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T-64-80 T-2207-80 T-3346-80 T-707-84 T-5652-80
La Reine (demanderesse) c.
Amway of Canada Limited/Amway du Canada Ltée et Amway Corporation (défenderesses)
RÉPERTORIÉ: R. c. AMWAY DU CANADA LTÉE
Division de première instance, juge Reed -Mont- réal, 26 mars; Ottawa, 6 juin 1986.
Douanes et accise - Loi sur les douanes - Pratique «Confiscation présumée» conformément aux art. 180 et 192 de la Loi sur les douanes - La Cour peut-elle ordonner aux membres de la direction des défenderesses de se soumettre à un interrogatoire préalable? - S'agit-il d'actions de nature civile ou d'actions de nature pénale et quasi criminelle? - La procédure de confiscation ne constitue pas une confiscation in rem - Le privilège de common law contre l'auto-incrimina tion a été aboli à l'échelle fédérale en 1893 - Les dispositions législatives donnent droit à l'interrogatoire préalable et à la communication des documents et il s'agit d'un droit étendu - Suivant la common law, les défenderesses peuvent être con- traintes à témoigner - Le droit de ne pas être contraint de témoigner garanti par l'art. 11c) de la Charte s'applique, mais le droit à l'interrogatoire préalable constitue une limite rai- sonnable au sens de l'art. 1 - Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règles 465(1)b),(6),(8),(9),(11), 494(9) - Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, chap. C-40, art. 2, 22 (mod. par S.R.C. 1970 (2° Supp.), chap. 32, art. 2), 102, 160, 161, 180, 192, 248, 249 (mod. par S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 64(2)), 250, 251, 252 (mod. par S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 64(2)) - Loi sur la taxe d'accise, S.R.C. 1970, chap. E-13, art. 58 - Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 7, 8, 11c),d),e),f),g),h), 13 - Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, chap. N-1, art. 10, 11 - Loi sur les contami nants de l'environnement, S.C. 1974-75-76, chap. 72, art. 13(2) - Loi sur les pêcheries, S.R.C. 1970, chap. F-14, art. 58(5) - Acte de la preuve en Canada, 1893, S.C. 1893, chap. 31, art. 5 - An Act to amend The Law of Evidence, 1851, 14 & 15 Vict., chap. 99, art. 2, 3 (R.-U.) - Criminal Evidence Act, 1898, 61 & 62 Vict., chap. 36, art. 1a),b),e) (R.-U.) - The Public Health Act, 1875, 38 & 39 Vict., chap. 55 (R.-U.) Civil Evidence Act, 1968, 1968, chap. 64 (R.-U.) - Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, art. 2, 3, 5 Rules of the Supreme Court (Revision) 1965, S.I. 1965/1776 - The Evidence Act, R.S.S. 1909, chap. 60 - An Act for the further Alteration and Amendment of the Laws and Duties of Customs, 1854, 17 & 18 Vict., chap. 122, art. 15 (R.-U.) The Supplemental Customs Consolidation Act, 1855, 18 & 19 Vict., chap. 96, art. 36 (R.-U.) - The Customs Amendment Act, 1857, 20 & 21 Vict., chap. 62, art. 14, 15 (R.-U.) - The Crown Suits, & c. Act, 1865, 28 & 29 Vict., chap. 104, art. 34
(R.-U.) - The Customs Consolidation Act, 1876, 39 & 40 Vict., chap. 36, art. 259 (R.-U.) - Acte concernant les Doua- nes, S.C. 1867, chap. 6, art. 102 - Acte pour amender et refondre les actes concernant les douanes, S.C. 1877, chap. 10, art. 103 - L'Acte des Douanes, 1883, S.C. 1883, chap. 12, art. 188, 190, 191 - Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10, art. 3 - Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77, chap. 52 - Loi de l'impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, chap. 63 - Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34.
Pratique - Communication de documents et interrogatoire préalable - Interrogatoire préalable - «Confiscation présu- mée» en vertu de la Loi sur les douanes - La Cour peut-elle ordonner la tenue d'un interrogatoire préalable lorsqu'on réclame le paiement d'amendes ou la confiscation de biens? - Le privilège de common law contre l'auto-incrimination a été aboli à l'échelle fédérale en 1893 - Les dispositions législati- ves donnent droit à l'interrogation préalable et à la communi cation des documents et ce droit est très étendu - Suivant la common law, les défenderesses peuvent être contraintes à témoigner - Même si le droit de ne pas être contraint de témoigner garanti par l'art. 11c) de la Charte s'applique, le droit à l'interrogatoire préalable constitue une limite raison- nable au sens de l'art. 1 - Il n'est pas prématuré de trancher une question portant sur la Charte au stade de l'interrogatoire préalable - Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règles 465(1)b),(6),(8),(9),(11), 494(9) - Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, chap. C-40, art. 2, 22 (mod. par S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 32, art. 2), 102, 160, 161, 180, 192, 248, 249 (mod. par S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 64(2)), 250, 251, 252 (mod. par S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 64(2)) - Loi sur la taxe d'accise, S.R.C. 1970, chap. E-13, art. 58 - Charte canadienne des droits et libertés, qui consti- tue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 7, 8, 11c),d),e)f),g),h), 13 - Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, art. 2, 3, 5.
Droit constitutionnel - Charte des droits - Procédures criminelles et pénales - Droit de ne pas être contraint à témoigner - «Confiscation présumée» en vertu de la Loi sur les douanes - Une ordonnance enjoignant aux défenderesses de faire témoigner des membres de leur direction contrevient- elle à l'art. 11c) de la Charte? - Le seul argument suivant lequel l'interrogatoire préalable contrevient prima facie à la Charte repose sur la distinction qui veut que le membre de la direction parle «au nom de» la compagnie à l'interrogatoire préalable mais non au procès - L'art. 11c) s'applique car il vise à la fois les affaires pénales et les affaires criminelles La disposition des procédures de «confiscation présumée» exigeant la tenue d'un interrogatoire préalable constitue une limite raisonnable apportée au droit à la non-contraignabilité énoncé à l'art. 11c) de la Charte, dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique - Il n'est pas prématuré de trancher une question portant sur la Charte au stade de l'interrogatoire préalable - Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règles 465(1)6),(6),(8), (9),(11), 494(9) - Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, chap. C-40, art. 2, 22 (mod. par S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 32, art. 2), 102, 160, 161, 180, 192, 248, 249 (mod. par S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 64(2)), 250, 251, 252 (mod. par S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 64(2)) - Loi sur la taxe
d'accise, S.R.C. 1970, chap. E-13, art. 58 Charte cana- dienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 7, 8, 11c),d),e)f),g),h), 13 Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, chap. N-1, art. 10, 11 Loi sur les contaminants de l'environnement, S.C. 1974- 75-76, chap. 72, art. 13(2) Loi sur les pêcheries, S.R.C. 1970, chap. F-14, art. 58(2) Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2 » Supp.), chap. 10, art. 3 Loi sur l'immigra- tion de 1976, S.C. 1976-77, chap. 52 Loi de l'impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, chap. 63 Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34.
On réclame aux défenderesses en vertu du paragraphe 180(2) et de l'alinéa 192(2)a) de la Loi sur les douanes le versement de droits de douane et de taxes non payés ainsi que le paiement d'une somme pour la confiscation présumée de marchandises qu'elles auraient omis de déclarer et qu'elles auraient passé en contrebande au Canada et ce, en violation de la Loi.
La présente demande vise à obtenir que la Cour enjoigne aux défenderesses de soumettre deux membres de leur direction à un interrogatoire préalable.
Deux points ont été soulevés: 1) serait-il contraire à l'alinéa 11c) de la Charte d'ordonner aux membres de la direction de se soumettre à un interrogatoire préalable? et 2) la règle de common law portant que le tribunal ne peut ordonner la tenue d'un interrogatoire préalable lorsqu'on réclame le paiement d'amendes ou la confiscation de marchandises est-elle toujours en vigueur et s'applique-t-elle à l'espèce?
Jugement: la demande devrait être accueillie.
Il est évident que la perpétration d'une infraction est en cause dans la réclamation faite même si la Couronne a choisi d'invo- quer la confiscation présumée plutôt que de procéder par voie de déclaration sommaire de culpabilité ou par voie de mise en accusation comme elle aurait pu le faire. Il est question d'in- fractions au paragraphe 192(2) de la Loi, mot dont la définition est suffisamment large pour englober les faits de l'espèce. On ne peut pas qualifier la procédure de confiscation in rem des marchandises. C'est le comportement des «auteurs de l'infrac- tion» qui les assujettit à une «confiscation présumée». Et même si les dispositions des articles 180 et 192 de la Loi concernant la confiscation présumée prévoient le recours à une procédure civile, il s'agit d'un moyen par lequel une peine est imposée pour la perpétration d'une infraction.
Au Canada, le privilège de common law qui habilitait un témoin à refuser de répondre à des questions incriminantes, y compris à celles qui pouvaient l'exposer à une peine ou à une confiscation, a été aboli à l'échelle fédérale en 1893 et •a été remplacé par ce qu'on appelle la protection contre l'emploi ultérieur des témoignages. Aucune disposition législative expresse ne renferme les règles de common law relatives aux amendes et à la confiscation; au contraire, nos règles donnent expressément droit à l'interrogatoire préalable et à la communi cation de documents et ce droit est étendu. En fait, la Loi sur la preuve au Canada a abrogé expressément les règles de common law invoquées en l'espèce. Étant donné les règles de la Cour fédérale applicables à l'interrogatoire préalable, une personne interrogée au préalable est pour l'essentiel un témoin et l'article 5 de la Loi sur la preuve au Canada s'applique.
Il ressort de l'examen de l'historique de la législation anglaise et canadienne que le défendeur dans une poursuite en confisca tion intentée en vertu de la Loi sur les douanes serait contraint de témoigner. On ne saurait donc invoquer le principe de la non-contraignabilité pour prétendre, sur le fondement de la common law, ne pas être soumis à un interrogatoire préalable.
Ce n'est pas la compétence de la Cour qui constitue le critère approprié pour déterminer si l'alinéa 11c) de la Charte s'appli- que à un cas particulier. La nature des procédures choisies ne peut pas non plus, dans tous les cas, être déterminante. Même si l'article 11 était censé s'appliquer principalement aux procé- dures engagées devant les tribunaux ordinaires de juridiction criminelle, il ne se limite pas expressément aux procédures criminelles. En fait, il est question dans la note marginale qui accompagne cet article, d'affaires criminelles et pénales. Il est manifeste que la présente action est pénale.
Ce qui est plus important c'est que les articles 180 et 192 prévoient des méthodes parallèles pour obtenir le paiement des amendes qu'on cherche à imposer: l'une est de nature crimi- nelle, l'autre, civile. Mais les droits constitutionnels du défen- deur ne peuvent dépendre de la procédure choisie par la Couronne.
L'alinéa 11c) s'applique aux procédures engagées devant la Cour fédérale, du moins en ce qui concerne la «confiscation présumée». En l'espèce toutefois, la limite apportée au droit de ne pas être contraint de témoigner a une justification qui peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Elle fait partie d'un système d'imposition fondé sur la déclara- tion volontaire et l'autocotisation. Elle satisfait aux critères énoncés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Oakes: le but est suffisamment important et les moyens sont raisonnable- ment proportionnels aux objectifs recherchés.
Finalement, il n'est pas prématuré de trancher une question portant sur la Charte, comme c'est le cas en l'espèce, au stade de l'interrogatoire préalable.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Regina v. Fox et al. (1899), 18 P.R. 343 (C.A. Ont.); R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Allardice c. R., [1979] 1 C.F. 13 (1fe inst.); United States v. Bisceglia, 420 U.S. 141 (1975); Customs and Excise Comrs. v. Ingram, [1948] 1 All E.R. 927 (C.A.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Belhumeur v. Discipline Ctee. of Que. Bar Assn. (1983), 34 C.R. (3d) 279 (C.S. Qc); Re James, [1983] 2 W.W.R. 316 (C.S.C.-B.); R. v. Wigglesworth (1984), 11 C.C.C. (3d) 27 (C.A. Sask.); Denton y John Lister Ltd, [1971] 3 All ER 669 (Q.B.D.); Rio Tinto Zinc Corpn. v. Westing- house Electric Corpn., [1978] A.C. 547 (H.L.), infirmant [1978] A.C. 553 (C.A.); Mexborough (Earl of) v. Whit- wood Urban District Council, [1897] 2 Q.B. 111 (C.A.); R. v. Mingo et al. (1982), 2 C.C.C. (3d) 23 (C.S.C.-B.); R. v. Belcourt (1982), 69 C.C.C. (2d) 286 (C.S.C.-B.); R. v. Boron (1983), 3 D.L.R. (4th) 238 (H.C. Ont.); Caisse Populaire Laurier D'Ottawa Ltée v. Guertin et al. (No. 2) (1983), 150 D.L.R. (3d) 541 (H.C. Ont.); R. c.
