A-440-85
Jack Gold (appelant)
c.
La Reine du chef du Canada (intimée)
RÉPERTORIÉ: GOLD C. R. (C.A.F.)
Cour d'appel, juges Urie, Mahoney et Lacombe—
Ottawa, 9 janvier et 3 février 1986.
Pratique — Preuve — Divulgation de renseignements
Appel formé à l'encontre du rejet d'une demande visant à
obtenir l'examen d'une décision sur une opposition à la divul-
gation de renseignements — Opposition fondée sur la sécurité
nationale — Le juge désigné a eu raison de rejeter la demande
sans examiner les documents — L'examen ne doit se faire que
s'il est nécessaire pour déterminer s'il y a lieu d'ordonner la
divulgation — Le certificat et l'affidavit fournissent des motifs
parfaitement rationnels permettant de conclure que la divulga-
tion nuirait à la sécurité nationale — L'arrêt Goguen c. Gibson
n'a pas établi la règle que la production de renseignements ne
peut être ordonnée que s'ils sont absolument essentiels pour
prouver le point en litige — L'économie de la loi ne révèle pas
de déséquilibre évident entre l'intérêt public dans la sécurité
nationale d'une part et l'administration de la justice d'autre
part — Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10,
art. 36.1 (mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, art. 4),
36.2 (mod., idem) — Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2°
Supp.), chap. 10, art. 41(2) (mod. par S.C. 1980-81-82-83,
chap. 111, art. 3).
Pratique — Communication de documents et interrogatoire
préalable — Production de documents — Les renseignements
ne sont pas demandés à titre d'éléments de preuve lors du
procès — Ils sont demandés à des fins de communication
générale dans le but de savoir si certains éléments de preuve
utiles sont disponibles — Le juge désigné était fondé à rejeter
la demande d'examen de la décision sur une opposition sans
examiner les documents.
Compétence de la Cour fédérale — Division d'appel —
Appel formé à l'encontre du rejet d'une demande visant à
obtenir l'examen d'une décision sur une opposition à la divul-
gation de renseignements — Le juge désigné n'a pas commis
d'erreur en n'examinant pas les documents — Appel rejeté
Lorsqu'il est nécessaire, l'examen doit être fait par un juge
désigné et non par un banc d'appel.
Appel est formé à l'encontre du rejet d'une demande visant à
obtenir l'examen d'une décision sur une opposition à la divulga-
tion de renseignements. C'est la première fois que la Cour est
saisie d'une opposition à la divulgation de renseignements
fondée sur la sécurité nationale dans le contexte d'une action
civile. La déclaration contient une allégation selon laquelle des
préposés de la Couronne ont conspiré contre l'appelant. Des
versions censurées de certains documents ont été produits au
cours d'interrogatoires préalables. Une attestation a été déposée
en opposition à la divulgation de certains renseignements con-
formément à l'article 36.1 de la Loi sur la preuve au Canada.
Un affidavit relatif aux documents a été déposé en opposition à
la production des documents visés par l'attestation et par
l'affidavit. Le juge désigné a rejeté la demande d'examen sans
examiner les documents. Il s'agit de déterminer si le juge a
commis une erreur en maintenant l'opposition à la communica
tion sans examen.
Arrêt: l'appel est rejeté.
Le juge désigné était fondé à rejeter la demande sans exami
ner les documents. Dans l'arrêt Goguen c. Gibson, la Cour a
statué que l'examen ne devrait se faire que s'il apparaît néces-
saire pour déterminer s'il y a lieu d'ordonner la divulgation. Ce
principe vaut autant pour la divulgation demandée par une
partie à une action civile que pour la divulgation réclamée par
la défense dans une poursuite pénale. Le juge désigné a sures-
timé la portée de l'arrêt Goguen lorsqu'il a déclaré qu'il avait
établi le principe que la production de renseignements ne
saurait être ordonnée si la preuve qu'ils recèlent est simplement
confirmatoire ou si la preuve peut être faite d'une autre
manière, à moins qu'ils ne soient absolument essentiels pour
prouver le point en litige. Dans l'arrêt Goguen, le juge en chef
Thurlow, en décidant s'il lui fallait examiner les renseignements
réclamés, a pris en compte la probabilité qu'ils soient peu
pertinents, leur admissibilité marginale et la présence d'au
moins quelques autres éléments de preuve. Des règles détermi-
nant le type de preuve dont la production sera ordonnée ne
sauraient être élaborées tant que ne se présentera pas l'occasion
de considérer autre chose que la validité d'arguments militant
en faveur de l'examen de renseignements.
