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A-440-85
Jack Gold (appelant)
c.
La Reine du chef du Canada (intimée)
RÉPERTORIÉ: GOLD C. R. (C.A.F.)
Cour d'appel, juges Urie, Mahoney et Lacombe— Ottawa, 9 janvier et 3 février 1986.
Pratique Preuve Divulgation de renseignements Appel formé à l'encontre du rejet d'une demande visant à obtenir l'examen d'une décision sur une opposition à la divul- gation de renseignements Opposition fondée sur la sécurité nationale Le juge désigné a eu raison de rejeter la demande sans examiner les documents L'examen ne doit se faire que s'il est nécessaire pour déterminer s'il y a lieu d'ordonner la divulgation Le certificat et l'affidavit fournissent des motifs parfaitement rationnels permettant de conclure que la divulga- tion nuirait à la sécurité nationale L'arrêt Goguen c. Gibson n'a pas établi la règle que la production de renseignements ne peut être ordonnée que s'ils sont absolument essentiels pour prouver le point en litige L'économie de la loi ne révèle pas de déséquilibre évident entre l'intérêt public dans la sécurité nationale d'une part et l'administration de la justice d'autre part Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, art. 36.1 (mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, art. 4), 36.2 (mod., idem) Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2° Supp.), chap. 10, art. 41(2) (mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, art. 3).
Pratique Communication de documents et interrogatoire préalable Production de documents Les renseignements ne sont pas demandés à titre d'éléments de preuve lors du procès Ils sont demandés à des fins de communication générale dans le but de savoir si certains éléments de preuve utiles sont disponibles Le juge désigné était fondé à rejeter la demande d'examen de la décision sur une opposition sans examiner les documents.
Compétence de la Cour fédérale Division d'appel Appel formé à l'encontre du rejet d'une demande visant à obtenir l'examen d'une décision sur une opposition à la divul- gation de renseignements Le juge désigné n'a pas commis d'erreur en n'examinant pas les documents Appel rejeté Lorsqu'il est nécessaire, l'examen doit être fait par un juge désigné et non par un banc d'appel.
Appel est formé à l'encontre du rejet d'une demande visant à obtenir l'examen d'une décision sur une opposition à la divulga- tion de renseignements. C'est la première fois que la Cour est saisie d'une opposition à la divulgation de renseignements fondée sur la sécurité nationale dans le contexte d'une action civile. La déclaration contient une allégation selon laquelle des préposés de la Couronne ont conspiré contre l'appelant. Des versions censurées de certains documents ont été produits au cours d'interrogatoires préalables. Une attestation a été déposée en opposition à la divulgation de certains renseignements con- formément à l'article 36.1 de la Loi sur la preuve au Canada. Un affidavit relatif aux documents a été déposé en opposition à la production des documents visés par l'attestation et par
l'affidavit. Le juge désigné a rejeté la demande d'examen sans examiner les documents. Il s'agit de déterminer si le juge a commis une erreur en maintenant l'opposition à la communica tion sans examen.
Arrêt: l'appel est rejeté.
Le juge désigné était fondé à rejeter la demande sans exami ner les documents. Dans l'arrêt Goguen c. Gibson, la Cour a statué que l'examen ne devrait se faire que s'il apparaît néces- saire pour déterminer s'il y a lieu d'ordonner la divulgation. Ce principe vaut autant pour la divulgation demandée par une partie à une action civile que pour la divulgation réclamée par la défense dans une poursuite pénale. Le juge désigné a sures- timé la portée de l'arrêt Goguen lorsqu'il a déclaré qu'il avait établi le principe que la production de renseignements ne saurait être ordonnée si la preuve qu'ils recèlent est simplement confirmatoire ou si la preuve peut être faite d'une autre manière, à moins qu'ils ne soient absolument essentiels pour prouver le point en litige. Dans l'arrêt Goguen, le juge en chef Thurlow, en décidant s'il lui fallait examiner les renseignements réclamés, a pris en compte la probabilité qu'ils soient peu pertinents, leur admissibilité marginale et la présence d'au moins quelques autres éléments de preuve. Des règles détermi- nant le type de preuve dont la production sera ordonnée ne sauraient être élaborées tant que ne se présentera pas l'occasion de considérer autre chose que la validité d'arguments militant en faveur de l'examen de renseignements.
