T-132-76
Jacques Beique (Demandeur)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Dubé—
Montréal, le 16 novembre; Ottawa, le 21 décembre
1977.
Impôt sur le revenu — Impôt à verser — Couple marié
remplaçant le régime de séparation de biens par le régime de
la communauté de meubles et acquêts — Contrat constatant le
nouveau régime passé devant un notaire en 1971, mais homo-
logué et enregistré en 1972 — A quelle date le nouveau régime
a-t-il pris effet? — S'il a pris effet au cours de l'année
financière 1971, l'impôt peut-il être divisé entre les époux sous
le régime de la communauté de meubles et acquêts? — Code
civil du Québec, articles 1260, 1261, 1264, 1265, 1266b.
Il s'agit de l'appel formé contre la décision de la Commission
de révision de l'impôt de rejeter l'appel du demandeur de sa
cotisation d'impôt pour l'année 1971. Le demandeur et son
épouse ont passé un contrat anténuptial adoptant le régime de
la séparation de biens, mais ont remplacé ce régime par le
régime de la communauté de meubles et acquêts par contrat
passé devant un notaire en décembre 1971, homologué par un
jugement rendu en mars 1972 et enregistré en juin 1972, avec
effet rétroactif à la date du mariage. Aux termes de la déclara-
tion d'impôt du demandeur pour l'année financière 1971,
chacun des époux portait à son compte la moitié des revenus de
ladite année. Les principales questions à être tranchées sont en
premier lieu la date à laquelle le nouveau régime matrimonial a
pris effet et, en second lieu, au cas où il aurait pris effet au
cours de l'année financière 1971, si l'impôt peut être divisé,
sous ce régime, entre les époux.
Arrêt: l'appel est rejeté. Puisqu'une loi, à moins de stipula
tion contraire, est présumée ne pas avoir d'effet rétroactif, les
parties au présent contrat ne sauraient prétendre attribuer à
leur régime un effet rétroactif que la Loi ne prévoit pas. Le jour
de la célébration du mariage est le point de départ du premier
régime; il n'est pas et ne peut devenir le début d'un régime
subséquent. La rétroactivité pourrait être bénéfique aux époux,
mais elle risquerait de porter atteinte aux intérêts des tiers. Par
conséquent, le législateur a stipulé que l'acte n'a d'effet à
l'égard d'un tiers que par l'enregistrement d'un avis au registre
central. Le Ministre étant manifestement un tiers et le nouveau
régime de l'appelant ne prenant effet qu'à la date d'enregistre-
ment, il s'ensuit qu'au cours de son année financière 1971
l'appelant vivait sous le régime matrimonial initial, soit la
séparation de biens.
APPEL en matière d'impôt sur le revenu.
AVOCATS:
Jacques Beique en son nom personnel.
Jean Delage pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Jacques Beique, Montréal, en son nom
personnel.
Le sous-procureur général du Canada pour la
défenderesse.
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE DUBE: Il s'agit ici d'un appel de la
décision rendue le 16 septembre 1975 par la Com
mission de révision de l'impôt rejetant l'appel de
cotisation d'impôt du demandeur (appelant) pour
l'année 1971.
Les faits peuvent se résumer ainsi:
L'appelant exerce la profession d'avocat et de
juge municipal de la cité de LaSalle (Québec). Il a
épousé Dame Jacqueline Sicotte le 31 août 1939,
après avoir passé un contrat anténuptial adoptant
le régime de la séparation de biens. Le 2 décembre
1971, les deux époux adoptaient le régime de la
communauté de meubles et acquêts par contrat
passé devant un notaire à cette date, homologué
par jugement rendu le 13 mars 1972 et enregistré
à Montréal le 5 juin 1972.
Le 26 avril 1972, l'appelant produisait une
déclaration d'impôt en vertu de laquelle chacun
des époux portait à son compte la moitié des
revenus de l'année fiscale (établie du 28 février
1971 au 27 février 1972).
Les revenus, tel qu'indiqué au sommaire de la
déclaration, proviennent de la cité de LaSalle, de
la profession, de location et de placements.
L'appelant allègue qu'en vertu de son nouveau
régime matrimonial les revenus des deux époux
appartiennent à la communauté et que par consé-
quent chacun des époux n'est cotisable que de la
moitié des revenus.