Le juge désigné a également statué qu'il existe un déséquili-
bre évident entre l'intérêt public qui milite en faveur de la
non-divulgation, c'est-à-dire la protection de la sécurité natio-
nale, et l'intérêt public en faveur de la divulgation en vue de
permettre la poursuite d'une action en dommages-intérêts. Le
Parlement a reconnu que l'intérêt public dans l'administration
de la justice peut l'emporter sur l'intérêt public dans la sécurité
nationale. L'économie de la loi ne révèle pas de déséquilibre
évident entre ces deux intérêts. L'objet d'une procédure particu-
lière n'est qu'un des facteurs à considérer. Les détails d'une
allégation de danger pour la sécurité nationale doivent aussi
être considérés. La Cour n'est pas obligée de choisir entre
divulguer la totalité des renseignements réclamés ou ne rien
divulguer. Elle pourrait ordonner la divulgation de certains
d'entre eux, selon certaines conditions ou restrictions.
Le certificat et l'affidavit fournissent des motifs parfaitement
rationnels pour lesquels le juge désigné pouvait conclure que la
divulgation des renseignements pourrait nuire à la sécurité
nationale.
L'appelant soutient que, comme une ordonnance de produc
tion a été rendue, la pertinence des renseignements litigieux ne
peut être contestée. Bien que les renseignements réclamés se
rapportent à la cause d'action, cela ne signifie pas nécessaire-
ment que l'appelant subira un préjudice s'ils ne sont pas
divulgués. Les renseignements dont la divulgation est refusée se
rapportent probablement à la décision selon laquelle l'appelant
constitue un «cas sécuritaire», mais ce point n'est pas en litige.
Le juge désigné a eu raison de conclure que les renseigne-
ments doivent servir non pas d'éléments de preuve lors du
procès, mais simplement pour fins de communication générale
dans le but de savoir si certains éléments de preuve utiles sont
disponibles. Cela étant, la divulgation ne saurait être ordonnée.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
Goguen c. Gibson, [1983] 2 C.F. 463 (C.A.).
DÉCISION ÉCARTÉE:
Duncan v. Cammell, Laird & Co., Ld., [1942] A.C. 624
(H.L.).
DÉCISION CITÉE:
Best Cleaners and Contractors Ltd. c. La Reine, [1985] 2
C.F. 293; (1985), 58 N.R. 295 (C.A.).
AVOCATS:
John P. Nelligan, c.r. et Dougald E. Brown
pour l'appelant.
I. G. Whitehall, c.r., D. J. Rennie et David
Akman pour l'intimée.
PROCUREURS:
Nelligan/Power, Ottawa, pour l'appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE MAHONEY: Ce serait la première fois
que la présente Cour est saisie d'une opposition à
la divulgation de renseignements fondée sur la
sécurité nationale dans le contexte d'une action
civile. Ce type d'opposition fondée sur l'article
36.1 de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C.
1970, chap. E-10, modifiée par S.C. 1980-81-
82-83, chap. 111, art. 4, n'avait auparavant été
étudié que dans l'affaire Goguen c. Gibson, [1983]
2 C.F. 463 (C.A.), et il s'agissait alors d'une
poursuite en matière criminelle.
