T-1018-76
Navigation Harvey & Frères Inc. (Demanderesse)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Marceau—
Québec, le 26 avril; Ottawa, le 13 mai 1977.
Droit maritime — Négligence — Avis requis pour intenter
une action contre la Couronne — Navire ayant subi une avarie
à un quai fédéral — Roches dans le lit du fleuve — Le navire
touche fond à marée basse après que la défenderesse ait réparé
le quai — Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C.
1970, c. C-38, art. 4(4), 4(5).
Le N/M Nord de l'Île, sorte de goélette appartenant à la
demanderesse, a subi une avarie pendant qu'il était amarré au
quai de la défenderesse. La pratique habituelle dans le port est
la suivante: le navire est amarré au quai à la faveur de la marée
montante, s'échoue lorsque l'eau se retire presque complète-
ment, et repart avec son chargement quant il y a suffisamment
d'eau. L'avarie a été causée lorsque le navire s'est échoué sur
un tas de grosses roches amoncelées sur le lit du fleuve après
leur chute du haut du quai qui avait été réparé quelques jours
auparavant. La défenderesse prétend que le recours est irrece-
vable parce que la demanderesse n'a pas donné l'avis requis par
la Loi sur la responsabilité de la Couronne.
Arrêt: l'action est accueillie. Bien que le paragraphe 4(4) de
la Loi sur la responsabilité de la Couronne exige un avis écrit
de sept jours, le paragraphe 4(5) permet à la Cour de relever la
demanderesse du défaut qui lui est reproché. Le procureur de la
défenderesse a soutenu que le paragraphe 4(5) n'est applicable
qu'au cas de décès de la victime, mais une telle interprétation
rendrait le texte inintelligible. L'article a une double portée.
D'une part, il libère de l'obligation de donner avis, au cas de
décès de la victime. D'autre part, il permet dans tous les autres
cas (pourvu que la glace ou la neige ne soient pas en cause) de
relever la victime de son défaut d'avoir donné l'avis écrit, si le
juge est d'avis que la Couronne n'en a subi aucun préjudice et
qu'il serait injuste de prononcer pour cette seule raison l'irrece-
vabilité du recours. La deuxième réserve semble fort raisonna-
ble si l'on veut éviter d'attribuer à cette exigence d'avis écrit
une valeur purement et strictement formelle. Le cas étudié ne
saurait être plus justiciable de l'application de cette deuxième
réserve, si l'on considère la personnalité des parties en cause, et
les circonstances de l'incident.
ACTION.
AVOCATS:
Pierre Blouin pour la demanderesse.
Yvon Brisson pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Blouin, Legris & Simard, Québec, pour la
demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour la
défenderesse.
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE MARCEAu: La demanderesse est pro-
priétaire du N/M Nord de l'Île, un petit navire à
fond plat de 350 tonnes, genre goélette, qu'elle
utilise depuis plusieurs années pour le transport du
bois de pulpe, entre Trois-Pistoles et Trois-Riviè-
res, sur le fleuve St-Laurent, dans la province de
Québec. Il s'agit d'une embarcation faite pour
échouer régulièrement. En effet, le chargement du
navire, à Trois-Pistoles, se fait toujours de la
même manière: le navire amarre au quai à la
faveur de la marée montante, échoue lorsque l'eau
se retire presque complètement, et repart avec son
chargement quand il y a suffisamment d'eau.
Le 23 mai 1975, le Nord de l'Île était amarré au
quai de Trois-Pistoles. Pendant que l'on procédait
comme d'habitude à son chargement, le capitaine
se rendit compte que l'échouement ne se faisait pas
de façon normale: il entendit «des craquements»
qui laissaient supposer que l'embarcation ne repo-
sait pas sur une surface égale et il constata même
que le cadre de la porte de la cabine était légère-
ment tordu. On lui fit voir plus tard, au retour de
la marée, que l'eau pénétrait quelque peu dans la
cale. Mais les pompes suffisaient, et il crut pouvoir
repartir comme prévu. A son arrivée à Trois-Riviè-
res cependant, ayant réalisé en cours de route que
l'eau pénétrait toujours et que le navire semblait
réellement avarié, le capitaine s'empressa d'aviser
ses patrons. Ce qui s'était passé fut facile à décou-
vrir: le dommage avait été causé lorsque le navire
avait échoué pendant le chargement sur un tas de
grosses roches qui s'étaient amoncelées sur le lit du
fleuve en déboulant du quai dont la charpente de
revêtement avait dû être réparée quelques jours
auparavant.
