A-132-76
La Reine, du chef du Canada (Appelante)
c.
La Reine, du chef de la province de l'Île-du-
Prince-Édouard (Intimée)
Cour d'appel, le juge en chef Jackett, les juges
Pratte et Le Dain—Ottawa, les 10 et 11 mai et 5
décembre 1977.
Couronne — Torts — Dommages — Le gouvernement de
l'Île-du-Prince-Édouard a réclamé des dommages-intérêts en
Division de première instance pour une interruption du service
de traversiers — La Division de première instance a jugé qu'il
y a eu manquement au devoir statutaire attribué au gouverne-
ment fédéral d'assurer le service de traversiers—L'inexécution
ne donne pas lieu à des dommages-intérêts—Appel du gouver-
nement fédéral et appel incident de l'L P. É.—Loi sur la Cour
fédérale, S.R.C. 1970 (2' Supp.), c. 10, art. 19 Acte de
l'Amérique du Nord britannique, 1867, 30 & 31 Victoria, c. 3,
art. 146 (R.-U.) (S.R.C. 1970, Appendice 11) Arrêté en con-
seil (impérial) en date du 26 juin 1873 (S.R.C. 1970, Appen-
dice 11).
La Reine, du chef de l'Île-du-Prince-Édouard, a intenté une
action en dommages-intérêts en vertu de l'article 19 de la Loi
sur la Cour fédérale suite à une interruption du service de
traversiers entre l'Île et le continent service que le Canada
doit assurer en vertu des conditions de l'Union. La Division de
première instance a jugé qu'il y a eu manquement au devoir
statutaire imposé au gouvernement du Canada, mais qu'il ne
donnait pas lieu à une action en dommages-intérêts. Le gouver-
nement du Canada en appelle de la conclusion qu'il y a eu
manquement à l'obligation statutaire, et le gouvernement de
l'Île-du-Prince-Édouard forme un appel incident contre la con
clusion que ce manquement ne donne pas lieu à une responsabi-
lité en dommages-intérêts.
Arrêt: par le juge en chef Jackett, l'appel est rejeté et l'appel
incident accueilli. Les conditions de l'entrée de l'lle-du-Prince-
Édouard dans l'Union ont créé en faveur de cette province une
obligation légale relative à un service de traversiers. En impo-
sant au Canada des devoirs en faveur de l'Île-du-Prince-
Édouard, le Parlement du Royaume-Uni les a fait parties à des
droits et à des devoirs statutaires, peu importe jusqu'à quel
point c'est une hérésie de créer des droits sans recours légaux.
Lorsqu'il existe un droit statutaire à l'exécution de quelque
chose, mais pas de sanction expresse pour l'inexécution, il y a à
première vue un droit implicite à indemnisation pour manque-
ment à ce droit. Toutefois, il ne s'ensuit pas que la province a
droit à un jugement contre le Canada. L'article 19 de la Loi sur
la Cour fédérale crée une compétence qui tranche les différends
entre des entités politiques et non pas entre des personnes
juridiques reconnues devant les tribunaux municipaux ordinai-
res. L'adoption du premier texte législatif qui a précédé l'article
19, après que la loi provinciale qui reconnaît la compétence eut
été passée, a eu pour effet de convertir un droit légal (statu-
taire) en un droit légal assorti d'un redressement, bien que ce
redressement se limite à une déclaration judiciaire. Dans une
procédure engagée en vertu de l'article 19, les parties sont des
entités politiques qu'on ne saurait décrire avec plus d'exactitude
qu'en disant qu'elles représentent la population actuelle ou le
public des régions géographiques concernées. Il importe peu
que dans les procédures on se réfère à ces parties par leur nom
géographique ou par les gouvernements exécutifs qui représen-
tent les habitants des régions géographiques.
Par le juge Pratte, dissident en partie, l'appel devrait être
rejeté, pour les motifs donnés par le juge en chef Jackett et le
juge Le Dain et l'appel incident devrait également être rejeté.
On ne peut attribuer à un document constitutionnel comme
l'ordre en conseil l'intention d'imposer au gouvernement du
Dominion l'obligation d'indemniser tous ceux à qui un manque-
ment à son devoir de maintenir le service de traversiers aura
causé dommage. Si, d'un autre côté, on conçoit le devoir relatif
au service de traversiers comme une obligation envers la nou-
velle province, l'auteur de l'ordre en conseil n'a pas voulu que le
gouvernement du Dominion soit responsable des dommages
subis par la province en conséquence de ce manquement.
Lorsque ce devoir a été imposé au gouvernement du Dominion,
il ne s'agissait pas, même si on le considère comme un devoir
envers la province, d'un devoir susceptible d'exécution forcée,
car il n'existait pas alors de tribunal pouvant connaître de la
réclamation de la province. Il est difficile d'imaginer qu'en
créant une obligation dont le créancier ne pouvait forcer l'exé-
cution qu'en ayant recours à des pressions politiques, on ait pu
vouloir imposer au débiteur, en cas de manquement de sa part,
l'obligation de réparer les dommages en résultant. Le problème
de la responsabilité du débiteur pour les dommages résultant de
son manquement ne peut se soulever qu'à l'égard d'une obliga
tion susceptible d'exécution forcée. En outre, ce n'est pas le
gouvernement de l'Île qui est susceptible d'être directement
affecté par le défaut du gouvernement du Dominion d'assurer
le service de traversiers. On ne peut concevoir que l'auteur de
l'ordre en conseil ait pu vouloir créer une obligation envers un
gouvernement à qui le défaut du gouvernement du Dominion
n'était pas susceptible de causer préjudice.
Par le juge Le Dain, l'appel incident est accueilli et l'appel
rejeté. Ce qu'il faut rechercher, c'est l'intention de créer un
droit strict à une indemnité, quelle que soit la manière dont il
sera appliqué, plutôt qu'un droit d'ester comme tel. L'article 19
de la Loi sur la Cour fédérale donne à des droits et à des
obligations qui, d'autre part, seraient non exécutoires faute de
tribunal compétent, une force exécutoire. Ces droits ou respon-
sabilités peuvent sembler imparfaits jusqu'à ce qu'un tribunal
compétent dont le rôle est de leur donner une force exécutoire,
les rende parfaits. L'établissement et le maintien du service de
traversiers constituaient une condition essentielle à l'Union et
l'arrêté en conseil fait clairement preuve d'une intention de
créer des droits et des obligations juridiques entre les deux
gouvernements. La province, en tant qu'entité juridique dis-
tincte des personnes physiques, a le droit d'être indemnisée à la
suite de l'inexécution de ce devoir; ce devoir a été créé pour
déterminer lequel des deux gouvernements aurait la responsabi-
lité de fournir le service de traversiers. C'était certes l'intention
du législateur de donner à la province le droit d'être indemnisée
de tous frais et pertes subis directement par elle en cas de
défaut par le Canada de remplir son obligation.
APPEL.
AVOCATS:
G. W. Ainslie, c.r., et Duff Friesen pour
l'appelante.
John Coyne, c.r., et John A. Ghiz pour
l'intimée.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour
l'appelante.
Scales, Ghiz, Jenkins & McQuaid, Charlotte-
town, pour l'intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE EN CHEF JACKETT: Il s'agit ici de
l'appel et de l'appel incident d'un jugement rendu
par la Division de première instance dans une
action introduite en vertu de l'article 19 de la Loi
sur la Cour fédérale pour une prétendue inexécu-
tion par le «gouvernement fédéral» de l'une des
conditions auxquelles l'Île-du-Prince-Édouard a
été admise, en vertu de l'article 146 de l'Acte de
l'Amérique du Nord britannique, 1867, dans
l'Union qui constitue le Canada tel que créé par
cet acte.
L'article 146 autorise le Conseil privé de la
Reine, entre autres, sur la présentation d'adresses
de la part des chambres du Parlement du Canada
et des chambres de la législature de la colonie de
l'Île-du-Prince-Édouard, à admettre cette colonie
dans l'Union «aux termes et conditions ... qui
seront exprimés dans les adresses» et il édicte que
«les dispositions de tous arrêtés en conseil rendus à
cet égard auront le même effet que si elles avaient
été édictées par le Parlement du Royaume-Uni de
Grande-Bretagne et d'Irlande». Lorsque, le 26 juin
1873, l'Île-du-Prince -Edouard a été admise dans
l'Union, l'une des conditions de cette admission
était la suivante:
[TRADUCTION] Que le gouvernement du Canada assumera la
responsabilité et supportera tous les frais des services suivants:*
Un service convenable de bateaux à vapeur, transportant les
malles et passagers, qui sera établi et maintenu entre l'Île et les
côtes du Canada, l'été et l'hiver, assurant ainsi une communica
tion continue entre l'Île et le chemin de fer Intercolonial, ainsi
qu'avec le réseau des chemins de fer du Canada;
* La version française de ce paragraphe donnée dans les
S.R.C. 1970, Appendices, p. 295 est la suivante: .Que le
gouvernement du Canada se chargera des dépenses occasion-
nées par les services suivants:..
La déclaration, qui a introduit l'action devant la
Division de première instance déclare entre autres
a) que, du 23 août 1973 au 2 septembre 1973,
le service de traversiers établi par le gouverne-
ment fédéral a été interrompu;
b) que, comme résultat de cette interruption, la
province a subi des pertes et des frais et subira
d'autres pertes et qu'en outre, la.réputation de la
province en matière d'industrie touristique a été
fortement atteinte, ce qui aura un effet néfaste
sur le nombre de touristes se rendant dans la
province et lui causera une perte de revenus;
et réclame des dommages-intérêts, les dépens et
tout autre redressement que la Cour pourrait esti-
mer juste et opportun.
Le sous-procureur général du Canada a déposé
un exposé de défense qui, en plus de soulever
plusieurs questions de nature juridique,
a) prétend que le gouvernement du Canada a
maintenu, à tous les moments pertinents, un
service de traversiers efficace entre l'Île-du-
Prince-Édouard et les côtes du Canada, et
b) admet qu'il n'y a pas eu de service de traver-
siers entre Borden et Cap Tourmentin le 21 août
1973 ou du 23 août 1973 18h30 au 2 septem-
bre 1973 3h.
Il ressort des motifs du savant juge de première
instance [[19761 2 C.F. 712] que l'audition devant
lui n'a porté que sur la question de la responsabi-
lité, celle des dommages-intérêts ayant été ren-
voyée à une date ultérieure, suivant le règlement
de la première question. A sa demande, les parties
sont tombées d'accord sur l'exposé des points liti-
gieux suivants:
1. Y a-t-il eu de la part du gouvernement du Dominion inexé-
cution d'un devoir statutaire?
2. Ce manquement donne-t-il lieu à une action en dommages-
intérêts?
3. La loi vise-t-elle le genre de dommages en question?
4. Évaluation des dommages.
A la fin du premier stade de l'instance, le juge a
estimé nécessaire de ne statuer que sur les deux
premiers points et, à ce propos, il s'est posé les
questions suivantes:
1. En quoi consiste le devoir imposé au gouvernement du
Canada et quelle en est la nature?
2. En fonction de la réponse à la première question, le gouver-
nement du Canada a-t-il manqué à ce devoir?
3. A supposer qu'il y a eu manquement à ce devoir ou défaut
de s'acquitter d'obligations constitutionnelles, ce manquement
ou ce défaut permet-il à la province d'intenter une action en
dommages-intérêts (redressement demandé en l'espèce)?
A la première des trois questions, le savant juge
de première instance a répondu [à la page 726] ce
qui suit:
Je conclus donc que l'obligation de prendre en charge les
dépenses occasionnées par l'établissement et le maintien d'un
service convenable de traversiers entre la province et le conti
nent incombe au Canada. L'expression «se charger des dépen-
ses» signifie que le Canada doit assumer la responsabilité des
dépenses occasionnées par les services mentionnés dans l'arrêté
en conseil et qu'il doit payer ces dépenses. Comme je l'ai déjà
dit, il incombe également au Dominion d'établir et de maintenir
un service de traversiers convenable et continu (c'est-à-dire
ininterrompu et sans arrêt prolongé du service) entre la pro
vince et le continent et de prendre en charge les dépenses
occasionnées par l'établissement et le maintien de ce service.'
A propos de la seconde question, le savant juge
de première instance a constaté les faits suivants
[aux pages 726-728]:
Les parties conviennent que la Compagnie des chemins de fer
nationaux chargée par le Canada de l'exploitation du service de
traversiers a interrompu ledit service du 21 août 1973 au 2
septembre 1973, soit 10 jours et 8 heures et demie. Cette
interruption du service était due à une grève nationale des
employés de la Compagnie des chemins de fer nationaux du
Canada. On savait que 1973 était l'«année des négociations» et,
en outre, dès mai et juin de cette année-là, qu'il était peu
probable que les parties règlent leur différend. La grève était
donc imminente. La grève fut déclenchée légalement au terme
des étapes imposées par le Code canadien du travail. Dans
l'intérêt public et pour la sauvegarde de l'économie, le Parle-
ment adopta une loi décrétant le retour au travail, et le service
ferroviaire, ainsi que le service de traversiers, reprit le 2 sep-
tembre 1973.
Le service de traversiers du CN utilisait, sur deux itinéraires,
cinq navires pouvant transporter 4,270 véhicules par jour. C'est
ce service qui a été paralysé par la grève.
La Northumberland Ferries Limited exploitait un troisième
service de traversiers au nom du gouvernement fédéral et
utilisait trois navires capables de transporter 960 véhicules par
' Le déroulement de l'appel n'exige pas que j'exprime une
opinion à ce sujet. Cependant, compte tenu du contexte politi-
que et quel que soit l'endroit où cette obligation a été insérée, je
suis enclin à interpréter l'obligation particulière découlant des
conditions de l'Union comme une obligation d'«assumer ... la
responsabilité» et de «supporter ... tous les frais» d'un service
de traversiers convenable, et à ne pas considérer la phrase
commençant par «assurant ainsi ...» comme une limitation à la
porté de l'obligation.
jour. Ce service continu ne fut pas interrompu durant la grève
des employés du CN.
Les parties ont admis que la grève n'a pas interrompu le
service postal entre l'Île et le continent et qu'un service aérien à
horaire fixe transportait quotidiennement des passagers.
L'agriculture et le tourisme occupent, respectivement, les
premier et deuxième rang des industries de l'Île. La saison du
tourisme dure dix semaines avec une période de pointe en juillet
et août. Presque tous les touristes utilisent les traversiers pour
se rendre sur l'Île en automobile. En outre, les habitants des
Îles de la Madeleine, dans le golfe du Saint-Laurent, ainsi que
les touristes qui s'y rendent, reviennent sur le continent en
prenant le traversier, qui relie ces Îles et Ille-du-Prince-
Édouard et de là, le traversier, qui les ramène sur le continent.
Environ 80 voitures par jour cherchaient à regagner ainsi le
continent pendant la grève.
La saison touristique se termine aux environs de la dernière
semaine d'août et, en 1973, le 23 août, le lendemain du début
de la grève. On peut facilement imaginer la consternation qui
devait s'ensuivre. l.es parents en vacances avec leurs enfants
craignaient d'être en retard pour la rentrée des classes. Un bon
nombre de personnes étaient ainsi bloquées sur l'Île et, les
vacances finies, beaucoup se retrouvaient sans argent. Le gou-
vernement provincial a fourni gratuitement nourriture et loge-
ment à ceux qui étaient sans ressources et un service exception-
nel d'encaissement de chèques fut mis sur pied pour ceux qui
prouvaient leur solvabilité. La province organisa également
d'urgence un système de réservations pour l'unique service de
traversier actif. Elle émettait des billets numérotés qui établis-
saient en fait l'ordre dans lequel se feraient les réservations. La
priorité était accordée aux camions, le reste suivait selon un
ordre établi. Une réservation ferme sur l'unique traversier
prenait de sept à huit jours. Cent quarante-quatre employés
provinciaux étaient affectés à ces services.
Durant la grève, la Northumberland Ferries Limited permit
à 6,463 véhicules et à leurs passagers de quitter l'Île. En 1974,
l'année suivante, 20,874 véhicules avaient quitté l'Île par les
deux parcours de traversiers de la Compagnie des chemins de
fer nationaux sur une période égale à la durée de la grève en
1973. En supposant que le nombre de véhicules était à peu près
le même les deux années, on peut mieux percevoir l'effet de
l'interruption du service en 1973.
L'économie nationale était à ce point touchée par la grève
que le Parlement a jugé prudent d'adopter une loi décrétant le
retour au travail. Sur le continent, les inconvénients de la grève
étaient considérables mais, on pouvait tout de même utiliser
d'autres moyens de transport pour passagers et marchandises
même si le service offert n'était pas aussi efficace. Dans l'Île,
les conséquences de la grève furent d'autant plus importantes
que la province est séparée du continent par le détroit de
Northumberland, large d'environ 9 milles au point le plus
proche.
Au vu de ces faits, il a estimé [à la page 729] que
pendant la grève, le service de traversiers «Étant
insuffisant ... [il] n'a pu produire les résultats
voulus et s'est donc avéré inefficace». 11 en a donc
conclu [à la page 730] que «le gouvernement cana-
dien a manqué au devoir que lui imposait l'arrêté
en conseil».
Toutefois, à propos de la troisième question, le
savant juge de première instance a décidé [à la
page 738] que, pour des raisons que je mentionne-
rai ultérieurement, «Sa Majesté du chef de
l'Île-du-Prince -Edouard n'a pas pour autant le
droit d'intenter une action en dommages-intérêts».
En clôturant la partie de l'instance qui traite de
la question de la responsabilité, il a prononcé son
jugement dans les termes suivants:
[TRADUCTION] Le manquement au devoir statutaire attribué
à Sa Majesté la Reine, du chef du Canada, ne donne pas lieu à
une action en dommages-intérêts à l'instance de Sa Majesté la
Reine, du chef de la province de l'ïle-du-Prince-Edouard.
La demanderesse n'a donc pas droit à un jugement pour le
redressement qu'elle demande dans sa déclaration.
Chaque partie se chargera de ses propres frais.
Le sous-procureur général du Canada a interjeté
appel de ce jugement au nom de l'appelante et
l'intimée a présenté un appel incident.
Le point sur lequel l'appel repose est énoncé
dans le mémoire déposé devant cette cour par le
procureur général du Canada. En voici les termes:
[TRADUCTION] Le procureur général du Canada affirme que
le savant juge de première instance a eu tort de statuer qu'un
service de traversiers, reconnu comme un service efficace, est
devenu inefficace pendant 10 jours et 8h 1 / 2 du fait d'une grève
générale des employés de l'exploitant, qui a eu comme consé-
quence que les services fournis par l'autre exploitant d'un
service de traversiers se sont révélés insuffisants.
Sur ce point, je suis d'accord avec les conclusions
du savant juge de première instance. En tout cas,
elles portent sur les faits et lui ont été inspirées par
la preuve. On ne peut donc pas dire carrément
qu'il a eu tort. 2 J'estime que l'appel doit être
rejeté.
2 A noter que le mémoire du procureur général ne soulève pas
la question de l'effet juridique qu'a cette partie des conditions
de l'Union, mais simplement la question de fait suivante: le
service, reconnu comme «efficaces, est-il devenu »inefficace»?
Personne n'a demandé que le mémoire soit modifié. Donc, la
seule question qui reste à examiner est la question de fait. Je
n'ai pas l'intention de mettre en doute que le Canada était tenu
par les conditions de l'Union de fournir un service de traversiers
efficace ni de contester que, compte tenu des changements
survenus depuis 1873, le service de traversiers requis en vertu
des «conditions» était celui fourni avant la grève de 1973.
Quant à l'appel incident, l'intimée prétend que
les conclusions du savant juge de première instance
que le manquement au devoir «ne donne pas lieu à
une action en dommages-intérêts de la part de la
province» sont erronées.