Taylor, [1985] 1 C.F. 331 (1re inst.); Cutter (Can.) Ltd. c. Baxter Travenol Laboratories of Can. Ltd. (1984), 3 C.I.P.R. 143 (C.A.F.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Marun, Tvrtko Hardy v. The Queen, [1965] 1 R.C.É. 280; Blunt v. Park Lane Hotel, Ld., [1942] 2 K.B. 253 (C.A.); Martin v. Treacher (1886), 16 Q.B.D. 507 (C.A.); R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295; R. v. Wooten (1983), 9 C.C.C. (3d) 513 (C.S.C.-B.); Bowen c. Ministre de l'Emploi et de l'Immi- gration, [1984] 2 C.F. 507 (C.A.).
DECISIONS CITÉES:
R. v. Bureau, [1949] R.C.S. 367; Smith v. Coral, [1952] 3 D.L.R. 328 (H.C. Ont.); Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350; Gosselin v. The King (1903), 33 R.C.S. 255; Grevas v. R. (1956), 18 W.W.R. 412 (C.A.C: B.); Bart- leman v. Moretti (1913), 4 W.W.R. 132 (C.S. Sask.); Chambers v. Jaffray et al. (1906), 12 O.L.R. 377 (C. div.); Klein v. Bell, [1955] R.C.S. 309; Ziegler c. Hunter, [1984] 2 C.F. 608; (1984), 51 N.R. 1 (C.A.); Stickney v. Trusz (1973), 16 C.C.C. (2d) 25 (H.C. Ont.); Attorney General v. Radloff (1854), 10 Ex. 84; 156 E.R. 366; The King v. Doull, [1931] R.C.É. 159; Russell c. Radley, [1984] 1 C.F. 543 (1's inst.); R. v. Cohn (1984), 15 C.C.C. (3d) 150 (C.A. Ont.); Re Lazarenko and Law Society of Alberta (1983), 4 D.L.R. (4th) 389 (B.R. Alb.); R. v. Judge of the General Sessions of the Peace for the County of York, Ex p. Corning Glass Works of Canada Ltd. (1970), 3 C.C.C. (2d) 204 (C.A. Ont.), autorisation de pourvoi refusée [1971] R.C.S. viii; R. v. Paterson (N.M.) and Sons Ltd., [1979] 1 W.W.R. 5 (C.A. Man.).
AVOCATS:
Edward R. Sojonky, c.r. et Michael F. Cia- vaglia pour la demanderesse.
Marc Noël et Guy Du Pont pour les défenderesses.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour la demanderesse.
Verchère, Noël & Eddy, Montréal, pour les défenderesses.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE REED: La demanderesse s'adresse à la Cour afin que celle-ci enjoigne aux sociétés défen- deresses de soumettre deux membres de leur direc tion à un interrogatoire préalable et ce, conformé- ment à l'alinéa 465(1)b) et au paragraphe 465(8)
des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., chap. 663]. L'interrogatoire préalable concerne cinq actions que la demanderesse a intentées contre les défenderesses en vertu de la Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, chap. C-40.
À l'audition initiale de la présente requête, les défenderesses ont soutenu qu'on ne devrait pas les soumettre à un interrogatoire préalable parce que cela contreviendrait à l'alinéa 11c) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)].
11. Tout inculpé a le droit:
c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même dans toute poursuite intentée contre lui pour l'infraction qu'on lui reproche;
Cet argument a été présenté sans que l'avocat de la partie adverse ou la Cour en soit avisé; c'est pourquoi celle-ci a demandé aux deux parties de présenter des plaidoiries écrites et leur a indiqué que, si une fois les plaidoiries écrites échangées, l'une ou l'autre des parties souhaitait faire des observations orales au sujet de l'argument fondé sur l'alinéa 11c), elle pourrait le faire. La Cour a par la suite entendu cet argument.
Les défenderesses allèguent également que, indépendamment de tout argument fondé sur la Charte qui pourrait s'appliquer à l'espèce, il existe une règle de common law portant qu'une cour ne peut ordonner la tenue d'un interrogatoire préala- ble lorsqu'on réclame le paiement d'amendes ou la confiscation de marchandises, et que cette règle est toujours en vigueur et s'applique au cas présent.
On a allégué au cours des procédures engagées en vertu de la Loi sur les douanes et auxquelles les cinq requêtes se rapportent que les défenderesses ont importé des marchandises au Canada; qu'elles étaient tenues de produire, pour les douanes, des factures indiquant la juste valeur marchande des- dites marchandises; qu'elles ont fourni à cet égard de faux documents au ministère du Revenu natio nal; qu'elles ont fait de fausses déclarations aux douanes en ce qui concerne la juste valeur mar- chande des marchandises et, subsidiairement, qu'elles ont sous-évalué les marchandises et, par conséquent, ont fraudé le Revenu en ne payant pas les droits dus. Une action est donc intentée afin
d'obtenir le versement des droits de douane et des taxes non payés et le paiement d'une somme pour la présumée confiscation des marchandises:
droits 16 821 350,80 $
taxe de vente 12 770 989,58 $
valeur des marchandises 118 451 026,20 $
148 043 366,58 $
Dans une des cinq actions (T-707-84), on ne réclame que les taxes et les droits non payés. On ne demande pas qu'il y ait confiscation dans ce dos sier; le délai de prescription applicable était déjà expiré au moment l'action a été intentée.
La réclamation des droits non payés repose sur les articles 102' et 22 [mod. par S.R.C. 1970 (2' Supp.), chap. 32, art. 2] de la Loi sur les douanes. Suivant l'article 58 de la Loi sur la taxe d'accise, S.R.C. 1970, chap. E-13, la taxe de vente applica ble est incluse dans ces réclamations.
La confiscation présumée a été effectuée en vertu des articles 180 et 192 de la Loi sur les douanes. Le paragraphe 180(1) prévoit, en corré- lation avec l'article 18, que toute personne ayant la charge d'un véhicule arrivant au Canada ou toute personne arrivant à pied au Canada doit se présen- ter au bureau de douane le plus rapproché et faire connaître par écrit la quantité et la valeur des effets qu'elle importe. Si elle ne le fait pas, les effets sont saisis. L'article 180 prévoit:
180. (1) Lorsque la personne ayant la charge ou garde de quelque article mentionné à l'alinéa 18b) a omis de se confor- mer à l'une des exigences de l'article 18, tous les articles mentionnés à l'alinéa b) susdit et dont ladite personne a la charge ou garde, sont acquis légalement et peuvent être saisis et traités en conséquence.
' 102. Le véritable montant des droits de douane payable à Sa Majesté, relativement à des marchandises importées au Canada ou exportées du Canada, constitue, à compter du moment ces droits auraient être versés ou qu'il aurait en être rendu compte, une dette due et payable à Sa Majesté, conjointement et solidairement par le propriétaire des marchan- dises, au moment de leur importation ou de leur exportation, et par l'importateur ou l'exportateur de ces marchandises, suivant le cas; et cette dette peut, en tout temps, être recouvrée, avec frais de la poursuite, devant toute cour compétente; et toutes marchandises importées ou exportées dans la suite par ledit propriétaire sont assujetties à un privilège pour cette dette et la douane peut empêcher la livraison tant que la dette n'a pas été payée.
(2) Si les articles ainsi confisqués ou l'un d'entre eux ne sont pas trouvés, le propriétaire au moment de l'importation, et l'importateur et toute autre personne qui a eu de quelque façon affaire avec l'importation illégale de ces articles sont passibles d'une amende égale à la valeur des articles; et, que ces articles soient trouvés ou non,
a) si la valeur, pour droits de douane, des articles est au-dessous de deux cents dollars, ils sont passibles en outre, sur déclaration sommaire de culpabilité devant deux juges de paix, d'une amende d'au moins cinquante dollars et d'au plus deux cents dollars, ou d'un emprisonnement d'au moins un mois et d'au plus un an, ou de l'amende et de l'emprisonne- ment à la fois; et
b) si la valeur, pour droits de douane, des effets est de deux cents dollars ou plus, ils sont coupables d'un acte criminel et passibles, sur déclaration de culpabilité, d'une amende d'au plus mille dollars et d'au moins deux cents dollars, ou d'un emprisonnement d'au plus quatre ans et d'au moins un an, ou à la fois de l'amende et de l'emprisonnement. [C'est moi qui souligne.]
Et l'article 192 est rédigé comme suit:
192. (1) Si quelqu'un
a) passe en contrebande ou introduit clandestinement au Canada des marchandises, sujettes à des droits, d'une valeur imposable inférieure à deux cents dollars;
b) dresse, ou passe ou tente de passer par la douane, une facture fausse, forgée ou frauduleuse de marchandises de quelque valeur que ce soit; ou
c) tente, de quelque manière de frauder le revenu en évitant de payer les droits ou quelque partie des droits sur des marchandises de quelque valeur que ce soit;
ces marchandises, si elles sont trouvées, sont saisies et confis- quées, ou, si elles ne sont pas trouvées, mais que la valeur en ait été constatée, la personne ainsi coupable doit remettre la valeur établie de ces marchandises, cette remise devant être faite sans faculté de recouvrement dans le cas de contraventions prévues à l'alinéa a).
(2) En sus de toute autre peine dont elle est passible pour une infraction de cette nature, cette personne,
a) doit remettre une somme égale à la valeur de ces mar- chandises, laquelle somme peut être recouvrée devant tout tribunal compétent; et
b) sur déclaration sommaire de culpabilité devant deux juges de paix, est de plus passible d'une amende d'au plus deux cents dollars et d'au moins cinquante dollars, ou d'un empri- sonnement d'au plus un an et d'au moins un mois, ou à la fois de l'amende et de l'emprisonnement. [C'est moi qui souligne.]
L'article 2 de la Loi contient la définition suivante:
2. (1) ...
«valeur» relativement à une amende, à une peine ou à une confiscation imposée par la présente loi et basée sur la valeur des marchandises ou articles, signifie la valeur à l'acquitté de ces marchandises ou articles à la date a été commise l'infraction pour laquelle est encourue cette amende, cette peine ou cette confiscation; [C'est moi qui souligne.]
Les droits, les taxes et un montant qui serait à titre de confiscation sont tous trois réclamés par voie d'une déclaration présentée à la Cour fédérale conformément aux articles 249 [mod. par S.R.C. 1970 (2° Supp.), chap. 10, art. 64(2)] et 252 [mod., idem]:
249. (1) Outre tout autre recours prévu par la présente loi ou par la loi et même s'il est prescrit que le contrevenant est ou devient passible d'une amende ou confiscation après déclaration sommaire de culpabilité, toutes les amendes et les confiscations encourues sous le régime de la présente loi ou de toute autre loi relative aux douanes, au commerce ou à la navigation, ainsi que tous les frais de poursuite, peuvent être poursuivis, obtenus en justice et recouvrés, devant la Cour fédérale du Canada ou devant toute cour supérieure qui a juridiction dans la province du Canada la cause de la poursuite a pris naissance, ou dans laquelle le défendeur a été assigné.
(2) Si le montant de l'amende ou la valeur des choses confisquées n'excède pas la somme de deux cents dollars, ils peuvent aussi être poursuivis, obtenus en justice et recouvrés devant toute cour qui a juridiction, jusqu'à concurrence de cette somme, dans l'endroit la cause de la poursuite a pris naissance, ou dans celui le défendeur a été assigné.