Je vais d'abord exposer les faits matériels qui
sous-tendent l'action civile tels qu'ils ressortent du
dossier d'appel. Je suis conscient que le juge de
première instance n'a prononcé de conclusions à
l'égard d'aucun d'eux. Le dossier ne révèle aucun
des renseignements à la divulgation desquels il y a
opposition. Pour les fins du présent appel, j'accepte
la véracité des faits plaidés dans la déclaration
modifiée qui sont contestés ou ne sont pas admis
dans la défense. J'accepte également la véracité
des réponses que l'appelant a données au cours de
son interrogatoire préalable.
Le gouvernement canadien a établi trois niveaux
de cote de sécurité: confidentiel, secret et très
secret. Ces cotes donnent accès, dans cet ordre, à
des renseignements à caractère de plus en plus
délicat. L'appelant avait, à tout moment pertinent,
la cote de sécurité dite «confidentiel».
En 1957, l'appelant, qui est comptable agréé, est
entré au service du ministère du Revenu national,
Impôt, ci-après appelé «Revenu Canada». Il a fait
l'objet d'une vérification de sécurité en 1959. En
mars 1978, il a été nommé agent principal des
décisions. Ces agents rendent des décisions antici-
pées qui lient le Ministère relativement aux inci
dences fiscales de transactions projetées. Avant
le 16 octobre 1980, le Service de sécurité de la
GRC s'était activement intéressé à l'appelant. Le
29 décembre 1980, en réponse à une demande de
la GRC, l'agent de la sécurité du personnel de
Revenu Canada a déclaré que l'appelant «occupait
un poste lui donnant accès à des renseignements
secrets se rapportant à la sécurité nationale». L'ap-
pelant a conservé son poste d'agent principal des
décisions, pour lequel la cote de sécurité dite «con-
fidentiel» est exigée, jusqu'à ce que, le 13 avril
1981, à la suite d'une demande qu'il avait lui-
même présentée en mars, il soit détaché auprès du
ministère de l'Énergie des Mines et des Ressour-
ces, ci-après appelé «EM&R», à titre de directeur
au sein d'un organisme nouvellement créé appelé
Administration des mesures d'encouragement au
secteur pétrolier.
Son détachement devait durer six mois, et sous
réserve d'un rendement satisfaisant, l'appelant
pouvait normalement s'attendre à être confirmé
dans son nouveau poste à l'expiration de cette
période. L'entente de détachement conclue entre
les deux ministères en cause et l'appelant prévoyait
que si EM&R ne retenait pas ses services, il
pourrait retourner à Revenu Canada à son niveau
actuel (AU-4). Le 29 mai 1981, l'appelant a été
interrogé par un agent du Service de sécurité de la
GRC. Le 9 juin, EM&R l'a avisé que son détache-
ment prenait fin immédiatement parce que son
rendement était insatisfaisant. Par la suite, il a
reçu ordre de retourner à Revenu Canada le 13
juillet. Entre temps, la cote de sécurité exigée d'un
agent principal des décisions avait été portée au
niveau «secret». L'appelant a donc été affecté à un
autre poste de niveau AU-4; il prétend toutefois
que le poste en question ne se compare pas à celui
d'agent principal des décisions, qu'il n'est pas aussi
prestigieux et qu'il n'offre pas autant de satisfac
tion professionnelle et de possibilités d'avancement
que ce dernier poste.
L'appelant allègue un certain nombre de causes
d'action dans sa déclaration modifiée. La demande
fondée sur le paragraphe 36.2(1) a été étudiée, et
le présent appel formé, en tenant pour acquis que
les renseignements demandés ne concernent que le
complot allégué au paragraphe 12.
[TRADUCTION] 12. Le demandeur déclare qu'après avoir été
interrogé par Trottier le 29 mai 1981 et sur la foi de déclara-
tions de Woods, Trottier et de la G.R.C. selon lesquelles le
demandeur n'était pas digne de confiance parce qu'il avait
refusé de divulguer certains noms, Woods, Creech, Hughes
Anthony, Blackwell, Trottier et d'autres employés de la Fonc-
tion publique ou de la G.R.C. dont le demandeur ignore pour
l'instant l'identité, sont convenus de prendre des mesures contre
lui pour le punir et le forcer à se rendre aux demandes de la
G.R.C. Le demandeur affirme que cette entente visait surtout à
lui nuire ou, subsidiairement, que les parties à cette entente
savaient que leurs actions lui seraient probablement préjudicia-
bles.