Le juge désigné a également statué qu'il existe un déséquili- bre évident entre l'intérêt public qui milite en faveur de la non-divulgation, c'est-à-dire la protection de la sécurité natio- nale, et l'intérêt public en faveur de la divulgation en vue de permettre la poursuite d'une action en dommages-intérêts. Le Parlement a reconnu que l'intérêt public dans l'administration de la justice peut l'emporter sur l'intérêt public dans la sécurité nationale. L'économie de la loi ne révèle pas de déséquilibre évident entre ces deux intérêts. L'objet d'une procédure particu- lière n'est qu'un des facteurs à considérer. Les détails d'une allégation de danger pour la sécurité nationale doivent aussi être considérés. La Cour n'est pas obligée de choisir entre divulguer la totalité des renseignements réclamés ou ne rien divulguer. Elle pourrait ordonner la divulgation de certains d'entre eux, selon certaines conditions ou restrictions.
Le certificat et l'affidavit fournissent des motifs parfaitement rationnels pour lesquels le juge désigné pouvait conclure que la divulgation des renseignements pourrait nuire à la sécurité nationale.
L'appelant soutient que, comme une ordonnance de produc tion a été rendue, la pertinence des renseignements litigieux ne peut être contestée. Bien que les renseignements réclamés se rapportent à la cause d'action, cela ne signifie pas nécessaire- ment que l'appelant subira un préjudice s'ils ne sont pas divulgués. Les renseignements dont la divulgation est refusée se rapportent probablement à la décision selon laquelle l'appelant constitue un «cas sécuritaire», mais ce point n'est pas en litige.
Le juge désigné a eu raison de conclure que les renseigne- ments doivent servir non pas d'éléments de preuve lors du procès, mais simplement pour fins de communication générale dans le but de savoir si certains éléments de preuve utiles sont disponibles. Cela étant, la divulgation ne saurait être ordonnée.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
Goguen c. Gibson, [1983] 2 C.F. 463 (C.A.).
DÉCISION ÉCARTÉE:
Duncan v. Cammell, Laird & Co., Ld., [1942] A.C. 624 (H.L.).
DÉCISION CITÉE:
Best Cleaners and Contractors Ltd. c. La Reine, [1985] 2 C.F. 293; (1985), 58 N.R. 295 (C.A.).
AVOCATS:
John P. Nelligan, c.r. et Dougald E. Brown pour l'appelant.
I. G. Whitehall, c.r., D. J. Rennie et David Akman pour l'intimée.
PROCUREURS:
Nelligan/Power, Ottawa, pour l'appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MAHONEY: Ce serait la première fois que la présente Cour est saisie d'une opposition à la divulgation de renseignements fondée sur la sécurité nationale dans le contexte d'une action civile. Ce type d'opposition fondée sur l'article 36.1 de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, modifiée par S.C. 1980-81- 82-83, chap. 111, art. 4, n'avait auparavant été étudié que dans l'affaire Goguen c. Gibson, [1983] 2 C.F. 463 (C.A.), et il s'agissait alors d'une poursuite en matière criminelle.
Je vais d'abord exposer les faits matériels qui sous-tendent l'action civile tels qu'ils ressortent du dossier d'appel. Je suis conscient que le juge de première instance n'a prononcé de conclusions à l'égard d'aucun d'eux. Le dossier ne révèle aucun des renseignements à la divulgation desquels il y a opposition. Pour les fins du présent appel, j'accepte la véracité des faits plaidés dans la déclaration modifiée qui sont contestés ou ne sont pas admis dans la défense. J'accepte également la véracité des réponses que l'appelant a données au cours de son interrogatoire préalable.
Le gouvernement canadien a établi trois niveaux de cote de sécurité: confidentiel, secret et très secret. Ces cotes donnent accès, dans cet ordre, à des renseignements à caractère de plus en plus délicat. L'appelant avait, à tout moment pertinent, la cote de sécurité dite «confidentiel».