L'intimé prétend que le nouveau régime matri
monial de l'appelant n'a pris effet qu'à la date de
son enregistrement, soit le 5 juin 1972, et n'affecte
en rien l'année fiscale 1971. Alternativement,
même si le nouveau régime était en vigueur au
cours de l'année fiscale en question, la décision de
la Cour suprême du Canada de 1961 dans l'appel
Sura c. M.R.N.', à l'effet qu'en communauté de
'[1962] R.C.S. 65.
biens l'impôt ne peut être divisé entre les deux
époux, s'applique également à la communauté de
meubles et acquêts établie par le Bill 10 en 1970 2 .
Il s'agit donc, dans un premier temps, de déter-
miner à quelle date le nouveau régime matrimonial
a pris effet. S'il a pris effet au cours de l'année
fiscale en question, il faudra alors établir si vrai-
ment sous le régime de communauté de meubles et
acquêts l'impôt peut être divisé entre les époux.
L'article lei du contrat du 2 décembre 1971
entre les époux stipule que le nouveau régime
qu'ils adoptent prend un effet rétroactif à leur
mariage:
LES ÉPOUX adoptent le régime de la communauté de meubles
et acquêts avec effet à compter de la célébration de leur
mariage, et en conséquence conviennent que tous les biens
meubles et immeubles acquis depuis la célébration de leur
mariage constituent les biens de la communauté selon les
dispositions des articles 1272 et suivants du Code Civil de la
Province de Québec.
Il importe d'examiner la portée des nouveaux
articles du Code civil relatifs aux conventions
matrimoniales tels qu'amendés par le Bill 10 de
1970, non seulement entre les époux, mais égale-
ment à l'égard des tiers.
L'article 1265 autorise les époux à modifier leur
régime matrimoniale «pourvu que ... ils ne portent
pas atteinte ... aux droits de leurs créanciers».
L'article 1266 stipule que toute modification du
régime doit être constatée par acte notarié; «elle
n'a d'effet que si elle est homologuée par le tribu
nal de leur domicile». L'article 1266b se lit comme
suit:
Art. 1266b. L'acte fait en vertu des dispositions des articles
1264 et 1266 n'a d'effet à l'égard des tiers que par l'enregistre-
ment d'un avis au registre central des régimes matrimo-
niaux....
L'article 1264 ci-haut mentionné s'applique aux
changements apportés aux conventions matrimo-
niales avant la célébration du mariage et ne nous
concerne pas ici.
L'appelant affirme, par contre, que l'article
1261 stipule que tout régime matrimonial prend
effet rétroactivement au jour de la célébration du
mariage.
2 S.Q. 1969, c. 77 (en vigueur le 1" juillet 1970).
Art. 1261. Le régime matrimonial, qu'il soit légal ou conven-
tionnel, prend effet du jour de la célébration du mariage; on ne
peut stipuler qu'il prendra effet à une autre époque.
Dans un article paru dans la Revue générale de
droit, 1970, intitulé «Le Bill 10 depuis le premier
juillet 1970», Roger Comtois écrit à la page 228:
Tous les biens acquis à titre onéreux par les époux, durant
mariage, devaient entrer dans la communauté ou dans la
société d'acquêts. Si les époux ont décidé d'opter pour un
nouveau régime, c'est que celui-ci est meilleur et qu'il aurait dû
toujours en être ainsi depuis le mariage. En principe, la loi
nouvelle a un effet rétroactif dans la mesure où cette loi
nouvelle est meilleure que l'ancienne.
Me Michel Légaré prend position contraire dans
un article intitulé «De la rétroactivité ou de la
non-rétroactivité du changement de régime matri
monial»'. Sa conclusion à la page 160 peut s'avérer
prophétique:
Nous avons certes opté pour une théorie plus que pour une
autre, mais une simple position doctrinale ne vaut pas beaucoup
face à l'orientation que doit prendre un praticien quand il doit
faire face à un tel problème. Faudra-t-il attendre une décision
de la cour pour savoir où aller, ou le législateur agira-t-il avec
assez de célérité pour régler préventivement les problèmes?
Parions qu'il faudra attendre la jurisprudence!