Pendant la période en cause, Woods était l'agent
de sécurité du personnel et Blackwell l'agent de
sécurité du ministère à Revenu Canada, Creech et
Hughes Anthony avaient été les supérieurs de
l'appelant à EM&R et Trottier était agent de la
GRC.
L'action a été introduite le 29 novembre 1982.
Des interrogatoires préalables ont suivi en juin et
en juillet 1984, au cours desquels des versions
censurées de certains documents ont notamment
été produites. Le 14 août 1984, conformément aux
Règles 448, 451 et 455(2) [Règles de la Cour
fédérale, C.R.C., chap. 663], la Division de pre-
mière instance a ordonné à ceux qui étaient alors
défendeurs de pourvoir au dépôt d'un affidavit
relatif à la communication «de tous les documents
qui sont ou ont été en [leur] possession, sous [leur]
garde ou [leur] autorité et qui ont trait à tout
point litigieux de l'affaire» et de remettre égale-
ment «dans leur version non censurée» les docu
ments particuliers qui ont été produits, ou dont
l'appelant a appris l'existence au cours des interro-
gatoires préalables. En appel, la seule modification
qui a été apportée à cette ordonnance a été de
limiter l'affidavit relatif à la communication aux
«documents versés au dossier se rapportant à [l'ap-
pelant]» et aux «documents qui mentionnent le
nom de [l'appelant] et qui font partie d'autres
dossiers». L'ordonnance en question a été rendue
le 17 décembre 1984.
Le 17 janvier 1985, une attestation préparée par
le greffier du Conseil privé conformément au para-
graphe 36.1(1) de la Loi sur la preuve au Canada
et l'affidavit complémentaire du premier sous-solli-
citeur général adjoint du Canada ont été déposés.
Le 25 janvier, l'affidavit relatif aux documents a
été déposé en opposition à la communication des
documents visés par l'attestation et par l'affidavit.
L'appelant a immédiatement présenté une
demande de contrôle judiciaire fondée sur l'article
36.2. Avant le début de l'audition, l'intimée, réa-
gissant de toute évidence à la décision de la pré-
sente Cour dans l'affaire Best Cleaners and Con
tractors Ltd. c. La Reine, [1985] 2 C.F. 293;
(1985), 58 N.R. 295 (C.A.), a déposé une attesta
tion modifiée dans laquelle elle ne s'opposait plus à
la communication de renseignements déjà divul-
gués à l'appelant. Le juge qui a entendu la
demande a ordonné ce qui suit:
... les documents doivent être remplis de manière à compren-
dre tout ce qui a été dit [à l'appelant] ou les propos tenus par
celui-ci au cours des deux entretiens en question, ainsi que les
remarques quant à son attitude ou à sa conduite au cours de ces
entretiens ...
Pour ce qui est du reste, la demande a été rejetée.
Les dispositions pertinentes de la Loi sur la
preuve au Canada sont les suivantes:
36.1 (1) Un ministre de la Couronne du chef du Canada ou
toute autre personne intéressée peut s'opposer à la divulgation
de renseignements devant un tribunal, un organisme ou une
personne ayant le pouvoir de contraindre à la production de
renseignements, en attestant verbalement ou par écrit devant
eux que ces renseignements ne devraient pas être divulgués
pour des raisons d'intérêt public déterminées.