En 1957, l'appelant, qui est comptable agréé, est entré au service du ministère du Revenu national, Impôt, ci-après appelé «Revenu Canada». Il a fait l'objet d'une vérification de sécurité en 1959. En mars 1978, il a été nommé agent principal des décisions. Ces agents rendent des décisions antici- pées qui lient le Ministère relativement aux inci dences fiscales de transactions projetées. Avant le 16 octobre 1980, le Service de sécurité de la GRC s'était activement intéressé à l'appelant. Le 29 décembre 1980, en réponse à une demande de la GRC, l'agent de la sécurité du personnel de Revenu Canada a déclaré que l'appelant «occupait un poste lui donnant accès à des renseignements secrets se rapportant à la sécurité nationale». L'ap- pelant a conservé son poste d'agent principal des décisions, pour lequel la cote de sécurité dite «con- fidentiel» est exigée, jusqu'à ce que, le 13 avril 1981, à la suite d'une demande qu'il avait lui- même présentée en mars, il soit détaché auprès du ministère de l'Énergie des Mines et des Ressour- ces, ci-après appelé «EM&R», à titre de directeur au sein d'un organisme nouvellement créé appelé Administration des mesures d'encouragement au secteur pétrolier.
Son détachement devait durer six mois, et sous réserve d'un rendement satisfaisant, l'appelant pouvait normalement s'attendre à être confirmé dans son nouveau poste à l'expiration de cette période. L'entente de détachement conclue entre les deux ministères en cause et l'appelant prévoyait que si EM&R ne retenait pas ses services, il pourrait retourner à Revenu Canada à son niveau actuel (AU-4). Le 29 mai 1981, l'appelant a été interrogé par un agent du Service de sécurité de la GRC. Le 9 juin, EM&R l'a avisé que son détache- ment prenait fin immédiatement parce que son rendement était insatisfaisant. Par la suite, il a reçu ordre de retourner à Revenu Canada le 13 juillet. Entre temps, la cote de sécurité exigée d'un agent principal des décisions avait été portée au niveau «secret». L'appelant a donc été affecté à un autre poste de niveau AU-4; il prétend toutefois
que le poste en question ne se compare pas à celui d'agent principal des décisions, qu'il n'est pas aussi prestigieux et qu'il n'offre pas autant de satisfac tion professionnelle et de possibilités d'avancement que ce dernier poste.
L'appelant allègue un certain nombre de causes d'action dans sa déclaration modifiée. La demande fondée sur le paragraphe 36.2(1) a été étudiée, et le présent appel formé, en tenant pour acquis que les renseignements demandés ne concernent que le complot allégué au paragraphe 12.
[TRADUCTION] 12. Le demandeur déclare qu'après avoir été interrogé par Trottier le 29 mai 1981 et sur la foi de déclara- tions de Woods, Trottier et de la G.R.C. selon lesquelles le demandeur n'était pas digne de confiance parce qu'il avait refusé de divulguer certains noms, Woods, Creech, Hughes Anthony, Blackwell, Trottier et d'autres employés de la Fonc- tion publique ou de la G.R.C. dont le demandeur ignore pour l'instant l'identité, sont convenus de prendre des mesures contre lui pour le punir et le forcer à se rendre aux demandes de la G.R.C. Le demandeur affirme que cette entente visait surtout à lui nuire ou, subsidiairement, que les parties à cette entente savaient que leurs actions lui seraient probablement préjudicia- bles.
Pendant la période en cause, Woods était l'agent de sécurité du personnel et Blackwell l'agent de sécurité du ministère à Revenu Canada, Creech et Hughes Anthony avaient été les supérieurs de l'appelant à EM&R et Trottier était agent de la GRC.
L'action a été introduite le 29 novembre 1982. Des interrogatoires préalables ont suivi en juin et en juillet 1984, au cours desquels des versions censurées de certains documents ont notamment été produites. Le 14 août 1984, conformément aux Règles 448, 451 et 455(2) [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663], la Division de pre- mière instance a ordonné à ceux qui étaient alors défendeurs de pourvoir au dépôt d'un affidavit relatif à la communication «de tous les documents qui sont ou ont été en [leur] possession, sous [leur] garde ou [leur] autorité et qui ont trait à tout point litigieux de l'affaire» et de remettre égale- ment «dans leur version non censurée» les docu ments particuliers qui ont été produits, ou dont l'appelant a appris l'existence au cours des interro- gatoires préalables. En appel, la seule modification qui a été apportée à cette ordonnance a été de limiter l'affidavit relatif à la communication aux «documents versés au dossier se rapportant à [l'ap-
pelant]» et aux «documents qui mentionnent le nom de [l'appelant] et qui font partie d'autres dossiers». L'ordonnance en question a été rendue le 17 décembre 1984.
