A-825-76
Albert Glen Johnston (Requérant)
c.
Le procureur général du Canada (Intimé)
Cour d'appel, le juge en chef Jackett, les juges
Pratte et Urie — Ottawa, le 21 janvier 1977.
Examen judiciaire — Requête de l'intimé en annulation
d'une demande pour incompétence — Le poursuivant est-il
«un office, une commission ou un autre tribunal fédéral„?
La poursuite intentée en application de l'art. 740(1) du Code
criminel implique-t-elle «une décision» au sens de l'art. 28?
— Dans l'affirmative, la décision est-elle une décision de
nature administrative? — Loi sur la Cour fédérale, S.R.C.
1970 (2e Supp.), c. 10, art. 2 et 28(1) — Code criminel, S.R.C.
1970, c. C-34, art. 236(1) et 740(1) — Règle 324 de la Cour
fédérale.
L'intimé invoque l'incompétence de la Cour en vertu de
l'article 28(1) pour annuler une décision prise en conformité de
l'article 740(1) du Code criminel parce qu'un substitut du
procureur général du Canada n'est pas «un office, une commis
sion ou un autre tribunal fédéral«, la poursuite intentée par lui
n'implique pas une décision aux termes de l'article 28 de la Loi
sur la Cour fédérale et, même si c'était une «décision», il s'agit
d'une décision de nature purement administrative.
Arrêt: la requête en annulation de la demande d'examen
judiciaire est accueillie. Il semble qu'en vertu de la définition de
«office, commission ou autre tribunal fédéral» donnée à l'article
2 de la Loi sur la Cour fédérale et en vertu de l'article 28 de la
Loi d'interprétation, un poursuivant dans les territoires du
Nord-Ouest n'entre pas dans la définition de «office, commis
sion ou autre tribunal fédéral» et que l'article 740(1) du Code
criminel ne fait que poser une mesure procédurale sans conférer
un pouvoir discrétionnaire. En supposant que le poursuivant
entre dans la définition de l'article 28 et qu'il ait le pouvoir de
rendre une décision en vertu de l'article 740(1) du Code
criminel, cette décision est de nature administrative et n'est pas
légalement soumise à un processus judiciaire ou quasi judi-
ciaire; elle ne tombe donc pas sous le coup de l'article 28.
Arrêts appliqués: Wiseman c. Borneman [1969] 3 W.L.R.
706 et Smythe c. La Reine [19711 R.C.S. 680.
REQUÊTE présentée par écrit en vertu de la
Règle 324.
AVOCATS:
Peter Ayotte pour le requérant.
S. M. Froomkin, c.r., pour l'intimé.
PROCUREURS:
Ayotte, Cooper, Geldreich, Johnson & Ste-
fura, Yellowknife, pour le requérant.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE EN CHEF JACKETT: Il s'agit d'une
requête par écrit aux termes de la Règle 324' pour
obtenir l'annulation d'une demande présentée en
vertu de la Règle 28. L'intimé a formulé la requête
et l'avocat du requérant a fait savoir par lettre
contenant ses observations qu'il ne s'opposait pas à
ce que la requête en annulation soit jugée sans
comparution personnelle des avocats. 2
Le 29 novembre 1976, on a déposé une demande
visant à obtenir, aux termes de l'article 28 de la
Loi sur la Cour fédérale 3 , une ordonnance aux fins
d' [TRADUCTION] «annuler la décision du procu-
' La Règle 324 est libellée comme suit:
Règle 324. (1) La décision relative à une requête, pour le
compte d'une partie peut, si la partie le demande par lettre
adressée au greffe, et si la Cour ou un protonotaire, selon le
cas, l'estime opportun, être prise sans comparution en per-
sonne de cette partie ni d'un procureur ou solicitor pour son
compte et sur la base des observations qui sont soumises par
écrit pour son compte ou d'un consentement signé par chaque
autre partie.
(2) Une copie de la demande de prise en considération
d'une requête sans comparution personnelle et une copie des
observations écrites doivent être signifiées à chaque partie
opposante en même temps que lui est signifiée la copie de
l'avis de requête.
(3) Une partie qui s'oppose à une requête présentée en
vertu du, paragraphe (1) peut adresser des observations par
écrit au greffe et à chaque autre partie ou elle peut déposer
une demande écrite d'audition orale et en adresser une copie
à la partie adverse.
