T-1738-84
Parkdale Hotel Limited (demanderesse)
c.
Procureur général du Canada et directeur général
des élections du Canada (défendeurs)
RÉPERTORIÉ: PARKDALE HOTEL LTD. C. CANADA (PROCUREUR
GÉNÉRAL)
Division de première instance, juge Joyal—
Toronto, 20 mars 1985; Ottawa, 30 janvier 1986.
Droit constitutionnel — Partage des pouvoirs — Le Parle-
ment a compétence pour adopter l'art. 67 de la Loi électorale
du Canada — Longue tradition de la compétence fédérale pour
légiférer sur le contrôle des boissons alcooliques et les mesures
de tempérance en vertu de la disposition relative à la paix, à
l'ordre et au bon gouvernement — Le Parlement est compétent
pour légiférer sur tous les aspects du processus électoral et
pour assurer la paix et l'ordre le jour du scrutin — Certaines
dispositions qui, prises isolément, relèveraient du domaine des
lois provinciales, n'échappent pas à la compétence fédérale
tant qu'elles font partie du code électoral du Canada — Loi
constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., chap. 3 (R.-U.)
(S.R.C. 1970, Appendice II, n° 5] (mod. par la Loi de 1982 sur
le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitu-
tionnelle de 1982, n° 1), art. 91, 92(9),(13),(16) — Loi électo-
rale du Canada, S.R.C. 1970 (le' Supp.), chap. 14, art. 67 —
Acte concernant l'élection des membres de la législature,
S.R.C. 1859. chap. 6, art. 81 — Acte des élections fédérales,
1874, S.C. 1874, chap. 9, art. 91 — Acte des élections fédéra-
les de 1900, S.C. 1900, chap. 12, art. 107 — Acte de tempé-
rance du Canada (1878), S.C. 1878, chap. 16.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Liberté de
circulation et d'établissement — L'art. 67 de la Loi électorale
du Canada ne prive pas la personne physique demanderesse du
droit de gagner sa vie dans toute province — L'art. 6(1) et (2)
s'applique à la liberté de mouvement à l'intérieur du Canada
et au droit de gagner sa vie dans toute province = La personne
morale demanderesse n'a pas qualité pour agir en vertu de
l'art. 6, puisque la protection se limite aux personnes physi
ques — Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue
la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi
de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 6 — Loi
électorale du Canada, S.R.C. 1970 (1 e ' Supp.), chap. 14,
art. 67.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et
sécurité — Les demanderesses ne sauraient se prévaloir de
l'art. 7 de la Charte pour obtenir l'annulation de l'art. 67 de la
Loi électorale du Canada — Le droit à la liberté est restreint à
la liberté physique de la personne par opposition à l'exercice
des activités commerciales — Les art. 8 à 14 de la Charte
permettent la formulation de directives relatives aux entraves
interdites à la liberté — L'obligation de fermer ne constitue
pas une .atteinte„ — Charte canadienne des droits et libertés,
qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
art. 7 — Loi électorale du Canada, S.R.C. 1970 (1e' Supp.),
chap. 14, art. 67.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à
l'égalité — L'art. 15 ne s'applique qu'aux personnes physiques
— Il ne s'agit pas de savoir si on peut invoquer l'art. 15
rétroactivement, mais de déterminer la validité d'une interdic
tion légale, l'art. 15 n'étant pas invoqué à l'encontre d'une
procédure engagée avant le 17 avril 1985 — Bien que la
personne physique demanderesse ait qualité pour agir, il
n'existe aucun cas de discrimination ou d'inégalité au sens de
l'art. 15 de la Charte — L'art. 67 impose une contrainte
limitée à tous — La règle ejusdem generis ne limite pas le sens
de l'expression «autre endroit public» aux hôtels, tavernes ou
magasins — Charte canadienne des droits et libertés, qui
constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
art. 7 — Loi électorale du Canada, S.R.C. 1970 (1' Supp.),
chap. 14, art. 67.
Déclaration des droits — L'art. 67 de la Loi électorale du
Canada ne prive pas la demanderesse de son droit à l'égalité
devant la loi en violation de l'art. I de la Déclaration cana-
dienne des droits — L'interdiction vise également le fait de
donner, d'offrir ou de fournir des boissons alcooliques dans les
tavernes, magasins ou autres endroits publics — L'interdiction
qui vise les boissons alcooliques s'applique à tous — Le fait
que les hôtels soient plus affectés que d'autres n'a pas pour
effet de modifier l'application universelle de la règle — Il
n'existe dans la Loi aucune trace de caractère arbiraire ou
fantaisiste ni aucun motif inavoué qui permettraient de douter
que la loi ait été adoptée en cherchant l'accomplissement d'un
objectif fédéral régulier — La personne morale demanderesse
n'est pas protégée par la loi, qui parle d' «individu», terme qui
désigne une personne physique — Déclaration canadienne des
droits, S.R.C. 1970, Appendice III, art. 1 — Loi électorale du
Canada, S.R.C. 1970 (1P 1 Supp.), chap. 14, art. 67.
Élections — La Loi interdit la distribution de boissons
durant les heures d'ouverture des bureaux de scrutin le jour de
l'élection — Cette interdiction relève-t-elle de la compétence
législative du Parlement? — S'agit-il d'une violation de la
Charte ou de la Déclaration canadienne des droits? — Histori-
que de la législation — Contexte social — Il s'agit de déter-
miner si l'art. 67 constitue un anachronisme, ne sert plus à rien
— Il y a à examiner s'il est encore nécessaire pour assurer des
élections honnêtes, paisibles — Le directeur général des élec-
tions a recommandé son abrogation, mais le Parlement n'a pas
encore donné suite à cette recommandation — L'alcool n'est
pas interdit les jours de scrutin spécial — La Cour doit
recourir aux données «extrinsèques„ dans les affaires où l'on
invoque la Charte — La Cour ne doit pas usurper la fonction
du législateur — Si l'art. 67 est valide sur le plan constitu-
tionnel, il importe peu qu'il soit ou non périmé — La compé-
tence du Parlement pour légiférer sur le processus électoral
n'est pas sujette à contestation pour des motifs d'ordre consti-
tutionnel — Loi électorale du Canada, S.R.C. 1970 (1" Supp.),
chap. 14, art. 67.
Pratique — Parties — Qualité pour agir — Décès du
propriétaire de la société demanderesse avant l'audition — La
requête visant à obtenir que la veuve soit constituée partie
demanderesse est accueillie — La qualité d'un particulier pour
contester une disposition législative en vertu de la Déclaration
canadienne des droits dépend de l'intérêt «collectif» — En ce
qui a trait aux contestations fondées sur la Charte, la question
de la qualité pour agir n'a pas été tranchée — Constituer la
personne physique demanderesse partie à l'action permet
d'instruire tous les points litigieux et de faciliter la marche du
procès — Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle
2(2).
Les demanderesses attaquent l'article 67 de la Loi électorale
du Canada pour les motifs suivants: (1) Il constitue un empiè-
tement sur le champ de compétence législative exclusif dont
jouissent les provinces en vertu de l'article 92 de la Loi consti-
tutionnelle de 1867; (2) Il prive les demanderesses de leur droit
à l'égalité devant la loi, ce qui contrevient à l'article 1 de la
Déclaration canadienne des droits; (3) II va à l'encontre de
l'alinéa 6(2)b) de la Charte canadienne des droits et libertés et
prive les demanderesses de la liberté qui leur est garantie par
les principes de justice fondamentale, ce qui contrevient à
l'article 7 de la Charte. En vertu de l'article 67, est coupable
d'une infraction quiconque distribue des boissons dans un hôtel,
une taverne, un magasin ou un autre endroit public durant les
heures d'ouverture des bureaux de scrutin le jour de l'élection.
Dans ses rapports au Parlement, le directeur général des élec-
tions du Canada a recommandé l'abrogation de l'article 67,
mais le Parlement n'a pas encore donné suite à cette
recommandation.
Une requête préliminaire a été introduite en vue de consti-
tuer la veuve du propriétaire de la société demanderesse partie
demanderesse à l'action.
Jugement: il y a lieu de rejeter l'action.
La requête en vue de constituer la personne physique partie
demanderesse doit être accueillie afin que la Cour puisse
instruire' tous les points litigieux sans s'embourber dans la
question de la qualité pour agir. Les défendeurs peuvent toute-
fois soulever la question de la qualité pour agir à quelque
moment que ce soit. Le fait de la constituer demanderesse va
faciliter plutôt que retarder la marche normale du procès,
conformément à l'alinéa 2(2) des Règles de la Cour fédérale.
Un individu a qualité pour contester une disposition législative
en vertu de la Déclaration canadienne des droits lorsqu'il existe
un intérêt «collectif». En ce qui a trait aux contestations fondées
sur la Charte, la question de la qualité pour agir n'a pas encore
été tranchée.