La demanderesse réclame de la défenderesse la
perte qu'elle prétend avoir subie par suite des
dommages causés à son navire, soit $6,350. Elle
fonde son action sur les obligations qui incombent
à la défenderesse en tant que propriétaire et gar-
dien du quai de Trois-Pistoles pour l'usage duquel
d'ailleurs celle-ci perçoit des droits. Elle lui repro-
che d'avoir négligé de maintenir en bon ordre les
abords du quai en enlevant les roches qui s'étaient
entassées dans le fond de vase et constituaient pour
les navires qui devaient s'y laisser échouer un
danger évident dont, avant que ne survienne l'acci-
dent, on ne s'était même pas soucié d'avertir les
usagers.
La défenderesse reconnaît que, par ses officiers
et mandataires, elle avait la charge et la gestion du
quai quant à son usage, son entretien et sa répara-
tion (Loi sur les ports et jetées de l'État, S.R.C.
1970, c. G-9; Loi sur les travaux publics, S.R.C.
1970, c. P-38). Elle ne conteste pas la présence de
pierres dans le lit du fleuve là où le navire de la
demanderesse s'était placé pour échouer, et ne nie
pas non plus que les pierres étaient tombées du
quai sur lequel elle avait dû quelques jours aupara-
vant procéder à des réparations. Elle admet aussi
que, sitôt informés de l'incident, ses officiers
s'étaient empressés de fermer l'accès à la partie
dangereuse du quai jusqu'à ce qu'on put procéder
aux travaux requis. Elle prétend cependant que la
demanderesse a fait défaut de lui faire parvenir
l'avis requis par l'article 4(4) de la Loi sur la
responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, c.
C-38 ce qui rend son recours irrecevable. Elle
ajoute que de toute façon la preuve que les avaries
prétendument subies par le navire seraient unique-
ment dues aux quelques pierres amoncelées sur la
berge n'a pas été faite ni non plus la preuve qu'il
en serait résulté des dommages aussi élevés.
De ces trois moyens de défense, un seul, à mon
avis, est fondé.
1. Je ne retiens pas l'argument de droit tiré du
défaut d'avis écrit. Le paragraphe 4(4) de la Loi
sur la responsabilité de la Couronne exige, il est
vrai, un avis écrit de sept jours, mais le paragraphe
suivant s'empresse d'ajouter:
4. (5) Au cas de décès de la victime, le défaut de donner
l'avis requis par le paragraphe (4) n'empêche pas d'exercer le
recours. Le défaut de donner cet avis ou l'insuffisance de l'avis
donné n'empêche pas l'exercice du recours (sauf si la neige ou
la glace a causé le dommage), si le tribunal ou le juge devant
lequel le recours est intenté estime, bien que l'on n'ait établi
aucune excuse raisonnable de l'absence ou de l'insuffisance de
l'avis, que la Couronne n'en a pas subi préjudice dans sa
défense et qu'il serait injuste de prononcer l'irrecevabilité du
recours.
Ce texte me donne le pouvoir de relever la deman-
deresse du défaut qui lui est reproché et ce pouvoir
j'entends l'exercer. Le procureur de la défende-
resse a soutenu que ce paragraphe 4(5) ne pouvait
jouer en l'espèce, n'étant applicable, à son avis,
que dans les cas de décès de la victime. Une telle
interprétation me paraît inadmissible et rendrait
d'ailleurs le texte inintelligible. Il me semble mani-
feste que l'article a une double portée. D'une part,
il libère de l'obligation de l'avis dans le cas de
décès de la victime, première réserve qui se com-
prend sans peine si l'on songe à la situation d'im-
précision et d'indécision que tout décès entraîne.