252. Toute poursuite ou action devant la Cour fédérale du Canada, ou devant une cour supérieure ou cour compétente, pour le recouvrement de toute amende ou l'opération de toute confiscation, imposées par la présente loi ou par toute autre loi relative aux douanes, au commerce ou à la navigation, peut être commencée, poursuivie et continuée conformément à toutes règles de pratique, générales ou spéciales, établies par la cour pour les poursuites de la Couronne en matière de revenu, ou conformément à la pratique et à la procédure ordinaires de la cour dans les causes civiles, en tant que cette pratique et cette procédure sont applicables, et, lorsqu'elles ne le sont pas, conformément aux ordres de la cour ou d'un juge.
La demanderesse affirme que les cinq actions constituent des procédures de recouvrement de sommes dues par les défenderesses et, par consé- quent, qu'il s'agit de procédures civiles. En revan- che, les défenderesses allèguent que les actions en confiscation sont de nature pénale et quasi criminelle.
Nature de la réclamation
Je ne pense pas qu'on puisse contester que la perpétration d'une infraction est en cause dans la réclamation faite. Tout comme l'article d'interpré- tation de la Loi, le paragraphe 192(2) qualifie d'infraction l'acte donnant lieu à la confiscation. La Couronne doit prouver tous les mêmes éléments aux fins de ces procédures, comme elle devrait le faire si elle réclamait seulement la confiscation en vertu du paragraphe 180(2) et de l'alinéa 192(2)a)
respectivement (sous réserve de ce que je dirai plus loin au sujet du fardeau de la preuve), et comme elle devrait également le faire pour obtenir une déclaration sommaire de culpabilité en vertu de l'alinéa 180(2)a), une inculpation pour un acte criminel en vertu de l'alinéa 180(2)b) ou une déclaration sommaire de culpabilité en vertu de l'alinéa 192(2)b). L'espèce ne se compare pas aux affaires Belhumeur v. Discipline Ctee. of Que. Bar Assn. (1983), 34 C.R. (3d) 279 (C.S. Qc); Re James, [1983] 2 W.W.R. 316 (C.S.C.-B.) ou R. v. Wigglesworth ( 1984), 11 C.C.C. (3d) 27 (C.A. Sask.). On pouvait affirmer dans ces affaires que le seul acte en cause avait eu plus d'une consé- quence juridique: par exemple, la violation du devoir d'une personne envers l'État, une cause d'action privée à l'égard de la personne blessée, la violation des devoirs imposés à une personne par sa charge ou sa profession. Il n'existe pas de telles violations indépendantes les unes des autres au paragraphe 180(2) et à l'alinéa 192(2)a). La con fiscation et les procédures de déclaration sommaire de culpabilité ou de mise en accusation forment un seul bloc. Ces articles prévoient pour les infrac tions qu'ils visent des peines alternatives qui peu- vent devenir cumulatives. On peut par exemple comparer ces dispositions à celles de la Loi sur les stupéfiants 2 qui prévoient la confiscation.
Qui plus est, il faut immédiatement souligner que si la Couronne avait procédé par voie de déclaration sommaire de culpabilité conformément aux alinéas 180(2)a) ou 192(2)b), qui prévoient le paiement d'une amende de deux cents dollars, ou par voie de mise en accusation conformément à l'alinéa 180(2)b), qui prévoit une amende de mille dollars, il ne ferait aucun doute que la garantie prévue à l'alinéa 11c) de la Charte s'appliquerait. De toute manière, la demanderesse n'a pas eu recours à ces dispositions de la Loi sur les doua- nes. Invoquant une confiscation présumée, elle a eu recours au paragraphe 180(2) et à l'alinéa
2 À titre d'exemple d'articles comparables aux dispositions de la Loi sur les douanes, voir les articles 10 et 11 de la Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, chap. N-1, le paragraphe 13(2) de la Loi sur les contaminants de l'environnement, S.C. 1974-75-76, chap. 72 et le paragraphe 58(5) de la Loi sur les pêcheries, S.R.C. 1970, chap. F-14; il faut toutefois noter que ces disposi tions lient directement la confiscation à la condamnation par voie de déclaration sommaire de culpabilité ou par mise en accusation.
192(2)a) et a réclamé, comme je l'ai déjà dit plus haut, une somme de 118 451 026,20 $ plus les droits et les taxes dus.
Les droits et les taxes non payés découlent de l'importation elle-même et constituent une dette exigible, mais ce n'est pas le cas des sommes réclamées au titre de la «confiscation présumée». Celle-ci est manifestement une peine infligée pour un comportement coupable; il s'agit d'une peine imposée à «la personne ainsi coupable» (dans le texte anglais «the person so offending») 3 ; il ne s'agit pas d'une réclamation découlant du non- paiement de droits et de taxes comme ce serait le cas, par exemple, de la réclamation d'un intérêt.
Dans l'affaire Belhumeur, précitée, le juge Hugessen a examiné des définitions en français et en anglais du terme «infraction» («offence»). Pour ce qui est des définitions anglaises, il était d'avis que le terme «offence» (infraction) dans la Charte était réservé au «délit public puni par l'état» (page 283). Même s'il a conclu que la violation d'une règle d'éthique ne constituait pas une infraction aux fins de l'article 11, il a invoqué aux pages 283 et 284 de sa décision la définition qu'on trouve dans Wharton's Law Lexicon, 14e éd. (1938):
[TRADUCTION] Infraction ... Ce mot est utilisé comme terme générique pour désigner tout acte criminel et tout acte délictuel, ou comme terme spécifique pour désigner non pas un acte criminel mais un acte punissable par déclaration sommaire de culpabilité ou par paiement d'une amende.
À mon avis, les faits de l'espèce sont visés par cette définition.
On a cherché à qualifier la procédure de confis cation in rem des marchandises. Mais tel n'est pas le cas. Cette procédure ne revêt aucune des carac- téristiques d'une confiscation in rem. On prend habituellement ce genre de mesure à l'égard des marchandises sans tenir compte de l'identité et du comportement de leur propriétaire ni de sa partici pation à l'activité proscrite 4 . Il n'en a pas été ainsi en l'espèce. C'est l'identité ou le comportement du propriétaire, de l'importateur ou de toute autre personne qui assujettit ces derniers à une confisca tion présumée en application du paragraphe 180(2). Et c'est le comportement du propriétaire
Paragraphe 192(2).
° Voir l'affaire Denton y John Lister Ltd, [1971] 3 All ER
669 (Q.B.D.).
ou de tout autre individu accusé d'avoir contrevenu au paragraphe 192(1) qui assujettit cette personne à une «confiscation présumée». Toute personne qui a commis l'infraction, qu'elle soit propriétaire ou non des marchandises ou qu'elle les ait eues ou non en sa possession au moment de l'infraction, doit «remettre» la somme établie. À mon avis, l'expres- sion «confiscation présumée» désigne tout simple- ment une amende imposée à la personne reconnue coupable de l'infraction décrite au paragraphe 192(1).
Les termes du paragraphe 180(2) sont peut-être moins clairs que ceux des alinéas 192(1)b) et c) quant à savoir si une infraction doit avoir été commise; le paragraphe 180(2) semble en effet frapper d'une confiscation présumée chaque per- sonne qui a «eu de quelque façon affaire avec l'importation illégale» des articles mais il ne men- tionne pas expressément qu'il doit y avoir eu infraction. La portée même de ce paragraphe sou- lève, pour d'autres motifs que ceux qui ont été invoqués en l'espèce, une foule de questions quant à sa constitutionnalité. On peut se demander, par exemple, s'il n'est pas inconstitutionnel parce qu'il contrevient à l'article 7 ou à l'article 8 de la Charte. De toute manière, ces considérations ne font pas l'objet du présent litige et, selon moi, les termes exigeant que la personne frappée d'une confiscation présumée soit une personne qui a eu de quelque façon «affaire avec l'importation illé- gale» indiquent que ladite confiscation constitue une amende imposée en raison de la perpétration d'une infraction. Dans le texte français, on parle de la remise «[d']une amende égale à la valeur des articles» («forfeit a sum equal to the value of the articles»).
On allègue que la demande de confiscation cons- titue une procédure de recouvrement de dettes parce que: 1) la confiscation est automatique lors- que l'importation de marchandises viole la Loi sur les douanes; 2) ces marchandises deviennent immédiatement propriété de la Couronne; 3) une dette pécuniaire est ainsi créée et 4) les actions intentées sont des procédures civiles visant à recou- vrer une telle somme ainsi déterminée qui serait due à la Couronne. Cette argumentation repose sur les commentaires du juge Cattanach dans l'af- faire Marun, Tvrtko Hardy v. The Queen, [ 1965] 1 R.C.É. 280, à la page 295:
[TRADUCTION] La confiscation prévue aux articles 178 et 183 est automatique et se produit dès qu'il y a importation illégale au sens de l'alinéa 2(1)q) de la Loi sur les douanes qui porte:
2.(1) Dans la présente loi ou toute autre loi relative aux douanes, l'expression
q) «saisi et confisqué», «passible de confiscation» ou toute autre expression qui pourrait par elle-même impliquer la nécessité d'un acte quelconque postérieur à l'infrac- tion, en vue d'opérer la confiscation, ne doit pas s'interpréter comme rendant cet acte postérieur néces- saire, mais la confiscation résulte du fait même de l'infraction à l'égard de laquelle la peine de confisca tion est imposée, à compter du moment l'infraction est commise;
La confiscation n'est pas le fait d'un acte des autorités douanières ou des fonctionnaires du Ministère; elle est la conséquence juridique inévitable de l'importation illégale des marchandises par le fournisseur, Marun. Les marchandises sont devenues dès lors propriété de la Couronne et la confiscation ne peut être annulée par aucun fonctionnaire de la Couronne. Par conséquent, toute irrégularité qui pourrait exister dans les avis ou dans la procédure suivie par le Ministère sous le régime des articles 150 et 158 est sans importances. [C'est moi qui souligne.]
Je ne suis pas convaincue que cette analyse soit de quelque utilité pour la demanderesse. L'alinéa invoqué par le juge Cattanach, l'alinéa 2(1)q), indique clairement que la confiscation résulte d'une infraction décrite à l'article 192 et frappe la personne qui l'a commise. Je ne crois pas que le fait de qualifier de «dette» la somme qui serait ainsi due soit utile pour la demanderesse. Il me semble qu'on pourrait également affirmer que la peine imposée à une personne par suite de sa condamnation pour une infraction par les cours criminelles est une dette envers la Couronne.
Il est essentiel pour bien comprendre les présen- tes procédures de faire l'historique des dispositions législatives relatives aux douanes. La Loi sur les douanes trouve manifestement son origine dans les lois sur les douanes et les lois sur la navigation du Royaume-Uni, antérieures à la confédération. Dans ce contexte, il n'était pas nécessaire de quali fier de criminelles ou de civiles les dispositions de ces lois. C'est la Cour de l'Échiquier qui faisait respecter les lois sur les douanes (et les lois sur la navigation) afin de protéger les revenus du Souve-
Voir aussi R. v. Bureau, [1949] R.C.S. 367; Allardice c. R., [1979] 1 C.F. 13 (P» inst.); Smith v. Goral, [1952] 3 D.L.R. 328 (H.C. Ont.).
rain. Les actions en confiscation étaient intentées devant la Cour de l'Échiquier par le dépôt d'une dénonciation au civil soit par un procureur de la Couronne soit par un particulier poursuivant en son nom et en celui de l'État 6 ; il s'agissait de procédures in personam ou in rem suivant le texte législatif en cause ou la nature de la saisie. La «procédure devant la Cour de l'Échiquier» qui consistait à poursuivre une personne, en ayant recours à une procédure civile, pour un acte qui constituait essentiellement une infraction pénale a tout simplement été exportée de ce côté de l'Atlan- tique et, avant la création de la confédération, est devenue partie intégrante des lois préconfédérati- ves des colonies qui se sont finalement unies pour former le Canada.
