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T-6575-82
Robert Collin, Raynald Nadeau, Richard Corbeil, Pierre de Repentigny, détenus à l'établissement Leclerc et le comité des détenus de l'établissement Leclerc, représenté par Marcel Talon en sa qualité de président (requérants)
c.
L'honorable Robert Kaplan, en sa qualité de solli- citeur général du Canada et Donald R. Yeomans, commissaire aux services correctionnels du Canada (intimés)
Division de première instance, juge Dubé— Montréal, 20 septembre; Ottawa, 23 septembre 1982.
Contrôle judiciaire Recours en equity Injonctions Requête visant à obtenir une injonction interlocutoire ordon- nant aux intimés de ne pas autoriser l'occupation double des cellules dans les pénitenciers fédéraux La double occupa tion constitue une mesure temporaire nécessaire pour loger les nouveaux détenus dans les pénitenciers à sécurité moyenne Allégations selon lesquelles la double occupation entraîne des conditions inacceptables en ce qui concerne l'hygiène, l'espace vital, la santé physique et morale, la sécurité, le maintien de l'ordre et la qualité de la vie Les requérants invoquent la Convention des Nations Unies qui préconise l'occupation simple Ils prétendent en outre que la double occupation constitue un «traitement cruel et inusité» qui va à l'encontre de l'art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés Requëte rejetée Les requérants ne peuvent invoquer la Convention des Nations Unies parce qu'aucune loi fédérale n'y donne effet Aucune preuve de traitement cruel et inusité infligé aux détenus Les requérants n'ont pas qualité pour agir parce que la double occupation ne s'appliquera qu'aux nouveaux détenus Analyse de causes américaines et distinc tion faite avec celles-ci Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 12,
Requête visant à obtenir une injonction interlocutoire afin d'ordonner aux intimés de ne pas autoriser l'occupation double des cellules dans les pénitenciers fédéraux. Les autorités ont décidé de recourir temporairement à la double occupation des cellules par les nouveaux détenus dans certains établissements à sécurité moyenne dans le but de faire face à une augmentation du nombre des prisonniers et ce, jusqu'à ce que de nouveaux pénitenciers aient été construits. Les requérants allèguent que les normes minimales de détention ne seront pas respectées, étant donné la dimension de chaque cellule. Les problèmes d'encombrement s'étendront aux réfectoires, aux gymnases et aux corridors. Les questions de moralité et d'homosexualité ont également été soulevées. Les requérants ont invoqué une Con vention des Nations Unies qui aurait été ratifiée par le Canada en 1955 et approuvée en 1975 par un membre de la délégation canadienne. La Convention recommande l'occupation simple des cellules, même lorsque la double occupation n'est que
temporairement nécessaire et elle stipule que le logement des détenus pendant la nuit doit répondre aux exigences de l'hy- giène, compte tenu du climat, notamment en ce qui concerne le cubage d'air, la surface minimum, l'éclairage, le chauffage et la ventilation. Les requérants prétendent en second lieu que la double occupation constitue un «traitement cruel et inusité» qui va à l'encontre de l'article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés.
Jugement: la requête est rejetée. Le premier argument est sans fondement parce qu'il n'existe aucune loi fédérale donnant effet à la Convention des Nations Unies. Quant au second argument, il n'y a pas de décisions sur la question de savoir ce qui constitue une peine cruelle et inusitée au Canada. La Constitution américaine protège cependant les individus contre les peines cruelles et inusitées. En l'absence de jurisprudence en la matière au Canada, il serait imprudent de ne pas tenir compte du travail des juristes américains. Dans une affaire récente aux États-Unis, deux prisonniers en double occupation ont obtenu une injonction, mais cette décision a été renversée par la Cour suprême des États-Unis. Celle-ci a jugé que l'expression «cruelles et inusitées» incluait non seulement «la peine physiquement barbare» mais également le «traitement non nécessaire, la cruauté gratuite ... totalement sans justifica tion pénologique». Ces termes doivent être définis à partir de «standards de décence qui progressent au rythme d'une société en pleine maturité». Le tribunal de première instance a fondé son ordonnance sur cinq considérations: les prisonniers pur- geaient des peines d'emprisonnement de longue durée, le nombre de prisonniers dépassait de 38% la limite permise, les normes actuelles exigent qu'un détenu dispose d'au moins 50 à 55 pieds carrés d'espace vital, un détenu dans une cellule en double occupation passera la plupart de son temps en cellule avec son compagnon et la double occupation des cellules était devenue une situation permanente. Cette double occupation des cellules dans les établissements canadiens créera des problèmes semblables. Deux des cinq facteurs pris en considération par le tribunal américain ne s'appliquent cependant pas en l'espèce puisque les prisonniers purgent leur peine dans un pénitencier à sécurité moyenne et que la double occupation sera temporaire. Dans ces circonstances et en l'absence de preuve d'une peine ou d'un traitement cruel et inusité, la Cour ne doit pas intervenir. Les requérants n'ont pas qualité pour agir puisque la double occupation ne les touche pas directement dans la mesure cet arrangement ne s'appliquera qu'aux nouveaux détenus.