D'autre part, il permet dans tous les autres cas
(pourvu que la glace ou la neige ne soient pas en
cause) que la victime soit relevée de son défaut
d'avoir donné l'avis écrit si le juge est d'avis que la
Couronne n'en a subi aucun préjudice et qu'il
serait injuste de prononcer pour cette seule raison
l'irrecevabilité du recours, deuxième réserve qui
elle aussi semble fort raisonnable si l'on veut éviter
d'attribuer à cette exigence d'un avis écrit une
valeur purement et strictement formelle. Le cas
sous étude ne saurait être plus à point quant à
l'application de cette deuxième réserve si l'on con-
sidère la personnalité des parties impliquées et les
circonstances de l'incident. La preuve au reste est
à
l'effet que les autorités ont été, en fait, immédia-
tement informées de ce qui était arrivé, que dès le
lendemain elles ont eu l'occasion de communiquer
avec le capitaine du navire avarié et le président de
la compagnie demanderesse, qu'elles ont immédia-
tement pris les mesures qui s'imposaient pour la
protection des futurs usagers du quai. La défende-
resse ne peut parler de préjudice et il serait injuste
à mon avis, dans les circonstances, de déclarer le
recours irrecevable uniquement parce qu'un avis
formel écrit n'a pas été donné.
2. Je suis d'avis par ailleurs que la preuve
démontre clairement que le navire de la demande-
resse a été avarié en échouant sur l'amoncellement
de pierres et les dommages qui en sont résultés
sont la responsabilité de la défenderesse parce que
ses officiers ont manqué à leur devoir en ne se
souciant pas de corriger une situation anormale
dont ils connaissaient l'existence et dont ils réali-
saient—ou à tout le moins auraient dû réaliser—
les dangers pour les usagers du quai (cf. notam-
ment, Donnacona Paper Co. Ltd. c. Desgagné
[1959] R.C.É. 215).
3. La défenderesse a toutefois raison lorsqu'elle
plaide que la demanderesse n'a pas prouvé tous les
dommages qu'elle réclame. Je veux bien, comme
m'y invite le procureur de la demanderesse, tenir
compte des circonstances particulières, notamment
de ce qu'on ne put procéder sans délai aux répara-
tions requises, que celles-ci ont finalement été
effectuées en grande partie par les membres de
l'équipage eux-mêmes et avec des matériaux que la
demanderesse avait dans ses entrepôts, et que sont
en réalité mis en cause ici un groupe de marins de
l'Île aux Coudres peu portés à avoir recours à des
systèmes de comptabilité très précis. Il n'en reste
pas moins qu'il s'agit ici d'une action en justice et
que la Cour ne saurait retenir, en évaluant la perte
subie et le manque à gagner d'un réclamant, des
dommages prétendus qui ne sont pas suffisamment
prouvés.
Quant aux dommages réclamés au paragraphe
12 de la déclaration et précisés à l'état produit
comme exhibit P-6, je ne retiens que 60% des deux
premiers items, tenant compte du fait que les
pièces endommagées avaient plusieurs années
d'usure et n'ont d'ailleurs pas été remplacées par
des neuves. Je rejette par ailleurs la réclamation
relative au coût de la main-d'oeuvre puisque la
réparation a été faite par les membres de l'équi-
page dont les gages seront pris en considération
plus loin en évaluant le manque à gagner. J'ac-
cepte cependant les montants indiqués en marge
des trois derniers items. Il reste sous ce premier
chef un montant de $2,330.40.
Quant aux dommages réclamés au paragraphe
13 pour manque à gagner pendant les réparations,
je retiens de la preuve le chiffre de $300 par jour, y
compris le salaire de l'équipage, soit $900 pour les
trois jours d'immobilisation.
Quant aux dommages réclamés au paragraphe
14 pour le coût d'huile utilisée par les pompes du
navire entre le moment de l'accident et celui des
réparations, il n'y a pas à en tenir compte puisque
la défenderesse n'a pas à répondre du fait qu'on ait
omis de procéder aux réparations sans délai.
Je suis donc d'avis, pour les raisons que je viens
d'indiquer, que la demanderesse est en droit d'ob-
tenir de la défenderesse la réparation des domma-
ges qu'elle a subis, le 23 mai 1975, lorsque son
navire a été avarié le long du quai de Trois-Pisto-
les, Québec, lesquels dommages s'évaluent à la
somme de $3,230.40.
Jugement sera donc rendu en conséquence.
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