JPD-6-76
Edgar Lloyd Fisher et Anita Inis Fisher
(Requérants)
c.
La Reine (Intimée)
Division de première instance, le juge Walsh
Ottawa, les 28 avril et 6 mai 1977.
Juridiction — Mandat d'éviction émis par la Cour fédérale
— Juge agissant comme persona designata aux termes de la
Loi sur l'expropriation — Demande présentée en vertu de l'art.
28 devant la Cour d'appel — Le juge qui a émis le mandat est
functus — La Cour a-t-elle compétence pour accorder un
redressement provisoire en attendant qu'une décision finale
soit rendue sur la demande présentée en vertu de l'art. 28? —
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), c. 10, art. 28
et 30(1) — Règles 1904 et 1909 de la Cour fédérale.
Un juge de la Cour fédérale, agissant comme persona desi-
gnata en vertu de la Loi sur l'expropriation, a émis un mandat
d'éviction conformément aux Règles de la Cour fédérale. La
Cour d'appel, alléguant défaut de compétence, a rejeté la
demande de suspension d'exécution présentée par les requérants
en vertu de l'article 28 et le juge qui a émis le mandat est
functus. Les requérants sollicitent en l'espèce les redressements
suivants en attendant une décision finale sur la demande pré-
sentée en vertu de l'article 28, savoir: (1) une ordonnance
enjoignant au shérif de ne pas exécuter le mandat, (2) une
suspension d'exécution et (3) une ordonnance de garde des
biens.
Arrêt: la demande est rejetée. La Cour n'a pas compétence
pour entendre la requête et les requérants, par conséquent,
n'ont aucun recours pour faire obstacle à l'exécution du mandat
de prise de possession. L'article 50(1) de la Loi sur la Cour
fédérale sera appliqué par la Division de première instance si la
même demande, en instance devant une cour tout à fait diffé-
rente, donne ouverture à une suspension des procédures. La
Division d'appel ne peut être considérée comme un autre tribu
nal. De plus, les procédures doivent relever en premier lieu de la
compétence de la Division de première instance. La Cour ne
possède aucune compétence inhérente et elle ne devient pas
compétente par analogie: elle ne peut accorder une ordonnance
uniquement parce que des mandats de prise de possession ont
été délivrés en vertu des Règles de la Cour. Les Règles 1904 et
1909 ne peuvent s'appliquer simplement parce qu'une procé-
dure a été instituée devant la Cour. La présente demande a
trait à l'ordonnance du juge Mahoney qui n'est pas une procé-
dure soumise à cette cour, et non à la demande présentée en
vertu de l'article 28. La Division de première instance ne peut
décerner une injonction relativement à une affaire devant la
Cour d'appel sur une demande présentée en vertu de
l'article 28.
Arrêt suivi: Les Travailleurs en communication du
Canada c. Bell Canada et l'Association canadienne des
employés de téléphone [1976] 1 C.F. 282; arrêt suivi: B.
Keith Penner, Norman Cafik, Harry Assad et the North
western Ontario Municipal Association c. Le commissaire
à la représentation du Canada [1977] 1 C.F. 147.
DEMANDE.
AVOCATS:
David Estrin pour les requérants.
Thomas Dunne pour l'intimée.
PROCUREURS:
David Estrin, Toronto, pour les requérants.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE WALSH: Il y a eu audition de la
présente requête à Ottawa, le 28 avril 1977, con-
jointement avec deux requêtes identiques présen-
tées dans les causes de Presutti c. La Reine, JPD-
19-76, et Leach c. La Reine, JPD-12-76. La pré-
sente décision s'applique également à ces deux
dossiers. La requête demande:
1. Une ordonnance conformément à la Règle 1904 de la Cour
fédérale exigeant que le shérif de la région où sont situés les
immeubles des requérants n'exécute pas le mandat émis par le
juge Mahoney le 18 avril 1977 tant que ne sera pas rendue une
décision finale sur la demande d'examen et d'annulation de
l'ordonnance rendue par le juge Mahoney le 30 mars 1977,
demande présentée en vertu de l'article 28 par les requérants,
devant la Cour d'appel fédérale, le 5 avril 1977.