Je souligne encore une fois que l'espèce ne con- cerne pas une confiscation «in rem» où, par exem- ple, des effets ou des véhicules sont saisis au moment ils franchissent la frontière et on pourrait affirmer que les effets [TRADUCTION] «parlent par eux-mêmes». L'article 160 de la Loi sur les douanes prévoit que, lorsqu'il y a une confiscation, un agent de douanes en fait rapport au Ministre. En l'espèce, il s'agit d'un rapport d'enquête indiquant que des droits ont été payés sur le fondement de fausses factures, et exigeant le paiement des droits et taxes dus ainsi que le verse- ment par les défenderesses d'un montant égal à la valeur des marchandises. Conformément à l'article
6 La capacité des particuliers d'engager une poursuite leur a été retirée dès 1859; l'article 250 de l'actuelle Loi sur les douanes continue cet état de choses:
250. Toutes les amendes et confiscations imposées par la présente loi ou par toute autre loi concernant les douanes, le commerce ou la navigation, à moins qu'il ne soit établi d'autres dispositions pour leur recouvrement, sont poursui- vies, obtenues en justice et recouvrées, avec dépens, par le procureur général du Canada, ou aux nom ou noms du sous-ministre ou d'un préposé ou de préposés, ou d'une autre personne ou d'autres personnes à ce autorisées par le gouver- neur en conseil, soit expressément, soit par règlement ou décret général, et par nulle autre personne. [C'est moi qui souligne.]
Voir l'ouvrage de L. A. Harper intitulé English Navigation Laws (1964), qui décrit cette procédure aux pp. 111 à 113. Je souligne que la jurisprudence américaine semble avoir insisté sur le fait que la distinction entre les confiscations in rem et les confiscations in personam est importante pour les fins constitu- tionnelles de cette juridiction: voir J. R. Maxeiner, Bane of American Forfeiture Law—Banished at Last? (1977), 62 Cor- nell L. Rev. 768.
161, le Ministre avise ensuite «l'individu censé avoir encouru l'amende ou la confiscation». Il n'est pas nécessaire d'examiner le reste de la procédure prévue aux articles 161 et suivants. Il suffit de dire que la Couronne intente finalement une action devant la Cour pour obtenir des défenderesses le paiement des sommes réclamées pour le motif qu'elles ont sous-évalué les marchandises, fraudé le revenu, etc. Comme je l'ai déjà dit, il est clair que les dispositions des articles 180 et 192 de la Loi sur les douanes concernant la confiscation présumée prévoient l'imposition d'une peine en cas de perpé- tration d'une infraction et ce, par le biais d'une procédure civile.
Common law—Privilège accordant une protection contre l'auto-incrimination
Mis à part les arguments fondés sur la Charte, les défenderesses prétendent qu'on ne peut les soumettre à un interrogatoire préalable parce qu'il existe une règle de common law qui prévoit que les cours n'autorisent pas la tenue d'un interrogatoire préalable dans les cas l'on réclame une amende ou une confiscation. Elles fondent cet argument sur la décision rendue dans l'affaire Rio Tinto Zinc Corpn. v. Westinghouse Electric Corpn., [1978] A.C. 547 (H.L.), infirmant [1978] A.C. 553 (C.A.), en particulier les commentaires de lord Denning de la Cour d'appel à la page 563, et sur la décision rendue dans l'affaire Mexborough (Earl of) v. Whitwood Urban District Council, [1897] 2 Q.B. 111 (C.A.).
Les commentaires pertinents de lord Denning dans l'affaire Rio Tinto Zinc (qui concernait la tentative d'un tribunal américain d'obtenir d'une société du Royaume-Uni qu'elle fournisse des documents et qu'elle réponde à un interrogatoire préalable relativement à l'existence alléguée d'un cartel de l'uranium) sont les suivants la page 563]:
[TRADUCTION] Il existe dans ce pays une règle interdisant l'auto-incrimination. La common law reconnaît depuis des siè- cles qu'une personne n'est pas tenue de répondre à une question qui peut lui faire encourir une peine, une amende ou une confiscation. Aux États-Unis, le Cinquième Amendement con- fère à l'individu (et non à une compagnie) un privilège en vertu duquel il n'est pas obligé de répondre aux questions qui peuvent l'incriminer.
Examinons d'abord la position des tribunaux anglais. Cette question a été examinée dans une décision récente, Comet
Products U.K. Ltd. v. Hawkex Plastics Ltd., [1971] 2 Q.B. 67. À la p. 73, j'ai cité le lord juge Bowen qui a dit dans Redfern v. Redfern [1891] P. 139, à la p. 147:
«Suivant un des principes enracinés du droit anglais, on ne peut contraindre une partie à répondre à un interrogatoire préalable si ses réponses tendent à l'exposer à une peine, à une amende, à une confiscation ... "nul n'est tenu de s'incriminer".»
C'est ce privilège qui a prévalu en Angleterre jusqu'à une enquête du Comité de réforme du droit [Law Reform Commit tee], 16» rapport en 1967 (Cmnd. 3472). Le Comité a recom- mandé que ce privilège soit aboli en ce qui concerne la confisca tion. Cette recommandation a été confirmée dans l'affaire Earl of Mexborough v. Whitwood Urban District Council [1897] 2 Q.B. 111. Le privilège a été expressément aboli, par l'alinéa 16(1)a) de la Civil Evidence Act 1968.
L'affaire Mexborough portait sur la résiliation d'un bail pour violation de l'une de ses clauses. La Cour d'appel a refusé de permettre la production de documents ou de procéder à des interrogatoires. Lord Esher, maître des rôles, a dit en prononçant les motifs de sa décision, aux l pages 114 et 115:
[TRADUCTION] Je pense qu'il existe deux règles de droit qui font partie depuis toujours de la common law anglaise et que les cours, qu'il s'agisse de cours de justice ou de cours d'equity, reconnaissent comme telles; en outre, aucune loi n'a jamais abrogé les droits que confèrent ces règles. Suivant la première règle, lorsqu'un indicateur [common informer] intente une action en vue de faire rentrer une amende, les procédures judiciaires ne lui seront d'aucune utilité; je crois qu'une règle semblable a été établie et suivie depuis le tout début en ce qui a trait aux actions intentées pour obtenir la déchéance d'un droit foncier. Il ne fait aucun doute que ce sont des règles de procédure, mais il s'agit de beaucoup plus que cela: ce sont des règles destinées à protéger les biens des personnes et à protéger celles-ci contre les indicateurs. On a longuement cherché à expliquer l'existence de ces règles; mais cela n'indique pas quelles sont ces raisons et s'il s'agit de règles reconnues qui existent depuis des temps immémoriaux. Les raisons de leur existence ont toutefois été énoncées à plusieurs reprises. On a allégué que les cours n'aideraient pas le demandeur dans une action visant à recouvrer une amende parce qu'il s'agit d'une poursuite criminelle. Mais ce n'est pas le cas. Il n'y a pas de poursuite criminelle. Une action visant à recouvrer une amende est une poursuite civile tout comme une action intentée pour obtenir une confiscation. On fait souvent appel à ce sujet à la règle qui permet à un témoin d'éviter d'avoir à répondre aux questions qui peuvent tendre à l'incriminer, mais celle-ci n'a vraiment rien à voir avec les deux règles que je viens de mentionner. [C'est moi qui souligne.]
À mon avis, ni l'affaire Rio Tinto Zinc ni l'affaire Mexborough ne s'appliquent au Canada parce que l'historique de nos lois sur la preuve diffère de celui des lois du Royaume-Uni. Au Canada, le privilège de common law qui habilitait un témoin à refuser de répondre à des questions incriminantes, y compris à celles qui pouvaient
l'exposer à une peine ou à une confiscation 8 , a été aboli à l'échelle fédérale en 1893. On l'a remplacé par ce qu'on appelle souvent la protection contre l'emploi ultérieur des témoignages 9 . L'article 5 de l'Acte de la preuve en Canada, 1893 [S.C. 1893, chap. 31], qui a précédé la loi actuelle, portait:
5. Personne [témoin] ne sera exempté de répondre à aucune question pour le motif que la réponse à cette question pourrait tendre à l'incriminer, ou pourrait tendre à établir sa responsabi- lité dans une poursuite civile à l'instance de la Couronne ou de qui que ce soit; néanmoins, nul témoignage ainsi rendu ne pourra être utilisé ou ne sera admissible comme preuve contre cette personne dans aucune poursuite criminelle intentée ensuite contre elle, sauf dans une poursuite pour parjure commis en rendant ce témoignage.
Il n'existe aucune disposition comparable dans les lois du Royaume-Uni. En fait, c'est plutôt le con- traire. Lorsque la Evidence Act de 1851 [An Act to amend The Law of Evidence, 1851, 14 & 15 Vict., chap. 99 (R.-U.)] a modifié, au Royaume- Uni, la règle de common law suivant laquelle les parties n'étaient pas aptes à témoigner ni ne pou- vaient être contraintes à le faire dans des procédu- res civiles, le droit d'un témoin de ne pas être contraint à répondre à des questions incriminantes a été expressément maintenu dans la loi:
[TRADUCTION] II. À l'instruction d'un litige ... les parties en cause . .. sont ... aptes à témoigner et peuvent y être contraintes ...
III. Rien aux présentes ... ne permet de contraindre une personne à répondre à toute question qui pourrait l'incriminer ... [C'est moi qui souligne.]
Et lorsque des personnes accusées dans des pour- suites criminelles devenaient aptes à témoigner, l'immunité qui les protégeait contre l'obligation de témoigner était préservée par la loi.
Il faut souligner que la loi canadienne semble faire une distinction entre les réponses qui peuvent tendre à «incriminer» une partie et celles qui ten- dent à établir sa responsabilité dans une procédure civile (amendes et confiscations), alors que les lois du Royaume-Uni emploient le terme «incriminer» dans un sens plus large qui inclut la responsabilité
8 Ce qui a été décrit dans la loi comme la «responsabilité dans une poursuite civile à l'instance de la Couronne ou de qui que ce soit».
On trouve un renvoi récent à cette immunité dans la décision dissidente du juge McIntyre dans l'arrêt Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350, aux pp. 376 et 377).
pour une condamnation au criminel, l'imposition d'amendes et la confiscation 10 . Le lord juge God- dard a dit dans Blunt v. Park Lane Hotel, Ld., [1942] 2 K.B. 253 (C.A.), à la page 257:
[TRADUCTION] ... la règle veut que personne ne soit obligé de répondre à une question si, de l'avis du juge, la réponse à celle-ci tend à exposer le déposant à une accusation criminelle, à une amende, ou à une confiscation, qui, selon le juge, donnerait vraisemblablement lieu à un acte d'accusation ou à une poursuite.
Il faut donc se demander si, malgré l'abolition dans notre droit du privilège accordé à une per- sonne de refuser de répondre à des questions qui l'incriminent ou qui tendent à établir sa responsa- bilité civile, il existe, comme le prétendent les défenderesses, un fondement indépendant lui con- férant le droit de refuser de se soumettre à un interrogatoire préalable. Il est difficile de répondre à cette question parce qu'il n'est pas facile de déterminer l'origine et la portée des règles régle- mentant les interrogatoires préalables. Comme je l'ai déjà souligné, lord Esher a déclaré dans l'af- faire Mexborough (qui concernait la résiliation d'un bail) que ces règles n'avaient rien à voir avec le principe protégeant une personne contre l'auto- incrimination. Qui plus est, il a conclu que ces règles s'appliquaient lorsque le demandeur cher- chait à obtenir la déchéance d'un droit foncier ou intentait une action en vue de recouvrer une péna- lité à titre d'indicateur. (Aucune de ces conditions n'est pertinente en l'espèce.) Dans l'affaire Martin v. Treacher (1886), 16 Q.B.D. 507 (C.A.), le demandeur réclamait, à titre d'indicateur, des amendes contre le défendeur en vertu de la The Public Health Act, 1875, [38 & 39 Vict., chap. 55 (R.-U.)], lord Esher, maître des rôles, a toutefois refusé de permettre l'interrogatoire du défendeur et, commentant les motifs de cette décision, il a dit aux pages 511 et 512:
1 » Ce n'est pas la seule différence terminologique qui rend difficile une étude comparative de l'évolution du droit dans ces deux pays. Les lois du Royaume-Uni font une distinction très nette entre la capacité de témoigner et la contraignabilité: l'article 2 de la Evidence Act de 1851 porte que [TRADUCTION] «les parties .. sont aptes à témoigner et peuvent y être contraintes» et l'article 3 ajoute que [TRADUCTION] «Rien aux présentes ne permet de rendre apte ou contraignable à témoi- gner ... une personne qui, dans une procédure criminelle, est accusée...» Voir aussi la Criminal Evidence Act, 1898 [61 & 62 Vict., chap. 36 (R.-U.)], plus loin à la p. 26. L'article 3 de notre loi [Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10] ne contient que l'énoncé énigmatique suivant, «Nul n'est inhabile ...». Mais voir aussi l'arrêt Gosselin v. The King (1903), 33 R.C.S. 255, la p. 276 et Schiff, Evidence in the Litigation Process, 2' éd., (1983), la p. 171.