(2) Sous réserve des articles 36.2 et 36.3, dans les cas où
l'opposition visée au paragraphe (1) est portée devant une cour
supérieure, celle-ci peut prendre connaissance des renseigne-
ments et ordonner leur divulgation, sous réserve des restrictions
ou conditions qu'elle estime indiquées, si elle conclut qu'en
l'espèce, les raisons d'intérêt public qui justifient la divulgation
l'emportent sur les raisons d'intérêt public invoquées lors de
l'attestation.
36.2 (1) Dans les cas où l'opposition visée au paragraphe
36.1(1) se fonde sur le motif que la divulgation porterait
préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la
sécurité nationales, la question peut être décidée conformément
au paragraphe 36.1(2), sur demande, mais uniquement par le
juge en chef de la Cour fédérale ou tout autre juge de cette
cour qu'il charge de l'audition de ce genre de demande.
(3) Il y a appel de la décision visée au paragraphe (1) devant
la Cour d'appel fédérale.
En l'espèce, l'intérêt public dans la sécurité
nationale, servi par la non-divulgation des rensei-
gnements, est manifeste. Bien qu'il puisse sembler
évident au pouvoir judiciaire, il n'est pas certain
que l'intérêt public opposé que servirait la divulga-
tion soit reconnu de tous. Il est de l'essence même
de tout système judiciaire digne de la confiance du
public que, avant toute autre chose, il donne à tout
plaideur une chance honnête de faire valoir son
point de vue et qu'il soit perçu comme tel. La
justice ne peut être rendue, et il est douteux qu'on
pense qu'elle l'a été, si une partie, même en raison
d'un motif d'intérêt public très convaincant, ne
peut exprimer pleinement son point de vue ou n'a
pas la possibilité de combattre les arguments de la
partie adverse. Les événements consécutifs à la
perte inexplicable du sous-marin Thetis en fournis-
sent un exemple classique, voir Duncan v. Cam-
mell, Laird & Co., Ld., [1942] A.C. 624 (H.L.).
Le juge désigné [[1985] 1 C.F. 642] n'a pas
jugé nécessaire d'examiner les documents litigieux.
A mon sens, la question soumise à la présente
Cour consiste à déterminer si, dans les circons-
tances, il a eu tort de ne pas le faire. Autrement
dit, a-t-il commis une erreur en maintenant l'oppo-
sition à leur communication sans les inspecter? De
plus, il me semble que l'issue en l'espèce doit être
soit le rejet de l'appel soit le renvoi pour réexamen
de la question et inspection des documents. La
présente Cour abdiquerait ses responsabilités en
matière judiciaire si elle se rendait à la suggestion
voulant que les avocats examinent les documents et
qu'elle règle les différends qu'ils n'arrivent pas à
résoudre. A moins qu'il n'existe une très bonne
raison militant en faveur du contraire, il me
semble que cet examen devrait, initialement du
moins, être fait par un juge désigné et non par un
banc d'appel.
Dans l'arrêt Goguen, la présente Cour a
approuvé le principe selon lequel l'examen ne
devrait se faire que s'il apparaît nécessaire pour
déterminer s'il y a lieu d'ordonner la divulgation.
Ce principe vaut autant pour la divulgation
demandée par une partie à une action civile que
pour la divulgation réclamée par la défense dans
une poursuite pénale.
En expliquant sa décision de ne pas examiner les
documents, le juge désigné a dit [à la page 647]:
Devant une telle attestation et devant deux intérêts publics
en jeu où, d'une part, on exige la non-divulgation afin de
protéger une question aussi vitale que la sécurité nationale et,
d'autre part, on exige la divulgation de renseignements en vue
essentiellement de permettre la poursuite d'une action en dom-
mages-intérêts, il m'est difficile de concevoir un ensemble de
circonstances où la cour serait requise de juger opportun d'exa-
miner les documents couverts par l'attestation, étant donné
l'existence de ce déséquilibre aussi évident entre les deux
intérêts publics à servir.