2. Une suspension d'exécution aux termes de la Règle 1909 de
la Cour fédérale ou une suspension des procédures conformé-
ment à l'article 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale, ou les
deux, sursoyant à l'exécution de ladite ordonnance du juge
Mahoney du 30 mars 1977 qui ordonne qu'un mandat soit émis
au shérif, et suspendant l'exécution du mandat émis le 18 avril
à ce shérif, en attendant une décision finale sur la demande
présentée en vertu de l'article 28.
3. Une ordonnance statuant que les requérants conservent la
garde de leurs biens qui font l'objet de l'ordonnance et du
mandat émis par le juge Mahoney en attendant une décision
finale sur la demande présentée en vertu de l'article 28.
4. Toute autre ordonnance ou redressement qui peut sembler
juste.
Le mandat en cause a été émis par le juge
Mahoney conformément aux dispositions de l'arti-
cle 35 de la Loi sur l'expropriation' dont voici le
libellé:
35. (1) Lorsque le Ministre ou quelqu'un qui agit pour son
compte est empêché de pénétrer sur les lieux, ou de prendre
matériellement possession ou de faire usage d'un immeuble,
dans les limites de tout droit exproprié en vertu de la présente
Partie, un juge du tribunal ou un juge d'une cour supérieure
' S.R.C. 1970 (le' Supp.), c. 16.
d'une province peut, sur preuve de l'expropriation et, si néces-
saire, sur preuve du droit de la Couronne d'en prendre matériel-
lement possession ou d'en faire usage, et après avoir donné de la
manière prescrite par le juge aux personnes que ce dernier
désigne et qui doivent être parties aux procédures un avis les
invitant à exposer leurs raisons, émettre son mandat, conforme
à la formule énoncée à l'annexe I de la présente loi, au shérif
compétent lui enjoignant de mettre le Ministre ou une personne
autorisée à agir en son nom, en possession matérielle de l'im-
meuble, dans les limites du droit exproprié.
(2) Le shérif doit immédiatement exécuter un mandat qui
lui est émis en vertu du présent article et faire rapport au
tribunal dont fait partie le juge qui l'a émis, sur l'exécution du
mandat et la façon dont il a été exécuté.
Personne ne conteste que le juge Mahoney, en
ordonnant l'émission du mandat, agissait comme
persona designata aux termes de ladite loi de sorte
que cette ordonnance n'était pas une ordonnance
de la présente cour et c'est pourquoi une demande
en vertu de l'article 28 a été présentée à son
encontre. L'avocat des requérants prétend qu'en
l'absence d'une directive précise quant à la procé-
dure à suivre pour donner effet à l'article 35 de la
Loi sur l'expropriation, le juge Mahoney a appli-
qué les règles de la présente cour; cependant, cela
ne fait pas de la décision et de l'ordonnance un
jugement de la Cour. Il déclare, au dernier para-
graphe de sa décision datée du 30 mars 1977:
De façon à éviter que le mandat soit exécuté avant que les
intimés n'aient la possibilité d'interjeter appel de la présente
décision s'ils le désirent, je suspens l'émission du mandat jus-
qu'au 18 avril 1977, jour où je l'émettrai si une ordonnance de
surseoir n'est pas émise d'ici là par le tribunal d'appel.
Le 5 avril 1977, les requérants ont présenté devant
la Cour d'appel fédérale une demande en vertu de
l'article 28 et, en temps utile, une demande de
suspension de l'exécution du mandat qui a été
rejetée par la Cour d'appel vraisemblablement
pour absence de compétence même si aucun motif
écrit n'a été soumis. Il est intéressant de noter que
la Règle 1213 qui traite des appels des décisions de
la Division de première instance prévoit la suspen
sion de l'exécution d'un jugement porté en appel
mais qu'il n'existe aucune Règle semblable dans la
partie qui a trait aux appels des décisions des
tribunaux ou organismes autres que la Division de
première instance et que, de toute façon, la procé-
dure soumise à la Cour d'appel n'est pas, à propre-
ment parler, un appel mais une demande formulée
en vertu de l'article 28.