[TRADUCTION] Les motifs donnés semblent pour l'essentiel se résumer à ceci: même si l'amende ne constitue pas en droit strict une sanction pénale, l'action n'en demeure pas moins une accusation criminelle contre le défendeur; il est évident dans un tel cas qu'il s'agit d'une recherche à l'aveuglette, le demandeur intentant tout d'abord son action et cherchant ensuite, en interrogeant le défendeur, à obtenir les éléments nécessaires pour la justifier; et, comme l'action avait pour but de faire en sorte qu'une sanction pénale soit imposée au défendeur, il serait scandaleux de permettre au demandeur d'intenter son action à partir d'hypothèses et ensuite, tout en admettant qu'il ne possède pas les éléments requis pour fonder son action, de demander au défendeur de fournir ces éléments de preuve par son témoignage et ainsi de s'incriminer.
Et le juge Lopes a dit, à la page 514:
[TRADUCTION] Je crois que le véritable principe applicable est le suivant: lorsqu'on intente une action dans le seul but d'appli- quer des sanctions, il n'y a pas lieu de procéder à des interroga- toires car l'action constitue une procédure criminelle ...
À la page 276 de son ouvrage intitulé Evidence (5e éd., 1979), Cross estime que le principe suivant lequel l'equity n'est d'aucune utilité à l'indicateur est à l'origine des règles de l'interrogatoire préala- ble concernant les amendes. À son avis, la règle concernant les confiscations découle du principe suivant lequel on ne peut, en vertu de l'equity, permettre la communication préalable ni ordonner la tenue d'interrogatoires pour faciliter la confisca tion d'un bien. Le rapport du Comité de réforme du droit (Law Reform Committee) que lord Den- ning a mentionné dans l'affaire Rio Tinto Zinc, précitée aux pages 17 et 18, ne nous éclaire pas beaucoup plus sur l'origine de ces règles. Il indique (paragraphe 13) que la règle relative aux amendes n'a que peu d'importance pratique de nos jours et que (paragraphe 14) la règle concernant les confis cations est un héritage historique montrant com- bien il répugne à l'equity de faciliter la confisca tion d'un bien. On a recommandé d'abroger cette règle (ce qui a été fait) parce que les cours sont maintenant habilitées à accorder un redressement contre la confiscation dans la plupart des cas. On y indique également que ces règles découlent du principe que la Cour de la Chancellerie ne permet- trait un interrogatoire préalable que pour faciliter les procédures devant les cours de common law dans les actions portant sur des droits civils et non dans les actions se rapportant à une mise en accu sation ou une dénonciation: Wigram, Points in the Law of Discovery (1840), aux pages 5, 79 85; 8 Wigmore, Evidence § 2256 (McNaughton rev. 1961), aux pages 334 à 336. L'ouvrage de
Meagher, Gummow et Lehane, intitulé Equity Doctrines and Remedies (2 e éd., 1984), expose ces règles d'equity aux pages 418 et suivantes.
Je ne pense pas qu'on devrait considérer que ces [TRADUCTION] «curieuses règles», telles qu'on les a qualifiées ", relatives à l'interrogatoire préalable existent indépendamment des principes concernant l'auto-incrimination par ailleurs reconnus par le droit canadien (fédéral ou provincial selon le cas). Il en est ainsi non seulement parce que les lois sur les règles de la preuve diffèrent dans les deux juridictions mais aussi parce que les règles de pratique quant à l'interrogatoire préalable et à la communication de documents sont différentes. Je souligne par exemple que l'ordonnance 24, règle 2(3) des Rules of the Supreme Court (Revision) 1965 [S.I. 1965/1776] prévoyait expressément, avant la modification apportée par la Civil Évi- dence Act, 1968 [1968, chap. 64 (R.-U.)], que cette cour n'ordonnerait pas la communication préalable de documents afin d'obliger
[TRADUCTION] le défendeur à une action en recouvrement d'une amende due en vertu d'une disposition législative quel- conque à communiquer des documents, ou afin de forcer le défendeur à une action intentée en vue d'obtenir l'exécution d'une confiscation à communiquer tout document se rapportant à cette question de la confiscation.
De toute manière, s'il existe aux fins d'un procès une règle concernant le privilège contre l'auto- incrimination ou un autre privilège, les règles rela tives à l'interrogatoire préalable devraient s'y con- former. Mais en l'absence d'une règle applicable à l'étape du procès et limitant l'obligation de fournir des éléments de preuve, je ne vois pas pourquoi une règle relative à l'interrogatoire préalable devrait s'appliquer isolément et fournir une protection ou un privilège plus étendu, à moins qu'une disposi tion législative expresse ou une règle de pratique ne le prévoie. Aucune disposition législative expresse renfermant les règles de common law relatives aux amendes et à la confiscation ne s'ap- plique comme le prétendent les défenderesses. Au contraire, nos règles donnent expressément droit à l'interrogatoire préalable et à la communication de documents et il s'agit d'un droit étendu. À mon avis, ce sont ces dispositions expresses qui s'appliquent.
" Grevas v. R. (1956), 18 W.W.R. 412 (C.A.C.-B.), à la p. 414.
En outre, l'article 5 de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, a pour effet d'abroger expressément les règles de common law invoquées en l'espèce. La Loi s'applique «à toutes les procédures criminelles et à toutes les procédu- res civiles, ainsi qu'à toutes les autres matières de la compétence du Parlement du Canada» (article 2). Il est clair que les procédures d'interro- gatoire préalable engagées en vertu des Règles de la Cour fédérale dans une action en matière de douanes intentée devant la Cour fédérale sont visées par cette définition. Comme je l'ai déjà dit, l'article 5 abroge le privilège conféré par la common law qui permet à une personne de refuser de répondre à des questions pour le motif qu'elles tendent à l'incriminer ou à établir sa responsabilité dans des procédures civiles (c'est-à-dire qu'elles l'exposent à une amende et à la confiscation). Selon moi, il importe peu que les règles relatives à l'interrogatoire préalable reposent sur le privilège du témoin de refuser de répondre à des questions parce qu'elles l'incriminent ou sur une autre source indépendante de l'equity' 2 , car elles ont été expres- sément abolies par les articles 5 et 2. Telle fut l'opinion exprimée à la majorité par la Cour d'ap- pel de l'Ontario dans l'affaire Regina v. Fox et al. (1899), 18 P.R. 343 13 , et j'estime qu'elle est convaincante.
Un point de vue différent a été adopté dans l'affaire Grevas v. R. (1956), 18 W.W.R. 412 (C.A.C.-B.). Même si la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a conclu à l'existence des règles relatives à l'interrogatoire préalable, elle a statué qu'elles ne s'appliquaient pas aux faits de l'espèce.
La portée de l'article 5 de la Loi sur la preuve au Canada soulève quelque incertitude dans la mesure cet article se rapporte aux règles de common law concernant l'interrogatoire préalable dans les cas de confiscation parce que ledit article
12 Au Royaume-Uni, il semble évident qu'elles ne reposaient sur aucune règle concernant la non-contraignabilité. Cross dans son ouvrage sur la preuve et le rapport du Comité de réforme du droit (précité à la p. 21) lient les deux au privilège du témoin de refuser de répondre à des questions. J'ai cependant examiné la question de la contraignabilité aux p. 25 et suivantes.
13 Dans Bartleman v. Moretti (1913), 4 W.W.R. 132 (C.S. Sask.), la cour a adopté le même raisonnement et l'a appliqué à la Evidence Act de la Saskatchewan [The Evidence Act, R.S.S. 1909, c. 60].
s'applique aux «témoins». On a déjà affirmé que lorsqu'elles sont interrogées, les parties ne sont pas des «témoins»: voir le jugement dissident du juge Rose dans Regina v. Fox et al. (1899), 18 P.R. 343 (C.A. Ont.), à la page 357. Il semble en même temps que cette question soit clairement résolue lorsque la règle de pratique applicable prévoit que la personne qui est interrogée au préalable doit témoigner [TRADUCTION] «de la même manière, aux mêmes conditions et sous réserve des mêmes règles qui s'appliquent à l'interrogatoire d'un témoin». Dans un tel cas, l'article 5 de la Loi sur la preuve au Canada s'applique et il n'existe aucun privilège permettant de refuser de répondre aux questions posées pour le motif qu'elles pourraient être incriminantes (ou engager la responsabilité civile de la personne): Chambers v. Jaffray et al. (1906), 12 O.L.R. 377 (C. div.), en particulier le juge en chef Mulock à la page 380 et le juge en chef Meredith (C.A.) aux pages 381 et 382. Dans l'arrêt Klein v. Bell, [1955] R.C.S. 309 aux pages 313 et 317, la Cour suprême a approuvé le raison- nement suivi dans l'affaire Chambers v. Jaffray.
Les Règles de la Cour fédérale ne contiennent aucune disposition comparable à la règle onta- rienne qui porte qu'une personne interrogée au préalable doit témoigner de la même manière qu'un témoin. J'estime néanmoins qu'une telle per- sonne est un «témoin» aux fins de l'article 5 de la Loi sur la preuve au Canada. La Règle 494(9) des Règles de la Cour fédérale prévoit l'utilisation en preuve de l'interrogatoire préalable au cours de l'instruction; à ce stade, le témoignage de la per- sonne interrogée devient un élément de preuve comme s'il avait été obtenu de vive voix d'un témoin. L'interrogatoire préalable a lieu devant un protonotaire, une personne agréée par les parties ou un juge (Règle 465(6)). La personne qui doit être interrogée peut être citée à comparaître par subpoena (Règle 465(9)) «de la même façon qu'un témoin cité pour interrogatoire». À moins qu'il n'en soit autrement convenu, l'interrogatoire se fait sous serment (Règle 465(11)). Selon moi, une personne interrogée au préalable est donc pour l'essentiel un témoin et l'article 5 s'applique.
Un dernier point. Même si les défenderesses avaient raison et que les anciennes règles relatives à l'interrogatoire préalable en matière de confisca tion et d'amendes existaient encore et s'appli-
quaient à l'espèce, elles n'exempteraient les défen- deresses de l'interrogatoire préalable qu'en ce qui concerne les confiscations présumées et non pour ce qui est des droits et des taxes dus. Il est évident que, dans les cas «mixtes», la Cour n'ordonnera
qu'un interrogatoire limité aux questions autres que celles concernant l'amende et la confiscation: Mexborough (Earl of) v. Whitwood Urban District Council, [1897] 2 Q.B. 111 (C.A.), à la page 117.
Contraignabilité
Le principe de la protection contre l'auto-incri mination comporte deux éléments: 1) le privilège permettant de refuser de répondre à des questions, qui a été abrogé au Canada et remplacé par la protection contre l'emploi ultérieur des témoigna- ges, et 2) le droit de ne pas être contraint à témoigner ' 4 . Ces deux éléments ont des origines historiques différentes et indépendantes; voir Cross, Evidence (5 6 éd., 1979), aux pages 163 à
166, 170 à 172 et 275 278. J'ai examiné plus haut le premier de ces éléments (le privilège). Je me pencherai sur le second en regard du présent cas, compte tenu tout d'abord de sa portée au cours des années qui ont précédé l'adoption de la Charte et ensuite, à la lumière de l'alinéa 11c).
Il semble impossible dans ce domaine du droit de comprendre les règles actuelles sans fouiller dans le passé lointain. C'est pourquoi j'estime qu'il est essentiel de commencer avec la Evidence Act de 1851 du Royaume-Uni (1851, 14 & 15 Vict., chap. 99 (R.-U.)). Cette loi a modifié la règle de common law alors applicable qui prévoyait que les parties n'étaient pas aptes à témoigner et ne pou- vaient y être contraintes:
[TRADUCTION] II. A l'instruction d'un litige ... les parties en cause ... sont ... aptes à témoigner et peuvent y être contraintes...