Les tribunaux ont depuis longtemps confirmé la compétence
fédérale pour légiférer sur le contrôle des boissons alcooliques
et les mesures de tempérance en vertu de la disposition relative
à la paix, à l'ordre et au bon gouvernement de la Loi constitu-
tionnelle de 1867. Le Parlement est compétent pour légiférer
sur tous les aspects du processus électoral et pour assurer la
paix et le bon ordre le jour du scrutin. Le fait de prétendre
qu'une disposition particulière de la loi est désuète ou que le
public ou quelque particulier l'estime inutile ne saurait détermi-
ner la validité de cette loi. La Loi en cause renferme certaines
dispositions qui, prises isolément, relèveraient par ailleurs du
domaine des lois provinciales, voire des arrêtés municipaux.
Tant qu'elles font partie du code électoral du Canada, elles
n'échappent pas à la compétence fédérale. De même, si le
Parlement est habilité à prendre des mesures générales de
contrôle des boissons alcooliques et de tempérance, il est certai-
nement habilité, pour les fins de ses propres élections, à limiter
l'offre d'alcool le jour du scrutin. La compétence du Parlement
pour adopter une disposition de la nature de l'article 67 est bien
établie.
Les demanderesses soutiennent que l'article 67 établit à
l'endroit des établissements commerciaux qui fournissent des
boissons alcooliques une discrimination qu'elle ne fait pas vis-à-
vis des autres établissements de vente au détail. Dans l'arrêt
MacKay c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 370, il a été statué
qu'une loi ne contrevient pas au principe de l'égalité devant la
loi, que garantit la Déclaration canadienne des droits, si elle est
adoptée en cherchant l'accomplissement d'un objectif fédéral
régulier. Puisque la Cour d'appel de l'Ontario a décidé que
l'interdiction des émissions radiodiffusées de nature partisane
prévue à l'article 28 de la Loi sur la radiodiffusion n'était pas
discriminatoire, en dépit du fait que la presse écrite n'était pas
visée, l'article 67, qui ne fait pas qu'interdire la vente de
boissons alcooliques par des propriétaires d'hôtel et qui s'appli-
que à tous, n'est pas non plus discriminatoire. Pour qu'il y ait
caractère arbitraire, fantaisiste ou motif inavoué, il faudrait
que l'article 67 crée une oppression à ce point discriminatoire
qu'elle inciterait la Cour à intervenir. On ne saurait qualifier
d'oppressante une disposition législative qui ne touche la nation
qu'un jour tous les trois ou quatre ans. La Déclaration cana-
dienne des droits ne protège pas la personne morale demande-
resse, puisqu'elle parle des individus et des droits de l'individu.
L'alinéa 6(2)b) ne s'applique pas à la personne physique
demanderesse, puisque les paragraphes 6(1) et (2) ne s'appli-
quent qu'à la liberté de mouvement à l'intérieur du Canada et
au droit de gagner sa vie dans toute province. La «liberté de
circulation et d'établissement» prévue dans la Charte est subor-
donnée aux lois d'application générale qui n'établissent aucune
distinction fondée principalement sur la province de résidence.
La protection de l'article 6 ne s'étend pas aux corporations. À
première vue, la protection se limite aux personnes physiques.
Ce fait est étayé par la version française de l'alinéa 6(2)b).
On ne voit pas en quoi l'article 7 de la Charte pourrait venir
en aide aux demanderesses. Les articles 8 à 14 permettent la
formulation de directives concernant l'article 7. Il s'agit de la
détention, de l'emprisonnement, des fouilles, perquisitions ou
saisies. Le droit à la liberté prévu à l'article 7 est une garantie
juridique restreinte s'attachant à la liberté physique de la
personne par opposition à un droit économique d'exercer libre-
ment des activités commerciales.
La personne morale demanderesse n'a pas qualité pour agir
en vertu de l'article 15 de la Charte. Cet article parle, dans sa
version anglaise, de «every individual». Dans R. v. Colgate
Palmolive Ltd. (1971), 8 C.C.C. (2d) 40 (C. cté Ont.), il a été
décidé que le mot «individual» (individu) employé dans la
Déclaration canadienne des droits n'incluait pas les corpora
tions. Dans l'affaire Smith, Kline & French Laboratories Limi
ted c. Procureur général du Canada, [1986] 1 C.F. 274 (1"
inst.), le juge Strayer a conclu qu'une corporation ne pouvait
revendiquer la protection de l'article 15 de la Charte. Les droits
à l'égalité énumérés à l'article 15 n'aideraient aucunement une
personne revendiquant la protection de cet article contre une
procédure engagée avant le 17 avril 1985. En ce sens, l'article
n'a pas d'effet rétroactif. En l'espèce, il s'agit plutôt de décider
de la validité d'une disposition législative donnée.
Il existe une similitude entre la qualité de la personne
physique demanderesse en tant qu'actionnaire et administra-
trice et celle des inventeurs en vertu du paragraphe 41(4) de la
Loi sur les brevets. Dans l'affaire Smith, Kline, il a été décidé
que les particuliers inventeurs d'un médicament breveté, qui ne
détenaient plus aucun intérêt dans celui-ci, possédaient un
intérêt suffisant pour invoquer l'article 15 et contester le para-
graphe 41(4). En l'espèce, la personne physique demanderesse a
qualité pour invoquer l'article 15. Toutefois, on ne voit aucun
cas d'inégalité au sens de l'article 15. L'article 67 impose une
contrainte limitée qui s'applique à tous. La règle ejusdem
generis n'a pas pour effet de restreindre le sens de l'expression
«autre endroit public» aux endroits semblables aux hôtels, taver-
nes ou magasins. L'interdiction prévue à l'article 67 n'établit
pas de discrimination entre les demanderesses et les autres
membres de la collectivité.
JURISPRUDENCE
DECISIONS APPLIQUÉES:
Russell v. Reg. (1882), 7 App. Cas. 829 (P.C.); Attor-
ney -General for Ontario v. Attorney -General for the
Dominion, [1896] A.C. 348 (P.C.); Attorney -General for
Ontario v. Canada Temperance Federation, [1946] A.C.
193 (P.C.); Re C.F.R.B. Ltd. and Attorney -General of
Canada et al. (No. 2) (1973), 38 D.L.R. (3d) 335 (C.A.
Ont.); confirmant (1972), 30 D.L.R. (3d) 279 (H.C.
Ont.); MacKay c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 370; R. v.
Colgate Palmolive Ltd. (1971), 8 C.C.C. (2d) 40 (C. cté
Ont.); Law Society of Upper Canada c. Skapinker,
[1984] 1 R.C.S. 357; 8 C.R.R. 193; Re R. and Video-
flicks Ltd. (1984), 9 C.R.R. 193 (C.A. Ont.); Smith,
Kline & French Laboratories Limited c. Procureur géné-
ral du Canada, [1986] 1 C.F. 274; (1985), 7 C.P.R. (3d)
145 (lie inst.); R. v. Kane, [1965] 1 All E.R. 705 (Staf-
ford Assizes); Anderson v. Anderson, [1895] 1 Q.B. 749
(C.A.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Re Balderstone et al. and The Queen (1982), 143 D.L.R.
(3d) 671 (B.R. Man.); Re Jones and The Queen (1985),
20 C.C.C. (3d) 91 (C.S.C.-B).
DÉCISIONS CITÉES:
Thorson c. Le Procureur Général du Canada et autres,
[1975] I R.C.S. 138; Ministre de la Justice du Canada et
autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575.
AVOCATS:
Mendel M. Green, c.r., pour les demanderes-
ses.
Michael W. Duffy pour les défendeurs.
PROCUREURS:
Green & Spiegel, Toronto, pour les demande-
resses.
Le sous-procureur général du Canada pour
les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE JOYAL: Dans la présente action, la
demanderesse conteste la validité de l'article 67 de
la Loi électorale du Canada, S.R.C. 1970 (ler
Supp.), chap. 14, qui interdit la distribution de
boissons durant les heures d'ouverture des bureaux
de scrutin le jour de l'élection. Elle sollicite un
jugement déclaratoire portant:
1. Que l'article 67 de la Loi électorale du Canada
est nul et de nul effet au motif que le Parlement
fédéral a outrepassé sa compétence législative en
l'adoptant;
2. Que la vente et l'offre de boissons fermentées ou
spiritueuses dans l'hôtel exploité par la demande-
resse en la cité de Toronto relève de la compétence
législative exclusive de la province ainsi que le
prévoit la catégorie 9 de l'article 92 de la Loi
constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., chap. 3
(R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice II, n° 5] (mod.
par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11
(R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de
1982, n° 1) et ses modifications;
3. Que la vente et l'offre de boissons fermentées ou
spiritieuses dans l'hôtel exploité par la demande-
resse en la cité de Toronto relève de la compétence
législative exclusive de la province ainsi que le
prévoit la catégorie 13 de l'article 92 de la Loi
constitutionnelle de 1867;
4. Que la vente et l'offre de boissons fermentées ou
spiritueuses dans l'hôtel exploité par la demande-
resse en la cité de Toronto relève de la compétence
législative exclusive de la province ainsi que le
prévoit la catégorie 16 de l'article 92 de la Loi
constitutionnelle de 1867;
5. Que l'article 67 de la Loi électorale du Canada
va à l'encontre de l'alinéa 6(2)b) de la Charte
canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap.