Les raisons du savant juge de première instance
pour statuer que l'appelante n'est pas responsable
envers l'intimée, tout en concluant par ailleurs que
le «gouvernement du Dominion» a manqué au
devoir que les conditions de l'Union lui imposaient,
peuvent, si je comprends bien, se résumer comme
suit:
1. Pour lui, la question revient à décider de «la
recevabilité d'une action en dommages-intérêts».
Il exprime son point de vue [aux pages 730-731]
dans les termes suivants:
La recevabilité d'une telle action en dommages-intérêts
dépend de l'intention du législateur, exprimée dans la loi,
soit en l'espèce l'Acte de l'Amérique du Nord britannique et
l'arrêté en conseil; l'étape suivante consiste à déterminer à
qui la loi accorde un droit d'action ou, en d'autres termes,
qui est le bénéficiaire de ce droit.
2. Il cite la jurisprudence à l'appui de la propo
sition selon laquelle le pouvoir de l'exécutif pro
vincial de créer des obligations contractuelles
exécutoires est assujetti à une autorisation ou à
une ratification législatives et il semble appli-
quer ce principe pour conclure [à la page 732]
que «la Couronne» ne peut pas «être tenue res-
ponsable des dommages-intérêts dans une action
au civil».
3. En se basant sur Welbridge Holdings Ltd. c.
Greater Winnipeg 3 , où la Cour a statué qu'une
action en négligence ne pouvait pas être engagée
contre la municipalité en cause pour avoir tenté
sans succès d'exercer ses pouvoirs législatifs, il
conclut [à la page 733] qu'«un manquement à
un devoir public général, soit en l'espèce le
devoir de fournir un service de traversiers et de
se charger des dépenses qu'il occasionne, ne
donne pas naissance à une action au civil en
dommages-intérêts contre Sa Majesté du chef
du Canada».
4. Il cite un jugement rendu par la Division de
première instance selon lequel un usager n'a pas
de droit d'action contre Sa Majesté pour une
interruption de service postal et conclut [à la
3 ( 197l] R.C.S. 957.
page 734] que «le manquement à une obligation
édictée par la Loi dans l'intérêt commun n'est
pas sanctionné par un droit d'action que pour-
rait exercer l'individu lésé». Il part de là pour
examiner si, «contrairement à l'individu lésé, Sa
Majesté du chef de la province de l'Île-du-
Prince-Édouard peut intenter au civil une action
en dommages-intérêts pour le préjudice résul-
tant de ce manquement au devoir statutaire». I1
traite cette question comme suit [aux pages
734-736]:
En ce qui concerne la répartition des pouvoirs législatifs selon
l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, le principe général
en la matière veut que lorsque tel domaine est considéré comme
relevant de la compétence exclusive d'une législature, provin-
ciale ou fédérale, cette législature est souveraine à cet égard. Il
ne fait aucun doute en l'espèce que l'article 91(13) confère au
Parlement du Canada la compétence exclusive et entière sur
«les passages d'eau (ferries) entre une province et tous pays
britannique ou étranger, ou entre deux provinces«.
Dans l'arrêt Theodore c. Duncan [1919] A.C. 696, le vicomte
Haldane dit à la page 706:
[TRADUCTION] La Couronne est une et indivisible dans
toutes les parties de l'Empire et, dans les états qui s'autogou-
vernent, elle agit conformément à l'initiative et aux conseils
de ses propres ministres dans ces États.
Voici le libellé de l'article 9 de l'Acte de l'Amérique du Nord
britannique, 1867:
9. A la Reine continueront d'être et sont par le présent
attribués le gouvernement et le pouvoir exécutifs du Canada.
A ce titre, Sa Majesté la Reine du chef du Canada a décidé
d'assumer la responsabilité d'établir et de subventionner un
service de traversiers jusqu'à l'Île, non seulement pour le bien
commun des habitants de l'Île-du-Prince-Édouard mais aussi de
tous les résidents du Canada. On peut dire, tout au plus, que le
défaut de remplir ce devoir peut affecter davantage les rési-
dents de l'Île-du-Prince-Édouard que ceux d'une province éloi-
gnée, mais cela ne confère pas automatiquement un droit
d'action en dommages-intérêts.
La Reine du chef de l'Île-du-Prince-Édouard est la même
Reine que la Reine du chef du Canada. En l'espèce, l'obligation
en cause incombe à la Reine du chef du Canada. L'action en
dommages-intérêts pour inexécution est intentée par la Reine
du chef de la province, qui est la même personne mais conseil-
lée par des ministres différents; la contradiction consiste dans le
fait que la Reine intente des poursuites contre elle-même. A
mon avis, donc, l'Acte de l'Amérique du Nord britannique ne
prévoit pas qu'un tribunal puisse faire respecter cette obligation
par voie de jugement en dommages-intérêts pour manquement
à ce devoir dans une action intentée au nom de la Reine du chef
de la province contre la Reine du chef du Canada.
Si c'était le cas, les dispositions de l'article 19 de la Loi sur la
Cour fédérale seraient alors superflues car on pourrait obtenir
un redressement par voie d'action en dommages-intérêts, à
laquelle peut avoir recours toute personne physique ou morale,
en vertu de l'article 17 contre la Couronne soit, selon ladite Loi,
Sa Majesté du chef du Canada.
Je n'oublie pas que l'article 19 confère à la Division de
première instance la compétence pour trancher les litiges entre
le Canada et une province lorsque l'assemblée législative de la
province a adopté une loi reconnaissant que la Cour a compé-
tence dans ces litiges, comme l'a fait l'Île-du-Prince-Édouard. Il
me semble cependant que puisque Sa Majesté du chef de la
province et Sa Majesté du chef du Canada sont une seule et
même personne, il est impossible de conclure qu'il s'agit de
personnalités juridiques différentes aux fins d'une action en
dommages-intérêts, et qu'elles ne peuvent donc être considérées
comme personnalités juridiques distinctes qu'à la seule fin de
déterminer l'obligation du Canada en cas 'de manquement,
c'est-à-dire de déterminer les droits et les obligations respecti-
ves du Canada et de la province. Il s'agirait alors d'un jugement
déclaratoire. Mais on ne peut envisager d'aller plus loin et
d'accorder un jugement en dommages-intérêts en raison de la
nature même de la constitution telle qu'établie dans l'Acte de
l'Amérique du Nord britannique.
Puisque Sa Majesté ne peut intenter des poursuites contre
elle-même, il faut revenir aux principes fondamentaux, c'est-à-
dire aux principes applicables lorsqu'il existe un devoir d'intérêt
public général au bénéfice de tous les Canadiens, et non
seulement de la partie de la population que Sa Majesté du chef
de la province est censée représenter. Étant donné qu'il s'agit
d'un devoir d'intérêt public général, aucun individu lésé par
suite du manquement à ce devoir n'a de cause d'action, comme
nous l'avons vu plus haut. Ce droit, s'il avait existé, aurait
appartenu à l'individu, et non à Sa Majesté du chef de la
province.
Les arguments exposés par l'appelante contre
l'appel incident visent, si je comprends bien, à
défendre la thèse que, même s'il y a eu manque-
ment au devoir statutaire, il n'y a pas lieu à des
dommages-intérêts dans les circonstances de l'es-
pèce. Ils sont résumés de manière quelque peu
différente des motifs du savant juge de première
instance dans la partie du mémoire du procureur
général du Canada afférent à l'appel incident que
voici:
[TRADUCTION] 4. Le procureur général du Canada soutient
respectueusement que, compte tenu de l'arrêté en conseil et de
l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, et des cir-
constances dans lesquelles ils ont été adoptés, le devoir statu-
taire doit être considéré comme ayant un caractère plus politi-
que que juridique. Pour plusieurs sujets, l'arrêté en conseil
divise la responsabilité constitutionnelle au Canada entre les
^ Il continue en démontrant que les commentaires du juge en
chef du Canada dans P.P.C. Industries Canada Ltd. et Pil-
kington Brothers (Canada) Limited c. Le Procureur général du
Canada [1976] 2 R.C.S. 739, corroborent ses conclusions.
Comme ces commentaires ne me semblent pas porter sur les
problèmes que cette action soulève, je ne m'y référerai pas
davantage.
paliers de gouvernement fédéral et provincial et l'intention du
législateur que ces responsabilités soient politiques et non pas
juridiques apparaît dans les faits suivants:
a) les obligations constitutionnelles sont imposées pour le
bénéfice du public en général plutôt que pour celui de la
Couronne;
b) étant donné que le devoir statutaire invoqué par l'Île-du-
Prince-Édouard n'enlève pas expressément à la Couronne sa
prérogative de ne pas être poursuivie en responsabilité délic-
tuelle, le législateur n'a pas pu en le créant avoir l'intention
de créer des droits exécutables par une action en responsabi-
lité délictuelle contre la Couronne parce que:
(i) la prérogative dont jouit la Couronne de ne pas être
poursuivie en responsabilité délictuelle ne peut lui être
enlevée qu'en termes exprès.
(ii) une action pour manquement à un devoir statutaire est
une action en responsabilité délictuelle;
(iii) à l'époque où le devoir statutaire a été imposé (1873),
la Couronne du chef du Canada jouissait de l'immunité à
l'égard de toute action en responsabilité délictuelle.
L'adoption ultérieure de lois qui assujettissent la Couronne à
des poursuites en responsabilité délictuelle, comme si elle était
un particulier, ne change rien au fait que le législateur, en
incorporant des devoirs statutaires dans l'Acte de l'Amérique
du Nord britannique, n'a jamais voulu que le manquement au
devoir imputable à la Couronne soit considéré comme donnant
lieu à une conduite délictueuse. Comme nous l'avons déjà dit, il
faut prouver cette intention pour pouvoir engager une action en
dommages-intérêts fondée sur le manquement à un devoir
statutaire. Le devoir (ou l'obligation) de se charger des dépen-
ses occasionnées par un service de transport efficace entre l'Île
et les côtes du Canada, imposé au gouvernement fédéral par
l'arrêté en conseil, n'est pas exécutable par une cour de justice.
L'obligation garde un caractère politique et son inexécution ne
donne pas lieu à un litige judiciaire. Au cas où il y aurait défaut
ou omission à propos de ce devoir, alors,
«Le Souverain ne peut être tenu responsable d'aucun man-
quement à ce devoir. Les responsables sont les conseillers de
la Couronne qui en répondent devant le Parlement et seule-
ment devant luis, déclare le juge Lush dans Rustomjee c. La
Reine (1876) 1 Q.B.D. 487, à la p. 497, cité et approuvé par
lord Buckmaster dans Civilian War Claimants Association,
Limited c. Le Roi [1932] A.C. 14, aux pp. 25 et 26.
Compte tenu des réalités de la Confédération canadienne, il est
indispensable qu'il y ait certains moyens de régler les litiges
intergouvernementaux et l'article 19 de la Loi sur la Cour
fédérale a été adopté à cette fin. Il s'agit là d'une exception que
la loi fait au principe de droit susmentionné et la compétence de
cette cour à l'égard de ces litiges ne s'étend pas au-delà des
termes de la loi. Toutefois, cette disposition est inapplicable
lorsque la province ne cherche pas à régler un litige, mais
introduit une action en dommages-intérêts. Toute décision de
cette honorable cour portant que l'inexécution de l'obligation
imposée par l'arrêté en conseil donne lieu à une action en
dommages-intérêts constituerait une extension de ses fonctions
à un domaine où elle n'a pas accès, c'est-à-dire l'examen
d'entreprises et d'obligations dépendant entièrement de sanc
tions politiques.
7. Le devoir statutaire invoqué par l'intimée est imposé expres-
sément au «gouvernement du Dominion» mais, comme il n'exis-
te aucune entité juridique de ce nom, il doit être considéré en
droit comme ayant été imposé à la Couronne.
8. Le procureur général du Canada soutient donc qu'aucune
action en dommages-intérêts contre la Couronne du chef du
Canada à la demande de la Couronne du chef de l'ile-du-
Prince-Édouard n'est possible. Le seul recours dont dispose la
province consiste donc en un jugement déclaratoire rendu en
vertu de l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale, qui
détermine la nature et l'étendue du devoir imposé au Canada et
son exécution ou son inexécution.
A mon avis, on peut régler brièvement deux
aspects de l'appel incident.
Dans la mesure où la position de l'appelante est
fondée sur le fait que la description des parties qui
figure dans l'intitulé de la cause et dans la déclara-
tion qualifie la procédure de réclamation en dom-
mages-intérêts contre Sa Majesté la Reine, du chef
du Canada, entrant dans le cadre de l'article 17 de
la Loi sur la Cour fédérale, plutôt que de différend
entre le Canada et la province entrant dans le
cadre de l'article 19, je suis d'avis qu'il s'agit là
d'une simple question de procédure (Règle 302),
qui ne devrait pas influer sur le résultat de l'appel
incident. A mon sens, si la Division de première
instance a compétence sur la question qui fait
l'objet de la réclamation, cela suffit. Ici, à mon
avis, que je tâcherai d'expliquer plus loin, il s'agit
d'une question qui relève de l'article 19, savoir, un
litige entre le Canada et l'Île-du-Prince-Édouard
pour déterminer si cette dernière a droit à une
indemnité pour l'inexécution des conditions de son
entrée dans l'Union et, si oui, l'importance de cette
indemnité. En outre, les parties agissent par l'in-
termédiaire d'agents de l'Etat, dont le rôle consiste
à sauvegarder les droits des parties, qu'elles soient
des personnes juridiques comme Sa Majesté ou des
entités politiques comme le Canada ou l'Île-du-
Prince -Edouard. Je ne vois aucun motif de fond
qui permette de trancher le litige sur la simple
description des parties.
Dans la mesure où le savant juge de première
instance a invoqué le principe que le pouvoir de
contracter dévolu à l'exécutif est assujetti à une
autorisation législative, je ne vois qu'un seul com-
mentaire à faire: le principe ne s'applique qu'aux
contrats et non pas à l'espèce.' Selon moi, il s'agit
de décider ici quel effet il convient de donner à une
obligation imposée par une partie de la constitu
tion, qui revêt la forme d'une ordonnance ayant
l'effet d'une loi du Royaume-Uni. 6
Les autres motifs du savant juge de première
instance et les autres arguments de l'appelante sur
cette partie de l'affaire soulèvent des problèmes
qui sont plus difficiles, en particulier, à cause du
caractère obscur de la personnalité juridique de Sa
Majesté et des problèmes engendrés du fait que
notre constitution adopte, pour un pays qui a divisé
sa souveraineté, un souverain dont les caractéristi-
ques juridiques ont été conçues pour un état
unitaire.'
A ce stade-ci, je voudrais ajouter que, si j'ai bien
compris, les débats menés devant nous partaient
du principe qu'en vertu de l'arrêté en conseil rendu
sous le régime de l'article 146, la condition en
question impose une obligation (un devoir) au
«gouvernement du Dominion» en faveur de
l'«Île-du-Prince-Édouard». Il y a un autre point de
vue possible: la condition n'a pas créé d'obligation
(qui, par définition, suppose qu'il y a un obliga-
taire), mais a simplement imposé au «gouverne-
ment du Dominion» une fonction ou un devoir
d'ordre constitutionnel de même nature que celui
qui est parfois imposé de façon expresse quand une
5 L'appelante s'est fortement réclamée de l'arrêt rendu par la
Haute Cour d'Australie dans The State of South Australia c.
The Commonwealth of Australia (1961-62) 108 C.L.R. 130,
mais ledit arrêt comportait une réclamation basée sur un
accord intergouvernemental et je ne vois vraiment pas comment
le raisonnement tenu par les juges dans cette affaire-là peut
s'appliquer aux problèmes soulevés dans la présente espèce.
6 [TRADUCTION] «... le principe effectivement adopté n'était
pas celui d'une fédération stricto sensu, mais un principe en
vertu duquel les Constitutions des provinces avaient été cédées
au Parlement impérial en vue de leur refonte. Comme consé-
quence, on a établi des gouvernements provinciaux et un gou-
vernement fédéral tout à fait nouveaux. Des pouvoirs et devoirs
bien définis, tirés de la loi qui les avait créés, leur furent
attribués....» Le vicomte Haldane dans Bonanza Creek Gold
Mining Company, Limited c. Le Roi [1916] 1 A.C. 566, la p.
579. Voir aussi In re Representation of P.E.I. in the House of
Commons (1903) 33 R.C.S. 594, aux pp. 664 et 665; et
Samson c. La Reine [1957] R.C.S. 832, par le juge Rand, à la
p. 836.
Voir en annexe «B» un extrait de «The Crown as Corpora
tion» tiré des Maitland Selected Essays 1936. Voir aussi Town
Investments Ltd. c. Le ministère de l'Environnement [1977] 2
W.L.R. 450 (C.L.).
loi crée un service d'État ou de manière implicite
quand on accorde un monopole ou d'autres pou-
voirs. Je suis toutefois d'avis, pour les motifs expo-
sés à l'annexe «A», que la condition dont il est
question impose effectivement une obligation en
faveur de l'«Île-du-Prince-Édouard», peu importe
ce que ces mots peuvent représenter, et je vais
examiner l'effet qu'il faut donner à des procédures
fondées sur l'inexécution de l'obligation statutaire
ainsi comprise.
A mon sens, le savant juge de première instance
a mal compris la véritable nature de l'affaire
lorsqu'il l'a considérée
a) comme une réclamation contre Sa Majesté'
b) comme une réclamation émanant de Sa
Majesté 8
c) comme une «action», au sens que ce terme
revêt ordinairement dans le système judiciaire,
dont la fonction normale consiste à régler les
différends entre des personnes ordinaires.
Comme je l'ai déjà dit, je suis entièrement d'ac-
cord avec le savant juge de première instance sur
le fond de l'obligation. Selon moi, le problème
consiste à établir, dans la mesure où cette action
l'exige, la nature ou le caractère de l'«obligé» et de
l'«obligataire» et des parties appropriées aux pour-
suites judiciaires en ce qui concerne les litiges
engendrés par l'inexécution d'une obligation de
cette nature.
Je propose d'examiner la question
a) d'abord, du point de vue des droits et obliga
tions juridiques qu'elle comporte parce que
l'identification de l'«obligé» et de l'«obligataire»
fait intégralement partie de la description d'une
obligation, et
b) du point de vue de la nature et du caractère
de l'action engagée devant la Division de pre-
mière instance, et des parties à cette action.
Je passe d'abord au problème difficile de déter-
miner le caractère de l'«obligé» et de l'«obligataire»
dans l'obligation statutaire inexécutée.
S Le fait que l'intitulé de la cause ait été établi ainsi est une
question de procédure qui ne doit pas, comme le savant juge de
première instance l'a très correctement reconnu, permettre
d'aller à l'encontre de l'objet évident de l'action.
La constitution doit être interprétée en tenant
compte du changement d'époque 9 et en examinant
le sens de certaines expressions utilisées au
moment où elle a revêtu une forme législative.
Toutefois, il est utile d'examiner ces expressions
dans le contexte de l'évolution suivie par les insti
tutions en question à cette époque. 10 Pour cette
raison, en se demandant qui est l'«obligé» et qui est
l'«obligataire» par rapport au devoir, que le savant
juge de première instance estime inexécuté, il con-
vient de noter, sans se référer indûment aux lois et
à la jurisprudence,
a) qu'aux fins de l'espèce il est suffisamment
exact de dire qu'en Angleterre, avant son incor
poration aux autres parties du Royaume-Uni de
Grande-Bretagne et d'Irlande (qui était le
royaume à l'époque où l'Acte de l'Amérique du_
Nord britannique a été adopté en 1867)," le
pouvoir de gouvernement absolu a été à l'ori-
gine, en droit et en fait, conféré au souverain,
mais par suite d'un processus d'évolution pro
gressive, le gouvernement a été divisé en pou-
voirs législatif, exécutif et judiciaire, exercés
légalement au nom du souverain, bien qu'en fait
par une organisation contrôlée démocratique-
ment;
b) que, vers 1867, comme résultat de cette évo-
lution progressive (législative, jurisprudentielle
et conventionnelle), le gouvernement était
exercé au Royaume-Uni
(i) du point de vue législatif, par le souverain
agissant par l'entremise des chambres du Par-
lement du Royaume-Uni et sur leur avis et de
leur consentement;
(ii) du point de vue exécutif, par le souverain
agissant soit sur l'avis soit par l'entremise de
ministres (appelés collectivement le «gouver-
nement» du «jour») lesquels ministres n'étaient
pas, en règle générale, choisis par le souve-
rain, mais remplissaient leurs fonctions en
conservant la confiance du Parlement;
9 Voir Edwards c. Le procureur général du Canada [1930]
A.C. 124.
