T-4130-76
Domenic Cirella (Demandeur)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge en chef
adjoint Thurlow—Hamilton, le 22 novembre;
Ottawa, le 7 décembre 1977.
Impôt sur le revenu — Calcul du revenu — Dommages-
intérêts alloués pour lésions corporelles à la suite d'un acci
dent d'automobile — Les motifs du jugement montrent qu'une
partie des dommages-intérêts a été allouée pour perte de
revenu — Ce montant doit-il être inclus dans le calcul du
revenu? — Loi de l'impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, c.
63, art. 3, 5(1), 9.
En 1972, le demandeur s'est vu alloué, par un jugement, des
dommages-intérêts pour préjudice découlant de lésions corpo-
relles et les motifs du jugement ont montré qu'une partie de ces
dommages-intérêts représentait des préjudices particuliers
causés par sa perte de revenu. Le Ministre a ajouté cette
somme au revenu du demandeur dans la nouvelle cotisation de
ce dernier pour l'année 1972. Le demandeur interjette appel de
la décision de la Commission de révision de l'impôt qui a
maintenu les nouvelles cotisations établies par le Ministre.
Arrêt: l'appel est accueilli. Dans les cas de lésions corporelles,
les tribunaux accordent des dommages-intérêts à titre d'indem-
nisation de la victime pour le mal à elle causé. Bien que ces
allocations tiennent très souvent compte de la diminution, pour
le blessé, de sa capacité de gagner un revenu, les dommages-
intérêts sont tous de même nature car il n'y a qu'un seul acte
dommageable et une seule diminution de capacité. Les domma-
ges-intérêts n'ont pas du tout été jugés dans l'exercice de
quelque métier ou commerce ou dans l'exploitation d'un bien et
ils n'ont pas le caractère d'un revenu. La description qui en a
été faite dans le jugement, de dommages-intérêts alloués pour
perte de revenu, ne fait pas du montant alloué un revenu mais
montre simplement comment a été calculée une partie de
l'allocation totale, laquelle a le caractère d'un capital plutôt que
celui d'un revenu.
Arrêts appliqués: Groves c. United Pacific Transport Pty.
Ltd. [1965] Qd.R. 62; Graham c. Baker (1961) 106
C.L.R. 340. Distinction faite avec les arrêts: London and
Thames Haven Oil Wharves, Ltd. c. Attwooll [1967] 2 All
E.R. 124; Raja's Commercial College c. Gian Singh & Co.
Ltd. [ 1977] A.C. 312.
APPEL.
AVOCATS:
M. Mazza pour le demandeur.
N. Helfield pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Mazza, Mazza & Mazza, Hamilton, pour le
demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour la
défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE EN CHEF ADJOINT THURLOW: Le
litige, dans le présent appel, consiste à déterminer
si le demandeur est imposable sur le revenu relati-
vement à une somme de $14,500, partie intégrante
d'un total de $34,400 à lui alloué par un jugement
de la Cour suprême de l'Ontario en 1972 pour
préjudice découlant de lésions corporelles par lui
subies dans un accident d'automobile en 1968. Les
motifs du jugement montrent que la somme de
$14,500 lui a été allouée pour des préjudices parti-
culiers causés par sa perte de revenu entre l'acci-
dent et la fin de 1971.
Le demandeur est soudeur. Au moment des
lésions, il était employé à ce titre par une compa-
gnie connue sous le nom d'«Indofab», pour un
salaire de $108 par semaine. Il rejoignit son
employeur après sa convalescence, mais, à cause
de son incapacité permanente due aux lésions
subies, il ne pouvait exécuter les travaux durs que
comportait son emploi. Depuis lors, il a exploité sa
propre entreprise de soudure légère. On ne connaît
pas la date précise à laquelle il a lancé ladite
entreprise, les preuves produites par lui indiquant
1970 ou 1971.
Dans la nouvelle cotisation du demandeur pour
l'année d'imposition 1972, le Ministre a ajouté le
montant de $14,500 son revenu et la Commission
de révision de l'impôt a confirmé cette décision.
La défenderesse a invoqué les articles 3 et 9 de
la Loi de l'impôt sur le revenu à l'appui de sa
cotisation. Les mêmes dispositions statutaires ont
été citées par le Ministre dans sa notification faite
en vertu du paragraphe 165(2). Mais les preuves
indiquant qu'antérieurement à sa blessure, le
demandeur était employé d'Indofab et n'exploitait
pas sa propre entreprise, l'avocat de la Couronne a
aussi fait état du paragraphe 5(1) de la Loi.