11 (R.-U.). La Charte canadienne des droits et
libertés comprend les articles 1 à 34;
6. Que l'article 67 de la Loi électorale du Canada
va à l'encontre de l'article 7 de la Charte cana-
dienne des droits et libertés en la privant de la
liberté qui lui est garantie par les principes de
justice fondamentale;
7. Que la demanderesse a été privée de son droit à
l'égalité devant la loi et à la protection de la loi, en
contravention de l'article 1 de la Déclaration
canadienne des droits, S.R.C. 1970, Appendice
III.
HISTORIQUE:
À l'audience, la Cour a été informée que l'action
intentée par la société demanderesse était l'abou-
tissement d'un grief nourri de longue date par son
propriétaire qui avait publiquement exprimé sa
vive opposition à l'article 67 de la Loi électorale
du Canada, lequel porte:
67. Est coupable d'une infraction à la présente loi quiconque,
à tout moment durant les heures d'ouverture des bureaux de
scrutin, le jour ordinaire du scrutin, vend, donne, offre ou
fournit une boisson fermentée ou spiritueuse dans un hôtel, une
taverne, un magasin ou un autre endroit public situé dans une
circonscription où se tient un scrutin.
Le propriétaire de la société avait finalement
donné suite à son grief en saisissant cette Cour
d'une action en jugement déclaratoire. Il est mal-
heureux qu'en raison de son décès prématuré en
décembre 1984, le propriétaire n'a pu se faire
entendre lorsque la date du procès est arrivée.
Toutefois, sa veuve Marjorie Frimeth a repris le
flambeau. En sa qualité d'ayant droit de la succes
sion de son époux et d'administratrice et d'action-
naire de la société demanderesse, elle a ordonné à
son avocat d'aller de l'avant avec l'action. J'estime
qu'il s'agit là d'une décision louable.
DÉCISION RRÉLIMINAIRE:
À l'ouverture du procès, l'avocat de la demande-
resse a introduit une requête en vue de constituer
Marjorie Frimeth demanderesse et de modifier les
plaidoiries écrites en conséquence. Cette requête
doit être accueillie afin que la Cour puisse ins-
truire tous les points litigieux sans s'embourber
dans la question de la qualité pour agir en vertu
soit de la Déclaration canadienne des droits soit de
la Charte canadienne des droits et libertés.
À mon avis, la qualité pour agir comporte deux
éléments. L'un de ces éléments porte sur l'intérêt
qu'a une personne, morale ou physique, dans la
disposition législative attaquée. L'autre, qui est
tout aussi important, porte sur la question de
savoir si une personne morale, par opposition à une
personne physique, peut prétendre à l'un ou plu-
sieurs des droits garantis par la Déclaration cana-
dienne des droits ou par la Charte canadienne des
droits et libertés.
La question de savoir si un individu a qualité
pour contester une disposition législative en vertu
de la Déclaration canadienne des droits a été
tranchée par la Cour suprême dans Thorson c. Le
Procureur Général du Canada et autres, [1975] 1
R.C.S. 138 et dans Ministre de la Justice du
Canada et autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575.
L'élément essentiel de ces décisions est, à mon
avis, qu'un intérêt «collectif» dans un texte législa-
tif particulier, par opposition à un intérêt plus
personnel ou «individuel», suffit pour conférer qua-
lité pour agir. Cependant, en ce qui a trait aux
contestations fondées sur la Charte canadienne des
droits et libertés, la question de la qualité pour
agir n'a pas encore été tranchée avec certitude tant
pour ce qui est de l'intérêt que de la protection.
En conclusion, le fait de constituer la demande-
resse physique, M me Frimeth, partie à l'action
permet d'examiner ces points litigieux et, évidem-
ment, de restreindre le nombre des questions qui
autrement resteraient sans réponse. Le fait de la
constituer demanderesse vise également à «faciliter
la marche normale des procès plutôt que la retar-
der ou y mettre fin prématurément» pour repren-
dre les termes de la Règle 2(2) des Règles de la
Cour fédérale [C.R.C., chap. 663]. Toutefois,
même si la requête est accueillie, cela n'empêchera
nullement les défendeurs de soulever la question de
la qualité pour agir à toute étape du procès ou des
débats. Je ferai ci-après référence, selon le con-
texte, à la société demanderesse ou à la demande-
resse physique, ou aux deux demanderesses à la
fois.
HISTORIQUE DE LA LÉGISLATION:
Au cours du procès, les avocats des parties ont
évoqué, à l'intention de la Cour, l'historique de la
Loi électorale du Canada, en insistant particuliè-
rement sur l'interdiction de distribuer de la boisson
le jour du scrutin.
L'interdiction d'offrir de la boisson est prévue
dans la loi originale adoptée en 1859 [Acte concer-
nant l'élection des membres de la législature]
(voir S.R.C. 1859, chap. 6, art. 81). Ses disposi-
tions ont été reprises à l'article 91 de l'Acte des
élections fédérales, 1874 (voir S.C. 1874, chap. 9,
art. 91) ainsi que dans la loi de 1900 [Acte des
élections fédérales de 1900] (voir S.C. 1900, chap.
12, art. 107). Sa légitimité ayant été indirectement
consacrée par l'adoption, en 1878, de l'Acte de
tempérance du Canada (1878) [S.C. 1878, chap.
16] (abrogé depuis), elle est demeurée partie inté-
grante de nos contraintes en matière électorale, en
dépit des nombreuses révisions apportées à la loi
jusqu'à ce jour. Il semble donc que, pendant plu-
sieurs générations, au cours desquelles les valeurs
sociales étaient à la fois incontestées et incontesta-
bles, l'interdiction légale d'offrir de la boisson le
jour du scrutin était tout aussi impérative que le
port du chapeau par les dames à l'office du
dimanche.
Néanmoins, cette interdiction a été atténuée ou
libéralisée au fil des ans. En 1859, l'article 81 de la
loi prévoyait que:
81. Tous les hôtels, les auberges et les boutiques où il se vend
ordinairement des liqueurs ou des boissons enivrantes ou fer-
mentées, seront fermés durant les deux jours de la votation,
dans les quartiers ou dans les municipalités où se tiendront des
polls d'élection, comme ils doivent l'être les dimanches pendant
l'office divin, et nulles liqueurs spiritueuses ou fermentées, ou
boissons, ne seront vendues ou données durant ce temps ...
[C'est moi qui souligne.]
En 1874, l'interdiction a été étendue aux hôtels,
auberges, boutiques ou autres endroits et, sans
doute pour fins de clarté, elle visait alors les
liqueurs spiritueuses ou fermentées ainsi que les
boissons fortes. Cependant, elle ne s'appliquait que
durant toute la journée du scrutin (article 91 de
l'Acte des élections fédérales, 1874).
En 1970, l'interdiction a été limitée aux heures
d'ouverture des bureaux de scrutin, le jour du
scrutin et elle ne vise que les hôtels, tavernes,
magasins ou autres endroits publics (article 67 de
la Loi électorale du Canada). C'est cet article qui
nous intéresse. On notera qu'à l'heure actuelle,
l'interdiction visant la boisson ne crée plus de
discrimination à l'endroit des hôtels, tavernes et
magasins en exigeant leur fermeture. Elle est plus
générale et vise quiconque fournit de la boisson,
sous quelque forme que ce soit, dans un hôtel, une
taverne, un magasin ou un autre endroit public.
CONTEXTE HISTORIQUE ET SOCIAL DE LA
LÉGISLATION:
Dans son éloquente argumentation, l'avocat des
demanderesses a rappelé à la Cour que, même si
l'interdiction de vendre des boissons alcooliques a
été maintenue dans les diverses lois électorales
fédérales qui se sont succédé depuis 1859, les
valeurs sociales ont considérablement évolué
depuis. À l'origine, a reconnu l'avocat, il est possi
ble que l'on ait présumé que l'accès aux boissons
alcooliques le jour du scrutin pourrait compromet-
tre l'intégrité du système électoral. Ils étaient nom-
breux à l'époque les gens vertueux qui voyaient
dans l'alcool un grand problème d'envergure natio-
nale. Le trafic du whisky qui avait cours dans le
commerce des fourrures avait entraîné des consé-
quences que les générations subséquentes ont qua
lifiées d'asociales et de débilitantes. L'influence
insidieuse qu'exerçait l'alcool sur les comporte-
ments individuels et collectifs tendait à troubler la
paix, l'ordre et le bon gouvernement de la société.
A cette époque, les gens parlaient du gin et du
[TRADUCTION] «démon du rhum» comme on parle
aujourd'hui de la cigarette et des drogues.