Le 17 janvier 1985, une attestation préparée par le greffier du Conseil privé conformément au para- graphe 36.1(1) de la Loi sur la preuve au Canada et l'affidavit complémentaire du premier sous-solli- citeur général adjoint du Canada ont été déposés. Le 25 janvier, l'affidavit relatif aux documents a été déposé en opposition à la communication des documents visés par l'attestation et par l'affidavit. L'appelant a immédiatement présenté une demande de contrôle judiciaire fondée sur l'article 36.2. Avant le début de l'audition, l'intimée, réa- gissant de toute évidence à la décision de la pré- sente Cour dans l'affaire Best Cleaners and Con tractors Ltd. c. La Reine, [1985] 2 C.F. 293; (1985), 58 N.R. 295 (C.A.), a déposé une attesta tion modifiée dans laquelle elle ne s'opposait plus à la communication de renseignements déjà divul- gués à l'appelant. Le juge qui a entendu la demande a ordonné ce qui suit:
... les documents doivent être remplis de manière à compren- dre tout ce qui a été dit l'appelant] ou les propos tenus par celui-ci au cours des deux entretiens en question, ainsi que les remarques quant à son attitude ou à sa conduite au cours de ces entretiens ...
Pour ce qui est du reste, la demande a été rejetée.
Les dispositions pertinentes de la Loi sur la preuve au Canada sont les suivantes:
36.1 (1) Un ministre de la Couronne du chef du Canada ou toute autre personne intéressée peut s'opposer à la divulgation de renseignements devant un tribunal, un organisme ou une personne ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements, en attestant verbalement ou par écrit devant eux que ces renseignements ne devraient pas être divulgués pour des raisons d'intérêt public déterminées.
(2) Sous réserve des articles 36.2 et 36.3, dans les cas l'opposition visée au paragraphe (1) est portée devant une cour supérieure, celle-ci peut prendre connaissance des renseigne- ments et ordonner leur divulgation, sous réserve des restrictions ou conditions qu'elle estime indiquées, si elle conclut qu'en l'espèce, les raisons d'intérêt public qui justifient la divulgation l'emportent sur les raisons d'intérêt public invoquées lors de l'attestation.
36.2 (1) Dans les cas l'opposition visée au paragraphe 36.1(1) se fonde sur le motif que la divulgation porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, la question peut être décidée conformément au paragraphe 36.1(2), sur demande, mais uniquement par le
juge en chef de la Cour fédérale ou tout autre juge de cette cour qu'il charge de l'audition de ce genre de demande.
(3) Il y a appel de la décision visée au paragraphe (1) devant la Cour d'appel fédérale.
En l'espèce, l'intérêt public dans la sécurité nationale, servi par la non-divulgation des rensei- gnements, est manifeste. Bien qu'il puisse sembler évident au pouvoir judiciaire, il n'est pas certain que l'intérêt public opposé que servirait la divulga- tion soit reconnu de tous. Il est de l'essence même de tout système judiciaire digne de la confiance du public que, avant toute autre chose, il donne à tout plaideur une chance honnête de faire valoir son point de vue et qu'il soit perçu comme tel. La justice ne peut être rendue, et il est douteux qu'on pense qu'elle l'a été, si une partie, même en raison d'un motif d'intérêt public très convaincant, ne peut exprimer pleinement son point de vue ou n'a pas la possibilité de combattre les arguments de la partie adverse. Les événements consécutifs à la perte inexplicable du sous-marin Thetis en fournis- sent un exemple classique, voir Duncan v. Cam- mell, Laird & Co., Ld., [1942] A.C. 624 (H.L.).
Le juge désigné [[1985] 1 C.F. 642] n'a pas jugé nécessaire d'examiner les documents litigieux. A mon sens, la question soumise à la présente Cour consiste à déterminer si, dans les circons- tances, il a eu tort de ne pas le faire. Autrement dit, a-t-il commis une erreur en maintenant l'oppo- sition à leur communication sans les inspecter? De plus, il me semble que l'issue en l'espèce doit être soit le rejet de l'appel soit le renvoi pour réexamen de la question et inspection des documents. La présente Cour abdiquerait ses responsabilités en matière judiciaire si elle se rendait à la suggestion voulant que les avocats examinent les documents et qu'elle règle les différends qu'ils n'arrivent pas à résoudre. A moins qu'il n'existe une très bonne raison militant en faveur du contraire, il me semble que cet examen devrait, initialement du moins, être fait par un juge désigné et non par un banc d'appel.