10 Voir Le procureur général de l'Ontario c. Le procureur
général du Canada [ 1894] A.C. 189, aux pp. 199 et suiv.; Croft
c. Dunphy [1933] A.C. 156, la p. 166; et Le procureur
général de la Colombie-Britannique c. Le procureur général du
Canada [1937] A.C. 391, aux pp. 401 à 403.
11 Voir le préambule de l'Acte de l'Amérique du Nord bri-
tannique, 1867.
(iii) du point de vue judiciaire, par des juges
nommés par le souverain sur l'avis des minis-
tres mais qui, une fois nommés, étaient,
durant bonne conduite, indépendants en fait,
sinon en droit, du souverain, du gouvernement
exécutif et du Parlement;
de sorte que, sous réserve des exceptions conte-
nues dans la loi, alors que d'autres détenaient en
fait le pouvoir et la responsabilité, tous les actes
du gouvernement, au sens le plus large du terme,
étaient, en droit, des actes du souverain et que
tous les biens publics lui étaient dévolus;
c) que, durant la période qui a conduit à l'Acte
de l'Amérique du Nord britannique, 1867, les
colonies et autres possessions de la Couronne
britannique situées hors du royaume proprement
dit, parfois appelées «provinces», étaient assujet-
ties à l'autorité du souverain agissant sur l'avis
des ministres du Royaume-Uni et avec la sanc
tion législative du Parlement du Royaume-
Uni; 12
d) que ces colonies et possessions se voyaient en
général octroyer un gouvernement local qui, tôt
ou tard, devenait un gouvernement responsable;
un gouverneur ou autre fonctionnaire exerçait ce
gouvernement au nom du souverain sur l'avis
des conseils exécutif et législatif locaux et, avec
l'autorisation du souverain ou la sanction légis-
lative, acquérait le contrôle des fonds et des
biens publics, dont le titre de propriété légal
appartenait au souverain; 13
e) que, à de rares exceptions près, tous ces
gouvernements ainsi que celui du Royaume-Uni
étaient généralement considérés en droit comme
12 Le mot «Couronne» était alors utilisé, comme maintenant,
comme équivalent de «Sa Majesté» pour désigner la personne
qui était le souverain. Voir la définition de «Sa Majesté...» dans
la Loi d'interprétation, S.R.C. 1970, c. I-23, art. 28. Pour la
position constitutionnelle des possessions de la Couronne situées
en dehors du royaume, voir, par exemple, Campbell c. Hall
(1774) 98 E.R. 848 et Halsbury's Laws of England, 1"° édition,
vol. 6, pp. 421 et suiv.
13 Voir, par exemple, les articles LIX et LXI de l'Acte
d'Union, 1840, (R.-U.).
exercés par une seule personne, le souverain, ' 4
bien que le tribunal devant lequel le souverain
pouvait être poursuivi en justice dépendait du
gouvernement impliqué. 15
C'est face à ce contexte que l'Acte de l'Améri-
que du Nord britannique, 1867, a créé le Canada,
en procédant à l'union de certaines de ces provin
ces, colonies et autres possessions. Il a divisé les
pouvoirs législatif et exécutif 16 entre:
a) «le gouvernement et le pouvoir exécutifs du
Canada», qui étaient attribués à «la Reine» (arti-
cle 9) et, «pour le Canada, un Parlement» com-
posé de la Reine et des chambres canadiennes
du Parlement (article 17), et
b) une «autorité exécutive» pour chaque pro
vince (articles 58 et suiv.) attribuée aussi en
droit à la Reine' 7 et une Législature pour
chaque province (articles 69 88) composée
d'un lieutenant-gouverneur qui agit pour le
compte de la Reine, et d'un corps législatif
approprié. "
Les biens publics des provinces et des colonies
ainsi unifiées, bien que légalement dévolus au sou-
verain étaient divisés en deux catégories selon que
leur affectation revenait au Parlement canadien
(articles 106 et suiv.) ou aux législatures provin-
ciales respectives (article 126). En outre, certains
biens étaient désignés comme la «propriété» du
Canada (articles 107 et 108) ou comme «apparte-
14 Comparer avec La Reine c. La Banque de Nouvelle-
Écosse (1885) 11 R.C.S. 1, par le juge Strong à la page 19:
[TRADUCTION] Que la Couronne ... par laquelle je veux dire
que Sa Majesté la Reine, est, dans sa personne royale, la tête
de ce gouvernement ... il ne peut y avoir aucun doute ....
15 Voir l'ouvrage de Robertson, Civil Proceedings by and
against the Crown (1908), p. 340.
16 Comparer avec Bonanza Creek Gold Mining Co. Ltd. c. Le
Roi [1916] 1 A.C. 566, aux pp. 579 et 580.
'" Voir Liquidators of the Maritime Bank of Canada c. Le
receveur général du Nouveau-Brunswick [1892] A.C. 437 et
Le Roi c. Carroll [ 1948] R.C.S. 126.
nant» à l'une des «provinces»" (articles 109 et
110), et non seulement le «Canada» était «respon-
sable» pour certaines «dettes ... de chaque pro
vince existantes lors de l'Union» (article 111), mais
les provinces étaient aussi «responsables envers le
Canada» de certains montants (articles 112, 114 et
115). En outre, il y avait plusieurs dispositions
expresses concernant les paiements par le «gouver-
nement du Canada» ou par le «Canada» aux «pro-
vinces» (articles 116 et 118). Dans un cas au
moins, l'Acte de 1867 imposait au Canada («le
gouvernement et le Parlement du Canada») le
devoir d'exécuter des travaux publics pour le béné-
fice de certaines provinces (article 145) et il exis-
tait une disposition (article 146) afférente aux
«termes et conditions» ayant l'effet d'une loi, qui
pouvaient exiger des obligations analogues en
faveur des nouvelles provinces qui seraient admises
après 1867.
On constate une apparente anomalie dans l'utili-
sation que l'Acte de l'Amérique du Nord britanni-
que de 1867 fait des «mots courageux» 19 («Canada»
et les «provinces»). Tous les biens de l'état et tous
les pouvoirs exécutifs et législatifs, tant pour le
Canada dans son ensemble que pour chaque pro
vince, sont légalement dévolus au souverain; néan-
moins, la loi prévoit des paiements et une responsa-
bilité entre ces entités. Autant que je sache, il n'y a
18 [TRADUCTION] «... ces expressions signifient simplement
que le droit à son usage bénéficiaire, ou à son produit, a été
attribué au Dominion ou à la province, selon le cas, et est
assujetti au contrôle de sa législature, la terre elle-même étant
dévolue à la Couronne»; lord Watson dans Si. Catherine's
Milling and Lumber Company c. La Reine (1889) 14 A.C. 46,
à la p. 56. [TRADUCTION] «... il convient d'ajouter que le droit
d'aliéner la terre peut seulement être exercé par la Couronne
sur l'avis des ministres du Dominion ou de la province, selon le
cas, ...» ; lord Davey dans Ontario Mining Company Ltd. c.
Seybold [1903] A.C. 73, à la p. 79. Voir Burrard Power
Company, Ltd. c. Le Roi [1911] A.C. 87, lord Mersey à la
p. 95.
19 Comparer avec l'essai de Maitland intitulé «The Crown as
Corporation» (précité), à la p. 121. Des références analogues au
Canada et aux provinces sont faites conséquemment dans les
Actes de l'Amérique du Nord britannique ultérieurs, les arrêtés
en conseil y afférents et des lois telles que l'Acte du Manitoba,
l'Acte de la Saskatchewan, l'Acte de l'Alberta et la loi de 1930
concernant le transfert des ressources naturelles commentée
dans West Canadian Collieries Limited c. Le procureur général
de l'Alberta (1953) 8 W.W.R. (N.S.) 275. (Voir l'annexe aux
Statuts revisés du Canada).
eu aucune rationalisation impérative de cette
apparente anomalie. La jurisprudence fait étant de
deux possibilités:
a) entre le Canada ou une province et une
personne ordinaire, la relation se situe en droit
entre le souverain et la personne ordinaire;
tandis qu'entre le Canada et une province (ou
entre deux provinces), la relation se situe entre
les gouvernements, 20
b) Sa Majesté n'est pas une seule personne,
mais Sa Majesté du chef du Canada est une
personne juridique et Sa Majesté du chef d'une
des provinces, une personne juridique distincte. 21
A mon avis, point n'est besoin d'expliquer cette
anomalie aux fins de l'espèce. 22 Je doute même
20 Comparer avec Theodore c. Duncan [ 1919] A.C. 696, où le
vicomte Haldane déclare à la page 706:
[TRADUCTION] La Couronne est une et indivisible dans
toutes les parties de l'Empire et, dans les États qui s'autogou-
vernent, elle agit conformément à l'initiative et aux conseils
de ses propres ministres dans ces États. Ce n'est pas une
question de propriété ou de prérogative dans le sens de
pouvoir de la Couronne indépendant de l'autorité établie par
la loi, mais une question de gestion ministérielle; en l'espèce,
celle-ci est confiée à la discrétion des mêmes ministres en
vertu des deux actes. Aucune cour de justice ne peut exercer
ce pouvoir discrétionnaire s'il n'y a pas eu violation d'une
disposition législative édictée par la législature. Les ministres
ne sont responsables de l'exercice de leurs fonctions que
devant la Couronne et le Parlement et n'ont de compte à
rendre à aucune autorité extérieure, aussi longtemps qu'ils ne
font rien d'illégal.
Voir aussi Williams c. Howarth [1905] A.C. 551.
21 Comparer avec Le procureur général de la Colombie-Bri-
tannique c. Le procureur général du Canada (1887) 14 R.C.S.
345, par le juge Fournier (dissident) (aux pp. 363 et 364; In re
Taxation Agreement between Saskatchewan and Dominion of
Canada [1946] 1 W.W.R. 257, aux pp. 278 et 285; Le gouver-
nement de la province de Terre-Neuve c. Le gouvernement du
Canada par le président Thorson, Cour de l'Échiquier [ 1960]
(non publié) et l'arrêt du juge en chef du Canada dans Sa
Majesté du chef de la province de l'Alberta c. La Commission
canadienne des transports [1977] (non publié).
22 Le seul genre de cas où, selon moi, il pourrait être néces-
saire de trancher ce problème jurisprudentiel, c'est par exemple
celui d'un gouvernement qui formule une réclamation contre un
autre devant un tribunal qui connaît des réclamations entre des
personnes juridiques, dont Sa Majesté, mais qui n'a pas le
genre de compétence visée à l'article 19. On pourrait alors se
demander si Sa Majesté, du chef du Canada ou d'une province,
peut engager une action contre elle-même, agissant à un autre
titre, sur la même base qu'une personne ordinaire engage une
action contre Sa Majesté. Les hommes de loi du gouvernement
chargés de préparer la documentation pour un transfert d'admi-
(Suite à la page suivante)
que le problème se pose à propos du litige qui nous
occupe. S'il s'agit d'une réclamation dirigée contre
Sa Majesté, du chef du Canada ou d'une province,
par Sa Majesté agissant à un autre titre, je ne
peux pas concevoir que celle-ci invoque contre
elle-même, agissant à un autre titre, les moyens de
défense spéciaux dont elle dispose contre une per-
sonne ordinaire. S'il s'agit d'une réclamation diri-
gée par un gouvernement contre un autre, les
parties doivent agir à un certain titre représentatif
et non pour le compte des individus qui en sont
membres à l'époque pertinente.
A mon avis, le présent problème peut se résou-
dre comme une question de pure interprétation de
la loi.
Quant à la plupart des dispositions de l'Acte de
l'Amérique du Nord britannique, 1867 que j'ai
mentionnées, on peut les interpréter en tenant pour
acquis que le souverain est un et indivisible dans le
contexte de l'explication que le vicomte Dunedin
donne dans In re Silver Brothers Limited, 23 où il
dit:
[TRADUCTION] Il est exact qu'il existe une seule Couronne,
mais relativement aux revenus et aux biens qui reviennent à la
Couronne en vertu d'une loi, il faut distinguer les revenus et les
biens d'une province de ceux du Dominion. Il s'agit de deux
budgets distincts, établis par des lois différentes. Dans chaque
cas, le pouvoir de perception et de dépenses est différent.
A ce sujet, une disposition de la constitution, qui
décrit les biens comme appartenant au Canada ou
à une province, détermine simplement les organis-
mes législatif et exécutif qui ont compétence et
détiennent des pouvoirs sur ces biens; et lorsque le
Canada (ou le gouvernement du Canada) est
requis de payer une somme ou de transférer un
bien à une province ou a droit à un paiement ou à
un transfert de la part d'une province (ou du
gouvernement d'une province), il s'agit simplement
d'une demande de transfert d'argent ou d'autres
(Suite de la page précédente)
nistration ont quelque difficulté à choisir entre:
a) un transfert analogue à ceux qui ont lieu entre personnes
ordinaires; et
b) une loi, un arrêté en conseil ou une dépêche (voir la
jurisprudence citée dans Higbie [1945] R.C.S. 385);
mais il s'agit en fait d'un problème plus théorique que pratique,
car il est fort probable que les tribunaux donneraient effet au
transfert, quelle que soit la méthode choisie.
23 [ 1932] A.C. 514, à la p. 524.
biens d'un contrôle exécutif et législatif (parfois
appelé «administration») à l'autre. 24
En pareil cas, le contenu de l'obligation ou du
droit est clair, mais il est plus difficile de définir
avec précision l'obligé et l'obligataire. (Heureuse-
ment, il s'agit d'un problème jurisprudentiel qui,
en général, n'a pas besoin d'être résolu.) ,
De toute évidence, l'obligé et l'obligataire n'ap-
partiennent pas au groupe de personnes qui, à un
moment donné, constituent le bras exécutif ou le
bras législatif du gouvernement du Canada ou
d'une province. Ces personnes n'ont pas plus d'in-
térêt dans les biens publics que les autres membres
du public. Pour le genre d'affaires qui se rappor-
tent au transfert de biens ou au paiement de
sommes d'argent, il serait pratique de personnifier
les bras exécutifs (ou exécutif et législatif) respec-
tifs du gouvernement, ou de considérer que le
souverain a une personnalité juridique distincte
pour le Canada et pour chacune des provinces.
Une telle personnification pourrait servir à ratio-
naliser des causes du genre de la réclamation du
Canada contre l'Ontario à propos des terres
indiennes en vertu de traités négociés par le
Canada avec les Indiens. 25 Toutefois, à mon avis, il
s'agirait là d'une création ou d'une fiction judi-
2 4 Voir par exemple Le procureur général de la Colombie-
Britannique c. Le procureur général du Canada (1889) 14 App.
Cas. 295, où lord Watson déclare à la page 301:
[TRADUCTION] Le titre de propriété des terres publiques de
la Colombie-Britannique a été depuis toujours, et est encore,
dévolu à la Couronne; mais le droit de les administrer et de
les céder aux colons, ainsi que tous les revenus royaux et
territoriaux qui en proviennent, ont été transférés à la pro
vince avant son entrée dans l'Union fédérale.
Comparer avec Le procureur général du Canada c. Western
Higbie and Albion Investments Ltd. [1945] R.C.S. 385.
25 Voir Dominion du Canada c. La province de l'Ontario
[1910] A.C. 637, où lord Loreburn, L.C., déclare à la p. 645:
[TRADUCTION] Pour commencer, dans cette affaire, il faut
considérer que ce que la Couronne a fait en 1873 a été fait
par le gouvernement du Dominion, comme c'est d'ailleurs la
vérité. La Couronne agit sur l'avis des ministres lorsqu'elle
passe des traités; et quand elle possède des terres publiques,
elle les détient pour le bien de la communauté. Quand des
différends surgissent entre les deux gouvernements à propos
de ce qui est di à la Couronne, négociateur de traités, par la
Couronne, propriétaire des terres publiques, ils doivent être
réglés comme si les deux gouvernements étaient séparément
investis par la Couronne de ses droits et responsabilités à
titre respectivement de négociateur de traités et de
propriétaire.
ciaire inutile en pareils cas, qui compliquerait au
lieu de simplifier les affaires comme une violation
du droit (statutaire) constitutionnel,
a) en vertu de l'article 145 de l'Acte de l'Amé-
rique du Nord britannique, 1867, la construc
tion d'un chemin de fer reliant le fleuve Saint-
Laurent à la ville d'Halifax,
b) en vertu des conditions de l'Union, à la cons
truction d'un chemin de fer transcontinenta1, 26
c) en vertu des conditions de l'Union avec la
Colombie-Britannique, à l'établissement d'«un
service postal effectif» entre Victoria et San
Francisco et entre Victoria et Olympia, ou
d) en vertu des conditions de l'entrée de
1'Île-du-Prince-Édouard dans l'Union, à l'exploi-
tation d'un service de traversiers efficace.
A mon avis, il existe une analyse plus réaliste de
la situation, au moins pour ces cas.
Vers 1867, les provinces et les colonies, comme
celles dont il est question ici, étaient soumises à la
souveraineté de la Couronne britannique; mais
chacune d'elles, du point de vue politique, avait
acquis au sein de l'Empire britannique une identité
politique qui n'est pas étrangère à celle qu'ont les
états souverains à l'échelle internationale. Aux
yeux du droit municipal ordinaire, cette identité ne
constituait pas, du moins à cette époque, une
«personne» capable d'avoir des droits et des respon-
sabilités, d'ester en justice et d'être poursuivie.
C'était cependant une réalité politique en ce sens
que la population d'une région autonome donnée,
devait être acceptée et traitée comme une unité
ayant des désirs et des intérêts communs, comme
le démontre le fait qu'elle a été ainsi traitée par
l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867.
Il ne fait aucun doute, à mon sens, que le
Parlement du Royaume-Uni, en adoptant l'article
145 de l'Acte de 1867, a créé une obligation légale
en faveur de trois «provinces». 27 De même, à mon
26 Comparer avec Le procureur général de la Saskatchewan
c. Le Chemin de fer canadien du Pacifique [1953] A.C. 594,
aux pp. 610 et suiv.
27 Comparer avec Dominion du Canada c. La province de
l'Ontario [1910] A.C. 637, la p. 645. Cela peut en soi avoir
créé en faveur d'une province le droit de poursuivre en tant que
telle, si on applique le raisonnement qui figure dans The Taff
Vale Railway Company c. The Amalgamated Society of Rail
way Servants [1901] A.C. 426.
avis, les conditions de l'entrée de l'Île-du-Prince-
Édouard dans l'Union ont créé en faveur de cette
province une obligation légale relative à un service
de traversiers. Dans chaque cas, j'estime que
l'«obligé» qu'on appelle le «gouvernement du Domi
nion» ou le «gouvernement et le Parlement du
Canada», était l'entité politique nouvellement
créée appelée «Canada», et que l'obligataire était
une ou plusieurs provinces. Ni l'obligé ni l'obliga-
taire n'était une entité possédant une capacité
juridique personnelle devant une cour de justice
britannique ou internationale. Néanmoins, le Par-
lement du Royaume-Uni, en imposant à l'un des
devoirs envers l'autre, les a fait parties à des droits
et à des devoirs statutaires, 28 peu importe jusqu'à
quel point c'est une hérésie de créer des droits sans
recours légaux. Il importe de souligner que nous
sommes en train de discuter un «arrangement sta-
tutaire général» et non pas un contrat ou un «traité
indépendant entre les deux gouvernements». 29
A mon sens, le fait de conférer aux provinces ces
droits statutaires, en l'absence de toute autre sanc
tion, a eu comme conséquence de leur conférer le
droit d'être indemnisées pour les dommages prove-
nant de leur inexécution; 30 mais le seul remède à
28 A propos de l'article 109, il est dit dans Le procureur
général de l'Ontario c. Mercer (1883) 8 App. Cas. 767, la p.