L'influence indue de l'offre d'alcools sur les
électeurs non engagés était apparue évidente, sur-
tout dans les premiers temps, à l'époque où le
scrutin était plus public que secret. En ces
temps-là, le droit sacré et démocratique de pouvoir
voter librement ainsi que les responsabilités que
cela entraîne n'étaient pas des notions répandues
dans toutes les couches de la société. Les élections
se déroulaient dans le désordre et la turbulence et
étaient un sujet de conversation rarement abordé
dans les réunions mondaines. Le scrutin était
public. Les votes se vendaient et s'achetaient
ouvertement, la monnaie d'échange prenant sou-
vent la forme de spiritueux. Aussi récemment
qu'en 1865, un membre de la Chambre des com
munes de l'Angleterre a répondu à une pétition de
ses électeurs, qui s'opposaient à une politique qu'il
favorisait, en leur rappelant: [TRADUCTION] «Je
vous ai achetés, et si vous persistez dans vos objec
tions infantiles, je suis bien décidé à me défaire de
vous!» (Anonyme.) Même au début du siècle, à
l'époque du gouvernement Laurier, un de ses
ministres, Israël Tarte, connu pour ses méthodes
peu orthodoxes en période électorale, a fait ce
commmentaire ironique: «On ne gagne pas des
élections avec des prières.»
Ce n'est qu'en 1874 que le scrutin secret fut
institué, ce qui a permis, dans une certaine mesure,
de faire échec aux manipulations du vote. Cepen-
dant, il a fallu attendre plusieurs générations avant
que l'ensemble des Canadiens ne puissent s'appro-
cher de l'isoloir en étant pleinement conscients de
leur privilège et en chérissant leur droit à la tenue
d'un scrutin libre et sans entrave.
Les débuts du suffrage universel ont coïncidé
avec une période de réforme sur le plan religieux,
politique et social. Pour un nombre de plus en plus
considérable de gens, les usages établis étaient
devenus inacceptables. Les réformateurs religieux
et politiques étaient en vogue, et les mœurs gros-
sières et tapageuses des premiers colons étaient
jugées à la lumière des mœurs plus modérées et
plus bourgeoises des générations subséquentes.
Il n'est donc pas surprenant que ce courant
réformiste du milieu du XIX° siècle ait amené
l'interdiction de distribuer de l'alcool les jours de
scrutin. Cette interdiction était pleinement justi-
fiée. Pour garantir l'intégrité du système électoral,
il importait d'instaurer toutes sortes d'interdictions
dans les procédures de scrutin. L'interdiction de
l'alcool n'en était qu'une.
À la lumière des observations faites par l'avocat
des demanderesses, il est raisonnable de conclure
que notre société a, lentement mais inexorable-
ment, modifié son attitude à l'égard du contrôle,
de la vente et de la consommation de l'alcool. Il y a
quarante ans, il n'y avait pas un seul bar public à
l'ouest de Lakehead. On trouvait bien des bars
dans les Territoires du Nord-Ouest et au Yukon,
mais ceux-ci relevaient de la compétence de l'État
fédéral. De nos jours, partout on peut se procurer
facilement, sinon librement, des boissons alcooli-
ques dans des boutiques et points de vente régle-
mentés. Un nombre grandissant de tavernes, de
bars, d'hôtels et de restaurants vendent des quanti-
tés sans cesse croissantes de boissons alcooliques.
Du carton de six cannettes de bière qu'on emporte
pour les pique-niques aux désaltérantes bières sous
pression vendues dans les manifestations sportives,
la consommation régulière de boissons alcooliques
par le grand public est devenue partie intégrante
du mode de vie des Canadiens au même titre que
l'étaient les soirées de piquage il y a quelques
générations de cela.
En même temps que la libéralisation des lois sur
les boissons alcooliques s'est opérée une évolution
radicale du sentiment du public envers la consom-
mation d'alcool, qui n'est plus considérée comme
une cause de turbulence et de désordre mais
comme une partie intégrante des plaisirs de la vie.
Consommer de l'alcool est devenu à la mode.
On conçoit, comme l'a fait valoir l'avocat des
demanderesses, que celles-ci voient dans l'article
67 de la Loi électorale du Canada un anachro-
nisme. L'interdiction ne sert plus à rien. Elle n'est,
plus nécessaire pour garantir le déroulement paisi-
ble des élections ou des usages électoraux
honnêtes.
LA SITUATION ACTUELLE:
L'avocat des demanderesses a soutenu que la
preuve la plus concluante de cet anachronisme a
été administrée par le directeur général des élec-
tions du Canada. En effet, dans ses rapports
annuels au Parlement, ce dernier recommande
l'abrogation de l'article 67 de la Loi électorale du
Canada. Voici ce qu'il a déclaré dans son rapport
de 1984:
67-INTERDICTION DE VENDRE DES BOISSONS ALCOOLIQUES
DURANT LES HEURES DU SCRUTIN
J'ai soulevé cette question dans mon Rapport statutaire de
1979 et l'ai de nouveau signalée à la Chambre des communes
dans celui de l'année suivante. Puisque ce problème est persis-
tant, qu'il a créé de nouvelles difficultés lors des élections
partielles depuis cette date et que des changements sont surve-
nus à ce sujet dans certaines provinces depuis la publication de
mon Rapport de 1979, j'estime qu'il serait utile de faire le point
sur la situation.
La vente des boissons alcooliques, la veille et le jour du
scrutin, a été interdite peu après la Confédération. Par la suite,
le Parlement a réduit la période d'interdiction aux heures
d'ouverture des bureaux de scrutin, le jour même du scrutin.
Depuis que cette modification a été apportée, l'Ontario, puis la
Colombie-Britannique, ont supprimé de leurs textes législatifs
toutes les dispositions interdisant ou limitant la vente et la
distribution de boissons alcooliques le jour d'un scrutin à toute
élection. En outre, le Québec autorise maintenant la vente de
boissons alcooliques pendant des élections partielles. Je signale
également que la Loi électorale du Canada n'interdit pas la
vente de ces boissons pendant les trois jours d'ouverture des
bureaux spéciaux de scrutin, dont les électeurs se prévalent en
nombre de plus en plus grand.
Les dispositions divergentes des textes législatifs provinciaux
et fédéraux concernant la vente de boissons alcooliques le jour
du scrutin sèment la confusion parmi la population et les
propriétaires d'établissements où l'on en vend. La situation est
encore plus confuse dans le cas d'élections partielles: les établis-
sements situés dans la circonscription où se tient une élection
partielle ne sont pas autorisés à vendre des boissons alcooliques
pendant les heures de scrutin, tandis que ceux situés à l'exté-
rieur de la circonscription, souvent de l'autre côté de la rue,
peuvent le faire sans crainte d'enfreindre la Loi. Pour remédier
à ce problème de plus en plus épineux, je recommande forte-
ment qu'il soit envisagé de modifier les dispositions actuelles de
la Loi.
RECOMMANDATION—Que soient abrogées les dispositions de
l'article 67 interdisant la vente de boissons alcooliques pendant
les heures de scrutin.
RÔLE DE LA COUR:
Le Parlement n'a pas encore donné suite à cette
recommandation du directeur général des élec-
- tions. C'est, de l'aveu général, ce qui a poussé les
demanderesses à intenter cette action devant la
Cour en vue d'aboutir au même résultat, c'est-à-
dire en plaidant que l'article 67 de la Loi électo-
rale du Canada est inconstitutionnel et devrait être
invalidé.
À première vue, l'argument paraît séduisant. La
recommandation du directeur général des élections
et les arguments invoqués pour l'appuyer semblent
fondés. En tant que mandataire du Parlement, il
ne ferait pas pareille recommandation s'il n'était
pas raisonnablement convaincu que l'article 67 ne
sert plus à rien. Il a conclu que, même si certaines
lois électorales provinciales autorisent l'ouverture
des bars, cela n'a ni augmenté les cas de corrup
tion ni porté atteinte au caractère sacré du bureau
de scrutin. De plus, comme il l'a indiqué dans son
rapport, l'alcool n'est pas interdit les jours de
scrutin spécial. Enfin, il estime que l'interdiction
est particulièrement inefficace lors d'élections par-
tielles dans les circonscriptions urbaines. En effet,
il suffit de traverser une rue pour trouver un bar
ouvert dans une circonscription voisine.
La contestation des demanderesses à l'endroit de
l'article 67 de la Loi électorale du Canada semble
constituer une tentative légitime de faire abroger
une mesure qui, à l'heure actuelle, pourrait être
qualifiée de déraisonnable et d'inutile. Cette
mesure doit être interprétée dans son contexte
historique et social. On ne saurait en juger la
constitutionnalité dans l'abstrait. Particulièrement
dans une affaire où l'on invoque la Charte cana-
dienne des droits et libertés, «les tribunaux doivent
se montrer moins réticents qu'ils ne le sont d'ordi-
naire à recourir aux données extrinsèques, c'est-à-
dire à l'histoire législative de la disposition consti-
tutionnelle en question, aux conséquences sociales,
politiques et économiques d'une interprétation
donnée» (Beaudoin et Tarnopolsky, Charte cana-
dienne des droits et libertés, Montréal, Wilson &
Lafleur-Sorej, 1982, à la page 35).