L'article 3 de la Loi exige, pour le calcul du
revenu imposable du contribuable pour une année
déterminée, de tenir compte du
3. ...
a) ... total des sommes qui constituent chacune le revenu du
contribuable pour l'année ... dont la source se situe à
l'intérieur ou à l'extérieur du Canada, y compris, sans res-
treindre la portée générale de ce qui précède, le revenu tiré
de chaque charge, emploi, entreprise et bien; ...
En vertu du paragraphe 5(1):
5. (1) Sous réserve de la présente Partie, le revenu d'un
contribuable, pour une année d'imposition, tiré d'une charge ou
d'un emploi est le traitement, salaire et autre rémunération, y
compris les gratifications, que ce contribuable a reçus dans
l'année.
En vertu du paragraphe 9(1):
9. (1) Sous réserve des dispositions de la présente Partie, le
revenu tiré par un contribuable d'une entreprise ou d'un bien
pour une année d'imposition est le bénéfice qu'il en tire pour
cette année.
Les parties n'ont cité aucun arrêt, et je n'en
connais aucun, dans lequel des décisions auraient
été rendues sur le problème spécial soulevé par le
présent appel, à savoir l'assujettissement d'un con-
tribuable à l'impôt sur le revenu au Canada, relati-
vement à des dommages-intérêts spéciaux alloués
pour perte de revenu, pendant une période déter-
minée, par suite de la diminution de sa capacité de
gain résultant de lésions corporelles. L'avocat du
demandeur m'a dit—sans être démenti par l'avo-
cat de la défenderesse que de telles sommes n'ont
jamais été jusqu'ici imposées. Quoi qu'il en soit, la
question n'a pas été résolue par la majorité à la
Cour suprême dans La Reine c. Jennings'. Dans
ledit arrêt, au cours des discussions sur l'applicabi-
lité au Canada de la décision rendue par la Cham-
bre des Lords dans British Transport Commission
c. Gourley [[19561 A.C. 185], le juge Judson s'est
ainsi exprimé à la page 544:
[TRADUCTION] Vaille que vaille, je suis d'avis qu'une alloca
tion de dommages-intérêts pour diminution de la capacité de
gain n'est pas imposable en vertu de la Loi de l'impôt sur le
revenu au Canada. Dans la mesure ou l'allocation englobe une
somme identifiable pour perte de gain jusqu'à la date du
jugement, le résultat pourrait être tout autre. Mais je ne suis au
courant d'aucune décision traitant de ces matières, et, jusqu'à
ce que pareilles décisions aient été rendues dans des procédures
où le ministre du Revenu national est partie, tout avis doit être
exprimé avec circonspection. De tels procès iraient devant la
Commission d'appel de l'impôt ou devant la Cour de l'Échi-
quier, avec appel en dernier ressort devant la présente cour.
Pour le moment, ce motif à lui seul est peut-être suffisant pour
écarter le principe reconnu dans l'arrêt Gourley.
Selon mon entendement, l'allégation avancée
par l'avocat de la défenderesse consiste à dire que
la somme litigieuse ne constituerait pas une indem-
nisation pour perte d'une chose ayant le caractère
[1966] R.C.S. 532.
d'un capital, mais pour un manque à gagner pen
dant une période de temps donnée, et qu'ainsi
ladite somme remplacerait ou compenserait, pour
le demandeur, le revenu qu'il aurait pu gagner, et
qu'en conséquence elle devrait être incluse dans
son revenu à des fins fiscales. L'avocat s'est fondé
spécialement sur London and Thames Haven Oil
Wharves, Ltd. c. Attwooll 2 , où il a été statué
qu'avait été à bon droit considérée comme revenu
une somme recouvrée pour perte d'usage d'une
jetée pendant 380 jours de réparation par suite
d'une collision par un navire, et sur Raja's Com
mercial College c. Gian Singh & Co. Ltd.' où sont
considérés comme revenu imposable du locateur
des dommages-intérêts recouvrés pour perte d'oc-
casion de percevoir un loyer plus élevé durant la
période où des locataires ont continué à occuper les
lieux malgré un avis d'éviction.
