T-1206-74
Crown Trust Company, en sa qualité de fiduciaire
de Suburban Realty Trust (Demanderesse)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Addy—
Montréal, le 26 avril; Ottawa, le 2 mai 1977.
Impôt sur le revenu — Répartition du prix d'achat entre la
partie amortissable et non amortissable des biens immeubles
— L'évaluation municipale est le critère de base — Cotisations
contradictoires — Loi de l'impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, c.
148, art. 20(6)g) — Charte de la ville de Montréal, 1960, S.Q.
1959-60, c. 102.
En décembre 1969, la demanderesse a vendu à des tiers des
immeubles résidentiels générateurs de revenus. La cotisation
établie par le Ministre, pour cette année d'imposition, à l'égard
des mêmes actifs, soit les terrains ou la partie non amortissable
des biens immeubles, était beaucoup moins élevée pour la
demanderesse que pour l'acheteur; d'où appel interjeté par la
demanderesse de cette cotisation. Par ordonnance spéciale
rendue conformément à l'article 174(3)6) de la Loi de l'impôt
sur le revenu, il a été ordonné que les acheteurs soient consti-
tués parties à l'action et que le tribunal détermine quelle
fraction du prix total d'achat pouvait être attribuée aux bâti-
ments et aux terrains.
Arrêt: l'appel est accueilli. Conformément à l'article 20(6)g)
et de façon à déterminer quelle fraction du montant total peut
être «raisonnablement considérée» comme le prix de vente des
terrains par rapport à celui des bâtiments, la Cour doit les
examiner en bloc; chacun de ces deux éléments est sujet aux
avantages et aux désavantages qui découlent effectivement de
l'existence, de la nature, de l'emplacement, de l'utilisation et de
l'état de l'autre élément ainsi que de tout autre facteur qui peut
influer sur la demande, la facilité de vente et la valeur d'inves-
tissement de l'autre élément. Si le Ministre a établi pour la
même année d'imposition et les mêmes actifs deux cotisations
absolument contradictoires et incompatibles découlant d'une
même transaction, il serait ridicule que la Cour l'exempte alors
du fardeau de la preuve, privilège dont il jouit habituellement
lorsque les cotisations sont portées en appel. En effet, dans la
même action, il demande à la Cour d'entériner deux déclara-
tions contradictoires.
Arrêts suivis: The Turnbull Real Estate Company c. Le
Roi; Corkery c. Le Roi; DeBury c. Le Roi (1903) 33
R.C.S. 677.
APPEL en matière d'impôt sur le revenu.
AVOCATS:
Richard W. Pound pour la demanderesse.
Roger Roy et Marc Boivin pour la
défenderesse.
Louis Bass (en son nom) pour les personnes
constituées parties.
PROCUREURS:
Stikeman, Elliott, Tamaki, Mercier & Robb,
Montréal, pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour la
défenderesse.
Schlesinger & Schlesinger, Montréal, pour les
personnes constituées parties.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE ADDY: La demanderesse a, à l'origine,
interjeté appel de la cotisation d'impôt sur le
revenu établie pour l'année d'imposition 1969 à
l'égard d'immeubles résidentiels générateurs de
revenus situés à Montréal et vendus par elle le 30
décembre 1969 Louis Bass, Bennie Bass et Moe
Bass (ci-après appelés «les frères Bass»).
Le Ministre a émis à diverses dates des avis de
nouvelles cotisations pour la partie non amortissa-
ble des biens immeubles, c'est-à-dire les terrains.
Lesdites cotisations se chiffrent à $169,000 pour la
demanderesse et à $350,089 pour les frères Bass,
et ce, pour la même année d'imposition.
Avant le procès, les frères Bass ont été consti-
tués parties à l'action par ordonnance spéciale
rendue conformément à l'article 174(3)b) de la Loi
de l'impôt sur le revenu. L'ordonnance prescrivait
en outre que le tribunal se prononce sur la question
suivante:
[TRADUCTION] Aux fins de l'alinéa 20(6)g) de la Loi, quelle
fraction du prix total de $1,335,000 versé pour les terrains, les
bâtiments et le matériel, situés sur la rue Grenet à Ville
Saint-Laurent et vendus le 30 décembre 1969 par la demande-
resse aux personnes constituées parties, peut raisonnablement
être attribuée aux terrains et aux bâtiments respectivement?