(4) La Cour ne doit rendre aucune décision au sujet d'une
requête présentée en vertu du paragraphe (1) avant d'être
convaincue que toutes les parties intéressées ont eu une
possibilité raisonnable de présenter des observations écrites
ou orales, à leur choix.
2 Voir le premier paragraphe de la lettre du 31 décembre
1976, adressée au greffier de la Cour par le requérant.
3 L'article 28(1) de la Loi sur la Cour fédérale dispose que:
28. (1) Nonobstant l'article 18 ou les dispositions de toute
autre loi, la Cour d'appel a compétence pour entendre et
reur général du Canada, représenté par le substitut
du procureur général pour les territoires du Nord-
Ouest ... et ce pour obtenir une plus forte peine
contre le requérant en raison d'une condamnation
antérieure, conformément aux articles 236(1)d) et
740(1) du Code criminel ... .»
Le 9 décembre 1976, l'intimé a déposé sa
requête en annulation de la demande présentée en
vertu de l'article 28, invoquant l'incompétence de
la Cour.
L'article 28(1) de la Loi sur la Cour fédérale
investit la Cour du pouvoir d'annuler une «déci-
sion» 4 rendue par «un office, une commission ou un
autre tribunal fédéral», mais on a expressément
soustrait de cette compétence tout pouvoir d'annu-
ler «une décision ... de nature administrative qui
n'est pas légalement soumise à un processus judi-
ciaire ou quasi judiciaire».
En l'espèce, l'objet de la demande présentée en
vertu de l'article 28 et de la requête en annulation
est le suivant: «annuler la décision du procureur
général du Canada, représenté par le substitut du
procureur général pour les territoires du Nord-
Ouest ... et ce pour obtenir une plus forte peine
contre le requérant en raison d'une condamnation
antérieure, conformément aux articles 236(1)d) et
740(1) du Code criminel....» L'article 740(1) du
Code criminel prescrit ce qui suit:
juger une demande d'examen et d'annulation d'une décision
ou ordonnance, autre qu'une décision ou ordonnance de
nature administrative qui n'est pas légalement soumise à un
processus judiciaire ou quasi judiciaire, rendue par un office,
une commission ou un autre tribunal fédéral ou à l'occasion
de procédures devant un office, une commission ou un autre
tribunal fédéral, au motif que l'office, la commission ou le
tribunal
a) n'a pas observé un principe de justice naturelle ou a
autrement excédé ou refusé d'exercer sa compétence;
b) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d'une
erreur de droit, que l'erreur ressorte ou non à la lecture du
dossier; ou
c) a fondé sa décision ou son ordonnance sur une conclu
sion de fait erronée, tirée de façon absurde ou arbitraire ou
sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.
La compétence porte également sur les «ordonnance(s),
mais on n'a pas sollicité l'application de cette compétence en
l'espèce.
740. (1) Lorsqu'un défendeur est déclaré coupable d'une
infraction pour laquelle une plus forte peine peut être imposée
en raison de condamnations antérieures, aucune plus forte peine
ne peut lui être infligée de ce chef, à moins que le poursuivant
ne démontre à la satisfaction de la cour des poursuites sommai-
res que, avant de faire son plaidoyer, le défendeur avait été
avisé qu'une plus forte peine serait demandée de ce chef.
L'article 236(1) 5 crée une infraction «pour laquelle
une plus forte peine peut être infligée en raison de
condamnations antérieures».
Trois questions se posent nécessairement quand
on étudie la possibilité d'annuler la demande pré-
sentée en vertu de l'article 28, au motif que cet
article ne donne pas compétence à la Cour en la
matière.
a) Le «poursuivant» est-il «un office, une com
mission ou un autre tribunal fédéral»?
b) La poursuite intentée en application de l'arti-
cle 740(1) du Code criminel implique-t-elle «une
décision» au sens de l'article 28(1) de la Loi sur
la Cour fédérale? et
c) En présumant que la réponse à b) soit affir
mative, la «décision» est-elle une «décision ... de
nature administrative qui n'est pas légalement
soumise à un processus judiciaire ou quasi
judiciaire»?