Dans l'arrêt Goguen, la présente Cour a approuvé le principe selon lequel l'examen ne devrait se faire que s'il apparaît nécessaire pour déterminer s'il y a lieu d'ordonner la divulgation. Ce principe vaut autant pour la divulgation demandée par une partie à une action civile que
pour la divulgation réclamée par la défense dans une poursuite pénale.
En expliquant sa décision de ne pas examiner les documents, le juge désigné a dit la page 647]:
Devant une telle attestation et devant deux intérêts publics en jeu où, d'une part, on exige la non-divulgation afin de protéger une question aussi vitale que la sécurité nationale et, d'autre part, on exige la divulgation de renseignements en vue essentiellement de permettre la poursuite d'une action en dom- mages-intérêts, il m'est difficile de concevoir un ensemble de circonstances la cour serait requise de juger opportun d'exa- miner les documents couverts par l'attestation, étant donné l'existence de ce déséquilibre aussi évident entre les deux intérêts publics à servir.
Le juge en chef Thurlow, siégeant à titre de juge désigné dans l'affaire Goguen c. Gibson, [1983] 1 C.F. 872, a claire- ment établi la règle selon laquelle l'élément de preuve particu- lier demandé doit être absolument essentiel à la cause du requérant, et non être simplement confirmatoire et la Cour doit également être convaincue que le point ne saurait être prouvé autrement que par la divulgation des renseignements demandés. Cette règle a été confirmée par la Cour d'appel dans [1983] 2 C.F. 463.
En premier lieu, pour ce qui est du dernier des paragraphes précités, je suis d'avis que l'on sures- time la portée de l'arrêt Goguen. Dans cette affaire, le juge en chef a fait les commentaires suivants aux pages 906 et 907 du jugement de première instance [[1983] 1 C.F. 872]:
Je présume donc que, s'ils étaient fournis, les documents et leur contenu seraient admis et pertinents. Néanmoins, j'ai l'impres- sion que certains, sinon un grand nombre, peuvent n'avoir aucune pertinence. J'ai aussi l'impression que la plupart ou la totalité des documents n'ont probablement qu'un rapport loin- tain avec les points en cause, qu'ils se situent à l'extrême limite de l'admissibilité et qu'ils ne seront utiles, dans le meilleur des cas, que pour confirmer l'existence même des preuves directes qu'il pourrait déjà y avoir. D'après leur description, je ne pense pas qu'un des documents fasse par lui-même preuve d'un fait nécessaire au système de défense choisi par les requérants dans leur mémoire des points à plaider.
Après avoir donné à la question toute l'attention que je puis lui donner, je suis incapable de considérer la divulgation de ces documents et renseignements comme indispensable au système de défense des requérants, compte tenu notamment des témoins qu'ils peuvent citer afin de témoigner en termes généraux sur au moins certains points qu'ils disent devoir prouver pour corroborer leurs propres témoignages.
Je ne vois rien dans ce jugement qui puisse étayer, même de loin, la proposition présentement à l'étude. La Cour d'appel n'a pas expressément cité ce passage. D'après moi, le juge en chef a estimé
qu'en décidant s'il lui fallait examiner les rensei- gnements réclamés, il y avait lieu de tenir compte notamment de leur peu de pertinence possible, de leur admissibilité peut-être marginale et de la pré- sence d'au moins quelques autres éléments de preuve. Je suis d'accord avec lui. J'estime, en toute déférence, que son point de vue est très loin de constituer une règle établie selon laquelle la pro duction des renseignements ne peut être ordonnée que s'ils sont absolument essentiels pour prouver le point en litige, et qu'elle ne doit pas l'être s'ils sont simplement confirmatoires ou si la preuve peut être faite d'une autre manière. Je pense que des règles régissant le type de preuve à produire ne sauraient être élaborées tant que nous ne serons pas appelés à considérer autre chose que la validité d'arguments militant en faveur de l'examen de renseignements.