Le juge Mahoney ayant rendu sa décision con-
formément à l'article 35 de la Loi sur l'expropria-
tion, est maintenant functus, de sorte qu'on ne
peut plus lui demander de suspendre l'exécution du
mandat de prise de possession émis conformément
à son ordonnance. Les présentes demandes ont
donc été soumises à la Division de première ins
tance de cette cour.
Relativement à la question de compétence,
l'avocat des requérants invoque l'article 50(1) de
la Loi sur la Cour fédérale 2 qui prévoit:
50. (1) La Cour peut, à sa discrétion, suspendre les procédu-
res dans toute affaire ou question,
a) au motif que la demande est en instance devant un autre
tribunal ou une autre juridiction; ou
b) lorsque, pour quelque autre raison, il est dans l'intérêt de
la justice de suspendre les procédures.
J'entretiens beaucoup de doute, cependant, au
sujet de l'applicabilité de cet article dans les cir-
constances actuelles. L'article 4 de la Loi se lit
ainsi:
4. La Cour fédérale du Canada est désormais formée de
deux divisions appelées Division d'appel de la Cour fédérale qui
peut être appelée Cour d'appel ou Cour d'appel fédérale et
Division de première instance de la Cour fédérale.
et je ne crois pas que la Division d'appel puisse
être considérée comme un «autre tribunal». Il est
peut-être possible de soutenir qu'elle constitue une
«autre juridiction» quoique cette question n'a pas
été soulevée dans la plaidoirie qui m'a été présen-
tée. Je suis porté à croire, cependant, que si la
Division de première instance a l'intention d'appli-
quer cet article, cela ne donnerait ouverture qu'à
une suspension des procédures dans cette division
au motif que la même demande est en instance
devant une cour tout à fait différente. Il est bien
possible que les termes généraux de l'alinéa b) qui
autorisent la suspension «lorsque, pour quelque
autre raison, il est dans l'intérêt de la justice»
puissent s'appliquer, mais il apparaît encore que
pour pouvoir suspendre les procédures, elles doi-
vent relever en premier lieu de la compétence de la
Division de première instance. L'article 46 de la
Loi prévoit l'établissement de Règles qui ne sont
pas incompatibles avec la Loi et l'avocat des
requérants invoque deux Règles, soit les Règles
1904(1) et 1909 qui édictent respectivement:
Règle 1904. (1) Même si un jugement ou une ordonnance
exigeant qu'une personne accomplisse un acte spécifiant dans
quel délai l'acte doit être accompli, la Cour peut rendre une
ordonnance exigeant que l'acte soit accompli dans tel autre
2 S.R.C. 1970 (2° Supp.), c. 10.
délai, calculé à partir de la signification de cette ordonnance ou
autrement, que spécifie cette dernière ordonnance.
Règle 1909. Une partie contre laquelle a été rendu un juge-
ment ou une ordonnance peut demander à la Cour la suspen
sion de l'exécution du jugement ou de l'ordonnance ou quelque
autre redressement à l'encontre de ce jugement ou de cette
ordonnance, et la Cour peut, par ordonnance, accorder le
redressement qu'elle estime juste, aux conditions qu'elle estime
justes.
On trouve ces Règles dans la partie intitulée ExÉ-
CUTION FORCÉE DES JUGEMENTS ET ORDONNAN-
CES—DISPOSITIONS GÉNÉRALES et elles doivent
évidemment s'appliquer aux jugements et ordon-
nances de la Cour. L'avocat des requérants sou-
tient qu'en l'espèce on peut appliquer les Règles de
la Cour pour accorder une suspension de l'exécu-
tion de l'ordonnance puisque le juge Mahoney s'est
appuyé sur ces Règles pour rendre son ordonnance
relative aux mandats de prise de possession. J'ai
déjà signalé que je ne croyais pas que cet argument
pouvait être accueilli favorablement. La présente
cour a été créée par la loi et ne possède aucune
compétence inhérente: elle ne devient pas compé-
tente parce qu'un de ses juges agissant comme
persona designata, et non la Cour elle-même, a
appliqué par analogie certaines de ses Règles à des
procédures sur lesquelles il avait à se prononcer.