Une somme de $1,335,000 a été versée le 30
décembre 1969 comme prix des terrains, des bâti-
ments et du matériel. La valeur du matériel, fixée
à $18,000, n'est pas contestée. Les terrains et les
bâtiments ont donc été payés $1,317,000.
Personne n'a cherché à établir que le prix
d'achat de $1,317,000 versé le 30 décembre 1969,
comme il est dit précédemment, ne constituait pas
à ce moment-là la juste valeur marchande des
terrains et bâtiments vendus en bloc. Il s'agit d'une
transaction sans lien de dépendance et le vendeur
et les acheteurs étaient manifestement avertis et
bien informés. Enfin, le vendeur n'était pas con-
traint de vendre et les acheteurs n'avaient pas
vraiment besoin de cette propriété précise. de peux
donc facilement conclure que le prix versé repré-
sentait la valeur effective et réelle des terrains et
des bâtiments. En d'autres termes, les acheteurs
ont versé un prix qui n'était ni trop élevé, ni trop
bas pour les terrains et les bâtiments vendus en
bloc.
L'expert cité comme témoin par la demande-
resse n'a accordé aucune attention à la valeur
qu'avaient les terrains en 1969, c'est-à-dire lorsque
s'y trouvaient déjà les immeubles résidentiels qui y
sont actuellement érigés; au contraire, conformé-
ment aux directives qu'il avait reçues, il a évalué
les terrains comme s'ils n'étaient pas du tout bâtis
et il n'a fait aucun examen ni évaluation des
bâtiments. Cette méthode est tout à fait inappro-
priée et est de peu de secours pour le tribunal;
conformément à l'article 20(6)g) et de façon à
déterminer quelle fraction du montant total peut
être «raisonnablement considérée» comme le prix
de vente des terrains par rapport à celui des bâti-
ments, la Cour doit les examiner en bloc; chacun
de ces deux éléments est sujet aux avantages et
aux désavantages qui découlent effectivement de
l'existence, de la nature, de l'emplacement, de
l'utilisation et de l'état de l'autre élément ainsi que
de tout autre facteur qui peut influer sur la
demande, la facilité de vente et la valeur d'investis-
sement de l'autre élément.
Aucun autre expert n'a témoigné au sujet de
l'évaluation des biens immeubles et la Cour n'a à
sa disposition que l'évaluation établie aux fins
municipales. La Cour peut l'utiliser pour évaluer
un bien. (Voir The.Turnbull Real Estate Com
pany c. Le Roi; Corkery c. Le Roi; De I ury c. Le
Roi')
L'article 818c) de la Charte de la ville de
Montréal, 1960 2 , qui régit l'évaluation sur le terri-
toire de cette ville, exige que le rôle d'évaluation
reflète «la valeur réelle des immeubles et, séparé-
ment celle des lots et celle des bâtiments qui s'y
trouvent». Il semble donc qu'à Montréal la loi
oblige les estimateurs à évaluer les lots et les
bâtiments suivant leur valeur réelle. Il existe une
' (1903) 33 R.C.S. 677.
2 S.Q. 1959-60, c. 102.
disposition semblable dans la Loi des cités et vil-
les 3 qui s'applique au reste de la province de
Québec. On a allégué en preuve qu'une étude faite
dans la région de Montréal avait démontré qu'en
1976 les biens immeubles avaient été évalués à
environ 90% de leur valeur réelle. On n'a produit
aucune preuve de ce qui se faisait en 1969. En tout
état de cause, si les estimateurs n'évaluaient pas
strictement, en 1969, suivant la valeur réelle des
biens, il n'y a aucune raison de conclure ni même
de supposer qu'ils n'appliquaient pas le même
écart entre le prix courant du marché ou la valeur
réelle aux terrains et aux bâtiments, quel que soit
cet écart.
En l'absence de preuve contraire, j'estime,
d'après la prépondérance des probabilités, que la
proportion de l'évaluation municipale attribuée
aux terrains pour l'année 1969-70 est exacte.