C'est ce que les demanderesses demandent à la
Cour de faire et c'est ce qu'elle fait. Elles espèrent
que la Cour en viendra raisonnablement à la con
clusion que même si l'interdiction des boissons
alcooliques le jour du scrutin pouvait se justifier
aux premiers temps de notre confédération, sa
légitimité n'est plus établie de nos jours. Si, à
l'origine, les craintes portaient sur l'alcool, aujour-
d'hui, ces craintes se traduisent de manière plus
objective par l'interdiction de la publicité télévisée
et de la diffusion de nouvelles concernant les élec-
tions avant la fermeture des bureaux de scrutin
dans les diverses régions visées par des fuseaux
horaires différents.
Si les tribunaux étaient des organes législatifs, il
serait facile, et peut-être courant, d'analyser l'arti-
cle 67 en fonction de son utilité pratique. Les
tribunaux seraient appelés à déterminer si telle ou
telle disposition législative est justifiée, c'est-à-dire
si elle impose une restriction indue à la liberté d'un
citoyen ou si elle est valide au regard des articles
91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Si
cette disposition était jugée inconstitutionnelle en
vertu d'une partie ou de l'autre de notre nouvelle
Constitution, voilà qui épargnerait un travail
énorme au Parlement. Une ordonnance judiciaire
donnant suite à la recommandation du directeur
général des élections serait tout aussi efficace
qu'une modification législative nécessitant trois
lectures à la Chambre des communes et l'approba-
tion du Sénat.
Je me permets toutefois d'affirmer qu'il faut
veiller à ce que les tribunaux n'usurpent pas la
fonction du pouvoir législatif. Les motifs invoqués
par le directeur général des élections pour préconi-
ser l'abrogation de l'article 67 méritent un examen
attentif et un respect considérable. Cependant,
cela ne signifie pas que ce préposé du Parlement
exprime nécessairement la volonté de ce dernier. Il
y aurait peut-être éminemment lieu d'abroger l'ar-
ticle 67, mais il s'agit là d'une fonction législative
que le Parlement ne saurait déléguer et d'une
décision que seul le Parlement a le pouvoir discré-
tionnaire ultime de prendre.
La conséquence logique de ce qui précède est
que l'examen par un tribunal de la légalité de
l'article 67 ne saurait être un débat sur l'opportu-
nité d'abroger l'article 67. La Cour doit d'abord se
demander si le Parlement a compétence pour
adopter l'article 67. Si celui-ci est valide sur le
plan constitutionnel, il importe peu qu'il soit ou
non périmé. En cas d'incompétence, le fait que la
règle soit ou non justifiée et appropriée n'a aucune
importance.
LES MOTIFS DE LA DEMANDE:
Pour résumer les diverses conclusions formulées
dans les plaidoiries écrites, l'attaque des demande-
resses à l'encontre de l'article 67 de la Loi électo-
rale du Canada s'articule autour de trois motifs:
(1) L'article 67 constitue un empiètement sur le
champ de compétence législative exclusif dont
jouissent les provinces en vertu de l'article 92 de la
Loi constitutionnelle de 1867, et il outrepasse la
compétence du Parlement.
(2) L'article 67 prive les demanderesses de leur
droit à l'égalité devant la loi, ce qui contrevient à
l'article 1 de la Déclaration canadienne des droits.
(3) L'article 67 va à l'encontre de l'alinéa 6(2)b)
de la Charte canadienne des droits et libertés et
prive les demanderesses de la liberté qui leur est
garantie par les principes de justice fondamentale,
ce qui contrevient à l'article 7 de la Charte.
(1) COMPÉTENCE À LA LUMIÈRE DES ARTICLES
91 ET 92:
La compétence du Parlement de légiférer sur les
boissons alcooliques a fait l'objet de nombreuses
contestations, dont une cause ancienne et célèbre,
l'arrêt Russell v. Reg. (1882), 7 App. Cas. 829,
dans lequel le Conseil privé a conclu que l'Acte de
tempérance du Canada relevait bien de la compé-
tence législative fédérale. Le Conseil privé a
déclaré qu'il s'agissait d'une mesure destinée à
promouvoir la tempérance au moyen d'une loi
uniforme dans tout le Dominion. Cette loi n'entrait
pas dans la catégorie de sujets provinciaux énoncés
à la catégorie 9 de l'article 92 qui concerne le
prélèvement de revenus, à la catégorie 13 de l'arti-
cle 92 qui a trait à la propriété et aux droits civils
ou encore à la catégorie 16 de l'article 92 qui vise
toutes les matières d'une nature purement locale.
Le Conseil privé a conclu que le Dominion avait,
en adoptant cette loi, exercé validement son pou-
voir général de faire des lois pour la paix, l'ordre et
le bon gouvernement du Canada prévu aux pre
miers mots de l'article 91.
Quelque quatorze ans plus tard, le Comité judi-
ciaire du Conseil privé a soumis à un examen
minutieux la législation tant fédérale que provin-
ciale en matière de tempérance et de contrôle des
boissons alcooliques. Dans l'arrêt Attorney -Gene
ral for Ontario v. Attorney -General for the Domi
nion, [1896] A.C. 348, le Conseil privé a une fois
de plus statué que l'Acte de tempérance du
Canada était une loi fédérale valide visant la paix,
l'ordre et le bon gouvernement du Canada.
L'Acte de tempérance du Canada, qui avait été
remanié en 1927, a de nouveau fait l'objet de
commentaires sur le plan constitutionnel en 1946,
dans l'affaire Attorney -General for Ontario v.
Canada Temperance Federation, [1946] A.C. 193.
Cette fois, le Conseil privé a énoncé la doctrine du
caractère véritable de la loi. De dire le Conseil, le
critère approprié afin de déterminer si une ques
tion relève de la compétence provinciale ou fédé-
rale réside dans l'objet véritable de la loi. Si la
question déborde les intérêts d'une province et, de
par son caractère inhérent, concerne l'ensemble du
Dominion, elle relève alors de la disposition consti-
tutionnelle portant sur la paix, l'ordre et le bon
gouvernement. En pareil cas, peu importe si cette
disposition touche, sous un autre aspect, à des
matières expressément réservées aux législatures
provinciales. Leurs Seigneuries ont de nouveau
confirmé l'arrêt Russell, le jugeant solidement
implanté dans la doctrine constitutionnelle du
Canada. De plus, a-t-on conclu, la compétence du
fédéral à l'égard de l'Acte de tempérance du
Canada (1878) ne saurait être touchée ou anéantie
par une loi remplaçant ou codifiant cet Acte.
En outre, leurs Seigneuries ont signalé que la
compétence fédérale découlant de la disposition
relative à la paix, à l'ordre et au bon gouvernement
n'a pas nécessairement à respecter le critère de
l'urgence. Elles ont déclaré à la page 207:
[TRADUCTION] Les raisons qui motivent une législation préven-
tive semblent être les mêmes que celles qui motivent une
législation curative. On donne la peste comme exemple d'une
question qui pourrait affecter si grandement le Canada qu'elle
justifierait l'adoption, par le Parlement de ce pays, d'une loi au
titre d'une matière concernant l'ordre et le bon gouvernement
du Dominion. Il semble donc en découler que si le Parlement a
le pouvoir de légiférer en cas d'épidémie véritable, il peut
également le faire pour empêcher qu'une épidémie ne se pro-
duise ou encore ne se reproduise.
Il me semble donc que, quel que soit le bien-
fondé de certaines dispositions de la Loi électorale
du Canada, la Loi dans son ensemble ne peut être
contestée pour des motifs d'ordre constitutionnel.
L'élection des députés requiert une réglementation
étendue et dans certains cas poussée afin d'assurer
la bonne marche du processus électoral. La Loi
électorale du Canada comprend quelque 119 arti
cles, une annexe comportant quelque 75 formules,
une autre annexe renfermant quelque 90 règles
électorales spéciales et une troisième annexe de
quelque 15 règles sur le vote des prisonniers de
guerre canadiens. La distribution des boissons
alcooliques visée à l'article 67 n'est que l'une des
nombreuses interdictions et infractions prévues
dans la Loi. On ne peut contester sérieusement,
pour des motifs d'ordre constitutionnel, la compé-
tence du Parlement de légiférer sur tous les aspects
du processus électoral et pour assurer la paix et
l'ordre le jour du scrutin. Le fait de prétendre
qu'une disposition particulière de la Loi est
désuète ou que le public ou quelque particulier
l'estime inutile ne saurait déterminer la validité de
cette Loi.
En outre, la Loi en cause renferme certaines
dispositions qui, prises isolément, relèveraient par
ailleurs du domaine des lois provinciales, voire des
arrêtés municipaux. Cependant, tant qu'elles font
partie du code électoral du Canada, on ne saurait
les isoler des autres pour dire qu'elles échappent à
la compétence fédérale.
À ce qui précède, on peut ajouter la longue
tradition de compétence fédérale sur le contrôle
des boissons alcooliques et les mesures de tempé-
rance. Si le Parlement est habilité à prévoir des
mesures générales d'interdiction ou de contrôle, il
est certainement habilité, pour les fins de ses pro-
pres élections, à interdire ou à limiter l'offre d'al-
cool le jour du scrutin.