Quant à la première de ces questions, la défini-
s Voici le texte de l'article 236(1):
236. (1) Le conducteur d'un véhicule à moteur ou la
personne en ayant la garde à l'arrêt dont le taux d'alcoolémie
dépasse 80 milligrammes d'alcool par 100 millilitres de sang,
est coupable d'un acte criminel ou d'une infraction punissa-
ble sur déclaration sommaire de culpabilité et passible,
a) pour la première infraction, d'une amende de cinquante
à deux mille dollars et d'un emprisonnement de six mois,
ou de l'une de ces peines;
b) pour la deuxième infraction, d'un emprisonnement de
quatorze jours à un an; et
c) pour chaque infraction subséquente, d'un emprisonne-
ment de trois mois à deux ans.
tion donnée à l'article 2 6 de la Loi sur la Cour
fédérale, aux fins de ladite loi, des mots «office,
commission ou autre tribunal fédéral», exclut «des
personnes nommées en vertu ou en conformité du
droit d'une province ....» Donc, si la question se
posait dans l'une des dix provinces du Canada,
j'aurais pensé que l'on pouvait admettre de plein
droit que le mot «poursuivant» n'entrait pas dans
cette définition statutaire d' «office, commission ou
autre tribunal fédéral». Eu égard au fait que l'arti-
cle 28 de la Loi d'interprétation prescrit que le
mot «province» dans une loi fédérale comprend les
territoires du Nord-Ouest, j'aurais pensé qu'il
aurait fallu étudier le même aspect dans une
affaire survenant dans ces territoires. Cependant,
il me semble qu'il n'y a pas assez de faits au
dossier pour permettre de se prononcer sur ce
point.
Quant à la deuxième question, il m'apparaît que
l'article 740(1) ne- fait que poser une mesure pro-
cédurale comme condition préalable à l'imposition
d'une plus forte peine en raison de condamnations
antérieures. Je ne crois pas que le législateur
entendait conférer un pouvoir discrétionnaire.
Cependant, je suis d'avis qu'en l'espèce nous
n'avons pas à trancher ce point, vu ma décision sur
la troisième question.
En supposant qu'en vertu de l'article 740(1) du
Code criminel, le «poursuivant» ait le pouvoir de
décider si une infraction subséquente doit être
poursuivie en justice (par opposition au devoir de
donner avis, prévu à l'article 740(1), dans tous les
cas où il y a eu, à sa connaissance, condamnation
antérieure) et en admettant qu'une décision prise
en vertu du pouvoir conféré par l'article 740(1)
soit une «décision» aux termes de l'article 28(1) de
la Loi sur la Cour fédérale, je crois qu'une telle
décision ne tombe pas sous le coup de l'article
28(1) de cette dernière loi parce que c'est «une
décision ... de nature administrative qui n'est pas
6 La partie pertinente de l'article 2 prévoit ce qui suit:
«office, commission ou autre tribunal fédéral» désigne un
organisme ou une ou plusieurs personnes ayant, exerçant
ou prétendant exercer une compétence ou des pouvoirs
conférés par une loi du Parlement du Canada ou sous le
régime d'une telle loi, à l'exclusion des organismes de ce
genre constitués ou établis par une loi d'une province ou
sous le régime d'une telle loi ainsi que des personnes
nommées en vertu ou en conformité du droit d'une pro
vince ou en vertu de l'article 96 de l'Acte de l'Amérique du
Nord britannique, 1867;
légalement soumise à un processus judiciaire ou
quasi judiciaire».
En présumant que ce soit une «décision», il me
semble clair qu'il s'agit d'une décision de «nature
administrative». Elle n'est certes pas de nature
législative ou judiciaire. En supposant que ce soit
une «décision», elle est de même nature que la
«décision» d'un poursuivant qui, après avoir exa-
miné les preuves, voit s'il y a matière à poursuite.
Le procureur général ou autre poursuivant a le
devoir, en tant que membre du pouvoir administra-
tif ou exécutif, de veiller à ce que les causes
justifiant une poursuite soient soumises au pouvoir
judiciaire.