L'avocat des requérants prétend également que
les Règles 1904 et 1909 peuvent s'appliquer puis-
qu'une procédure a été instituée devant la Cour,
soit une demande en vertu de l'article 28. Je ne
peux accepter cette prétention. La présente
demande n'a pas trait aux procédures intentées en
vertu de l'article 28 devant la Cour d'appel, mais à
l'ordonnance du juge Mahoney qui n'est pas une
procédure soumise à la Division de première ins
tance de la présente cour. A ce sujet, on peut citer
l'affaire Les Travailleurs en communication du
Canada c. Bell Canada et l'Association cana-
dienne des employés de téléphone 3 où le Conseil
canadien des relations du travail avait ordonné à
l'employeur de cesser d'interdire aux employés
d'en inviter d'autres, sur la propriété de la compa-
gnie, pendant leur temps libre, à adhérer à un
syndicat et où l'employeur Bell Canada avait
demandé une suspension de l'exécution de cette
ordonnance en attendant que la Cour d'appel fédé-
3 [1976] 1 C.F. 282.
rale rende son jugement final sur sa demande
présentée en vertu de l'article 28. Dans cette déci-
sion, le juge Dubé a fait remarquer que l'article
123 du Code canadien du travail' prévoit l'enre-
gistrement à la Cour fédérale des ordonnances du
Conseil. A la page 288, le juge Dubé se réfère à la
décision du juge en chef Jackett dans Central
Broadcasting Company Limited c. Le Conseil
canadien des relations du travail, n° du greffe:
T-803-75, où, siégeant de droit en qualité de juge
de la Division de première instance, il a suspendu
l'exécution d'une ordonnance du Conseil des rela
tions du travail qu'il «considérait comme étant un
jugement de cette cour en vertu de l'article 123 du
Code canadien du travail», jugeant que la «Règles
1909 définit la compétence de la Division de pre-
mière instance relativement à un jugement pro-
noncé par cette cour». [C'est moi qui souligne.] En
se fondant sur cette décision, le juge Dubé a décidé
que la Cour avait compétence pour suspendre
l'exécution de l'ordonnance du Conseil, même si,
après avoir pris en considération l'équilibre entre
les avantages et les inconvénients, il a par la suite
refusé d'accorder la suspension. En l'espèce, il n'y
a certes aucune disposition semblable prévoyant
l'enregistrement à la Division de première instance
de cette cour de l'ordonnance du juge Mahoney
rendue en application de l'article 35 de la Loi sur
l'expropriation.
On peut également mentionner la récente déci-
sion du juge en chef adjoint Thurlow dans B. Keith
Penner, Norman Cafik, Harry Assad et the
Northwestern Ontario Municipal Association c.
Le commissaire à la représentation du Canadas
où il a conclu que la Division de première instance
ne pouvait accorder une injonction relativement à
une affaire qui est en instance devant la Cour
d'appel à la suite d'une demande présentée en
vertu de l'article 28, citant l'article 28(3) qui
prévoit:
28. (3) Lorsque, en vertu du présent article, la Cour d'appel
a compétence pour entendre et juger une demande d'examen et
d'annulation d'une décision ou ordonnance, la Division de
première instance est sans compétence pour connaître de toute
procédure relative à cette décision ou ordonnance.
Les présentes procédures ne sollicitent pas une
injonction mais simplement une suspension des
4 S.R.C. 1970, c. L-1, dans sa forme modifiée par S.C. 1972,
c. 18.
5 [1977] 1 C.F. 147.
procédures; cependant, une partie du raisonnement
suivi dans cette décision est également applicable.
Il déclare, à la page 150:
Apparemment la présente demande ne vise pas le rapport
mais un acte futur de l'intimé. Toutefois, la question de savoir
si cet acte doit être exécuté ainsi que, de fait, toute la cause des
requérants, dépendent entièrement des effets juridiques ou de la
validité de la décision de la Commission qui constitue l'objet de
la demande prévue par l'article 28. En l'espèce, la demande
d'une ordonnance interdisant à la Commission de s'acquitter de
son obligation de se conformer à sa décision ou d'y donner
suite, si elle est accueillie, me semble impliquer la prise en
considération de la validité de la décision de la Commission et
entraîner aussi une modification de la portée de cette décision.