778:
[TRADUCTION] La teneur générale de l'article a un caractère
hautement politique; elle vise l'attribution aux provinces de
droits territoriaux royaux aux fins de revenu et de gouverne-
ment....
A mon avis, du point de vue du droit implicite à une indemnisa-
tion pour inexécution, il existe une différence spécifique entre
une disposition comme celle à l'étude qui, à première vue, est
l'une des principales raisons qui ont incité la province à entrer
dans l'Union, et les autres dispositions (même si elles sont
grammaticalement jointes) qui prévoient simplement que le
Canada assumera envers les nouvelles provinces les mêmes
responsabilités qu'envers le reste du pays.
29 Comparer avec Le procureur général de la Colombie-Bri-
tannique c. Le procureur général du Canada (1889) 14 App.
Cas. 295, par lord Watson, à la p. 303 et Bonanza Creek Gold
Mining Co. Ltd. c. Le Roi [1916] 1 A.C. 566, par le vicomte
Haldane à la p. 579 (cité dans un renvoi précédent).
30 Voir Samson c. La Reine [1957] R.C.S. 832, par le juge
Locke à la p. 841. D'un point de vue réaliste, il paraît évident
que, de même que la construction d'un chemin de fer pour
relier la Colombie-Britannique aux provinces de l'Est était une
condition sine qua non de son entrée dans l'Union, de même le
droit d'être reliée au continent par un service de traversiers
était une condition sine qua non de l'entrée de l'Île-du-Prince-
(Suite à la page suivante)
l'époque où le droit a été créé, dont on disposait
lorsqu'il n'y avait pas de régime légal pour régler
les différends (si on laisse de côté la force et les
autres actes illégaux) consistait à négocier et à
invoquer l'intervention des tiers (par exemple, en
1867 et 1873, le gouvernement du Royaume-Uni
de Sa Majesté). 31 Toutefois, j'estime que l'absence
de rouages légaux à ce moment-là pour trancher
les différends ne porte pas atteinte à l'existence, à
ce moment-là, du droit de faire exécuter le devoir
statutaire ou d'être indemnisé pour son inexécu-
tion.
A mon avis, lorsqu'il existe un droit statutaire à
l'exécution de quelque chose, mais pas de sanction
expresse pour l'inexécution, il y a à première vue
un droit implicite à indemnisation pour manque-
ment à ce droit, et ni les motifs du savant juge de
première instance ni les arguments présentés par
l'intimée ne rendent ce raisonnement inapplicable
ici. 32 J'estime donc que le savant juge de première
(Suite de la page précédente)
Édouard. Il me paraît inconcevable que lorsque ces conditions
de l'Union ont reçu la forme d'une loi, le législateur ait voulu
que les droits qui en découleraient soient dénués de sens au
point de ne pas donner lieu à une indemnisation.
Cela ne veut pas dire qu'une personne qui habitait la pro
vince à l'époque de l'inexécution ait un droit légal à des
dommages-intérêts pour sa perte subie à titre individuel. Je
n'exprime aucune opinion à ce sujet, mais quelque doute. Je
suis d'avis que ]'«obligataire» est la «province», c'est-à-dire la
masse des habitants de la région géographique, quels qu'ils
puissent être d'une époque à l'autre. Je ne vois pas l'obligation
envers la province comme un droit solidaire des personnes ou
comme un droit détenu en fiducie pour leur compte en tant
qu'individus. Je vois ici une analogie avec le cas de «butin de
guerre» (Kinloch c. The Secretary of State for India in Council
(1882) 7 App. Cas. 619 (C.L.)) et celui des réparations accor-
dées à un pays vainqueur dans un traité de paix.
3' Le seul mécanisme qu'envisage l'Acte de l'Amérique du
Nord britannique, 1867, pour régler les différends entre le
Canada et les provinces quant à l'effet des accords intervenus
entre eux et consacrés par cet Acte, est l'article 142 dont voici
le texte:
142. Le partage et l'ajustement des dettes, crédits, obliga
tions, propriétés et actif du Haut et du Bas-Canada seront
soumis à la décision de trois arbitres, dont l'un sera choisi par
le gouvernement de l'Ontario, un autre par le gouvernement
du Québec et le dernier par le gouvernement du Canada. Le
choix des arbitres n'aura lieu qu'après que le Parlement du
Canada et les Législatures de l'Ontario et du Québec auront été
réunis; l'arbitre choisi par le gouvernement du Canada ne
devra être domicilié ni dans l'Ontario ni dans le Québec.
32 La question de savoir si l'objet de notre discussion est une
obligation «légale» ou une obligation «politique» n'a, à mes yeux,
instance a eu tort de conclure que l'inexécution des
conditions de l'Union, qu'il a constatée, ne donnait
pas lieu à une indemnisation pour les dommages
qui en sont résultés.
Toutefois, il ne s'ensuit pas que, parce que le
Canada n'a pas exécuté un droit conféré à la
province en vertu d'une loi impériale, la province a
droit à un jugement contre le Canada. Cela
m'amène à examiner la nature des procédures
engagées devant la Division de première instance,
et celle des parties elles-mêmes.
Je doute que le Canada ou une province soit une
personne qui entre comme telle dans la compé-
tence des cours supérieures de common law." Quoi
qu'il en soit, j'estime que la Division de première
instance n'a aucune compétence dans un différend
aucune conséquence sur la question de savoir s'il existe un droit
implicite à une indemnisation en cas d'inexécution. Tout
comme il peut y avoir des obligations sociales qui, n'étant pas
des obligations légales, ne peuvent être réglées devant une cour
de justice, il peut y avoir des obligations politiques qui subissent
le même sort; et, avant la création de la forme spéciale de
recours judiciaire qu'on retrouve maintenant à l'article 19 de la
Loi sur la Cour fédérale, toute obligation (par ex. de payer une
somme d'argent) à laquelle le «Canada» ou les «provinces»
étaient parties, était nécessairement, comme telle, une «obliga-
tion politique» de ce genre parce que les parties étaient des
entités politiques qui, en tant que telles, ne relevaient de la
compétence d'aucune cour de justice. Il en résulte qu'à ce
moment-là, les pressions politiques étaient le seul recours, tout
comme dans le cas d'obligations sociales, les pressions sociales
constituent le seul recours. Cependant, ce n'est pas la nature du
recours qu'il faut examiner, mais la nature du droit. Que le
recours soit politique ou judiciaire, à mon avis, tout comme
l'omission de payer une somme d'argent ou de transférer un
bien lorsque la loi l'exige fait naître un droit incident à un
paiement ou à un transfert futur et à une indemnisation pour
les pertes résultant de retards, l'omission de fournir pendant un
certain temps un service exigé par la loi fait naître un droit à
une indemnisation pour les pertes résultant de l'omission.
33 Si je comprends bien le sens que le mot «personne» a dans
la loi, il désigne quiconque est capable à ses yeux d'avoir des
droits et des obligations, de poursuivre et d'être poursuivi. (Voir
l'article 20 de la Loi d'interprétation, et la définition de «per-
sonne» dans son article 28.) Les personnes peuvent donc différer
d'un système de droit à un autre, par exemple d'un système
municipal à un système de droit international. Selon moi, les
dispositions de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, que
je suis en train d'examiner, créent un système de droit quelque
peu intermédiaire et l'article 19, une compétence en vue de
donner effet à ces droits. Le Canada et les provinces sont les
personnes capables d'avoir des droits et des obligations, de
poursuivre et d'être poursuivies en vertu de ce système et de
cette compétence.
entre deux entités politiques de cette nature, 34 si ce
n'est celle que lui confère l'article 19 de la Loi sur
la Cour fédérale, dont voici le libellé:
19. Lorsque l'assemblée législative d'une province a adopté
une loi reconnaissant que la Cour, qu'elle y soit désignée sous
son nouveau ou son ancien nom, a compétence dans le cas de
litige
a) entre le Canada et cette province, ou
b) entre cette province et une ou plusieurs autres provinces
ayant adopté une loi au même effet,
la Cour a compétence pour juger ces litiges et la Division de
première instance connaît de ces questions en première
instance.
et la loi provinciale qui la reconnaît. A mon sens,
ces dispositions législatives (l'article 19 et la «loi»
provinciale) créent une compétence qui diffère par
sa nature de la compétence ordinaire conférée aux
cours municipales pour trancher les différends
entre les personnes ordinaires ou entre le souverain
et une personne ordinaire. 35 Elle tranche les diffé-
rends entre des entités politiques et non pas entre
des personnes juridiques reconnues devant les tri-
bunaux municipaux ordinaires. 36 De même, selon
moi, ces dispositions créent une compétence qui
diffère par sa nature de celle des cours internatio-
nales. Elle tranche les différends conformément,
certains «principes juridiques reconnus» 37 (en l'es-
pèce, une disposition de la constitution légale du
Canada qui est, vis-à-vis du droit international, le
droit municipal canadien).
34 Si on accepte le point de vue que Sa Majesté, en tant que
partie à la fois du bras exécutif et du bras législatif du
gouvernement, est une personne juridique distincte, je peux
admettre que la Cour fédérale pourrait avoir compétence en
vertu de l'article 17 de la Loi sur la Cour fédérale si la
réclamation vise un transfert d'administration de biens de la
Couronne (ce qui inclut un paiement) d'un bras exécutif à
l'autre. Je ne peux pas admettre que ce point de vue permette
une interprétation réaliste d'une obligation constitutionnelle
comme celle que je suis en train d'examiner. Ce ne sont pas les
bras exécutif ou législatif du gouvernement qui sont les vraies
victimes ou les coupables; c'est le public (groupe de gens)
représenté par ces bras du gouvernement.
35 Même devant ces cours, le souverain ne peut être poursuivi
en justice que comme «prévu par la loi». Voir Young c. S'S.
«Scotia„ [1903] A.C. 501 aux pp. 504-505.
36 Cf. Sloman c. The Governor and Government of New
Zealand (1876) L.R. 1 C.P.D. 563.
37 Dominion du Canada c. La province de l'Ontario [1910]
A.C. 637, par lord Loreburn, L.C., à la p. 645. A mon sens,
«juridique» dans cette expression exclut l'application d'idées de
justice abstraite, et «reconnu» exige la reconnaissance en tant
que partie du droit municipal du Canada.
L'adoption du premier texte législatif qui a pré-
cédé l'article 19, 38 après que la loi provinciale qui
reconnaît la compétence eut été passée, a eu pour
effet, selon moi, de convertir un droit légal (statu-
taire) d'une «province» sans redressement légal en
un droit légal assorti d'un redressement légal, bien
que ce redressement se limite à une déclaration
judiciaire. 39
Selon ce point de vue sur la nature d'une procé-
dure engagée en vertu de l'article 19, les parties
sont des entités politiques (en l'espèce, la province
et le Canada), que je ne saurais décrire avec plus
d'exactitude qu'en disant qu'elles représentent la
population actuelle (ou le public) des régions géo-
graphiques concernées. En effet, il s'agit bien en
l'espèce d'une réclamation de la population
actuelle de l'Île-du-Prince -Edouard contre la popu
lation actuelle de tout le Canada. A mon sens, il
importe peu que dans les procédures on se réfère à
ces parties par leur nom géographique ou par les
gouvernements exécutifs qui représentent les habi-
tants des régions géographiques et sont leurs porte-
parole aux fins du différend. 40
38 Voir l'article 54 de l'Acte des cours Suprême et l'Échi-
quier, c. 11 des Statuts du Canada de 1875.
19 Cela ne doit pas être considéré comme une dévalorisation
du recours. Un redressement judiciaire contre le souverain
(gouvernement) du chef du Canada a toujours été une déclara-
tion. Voir l'article 10 de la Loi sur les pétitions de droit, S.R.C.
1970, c. P-12 et la Règle 605 de la Cour fédérale, dont voici le
libellé:
Règle 605. Un jugement contre la Couronne doit être une
déclaration à l'effet que la personne en faveur de laquelle le
jugement est rendu a droit au redressement auquel la Cour a
décidé qu'elle avait droit, soit de façon absolue, soit, le cas
échéant, aux conditions qui sont justes.
Bien entendu, le gouvernement n'ignorera pas la décision de la
Cour. [TRADUCTION] «C'est le devoir de la Couronne et de
toute branche de l'exécutif de respecter la loi» (Eastern Trust
Company c. McKenzie, Mann and Co., Ltd. [1915] A.C. 750, à
la p. 759).
4° L'expression «Sa Majesté, du chef de» employée pour
désigner le gouvernement exécutif peut être ou ne pas être
particulièrement appropriée; il ne fait toutefois aucun doute, si
on lit les procédures dans le contexte de l'article 19, que la
province et le Canada sont les vraies parties au différend et,
partant, il n'y a, à mon avis, aucun vice de procédure. (Voir Sa
Majesté la Reine, du chef de la province de l'Alberta c. La
Commission canadienne des transports [ 1977] par le juge en
chef Laskin (non publié).) En outre, le résultat pratique de ces
procédures, si elles réussissent, sera probablement une déclara-
tion portant que la province est fondée à recevoir tant de dollars
du Canada, ce qui signifierait un transfert, du gouvernement du
(Suite à la page suivante)
Eu égard au jugement que cette cour pronon-
cera si elle adopte mes conclusions, il me faut
examiner la partie des motifs du savant juge de
première instance que voici [à la page 721]:
Lorsqu'ils ont demandé que soit fixée la date du procès, les
avocats des parties ont convenu que l'audition en première
instance devrait se limiter à la question de responsabilité et que
la question des dommages-intérêts devait être remise à plus
tard, suivant l'issue de la première. Les deux parties ont donc
remis l'interrogatoire préalable au sujet du montant des dom-
mages à une époque antérieure à l'audition de cette question, le
cas échéant.
Compte tenu de ce qui précède, je conclurais qu'il
faut rejeter l'appel avec dépens, accueillir l'appel
incident avec dépens, annuler le jugement de la
Division de première instance et lui renvoyer l'af-
faire aux fins de compléter les procédures confor-
mément à l'accord intervenu entre les parties, en
vertu duquel l'affaire est venue à audience.
(Suite de lu page précédente)
Canada au gouvernement de l'Île-du-Prince-Édouard, d'une
somme d'argent que la législature de l'Île-du-Prince -Edouard
pourrait alors inclure dans son budget. L'article 57(3) de la Loi
sur la Cour fédérale ne semble pas s'appliquer pour autoriser
un paiement, auquel cas une affectation spéciale par le Parle-
ment semble nécessaire. Dans une procédure de ce genre, la
Règle 5, (la «règle des lacunes») peut, je pense, résoudre la
plupart des problèmes de procédure, comme, par exemple, celui
qui s'est présenté en 1960 dans le jugement non publié du
président Thorson dans Le gouvernement de la province de
Terre-Neuve c. Le gouvernement du Canada.
J'ajouterais qu'en ce qui concerne le présent appel, comme je
l'ai déjà indiqué, il ne me semble pas y avoir de différence si les
parties sont
a) les «gouvernements» respectifs du Canada et de
l'Île-du-Prince -Edouard,
b) Sa Majesté du chef du Canada et Sa Majesté du chef de
l'Île-du-Prince-Édouard, étant deux personnes juridiques dis-
tinctes, ou
c) le Canada et l'Île-du-Prince-Édouard considérés comme
des entités politiques (et non comme des personnes juridiques
distinctes) à qui la constitution accorde des droits et impose
des obligations qui peuvent donner lieu à des différends à
l'égard desquels l'article 19 crée un recours dont la nature
juridique diffère des recours ordinaires devant les cours
municipales.
Peu importe quelle est l'analyse la plus exacte, le savant juge de
première instance, à ce qu'il me semble, a commis une erreur
en ne concluant pas qu'il existait un droit à une indemnisation
pour l'inexécution de la disposition en cause des conditions de
l'Union. Cependant, les dommages à évaluer au cours de la
seconde étape de l'instance peuvent varier de façon importante
suivant la manière exacte de voir qui est la partie et qui doit
être indemnisé.
Toutefois, cette conclusion provisoire quant au
renvoi de l'affaire à la Division de première ins
tance aux fins de compléter les procédures, soulève
un doute quant à la validité de l'article 19 de la
Loi sur la Cour fédérale, dans la mesure où il a
pour effet de donner compétence à la Division de
première instance relativement à cette réclamation
de la province contre le Canada. Au cours des
débats devant nous, les parties, par l'intermédiaire
de leurs avocats, ont manifesté leur conviction que
la Division de première instance avait compétence.
En outre, il existe divers jugements d'appel affé-
rents à des actions engagées sous le régime des
textes législatifs qui ont précédé l'article 19 et dans
lesquels la Cour suprême et le Comité judiciaire
ont réglé ces questions sans jeter aucun doute sur
la compétence créée par ces textes." Toutefois,
deux arrêts de la Cour suprême du Canada,
Quebec North Shore Paper Company c. Canadien
Pacifique Limitée [1977] 2 R.C.S. 1054 et
McNamara Construction (Western) Limited c. La
Reine [1977] 2 R.C.S. 654, ont jeté une nouvelle
lumière sur la portée de l'article 101 de l'Acte de
l'Amérique du Nord britannique, qui requiert
l'examen de la compétence, car la Cour doit [TRA-
DUCTION] «soulever une objection lorsqu'il est évi-
dent au vu du dossier, qu'il y a absence de
compétence» 4 2 Selon moi, il s'ensuit que nous ne
devrions pas renvoyer l'affaire à la Division de
première instance aux fins de compléter les procé-
dures s'il est évident, au vu du dossier, qu'elle n'a
pas compétence.
Après avoir examiné de mon mieux ces deux
arrêts de la Cour suprême du Canada sur la portée
de l'article 101, je conclus qu'ils ne montrent pas
de façon «évidente» que la Division de première
instance n'a pas compétence à l'égard de la pré-
sente réclamation de l'Île-du-Prince-Édouard
contre le Canada, auquel cas nous aurions été
justifiés ou tenus de prendre acte de cette absence
de compétence alors que les parties n'ont pas
engagé de controverse à ce sujet. L'un de ces arrêts
41 Voir par exemple Le procureur général de la Colombie-
Britannique c. Le procureur général du Canada (1889) 14 App.
Cas. 295; Le Dominion du Canada c. La province de l'Ontario
[ 1910] A.C. 637; Le Roi c. Le procureur général de la Colom-
bie-Britannique [1924] A.C. 213; et Le procureur général de la
Colombie-Britannique c. Le procureur général du Canada
[ 1924] A.C. 222.
42 Voir Westminster Bank, Ld. c. Edwards [1942] A.C. 529,
par le vicomte Simon, L.C., à la p. 533.
traite d'un différend entre personnes ordinaires;
l'autre d'une réclamation de Sa Majesté contre
une personne ordinaire. La Cour a réglé ces deux
affaires en appliquant la loi provinciale. 43 Dans
aucune de ces affaires la Cour n'était appelée à se
demander si l'application d'une partie de la consti
tution du Canada (telle qu'elle figure dans la
législation du Royaume-Uni) pour régler un diffé-
rend entre le Canada et l'une de ses provinces
relève de l'expression «exécution des lois du
Canada», qui figure à I'article 101 de l'Acte de
l'Amérique du Nord britannique. 44
En conclusion, je suis d'avis qu'il faut rejeter
l'appel avec dépens, annuler le jugement de la
Division de première instance et lui renvoyer l'af-
faire pour qu'elle complète les procédures confor-
mément à l'accord intervenu entre les parties, en
vertu duquel l'affaire est venue à audience.