Le juge en chef Thurlow, siégeant à titre de juge désigné
dans l'affaire Goguen c. Gibson, [1983] 1 C.F. 872, a claire-
ment établi la règle selon laquelle l'élément de preuve particu-
lier demandé doit être absolument essentiel à la cause du
requérant, et non être simplement confirmatoire et la Cour doit
également être convaincue que le point ne saurait être prouvé
autrement que par la divulgation des renseignements demandés.
Cette règle a été confirmée par la Cour d'appel dans [1983] 2
C.F. 463.
En premier lieu, pour ce qui est du dernier des
paragraphes précités, je suis d'avis que l'on sures-
time la portée de l'arrêt Goguen. Dans cette
affaire, le juge en chef a fait les commentaires
suivants aux pages 906 et 907 du jugement de
première instance [[1983] 1 C.F. 872]:
Je présume donc que, s'ils étaient fournis, les documents et leur
contenu seraient admis et pertinents. Néanmoins, j'ai l'impres-
sion que certains, sinon un grand nombre, peuvent n'avoir
aucune pertinence. J'ai aussi l'impression que la plupart ou la
totalité des documents n'ont probablement qu'un rapport loin-
tain avec les points en cause, qu'ils se situent à l'extrême limite
de l'admissibilité et qu'ils ne seront utiles, dans le meilleur des
cas, que pour confirmer l'existence même des preuves directes
qu'il pourrait déjà y avoir. D'après leur description, je ne pense
pas qu'un des documents fasse par lui-même preuve d'un fait
nécessaire au système de défense choisi par les requérants dans
leur mémoire des points à plaider.
Après avoir donné à la question toute l'attention que je puis lui
donner, je suis incapable de considérer la divulgation de ces
documents et renseignements comme indispensable au système
de défense des requérants, compte tenu notamment des témoins
qu'ils peuvent citer afin de témoigner en termes généraux sur
au moins certains points qu'ils disent devoir prouver pour
corroborer leurs propres témoignages.
Je ne vois rien dans ce jugement qui puisse étayer,
même de loin, la proposition présentement à
l'étude. La Cour d'appel n'a pas expressément cité
ce passage. D'après moi, le juge en chef a estimé
qu'en décidant s'il lui fallait examiner les rensei-
gnements réclamés, il y avait lieu de tenir compte
notamment de leur peu de pertinence possible, de
leur admissibilité peut-être marginale et de la pré-
sence d'au moins quelques autres éléments de
preuve. Je suis d'accord avec lui. J'estime, en toute
déférence, que son point de vue est très loin de
constituer une règle établie selon laquelle la pro
duction des renseignements ne peut être ordonnée
que s'ils sont absolument essentiels pour prouver le
point en litige, et qu'elle ne doit pas l'être s'ils sont
simplement confirmatoires ou si la preuve peut
être faite d'une autre manière. Je pense que des
règles régissant le type de preuve à produire ne
sauraient être élaborées tant que nous ne serons
pas appelés à considérer autre chose que la validité
d'arguments militant en faveur de l'examen de
renseignements.
Je m'interroge également sur l'approche qui me
semble, peut-être à tort, avoir été retenue dans le
premier paragraphe. Le Parlement a reconnu que
l'intérêt public dans l'administration de la justice,
qui milite pour la divulgation, peut l'emporter sur
l'intérêt public dans la sécurité nationale qui milite
contre la divulgation. L'économie de la loi ne
révèle pas de déséquilibre évident entre ces deux
intérêts. L'objet d'une procédure judiciaire parti-
culière n'est qu'un des facteurs pertinents dont doit
tenir compte le juge chargé par le législateur de
sous-peser les intérêts publics contradictoires pré-
sents dans chaque demande. A mon avis, les
détails ou le fond d'une allégation de danger pour
la sécurité nationale doivent être considérés au
même titre que l'objet ou le fond d'une procédure
judiciaire donnée.