Donc, selon moi, la présente demande constitue en principe et
en fait une procédure «relative à» la décision de la Commission
au sens du paragraphe 28(3) et cette division n'a pas compé-
tence pour l'entendre.
et, toujours à la même page:
Mais même si le libellé de cette disposition ne justifie pas une
interprétation aussi large du paragraphe 28(3), celui-ci s'appli-
que, à mon avis, dans les cas où, comme en l'espèce, le seul
moyen invoqué en vue d'obtenir ce redressement interlocutoire
se fonde sur la prétendue invalidité de l'ordonnance qui fait
l'objet de la demande prévue à l'article 28.
Je dois donc conclure que cette cour n'a pas
compétence pour entendre la présente requête. Il
est admis que cela place les requérants dans une
situation difficile. Si le juge Mahoney ne peut
modifier ou suspendre l'exécution de son ordon-
nance, étant devenu functus à titre de persona
designata après l'avoir émise, puisque la Cour
d'appel a jugé qu'elle n'avait pas compétence pour
accorder une suspension en attendant la décision
sur la demande présentée en vertu de l'article 28
aux fins d'annuler ladite ordonnance, et puisque la
Division de première instance n'est pas compétente
pour accorder la suspension d'une ordonnance qui
n'est pas une ordonnance de la Cour ou qui est en
instance devant la Cour d'appel à la suite d'une
demande présentée en vertu de l'article 28, alors, il
y a lieu de croire que les requérants n'ont aucun
recours pour faire obstacle à l'exécution du
mandat de prise de possession si l'intimée désire
l'exécuter avant que la décision de la Cour d'appel
sur la demande présentée en vertu de l'article 28
ne soit rendue. La Cour ne peut modifier la loi et
les Règles de la présente cour qui ont trait à son
pouvoir d'ordonner la suspension des procédures
ou de l'exécution du mandat de prise de possession
en attendant l'issue de la demande présentée en
vertu de l'article 28 même si ces Règles ne parais-
sent pas pleinement satisfaisantes et que leur
application provoque une grande incertitude, mais
elle doit appliquer la loi en vigueur au jour de la
demande et suivre la jurisprudence pertinente.
Dans l'arrêt Wardair Canada Limited c. La Com
mission canadienne des transports 6 à la page 603,
cité dans l'arrêt Les Travailleurs en communica
tion du Canada c. Bell Canada (précité) à la page
290, j'ai eu l'occasion de faire les observations
suivantes sur la tentative de la requérante d'utiliser
un bref de prohibition pour faire surseoir à l'exécu-
tion d'un jugement soumis à l'examen:
Celle-ci [la requérante] tente d'utiliser un bref de prohibition
pour faire surseoir à l'exécution d'un jugement soumis à l'exa-
men et objet d'un appel car les règles de la Cour ne prévoient
pas de suspension de ce genre. L'absence d'une pareille règle ne
suffit pas à justifier l'utilisation abusive des brefs de préroga-
tive, qu'il s'agisse d'un bref de prohibition ou d'une injonction.
[C'est moi qui souligne.]
L'avocat des requérants a également invoqué la
Règle 470 de cette cour qui prévoit dans l'ensem-
ble qu'avant ou après l'introduction d'une action,
la Cour pourra, à la demande d'une partie, rendre
une ordonnance pour la détention, la garde ou la
conservation de biens qui doivent faire l'objet de
l'action. Il a cité la Règle 2 qui définit action de la
façon suivante:
«action» désigne une procédure devant la Division de première
instance, à l'exception d'un appel, d'une demande ou d'une
requête introductive d'instance et s'entend d'une telle procédure
engagée par ou contre la Couronne ou par ou contre toute
personne agissant pour la Couronne ou pour le compte de la
Couronne,
Même si la définition donnée est générale, il m'ap-
paraît clairement qu'elle a trait aux actions devant
la Division de première instance et que la Règle
470 ne s'applique pas en l'espèce. En fait, toute
tentative de l'appliquer irait à l'encontre des dispo
sitions de la Loi sur l'expropriation et en particu-
lier de son article 35, et même si la Cour était
compétente, une Règle de la Cour ne peut certai-
nement pas être utilisée pour faire obstacle à une
disposition expresse d'une loi.