ANNEXE «A»
DISCUSSION DES TERMES ET CONDITIONS
AUXQUELS L'dLE-DU-PRINCE-ÉDOUARD A ÉTÉ
ADMISE DANS LA CONFEDERATION
Après avoir mentionné les termes de l'article
146 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique,
43 Dans Quebec North Shore Paper Company, le juge en chef
du Canada (en prononçant le jugement de la Cour) a souligné
[à la page 1063] “que le droit relatif à la Couronne a été
introduit au Canada comme partie du droit constitutionnel ou
du droit public de la Grande-Bretagne; on ne peut donc préten-
dre que ce droit est du droit provincial.» 11 a cité ce passage en
prononçant au nom de la Cour l'arrêt McNamara:
44 Si l'affaire vient à être débattue, il pourra s'avérer néces-
saire d'examiner certains autres aspects. Il se peut que l'article
19, si on l'examine correctement, comme l'ancien article 20 de
la Loi sur la Cour de l'Échiquier, en plus de donner compé-
tence à la Cour, crée un droit légalement exécutable. (Voir Le
Roi c. Armstrong (1908) 40 R.C.S. 229, la p. 248; Le Roi c.
DesRosiers (1908) 41 R.C.S. 71, la p. 78; et La Reine e.
Murray [1967] R.C.S. 262, par le juge Martland (prononçant
le jugement de la Cour), à la p. 269.) II se peut, d'autre part,
qu'en ce qui concerne les réclamations contre le Canada,
l'article 19 soit une loi qui, en vertu des termes introductifs de
l'article 91, confère à la Cour des pouvoirs d'arbitre et l'auto-
rise à recevoir des législatures provinciales, en ce qui concerne
les réclamations contre les provinces, des pouvoirs analogues
suivant le principe appliqué, dans un contexte différent, dans
P.E.I. Potato Marketing Board c. H.B. Willis Inc. [1952] 2
R.C.S. 392.
et avoir invoqué les adresses des chambres du
Parlement, du Conseil législatif et de la Chambre
d'Assemblée de l'Île-du-Prince-Édouard, l'arrêté
en conseil impérial du 26 juin 1873 a ordonné que
l'Île-du-Prince -Edouard soit admise dans le
Canada et en fasse partie aux termes et conditions
exprimés dans lesdites adresses. 45
Voici le libellé des termes et conditions énoncés
dans chacune de ces adresses:
[A] [TRADUCTION] Que le Canada sera responsable des
dettes et obligations de 1'11e du Prince -Edouard existan-
tes à l'époque de l'Union.
[B] Qu'en considération des dépenses considérables autori-
sées par le parlement du Canada, pour la construction
de chemins de fer et de canaux, et en vue de la possibi-
lité de régler les arrangements financiers entre le
Canada et les diverses provinces formant actuellement la
Confédération, et vu la position isolée et exceptionnelle
de l'11e du Prince -Edouard, cette colonie aura droit, en
entrant dans l'Union, de contracter une dette égale à
cinquante piastres par tête de la population, telle qu'in-
diquée par les tableaux du recensement de 1871, c'est-à-
dire quatre millions sept cent un mille cinquante
piastres.
[C] Que 1'lle du Prince -Edouard n'ayant pas contracté une
dette égale à la somme mentionnée dans la résolution
précédente, aura droit de recevoir du gouvernement
général, en paiements semi -annuels et d'avance, un inté-
rêt de cinq pour cent par année sur la différence, établie
de temps à autre, entre le montant réel de sa dette et le
montant de la dette autorisée comme il est dit plus haut,
savoir: quatre millions sept cent un mille cinquante
piastres.
[D] Que l'lle du Prince -Edouard sera redevable au Canada
du montant (s'il y en a) dont sa dette publique et ses
obligations à l'époque de l'Union pourra excéder quatre
millions sept cent un mille cinquante piastres, et devra
payer intérêt au taux de cinq pour cent par année sur cet
excédent.
[E] Que le gouvernement de l'lle du Prince -Edouard ne
possédant pas de terres de la couronne, et, en consé-
quence, ne retirant pas de revenu de cette source pour
l'établissement et l'entretien de travaux locaux, le gou-
vernement fédéral paiera, par versements semi -annuels
et d'avance, au gouvernement de Ille du Prince -
Edouard, quarante-cinq mille piastres par année moins
l'intérêt à cinq pour cent par année sur toute somme,
n'excédant pas huit cent mille piastres, que le gouverne-
ment fédéral pourra avancer au gouvernement de l'lle
du Prince -Edouard, pour l'achat des terres actuellement
en la possession de grands propriétaires.
[F] Qu'en considération du transfert au parlement du
Canada du droit d'imposer des taxes, les sommes suivan-
tes seront payées annuellement par le Canada à 1'lle du
as Il comportait également certaines dispositions concernant
la représentation au Parlement de l'lle-du-Prince-Edouard,
auxquelles il n'est pas nécessaire de se référer pour les fins
présentes.
Prince -Edouard pour les frais de son gouvernement et de
sa législature, savoir: trente mille piastres et un octroi
annuel égal à quatre-vingts centins par tête de sa popu
lation, telle qu'indiquée par les tableaux du recensement
de 1871, soit: 94,021, les deux sommes payables semi -
annuellement et d'avance, le dit octroi de quatre-vingts
centins par tête devant être augmenté en proportion de
l'accroissement de la population de l'Ile tel qu'indiqué
par les recensements décennaux subséquents, jusqu'à ce
que la population ait atteint le chiffre de quatre cent
mille âmes, chiffre sur lequel l'octroi devra être réglé
ultérieurement, avec l'entente que le prochain recense-
ment aura lieu en l'année 1881.
[G] Que le gouvernement du Canada assumera la responsa-
bilité et supportera tous les frais des services suivants:*
Le traitement du lieutenant-gouverneur;
Les traitements des juges de la Cour Suprême et des
juges des cours de district ou de comté, quand ces cours
seront établies;
Les frais d'administration des douanes;
Le service postal;
La protection des pêcheries;
Les dépenses de la milice;
Les phares, équipages naufragés, quarantaine et hôpi-
taux de marine;
L'exploration géologique;
Le pénitencier;
Un service convenable de bateaux à vapeur, transpor-
tant les malles et passagers, qui sera établi et maintenu
entre l'lle et les côtes du Canada, l'été et l'hiver, assu-
rant ainsi une communication continue entre l'1le et le
chemin de fer Intercolonial, ainsi qu'avec le réseau des
chemins de fer du Canada;
L'entretien des communications télégraphiques entre
l'Ile et la terre ferme du Canada.
Et telles autres dépenses relatives aux services qui, en
vertu de «l'Acte de l'Amérique du Nord britannique,
1867», dépendent du gouvernement général, et qui sont
ou pourront être alloués aux autres provinces.
[H] Que les chemins de fer donnés à contrat et en voie de
construction pour le compte du gouvernement de l'Ile
deviendront les propriétés du Canada.
[I] Que le nouvel édifice où siègent les cours de justice, et
où se trouve le bureau d'enregistrement, etc., sera trans-
féré au Canada, sur paiement de soixante-neuf mille
piastres. Le prix d'achat comprendra le terrain sur
lequel se trouve l'édifice et, en outre, une étendue conve-
nable de terrain pour les cours, etc., etc.
[J] Que le dragueur à vapeur en construction deviendra la
propriété du gouvernement fédéral, moyennant une
somme n'excédant pas vingt-deux mille piastres.
[K] Que le bateau passeur à vapeur, aujourd'hui la pro-
priété de 1'11e, demeurera en sa possession.
[L] Que la population de l'Ile du Prince -Edouard ayant
augmenté de quinze mille âmes ou plus depuis l'année
1861, l'lle sera représentée dans la Chambre des Com-
* Voir le renvoi au bas de la page 535 des présents motifs.
mufles par six membres, ce chiffre devant être modifié,
de temps à autre, en vertu des dispositions de «l'Acte de
l'Amérique du Nord britannique, 1867».
[MI Que la constitution du pouvoir exécutif et de la législa-
ture de l'Ile du Prince -Edouard sera maintenue telle
qu'elle sera à l'époque de l'Union, sujette aux disposi
tions de «l'Acte de l'Amérique du Nord britannique,
1867», jusqu'à ce qu'une modification ait lieu en vertu
du dit acte, et la Chambre d'Assemblée de l'Ile du
Prince -Edouard, telle qu'existante à l'époque de l'Union,
sera maintenue durant la période pour laquelle elle a été
élue, à moins qu'il n'y ait dissolution de la dite chambre
auparavant.
[NI Que les dispositions de «l'Acte de l'Amérique du Nord
britannique, 1867», sauf les parties de ces dispositions
qui sont, en termes exprès, ou qui, par une interprétation
raisonnable, seront censées être spécialement applicables
et limitées à une seule et non à la totalité des provinces
formant maintenant la Confédération, et sauf les modifi
cations qui peuvent y être apportées par les présentes
résolutions, seront applicables à I'Ile du Prince -
Edouard, de la manière et dans la mesure qu'elles
s'appliquent aux autres provinces de la Confédération,
comme si la colonie de l'Ile du Prince -Edouard eût été
l'une des provinces originairement unies par le dit acte.
Comme remarque préliminaire, à mon avis, il
faut concevoir ce document en tenant compte du
fait qu'il constitue évidemment un document poli-
tique rédigé par des politiciens et non pas une loi
rédigée par des rédacteurs professionnels. Cela
appert particulièrement de l'organisation du
sujet—ou du manque d'organisation sur ce point.
Le document s'attaque immédiatement aux arran
gements financiers (alinéas A à F) et sa conclusion
principale qui ne peut porter à controverse porte
que les dispositions de l'Acte de l'Amérique du
Nord britannique, 1867 applicables à toutes les
autres provinces, seront applicables à l'Île-du-
Prince -Edouard, sauf les modifications qui peuvent
y être apportées par les termes et conditions eux-
mêmes (alinéa N). A mon avis ce manque d'atten-
tion manifeste à l'arrangement scientifique du
document est particulièrement évident à l'alinéa où
se trouvent les dispositions qu'il nous faut interpré-
ter dans le présent appel (alinéa G).
Considérant le fait que les termes de ce docu
ment résultent manifestement de négociations poli-
tiques, il faut, à mon avis, lire les premiers mots de
cet alinéa (alinéa G) avec souplesse selon l'objet
particulier qu'ils introduisent. Lorsque dans ses
termes (et sa substance) l'objet est une somme
déboursée (c.-à-d. un prélèvement sur les fonds du
gouvernement) il me semble que l'on doit ignorer
les mots «des services suivants». Dans de tels cas,
les termes «... dépenses relatives aux services qui,
en vertu de `l'Acte de l'Amérique du Nord britan-
nique, 1867' dépendent du gouvernement général
...» —par ex., l'article 60, l'article 100, l'article
91(2),(3),(5),(12) et (7) semblent couvrir tous
ces objets particuliers. Cependant certains objets
paraissent prévoir que le gouvernement fédéral
«assumera la responsabilité» et «supportera tous les
frais» de certains services (c.-à-d. des divisions de
la fonction publique) jusqu'alors administrés par la
colonie—par ex. l'«administration des douanes»,
«Le service postal», «La protection des pêcheries»,
«la milice», «L'exploration géologique», et «Le péni-
tencier». A mon avis l'objet en question—«Un ser
vice convenable de bateaux à vapeur» est de nature
différente de ces deux catégories d'objet. Il se
rapporte à un service «qui sera établi et maintenu
... l'été et l'hiver ...». Il a effectivement trait à un
service, mais il ne prévoit pas que la simple appro
priation des opérations jusqu'alors conduites par la
colonie doit être intégrée dans les services natio-
naux respectifs; il constitue plutôt une exigence
suivant laquelle un service alors inexistant doit être
«établi» et «maintenu» par la suite.
Je suis donc d'avis que l'objet en question diffère
en nature des autres objets de l'alinéa (l'objet
«communications télégraphiques» possiblement
excepté). Il ne s'agit pas d'une répétition pour plus
de certitude de ce que l'entrée de la province dans
la Confédération entraînera, aux mêmes conditions
applicables aux autres provinces, ni de la prise en
charge du personnel et des facilités antérieurement
administrés par la colonie. J'estime que (dès lors
qu'une mention l'incorpore dans l'arrêté en con-
seil) il faut l'interpréter comme une obligation
légale imposée au gouvernement fédéral d'établir
et de maintenir un nouveau service. De plus une
lecture réaliste du document comme étant directe-
ment issu de négociations politiques, indique à
mon avis qu'il faut l'interpréter comme une obliga
tion imposée en faveur de «l'Île-du-Prince-
Édouard» tout comme les conditions financières
(«C», «E» et «F») et les conditions de propriété
(«K») où on nomme expressément l'Île-du-Prince-
Édouard bénéficiaire de l'obligation.
A mon avis, il ne serait pas réaliste de classer
ensemble ces dispositions, issues évidemment de
négociations difficiles, comme étant soit
a) une limitation du pouvoir législatif—par ex.,
la disposition en question dans Le procureur
général de la Saskatchewan c. Le Chemin de fer
canadien du Pacifique 46 —qui agit par elle-
même, soit
b) une disposition imposant aux organismes de
services gouvernementaux l'obligation légale
d'assurer des services au public lorsque, jusqu'à
récemment du moins, la sanction pour manque-
ment n'a été qu'une action politique.
Je suis d'avis que, malgré sa position dans le
document, l'objet «service convenable de bateaux à
vapeur» est de la même nature que les dispositions
financières et les dispositions divisant la propriété
publique et qu'il a créé une obligation statutaire
entre le Canada et la province, à partir du moment
où on l'a incorporé dans l'arrêté en conseil en vertu
de l'article 146.
ANNEXE «B»
[TRADUCTION] Maitland—Essais choisis
(1936)—Presse de l'Université de Cambridge
La Couronne en tant que personne morale 47
Au moyen-âge, le roi était complètement roi, mais justement
pour cette raison, il était aussi homme dans toute l'acception du
terme et ne disait pas d'inepties sur lui-même. On ne lui
attribuait pas l'immortalité, l'ubiquité ou des pouvoirs qu'aucun
mortel ne peut exercer. Lorsqu'on disait qu'il était le vicaire du
Christ, on le pensait réellement et on ajoutait parfois qu'il
deviendrait le serviteur du diable s'il penchait vers la tyrannie.
Il n'y avait guère de raison de lui attribuer plus d'une capacité.
De temps à autre, il fallait distinguer entre les biens qui lui
appartenaient du chef de sa Couronne et ceux qui lui venaient
de quelque baronnie en déshérence ou évêché vacant. Mais,
dans l'ensemble, toutes ses terres lui appartenaient en propre et
nous devons nous garder de voir dans nos documents médiévaux
trace d'une quelconque administration au profit de la nation.
Le principe exposé de façon réitérée selon lequel le roi devait
.vivre de ses propres moyens■ supposait implicitement cette
façon de voir. Je ne veux pas dire qu'à aucun moment, elle ait
été générale. Par exemple, sous le règne de Édouard II, on
trouve des juristes qui s'emparent de la notion répandue par les
canonistes selon laquelle la Couronne du roi est toujours
mineure, et relient ainsi la Couronne et l'Église. Mais les
juristes anglais ne sont pas doués pour ce genre de travail; ils
aiment que leurs personnes soient réelles et ce que nous voyons
46 [1953] A.C. 594.
47 Publié en 1901 dans 17 L.Q.R. 131.
des biens paroissiaux montre que même l'Église (ecclesia parti-
cularis) n'était pas une personne pour eux. Quant au roi, j'ai vu
fort peu de choses à son sujet dans les Year Books*, qui ne
soient strictement et littéralement valables pour un homme, un
Édouard ou un Henri.
Par ailleurs, la pensée médiévale a conçu la nation comme
une communauté et l'a dépeinte comme un corps, dont le roi
était la tête. Ce corps en rassemblait de plus petits, dont il était
en quelque sorte composé. Ce que nous considérons comme
l'opposition entre l'État et la personne morale constituée par un
seul était à peine visible. La «commune du royaume» différait
plus en taille et en pouvoir qu'en essence, de la communauté
d'un comté ou d'une circonscription. Et de même que le comi-
tatus ou comté avait pris une forme visible dans la cour du
comitatus ou du comté, de même le royaume prit une forme
visible dans un parlement. En 1365, le juge en chef Thorpe
déclare: «Chacun est tenu de connaître spontanément les tra-
vaux du Parlement, car celui-ci représente le corps de tout le
royaume.» Pendant un certain temps, il semble très possible,
lorsque nous lisons les Year Books, que les juristes aient
commencé à discuter sur la nature des personnes morales et des
corps publics et aient nettement dissocié la circonscription, par
exemple, du groupement de bourgs, puis finalement saisi et
formulé la pensée très profonde que le royaume est »une
personne morale formée de l'agrégat de beaucoup d'autres». En
1522, le juge en chef Fineux, après avoir indiqué de quelle
manière certaines personnes morales sont créées par le roi,
d'autres par le pape et d'autres encore par le roi et le pape,
ajoute qu'il y a des personnes morales de droit commun car,
dit-il, «le Parlement du roi et des seigneurs et la Chambre des
communes constituent une personne morale». Ce qui manque
encore, c'est le royaume personne morale qui, en plus d'être
celui qui manie l'épée et exerce les pouvoirs publics, peut aussi
être le «détenteur» de droits privés, le propriétaire de biens et
d'effets. Ce pas, nous ne l'avons encore jamais formellement
franchi.
Le portrait qu'Henri VIII a brossé du corps politique, dont il
était le souverain, est toujours vivace:
Lorsque diverses histoires et chroniques anciennes et
authentiques déclarent clairement que ce royaume d'Angle-
terre est un empire, et que le monde l'a reconnu comme tel,
gouverné par une tête suprême, le Roi, qui a la dignité et la
condition royales de la Couronne impériale, envers qui un
corps politique, ramassis de toutes les classes de la popula
tion, est lié au nom de la spiritualité et de la temporalité et à
qui il doit, immédiatement après Dieu, une obéissance
humble et naturelle....
Il s'agit là d'une toile de fond imposante où sont tissées des
idées anciennes et nouvelles. «Le corps spirituel» est désormais
conçu comme «une partie dudit corps politique», qui culmine
dans la personne du roi Henri. Le dualisme médiéval de l'Église
et de l'État est à la longue dépassé par le seigneur majestueux,
qui a rompu ses liens avec Rome. Le frontispice du Leviathan
est toujours devant nos yeux. Mais pour Hobbes, comme aussi
pour le roi Henri, la personnalité du corps social se concentre
sur la personnalité de la tête monarchique qui l'absorbe. Ce
n'est pas sous son règne que les biens du roi peuvent être
dissociés de ceux de la nation, la richesse du roi, de la richesse
commune ou même le pouvoir du roi, du pouvoir de l'état.
* Anciens recueils annuels d'Angleterre.
L'idée d'une personne morale constituée par un seul, qui a pris
naissance dans le milieu ecclésiastique, peut être fort utile ici.
Tous les Anglais n'étaient-ils pas incorporés dans le roi Henri?
Tous ses actes n'étaient-ils pas ceux du corps politique, qui était
à la fois le Royaume et l'Église?