Le Thetis a été perdu en temps de paix, lors
d'essais postérieurs à son lancement. On cherchait
à obtenir la divulgation de ses plans, en temps de
guerre, à une époque où dominaient les raisons
d'intérêt public, en vue de permettre la poursuite
d'une action en dommages-intérêts. Malgré le
déséquilibre manifeste entre les motifs d'intérêt
public qui s'affrontaient, je persiste à croire que
justice n'a peut-être pas été rendue aux construc-
teurs et aux survivants des disparus; je ne suis
certainement pas convaincu qu'elle l'ait été. Le
paragraphe 36.1(2) de la Loi sur la preuve au
Canada permet de satisfaire à l'un et l'autre des
intérêts contradictoires. Ainsi que l'a souligné la
majorité de la présente Cour dans l'affaire
Goguen, à la page 473,
... il est évident que la Cour n'est pas obligée de penser en
termes de tout ou rien en ce qui concerne la divulgation des
renseignements. Elle pourrait ordonner la divulgation de cer-
tains d'entre eux, selon des conditions ou restrictions [qu'elle
peut juger appropriées]...
Tel est actuellement l'état du droit sur la question.
Il se peut fort bien qu'on décide, relativement à des
actions portant uniquement sur des demandes en
dommages-intérêts qu'en somme, la divulgation,
soumise à des conditions ou à des restrictions
appropriées, constitue le meilleur moyen de servir
l'intérêt public général.
Les tribunaux devraient se rappeler les circons-
tances qui ont amené le Parlement, sur les instan
ces du gouvernement, à modifier de manière radi-
cale les lois régissant l'accès aux renseignements
contenus dans les dossiers gouvernementaux, le
service de sécurité du Canada et, plus précisément,
à abroger le paragraphe 41(2) de la Loi sur la
Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10
(mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, art. 3)].
Pour ce qui est de l'abrogation de ce paragraphe,
le législateur a manifestement jugé opportun de
substituer un pouvoir discrétionnaire accordé aux
tribunaux à ce qui était jusque-là un droit absolu
de l'exécutif de refuser la divulgation. Il ne faut
pas croire que l'un ou l'autre de ces changements
s'est produit parce que le gouvernement d'alors a
été soudainement pris du désir désintéressé de
partager ses secrets. Le pouvoir exécutif était inca
pable de maintenir la crédibilité du système de
privilège absolu codifié au paragraphe 41(2). Le
nouveau système constituait, d'un point de vue
politique, une réponse nécessaire à de sérieuses
inquiétudes du public. L'une des pierres d'assise du
nouveau système est le contrôle efficace exercé par
le pouvoir judiciaire. L'une des caractéristiques du
nouveau système est que sa crédibilité repose sur la
confiance du public que les tribunaux soupèsent en
fait les intérêts publics qui s'affrontent. Sa crédibi-
lité en souffrirait s'il semblait que les tribunaux
renoncent automatiquement à l'exercice de leur
discrétion parce que la sécurité nationale est consi-
dérée si vitale que les motifs invoqués à l'appui
d'une saine administration de la justice ne sau-
raient prévaloir. Chaque demande fondée sur l'ar-
ticle 36.2 doit être jugée sur le fond.
Les documents litigieux, qui sont numérotés de
1 à 150, ont été remis dans deux volumes scellés.
L'attestation modifiée définit dans les termes sui-
vants le préjudice redouté pour la sécurité natio-
nale advenant la divulgation de ces documents:
[TRADUCTION] 4. Plus particulièrement, la divulgation des
renseignements contenus dans lesdits documents:
a) identifierait ou permettrait d'identifier les sources humai-
nes et techniques d'information de l'ancien Service de sécu-
rité de la Gendarmerie royale du Canada ou de l'actuel
Service canadien de renseignements et de sécurité, tous deux
appelés ci-après le «Service»;
b) identifierait ou permettrait d'identifier les cibles du
Service;
c) identifierait ou permettrait d'identifier les méthodes et
stratégies opérationnelles et administratives du Service;
d) compromettrait la sécurité du système cryptographique du
Service ou aurait pour effet de lui nuire;
e) identifierait ou permettrait d'identifier les liaisons que le
Service maintient avec des agences de renseignements et de
sécurité étrangères et les informations qu'elles lui fournis-
sent.