JURISPRUDENCE
DÉCISION EXAMINÉE:
Rhodes, Governor of Ohio, et al. v. Chapman et al., 452 U.S. 337, 69 L Ed 2d 59, 101 S. Ct. 2392 (1981).
DÉCISIONS CITÉES:
Forget v. Kaplan (1981), 2 C.H.R.R. D/441 (C.F. 1" inst.); Le Grand Council of the Crees (of Quebec) c. La Reine, [1982] 1 C.F. 599 (C.A.).
AVOCATS:
Francine Paquette pour les requérants. Jacques Ouellet, c.r., pour les intimés.
PROCUREURS:
Paquette, Jones et associés, Montréal, pour les requérants.
Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.
Voici les motifs de l'ordonnance rendus en fran- çais par
LE JUGE DUBÉ: La présente requête cherche l'émission d'une injonction interlocutoire enjoi- gnant aux intimés de ne pas autoriser l'occupation double des cellules de pénitenciers fédéraux et plus particulièrement à l'établissement Leclerc. Une autre requête, entendue en même temps, vise le Centre fédéral de formation de Laval. De consen- tement, la même décision s'appliquera aux deux requêtes.
I1 appert que dans le but de faire face à une augmentation considérable du nombre des détenus, l'Administration des services correctionnels du Canada a décidé de recourir à la double occupa tion dans certaines institutions à sécurité medium, y compris le pénitencier de Saskatchewan et les institutions de Stoney Mountain et de Drumheller, tous les trois situés dans les provinces de l'Ouest, et les deux institutions précitées au Québec. Cette mesure temporaire, selon les affidavits déposés par les intimés, doit pallier à la situation d'ici à ce que d'autres pénitenciers, présentement en construc tion à Renous au Nouveau-Brunswick et à Donna- cona et à Drummondville au Québec, soient prêts à recevoir des détenus. D'autres pénitenciers sont également en voie de rénovation à certains endroits au Canada.
Les détenus requérants allèguent que leurs droits sont directement atteints et lésés par cette décision de leur imposer la double occupation en cellule'. Ils prétendent que l'application éventuelle de cette décision aura pour conséquence de violer les normes minimales et acceptables en matière de détention, principalement en regard des normes d'hygiène, d'espace vital, de santé physique et morale, de sécurité, du maintien de l'ordre et de la
1 Le procès-verbal de la rencontre de l'Administration et du comité des détenus, minutes du 16 juin 1982, rapporte que les «cellules doubles seront occupées par les détenus nouvellement arrivés».
qualité de la vie en général. Selon eux, la surpopu- lation dans ces pénitenciers résultera en une réduc- tion de productivité dans les différentes activités des détenus, telles que le travail, l'éducation, la récréation, l'entraînement. De par la configuration d'une cellule normale de l'établissement Leclerc, selon eux, il est évident que seuls des lits superpo- sés pourront être logés, ce qui signifie que le détenu occupant le lit du haut devra subir les inconvénients des bouches d'air aménagées au pla- fond. Une cellule individuelle normale à l'établis- sement Leclerc mesure 11 pi 6 po par 6 pi, soit environ 69.6 pieds carrés. Ils allèguent que la double occupation d'une si étroite cellule est inad missible, injuste, déraisonnable, cruelle et inusitée et ne respecte pas les règles de l'équité.
Dans un premier temps, les requérants invo- quent une Convention des Nations Unies que le Canada aurait ratifiée en 1955, laquelle Conven tion aurait été approuvée en 1975 par un membre de la délégation canadienne 2 . Les deux articles suivants de cette Convention sont ainsi reproduits dans la requête:
9.1 Les cellules ou chambres destinées à l'isolement nocturne ne doivent être occupées que par un seul détenu. Si pour des raisons spéciales, telles qu'un encombrement temporaire, il devient nécessaire pour l'administration pénitentiaire centrale de faire des exceptions à cette règle, on devra éviter de loger deux détenus par cellule ou chambre individuelle.
10. Les locaux de détention et, en particulier ceux qui sont destinés au logement des détenus pendant la nuit, doivent répondre aux exigences de l'hygiène, compte tenu du climat, notamment en ce qui concerne le cubage d'air, la surface minimum, l'éclairage, le chauffage et la ventilation.