Un certain nombre de litiges sont inévitablement nés des
divers modes d'acquisition des biens par le roi. Édouard VI, qui
n'avait pas encore vingt et un ans, prétendit céder une terre qui
faisait partie du duché de Lancaster. Cet acte entrait-il dans la
doctrine affirmant que le roi peut faire une cession quand il est
mineur? La terre en question avait été cédée à Henri VII et
«aux héritiers mâles qu'il engendrerait légalement». Cela lui
donnait-il un bien substitué ou un bien qui lui était réservé à
titre d'héritier? La tête d'une personne morale peut-elle engen-
drer des héritiers? La Cour a été saisie de quelques cas de ce
genre peu après le milieu du XVI» siècle. Dans les rapports de
Plowden sur ces causes, nous trouvons une curieuse et abon-
dante argumentation sur les deux «corps» du roi, et je ne sais
pas où trouver dans nos livres de droit un aussi remarquable
étalage d'inepties métaphysiques ou, pourrions-nous dire, méta-
physiologiques. Ce genre de propos était-il réellement nouveau
vers l'année 1550 ou n'a-t-il pas été rapporté avant l'apparition
de Plowden? Ce n'est pas facile à dire; mais le Year Books ne
nous y ont pas préparés. Deux phrases suffisent à illustrer ce
que je veux dire:
En sorte qu'il [le roi] a un corps naturel orné et investi de
la condition et de la dignité royales et son corps naturel n'est
pas distinct de la charge et de la dignité royales mais c'est un
corps naturel et un corps politique indivisibles l'un de l'autre
et ces deux corps sont incorporés en une seule personne et
constituent un seul corps et non plusieurs, c'est-à-dire le
corps social dans le corps naturel et vice versa, le corps
naturel dans le corps social. En sorte que le corps naturel est
amplifié par l'adjonction du corps politique (lequel corps
politique contient la charge, le gouvernement et la majesté
royale).
«Quelle foi»!, sommes-nous enclins à ajouter, «si chaque
homme ne la garde pas intacte et immaculée, il périra éternelle-
ment.» Toutefois, une lueur semble parfois percer l'obscurité.
L'idée que dans l'une de ses deux capacités, le roi n'est que la
tête de la personne morale n'a pas encore été complètement
supprimée.
Le roi a deux capacités, car il a deux corps: un corps
naturel...et un corps politique, dont les membres sont consti-
tués par ses sujets, et lui et ses sujets forment ensemble la
personne morale, comme a dit Southcote, et il est incorporé à
eux et ils sont incorporés à lui, et il est la tête et ils sont les
membres, et il a sur eux un gouvernement exclusif.
Là encore, dans cet étrange débat occasionné par la mort
trop brutale de sir James Hales, le juge Brown dit que le suicide
est une offense non seulement contre Dieu et la Nature, mais
aussi contre le Roi, car «étant la tête, il a perdu l'un de ses
membres mystiques». Mais, pour des raisons qui sont pour la
plupart extérieures à l'histoire du droit, cette idée est tombée au
second plan. Le roi reste avec deux corps: un corps naturel et
un corps non naturel. Sur ce dernier, nous savons peu de chose,
si ce n'est qu'il est «politique», quel que soit le sens que l'on
donne à ce terme.
Pendant ce temps, le concept de la personne morale consti-
tuée par un seul a été élaboré pour expliquer, si possible, les
relations entre le bénéfice ecclésiastique et la terre. C'est alors
qu'apparaît Coke et sa façon magistrale de classer les personnes
pour les temps à venir. Elles sont naturelles ou artificielles. Les
rois et les titulaires d'un bénéfice ecclésiastique sont des person-
nes artificielles, des personnes morales créées non par Dieu,
mais par la politique des hommes.
J'estime stérile la tentative consistant à aligner le bénéfice
ecclésiastique sur les personnes morales (stérile car le franc-fief
de la terre continue à tomber en souffrance chaque fois qu'un
ecclésiastique meurt); j'estime encore plus stérile et infiniment
plus néfaste de jouer le même jeu avec le roi. Tout d'abord, la
théorie n'a jamais été logiquement formulée même par ses
auteurs. On nous enseigne que le roi est deux «personnes»
seulement pour nous enseigner ensuite que bien qu'il ait «deux
corps. et «deux capacités», il «n'a qu'une personne». Toute
dissociation réelle et logique des deux personnalités conduirait
naturellement à «l'opinion réprouvable et réprouvée» généra-
trice de «conséquences exécrables» selon laquelle l'allégeance
est due à la personne morale constituée par un seul et non pas à
l'homme mortel. Nous sommes ensuite plongés dans des élucu-
brations sur les rois qui ne meurent jamais, qui ne sont jamais
mineurs, qui sont doués d'ubiquité, qui ne commettent jamais
d'erreur et (dit Blackstone) pensent toujours juste; et ces
élucubrations sont loin d'être inoffensives. Les lecteurs de
Crimée, de Kinglake, n'ont pas oublié le conte amusant et
instructif «des deux rois» qui se partageaient le commandement
de l'armée britannique: «le roi personnel» et «son rival constitu-
tionnel». Mais la théorie des deux rois ou des deux personnes
refuse obstinément de cadrer avec le droit.
Nous aurions pu penser au moins qu'elle conduirait à la
séparation des biens que le roi détenait à titre de roi et de ceux
qu'il détenait à titre d'homme, ainsi qu'à une dissociation légale
entre l'argent du Trésor et son argent de poche. Il n'en a rien
été. Tout devait se faire par statut et s'est fait très lentement et
très maladroitement. Lorsque les biens du roi ont été déclarés
inaliénables, Georges I11 a dü se rendre devant le Parlement
pour lui demander la permission de posséder des biens à titre
d'homme et non plus à titre de roi, car on lui refusait des droits
qui étaient accordés à «n'importe lequel des sujets de Sa
Majesté». Il a fallu plusieurs lois, même sous le règne de la
reine Victoria, pour assurer au roi des «propriétés privées».
«Attendu qu'il est douteux», dit une loi de 1862 «et attendu qu'il
peut être douteux», dit une loi de 1873. Bien des choses peuvent
être douteuses si on essaie de faire d'un seul homme deux
personnes ou de créer une personne avec deux corps.
La façon purement naturelle de concevoir le roi, qui prévalait
au moyen âge, est illustrée par les terribles conséquences de ce
que nous appelons maintenant la transmission de la Couronne
et qui apparaissait à nos ancêtres comme la mort d'un homme
qui avait délégué nombre de ses pouvoirs à des juges et à
d'autres. A la mort du déléguant, la délégation cessait. Quant
aux litiges, loin de cesser, ils rebondissaient. On aurait pu
penser que l'introduction des phrases qui ont donné au roi un
corps immortel aussi bien que mortel, aurait transformé cette
partie du droit. Eh bien, non! Les conséquences du vieux
principe devaient être supprimées l'une après l'autre. Au com
mencement du règne de la reine Victoria, on s'est aperçu que
d'obligation de renouveler toutes les commissions militaires
formées sous la signature du roi avait entraîné beaucoup d'in-
convénients». Lorsque, à l'occasion de la transmission de la
Couronne, tous les rouages de l'État s'arrêtent ou font même
machine arrière, il semble oiseux de prétendre que le roi ne
meurt jamais.
Mais le pire de tout, c'est que nous sommes contraints
d'introduire dans notre pensée juridique une personnalité que
notre droit ne reconnaît ni formellement ni explicitement. Nous
ne pouvons rien faire sans l'État, la Nation, le Commonwealth
ou le Public ou quelque autre entité analogue, et pourtant c'est
ce que nous prétendons faire. A l'époque où la reine Elizabeth
était notre prince (plus souvent prince que princesse), son
secrétaire pouvait écrire en latin De republica Anglorum et en
anglais Of the Commonwealth of England, prince et république
n'étant pas encore incompatibles. Un peu plus tard, Guy
Fawkes et d'autres, si on en croit le recueil des actes législatifs,
ont essayé de détruire Sa Majesté et »de renverser l'État et le
Commonwealth». En 1623, la Chambre de l'Échiquier pouvait
parler des inconvénients que des «limitations lointaines» avaient
introduits «dans la République». Mais le grand combat qui a
suivi a eu pour effet de nous priver de deux mots utiles:
«République» et «Commonwealth» qui, impliquant l'absence de
royauté, constituaient en soi une trahison. Quant à «l'État» il est
apparu plus tard (il était peu connu jusqu'en 1600) et bien qu'il
ait gouverné la pensée politique et, dans de rares occasions, se
soit introduit dans le préambule d'une loi, il a été long à trouver
droit de cité dans les livres juridiques. Dans les commentaires
de Blackstone, il est étonnamment peu question de l'État. Il est
vrai que «le peuple» existe et que «les libertés du peuple» doivent
être brandies contre «les prérogatives du Roi»; mais justement
parce que le Roi ne fait pas partie du peuple, le peuple ne peut
être ni l'État ni le Commonwealth.
Mais «le Public» pourrait être utile. Et ceux qui surveillent les
faits et gestes de ce public dans le recueil des actes législatifs du
XVIII» siècle peuvent être enclins à penser qu'il en a laissé
tomber la première syllabe. Après la rébellion de 1715, un acte
du Parlement a déclaré que les biens de certains traîtres
seraient remis au roi «à l'usage du public». Faut-il voir là la
première apparition du «public» comme bénéficiaire d'une fidu-
cie pour une partie des biens, dont le roi est propriétaire? Je
n'en sais rien, mais cet exemple date de loin. Nous tombons
alors sur une histoire amusante, qui illustre fort bien les
curieuses qualités de notre personne morale royale. Lord Der-
wentwater faisait partie des traîtres condamnés à la confisca
tion de leurs biens et les tenanciers à bail de sa baronnie de
Langley avaient coutume de payer une amende lorsque leur
seigneur mourrait. Je crois que cette coutume était plus répan-
due hors d'Angleterre. Mais, dit une loi de 1738, lesdits lieux
«étant remis à Sa Majesté, ses héritiers et ses successeurs dans
sa capacité politique, qui aux yeux du droit ne meurt jamais, on
peut se demander si les tenanciers desdits biens doivent ou non
... payer ces amendes ... à la mort de Sa Majesté (que Dieu la
garde longtemps en vie pour le bien de son peuple) ou à la mort
de tout future Roi ou Reine». Donc, les tenanciers doivent payer
«comme ils l'auraient fait au cas où ce Roi ou cette Reine en
mourant serait considéré seulement comme une personne privée
et non pas dans sa capacité politique». Donc, cette personne
artificielle qu'est le roi dans sa capacité politique, fiduciaire du
public, doit être réputée mourir de temps à autre au profit du
bénéficiaire de la fiducie.
Mais nous parlions du «public» et, à mon avis, la première
fois qu'on le voit prendre de l'importance, c'est par rapport à la
dette nationale. Bien qu'un roi légèrement dénaturé aurait pu
faire beaucoup pour nous, il ne pouvait pas faire tout ce qui
était requis. Les procédés de l'un de ses prédécesseurs, qui avait
fermé l'Échiquier et ruiné les orfèvres, ont fait de notre roi un
mauvais emprunteur, si bien que le public a dû prendre sa
place. L'argent pouvait être «avancé à Sa Majesté», mais il était
dû par le public. Cette idée n'a pas pu être exclue du recueil des
actes législatifs. «Attendu», dit un acte de 1786, que «le public
reste endetté» envers la Compagnie des Indes orientales d'une
somme de quatre millions ou plus.
Quel est le public qui supporte la dette nationale? Nous
essayons d'éluder la question. Nous essayons de penser à cette
dette non pas comme à une dette due par une personne, mais
comme à une somme qui affecte un bien hypothéqué ou engagé,
le Fonds consolidé. Cela est naturel, car une dette nationale
prend naissance le jour où le roi emprunte de l'argent et impose
une taxe particulière pour le rembourser. Il peut aussi charger
son créancier de percevoir cette taxe, ce qui lui permettra de le
rembourser. Puis, il y a eu le long stade transitoire où on a
perçu des annuités sur le Fonds collectif, le Fonds général, le
Fonds de la Mer du sud, etc. Et maintenant, nous avons le
Fonds consolidé; mais même «l'objectivation» la plus audacieuse
(ou, comme dit le Dr James Ward, la «reification») peut
difficilement faire de ce fonds, «une chose» aux yeux du droit.
D'une part, nous ne concevons pas que les détenteurs de rentes
consolidées aient le plus léger droit de se plaindre si les impôts
sont supprimés et remplacés par de nouveaux impôts; et d'autre
part, si les impôts en vigueur ne suffisent pas à payer l'intérêt
de la dette, il faut en imposer un plus grand nombre. Nous
parlons alors de la «garantie d'un acte du Parlement», comme si
la Loi était une chose lucrative qui peut être donnée en
garantie, ou nous introduisons le gouvernement comme débi-
teur. Mais quel est ce gouvernement, sommes-nous en droit de
demander? Sûrement pas le groupe de ministres ni le gouverne-
ment qu'on peut opposer au Parlement. Je suis heureux à la
pensée qu'aucune de mes paroles ne risque d'affecter le prix des
rentes de la banque, mais il me semble que la dette nationale
n'est pas une «dette garantie», si ce n'est au sens vague où nous
parlons de garantie personnelle, et que le créancier n'a rien à
espérer si ce n'est l'honnêteté et la solvabilité de cette commu-
nauté honnête et solvable, dont le roi est la tête et le «gouverne-
ment» et le Parlement, les organes.
Nous avons recouru à plusieurs subterfuges: par exemple,
faire du roi un fiduciaire (vel quasi) pour des groupes non
incorporés, ou remplacer lentement le Roi ou la Reine par «la
Couronne». Maintenant, l'usage que l'on a fait aux diverses
époques de la Couronne (bien meuble qui gît maintenant dans
la Tour et (a-t-on dit) a la nature d'un bijou de famille) peut
servir de matière à une longue dissertation. Toutefois, je crois
que la personnification habituelle et non ambiguë de la Cou-
ronne (en particulier, l'attribution des actes à la Couronne) est
beaucoup plus moderne que la plupart des gens ne le croient.
Selon moi, dans la moitié des cas où sir William Anson écrit
«Couronne», Blackstone aurait écrit «Roi». Toutefois, à stricte-
ment parler, «la Couronne» ne figure pas, à mon avis, parmi les
personnes reconnues dans notre droit, à moins qu'elle soit
simplement un autre nom pour le Roi. La Couronne, sous ce
nom, n'engage jamais de poursuites et n'émet ni brefs ni lettres
patentes. Sur les dossiers officiels, c'est le Roi (ou la Reine) qui
fait tout cela. Je n'arrêterais pas, si je le pouvais, le processus
qui fait de «la Couronne» l'un des noms d'une certaine commu-
nauté organisée; mais, dans l'intervalle, ce terme a été utilisé
dans trois ou quatre sens différents, bien qu'étroitement liés.
«Nous savons tous que la Couronne est une abstraction», a dit
lord Penzance. Même cela, je ne suis pas tout à fait sûr de le
savoir.
L'insinuation selon laquelle «la Couronne» est très souvent
une personne morale supprimée ou partiellement reconnue nous
est imposée si tôt que nous commençons à prêter l'oreille
attentivement au langage utilisé par les juges, lorsqu'ils raison-
nent librement sur les questions modernes et ne subissent pas la
pression des vieilles théories. Écoutons, par exemple, le juge
Blackburn qui, dans une opinion restée célèbre, explique pour-
quoi le directeur général des postes et le capitaine d'un navire
de guerre ne sont pas dans une action civile tenus de répondre
de la négligence de leurs subordonnés. «Ces causes ont été
jugées au motif que le gouvernement est l'employeur et le
défendeur simplement l'employé.... Il n'y est pris qu'une seule
décision, à savoir que la responsabilité d'un employé envers le
public n'est pas plus grande que celle d'un employé envers un
autre employeur, bien que le recours contre le public ne puisse
pas avoir lieu au moyen d'une action». Donc, ici, le gouverne-
ment et le public sont identifiés, l'un étant un organe ou un
agent de l'autre. Mais le directeur des postes et le capitaine du
navire de guerre sont assurément des préposés de la Couronne,
et pourtant ils ne servent pas deux maîtres. Une loi de 1887
nous dit que «les expressions `service civil permanent de l'état',
`service civil permanent de Sa Majesté' et `service civil perma
nent de la Couronne' ont le même sens». Maintenant, vu que de
toute évidence le roi Édouard n'est pas l'État (bien que Louis
XIV ai pu l'être), nous avons l'autorisation législative de pré-
tendre que l'État est «Sa Majesté». Pour sortir de ce gâchis, car
gâchis il y a, il nous faut percevoir le fait, car fait il y a, que
notre lord souverain n'est pas une «personne morale constituée
par un seul», mais la tête d'une personne morale complexe et
hautement organisée, qui groupe beaucoup et même énormé-
ment de personnes. Je ne vois pas grand mal à l'appeler une
Couronne, mais un meilleur terme a récemment fait sa réappa-
rition dans le recueil des actes législatifs: «Commonwealth».
Même si le roi s'était comporté à l'égard de la dette nationale
en bon débiteur, le processus que l'on a appelé l'expansion de
l'Angleterre aurait engendré quelques nouvelles questions, car
les colonies y sont entrées avec leurs dettes publiques. Il
convient ici de se rappeler que trois colonies d'une importance
exceptionnelle en raison de leur ancienneté et de leur dyna-
misme (le Massachusetts, le Rhode Island et le Connecticut)
étaient des personnes morales dûment créées par charte avec
assez de mots efficaces et inopérants. Nous pouvons aussi noter
que le roi n'était pas plus membre du Rhode Island qu'il n'était
membre du corps municipal de la ville de Norwich ou de la
Compagnie des Indes orientales et que le gouverneur du Con-
necticut était aussi peu député du roi que le gouverneur de la
Banque d'Angleterre. Mais même lorsqu'il y avait un gouverne-
ment royal et pas de personne morale officiellement créée, il y
avait un «sujet» capable d'emprunter de l'argent et de contrac-
ter des dettes. Dès 1709 au moins, et je ne sais pas exactement
combien de temps avant, des lettres de crédit ont été émises,
libellées comme suit:
Cette lettre de crédit représentant une créance en shillings
due à son possesseur par la colonie de New York, aura une
valeur égale à celle de l'argent et sera par suite acceptée par
le trésorier de cette colonie actuellement pour tous les paie-
ments publics et, à tous moments, pour n'importe quel fonds
du trésor. Fait à New York, le 1»' novembre 1709, par ordre
du lieutenant-gouverneur, du Conseil et de l'Assemblée géné-
rale de ladite colonie.
En 1714, le gouverneur, le Conseil et l'Assemblée générale de
New York ont adopté une longue loi «pour le paiement de
plusieurs dettes et sommes d'argent réclamées comme dettes de
cette colonie». Un préambule déclarait que certaines dettes de
la colonie n'ont pas été réglées parce que les gouverneurs ont
mal appliqué et dépensé de façon extravagante «les revenus
fournis par les loyaux sujets susmentionnés à Sa Majesté et à
ses royaux prédécesseurs, Rois et Reines d'Angleterre, et suffi-
sants pour assurer à leur gouvernement le soutien dont ils ont
besoin.» «Cette colonie», ajoutait le préambule, «en stricte jus
tice n'est nullement obligée de payer un certain nombre desdi-
tes réclamations». Toutefois, en vue de «restaurer le crédit
public», il faut les payer. Nous avons ici une colonie qui peut
être tenue, même en stricte justice, de payer des sommes
d'argent. Ce que les grandes colonies ont fait, les petites l'ont
aussi fait. En 1697, une loi a été passée à Montserrat «pour
lever une taxe en vue de défrayer les dettes publiques de cette
île de Sa Majesté».