Même si les conclusions que j'ai tirées au sujet
de l'absence de compétence disposent de la
demande et qu'il n'est par conséquent pas néces-
saire d'étudier le fond de cette demande, de nom-
breux arguments y ont été consacrés et, au cas où
il serait jugé en appel de cette décision que la
6 [1973] C.F. 597.
Division de première instance a, en fait, compé-
tence pour ordonner la suspension demandée, je
traiterai brièvement du fond de la demande. On
m'a cité de nombreux arrêts qui portent sur la
suspension des procédures au cours d'un appel. On
trouve une des meilleures expressions des principes
en cause dans l'arrêt Empire -Universal Films
Limited c. Rank', un arrêt adopté par le juge
Heald dans Weight Watchers International Inc. c.
Weight Watchers of Ontario Ltd. 8 et mentionné
par le juge Dubé dans Les Travailleurs en com
munication du Canada c. Bell Canada (précité) à
la page 289. En voici l'extrait pertinent:
[TRADUCTION] Il faut remplir deux conditions pour justifier
une suspension d'instance, l'une positive et l'autre négative: a)
le défendeur doit convaincre la Cour que la poursuite de
l'action entraînerait une injustice car elle serait pour lui abusive
ou vexatoire, ou constituerait par ailleurs un abus des procédu-
res judiciaires; b) la suspension de l'instance ne doit pas causer
d'injustice à la demanderesse. Dans les deux cas, le fardeau de
la preuve incombe au défendeur.
Mention a également été faite de l'arrêt britanni-
que Polini c. Gray 9 où le Maître des rôles Jessel
dit à la page 443:
[TRADUCTION] La question qui nous est soumise est la
suivante: une action est intentée pour établir quels sont les
droits des demandeurs sur un fonds. Les demandeurs ont
échoué en première et en deuxième instance et sont sur le point,
de bonne foi, d'interjeter appel en dernière instance. Les
demandeurs allèguent que cet appel sera sans effet si le fonds
est versé aux défendeurs et que s'ils devaient par la suite avoir
gain de cause devant la Chambre des Lords, ce succès serait
inutile à moins qu'une ordonnance provisoire ne soit rendue
pour conserver ce fonds. Je reprends leurs prétentions et, en
prenant pour acquis qu'elles sont exactes en fait, il s'agit de
savoir si la Cour a compétence pour empêcher une telle consé-
quence. Il m'apparaît que la Cour devrait, en principe, avoir
cette compétence parce que le principe sous-jacent à toutes les
ordonnances visant la conservation de biens au cours d'un
procès est que la partie victorieuse, soit la partie qui l'emporte
en dernier ressort, puisse récolter les fruits de ce procès plutôt
que d'obtenir un succès sans résultat.
Et à la page 445, il dit:
[TRADUCTION] La Cour ayant conclu qu'il s'agit d'un appel
interjeté de bonne foi, qu'elle a l'intention d'y donner suite afin
d'établir ses droits et obtenir une décision finale sur ce point; et
la Cour, je présume (parce que je ne connais pas les faits),
ayant la certitude qu'il y aurait danger, si elle ne devait pas
intervenir pour assurer la conservation provisoire du fonds, qu'il
ne soit plus disponible si elle a gain de cause devant la Chambre
des Lords, la question à se poser est donc: n'est-il pas du devoir
de la présente cour de déclarer que le fonds doit être conservé
' [1947] O.R. 775.
B [1972] 25 D.L.R. (3e) 419, la page 426.
9 (1879) 12 Ch. D. 438.
pour la partie victorieuse? Considérant les faits en l'espèce et
gardant à l'esprit le montant en cause et les circonstances
particulières qui ont donné lieu à l'acquisition de ce fonds, je
pense qu'il serait juste de modifier l'ordonnance de la Cour
d'appel afin que le fonds soit gardé en sûreté jusqu'à ce que la
Chambre des Lords rende sa décision. Je ne voudrais pas qu'à
partir de mes propos on suppose que je considère qu'une telle
ordonnance doit être émise à n'importe quel prix ou qu'elle doit
l'être exception faite de circonstances spéciales ou particulières;
mais je crois qu'en présence de telles circonstances spéciales et
particulières, la Cour doit exercer sa compétence.