Je m'interroge également sur l'approche qui me semble, peut-être à tort, avoir été retenue dans le premier paragraphe. Le Parlement a reconnu que l'intérêt public dans l'administration de la justice, qui milite pour la divulgation, peut l'emporter sur l'intérêt public dans la sécurité nationale qui milite contre la divulgation. L'économie de la loi ne révèle pas de déséquilibre évident entre ces deux intérêts. L'objet d'une procédure judiciaire parti- culière n'est qu'un des facteurs pertinents dont doit tenir compte le juge chargé par le législateur de sous-peser les intérêts publics contradictoires pré- sents dans chaque demande. A mon avis, les détails ou le fond d'une allégation de danger pour la sécurité nationale doivent être considérés au même titre que l'objet ou le fond d'une procédure judiciaire donnée.
Le Thetis a été perdu en temps de paix, lors d'essais postérieurs à son lancement. On cherchait à obtenir la divulgation de ses plans, en temps de guerre, à une époque dominaient les raisons d'intérêt public, en vue de permettre la poursuite d'une action en dommages-intérêts. Malgré le déséquilibre manifeste entre les motifs d'intérêt public qui s'affrontaient, je persiste à croire que justice n'a peut-être pas été rendue aux construc- teurs et aux survivants des disparus; je ne suis certainement pas convaincu qu'elle l'ait été. Le paragraphe 36.1(2) de la Loi sur la preuve au Canada permet de satisfaire à l'un et l'autre des intérêts contradictoires. Ainsi que l'a souligné la
majorité de la présente Cour dans l'affaire Goguen, à la page 473,
... il est évident que la Cour n'est pas obligée de penser en termes de tout ou rien en ce qui concerne la divulgation des renseignements. Elle pourrait ordonner la divulgation de cer- tains d'entre eux, selon des conditions ou restrictions [qu'elle peut juger appropriées]...
Tel est actuellement l'état du droit sur la question. Il se peut fort bien qu'on décide, relativement à des actions portant uniquement sur des demandes en dommages-intérêts qu'en somme, la divulgation, soumise à des conditions ou à des restrictions appropriées, constitue le meilleur moyen de servir l'intérêt public général.
Les tribunaux devraient se rappeler les circons- tances qui ont amené le Parlement, sur les instan ces du gouvernement, à modifier de manière radi- cale les lois régissant l'accès aux renseignements contenus dans les dossiers gouvernementaux, le service de sécurité du Canada et, plus précisément, à abroger le paragraphe 41(2) de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10 (mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, art. 3)]. Pour ce qui est de l'abrogation de ce paragraphe, le législateur a manifestement jugé opportun de substituer un pouvoir discrétionnaire accordé aux tribunaux à ce qui était jusque-là un droit absolu de l'exécutif de refuser la divulgation. Il ne faut pas croire que l'un ou l'autre de ces changements s'est produit parce que le gouvernement d'alors a été soudainement pris du désir désintéressé de partager ses secrets. Le pouvoir exécutif était inca pable de maintenir la crédibilité du système de privilège absolu codifié au paragraphe 41(2). Le nouveau système constituait, d'un point de vue politique, une réponse nécessaire à de sérieuses inquiétudes du public. L'une des pierres d'assise du nouveau système est le contrôle efficace exercé par le pouvoir judiciaire. L'une des caractéristiques du nouveau système est que sa crédibilité repose sur la confiance du public que les tribunaux soupèsent en fait les intérêts publics qui s'affrontent. Sa crédibi- lité en souffrirait s'il semblait que les tribunaux renoncent automatiquement à l'exercice de leur discrétion parce que la sécurité nationale est consi- dérée si vitale que les motifs invoqués à l'appui d'une saine administration de la justice ne sau- raient prévaloir. Chaque demande fondée sur l'ar- ticle 36.2 doit être jugée sur le fond.