De plus, si j'entends bien la jurisprudence et la
doctrine, une telle décision n'est pas «légalement
soumise à un processus judiciaire ou quasi judi-
ciaire». La seule possibilité permettant de la consi-
dérer ainsi est, à mon avis, l'existence d'une condi
tion tacite obligeant à entendre l'accusé avant de
recourir à l'action permise. De ce point de vue, je
ne vois aucune différence entre la décision du
poursuivant d'intenter une poursuite et sa «déci-
sion» de poursuivre (en supposant qu'il ait ce pou-
voir) en raison d'une nouvelle infraction subsé-
quente et non d'une première infraction. En ce qui
a trait à la décision d'intenter une poursuite, le
droit semble correctement énoncé ainsi: [TRADUC-
TION] «Tout fonctionnaire qui doit décider s'il faut
intenter une poursuite ... doit tout d'abord exami
ner l'affaire pour voir si à première vue elle paraît
fondée, mais nul ne prétend qu'en bonne justice il
doive obtenir en premier lieu les commentaires de
l'accusé ... sur les preuves produites»'. Il y a
même un parallèle encore plus étroit entre les
exigences de l'article 740(1) (s'il implique le pou-
voir de décision mis en cause par la requête) et le
pouvoir si souvent donné de procéder par voie de
mise en accusation plutôt que par déclaration som-
maire de culpabilité, ce qui permet d'appliquer des
dispositions plus sévères pour les peines. Cepen-
7 Voir Wiseman c. Borneman [1969] 3 W.L.R. 706, par lord
Reid à la page 710. Comparez Furnell c. Whangarei High
Schools Board [1973] A.C. 660, par lord Morris, à la page
681.
dant, un tel pouvoir n'est assujetti à aucune exi-
gence tacite de procéder d'abord à une audition
lorsque l'accusé éventuel a le droit d'être entendu
(voir Smythe c. La Reines). L'affaire évoquée
mettait en cause l'article 132(2) de la Loi de
l'impôt sur le revenu dont voici la teneur:
132. (2) Toute personne accusée d'une infraction désignée
au paragraphe (1) peut, au choix du procureur général du
Canada, être poursuivie par voie de mise en accusation et, si
elle est déclarée coupable, en plus de toute autre peine prévue
par ailleurs, elle est passible d'un emprisonnement d'au plus
cinq ans et d'au moins deux mois.
et on y alléguait à l'encontre de cette disposition:
(iii) en outre, cet article viole l'art. 2(e) de la Déclaration
canadienne des droits du fait que le Procureur général peut
décider d'avance, sans aucune audition, et encore moins une
audition impartiale, que la sentence doit être d'au moins deux
mois si l'accusé est déclaré coupable, et ce à un moment où le
ministre de la Justice ne peut disposer tout au plus que d'une
preuve prima facie.
Voir l'arrêt de la Cour suprême du Canada pro-
noncé par le juge en chef Fauteux aux pages 684
et 685. Il était conclu comme suit à propos de cette
attaque:
Dans cette optique, je ne vois pas la nécessité d'en dire plus
long pour ce qui est des deux moyens subsidiaires invoqués par
l'appelant, si ce n'est que je suis incapable de voir dans l'un et
dans l'autre quelque fondement que ce soit. Qu'il suffise de dire
qu'une preuve prima facie produite à l'occasion d'une demande
faite ex parte devant un juge de paix suffit pour que celui-ci
puisse obliger, soit par sommation, soit par mandat, la personne
accusée à comparaître devant la Cour, et qu'une preuve prima
facie peut également permettre à un juge de paix de renvoyer la
personne accusée pour subir son procès, à la fin de l'enquête
préliminaire. Inviter une personne qui doit être accusée à faire
valoir son point de vue auprès du Procureur général avant
qu'un juge de paix soit saisi d'une dénonciation équivaudrait
dans bien des cas, et à coup sûr dans la plupart des plus
importants, à inviter cette personne à se soustraire à la justice.
Les commentaires suivants du Juge Kerwin, alors juge puîné,
dans Dallman c. Le Roi [1942] R.C.S. 339, 77 C.C.C. 289,
[1942] 3 D.L.R. 145, au bas de la page 344, sont pertinents ici:
[TRADUCTION] Toutefois, l'élément essentiel de ce moyen
d'appel c'est que l'appelant serait le seul à avoir le droit
d'exercer un choix quant au mode de procès. Il serait étrange
qu'il en soit ainsi, car cela voudrait dire qu'il faudrait tout
d'abord trouver la personne contre qui il a été décidé de
porter une accusation afin de connaître son choix à cet égard;
nous sommes clairement d'avis que cette prétention ne peut
être accueillie.
(page 688 de l'arrêt).
s
[1971] R.C.S. 680.
A mon avis, la requête en annulation doit être
accueillie.
* * *
LE JUGE PRATTE: J'y souscris.
* * *
LE JUGE URIE: J'y souscris.
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