Dans une annotation à l'article précité, [à la
page 155] M e Comtois se ravise en ces termes:
L'opinion exprimée par l'auteur est à l'encontre de ce que nous
avions proposé peu de temps après l'adoption du Bill 10. Nous
sommes bien disposé [sic] à nous raviser devant les arguments
invoqués par l'auteur et par les autorités qu'il cite. Un comité
spécial de l'Office de revision du Code civil, chargé de reviser
les dispositions de la loi concernant les régimes matrimoniaux,
propose maintenant un texte précis: le régime matrimonial
modifié prend effet du jour de la passation de l'acte pourvu
qu'il soit homologué. La question serait ainsi tranchée. Il faut
souhaiter que cet amendement soit adopté le plus tôt possible.
C'est un principe fondamental de droit qu'à
moins de stipulation contraire la loi est présumée
ne pas avoir d'effet rétroactif et les parties à un
contrat comme celui-ci ne sauraient prétendre
attribuer à leur régime un effet rétroactif que la
Loi ne prévoit pas. Il faut également considérer
l'article 1261 dans son contexte. Cet article suit
tout de même l'article 1260 et s'y rattache: à
défaut de conventions spéciales les époux sont
soumis au régime de la société d'acquêts et quel
que soit le régime il prend effet le jour de la
3 La Revue du Notariat (1975-76) volume 78, n° 4, 155.
célébration du mariage, «on ne peut stipuler qu'il
prendra effet à une autre époque» dans l'avenir. Le
jour de la célébration du mariage est donc le point
de départ du premier régime des époux. Il n'est pas
et ne peut devenir le début d'un régime
subséquent.
D'ailleurs, au point de vue pratique, la rétroacti-
vité à la date du mariage d'un nouveau régime
acquis plus tard dans la vie plongerait la société
dans le chaos, sinon le ridicule. Les nombreuses
transactions immobilières au cours d'une vie vécue
sous un régime pourraient-elles être annulées par
un époux à l'instauration d'un nouveau régime?
Une telle rétroactivité pourrait être bénéfique aux
époux, mais elle risquerait de porter atteinte aux
intérêts des tiers. A mon sens, c'est précisément ce
que le législateur a prévu à l'article 1266b en
stipulant que l'acte n'a d'effet à l'égard d'un tiers
que par l'enregistrement d'un avis au registre cen
tral. C'est seulement après un tel avis que le public
est protégé.
D'autres auteurs se sont également penchés sur
l'interprétation de ces nouvelles dispositions du
Code civil et s'accordent à dire que le nouveau
régime n'est pas rétroactif au mariage et que
vis-à-vis des tiers l'acte n'a d'effet que par l'enre-
gistrement". Il y a lieu de retenir cette conclusion
du professeur Jean-Guy Bergeron 5 :
A l'égard des tiers, l'article 1266b C.c. dispose que le change-
ment conventionnel «n'a d'effet que par l'enregistrement d'un
avis au registre central des régimes matrimoniaux». Cette for
mulation nous oblige à ne retenir qu'une date, soit celle de
l'enregistrement; la formulation ne sous-entend aucune condi
tion suspensive: elle est équivalente à l'expression «elle n'a
d'effet que du jour de l'enregistrement ...».
Le Ministre étant manifestement un tiers et le
nouveau régime de l'appelant ne prenant effet qu'à
la date d'enregistrement, soit le 9 juin 1972, il
s'ensuit qu'au cours de son année fiscale 1971
l'appelant vivait sous le régime matrimonial initial,
4 Caparros, Ernest, «Le problème de la date d'entrée en
vigueur du nouveau régime lors d'une mutabilité convention-
nelle de régime matrimonial» (1973) 14 C. de D. 335; Bergeron,
Jean-Guy, «Le praticien et certains aspects du changement
conventionnel ou judiciaire d'un régime matrimonial, pendant
le mariage» (1974) 5 R.D.U.S. 219; Tétreault, Jean-Marie,
«Les changements de régimes matrimoniaux» [1975] C.P. du
N. 205; Pineau, Jean, «La réforme des régimes matrimoniaux,
quelques points d'interrogation», La Revue du Notariat, vol. 76,
n°' 1-2, 3.
5 (1974) 5 R.D.U.S. 219, la p. 227.
soit la séparation de biens. Je n'ai donc pas à me
prononcer sur l'effet que la communauté de meu-
bles et acquêts pourrait avoir sur ses revenus
imposables.