L'attestation indique en outre à quelles catégories
susmentionnées est censé appartenir chacun des
documents. Certains appartiennent à plus d'une
catégorie. L'affidavit à l'appui explique de quelle
manière se produirait le préjudice prévu. Par
exemple, il est déclaré notamment ce qui suit,
relativement aux sources humaines de renseigne-
ment:
[TRADUCTION] Le développement des sources humaines de
renseignement est un long processus, qui repose sur la croyance
soigneusement établie que le Service préservera le secret absolu
de l'identité de ses sources. C'est cette garantie absolue d'ano-
nymat qui incite certaines personnes à apporter leur concours
au maintien de la sécurité nationale du Canada. La collabora
tion du public dépend du maintien de cette garantie. De plus, si
l'identité des sources anciennes ou actives était divulguée, elles
seraient exposées, elles et leur famille, à des dangers physiques
et au harcèlement.
L'appelant a argué de l'insuffisance des motifs
invoqués contre la production des documents. À
mon avis, cet argument est sans fondement. L'at-
testation modifiée, considérée avec l'affidavit com-
plémentaire, fournit des motifs parfaitement
rationnels pour lesquels le juge désigné et la pré-
sente Cour devraient conclure qu'il est raisonnable
de croire que la divulgation des renseignements
pourrait nuire à la sécurité nationale.
L'appelant soutient en outre que, comme une
ordonnance de production a été rendue, la perti
nence des renseignements litigieux ne peut être
contestée. Le respect de cette ordonnance montre
clairement que les renseignements recherchés se
rapportent à la cause d'action pour complot et
devraient normalement être divulgués par voie
d'interrogatoire préalable. Toutefois, le fait que les
renseignements se rapportent à cette cause d'ac-
tion ne signifie pas que l'appelant subira vraisem-
blablement un préjudice s'ils ne sont pas divulgués.
Les renseignements fournis par suite de l'ordon-
nance rendue précédemment exposent en détails
au moins quelques-unes des fréquentations et des
activités présumées de l'appelant et ce que l'on
considère être ses faux-fuyants qui, pris globale-
ment, constituent le fondement de la conclusion
voulant qu'il soit un «cas sécuritaire». Il semble à
peu près certain que les renseignements dont la
divulgation est refusée se rapportent également à
cette conclusion. Le fait que l'on soit venu à la
conclusion qu'il constituait un «cas sécuritaire»
n'est pas contesté; il est admis dans la défense.
L'appelant soutient que la conclusion voulant qu'il
soit un «cas sécuritaire» est sans fondement. Cette
question, cependant, ne sera pas tranchée dans son
action. La question qui le sera est celle de savoir si,
par suite de cette conclusion, il a été victime d'un
complot qui aurait pris naissance au plus tôt le 29
mai 1981.
Je conviens avec le juge désigné que, selon
toutes probabilités [à la page 647],
... les renseignements doivent servir non pas d'éléments de
preuve à l'instruction, mais simplement pour fins de communi
cation générale dans le but de savoir si certains éléments de
preuve utiles sont disponibles.
Cela étant, la divulgation ne saurait être ordonnée.
Le juge désigné était fondé à rejeter la demande
sans inspecter les documents.
En conclusion, je dois dire que la plupart, si ce
n'est la totalité des nombreux arrêts qu'ont cités
les parties, ont été analysés avec soin par le juge en
chef dans l'arrêt Goguen. Tout comme le juge
désigné en l'espèce et la majorité de la présente
Cour dans l'arrêt Goguen, j'estime qu'il serait
inutile de reprendre cette analyse.
Je rejetterais l'appel. Cet appel est régi par le
chapitre D des Règles de la Cour. Je ne vois aucun
motif particulier d'adjuger des dépens.
LE JUGE ÜRIE: Je souscris à ces motifs.
LE JUGE LACOMBE: J'y souscris également.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.