Je dois donc conclure que, contrairement à la
compétence des provinces en la matière, la compé-
tence du Parlement pour adopter une disposition
de la nature de l'article 67 de la Loi électorale du
Canada est bien établie.
(2) LA DÉCLARATION CANADIENNE DES DROITS:
Les demanderesses invoquent également l'article
1 de la Déclaration canadienne des droits (sus-
mentionnée) qui est ainsi rédigé:
1. Il est par les présentes reconnu et déclaré que les droits de
l'homme et les libertés fondamentales ci-après énoncés ont
existé et continueront à exister pour tout individu au Canada
quels que soient sa race, son origine nationale, sa couleur, sa
religion ou son sexe:
a) le droit de l'individu à la vie, à la liberté, à la sécurité de la
personne ainsi qu'à la jouissance de ses biens, et le droit de ne
s'en voir privé que par l'application régulière de la loi;
b) le droit de l'individu à l'égalité devant la loi et à la
protection de la loi;
c) la liberté de religion;
d) la liberté de parole;
e) la liberté de réunion et d'association, et
j) la liberté de la presse.
Il s'agit de déterminer si les demanderesses ont
été privées de leur droit à l'égalité devant la loi ou
à la protection de la loi, en contravention de
l'article 1 de la Déclaration canadienne des droits.
Si je comprends bien l'argument de l'avocat, l'arti-
cle 67 de la Loi électorale du Canada établit, à
l'endroit des établissements commerciaux qui four-
nissent des boissons alcooliques, une discrimination
qu'elle ne fait pas vis-à-vis des autres établisse-
ments de vente au détail. Il constitue une mesure
discriminatoire ne visant qu'une catégorie de pro-
duits, savoir les boissons alcooliques, à l'exclusion
de toutes les autres. Les fournisseurs de tous les
autres produits peuvent continuer de vendre leurs
marchandises sans que l'arrivée du jour du scrutin
dans leur circonscription ne vienne entraver leurs
activités. L'interdiction de vendre des boissons
alcooliques est une atteinte au droit du proprié-
taire à l'égalité devant la loi et à la jouissance,
sinon de ses biens, du moins du produit découlant
de leur vente.
Dans cette mesure, l'argument de l'avocat pré-
sente une certaine logique. Toutefois, ce genre de
logique a été mis à l'épreuve en ce qui concerne
l'article 28 de la Loi sur la radiodiffusion, S.R.C.
1970, chap. B-11, qui interdit les émissions de
nature partisane la veille ou le jour de scrutin.
Dans l'arrêt Re C.F.R.B. Ltd. and Attorney -Gene
ral of Canada et al. (No. 2) (1972), 30 D.L.R.
(3d) 279 (H.C. Ont.), l'avocat a fait valoir que
l'article 28 enfreignait le droit à l'égalité devant la
loi. ainsi que la liberté de parole prévus aux alinéas
1 b) et d) et à l'article 2 de la Déclaration cana-
dienne des droits, et qu'il créait de la discrimina
tion contre les radiodiffuseurs puisque les journaux
et les périodiques n'étaient soumis à aucune res
triction de cette nature. Le juge Grant a déclaré, à
la page 283, que ces [TRADUCTION] «émissions
radiodiffusées n'appartenaient pas à la même caté-
gorie que les journaux ou les autres média d'infor-
mation. Les radiodiffuseurs ne font pas l'objet de
discrimination du type de celle mentionnée à l'art.
1 de la Déclaration des droits».
En confirmant le jugement du tribunal inférieur,
la Cour d'appel de l'Ontario ((1973), 38 D.L.R.
(3d) 335) a rejeté sommairement l'argument sui-
vant lequel l'article 28 de la Loi sur la radiodiffu-
sion est discriminatoire et incompatible avec la
Déclaration canadienne des droits. Au nom de la
Cour d'appel, le juge Kelly a dit, à la page 343:
[TRADUCTION] «L'interdiction s'applique sans dis
tinction à tous les radiodiffuseurs et à tous les
titulaires de licence d'exploitation d'une entreprise
de réception de radiodiffusion.»
Si l'article 67 de la Loi électorale du Canada
crée de la discrimination, ce n'est pas dans le sens
envisagé par la Déclaration canadienne des droits.
Le critère, énoncé par le juge McIntyre dans l'ar-
rêt MacKay c. La Reine, [ 1980] 2 R.C.S. 370,
semble être le suivant: une loi adoptée par le
Parlement ne contrevient pas au principe de l'éga-
lité devant la loi si elle est adoptée en cherchant
l'accomplissement d'un objectif fédéral régulier.
En l'absence de caractère arbitraire ou fantaisiste
ou de motif inavoué, une telle loi, rationnellement
adoptée, pourrait être considérée comme une déro-
gation nécessaire au principe général de l'applica-
tion universelle de la loi.
Si la Cour d'appel de l'Ontario a pu, dans
l'affaire C.F.R.B. Ltd., décider que l'interdiction
des émissions radiodiffusées de nature partisane
n'était pas discriminatoire et ce, en dépit du fait
que la presse écrite n'était pas visée, je suis d'au-
tant plus fondé à conclure qu'on ne saurait atta-
quer l'article 67 de la Loi électorale du Canada en
invoquant la Déclaration canadienne des droits.
Cet article ne fait pas qu'interdire la vente de
boissons alcooliques par des propriétaires d'hôtel; il
vise de la même façon le fait de donner, d'offrir ou
de fournir des boissons alcooliques dans les taver-
nes, magasins ou autres endroits publics. L'inter-
diction s'applique aussi aux détaillants de bière,
aux établissements des sociétés des alcools des
provinces et aux détaillants de vin. Cela porte à
conclure que l'interdiction vise les boissons alcooli-
ques et s'applique à tous. Le fait que les hôtels, les
tavernes ou les magasins dont l'activité consiste à
vendre des boissons alcooliques soient plus touchés
que d'autres par l'interdiction n'a pas pour effet, à
mon avis, de modifier l'application universelle de
la règle.
Par ailleurs, je ne vois dans la Loi aucune trace
de caractère «arbitraire» ou «fantaisiste», ni aucun
«motif inavoué» qui permettraient de douter que la
Loi a été adoptée en cherchant l'accomplissement
d'un «objectif fédéral régulier». Le fait d'attribuer
ces caractéristiques à l'article 67 pourrait s'avérer
un bon exercice de rhétorique, mais pour que ces
étiquettes adhèrent à cette disposition, il faudrait
que celle-ci crée une oppression à ce point discri-
minatoire qu'elle inciterait la Cour à intervenir. Je
ne saurais qualifier d'oppressante une interdiction
législative qui ne touche la nation qu'un jour tous
les trois ou quatre ans.
Je tiens à faire une autre remarque en ce qui
concerne la Déclaration canadienne des droits.
L'avocat de la Couronne a prétendu que la per-
sonne morale demanderesse n'avait pas droit à la
protection offerte par cette loi qui parle des indivi-
dus et des droits de l'individu. Cela n'incluerait pas
une corporation. C'est ce qu'a conclu le juge Doyle
dans l'arrêt R. v. Colgate Palmolive Ltd. (1971), 8
C.C.C. (2d) 40 (C. cté Ont.). Bien que l'article 28
de la Loi d'interprétation, S.R.C. 1970, chap. I-23,
prévoie que: «"personne" ou tout mot ou expres
sion ayant le sens du mot "personne" désigne
également une corporation», le terme employé à
l'article 1 de la Déclaration canadienne des droits
est «individu», un terme particulier qui, dans le
contexte de la loi, doit se limiter aux personnes
physiques.
(3) LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET
LIBERTÉS:
L'arsenal des moyens de contestation des
demanderesses compte également la Charte cana-
dienne des droits et libertés dont les paragraphes
6(1),(2) et (3) sont ainsi rédigés:
6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au
Canada, d'y entrer ou d'en sortir.
(2) Tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut
de résident permanent au Canada ont le droit:
a) de se déplacer dans tout le pays et d'établir leur résidence
dans toute province;
b) de gagner leur vie dans toute province.
(3) Les droits mentionnés au paragraphe (2) sont
subordonnés:
a) aux lois et usages d'application générale en vigueur dans
une province donnée, s'ils n'établissent entre les personnes
aucune distinction fondée principalement sur la province de
résidence antérieure ou actuelle;
b) aux lois prévoyant de justes conditions de résidence en vue
de l'obtention des services sociaux publics.