Les revenus d'un époux vivant sous le régime de
séparation de biens sont évidemment imposables
entre ses mains. L'appelant est donc imposable
quant à tous les revenus de sa profession, de ses
propriétés et de ses placements. Ces revenus com-
prennent en partant tous les montants en cause, à
l'exception d'un qui pose des problèmes particu-
liers.
Dans sa déclaration d'impôt l'appelant déclare
au titre «État du revenu de placements» un mon-
tant de $377.39 en provenance de la corporation
canadienne imposable Brault Guy Chaput. Dans
une lettre adressée au procureur de l'intimée, en
date du 24 août 1977, produite à l'audience, l'ap-
pelant explique que cette somme représente la
moitié des dividendes des placements personnels de
son épouse. La formule T5, «État du revenu de
placements», attachée à la lettre indique que le
bénéficiaire est «Mme Jacqueline S. Beique».
L'épouse de l'appelant, décrite à l'intitulé (alors
qu'elle était mise-en-cause) comme «président
directeur général et technicienne en arts ménagers»
n'occupait pas d'emploi rémunérateur au cours de
la période en question. Elle œuvrait au foyer
comme épouse et mère de famille. Tel qu'en font
foi les copies de chèques produites à la Cour, son
époux lui remettait deux chèques de $125 par mois
et un chèque de $100 par semaine. Elle se servait
de ces argents pour pourvoir aux besoins de la
famille. Elle faisait également des économies. Ces
argents, dit-elle, pour une forte partie, proviennent
des revenus des propriétés.
A son mariage en 1939, l'épouse apportait son
trousseau, meubles, cadeaux de noces et quelques
économies. Ces économies aidèrent l'appelant à
acquérir un terrain à ville LaSalle en 1940 au coût
de $1,000. Selon son témoignage, $700 en cadeaux
et $300 en économies. Les nouveaux époux reçu-
rent de l'aide financière du père de l'épouse pour y
construire leur maison. L'appelant signa une hypo-
thèque de $6,000 au nom de son beau-père en
1940, laquelle fut radiée en 1956. Selon l'épouse le
don de son père équivalait au moins à $14,000 eu
égard à la valeur de la maison qu'elle établit à
$20,000.
En 1941, ils achetèrent d'autres lots avoisinants,
cette fois au nom de l'épouse, du même vendeur
pour la somme de $500. Selon le témoignage de
l'épouse la somme de $500 pour l'achat de ce
terrain lui a été donnée par l'appelant. Cet achat
lui accordait le droit de vote et permettait l'agran-
dissement du premier terrain. Des parties de ces
lots furent revendues par l'épouse en 1962 pour
$15,000, en 1964 pour $2,000 et en 1966 pour
$14,000. C'est l'argent de ces transactions qui a
permis à l'appelant d'émettre des chèques à son
épouse et qui a également permis les placements
au nom de cette dernière auprès de Brault Guy
Chaput.
Le procureur de l'intimée allègue qu'en vertu de
l'article 21(1) de la Loi 6 , le revenu en question doit
être réputé le revenu de l'époux comme cédant:
21. (1) Lorsqu'une personne a, le ou après le 1" août 1917,
transporté des biens, directement ou indirectement, par voie de
fiducie ou par tout autre moyen que ce soit, à son conjoint, ou à
une personne qui est depuis devenue son conjoint, le revenu
pour une année d'imposition tiré des biens ou de biens y
substitués est réputé, durant la vie du cédant, tandis qu'il réside
au Canada et que le cessionnaire est son conjoint, le revenu du
cédant et non celui du cessionnaire.
Il n'en ressort pas clairement des transactions
précitées que le revenu des placements chez Brault
Guy Chaput provient des argents de l'épouse. Mal-
heureusement pour l'appelant, c'est sur lui que
repose le fardeau de la preuve. Il n'a sûrement pas
établi à la satisfaction du tribunal que les place
ments de son épouse provenaient de ses propres
fonds à elle. Selon cette dernière les $500 permet-
tant l'achat des lots en question lui avaient été
remis par son mari et c'est en définitive de cette
somme que provient les revenus de placements en
question.
Pour tous ces motifs, l'appel doit être rejeté.
6 Loi de l'impôt sur le revenu, S.C. 1955, c. 54, art. 3.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.