Le procureur des requérants n'a pu cependant citer aucune loi canadienne, ou aucun décret en conseil, mettant en vigueur ladite Convention ou l'un ou l'autre des deux articles précités. Cette allégation ne peut donc servir de fondement de droit à une ordonnance d'injonction interlocutoire de cette Cour.
Par ailleurs, la deuxième prétention des requé- rants repose sur des assises authentiquement cana- diennes et fondamentales à la protection des droits et des libertés des Canadiens: la Charte cana- dienne des droits et libertés, qui constitue la Partie
2 La déclaration du délégué canadien, J. R. Boyce, déposée à l'audition, indique l'approbation du Canada de l'ensemble des Règles minima des Nations Unies et l'intention d'en «soumettre la mise en application aux ministres et sous-ministres«.
I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.). Les requérants invoquent les articles 1, 7 et 12, mais c'est véritablement à l'article 12 que les requérants peuvent espérer trouver une protection contre cette décision de la double occupation des cellules, si vraiment une telle occupation constitue un «traitement cruel et inusité». L'article se lit comme suit:
12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.
S'agit-il ici de «traitements ou peines cruels et inusités»? Les plans de cellules déposés à l'appui de la requête démontrent clairement qu'il n'y a pas suffisamment d'espace pour deux lits et qu'un deuxième lit devra être superposé au premier. Il est de première évidence que l'espace vital, déjà très limité, le sera encore plus avec l'arrivée d'un deuxième occupant. Manifestement, deux détenus insérés dans une chambre si étroite ne peuvent jouir du même confort qu'un seul détenu. La double occupation créera vraisemblablement des problèmes faciles à deviner et d'autres encore: manque d'espace pour les objets personnels, diffi- cultés à maintenir l'hygiène, tension entre les deux détenus advenant conflit de personnalité. De plus, l'encombrement se reflétera partout dans l'institu- tion et débordera dans les réfectoires, gymnases, salles, etc. dont les espaces deviendront congestion- nés. La requête écrite ne soulève pas de question de moralité et d'homosexualité, mais le procureur des requérants en a fait cas dans ses arguments oraux.
Tous ces problèmes sont soulignés, non seule- ment par les affidavits des requérants, mais égale- ment par l'affidavit du président du Syndicat des éléments du Solliciteur général à l'établissement Leclerc (syndicat des gardiens)'. Selon cet employé, des difficultés majeures de toutes sortes seront engendrées par la double occupation. Il déclare que les écoles et industries du pénitencier fonctionnent à pleine capacité: elles sont déjà con- gestionnées. Selon lui, la salle à manger, la salle des spectacles, le gymnase, les salles de cours sont présentement insuffisants pour accommoder la population actuelle. Les cellules sont constituées
3 Aucune de ces déclarations assermentées n'a été contredite et aucun des déposants n'a été contre-interrogé.
de quatre murs pleins et n'ont pas de barreaux, ce qui restreint davantage la ventilation. L'air clima- tisé n'existe pas. De plus, le président du Syndicat craint des répercussions de violence et de révolte.
Il me semble donc clair et évident que la double occupation de ces cellules, si temporaire soit-elle, n'est pas recommandable. La Cour, cependant, n'est pas chargée de l'administration des péniten- ciers au Canada. Ce qu'il me faut déterminer ici c'est de savoir si cette double occupation proposée ouvre le droit aux requérants à une injonction interlocutoire. En d'autres mots, est-ce que la double occupation constitue une peine ou un traite- ment cruels et inusités contre lesquels les détenus ont droit à la protection en vertu de l'article 12 de la Charte?
La Charte est jeune et il n'y a pas encore de jurisprudence en la matière au Canada. Par contre, la Constitution américaine existe depuis longtemps; elle prévoit aux Huitième et Quator- zième Amendements la protection contre [TRA- DUCTION] «les peines cruelles et inusitées». Dans une affaire récente'', deux détenus en double occu pation dans une cellule d'un pénitencier de l'Ohio ont obtenu une injonction contre le Gouverneur de l'État à la Cour de district, laquelle ordonnance a été confirmée par la Cour d'appel du Sixième Circuit. Le premier tribunal reposait son ordon- nance sur cinq considérations. Premièrement, les détenus servaient une sentence à long terme. Deuxièmement, le pénitencier était déjà surpeuplé à 38%. Troisièmement, les standards contempo- rains exigent qu'un détenu dans une institution ait au moins de 50 à 55 pieds carrés d'espace vital, alors que les deux requérants en double occupation devaient se partager 63 pieds carrés seulement. Quatrièmement, un détenu dans une cellule double passera la plupart de son temps en cellule avec son compagnon. Cinquièmement, cette situation de double occupation au pénitencier n'est pas tempo- raire mais est devenue une situation permanente.