Seul l'alinéa 6(2)b) de la Charte a été invoqué
durant les débats. On a prétendu que l'article 67
de la Loi électorale du Canada prive la personne
physique demanderesse du droit de gagner sa vie
dans toute province. Je ne crois pas que la deman-
deresse puisse prétendre à la protection de cette
disposition de la Charte du fait de la contrainte
dont elle est supposément victime. D'après le con-
texte des paragraphes (1) et (2) de l'article 6 de la
Charte pris dans leur ensemble, ceux-ci semblent
ne s'appliquer qu'à la liberté de mouvement à
l'intérieur du Canada et au droit de gagner sa vie
dans toute province du Canada. Ainsi que l'a
déclaré le juge Estey dans la décision de la Cour
suprême du Canada dans Law Society of Upper
Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, à la
page 380; 8 C.R.R. 193, aux pages 211 et 212:
Les derniers mots de l'al. 6(3)a), que je viens tout juste de citer,
étayent la conclusion que l'al. 6(2)b) vise la «liberté de circula
tion et d'établissement» et non pas à établir un droit distinct au
travail. L'interprétation de l'al. 6(2)b) en fonction des excep
tions énoncées à l'al. 6(3)a) permet également d'expliquer
pourquoi les mots «dans toute province» sont utilisés: en vertu
de l'al. 6(2)b), les citoyens et les résidents permanents ont le
droit de gagner leur vie dans toute province, mais ce droit est
subordonné aux lois et usages «d'application générale» dans
cette province qui n'établissent aucune distinction fondée prin-
cipalement sur la province de résidence.
Même en présumant que la personne physique
demanderesse, qui est actionnaire et administra-
trice de la personne morale demanderesse, est une
citoyenne dont les droits prévus à l'article 6 de la
Charte ont été touchés par l'interdiction imposée
par la Loi électorale du Canada, je ne vois aucune
raison de statuer en sa faveur.
À mon avis, il ressort clairement du libellé de
l'article 6 que sa protection ne s'étend pas aux
corporations et, par conséquent, la personne
morale demanderesse n'aurait pas intérêt pour
agir. Le paragraphe 6(2) porte:
6....
(2) Tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut
de résident permanent au Canada ont le droit:
a) de se déplacer dans tout le pays et d'établir leur résidence
dans toute province;
b) de gagner leur vie dans toute province.
À première vue, la protection se limite aux person-
nes physiques. De plus, la notion de «livelihood» du
texte anglais de l'alinéa 6(2)b) est rendue dans le
texte français de la Charte par le droit «de gagner
leur vie dans toute province» (c'est moi qui souli-
gne). Ce texte précise l'interprétation de l'article
et, à mon avis, les corporations ne sont pas visées.
Les demanderesses invoquent en outre l'article 7
de la Charte canadienne des droits et libertés, qui
prévoit que:
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa
personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en confor-
mité avec les principes de justice fondamentale.
Cet argument appelle une analyse des divers
concepts que renferme l'article 7. Une telle analyse
serait loin d'être exhaustive: il est rarement possi
ble d'interpréter le droit dans l'abstrait, et les
interprétations judiciaires fondées sur des faits
concrets ont été relativement peu nombreuses. Il
me semble toutefois que les articles 8 à 14 permet-
tent la formulation de bonnes directives concer-
nant l'article 7. Comme l'a dit Patrice Garant, à la
page 336 de l'ouvrage de Beaudoin et Tarnopolsky,
Charte canadienne des droits et libertés (Mont-
réal, Wilson & Lafleur-Sorej, 1982):
Le droit à la liberté de la personne signifie l'absence de
contraintes ou entraves externes de la nature de celles énumé-
rées aux articles 8 à 14.
Il s'agit de la détention, de l'emprisonnement, des fouilles,
perquisitions ou saisies.
Pour ce qui est de l'interdiction imposée par l'arti-
cle 67 de la Loi électorale du Canada, je ne vois
pas en quoi l'article 7 de la Charte pourrait venir
en aide à un demandeur.
Dans l'affaire Re R. and Videoflicks Ltd.
(1984), 9 C.R.R. 193, la Cour d'appel de l'Ontario
a été appelée à se pencher sur les lois relatives à la
fermeture des commerces le dimanche, c'est-à-dire
sur le genre d'interdiction que l'on trouve à l'arti-
cle 67 de la Loi électorale du Canada. Le juge
d'appel Tarnopolsky a déclaré, à la page 229:
[TRADUCTION] Ainsi qu'il a été conclu plus haut en ce qui
concerne l'al. 2b) de la Charte, je ne vois pas en quoi une
simple réglementation du temps et du lieu peut avoir une
incidence défavorable au point de constituer de la discrimina
tion. Même si cette incidence défavorable était établie, il serait
plus opportun d'examiner la question suivant le contexte de
l'art. 15 de la Charte. Le concept de vie, de liberté et de
sécurité de la personne semble se rapporter à l'intégrité physi
que ou mentale d'une personne et au contrôle qu'elle exerce à
cet égard, plutôt qu'à quelque droit de travailler quand elle le
veut. Qui plus est, la seconde moitié de l'art. 7 prévoit qu'»il ne
peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les
principes de justice fondamentale». L'obligation de fermer à
certains moments ne constitue pas une «atteinte».
Je dois conclure que le droit à la liberté prévu à
l'article 7 de la Charte est une garantie juridique
restreinte s'attachant à la liberté physique de la
personne par opposition à un droit économique
d'exercer librement des activités commerciales. Je
ne vois pas comment les demanderesses, morale ou
physique, peuvent se prévaloir de l'article 7 pour
obtenir l'annulation de l'article 67 de la Loi élec-
torale du Canada. Leur qualité n'est toutefois pas
en litige.
L'ARTICLE 15 DE LA CHARTE CANADIENNE DES
DROITS ET LIBERTÉS:
Les dispositions de l'article 15 de la Charte
canadienne des droits et libertés sont entrées en
vigueur peu de temps après l'instruction de cette
action. J'ai hésité entre trois possibilités: soit
m'abstenir de me prononcer sur les répercussions
possibles de cette disposition sur l'article 67 de la
Loi électorale du Canada et ainsi laisser la ques
tion être examinée à l'occasion d'un débat ulté-
rieur; soit exprimer des opinions incidentes généra-
les à cet égard; soit, finalement, inviter les avocats
des parties à soumettre d'autres arguments et sta-
tuer sur la question. J'ai opté pour la troisième
possibilité, et les avocats des demanderesses et des
défendeurs m'ont, depuis, soumis des observations
écrites sur l'incidence possible de cet article de la
Charte sur la validité de l'article 67 de la Loi
électorale du Canada. Je tiens à mentionner que
ces mémoires m'ont considérablement aidé.
Le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne
des droits et libertés est ainsi conçu:
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique
également à tous, et tous ont droit à la même protection et au
même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimina
tion, notamment des discriminations fondées sur la race, l'ori-
gine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge
ou les déficiences mentales ou physiques.
Il faut examiner tout d'abord si la personne
morale demanderesse a qualité pour revendiquer la
protection prévue à l'article 15 de la Charte. Le
texte anglais de cet article parle de «every indivi
dual» et non de «everyone» comme dans les autres
articles de la Charte. Il ressort de la décision Re
Balderstone et al. and The Queen (1982), 143
D.L.R. (3d) 671 (B.R. Man.), que le mot «eve-
ryone» ainsi qu'il figure à l'article 7 de la Charte,
inclut les corporations. La définition du mot «indi-
vidual» a fait l'objet d'un examen dans l'arrêt R. v.
Colgate Palmolive susmentionné, où l'on a conclu
que le mot «individual» [individu] employé à
l'article 1 de la Déclaration canadienne des droits
n'incluait pas les corporations.
L'examen des comptes rendus des séances du
Comité mixte spécial du Parlement sur la Consti
tution ne révèle pas pourquoi la formulation ini-
tiale de ce paragraphe dans le Projet de résolution
constitutionnelle d'octobre 1980, savoir
15. (1) Everyone has the right to equality before the law and
to the equal protection .. .
a été remplacée par le libellé actuel.
Une étude générale préparée par la Bibliothèque
du Parlement à l'intention du Comité mixte spécial
fait état de sept options suggérées par divers grou-
pes de pression. L'expression «every' individual»
n'est employée que dans une seule de ces options.
L'avocat des demanderesses a fait valoir que
tant la corporation que son administratrice et
actionnaire ne sont pas traitées également par la
Loi électorale du Canada. En effet, durant les
heures d'ouverture des bureaux de scrutin, le jour
des élections, la corporation se voit interdire de
vendre, de donner, d'offrir ou de fournir de la
boisson dans son hôtel qui est la source principale
de ses activités. La personne physique demande-
resse, dans les mains de qui aboutissent en fin de
compte les revenus de la corporation, fait elle aussi
l'objet du même traitement discriminatoire.
En outre, l'avocat a soutenu que les motifs de
discrimination énumérés au paragraphe 15(1) de
la Charte ne sont pas exhaustifs. Bien que ce
paragraphe énumère expressément certains motifs
tels que la race, l'origine nationale ou ethnique, la
couleur, la religion, etc., sa portée est assez vaste
pour couvrir toutes les formes de discrimination
dont, bien entendu, l'interdiction singulièrement
discriminatoire de vendre de la boisson alors
qu'aucun autre établissement commercial ou pro-
duit n'est touché.