III. Rien aux présentes ne permet d'habiliter ou de contrain- dre à témoigner en sa faveur ou contre elle-même une personne qui, dans une procédure criminelle, est accusée d'avoir commis un acte criminel ou une infraction punissable sur déclaration sommaire de culpabilité ... [C'est moi qui souligne.]
14 Voir, par exemple, Ziegler c. Hunter, [1984] 2 C.F. 608; (1984), 51 N.R. 1 (C.A.); Stickney v. Trusz (1973), 16 C.C.C. (2d) 25 (H.C. Ont.), en particulier aux pp. 28 et 29; Ratushny, Is There a Right Against Self-Incrimination in Canada (1973), 19 McGill L.J. 1 et son ouvrage Self-Incrimination in the Canadian Criminal Process (Carswell, 1979), en particulier à la p. 92.
Par la suite, en 1898, les personnes accusées d'infractions étaient aptes à témoigner mais ne pouvaient y être contraintes; voir la Criminal Évi- dence Act, 1898, 61 & 62 Vict., chap. 36 (R.-U.):
[TRADUCTION] 1. Toute personne accusée d'une infraction ... est apte à témoigner pour la défense à chacun des stades des procédures...
a.) Une personne ainsi accusée ne peut être citée comme témoin conformément à la présente Loi, sauf à sa propre demande:
b.) Le fait pour toute personne accusée d'une infraction ... de ne pas témoigner ne peut faire l'objet de commentaires par la poursuite:
e.) Il est possible, au cours d'un contre-interrogatoire, de poser n'importe quelle question à la personne accusée et citée comme témoin conformément à la présente Loi, même si ses réponses tendent à l'incriminer:
Peu après l'adoption de la Loi de 1851 mais avant celle de la Loi de 1898, il a fallu déterminer si le défendeur dans une action en confiscation concernant les douanes l'on revendiquait la triple valeur des marchandises était une personne accusée [TRADUCTION] «dans une procédure cri- minelle». La Cour a statué que tel était le cas: Attorney General v. Radloff (1854), 10 Ex. 84; 156 E.R. 366. La Customs Act a par la suite été modifiée afin de préciser que le défendeur dans une poursuite ou une action visant [TRADUCTION] «le recouvrement d'amendes ou une confiscation, conformément à toute loi ... concernant les doua- nes ou le revenu» n'était pas apte à témoigner ni ne pouvait y être contraint 15 : An Act for the further Alteration and Amendment of the Laws and Duties of Customs, 1854, 17 & 18 Vict., chap. 122, art. 15 (R.-U.); The Supplemental Customs Consolidation Act, 1855, 18 & 19 Vict., chap. 96, art. 36 (R.-U.); The Customs Amendment Act, 1857, 20 & 21 Vict., chap. 62, art. 14 (R.-U.). Cette dernière loi prévoyait:
[TRADUCTION] XIV. Les diverses lois qui déclarent qu'un défendeur est apte à témoigner et peut être contraint de le faire dans une action ou une procédure à laquelle il peut être partie, ne sont pas censées s'appliquer aux défendeurs dans une action ou une procédure engagée en vertu d'une loi concernant les douanes.
L'article 15 de cette même loi portait:
[TRADUCTION] XV. Attendu qu'il existe des doutes sur la question de savoir si plusieurs des articles de la «The Customs Consolidation Act, 1853,p ... et de la «The Supplemental
15 C'est-à-dire que ces procédures étaient considérées comme des procédures criminelles.
Customs Consolidation Act, 1855,» s'appliquent aux possessions britanniques situées à l'étranger: il est déclaré par les présentes que lesdites lois et les nombreuses dispositions qu'elles renfer- ment sont applicables et pleinement exécutoires dans les diver- ses possessions britanniques situées à l'étranger, sauf lorsque lesdites lois prévoient expressément le contraire ... et sauf lorsque ces possessions auront prévu, par une loi ou une ordon- nance locale et avec la sanction et l'approbation de Sa Majesté et de ses successeurs, des dispositions portant sur l'administra- tion et la réglementation des douanes et de la navigation dans ces possessions, ou auront adopté de la même manière des dispositions expresses remplaçant ou modifiant l'une ou l'autre des dispositions desdites lois aux fins de leur application dans la possession.
En 1865, on a adopté The Crown Suits, & c. Act, 1865 (28 & 29 Vict., chap. 104 (R.-U.)) qui portait l'article 34) que les articles 2 et 3 de la Evidence Act de 1851
[TRADUCTION] 34. ... s'étendent et s'appliquent aux procé- dures engagées devant la division de l'impôt de la Cour; et toute procédure engagée devant la division de l'impôt de la Cour ne doit pas être considérée, pour les fins de la présente loi, comme une procédure criminelle au sens desdits articles et de ladite Loi, dont l'application est étendue par le présent article.
Cela s'est répercuté dans The Customs Consolida tion Act, 1876, 39 & 40 Vict., chap. 36, article 259 (R.-U.):
[TRADUCTION] 259. Si, dans toute poursuite relative à des marchandises saisies en raison du non paiement de droits ou pour toute autre cause de confiscation, ou visant le recouvre- ment de toute amende prévue dans les lois sur les douanes, il existe un différend quant aux questions de savoir si les droits de douane sur ces marchandises ont été payés, ou si celles-ci ont été importées et déchargées légalement ou encore, concernant le lieu d'origine desdites marchandises, le fardeau de la preuve incombe alors au défendeur à l'action; et lorsque ces procédures sont engagées devant la Division de l'Échiquier de la Haute Cour de justice, division de l'impôt, le défendeur est apte à témoigner et peut y être contraint.
Ainsi, au Royaume-Uni, les défendeurs dans des actions en confiscation fondées sur la Customs Act étaient, en vertu de la loi, aptes à témoigner et pouvaient y être contraints 16
De ce côté de l'Atlantique, la première Loi sur les douanes (Acte concernant les Douanes) adop- tée après la confédération (S.C. 1867, chap. 6) prévoyait à l'article 102:
102. Si la poursuite pour recouvrer une amende ou une confiscation imposée par le présent, ou par toute autre loi relative aux douanes, au commerce ou à la navigation, est intentée dans une cour supérieure de loi dans l'une ou l'autre
16 I1 semble que le juge qui a fait des observations dans l'affaire The King v. Doull, [1931] R.C.É. 159, ignorait l'état du droit à cet égard au Royaume-Uni en 1897.
des provinces d'Ontario, de la Nouvelle-Ecosse ou du Nouveau Brunswick, elle sera instruite et décidée comme les poursuites pour amendes et confiscations sont instruites et décidées dans la cour d'échiquier de Sa Majesté, en Angleterre, en tant que la chose peut être compatible avec la pratique suivie dans la cour dans laquelle la poursuite est intentée, et avec toute loi relative à la procédure dans telle province, dans les poursuites instituées au nom de la Couronne en matières du ressort du revenu;—et la pratique et la loi ainsi suivies s'appliqueront aux poursuites en recouvrement de confiscations et d'amendes sous le présent acte, quelle que soit la cour dans laquelle elles seront instituées, en tant qu'elles peuvent s'y appliquer d'une manière compatible avec le présent acte, et la juridiction dans toutes telles poursui- tes appartiendra à tout comté de la province elles auront été instituées, sans alléguer que c'est que l'offense a été com- mise. [C'est moi qui souligne.]
Cette disposition a été reproduite sous la même forme dans la Loi de 1877 [Acte pour amender et refondre les actes concernant les douanes] (S.C. 1877, chap. 10, art. 103). En 1875, on a créé la Cour de l'Échiquier du Canada et en 1883 [L'Acte des Douanes, 1883, S.C. 1883, chap. 12], on a modifié les articles susmentionnés de la Loi sur les douanes (voir les articles 188, 190 et 191 de cet Acte) qui sont devenus les articles 249, 251 et 252 de la Loi actuelle (les articles 249 et 252 sont reproduits à la page 11). L'article 252 prévoit expressément que dans les actions en confiscation on applique «la pratique et [...] la procédure ordinaires de la cour dans les causes civiles, en tant que cette pratique et cette procédure sont applicables».
Compte tenu de l'historique de la législation, je suis d'avis que, en l'absence de toute disposition dérogatoire de la Charte, le défendeur dans une poursuite en confiscation intentée en vertu de la Loi sur les douanes serait contraint à témoigner. C'est pourquoi on ne saurait invoquer le principe de la non-contraignabilité pour prétendre, sur le fondement de la common law, qu'on ne peut être soumis à un interrogatoire préalable, comme le soutiennent les défenderesses.
Alinéa 11c) de la Charte canadienne des droits et libertés
Il est maintenant nécessaire d'examiner l'alinéa 11c) de la Charte. Pour des raisons pratiques, en voici une nouvelle fois le texte:
11. Tout inculpé a le droit:
c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même dans toute poursuite intentée contre lui pour l'infraction qu'on lui reproche.
Les avocats de la demanderesse allèguent que cet article ne doit s'appliquer qu'aux poursuites intentées devant les tribunaux ordinaires de juri- diction criminelle, par voie de déclaration som- maire de culpabilité ou de mise en accusation. Ils prétendent que c'est ce qu'il ressort de l'emploi du terme «inculpé» («charged with an offence») et des autres dispositions de l'article 11' 7 ; que les défen- deresses n'ont tout simplement pas été inculpées mais qu'une action en recouvrement de dette a été intentée contre elles par le dépôt d'une déclaration; que le fardeau de la preuve qui incombe aux défenderesses est différent de celui qui s'applique dans les affaires criminelles; que les autres élé- ments d'une procédure criminelle n'existent pas en l'espèce; que les lois fiscales font partie d'une catégorie à part et sont appliquées suivant les procédures civiles, et que l'alinéa 11c) de la Charte n'est tout simplement pas censé s'appliquer aux lois en question.
Les avocats des défenderesses soutiennent par contre que l'essence même d'une action en confis cation est l'imposition d'une peine en raison de la perpétration d'une infraction; qu'il faut interpréter les dispositions de la Charte en tenant compte du but qu'elles visaient; que la procédure suivie ne doit pas servir de critère pour déterminer si les droits conférés par la Charte s'appliquent et que cela peut créer des abus en permettant que l'on porte indirectement atteinte à des droits garantis par la constitution. Ils citent l'arrêt de la Cour suprême R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295, la page 344:
Dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, la Cour a exprimé l'avis que la façon d'aborder la définition des droits et des libertés garantis par la Charte consiste à examiner l'objet visé. Le sens d'un droit ou d'une liberté garantis par la Charte doit être vérifié au moyen d'une analyse de l'objet d'une telle garantie; en d'autres termes, ils doivent s'interpréter en fonction des intérêts qu'ils visent à protéger.
À mon avis, il faut faire cette analyse et l'objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle-même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s'il y a lieu, en fonction du sens et de l'objet des autres libertés et droits
" C'est-à-dire que les alinéas c) et d) visent une procédure la Couronne doit faire une preuve hors de tout doute raisonna- ble; l'alinéa e) vise une procédure qui peut entraîner l'emprison- nement d'une personne; l'alinéa J) concerne une procédure qui comporte un procès avec jury, et les alinéas g) et h) visent une procédure qui a pour résultat une déclaration de culpabilité ou un acquittement.
particuliers qui s'y rattachent selon le texte de la Charte. Comme on le souligne dans l'arrêt Southam, l'interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l'objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleine- ment de la protection accordée par la Charte. En même temps, il importe de ne pas aller au delà de l'objet véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler que la Charte n'a pas été adoptée en l'absence de tout contexte et que, par consé- quent, comme l'illustre l'arrêt de Cour Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés.
A l'appui de l'argument suivant lequel l'article 11 ne vise que les procédures criminelles au sens strict de cette expression, on a cité les affaires suivantes: R. v. Belcourt (1982), 69 C.C.C. (2d) 286 (C.S.C.-B.), à la page 287; R. v. Mingo et al. (1982), 2 C.C.C. (3d) 23 (C.S.C.-B.), à la page 36; Re James, [1983] 2 W.W.R. 316 (C.S.C.-B.), à la page 319; Belhumeur v. Disci pline Ctee. of Que. Bar Assn. (1983), 34 C.R. (3d) 279 (C.S. Qc); Caisse Populaire Laurier D'Ot- tawa Liée v. Guertin et al. (No. 2) (1983), 150 D.L.R. (3d) 541 (H.C. Ont.), à la page 546; R. v. Boron (1983), 3 D.L.R. (4th) 238 (H.C. Ont.), aux pages 242 et 243; R. v. Wooten (1983), 9 C.C.C. (3d) 513 (C.S.C.-B.), à la page 516 et Bowen c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigra- tion, [1984] 2 C.F. 507 (C.A.), à la page 509.