A la page 446 du même arrêt, le lord juge Cotton
s'est exprimé en ces termes:
[TRADUCTION] La seule question à résoudre est celle de savoir
si la Cour a la compétence, dans un cas précis, de suspendre
toutes les transactions reliées à un fonds en attendant le résultat
d'un appel à la Chambre des Lords même si la Cour a rendu un
jugement défavorable au titre du demandeur et rejeté l'action.
En principe, je ne vois aucune différence entre suspendre la
distribution d'un fonds sur lequel, selon le jugement de la Cour,
le demandeur n'a aucun droit et suspendre l'exécution d'une
ordonnance en vertu de laquelle la Cour a jugé qu'un deman-
deur a droit au fonds. En ce cas, comme en l'espèce, la Cour, en
attendant le résultat de l'appel interjeté devant la Chambre des
Lords, suspend ce que l'on a statué être le droit d'une des
parties au litige. En vertu de quel principe agit-elle ainsi? En
vertu du motif qui veut que lorsqu'on interjette appel, le procès
ne doit pas être considéré comme terminé, et puisqu'il en est
ainsi, s'il y a un motif raisonnable d'appel et si le refus
d'émettre l'ordonnance suspendant l'exécution du décret ou la
distribution du fonds rendait l'appel inutile, c'est-à-dire, prive-
rait l'appelant, s'il est victorieux, des résultats de l'appel, alors
il est du devoir de la Cour d'intervenir et de suspendre le droit
de la partie qui, au point où en est le procès, a fait la preuve de
son droit. Cela vaut, à mon avis, aussi bien lorsque l'action a été
rejetée que lorsqu'une ordonnance établissant le titre du
demandeur a été émise.
A la page 132 de l'arrêt Battle Creek Toasted
Corn Flake Co. Ltd. c. Kellogg Toasted Corn
Flake Co. 10 mentionné à la page 154 de l'arrêt
Talsky c. Talsky (N° 2)" et à la page 289 de
l'arrêt Les Travailleurs en communication du
Canada c. Bell Canada (précité), le juge Middle-
ton a déclaré:
[TRADUCTION] On devrait toujours surseoir à l'exécution du
jugement lorsque d'une part, la suspension causera peu de
préjudice à l'intimé, ce préjudice pouvant être compensé par le
remboursement des dommages réels dont on peut calculer le
montant aisément et avec une assez grande exactitude, et que
d'autre part, le refus d'accorder la suspension infligera à l'appe-
lant une perte cruelle et un tort irrémédiable. Le principe
appliqué est alors le même que celui utilisé dans le cas d'une
demande visant à obtenir une injonction provisoire—l'équilibre
entre les avantages et les inconvénients, avec un facteur addi-
tionnel des plus importants, la décision qui a été rendue et qui
doit être considérée à première vue comme étant fondée.
10 (1923-24) 55 0.L.R.127.
11 (1974) 1 O.R. (2e) 148.
Il ressort de ces arrêts que l'équilibre entre les
avantages et les inconvénients doit être pris en
considération. Malheureusement en l'espèce, s'il
paraît peu probable, d'une part, que l'intimée
subisse des inconvénients sérieux si l'exécution du
mandat de prise de possession est retardée puis-
qu'elle n'a pas besoin de prendre matériellement
possession de l'immeuble en cause immédiatement,
il est également vrai, d'autre part, d'un point de
vue réaliste, qu'il est peu probable que les requé-
rants soient immédiatement expulsés des lieux si la
suspension n'est pas accordée. Il est vrai qu'ils
seraient placés dans une situation dangereuse et,
dans un sens, à la merci de l'intimée qui pourrait
ordonner l'exécution immédiate du mandat de
prise de possession sans attendre le résultat de la
demande présentée en vertu de l'article 28, mais en
pratique, cela est très peu probable. Les requérants
sont d'avis que l'intimée n'a pas le droit de prendre
matériellement possession de l'immeuble, puis-
qu'elle a indiqué qu'elle n'en a plus besoin immé-
diatement pour la construction d'un aéroport,
projet qui a entraîné l'expropriation. Ils ont donc
refusé l'indemnité offerte et n'ont voulu signer
aucun bail pour continuer à occuper les lieux.