L'avocat de la Couronne fait non seulement
valoir que la personne morale demanderesse n'a
pas qualité pour agir, mais aussi que l'article 15 de
la Charte n'a pas d'effet rétroactif et donc ne
s'applique pas aux faits de la cause qui m'est
soumise. Je reconnais, à la lumière de l'arrêt Re
Jones and The Queen (1985), 20 C.C.C. (3d) 91
(C.S.C.-B.), que les droits à l'égalité énumérés à
l'article 15 n'aideraient aucunement une personne
revendiquant la protection de cet article contre une
procédure engagée avant le 17 avril 1985. En ce
sens, l'article n'a pas d'effet rétroactif.
En l'espèce, cependant, il ne s'agit pas de savoir
si une personne peut invoquer rétroactivement la
protection d'une disposition particulière de la
Charte. Il s'agit plutôt de décider de la validité
d'une disposition législative donnée. Les demande-
resses n'invoquent certes pas l'article 15 comme
moyen de défense à l'encontre d'une poursuite
pour une violation de l'article 67 de la Loi électo-
rale du Canada commise avant le 17 avril 1985.
Elles ne font que contester, au moyen d'une action
en jugement déclaratoire, la validité de l'interdic-
tion prévue par la loi.
Je reconnais également que si, à la suite d'une
instruction où il y a eu entente sur tous les faits
pertinents, l'applicabilité d'une nouvelle disposition
législative entraîne l'examen de faits nouveaux, il
va de soi que toute partie pourrait s'opposer avec
succès à ce qu'une décision judiciaire soit rendue
sans qu'il y ait ajournement ou tenue d'un nouveau
procès. Si ces faits nouveaux sont en litige, ils
doivent bien entendu être portés à la connaissance
de la cour de la manière habituelle. Toutefois, tel
n'est pas le cas en l'espèce.
Il ressort clairement du libellé de l'article 15 que
seules les personnes physiques sont sous son égide
et que les corporations et autres «personnes mora-
les» sont, pour ainsi dire, laissées à elles-mêmes. Le
terme «individu» utilisé à l'article 1 de la Déclara-
tion canadienne des droits a fait l'objet d'une
interprétation judiciaire dans l'arrêt R. v. Colgate
Palmolive dont j'ai fait mention précédemment, et
où le juge Doyle a statué que ce terme ne visait pas
les corporations. Le mot «individual» figurant à
l'article 15 de la Charte a été examiné dans une
affaire plus récente, Smith, Kline & French Labo
ratories Limited c. Procureur général du Canada,
[1986] 1 C.F. 274; (1985), 7 C.P.R. (3d) 145 (Ire
inst.). Il ne semble pas que le juge Strayer, dans
ses motifs de jugement soigneusement rédigés, ait
eu à s'interroger longuement avant de conclure
qu'une corporation ne pouvait revendiquer la pro
tection de l'article 15 de la Charte.
Ce qui, à mes yeux, est peut-être plus intéres-
sant encore dans le jugement du juge Strayer, c'est
la question de l'intérêt pour agir de la personne
physique demanderesse. En l'espèce, cette question
a été soulevée par l'avocat des défendeurs lorsqu'il
a dit que l'article 67 de la Loi électorale du
Canada n'enfreint aucun droit à l'égalité dont jouit
la personne physique demanderesse en sa qualité
d'actionnaire et d'administratrice de la personne
morale demanderesse. De dire l'avocat, l'article 67
porte sur la distribution ou la vente de boissons
fermentées ou spiritueuses et non sur les droits
dont Marjorie Frimeth peut jouir en tant qu'ac-
tionnaire ou administratrice de la demanderesse
Parkdale Hotel Limited.
Dans le litige dont était saisi le juge Strayer
relativement à la constitutionnalité du système
d'attribution de licences obligatoires couvrant des
médicaments instauré par le paragraphe 41(4) de
la Loi sur les brevets [S.R.C. 1970, chap. P-4],
trois individus se sont joints comme demandeurs à
Smith, Kline & French Laboratories Limited. Ces
trois individus étaient les inventeurs du médica-
ment d'ordonnance en cause. On a prétendu que
même si aucun d'eux ne détenait plus quelque
intérêt dans le médicament breveté, ils demeu-
raient toujours des inventeurs en puissance et la
valeur de leurs services, passés et à venir, était
toujours touchée par le système. Relativement à
cette qualité, le juge Strayer a déclaré [à la page
316 C.F.; 192 C.P.R.]:
Pour d'autres motifs, également mentionnés plus haut, j'estime
cependant que les particuliers demandeurs possèdent, à titre
d'inventeurs du Cimetidine, un intérêt suffisant pour invoquer
l'article 15 et contester le paragraphe 41(4) de la Loi sur les
brevets au motif que, de la façon dont il s'applique ou s'appli-
quera à leur égard, et de la façon dont il est appliqué à d'autres
inventeurs, il est incompatible avec l'article 15 de la Charte.
Le juge poursuit en disant [à la page 316 C.F.; 192
C.P.R.]:
La politique des tribunaux de s'opposer à la reconnaissance
d'une qualité d'agir illimitée pour soulever des questions consti-
tutionnelles repose en partie sur la crainte de se voir inonder de
litiges non pertinents par des personnes n'ayant aucun véritable
grief direct à formuler et en partie, sur leurs préoccupations
relativement à l'absence d'un contexte factuel précis, auquel cas
le demandeur éventuel n'est pas réellement dans une position
pour se plaindre d'une atteinte précise à ses droits.
Je constate une grande similitude entre la situa
tion dans laquelle se trouvent les inventeurs en
vertu du paragraphe 41(4) de la Loi sur les brevets
et celle de la personne physique demanderesse en
l'espèce en vertu de l'article 67 de la Loi électorale
du Canada. Je n'hésite donc pas à lui reconnaître
la qualité pour agir.
Cette reconnaissance ne résout cependant pas
son problème. Je ne vois aucun cas de discrimina
tion ou d'inégalité au sens de l'article 15 de la
Charte canadienne des droits et libertés. Comme
je l'ai mentionné précédemment, l'interdiction
légale dont il est question en l'espèce ne lui impose
qu'une contrainte limitée qui s'applique effective-
ment à tous. La vente de boissons alcooliques est
interdite, mais le don, l'offre ou la fourniture
d'alcool «dans un hôtel, une taverne, un magasin
ou un autre endroit public» le sont tout autant.
À mon avis, la règle ejusdem generis n'a pas
pour effet de restreindre le sens de l'expression
«autre endroit public» aux endroits semblables aux
hôtels, tavernes, magasins ou entrant dans la
même catégorie. Les tavernes, les hôtels et les
magasins sont des endroits publics, mais le sont
également les salles de réunions communautaires,
les crénas, les sous-sols d'écoles et peut-être même
les quartiers-généraux des candidats dans les
circonscriptions.
Dans l'arrêt R. y. Kane, [ 1965] 1 All E.R. 705
(Stafford Assizes), un endroit public a été défini
comme étant un endroit auquel le public peut
accéder et où il a effectivement accès et ce, peu
importe qu'il y vienne à l'invitation de l'occupant
ou simplement avec son autorisation. Il me semble
qu'en prohibant la distribution de boissons alcooli-
ques dans les hôtels, tavernes et magasins, le légis-
lateur entendait étendre cette interdiction aux
autres endroits publics qui ne sont pas nécessaire-
ment des débits de boissons. Toute autre conclu
sion reviendrait à déformer la règle ejusdem gene-
ris. Comme il a été affirmé, dans l'arrêt Anderson
v. Anderson, [1895] 1 Q.B. 749 (C.A.), puis cité
dans l'ouvrage de S. G. G. Edgar, Craies on
Statute Law (7 ° éd., Londres, Sweet & Maxwell,
1971), à la page 181, cette règle n'est qu'une
simple présomption applicable en l'absence d'au-
tres indices de l'intention du législateur.
J'en viens donc à la conclusion que l'interdiction
prévue à l'article 67 de la Loi électorale du
Canada n'établit pas de discrimination entre la
demanderesse physique et les autres membres de la
collectivité, et qu'elle n'enfreint pas l'article 15 de
la Charte canadienne des droits et libertés.
CONCLUSION:
Les avocats ont tous deux contribué à un débat
intéressant et stimulant. Malgré leurs courageux et
même passionnés efforts, les demanderesses n'ont
pas réussi à convaincre la Cour d'invalider l'article
67 de la Loi électorale du Canada. Même si, à
leurs yeux et aux yeux de beaucoup d'autres, cette
disposition législative semble désuète, je n'ai pu
trouver aucun motif juridique pour intervenir.
L'article 67 est peut-être un anachronisme, mais
je me permets de dire que ce n'est ni le devoir ni la
prérogative des tribunaux de purger les lois cana-
diennes des anachronismes qu'elles peuvent renfer-
mer. Le contrôle judiciaire se limite à l'examen de
la constitutionnalité des textes de loi conformé-
ment aux contraintes énoncées dans la Constitu
tion du Canada. Si un texte de loi a résisté avec
succès à une contestation fondée sur la Constitu
tion, c'est alors auprès du législateur, et non des
tribunaux, que la collectivité devra chercher à
obtenir redressement.
L'action est rejetée avec dépens, si demande en
est faite.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.