J'ai déjà commenté aux pages 12 et 13 quelques- unes de ces décisions (les affaires James et Belhu- meur). Elles ne sont pas vraiment pertinentes eu égard aux faits de l'espèce. Il s'agissait de situa tions un seul acte entraînait deux conséquences juridiques distinctes (ou plus), pour deux person- nes ou groupes de personnes ou plus.
Parce qu'elle porte sur des infractions à la disci pline dans les pénitenciers, l'affaire Mingo entre aussi dans cette catégorie en raison de ses faits. La question juridique en cause consistait cependant à déterminer s'il y avait eu abus de procédure étant donné que le défendeur avait été poursuivi à la fois pour des infractions au Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C-34] et pour des infractions à la discipline du pénitencier. Statuant qu'il n'y avait pas eu abus de procédure vu que les deux actions constituaient des procédures distinctes, c'est-à-dire qu'il n'y avait pas double incrimination, la cour a fait le commentaire suivant à la page 36:
[TRADUCTION] Pour établir ce qui constitue une infraction, il faut examiner les dispositions légales et déterminer, en ce qui a
trait aux lois fédérales, si l'allégation est soumise à une cour compétente pour connaître d'un acte criminel ou d'une infrac tion punissable après déclaration sommaire de culpabilité. Dans le cas de lois provinciales, il faut déterminer si l'allégation est soumise à une cour compétente pour connaître d'une infraction qui peut entraîner une mise en accusation en vertu des disposi tions du Offence Act, R.S.B.C. 1979, chap. 305. [C'est moi qui souligne.]
En toute déférence, je ne pense pas que la compétence de la cour soit le critère applicable car celui-ci doit être plus étroitement lié à la nature ou à l'essence de la réclamation. De toute manière, un tel critère appliqué à une action en confiscation en matière de douane intentée devant la Cour fédé- rale ne serait pas concluant parce que l'article 3 de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10, prévoit:
3. Le tribunal de common law, d'equity et d'amirauté du Canada existant actuellement sous le nom de Cour de l'Échi- quier du Canada est maintenu sous le nom de Cour fédérale du Canada, en tant que tribunal supplémentaire pour la bonne application du droit du Canada, et demeure une cour supé- rieure d'archives ayant compétence en matière civile et pénale. [C'est moi qui souligne.]
Dans les affaires Belcourt, Boron et Caisse Populaire Laurier, il s'agissait (sans aucun doute possible) d'une procédure criminelle. Dans les causes Belcourt et Boron, il fallait déterminer quand une accusation est censée avoir été portée (au moment du dépôt de la dénonciation, de la mise en accusation ou avant). Il s'agissait de déter- miner si l'accusé avait été jugé dans un délai raisonnable après que l'accusation eut été portée. Dans l'affaire Caisse Populaire Laurier, la cour devait statuer s'il y avait lieu de suspendre l'ins- truction d'une action intentée au civil par la Caisse contre ledit défendeur en attendant la décision sur une accusation portée au criminel contre le défen- deur et découlant des mêmes faits. L'affaire por- tait sur les règles applicables lorsqu'une accusation a été portée et sur l'effet que celle-ci aurait, le cas échéant, sur l'action parallèle intentée au civil entre particuliers. Dans ces trois affaires, une poursuite avait été intentée au criminel. Il n'était pas question de la portée du terme «inculpé» comme c'est le cas en l'espèce. On doit donc considérer que tous les commentaires faits dans ces affaires pour confirmer que l'article 11 ne s'appli- que qu'aux procédures criminelles ne constituent que des opinions incidentes.
J'estime que les décisions rendues dans les affai- res Wooten et Bowen sont plus utiles. Il y était question de procédures engagées en vertu de la Loi sur l'immigration de 1976 [S.C. 1976-77, chap. 52] et il fallait déterminer si le fait de contraindre une personne à se présenter à une enquête et à y témoigner contrevient à l'alinéa 11 c) de la Charte. Dans ces deux affaires, les cours ont statué qu'on n'avait pas abrogé l'alinéa 11c). Pour arriver à cette conclusion, elles ont mis l'accent sur la nature de l'enquête et non pas sur la compétence de la cour ni uniquement sur le genre de procédure employée pour trancher le litige 18 . Elles ont statué que le but d'une enquête en matière d'immigration était de déterminer le statut d'une personne en vertu de la Loi sur l'immigration de 1976 et non pas de l'accuser d'une infraction et de lui infliger une peine en conséquence.
Dans l'affaire Wooten, le juge MacDonald s'est aussi fondé sur le fait que les procédures d'immi- gration sont par leur nature civiles. Il a fait remar- quer que l'alinéa [TRADUCTION] «11C) reconnaît et confirme la différence historique qui existe entre les procédures civiles et les procédures criminelles en ce qui a trait à la contraignabilité» la page 516). Il s'est dit d'avis que [TRADUCTION] «l'art. 11C) n'est pas censé s'appliquer aux procédures civiles».
En toute déférence, je ne suis pas d'accord pour dire que la nature des procédures choisies peut, dans tous les cas, être déterminante. Je reconnais que l'article 11 était clairement censé s'appliquer aux procédures engagées, comme l'ont dit les avo- cats, devant les tribunaux ordinaires de juridiction criminelle. Mais, il faut dire en même temps que l'article 11 ne se limite pas expressément aux procédures criminelles. La note marginale qui accompagne l'article 11 de la Charte indique «Affaires criminelles et pénales». Bien qu'elle revête la forme d'une procédure civile, il est mani- feste que la présente action est pénale. Elle diffère des enquêtes faites en application de la Loi sur l'immigration, dont il était question dans les affai- res Wooten et Bowen.
's L'accent mis sur le but de la réclamation correspond â l'analyse faite par O. Hood Phillips dans son traité intitulé A First Book of English Law, (6' éd., 1970), aux pp. 247 et 248, il essaie d'établir la différence entre les infractions criminel- les et les délits civils.
Mais ce qui est plus important à mon avis et qui constitue en fait l'élément crucial de l'espèce, c'est que les articles 180 et 192 de la Loi sur les douanes prévoient des méthodes parallèles pour obtenir le paiement des amendes qu'on cherche à imposer: l'une consiste en la mise en accusation ou la déclaration sommaire de culpabilité devant les tribunaux ordinaires de juridiction criminelle (ce à quoi peut s'ajouter la confiscation), l'autre est la «confiscation présumée» par voie d'une action en recouvrement d'une dette engagée devant la Cour fédérale (jumelée en l'espèce à une réclamation des droits et taxes non payés). Je ne peux admettre que le droit de la Couronne de choisir la procédure qu'elle suivra devrait déterminer les droits consti- tutionnels du défendeur.
J'ajouterai que je ne suis pas d'accord avec la demanderesse qui affirme qu'étant donné que le fardeau de la preuve incombe aux défenderesses en vertu de l'article 248 de la Loi sur les douanes, la procédure n'est pas visée par l'article 11. Il s'agit selon moi d'un [TRADUCTION] «argument sans fondement». Si la procédure de «confiscation pré- sumée» est régie par l'alinéa 11c), l'alinéa 11d) devrait alors s'appliquer lui aussi. Je ne trouve pas convaincant l'argument suivant lequel on devrait considérer que l'action n'est pas visée par l'alinéa 11c) parce que le législateur fédéral a imposé aux défenderesses une disposition inversant la charge de la preuve et, par conséquent, a prescrit (ou a essayé de prescrire) dans la loi que l'alinéa 11d) ne s'applique pas.
On a invoqué la décision du juge Rouleau dans l'affaire R. c. Taylor, [1985] 1 C.F. 331 (i re inst.), aux pages 339 et 340, il a qualifié les articles de la Loi de l'impôt sur le revenu [S.R.C. 1952, chap. 148 (mod. par S.C. 1970-71-72, chap. 63, art. 1)] prévoyant des pénalités de procédures civiles et non de procédures quasi pénales. Cette décision ne portait pas sur la Charte; elle concernait l'interpré- tation statutaire de la Loi de l'impôt sur le revenu et la question de savoir quelle partie, de la deman- deresse ou du défendeur, devait présenter sa preuve en premier. On me demande de conclure à partir de cette décision que l'article 11 de la Charte ne s'applique qu'aux procédures criminelles ordinaires. Je ne suis pas disposée à le faire. Je souligne également que cette Cour a rendu des décisions qui indiquent tout le contraire: Russell c.
Radley, [1984] 1 C.F. 543 (i re inst.) (infraction à la discipline dans les pénitenciers); Cutter (Can.) Ltd. c. Baxter Travenol Laboratories of Can. Ltd. (1984), 3 C.I.P.R. 143 (C.A.F.) (procédures d'ou- trage au tribunal). Voir aussi: R. v. Cohn (1984), 15 C.C.C. (3d) 150 (C.A. Ont.), en particulier aux pages 160 et 161. En outre, le raisonnement du juge Sinclair dans l'affaire Re Lazarenko and Law Society of Alberta (1983), 4 D.L.R. (4th) 389 (B.R. Alb.) est instructif même si le résultat de cette affaire est contraire à la tendance générale- ment suivie dans la jurisprudence dans les affaires Belhumeur, Re James et Wigglesworth (voir plus haut page 12).
Par conséquent, je conclus que, dans les circons- tances de l'espèce, l'alinéa 11c) s'applique aux procédures engagées devant la Cour fédérale, du moins en ce qui concerne la «confiscation présumée».
Limites raisonnables prévues par une règle de droit
La demanderesse soutient que les lois fiscales entrent dans une catégorie à part et que des procé- dures qui ne sont pas normalement sanctionnées sont nécessaires et appropriées pour que l'on puisse statuer sur les infractions auxdites lois. Cet argu ment se fonde sur l'article premier de la Charte qui prévoit que les garanties constitutionnelles qui y sont prévues
1. ... ne peuvent être restreint[e]s que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justifi cation puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
Même si l'argument de la demanderesse (dans la mesure il concerne tous les aspects de toutes les lois fiscales) est peut-être trop général, j'estime qu'il est bien fondé pour ce qui est de l'interroga- toire préalable que l'on cherche à faire subir aux membres de la direction des deux sociétés défende- resses en l'espèce. Les avocats des défenderesses affirment que la décision de la Cour suprême dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 énonce les critères applicables. Le juge en chef Dickson dit aux pages 138 et 139:
En premier lieu, l'objectif que visent à servir les mesures qui apportent une restriction à un droit ou à une liberté garantis par la Charte, doit être «suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit ou d'une liberté garantis par la Constitution» ... Il faut à tout le moins qu'un objectif se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique, pour qu'on puisse le qualifier de suffisamment important.
En deuxième lieu, dès qu'il est reconnu qu'un objectif est suffisamment important, la partie qui invoque l'article premier doit alors démontrer que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer. Cela nécessite l'appli- cation d'aune sorte de critère de proportionnalité»: R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. Même si la nature du critère de proportionnalité pourra varier selon les circonstances, les tribunaux devront, dans chaque cas, soupeser les intérêts de la société et ceux de particuliers et de groupes. À mon avis, un critère de proportionnalité comporte trois éléments importants. Premièrement, les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l'objectif en question. Elles ne doivent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considéra- tions irrationnelles. Bref, elles doivent avoir un lien rationnel avec l'objectif en question. Deuxièmement, même à supposer qu'il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de nature à porter ale moins possible» atteinte au droit ou à la liberté en question: R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l'objectif reconnu comme «suffisamment important».