D'autre part, on leur a permis jusqu'à maintenant
de faire usage et de jouir paisiblement des biens et,
en pratique, il paraît peu probable que l'intimée
désire modifier le statu quo en attendant la déci-
sion de la Cour d'appel sur la demande présentée
en vertu de l'article 28 qui, selon l'avocat des
requérants, et cela n'a pas été contesté par l'avocat
de l'intimée, pourrait être jugée assez rapidement.
La Cour a donc fait remarquer à l'avocat de
l'intimée qu'il pourrait être utile et opportun, dans
le cas d'une décision portant sur la question de
savoir si, selon l'équilibre entre les avantages et les
inconvénients, la suspension devrait être accordée
au cas où la Cour conclurait qu'elle a compétence,
qu'il cherche à obtenir des directives sur la ques
tion de savoir si la Couronne exigerait l'exécution
immédiate du mandat de prise de possession si la
suspension était refusée. L'avocat de l'intimée m'a
informé par écrit des directives qu'il a reçues et en
a fait parvenir une copie à l'avocat des requérants.
Les voici:
[TRADUCTION] (1) La Couronne s'engage par les présentes à
ne pas exécuter les mandats de prise de possession et à ne
prendre aucune mesure pour les faire exécuter en attendant la
décision de la Cour d'appel fédérale sur la demande présentée
en vertu de l'article 28 actuellement pendante devant elle.
(2) Cet engagement est soumis aux conditions expresses
suivantes:
(a) que l'appel soit expéditif;
(b) qu'il y ait suspension uniquement jusqu'au moment où la
Cour d'appel fédérale tranchera la question.
(3) La Couronne ne pose aucune autre condition, comme le
paiement de l'arriéré de loyer.
Sans mettre en doute la bonne foi qui a présidé à
la demande présentée en vertu de l'article 28 ou
l'intention des requérants de procéder de bonne foi,
il semblerait très peu probable, pour ne pas dire
plus, que cette décision ait pour effet d'annuler
l'ordonnance du juge Mahoney compte tenu de la
décision antérieure de la Cour d'appel dans La
Reine c. Bolton 12 où le droit de prendre matérielle-
ment possession aux termes de l'article 35(1) de la
Loi sur l'expropriation a été clairement confirmé.
En rendant le jugement de la Cour, le juge Jackett
a déclaré à la page 235:
Je suis d'avis qu'en vertu de l'article 17(1)c), le droit de
prendre matériellement possession ou de faire usage d'un
immeuble exproprié ne dépend pas de la nécessité réelle de
cette possession ou de cet usage à ce moment.
La Cour suprême a refusé la permission d'interje-
ter appel de cette décision devant elle.
L'avocat des requérants affirme qu'il a l'inten-
tion de soulever un argument nouveau que la Cour
d'appel n'a pas étudié dans l'arrêt Bolton, soit un
argument d'ordre constitutionnel selon lequel la
Couronne ne pourrait exproprier un bien pour
réaliser une certaine fin et ensuite modifier l'usage
qu'elle devait en faire. Il a le droit de soulever cet
argument et il reviendra à la Cour d'appel de
décider si cela crée une distinction entre l'actuelle
demande présentée en vertu de l'article 28 et celle
de l'affaire Bolton.
En l'espèce, la Couronne cherchait en fait à
obtenir du juge Mahoney une décision portant
qu'elle a maintenant le droit de prendre matérielle-
ment possession du bien. L'engagement pris met
fin aux craintes des requérants quant à leur dange-
reuse situation légale si la suspension est refusée.
Je n'accueillerais donc pas la présente demande
même si j'avais conclu que cette cour avait compé-
tence pour le faire. La demande présentée dans
chacune des trois affaires sera donc rejetée avec
dépens, le tiers des frais étant imputable à chaque
affaire et les mêmes motifs de jugement s'appli-
queront à chacune d'elles.
12 [1976] 1 C.F. 232.
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