Les assemblées coloniales ont imité le Parlement de l'Angle-
terre. Elles ont voté des crédits à Sa Majesté, mais elles en ont
aussi fixé l'affectation. Dans les actes coloniaux de date
ancienne et émanant de lieux qui font encore partie de l'Empire
britannique, nous pouvons constater tous les soins pris pour que
tout ce qui est donné au roi porte la marque d'une fiducie. Par
exemple, en 1698, dans les Bermudes, il est imposé une péna-
lité, dont la moitié est donnée à l'informateur «et le reste à Sa
Majesté, ses Héritiers et Successeurs, pour appuyer le gouver-
nement de ces îles et faire face aux charges éventuelles y
afférentes». Si «la vieille maison et la cuisine qui appartiennent
à leurs Majestés [Guillaume et Marie] et étaient autrefois
habitées par les gouverneurs de ces îles», doivent être vendues,
alors le prix en sera versé «dans le Trésor public aux fins
d'utilisation publique dans ces îles et les prélèvements sur cette
somme auront lieu par ordonnance du gouverneur, du conseil et
du comité de l'Assemblée». A mon avis, on constatera dans
certaines colonies où il n'y a aucune tradition ancestrale de
républicanisme, que les Assemblées n'étaient pas très en retard
sur la Chambre des communes en ce qui concerne le contrôle
des dépenses afférentes à tous les crédits votés au roi. En 1753,
l'Assemblée de la Jamaïque a décrété «que les représentants du
peuple ont le droit naturel et indiscutable de lever et d'appli-
quer des crédits au service et aux exigences du gouvernement et
de nommer une ou plusieurs personnes pour les recevoir et les
distribuer comme elles le jugent bon, droit que cette Chambre a
exercé et exercera toujours de la manière qu'elle jugera la plus
apte à servir Sa Majesté et les intérêts de son peuple.» Dans la
plupart des colonies, le trésorier était nommé non pas par le
gouverneur, mais par une loi votée par l'Assemblée; parfois, il
était nommé par simple résolution de la Chambre des représen-
tants. En matière de finances, le «gouvernement responsable»
(comme nous l'appelons maintenant) et «une tendance de la
législature à usurper les fonctions de l'exécutif» (comme disent
certains Américains modernes) ne sont pas nouveaux dans une
colonie anglaise.
Aujourd'hui, nous nions qu'une colonie est une personne
morale. Les trois colonies indiscutablement incorporées ont
suivi leur propre voie et les juristes les ont oubliées. Le lord juge
James a dit une fois que le fait de parler du gouverneur et du
gouvernement de la Nouvelle-Zélande comme d'une personne
morale lui paraissait un abus de langage. C'est juste et je ne
voudrais pas voir un «gouverneur» ou un «gouvernement» incor-
porés. Mais pouvons-nous, en réalité et non pas seulement
verbalement, éviter de reconnaître que la colonie de la Nou-
velle-Zélande est une personne? Dans l'affaire portée devant la
Cour, un contrat afférent au transport d'immigrants avait été
passé ouvertement entre «Sa Majesté la Reine pour la colonie
de la Nouvelle-Zélande», d'une part, M. Featherston, «agent
général en Angleterre pour le gouvernement de la Nouvelle-
Zélande», et Sloman & Co., d'autre part. Maintenant, lors-
qu'on voit dans un document juridique le terme «pour ...» , on
s'attend en général qu'il soit suivi du nom d'une personne et je
ne peux pas m'empêcher de penser qu'il en a été ainsi en
l'occurrence. Je crois comprendre que certaines colonies ont
abandonné la politique consistant à contraindre ceux qui
avaient quelques droits contre elles de recourir à l'ancien, sinon
royal, moyen de pétition de droit. Il se peut que nous ne soyons
pas entièrement satisfaits de la formule australienne d'un
«défendeur nominal» nommé pour contester une action, où la
réclamation est présentée «contre le gouvernement colonial»,
car il n'y a pas besoin de «parties nominales aux actions lorsque
les parties réelles (par exemple, une colonie ou un état) compa-
raissent. Mais il est salutaire que «la Couronne» soit poursuivie
et tenue de répondre de ses torts. Si on ne rétrécit pas mainte-
nant le domaine qui envoie des causes au Comité judiciaire, un
grand nombre d'anciennes superstitions subiront leur procès.
L'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, contient
des termes courageux: «le Canada sera responsable des dettes et
obligations de chaque province existante lors de l'Union. Les
provinces de l'Ontario et de Québec seront conjointement res-
ponsables envers le Canada. ... L'actif énuméré dans la qua-
trième annexe ... sera la propriété de l'Ontario et du Québec
conjointement. La Nouvelle-Écosse sera responsable envers le
Canada. ... Le Nouveau-Brunswick sera responsable envers le
Canada.... Les diverses provinces conserveront respectivement
toutes leurs propriétés publiques. ... Le Nouveau-Brunswick
recevra du Canada ... droit, pour le Nouveau-Brunswick de
prélever, sur les bois de constructions, les droits.... Nulle terre
ou propriété appartenant au Canada ou à quelque province ne
sera sujette à taxation. ...» C'est le langage de la politique, du
recueil des actes législatifs et de la vie quotidienne. Mais alors
apparaît le juriste avec ses théories en tête, qui prétend placer
dans le domaine légal ce qu'il appelle la Couronne ou Sa
Majesté. «Lorsqu'on interprète ces textes législatifs, il faut
toujours avoir présent à l'esprit que chaque fois qu'on décrit des
biens publics comme `la propriété de' ou `appartenant au'
Dominion ou à une province, ces expressions signifient simple-
ment que le droit à leur usage bénéficiaire ou à leurs produits a
été affecté au Dominion ou à la province, selon le cas, et est
soumis au contrôle de la «législature, le bien lui-même étant
dévolu à la Couronne.» 11 nous faut distinguer entre les biens
dévolus à la Couronne «pour» ou «du chef du» Canada et ceux
dévolus à la Couronne «pour» ou «du chef du» Québec ou de
l'Ontario ou de la Colombie-Britannique, ou entre les biens
«dévolus à la Couronne représentée par le Dominion» et les
biens «dévolus à la Couronne représentée par une province».
Apparemment, le «Canada» et la «Nouvelle-Écosse» sont suffi-
samment des personnes morales pour bénéficier des fiducies de
la Couronne, mais pas assez pour détenir une propriété légale.
C'est un drôle de brouillamini, qui devient encore plus drôle si
nous continuons à maintenir que la Couronne est une fiction
juridique.
* * *
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE PRATTE (dissident en partie): Je rejet-
terais l'appel pour les motifs donnés par le juge en
chef et le juge Le Dain dont, cependant, je ne peux
partager l'opinion relativement au contre-appel
qui, à mon sens, devrait lui aussi être rejeté.
L'Ordre en conseil du 26 juin 1873 a imposé au
gouvernement du Dominion l'obligation d'établir
et d'assurer un service efficace de transport par
bateau entre l'Île-du-Prince -Edouard et la terre
ferme. Le Dominion ayant manqué à cette obliga
tion, est-il tenu d'indemniser la province de
l'Île-du-Prince -Edouard des dommages résultant
de ce manquement? Telle est, à mon avis, la
question capitale que soulève le contre-appel. Le
juge en chef et le juge Le Dain y donneraient une
réponse affirmative; j'y donnerais une réponse
négative.
Je conviens que, règle générale, celui qui subit
un préjudice en raison du défaut d'une autre per-
sonne de remplir un devoir que lui impose une loi a
le droit de réclamer réparation de cette autre
personne. Mais cette règle n'est pas absolue:
[TRADUCTION] Malgré la règle générale, il y a plusieurs cas
où le fait qu'un dommage ait été causé par le manquement à un
devoir imposé par une loi ne donne pas ouverture à une action
en dommages-intérêts. Pareille action n'existe que si le législa-
teur, en créant le devoir, a voulu qu'il soit sanctionné de cette
façon. 48
Bien que l'Ordre en conseil du 26 juin 1873 ait
été adopté à la suite d'une entente entre le Canada
et l'Île-du-Prince -Edouard, il ne décrivait pas le
devoir imposé au Dominion relativement au service
de transport par bateau comme une obligation
envers la nouvelle province ou son gouvernement.
On peut donc penser qu'il s'agit là d'un devoir à
l'égard du public en général. En ce cas, advenant
que le Dominion manque à son devoir, le droit
d'obtenir réparation ne devrait pas être limité au
gouvernement de la province; il devrait, logique-
ment, être aussi reconnu à toute personne ayant
subi un préjudice en conséquence de ce manque-
48 Salmond on the Law of Torts, 15' éd., 1969, p. 312.
ment. Or, cela me paraît inacceptable. Je ne peux
attribuer à un document constitutionnel comme
l'Ordre en conseil l'intention d'imposer au gouver-
nement du Dominion, en plus du devoir public
d'établir et de maintenir un service de transport
par bateau entre l'Île et la terre ferme, l'obligation
d'indemniser tous ceux à qui un manquement à ce
devoir aura causé dommage.
Si, d'un autre côté, on conçoit le devoir relatif
au service de transport comme une obligation
envers la nouvelle province, la question à résou-
dre—qui en demeure une d'interprétation est
celle de savoir si l'auteur de l'Ordre en conseil
voulait que, en cas de manquement, le gouverne-
ment du Dominion soit responsable des dommages
subis par la province en conséquence de ce man-
quement. Même si on considère le problème sous
ce jour, je crois qu'il faut continuer à lui donner
une réponse négative. Cela pour deux raisons.
Lorsque le devoir dont il s'agit a été imposé au
gouvernement du Dominion, il ne s'agissait pas,
même si on le considère comme un devoir envers la
province, d'un devoir susceptible d'exécution
forcée. Il n'existait pas alors de tribunal pouvant
connaître de la réclamation de la province (voir ce
qu'a dit le juge Duff dans Province of Ontario c.
Dominion of Canada (1910) 42 R.C.S. 1, p. 119).
Je ne peux imaginer qu'en créant une obligation
dont le créancier ne pouvait forcer l'exécution
qu'en ayant recours à des pressions politiques, on
ait pu vouloir imposer au débiteur, en cas de
manquement de sa part, l'obligation de réparer les
dommages en résultant. A mon avis, le problème
de la responsabilité du débiteur pour les dommages
résultant de son manquement ne peut se soulever
qu'à l'égard d'une obligation susceptible d'exécu-
tion forcée.
Le second motif pour lequel j'en arrive à cette
conclusion, c'est que ce n'est pas le gouvernement
de l'Île mais, plutôt, les usagers du service de
transport, qu'ils résident dans l'Île ou ailleurs, qui
sont susceptibles d'être directement affectés par le
défaut du gouvernement du Dominion d'exécuter
son obligation. A mon avis, je l'ai déjà dit, on n'a
pas voulu accorder à ces personnes-là le droit de
recouvrer des dommages-intérêts du Dominion. Je
ne peux concevoir que, en même temps, on ait pu
vouloir accorder ce même droit à un gouvernement
à qui, normalement, le défaut du gouvernement du
Dominion n'était pas susceptible de causer
préjudice.
J'en serais peut-être venu à une autre conclusion
si, d'une part, le devoir du Dominion avait été un
devoir envers les habitants de l'Île et si, d'autre
part, le gouvernement de l'Île avait le pouvoir de
poursuivre comme leur représentant. Cependant,
ni l'une ni l'autre de ces propositions ne me paraît
fondée.
Pour ces motifs, je rejetterais l'appel et le con-
tre-appel chaque partie payant ses frais.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE LE DAIN: Il s'agit ici de l'appel et de
l'appel incident d'un jugement de la Division de
première instance dans une action en dommages-
intérêts introduite en vertu de l'article 19 de la Loi
sur la Cour fédérale par Sa Majesté la Reine, du
chef de la province de l'Île-du-Prince-Édouard,
contre Sa Majesté la Reine, du chef du Canada,
pour une prétendue inexécution d'un devoir imposé
au gouvernement du Canada par l'arrêté en conseil
du 26 juin 1873 49 aux termes duquel la colonie de
l'Île-du-Prince -Edouard a été admise dans le
Dominion du Canada le 1" juillet 1873, conformé-
ment à l'article 146 de l'Acte de l'Amérique du
Nord britannique, 1867 5 o
49 S.R.C. 1970, Appendices, p. 291.
5° 146. Il sera loisible à la Reine, de l'avis du très honorable
Conseil privé de Sa Majesté, sur la présentation d'adresses de la
part des chambres du Parlement du Canada, et des chambres
des législatures respectives des colonies ou provinces de Terre-
Neuve, de l'Île du Prince-Édouard et de la Colombie-Britanni-
que, d'admettre ces colonies ou provinces, ou l'une quelconque
d'entre elles, dans l'Union, et, sur la présentation d'adresses de
la part des chambres du Parlement du Canada, d'admettre la
Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest, ou l'une ou
l'autre de ces possessions, dans l'Union, aux termes et condi
tions, en chaque cas, qui seront exprimés dans les adresses et
que la Reine jugera convenable d'approuver, conformément aux
présentes. Les dispositions de tous arrêtés en conseil rendus à
cet égard auront le même effet que si elles avaient été édictées
par le Parlement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et
d'Irlande.
Les conditions de l'Union qui font l'objet du
présent litige sont celles qui ont trait au service de
traversiers à établir et maintenir entre l'Île et les
côtes du Canada. Ces conditions se retrouvent
dans une disposition, contenue dans la cédule de
l'arrêté en conseil, touchant la responsabilité du
Canada à l'égard de certains services publics.
[TRADUCTION] Que le gouvernement du Canada assumera la
responsabilité et supportera tous les frais des services suivants:*
Le traitement du lieutenant-gouverneur;
Les traitements des juges de la Cour Suprême et des juges
des cours de district ou de comté, quand ces cours seront
établies;
Les frais d'administration des douanes;
Le service postal;
La protection des pêcheries;
Les dépenses de la milice;
Les phares, équipages naufragés, quarantaine et hôpitaux de
marine;
L'exploration géologique;
Le pénitencier;
Un service convenable de bateaux à vapeur, transportant les
malles et passagers, qui sera établi et maintenu entre l'Ife et les
côtes du Canada, l'été et l'hiver, assurant ainsi une communica
tion continue entre l'Ile et le chemin de fer Intercolonial, ainsi
qu'avec le réseau des chemins de fer du Canada;
L'entretien de communications télégraphiques entre l'Ile et
la terre ferme du Canada.
Et telles autres dépenses relatives aux services qui, en vertu
de «l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867n, dépen-
dent du gouvernement général, et qui sont ou pourront être
alloués aux autres provinces.
Les deux paragraphes suivants, extraits de la
déclaration modifiée de la province, font état d'une
part, du service de traversiers dont le Canada a
assumé la responsabilité en exécution des condi
tions de l'Union et, d'autre part, du manquement à
ce devoir qui constitue le fondement de l'action:
[TRADUCTION] 6. En exécution de la condition précitée et
exception faite de l'inobservation mentionnée ci-après, le gou-
vernement fédéral a établi et maintenu, pendant l'été et l'hiver,
un service de traversiers entre le port de Borden (Île-du-Prince-
Édouard) et le port de Cap Tourmentin (Nouveau-Brunswick).
Le gouvernement fédéral est propriétaire des traversiers qui
font la navette entre ces deux ports et exploitait ce service qui,
dans les derniers temps, a été assuré par un mandataire, soit la
Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada.
7. Le service de traversiers entre Borden et Cap Tourmentin
a été interrompu de 6h le 21 août 1973 6h le 22 août 1973 et
de 18h30 le 23 août 1973 3h le 2 septembre 1973 et ce,
contrairement aux obligations du gouvernement fédéral selon
lesquelles ce dernier doit assumer la responsabilité et supporter
*La version française de ce paragraphe donnée dans les
S.R.C. 1970, Appendices, p. 295, est la suivante: «Que le
gouvernement du Canada se chargera des dépenses occasion-
nées par les services suivants:».
tous les frais d'un service de communication convenable et
continu entre l'Île-du-Prince-Édouard et les côtes du Canada.
Cette interruption d'une durée de 10 jours et 8 1 / 2
heures était due à une grève nationale du réseau
des chemins de fer nationaux.
La province réclame des dommages-intérêts à la
suite des pertes et frais indiqués aux paragraphes 9
et 10 de la déclaration modifiée:
[TRADUCTION] 9. Les pertes et frais subis par la province à
la suite de l'interruption du service de traversiers sont établis
comme suit:
a) les salaires et les frais de surtemps des employés surnumé-
raires provinciaux au cours de l'état d'urgence créé par le
grand nombre de touristes bloqués sur l'Île à la suite de
l'interruption du service de traversiers;
b) les autres frais divers que la province a consacrés à la
publicité, aux appels téléphoniques et à l'envoi de télégram-
mes en vue de tenir le public au courant de la situation
touchant le service;
c) l'une des principales sources de revenus de la province est
le tourisme mais à la suite de l'interruption susmentionnée du
service de traversiers, cette industrie a subi une régression
soudaine en 1973, ce qui a eu comme résultat de faire perdre
à la province des revenus provenant de sources telles que:
(i) la taxe sur les ventes;
(ii) la taxe sur l'essence;
(iii) la taxe sur les spectacles;
(iv) les profits réalisés sur la vente de boissons alcooliques
dans la province.
En outre, la province soutient que sa réputation en matière
d'industrie touristique a été fortement atteinte, ce qui aura un
effet néfaste sur le nombre de touristes se rendant dans la
province et lui causera une perte de revenus provenant des
sources exposées dans le paragraphe 9c).
10. La province a subi des pertes et des frais et subira
d'autres pertes à cause de sa réputation quelque peu ternie à
titre de province touristique.
Au cours de l'audition sur le fond, les parties se
sont mises d'accord pour que la Cour statue en
premier lieu sur la question de la responsabilité en
se prononçant sur les points litigieux suivants:
I. Y a-t-il de la part du gouvernement du Dominion inexécu-
tion d'un devoir statutaire?
2. Ce manquement donne-t-il lieu à une action en dommages-
intérêts?
et pour que les deux questions suivantes soient
remises à plus tard, selon la décision sur la ques
tion de la responsabilité:
3. La loi vise-t-elle le genre de dommages en question?
4. Évaluation des dommages.
Pour faciliter le règlement de cette action, les
parties ont produit un exposé conjoint des faits
touchant l'établissement et le maintien du service
de traversiers et le règlement politique de certaines
réclamations présentées par la province en raison
d'une prétendue inexécution de l'obligation du
Canada d'assurer ledit service. L'exposé conjoint
des faits révèle, notamment, que le gouvernement
du Canada a, pendant plusieurs années, conclu les
ententes nécessaires afin d'assurer un service de
traversiers entre l'Île et le continent, et qu'à deux
reprises au moins, la province a fait des réclama-
tions par le biais de mémoires présentés au gouver-
nement du Canada, en raison de la prétendue
inexécution des conditions de l'Union touchant le
service de traversiers et que ces questions ont été
réglées par des accords conclus entre ces deux
gouvernements. Les paragraphes suivants de l'ex-
posé conjoint des faits traitent des deux services de
traversiers qui étaient assurés entre l'Île et le
continent au moment où la grève a été déclenchée:
[TRADUCTION] 12. Le Dominion a confié à Northumberland
Ferries Limited l'exploitation en son nom d'un service de
traversiers entre Wood Island (Île-du-Prince-Édouard) et Cari
bou (Nouvelle-Écosse) et a versé des subsides pour ces services.
13. Depuis 1923, le Dominion a confié à la Compagnie des
chemins de fer nationaux du Canada l'exploitation en son nom
d'un service de traversiers entre le port de Borden (Ïle-du-
Prince-Édouard) et le port de Cap Tourmentin (Nouveau-
Brunswick), les bateaux étant fournis par le Dominion. De
1945 jusqu'au 2 septembre 1973 le service fut assuré de façon
continue à l'exception de cinq interruptions. Les interruptions
de neuf jours en 1950, de cinq jours en 1966 et de neuf jours en
1973, étaient dues à des grèves déclenchées à l'issue de toutes
les procédures imposées par le Code canadien du travail. Il y
eut deux autres interruptions, huit heures à l'automne 1969 et
quatre heures en avril 1973, lorsque des officiers de pont
quittèrent leur poste pour des sessions d'étude. Durant la grève
qui eut lieu aux époques mentionnées dans le paragraphe 7 de
la déclaration modifiée (il s'agissait d'une grève générale des
employés de chemins de fer, qui interrompit totalement les
services de transport par chemins de fer) l'horaire régulier,
comme en fait foi la pièce «F» ci-annexée, n'était pas en
vigueur. L'horaire en vigueur avant et après l'interruption
mentionnée au paragraphe 7 de la déclaration modifiée assurait
un service convenable.
