffère quelque peu de celle
qui a été mise au point et élaborée de manière
détaillée par différentes formations de la Cour
d'appel de la Colombie-Britannique dans les arrêts
Shewchuk, Rebic, Andrews, et Cromer, précités.
C'est avec un certain regret que je le fais car
j'estime que la plus grande partie du raisonnement
est séduisante et convaincante. La difficulté que
j'éprouve à l'égard de ces arrêts, selon mon inter-
prétation, c'est qu'ils concluent que le critère
ultime pour déterminer si une catégorie législative
contrevient à l'article 15 est de savoir si elle satis-
fait aux doubles normes du caractère raisonnable
et du caractère équitable. Avec égards, je conclus
que ces critères ne peuvent être conciliés avec
l'enseignement de l'arrêt Oakes, précité. Si l'on
doit démontrer qu'une catégorie est déraisonnable
ou injuste avant que l'on puisse dire qu'elle donne
lieu à une violation des droits à l'égalité, il est
difficile de voir comment on pourrait jamais appli-
quer l'article premier. À mon avis, l'arrêt Oakes
exige que tout critère relatif au contenu de l'article
15 doive être distinct de l'article premier à la fois
logiquement et analytiquement 8 . Dans les pages
précédentes, j'ai tenté de proposer un fondement
possible à l'égard d'un tel critère, suivant ma
7 Par exemple on pourrait s'attendre à ce que la Charte eût
été efficace pour empêcher le traitement infligé aux Canadiens
d'origine japonaise pendant la Seconde guerre mondiale.
8 La deuxième partie de l'attitude adoptée par le juge de
première instance me pose le même problème; l'application des
critères énoncés par le juge McIntyre dans l'arrêt MacKay,
précité, me semble plus logiquement pertinente à l'égard d'une
enquête aux termes de l'article premier qu'à une détermination
des limites inhérentes à l'article 15.
conception de la bonne méthode à suivre pour
interpréter la Charte 9 .
Il convient de souligner que je n'ai pas exposé en
détail le contenu des critères que j'appliquerais et
que je n'ai pas tenté d'établir un équilibre entre
leur importance relative. Cette omission est délibé-
rée. L'interprétation de l'article 15 est truffée de
difficultés et la prudence impose une attitude
d'examen cas par cas. D'après les faits de l'espèce,
il me semble qu'il n'y a aucun fondement à l'égard
duquel l'application du critère proposé pourrait
appuyer la réclamation des demandeurs selon
laquelle on a porté atteinte à leurs droits. Les
catégories créées dans le paragraphe 41(4) de la
Loi sur les brevets ne se rapportent même pas de
loin à celles qui sont énumérées à l'article 15 et ne
comportent aucune suggestion de discrimination,
de préjudice ou de stéréotype.
Les intérêts dans lesquels les demandeurs pré-
tendent avoir subi un préjudice sont purement de
nature financière et commerciale; il n'est pas ques
tion de liberté ou de droits de la personne. Finale-
ment, le texte du paragraphe 41(4) constitue une
expression directe et précise de l'intention du légis-
lateur; comme l'a souligné le juge de première
instance, il a été adopté après qu'au moins trois
commissions et un comité parlementaire eurent
passé en revue l'état actuel du droit; il pourrait
difficilement y avoir une expression plus délibérée
de l'opinion d'une société libre et démocratique.
J'ajouterais que l'on parviendrait au même
résultat en appliquant les critères proposés dans les
arrêts de la Colombie-Britannique, précités, ou en
fait tout autre critère qui a été suggéré pour établir
certaines limites à la portée de l'article 15. Pour
avoir gain de cause, les demandeurs doivent soute-
nir, comme ils le font en l'espèce, que l'article 15
garantit une égalité absolue à tout particulier dans
toutes les circonstances imaginables et que toute
distinction possible qui peut faire en sorte qu'un
particulier reçoive un avantage ou subisse un désa-
vantage qui n'a pas été reçu ou subi par tous ne
peut être justifiée, si c'est possible, qu'aux termes
de l'article premier, qui n'a pas été invoqué par le
défendeur. Comme j'ai tenté de l'indiquer, il ne me
semble pas possible de soutenir une telle position.
9 Cette méthode a été résumée très récemment dans l'arrêt
Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486,
aux pp. 499 et 500.
Pour tous ces motifs, je rejetterais l'appel avec
dépens.
LE JUGE HEALD: Je souscris à ces motifs.
LE JUGE MAHONEY: Je souscris à ces motifs.
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