Je ne pense pas que le principe appliqué dans les
arrêts précités soit applicable à l'espèce. Lesdits
arrêts traitent d'éléments du revenu dont il faut
tenir compte dans le calcul du bénéfice des entre-
prises ou des propriétés, dans le cas où il y a
diminution ou insuffisance de revenu causées, dans
le premier arrêt, par une avarie occasionnée à un
bien producteur de revenu et appartenant à l'entre-
prise, et, dans le second, par l'occupation préjudi-
ciable d'un bien producteur de revenu. Dans les
deux cas, les dommages-intérêts alloués ont indem-
nisé pour la perte subie. En l'espèce, il n'y a aucun
bien relativement auquel une perte serait survenue,
et, pour toute partie de la période incluse dans le
calcul des dommages-intérêts en question, pour
laquelle on pourrait conclure que le demandeur
exerçait son entreprise nouvellement lancée, on ne
peut pas affirmer, à mon avis, qu'il y aurait eu,
pour ladite entreprise, quelque perte ou insuffi-
sance de revenu imputables à l'acte dommageable
pour lequel le demandeur a reçu des indemnités,
puisque les lésions corporelles survinrent bien long-
temps avant le lancement de son entreprise person-
nelle. En outre, je ne crois pas que l'on puisse
proprement considérer le demandeur comme un
atout dans sa propre entreprise, afin de traiter les
dommages-intérêts par lui recouvrés, pour cause
de lésions corporelles par lui subies, comme com-
blant une insuffisance de revenu de l'entreprise par
suite desdites lésions. A mon avis donc, la somme
2 [1967] 2 All E.R. 124.
3 [1977] A.C. 312.
en question n'est imposable ni en tout ni en partie
à titre de revenu de l'entreprise du demandeur.
Je ne pense pas non plus que ladite somme
puisse être considérée comme un revenu provenant
de son emploi. Il ne s'agit pas de traitement, de
salaire, de gratifications ou d'autres rémunérations
de l'emploi, et ledit montant n'a pas été payé ou
reçu à l'un quelconque de ces titres 4 . Le deman-
deur ne l'a pas gagné en travaillant pour quelqu'un
ou en servant quelqu'un. On ne lui a pas versé ledit
montant pour l'induire à travailler pour quelqu'un
ou se mettre à son services.
En outre, dans la définition du revenu d'emploi,
la loi contient des dispositions très précises sur ce
qu'il faut y insérer, mais elle n'a spécifié nulle part
qu'un tel montant doive être inclus dans le revenu.
Reste à savoir si ledit montant a autrement le
caractère d'un revenu et doit être considéré comme
tel au sens de l'article 3 définissant les sources de
revenu. Le libellé du jugement décrit le montant
en des termes suggérant qu'il s'agit de revenu, et le
calcule en partie sur la base d'un revenu éventuel
qui aurait pu être gagné si le demandeur n'avait
pas subi de lésions. Mais, à mon avis, la nature du
montant est déterminée, non par les circonstances
précitées, mais par le caractère de l'allocation
elle-même. Dans les cas de lésions corporelles, les
tribunaux accordent des dommages-intérêts à titre
d'indemnisation de la victime pour le mal à elle
causé. Très souvent ces allocations tiennent compte
de la diminution, pour le blessé, de sa capacité de
gagner un revenu par suite des lésions reçues, et,
dans de tels cas, on calcule habituellement les
dommages-intérêts en deux parties: une partie
comprenant toute perte subie jusqu'à la date du
jugement, lequel calcul peut être précis parce que
les événements sont déjà survenus, l'autre partie
comprenant toute perte à venir, lequel calcul n'est
qu'une approximation fondée et raisonnable. Dans
les deux cas, il s'agit, cependant, des mêmes lésions
et de la même diminution de la capacité de gain. Il
n'y a qu'un seul acte dommageable et une seule
diminution de capacité, et, par conséquent, à mon
avis, les dommages-intérêts alloués sont tous de
même nature.
4 Comparer La Reine c. Atkins [1976] C.T.C. 497, 76 DTC
6258.
5 Comparer Curran c. M.R.N. [1959] R.C.S. 850.
Dans la treizième édition de son livre sur le
préjudice [McGregor on Damages], McGregor
s'est ainsi exprimé à ce sujet à la page 296:
[TRADUCTION] Ces dommages-intérêts seraient-ils imposa-
bles, voilà le seul point qui n'a pas été effectivement tranché
dans Gourley, car il avait été convenu qu'ils ne le seraient pas.