La Cour suprême des États-Unis a renversé cette décision (avec une dissidence du juge Mar- shall). Au départ, la Cour a voulu définir l'expres- sion «cruelles et inusitées» et l'a fait dans des termes [TRADUCTION] «flexibles et dynamiques» la page 68] 5 . L'expression dépasse la [TRADUC-
4 Rhodes, Governor of Ohio, et al. v. Chapman et al., 452 U.S. 337, 69 L Ed 2d 59, 101 S. Ct. 2392 (1981).
5 Les traductions sont les miennes.
TioN] «peine physiquement barbare» et comprend le [TRADUCTION] «traitement non nécessaire, la cruauté gratuite ... totalement sans justification pénologique» la page 681 Ces termes doivent être définis à partir de [TRADUCTION] «standards de décence qui progressent au rythme d'une société en pleine maturité» la page 68]. La Cour passe en revue certaines situations pénibles sévissant autrefois dans quelques pénitenciers du Sud des États-Unis la condition des prisonniers était devenue infecte et dégradante. Elle conclut que les cinq considérations précitées motivant la Cour de district à émettre son injonction sont [TRADUC- TION] «insuffisantes pour soutenir une telle conclu sion constitutionnelle» la page 70]: au mieux, ces considérations pourraient conduire à une théo- rie à l'effet que la double occupation dans une cellule inflige une peine. La Cour souligne que la Constitution américaine n'impose pas des prisons confortables. Elle indique que les buts de la fonc- tion pénale dans le cadre d'un système judiciaire criminel sont les suivants: [TRADUCTION] «punir avec justice, prévenir le crime, et retourner le détenu à la société avec des chances meilleures de devenir un citoyen utile et respectueux des lois» la page 72].
La Cour suprême en conclut que la Cour de district pouvait avoir raison, dans l'abstrait, de trouver que la surpopulation et la double occupa tion causent en général un tort sérieux aux incar- cérés. Mais elle rappelle que les causes ne sont pas décidées dans l'abstrait et que les cinq considéra- tions de la Cour de district sont insuffisantes pour motiver l'injonction recherchée.
Je ne suis pas lié, bien sûr, par cette décision du plus haut tribunal américain; mais en l'absence de jurisprudence en la matière au Canada—vu la jeunesse de la Charte canadienne—il serait pour le moins imprudent de n'accorder aucune considéra- tion au travail de nos juristes voisins qui depuis tant d'années se penchent sur leur Constitution et l'appliquent aux situations courantes chez eux, lesquelles situations s'apparentent souvent aux nôtres. La double occupation des cellules aux deux institutions canadiennes créera sûrement des pro- blèmes du même genre au Canada. Il faut retenir cependant que deux des cinq considérations du premier tribunal américain ne valent pas ici. D'abord, les détenus en cause au Canada servent
dans une institution à sécurité medium. Ensuite, la double occupation au Canada sera temporaire, tandis qu'elle est permanente au pénitencier à sécurité maximum de l'Ohio. Manifestement, ces deux distinctions rendent les allégations de la pré- sente requête encore plus insuffisantes pour justi- fier l'émission de l'ordonnance désirée.
Mes conclusions sont donc les suivantes:
1. En principe, la double occupation des cellules aux deux pénitenciers canadiens n'est pas recommandable.
2. Vu que la situation sera temporaire, et en l'absence de preuve réelle de traitements ou peines cruels et inusités à l'endroit des détenus, la Cour ne doit pas intervenir.
3. Les requérants de la présente requête n'ont aucun locus standi dans cette affaire, puisque la double occupation ne les affecte pas directement attendu que la double occupation, si elle a lieu, ne visera que les nouveaux détenus.
4. La présente ordonnance n'exclut pas l'oppor- tunité d'une autre requête en injonction, une fois le système de double occupation en place dans les cellules; les détenus affectés devront alors prouver que cette situation constitue des «traite- ments ou peines cruels et inusités» à leur endroit.
5. Une telle requête en injonction ne doit pas être dirigée contre le Ministre (voir Forget v. Kaplan (1981), 2 C.H.R.R. D/441 (C.F. 1.e inst.) et Le Grand Council of the Crees (of Quebec) c. La Reine, [1982] 1 C.F. 599 (C.A.)).
La requête sera donc rejetée, mais dans les circonstances sans frais.
ORDONNANCE La requête est rejetée sans frais.
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