Les documents litigieux, qui sont numérotés de 1 à 150, ont été remis dans deux volumes scellés. L'attestation modifiée définit dans les termes sui- vants le préjudice redouté pour la sécurité natio- nale advenant la divulgation de ces documents:
[TRADUCTION] 4. Plus particulièrement, la divulgation des renseignements contenus dans lesdits documents:
a) identifierait ou permettrait d'identifier les sources humai- nes et techniques d'information de l'ancien Service de sécu- rité de la Gendarmerie royale du Canada ou de l'actuel Service canadien de renseignements et de sécurité, tous deux appelés ci-après le «Service»;
b) identifierait ou permettrait d'identifier les cibles du Service;
c) identifierait ou permettrait d'identifier les méthodes et stratégies opérationnelles et administratives du Service;
d) compromettrait la sécurité du système cryptographique du Service ou aurait pour effet de lui nuire;
e) identifierait ou permettrait d'identifier les liaisons que le Service maintient avec des agences de renseignements et de sécurité étrangères et les informations qu'elles lui fournis- sent.
L'attestation indique en outre à quelles catégories susmentionnées est censé appartenir chacun des documents. Certains appartiennent à plus d'une catégorie. L'affidavit à l'appui explique de quelle manière se produirait le préjudice prévu. Par exemple, il est déclaré notamment ce qui suit, relativement aux sources humaines de renseigne- ment:
[TRADUCTION] Le développement des sources humaines de renseignement est un long processus, qui repose sur la croyance soigneusement établie que le Service préservera le secret absolu de l'identité de ses sources. C'est cette garantie absolue d'ano- nymat qui incite certaines personnes à apporter leur concours au maintien de la sécurité nationale du Canada. La collabora tion du public dépend du maintien de cette garantie. De plus, si l'identité des sources anciennes ou actives était divulguée, elles seraient exposées, elles et leur famille, à des dangers physiques et au harcèlement.
L'appelant a argué de l'insuffisance des motifs invoqués contre la production des documents. À mon avis, cet argument est sans fondement. L'at- testation modifiée, considérée avec l'affidavit com- plémentaire, fournit des motifs parfaitement rationnels pour lesquels le juge désigné et la pré- sente Cour devraient conclure qu'il est raisonnable de croire que la divulgation des renseignements pourrait nuire à la sécurité nationale.
L'appelant soutient en outre que, comme une ordonnance de production a été rendue, la perti nence des renseignements litigieux ne peut être contestée. Le respect de cette ordonnance montre
clairement que les renseignements recherchés se rapportent à la cause d'action pour complot et devraient normalement être divulgués par voie d'interrogatoire préalable. Toutefois, le fait que les renseignements se rapportent à cette cause d'ac- tion ne signifie pas que l'appelant subira vraisem- blablement un préjudice s'ils ne sont pas divulgués.
Les renseignements fournis par suite de l'ordon- nance rendue précédemment exposent en détails au moins quelques-unes des fréquentations et des activités présumées de l'appelant et ce que l'on considère être ses faux-fuyants qui, pris globale- ment, constituent le fondement de la conclusion voulant qu'il soit un «cas sécuritaire». Il semble à peu près certain que les renseignements dont la divulgation est refusée se rapportent également à cette conclusion. Le fait que l'on soit venu à la conclusion qu'il constituait un «cas sécuritaire» n'est pas contesté; il est admis dans la défense. L'appelant soutient que la conclusion voulant qu'il soit un «cas sécuritaire» est sans fondement. Cette question, cependant, ne sera pas tranchée dans son action. La question qui le sera est celle de savoir si, par suite de cette conclusion, il a été victime d'un complot qui aurait pris naissance au plus tôt le 29 mai 1981.
Je conviens avec le juge désigné que, selon toutes probabilités la page 647],
... les renseignements doivent servir non pas d'éléments de preuve à l'instruction, mais simplement pour fins de communi cation générale dans le but de savoir si certains éléments de preuve utiles sont disponibles.
Cela étant, la divulgation ne saurait être ordonnée. Le juge désigné était fondé à rejeter la demande sans inspecter les documents.
En conclusion, je dois dire que la plupart, si ce n'est la totalité des nombreux arrêts qu'ont cités les parties, ont été analysés avec soin par le juge en chef dans l'arrêt Goguen. Tout comme le juge désigné en l'espèce et la majorité de la présente Cour dans l'arrêt Goguen, j'estime qu'il serait inutile de reprendre cette analyse.
Je rejetterais l'appel. Cet appel est régi par le chapitre D des Règles de la Cour. Je ne vois aucun motif particulier d'adjuger des dépens.
LE JUGE ÜRIE: Je souscris à ces motifs.
LE JUGE LACOMBE: J'y souscris également.
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