Exprimant seul son avis sur ce point, Earl Jowitt a dit que la
convention était correcte. Et en effet il semble n'y avoir aucune
«source» permettant de dire que le montant accordé à titre de
dommages-intérêts peut être considéré comme un revenu, car il
représente, non pas tellement une perte de gain, mais la perte
de la capacité de gagner des gains futurs, laquelle capacité a le
caractère d'un capital. En outre, Gourley ne fait aucune dis
tinction entre les dommages-intérêts spéciaux pour pertes de
gains subies jusqu'à la date du jugement et les dommages-inté-
rêts généraux pour la diminution de la capacité de gain à
l'avenir. Ce point de vue est juste et il serait fallacieux de
considérer les dommages-intérêts spéciaux comme imposables
pour le motif qu'ils correspondent à des pertes de revenu, et les
dommages-intérêts généraux comme non imposables pour le
motif qu'il s'agit de la perte d'un bien de capital. Les deux
dommages-intérêts sont de même nature et c'est seulement par
pur accident que la date de l'audition de l'action ferait passer
un montant donné dans une catégorie ou dans l'autre. S'il faut
considérer comme non imposables les dommages-intérêts géné-
raux alloués pour la perte de la capacité de gains futurs, il
faudrait faire de même pour les dommages-intérêts spéciaux
qui, en l'espèce, représentent seulement une partie des domma-
ges-intérêts généraux et ont été accordés pour la perte de
capacité de gains sous une forme déterminée. Et en effet, le
demandeur n'a pas spécialement gagné par son travail le mon-
tant des dommages-intérêts alloués à titre spécial.
Dans Graham c. Baker 6 , la Haute Cour de
l'Australie a tenu le même raisonnement. Au nom
de la Cour, le juge en chef Dixon et les juges Kitto
et Taylor se sont ainsi exprimés à la page 346:
[TRADUCTION] Jusqu'ici nous avons discuté la question
comme si le droit du demandeur, dont la capacité de gain avait
été diminuée par la négligence du défendeur, se rapportait à
deux matières différentes, i.e. la perte de salaire jusqu'au
moment du procès, et une perte évaluée pour l'avenir et occa-
sionnée par la diminution de sa capacité de gain. Nous pensons
qu'il est nécessaire de faire ressortir qu'il n'en est pas ainsi. Le
droit d'action du demandeur est complet dès qu'il a subi des
lésions et s'il était possible, dans le cours ordinaire des choses,
d'obtenir une estimation immédiate de son préjudice, il faudrait
estimer les pertes économiques probables résultant de ses
lésions. Mais, pour au moins deux raisons évidentes, on a trouvé
expédient d'estimer les pertes subies par un demandeur blessé
en se référant aux pertes effectives de salaires survenues jus-
qu'au moment du procès et qui pourraient être calculées de
façon plus ou moins exacte, puis, en tenant compte des condi
tions prouvées du demandeur au moment du procès, de tenter
une certaine évaluation de ses pertes futures.
6 (1961) 106 C.L.R. 340.
Ce point de vue a été adopté par le juge Gibbs
dans Groves c. United Pacific Transport Pty.
Ltd. 7 :
[TRADUCTION] Quoique, dans une action en dommages-inté-
rêts pour lésions corporelles, il soit habituel et commode de dire
qu'un montant est alloué pour perte de salaires et autres gains,
les dommages-intérêts sont en réalité accordés pour diminution
de la capacité de gain du demandeur, résultant de ses lésions. Il
en est ainsi même si un montant est calculé séparément et
décrit comme dommages-intérêts spéciaux alloués pour perte de
gains subie jusqu'au moment du procès. On ne peut pas correc-
tement décrire des dommages-intérêts alloués en cas de lésions
corporelles comme ayant été alloués pour perte de revenu.
J'adopte ce raisonnement relatif à la nature du
droit du demandeur aux dommages-intérêts en
question et, tenant compte du fait que ceux-ci
n'ont pas du tout été gagnés dans l'exercice de
quelque métier ou commerce ou dans l'exploitation
d'un bien, mais par suite des lésions subies, je suis
d'avis que lesdits dommages-intérêts n'ont pas le
caractère d'un revenu, et que la description qui en
a été faite dans le jugement, de dommages-intérêts
alloués pour perte de revenu, et le raisonnement
appliqué en conséquence, ne font pas du montant
alloué un revenu, mais montrent simplement com
ment a été calculée une partie de l'allocation
totale, laquelle a le caractère d'un capital plutôt
que celui d'un revenu. Voir The Glenboig Union
Fireclay Co., Ltd. c. The Commissioners of Inland
Revenues et La Reine c. Atkins (supra).
L'appel est accueilli avec dépens et la nouvelle
cotisation renvoyée au Ministre pour qu'il établisse
une nouvelle cotisation en conséquence.
7 [1965] Qd.R. 62, la page 65.
8 (1922) 12 T.C. 427.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.