L'évaluation municipale pour l'année d'imposition
1969-70 ($217,050 pour les terrains et de $1,313,-
500 pour les bâtiments) fixe la valeur des terrains
à 14.18% de l'évaluation totale.
Si l'on applique ce pourcentage à la valeur
globale des biens, soit au prix de vente de $1,317,-
000 versé pour les terrains et les bâtiments, on
obtient une somme de $186,750. Je suis d'avis que
cette somme représente la proportion du prix total
versé pour les terrains, les bâtiments et le matériel
en cause ici qui peut être raisonnablement attri-
buée aux terrains. Le solde, soit $1,130,250, peut
être attribué aux bâtiments.
Les cotisations de la demanderesse et des frères
Bass pour l'année d'imposition 1969 seront donc
renvoyées au Ministre pour qu'il établisse de nou-
velles cotisations conformément à ces chiffres.
Avant de me prononcer sur la question des
dépens, j'aimerais ajouter que si, comme en l'es-
pèce, le Ministre a établi pour la même année
d'imposition et les mêmes actifs deux cotisations
absolument contradictoires et incompatibles
découlant d'une même transaction, il serait ridi
cule que la Cour exempte alors le Ministre du
fardeau de la preuve, privilège dont il jouit habi-
tuellement lorsque les cotisations sont portées en
3 S.R.Q. 1964, c. 193, art. 485(1).
appel. En effet, dans la même action, il demande à
la Cour d'entériner deux déclarations contradictoi-
res.
L'avocat de la demanderesse a demandé, au
procès, que les dépens soient accordés sur une base
procureur-client quelle que soit l'issue de la cause,
et ce point a été débattu devant moi.
Cependant, aucune disposition légale n'empêche
le Ministre d'établir deux cotisations différentes
pour le même actif et la même année d'imposition,
lorsque la valeur à fixer découle de la même
transaction. Je trouve cette pratique fort irrégu-
lière et fondamentalement injuste. C'est ce genre
de conduite qui contribue probablement à la mau-
vaise réputation de l'administration fiscale.
Ainsi qu'il est dit précédemment, en l'espèce les
fonctionnaires de la défenderesse ont évalué les
terrains au jour de la vente à $169,000 pour ce qui
est de la demanderesse. Celle-ci a contesté la
cotisation en alléguant dans sa déclaration que
lesdits terrains valaient $350,089. Les estimateurs
de la défenderesse, tout en maintenant à l'égard de
la demanderesse-venderesse l'évaluation de $169,-
000, ont délibérément utilisé le chiffre de $350,089
avancé par ladite demanderesse et ont émis une
cotisation supplémentaire de ce montant à l'égard
des acheteurs, les frères Bass. Le Ministre a enté-
riné cette dernière cotisation.
La défenderesse a alors présenté une requête
visant à constituer parties les frères Bass et a
ensuite attendu paisiblement, laissant les deux
groupes de contribuables se battre entre eux et la
Cour décider qui devrait payer les pots cassés.
Les estimateurs du ministère du Revenu natio
nal quand ils établissent les cotisations, ont le
devoir, envers le public en général et en particulier
envers les contribuables visés par la cotisation, d'y
procéder de bonne foi et consciencieusement. Les
dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu ne
les autorisent pas à donner des chiffres au hasard,
pas plus qu'elles n'autorisent le Ministre à entéri-
ner subséquemment ces chiffres avec une négli-
gence manifeste, obligeant ainsi les contribuables à
s'adresser à la cour pour qu'ils fassent ce qu'ils
auraient dû faire en premier lieu, conformément à
leur devoir statutaire, soit chercher honnêtement à
établir la valeur réelle des biens.
Pour ces motifs, j'accorde à la demanderesse et
aux frères Bass leurs frais dans toutes les instances
sur la base procureur-client, sauf les honoraires
des témoins Bigras et Attes qui seront taxés sur la
base de frais entre parties. Ceux dudit témoin
Attes seront taxés comme ceux d'un témoin ordi-
naire et non comme ceux d'un expert, puisqu'il ne
lui a pas été permis de témoigner à ce titre au
procès.
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