De plus, les parties se sont mises d'accord sur les
faits suivants:
[TRADUCTION] 1. Aux époques pertinentes, le transport des
passagers était assuré par un service aérien continu entre
Ille-du-Prince-Édouard et le continent, selon un horaire fixe;
2. A toutes les époques pertinentes, le service postal entre l'Île
et le continent a été maintenu;
3. Le service régulier de traversiers entre Wood Island (Île-du-
Prince-Édouard) et Caribou (Nouvelle-Écosse) a été maintenu
durant toutes les époques en cause.
La Division de première instance a statué qu'il y
avait eu manquement au devoir statutaire attribué
au gouvernement du Canada, mais que ce manque-
ment ne donnait pas lieu à une action en domma-
ges-intérêts. La Cour a prononcé son jugement
dans les termes suivants:
[TRADUCTION] Le manquement au devoir statutaire attribué
à Sa Majesté la Reine, du chef du Canada, ne donne pas lieu à
une action en dommages-intérêts à l'instance de Sa Majesté la
Reine, du chef de la province de l'Île-du-Prince-Édouard.
La demanderesse n'a donc pas droit à un jugement pour le
redressement qu'elle demande dans sa déclaration.
Chaque partie se chargera de ses propres frais.
Le gouvernement du Canada interjette appel de
la décision selon laquelle il y a eu un manquement
à un devoir statutaire et le gouvernement de
l'Île-du-Prince-Édouard forme un appel incident
de la décision voulant que ce manquement ne
donne pas lieu à une actièn en dommages-intérêts.
L'Île-du-Prince-Édouard invoque la compétence
de la Cour fédérale, conférée par l'article 19 de la
Loi sur la Cour fédérale, de juger un litige entre le
Canada et une province:
19. Lorsque l'assemblée législative d'une province a adopté
une loi reconnaissant que la Cour, qu'elle y soit désignée sous
son nouveau ou son ancien nom, a compétence dans les cas de
litige
a) entre le Canada et cette province, ou
b) entre cette province et une ou plusieurs autres provinces
ayant adopté une loi au même effet,
la Cour a compétence pour juger ces litiges et la Division de
première instance connaît de ces questions en première
instance.
La province a adopté, en 1941, la disposition
habilitante visant à conférer à la Cour cette com-
pétence, soit l'article 11 de la Judicature Act
Amendments, 1941, S.Î. -P.-É. 1941, c. 16. Cette
disposition se retrouve maintenant dans The Judi
cature Act, S.R.Î.-P.-É. 1951, c. 79, art. 40, modi-
fié par l'art. 5, S.Î. -P.-É. 1973, c. 13.
La constitution du Canada, dont fait partie l'ar-
rêté en conseil admettant l'Île-du-Prince-Édouard
dans l'Union, donne au Canada et aux provinces
des droits et des obligations en leur qualité de
personnes juridiques distinctes. Toutefois, la
nature de ces entités et celle de leurs obligations et
leurs droits respectifs doivent être précisées. L'arti-
cle 19 de la Loi sur la Cour fédérale et la disposi
tion habilitante voulue adoptée par la province
confèrent à la Cour compétence pour juger des
litiges entre le gouvernement du Canada et celui
d'une province, litiges qui peuvent porter, entre
autres, sur ces droits et ces obligations. A l'instar
du juge en chef, je suis d'avis, en toute déférence,
que ni la doctrine de l'indivisibilité ni celle de
l'immunité de la Couronne, que ce soit du point de
vue de la procédure ou du droit positif, ne doivent
empêcher de statuer sur la responsabilité intergou-
vernementale aux termes de cette disposition qui
prévoit clairement que le Canada et les provinces
doivent être traités comme des personnes juridi-
ques distinctes et égales lorsqu'il s'agit de juger un
litige qui a pris naissance entre elles. Le terme
«litige» a un sens assez général pour embrasser tout
genre de droit, d'obligation ou de responsabilité
qui peut exister entre les gouvernements ou leur
personnification juridique stricte. Le terme est cer-
tainement assez général pour comprendre un litige
portant sur la question de savoir si un gouverne-
ment est passible de dommages-intérêts envers un
autre. Il n'est pas clair que le pouvoir judiciaire
conféré par l'article 19 comprenne le pouvoir d'ac-
corder une réparation supplémentaire de même
qu'un jugement déclaratoire mais je présume,
compte tenu de la nature des parties au litige, que
c'était un jugement déclaratoire qui était envisagé.
Les procédures en l'espèce ont revêtu la forme
d'une action en dommages-intérêts intentée par Sa
Majesté la Reine, du chef de l'Île-du-Prince-
Édouard, contre Sa Majesté la Reine, du chef du
Canada, mais puisque les procédures ont été clai-
rement intentées aux fins d'invoquer la compé-
tence de la Cour en vertu de l'article 19, l'intitulé
de la cause et la nature du redressement sollicité
sont, à mon humble avis, des questions de forme
qui ne devraient pas annuler le fond de la réclama-
tion. Je ne vois aucune raison pour ne pas considé-
rer l'action comme étant de façon générale, une
demande de redressement visant à obtenir de la
Cour une décision ou un jugement déclaratoire
selon lequel la province a droit à des dommages-
intérêts en raison de la prétendue inexécution par
le Canada de son devoir.
En ce qui a trait à la question de la compétence,
je souscris à l'opinion du juge en chef selon
laquelle la Cour n'a pas à soulever cette question
de son propre chef. Au cours de l'appel et de
l'appel incident, aucun point litigieux n'a été sou-
levé relativement au fondement constitutionnel de
l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale et de la
disposition habilitante adoptée par la province ou
relativement à l'hypothèse selon laquelle, dans la
mesure où la validité et la portée de l'article 19, en
tant que disposition d'une loi fédérale, doivent
reposer sur l'article 101 de l'A.A.N.B., 1867 (une
question qui peut faire l'objet de débats), l'applica-
tion de la compétence dans la présente cause met
en jeu l'administration des lois du Canada au sens
de l'article 101. A l'instar du juge en chef je suis
d'avis, en toute déférence, que rien dans les déci-
sions de la Cour suprême du Canada dans Quebec
North Shore 51 et McNamara Construction" ne
nous empêche de poursuivre les procédures en
prenant pour acquis que la Division de première
instance a compétence en vertu d'une disposition
statutaire qui reconnaît le droit d'ester qui serait,
d'autre part, inopérant, dans une cause qui met en
jeu l'application d'une disposition de la constitu
tion du Canada aux fins de décider de la responsa-
bilité de ce dernier.
La nature précise de l'obligation relativement au
service de traversiers est quelque peu insaisissable.
Cela est dû en partie aux conditions de l'Union
elles-mêmes et en partie à la conduite subséquente
des parties, comme l'a démontrée l'exposé conjoint
des faits. A la lecture de celui-ci, l'obligation
consiste à assumer la responsabilité et supporter
tous les frais d'un service de traversiers d'un cer
tain genre. Il n'est pas précisé clairement lequel
des deux gouvernements doit prendre l'initiative et
la responsabilité de l'établissement et du maintien
d'un tel service. A mon avis, cependant, on peut
raisonnablement déduire, sinon y voir une consé-
quence nécessaire, que des deux gouvernements,
c'est celui qui a assumé la responsabilité financière
qui aura le droit, sinon l'obligation, de conclure les
accords nécessaires à l'établissement et au main-
tien de ce service. Comme l'histoire le démontre,
c'est la façon qu'a choisie le gouvernement du
51 Quebec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique Liée
[1977] 2 R.C.S. 1054.
52 McNamara Construction (Western) Ltd. c. La Reine
[1977] 2 R.C.S. 654.
Canada de remplir son obligation, non seulement
avec la permission de la province mais encore
devant l'insistance répétée de cette dernière. On
peut dire la même chose de la nature du service de
traversiers à être assuré. En termes stricts, l'obli-
gation fait référence au transport des «malles et
passagers» et non des véhicules. Le but évident de
l'obligation, cependant, est d'assurer une commu
nication satisfaisante entre l'Île et le continent et,
avec le temps, cette obligation ne pouvait être
remplie que par un service de traversiers qui trans-
porterait non seulement les passagers mais encore
leurs véhicules. Le dossier démontre que c'est là
l'attitude que le gouvernement du Canada a jugé
nécessaire ou approprié de prendre afin de remplir
son obligation.
J'admets, cependant, éprouver quelque difficulté
à trouver le fondement légal précis d'une obliga
tion de la nature et de la portée de celle que le
gouvernement du Canada a apparemment assu
mée. Il se peut très bien que le Canada ait assumé,
comme mesure politique ou constitutionnelle, une
responsabilité qui s'étend au-delà des limites stric-
tement juridiques de la responsabilité qui lui a été
imposée par les conditions de l'Union. Je ne suis
pas certain que la règle d'interprétation contempo-
ranea exposito s'applique, de façon appropriée,
aux faits en l'espèce. De plus, je ne suis pas
convaincu que le litige peut être réglé en affir-
mant, de façon générale, que les conditions de
l'admission de 1'Île-du-Prince-Édouard dans
l'Union, comme certaines autres dispositions de la
constitution, doivent être interprétées en tenant
compte de l'évolution des conditions sociales de
manière qu'elles puissent remplir le but visé. Je
souscris, toutefois, à l'opinion du juge en chef selon
laquelle le présent litige doit être considéré comme
réglé par la décision qu'il faut rendre dans cet
appel en fonction du moyen invoqué par le procu-
reur général du Canada pour attaquer le jugement
en appel.
Sous l'intitulé [TRADUCTION] «Erreurs dans le
jugement dont appel est interjeté» le procureur
général du Canada, dans son exposé des faits et du
droit, n'a énoncé qu'un seul moyen d'appel, à
savoir [TRADUCTION] «que le savant juge de pre-
mière instance a eu tort de statuer qu'un service de
traversiers, reconnu comme un service efficace, est
devenu inefficace pendant 10 jours et 8h 1 / 2 du fait
d'une grève générale des employés de l'exploitant,
qui a eu comme conséquence que les services four-
nis par l'autre exploitant d'un service de traversiers
se sont révélés insuffisants». Pour appuyer cette
thèse, il a fait valoir, au cours de sa plaidoirie,
deux propositions quant à la nature et à l'étendue
de l'obligation portant sur le service de traversiers.
La première proposition voulait que l'obligation
soit une obligation d'assumer la responsabilité et
de supporter tous les frais d'un service de traver-
siers d'un certain genre et non une obligation
d'exploiter un tel service. La seconde proposition
voulait que le service exigé par les conditions de
l'Union en soit un qui assurerait, aux passagers,
une communication continue avec le réseau de
chemins de fer du Canada plutôt qu'un service qui,
en plus de transporter des passagers, transporterait
également leurs véhicules et qu'étant donné que le
réseau de chemins de fer ne fonctionnait pas
durant la grève, il ne pouvait y avoir défaut d'exé-
cuter cette obligation. Mais il n'a pas fait de ces
propositions le fondement d'un moyen clair et
spécifique d'attaque contre le jugement porté en
appel. La conclusion de la Division de première
instance selon laquelle l'obligation du gouverne-
ment du Canada, interprétée par la façon que le
Canada a choisie d'exécuter, pendant plusieurs
années, son obligation, consiste à fournir un service
de traversiers qui transportera les véhicules aussi
bien que les passagers, n'a pas fait l'objet d'une
contestation clairement énoncée. En fait, le procu-
reur général du Canada n'a pas mis l'accent sur
ces propositions. L'argument essentiel invoqué en
appel, si je l'ai bien compris, est que le Canada a
une obligation de fournir un service de type géné-
ral mais non une obligation d'exploiter un tel
service sans interruption. Un service peut être
assuré de façon généralement convenable malgré
des interruptions ou des arrêts occasionnels. Mais
le mot «convenable» contenu dans les conditions de
l'Union ne signifie pas simplement un service orga-
nisé au point de pouvoir maintenir une communi
cation continue entre l'Île et le continent. Ce ser
vice doit, en fait, produire ce résultat. L'efficacité
du service se juge eu égard à son exploitation. La
question de savoir si une interruption ou un arrêt
précis du service est tel que le service ne peut,
durant cette période, être considéré comme conve-
nable au sens des conditions de l'Union est une
question de fait, d'appréciation. La Division de
première instance a jugé qu'à toutes les époques en
cause, le service de traversiers ne pouvait absolu-
ment pas répondre aux besoins du transport durant
la grève et, comme tel, avait cessé d'être un service
convenable pendant cette période. A l'instar du
juge en chef, je ne vois aucun motif pour mettre
obstacle à cette conclusion de fait.
Le procureur général du Canada a prétendu que
l'obligation portant sur le service de traversiers est
une obligation politique. Il s'est précisément
appuyé sur les conclusions de certains juges de la
Haute Cour d'Australie dans The State of South
Australia c. The Commonwealth of Australia
(1962) 108 C.L.R. 130, où il s'agissait d'une
action visant à faire déclarer qu'il y avait eu
inexécution d'un accord intergouvernemental
visant la normalisation de certaines voies ferrées
par conversion de leur écartement. La majorité de
la Cour a décidé qu'il n'y avait pas eu inexécution
de l'accord. D'autres membres de la Cour ont
déclaré que les parties n'avaient pas eu l'intention
de créer des obligations juridiques dont une cour
pouvait connaître. Je n'estime pas que les distinc
tions reflétées dans ces opinions s'appliquent à
l'obligation créée par l'arrêté en conseil aux termes
duquel l'Île-du-Prince-Édouard a été admise dans
l'Union. Bien que l'arrêté en conseil ait mis en
vigueur un accord d'une nature hautement politi-
que ou constitutionnelle, il a eu l'effet d'une loi.
Alors que cet arrêté a conféré des droits et des
obligations au Canada et à la province qui, en
common law, ne sont pas reconnus comme des
personnes juridiques, et que la nature précise de
ces droits et de ces obligations et le rôle des
gouvernements fédéral et provincial face à ces
droits et obligations, reposent sur des concepts
particuliers à la forme monarchique de notre cons
titution, il ne fait pas de doute qu'il devait s'agir de
droits et d'obligations juridiques. On peut dire la
même chose des dispositions des articles 102 et
suivants de l'Acte de l'Amérique du Nord britan-
nique, 1867, qui confèrent au Canada et aux pro
vinces des droits et des obligations. Un litige met-
tant en cause de tels droits et obligations peut être
jugé par la Cour en vertu de l'article 19 de la Loi
sur la Cour fédérale puisqu'il s'agit d'un litige
entre le Canada et une province, et la Cour peut le
trancher en se fondant sur des principes juridiques
reconnus. Voir Dominion du Canada c. La pro
vince de l'Ontario [1910] A.C. 637, la page 645.
Il ne s'agit pas d'un litige dont [TRADUCTION] «le
règlement nécessite l'application de considérations
d'ordre politique telles qu'elles se distinguent des
considérations d'ordre juridique». Voir The State
of South Australia c. The State of Victoria (1911)
12 C.L.R. 667, aux pp. 674 et 675. L'obligation
d'assurer un service de traversiers est suffisam-
ment précise et n'est pas une obligation mettant en
jeu l'exercice d'un jugement politique, mais plutôt
une obligation qui, comme sa nature et l'histoire le
démontrent, peut être remplie par des entreprises
non gouvernementales.
La question, alors, est de savoir si l'on doit
attribuer à l'arrêté en conseil une interprétation
selon laquelle la province a droit d'être indemnisée
à la suite de l'inexécution de cette obligation ou
devoir que la loi impose au gouvernement du
Canada. Bien entendu, l'arrêté en conseil, au
moment où il a été édicté, ne prévoyait pas un
recours en dommages-intérêts à la suite de l'inexé-
cution du devoir puisqu'il n'y avait aucun tribunal
compétent pour connaître d'une action intentée par
la province contre le Canada. Voir le juge Duff,
alors juge puîné, dans La province de l'Ontario c.
Dominion du Canada (1910) 42 R.C.S. 1, à la p.
119. Mais cette distinction entre le droit et le
recours s'avère exacte dans tous les cas de droits et
d'obligations attribués à ces personnes juridiques
par une disposition constitutionnelle. Je suis d'ac-
cord avec le juge en chef que ce qu'il faut chercher
est l'intention de créer un droit strict à une indem-
nité, quelle que soit la manière dont il sera appli-
qué, plutôt qu'un droit d'ester comme tel. J'estime
que nous avons le droit d'adopter ce point de vue
puisque l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale
donne clairement à des droits et à des obligations
qui, d'autre part, seraient non exécutoires faute de
tribunal compétent, une force exécutoire. Ce droit
ou cette responsabilité peuvent sembler imparfaits
jusqu'à ce qu'un tribunal compétent dont le rôle
est de leur donner une force exécutoire, les rende
parfaits. Voir le juge Dixon, alors juge puîné, dans
Werrin c. Commonwealth (1938) 59 C.L.R. 150,
aux pp. 167 et 168.
Les arrêts, tels que Cutler c. Wandsworth Sta
dium Ld. [1949] A.C. 398, qui ont étudié la
question de savoir si une personne physique tou-
chée par l'inexécution d'un devoir statutaire a
droit d'intenter une action en dommages-intérêts,
ne s'appliquent pas véritablement au litige en l'es-
pèce, où il s'agit manifestement d'un devoir public.
La question qui se pose en l'espèce est de savoir s'il
s'agit d'un devoir public imposé en faveur de la
province. Je souscris à l'opinion du savant juge de
première instance selon laquelle l'arrêté en conseil
ne visait pas à donner aux personnes physiques un
droit d'action en dommages-intérêts à la suite de
l'inexécution de ce devoir. Mais j'estime qu'il ne
résulte pas nécessairement de cette conclusion que
le législateur n'avait pas l'intention de donner à la
province, en sa qualité d'entité juridique distincte
des personnes physiques, le droit d'être indemnisée
à la suite de l'inexécution d'un devoir. L'arrêté en
conseil résulte de l'accord entre le Canada et
l'Île-du-Prince-Édouard et rend ce dernier exécu-
toire. Il fait clairement preuve d'une intention de
créer des droits et des obligations juridiques entre
les deux gouvernements. Il prévoit plusieurs dispo
sitions concernant la responsabilité financière.
L'obligation d'assurer un service de traversiers
entre également dans le cadre de la responsabilité
financière. Il est clair que l'établissement et le
maintien d'un service de traversiers constituaient
une condition essentielle à l'Union, une nécessité
d'ordre pratique. C'était une question de responsa-
bilité gouvernementale et l'obligation visait à
déterminer lequel des deux gouvernements aurait
d'une part la responsabilité financière du service
et, d'autre part, l'obligation de fournir ledit ser
vice. C'était certes l'intention du législateur de
donner à la province le droit d'être indemnisée de
tous frais ou pertes subis directement par elle en
cas de défaut par le Canada de remplir son obliga
tion. Le genre de dommages que vise l'arrêté en
conseil constitue, bien entendu, une autre question.
C'est une question qui a été remise à plus tard
devant la Division de première instance. Bien qu'il
ne convienne pas que j'exprime une opinion sur
cette question, je dois cependant faire connaître
clairement mon avis selon lequel l'obligation ou le
devoir accroît au gouvernement de la province et
que le droit implicite à l'indemnisation couvre les
frais ou les pertes subis par le gouvernement à la
suite de l'inexécution du devoir. Il m'est impossible
de conclure que le but visé par l'arrêté en conseil
était de donner un droit de réclamation au titre des
effets néfastes que la province dans son ensemble
aurait pu subir à la suite de l'inexécution du
devoir. Ces conséquences pourraient valablement
faire l'objet d'une réclamation d'ordre politique,
comme ce fut le cas dans le passé, mais à mon avis,
elles ne peuvent faire l'objet d'un droit strict.
Pour ces motifs, je suis d'avis de rejeter l'appel
et d'accueillir l'appel incident selon les modalités
proposés par le juge en chef.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.