Premièrement, la limite apportée au droit de ne pas être contraint de témoigner constitue manifes- tement «une règle de droit» si on lit l'article 252 de la Loi sur les douanes en corrélation avec les dispositions de la Loi sur la Cour fédérale et les Règles, en particulier la Règle 465. Deuxième- ment, les objectifs visés par les mesures législatives sont importants pour l'Etat dans son ensemble et sont au moins au nombre de deux: la perception de revenus et la règlementation du mouvement des marchandises d'un côté à l'autre des frontières pour diverses raisons de prévention telles que la protection économique des industries locales. Dans Allardice c. R., [1979] 1 C.F. 13 (1re inst.), le juge Dubé a dit à la page 22:
Évidemment, la Loi sur les douanes ne vise pas à faciliter l'entrée de marchandises étrangères au Canada. Elle vise effec- tivement un double but: la protection de l'industrie canadienne et l'accroissement du revenu fiscal. Le paragraphe 2(3) prescrit l'interprétation libérale la plus propre à assurer la protection du revenu. En voici le libellé:
2....
(3) Toutes les expressions et dispositions de la présente loi ou de toute loi relative aux douanes doivent recevoir, suivant leurs véritables sens, intention et esprit, l'interprétation équi- table et libérale la plus propre à assurer la protection du revenu et la réalisation des objets pour lesquels la présente loi ou cette loi a été édictée.
Il faut examiner les objectifs de la disposition en cause, soit l'obligation de répondre à l'interroga- toire préalable, dans le cadre de la mesure législa- tive elle se situe, c'est-à-dire un système d'impo- sition fondé sur la déclaration volontaire et
l'autocotisation. On a cité à cet égard une décision de la Cour suprême des États-Unis: United States v. Bisceglia, 420 U.S. 141 (1975). Voici le texte des pages 145 et 146:
[TRADUCTION] ... nos structures fiscales reposent sur un système de déclaration volontaire. Bien sûr, la loi oblige les contribuables à faire de telles déclarations, mais le gouverne- ment compte sur la bonne foi et l'intégrité de chaque contribua- ble potentiel pour qu'il divulgue honnêtement tous les rensei- gnements pertinents à l'impôt qu'il doit payer. Il serait néanmoins naïf de ne pas tenir compte du fait que certaines personnes essaient de déjouer le système et que les fraudeurs fiscaux ne sont pas faciles à identifier. C'est pourquoi § 7601 donne au Service du revenu intérieur [Internat Revenue Ser vice] un mandat général pour faire enquête et vérifier les déclarations des «personnes qui peuvent être assujetties» à l'impôt et en outre, § 7602 lui confère le pouvoir «d'examiner tous les livres, documents, registres ou toutes les autres données qui peuvent être utiles ... [et d'assigner] toute personne ayant en sa possession ... des livres de comptabilité ... pertinents ou importants pour une telle enquête». Par la force des choses, le pouvoir d'enquête ainsi conféré ne se limite pas aux situations il existe une cause probable, au sens traditionnel, de croire qu'il y. a violation des lois fiscales. United States v. Powell, 379 U.S. 48 (1964). Le but des lois n'est pas d'accuser mais de faire enquête. Même si de telles enquêtes entraînent indiscutable- ment une certaine atteinte à la vie privée, elles sont essentielles pour l'existence de notre système de déclaration volontaire et les solutions de rechange possibles pourraient très bien compor- ter des intrusions beaucoup moins agréables dans les résidences, les entreprises et les registres.
Nous reconnaissons qu'il peut y avoir un emploi abusif du pouvoir conféré aux personnes chargées du recouvrement de l'impôt comme c'est le cas de tout pouvoir. La solution ne consiste toutefois pas à restreindre ce pouvoir de manière à diminuer l'efficacité du système fédéral d'imposition dont le but est de faire en sorte que les contribuables paient ce que le Congrès exige et d'empêcher que des personnes malhonnêtes échappent au paiement de l'impôt, entraînant ainsi des charges plus lourdes pour les contribuables honnêtes.
De même, on permet au Royaume-Uni de procé- der à des interrogatoires préalables approfondis en matière fiscale malgré le fait qu'ils pourraient être auto-incriminants. Dans l'affaire Customs and Excise Comrs. v. Ingram, [1948] 1 All E.R. 927 (C.A.), le juge en chef lord Goddard a dit à la page 929:
[TRADUCTION] À mon avis, la seule autre question que je dois examiner est l'argument de l'avocat des défendeurs suivant lequel la cour ne saurait ordonner la production de documents qui peuvent incriminer la personne en cause. On ne peut, selon moi, apporter une telle restriction en l'espèce. L'objet même des articles de la Finance Act, 1946 qui portent sur cette question est de conférer à la Couronne le pouvoir de faire enquête sur les comptes d'une personne et de déterminer ainsi si elle fraude le revenu en ne payant pas ce qu'elle doit. Il ne s'agit pas là, à mon avis, d'un nouveau principe de droit. On prétend que cela force la personne à s'incriminer ou lui impose l'obligation de
prouver qu'elle n'a pas commis d'infraction; mais c'est l'effet ordinaire de dispositions législatives destinées à protéger les revenus de la Couronne, car on se rend compte que, en général, le contribuable ou le sujet en cause doit avoir connaissance de tous les renseignements pour qu'on lui impose l'obligation de faire certaines choses qui pourraient avoir pour effet de l'incri- miner...
Non seulement j'estime que le fait de soumettre des personnes à un interrogatoire préalable en l'espèce constitue un but suffisamment important pour satisfaire aux critères dégagés par la Cour suprême dans l'arrêt Oakes, mais je crois que les moyens sont raisonnablement proportionnels aux objectifs recherchés. Dans l'arrêt Oakes, précité, le juge en chef Dickson a indiqué que «la nature du critère de proportionnalité pourra varier selon les circonstances». En l'espèce, les procédures sont de nature civile; aucune peine d'emprisonnement n'est prévue même si le montant des amendes est élevé. On ne pourrait prétendre que ce qui est recherché était «arbitraire ou inéquitable». Il n'est exigé des défenderesses rien de plus que ce qui serait requis d'une personne dans un litige ordinaire à caractère commercial mettant aux prises des particuliers. Il y a lien rationnel et proportionnalité entre les effets et les objets de la mesure. Quoique l'on puisse dire au sujet de certains autres aspects des procédures de la «confiscation présumée» , effectuée en vertu de la Loi sur les douanes, j'estime que les dispositions soumettant les membres de la direc tion des sociétés défenderesses à un interrogatoire préalable sont des «limites raisonnables» apportées au droit à la non-contraignabilité énoncé à l'alinéa 11c), «dont la justification [peut] se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique».
Membres de la direction d'une société
La distinction essentielle qui sert de fondement à l'argumentation des avocats des défenderesses a été établie par le juge Arnup dans l'affaire R. v. Judge of the General Sessions of the Peace for the County of York, Ex p. Corning Glass Works of Canada Ltd. (1970), 3 C.C.C. (2d) 204 (C.A. Ont.). Le juge a statué qu'un membre de la direc tion qui est soumis à un interrogatoire préalable parle [TRADUCTION] «au nom de» la société (il est le porte-parole de la société) alors qu'en tant que témoin au procès, ledit membre ne parle pas «au
nom de» la société 19 . On peut exiger qu'il témoigne mais, à ce titre, il ne fait que ce qui est requis de tout autre témoin. Ce n'est que sur le fondement de cette distinction qu'on peut peut-être prétendre que l'interrogatoire préalable des membres de la direction des sociétés défenderesses contrevient prima facie à l'alinéa 11c) de la Charte. Une demande d'autorisation d'interjeter appel devant la Cour suprême de la décision rendue dans l'affaire Corning Glass a été rejetée le 26 janvier 1971 [[1971] R.C.S. viii].
L'affaire R. v. Paterson (N.M.) and Sons Ltd., [1979] 1 W.W.R. 5 (C.A. Man.) indique que lorsqu'il s'agit d'une société à personne unique, il y a exception à la règle énoncée dans l'affaire Cor ning Glass. Toutefois, comme les avocats de la demanderesse l'ont souligné lors de la première audition de la présente requête, il ressort de la preuve soumise que les membres de la direction en cause en l'espèce n'entrent pas dans cette catégorie.
Ainsi, le refus en l'espèce d'ordonner aux mem- bres de la direction des sociétés de se présenter à l'interrogatoire préalable aurait pour seul effet de repousser leur témoignage jusqu'au procès. Compte tenu des circonstances, même si j'avais tort d'ordonner la tenue d'un interrogatoire préala- ble, il ne serait pas approprié de refuser catégori- quement la tenue d'un tel interrogatoire. La Cour devrait utiliser le pouvoir que lui confère l'article 252 de la Loi sur les douanes pour adapter les règles de procédure applicables. Les défenderesses pourraient tout au plus faire l'objet d'une ordon- nance leur enjoignant de présenter à l'interroga- toire préalable la personne choisie parmi les mem- bres de leur direction et indiquant que les témoignages ainsi fournis ne «lient» pas la société. Les réponses données auraient la même force pro- bante que si elles avaient été obtenues au procès.
19 Même s'il peut être exagéré d'affirmer que les réponses données au cours de l'interrogatoire préalable par un membre de la direction d'une société «lient» cette dernière, étant donné qu'il est toujours possible pour la société de présenter au procès des éléments de preuve contredisant ce qui a été dit, cette distinction est bien établie dans la jurisprudence. Je n'ai aucune raison de croire que la position d'un membre de la direction d'une société comparaissant au nom de celle-ci est différente en vertu des Règles de la Cour fédérale de celle décrite par le juge Arnup relativement aux règles de l'Ontario.
Est-il prématuré de statuer sur le litige?
Il reste un dernier argument à examiner. Les avocats de la demanderesse ont invoqué l'arrêt de la Cour d'appel Cutter (Can.) Ltd. c. Baxter Tra- venol Laboratories of Can. Ltd. (1984), 3 C.I.P.R. 143 (C.A.F.). Dans cette affaire, on a tenté de faire annuler une ordonnance de justification qui enjoignait à certaines des défenderesses de prouver pourquoi elles ne s'étaient pas rendues coupables d'outrage au tribunal. L'ordonnance de justifica tion a été attaquée pour le motif que l'affidavit produit au soutien de la demande d'ordonnance contenait des éléments de preuve se rapportant à une procédure antérieure, ce qui, par conséquent, contrevenait à l'article 13 de la Charte. La Cour d'appel a statué qu'on pouvait comparer l'ordon- nance de justification à une «assignation» et qu'à ce stade des procédures, il était difficile de voir comment on pouvait prétendre que l'affidavit ser- vait à «incriminer» les défenderesses.
Parlant au nom de la Cour, le juge Urie a dit à la page 153:
La preuve à l'appui des allégations d'outrage au tribunal doit être présentée pendant l'audition relative à cette ordonnance. Les éléments de preuve qui ont été soumis ou que l'on a tenté de soumettre à l'appui de cette preuve peuvent alors être contestés au motif qu'ils contreviennent à l'article 13, auquel cas le juge de première instance aura à trancher la question. Selon moi, on ne saurait parler d'élément de preuve incriminant avant l'instruction. On attribuerait au verbe «incriminer» un sens trop large en lui reconnaissant la portée extensive néces- saire pour considérer incriminante la preuve sous forme d'affi- davit. [C'est moi qui souligne.]
En l'espèce, la demanderesse allègue de même qu'il ne peut y avoir d'élément de preuve incrimi- nant avant le procès et qu'il serait prématuré de statuer maintenant sur l'argument des défenderes- ses.
Je ne peux pas souscrire à ce point de vue. Je ne crois pas que la décision rendue dans l'affaire Cutter s'applique en l'espèce. Elle ne peut s'appli- quer de manière générale au point d'établir une règle suivant laquelle une question portant sur la Charte, notamment sur l'article 13 ou l'alinéa 1lc), ne devrait pas être tranchée au stade de l'interrogatoire préalable. Celui-ci est davantage relié au procès que ne l'est l'assignation qui donne lieu à une ordonnance de justification. De plus, si on étendait l'application de l'affaire Cutter comme le demande la demanderesse, cela ne concorderait
pas avec la multitude de décisions antérieures" qui ont traité des questions de privilège, de confisca tion et d'amende au stade de l'interrogatoire préalable.
Conclusion
Pour les motifs qui précèdent, je rendrai donc une ordonnance enjoignant aux défenderesses de présenter à l'interrogatoire préalable les personnes désignées parmi les membres de leur direction.
20 Voir par exemple, The King v. Doull, [1931] R.C.É. 159 à la p. 161.
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