A-27-77
Manitoba Fisheries Limited (Appelante) (De-
manderesse)
c.
La Reine (Intimée) (Défenderesse)
Cour d'appel, les juges Heald et Urie et le juge
suppléant MacKay—Winnipeg, le 28 juin;
Toronto, le 25 juillet 1977.
Couronne — Appel du rejet par la Division de première
instance d'une demande en vue d'obtenir une déclaration éta-
blissant le droit à une indemnité — Acquisition d'achalandage
par la Couronne en vertu de la Loi sur la commercialisation du
poisson d'eau douce, qui rend l'entreprise, les installations et
l'équipement sans valeur — L'achalandage est-il pris sans
indemnité en vertu d'une loi et une indemnité est-elle payable?
— La Loi sur la Cour de l'Échiquier définit-elle les règles de
droit positif qui régissent l'adjudication d'une indemnité?
La privation de la jouissance d'un bien est-elle contraire à la
Déclaration canadienne des droits? — Loi sur la commerciali
sation du poisson d'eau douce, S.R.C. 1970, c. F-13, art. 2, 7,
21(1) et 23(1) — Loi sur la Cour de l'Échiquier, S.R.C. 1970,
c. E-11, art. 17 et 18(1) — Déclaration canadienne des droits,
S.C. 1960, c. 44 (S.R.C. 1970, Appendice III).
Appel est interjeté d'une décision de la Division de première
instance qui a rejeté la demande de l'appelante en vue d'obtenir
une déclaration établissant qu'elle a droit à une indemnité pour
le bien dont elle a été dépossédée et pour la juste valeur
marchande d'une entreprise en marche. L'intimée allègue avoir
acquis l'entreprise et l'achalandage en vertu de la Loi sur la
commercialisation du poisson d'eau douce et, aucune licence
n'ayant été délivrée à des entreprises privées en vertu de la Loi,
l'appelante a perdu l'entreprise, l'achalandage et la valeur de
ses avoirs commerciaux. Le juge de première instance a conclu
que l'intimée avait pris l'achalandage sans indemnité et, par
conséquent, l'appelante allègue qu'en l'absence d'une disposi
tion claire de la loi en sens contraire, elle a droit à une
indemnité. L'appelante allègue en deuxième lieu que la Loi sur
la Cour de l'Echiquier définit les règles de droit positif et de
juridiction qui régissent l'adjudication d'une indemnité à la
suite de la mainmise sur un bien; la Loi sur la Cour de
l'Échiquier était encore en vigueur quand le droit d'action a
pris naissance. Enfin l'appelante allègue que la privation de la
jouissance de son bien sans indemnité est contraire à la Décla-
ration canadienne des droits car elle a eu lieu sans application
régulière de la loi.
Arrêt: l'appel est rejeté. L'Office n'a ni acheté ni confisqué,
en fait ou en droit, l'un quelconque des biens corporels ou
incorporels de l'appelante ni autrement acquis la possession de
ces biens. Le juge de première instance a correctement conclu
que la Loi, examinée dans son ensemble, n'a pas pour objet de
prendre des biens avec ou sans indemnisation. Pour établir
l'obligation de l'intimée d'indemniser l'appelante et ses concur-
rents par suite de la mainmise sur leurs entreprises, il faut
démontrer que la Loi prévoit clairement la confiscation de
l'achalandage—si l'on prend pour acquis qu'il s'agit d'un
bien sans indemnisation. Aucune intention semblable ne se
dégage ni expressément ni implicitement de la Loi. Les articles
17 et 18(1) de la Loi sur la Cour de l'Échiquier ne fournissent
pas de base à une demande d'indemnité; ils confèrent unique-
ment à cette cour juridiction dans les cas de réclamations, de la
nature prévue par ces articles, contre la Couronne fédérale. Ils
ne donnent pas naissance à des droits positifs dans la situation
de fait en l'espèce. La Loi n'a pas privé l'appelante de la
jouissance de ses biens, et même si sa mise en œuvre a eu pour
effet de faire cesser les activités de l'appelante, cette consé-
quence n'est pas due à une privation de la jouissance de ses
biens au sens que donne la Déclaration canadienne des droits à
ces mots.
Arrêt appliqué: Le procureur général c. De Keyser's Royal
Hotel Ltd. [1920] A.C. 508; arrêt appliqué: France Fen-
wick & Co. Ltd. c. Le Roi [1927] 1 K.B. 458; arrêt
appliqué: Belfast Corporation c. O.D. Cars Ltd. [1960]
A.C. 490.
APPEL.
AVOCATS:
K. M. Arenson, D. McCaffrey, c.r., et J.
Lamont pour l'appelante (demanderesse).
L. A. Chambers et S. M. Lyman pour l'inti-
mée (défenderesse).
PROCUREURS:
Kaufman Arenson, Winnipeg, pour l'appe-
lante (demanderesse).
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimée (défenderesse).
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE URIE: Appel est interjeté d'une déci-
sion de la Division de première instance [ [ 1977] 2
C.F. 457] qui a rejeté avec dépens une action
intentée par l'appelante en vue d'obtenir une décla-
ration établissant qu'elle a droit à une indemnité
pour le bien dont elle a été dépossédée. Il a été
allégué que l'intimée a acquis l'entreprise et
l'achalandage de l'appelante au titre de la Loi sur
la commercialisation du poisson d'eau douce' ci-
après appelée la «Loi». L'appelante a réclamé une
autre déclaration établissant qu'elle a droit à
[TRADUCTION] «la juste valeur marchande de
ladite entreprise qui, au 1" mai 1969, était une
entreprise en marche....»
' S.R.C. 1970, c. F-13.
Les faits pertinents se résument comme suit.
L'appelante, depuis au moins 1926 ou 1927,
faisait la commercialisation du poisson d'eau
douce acheté à des pêcheurs indépendants de
divers endroits du Manitoba et ensuite transformé
de plusieurs façons à ses établissements. Le pro-
duit transformé était vendu principalement à des
clients américains. Il s'agissait, apparemment,
d'une entreprise très compétitive. Toutefois, le
savant juge de première instance a conclu que
l'appelante et ses concurrents possédaient leur
propre clientèle et occupaient une place compéti-
tive dans cette industrie. Il a de plus conclu [à la
page 461] que d'après la preuve, «l'entreprise de la
demanderesse comportait un achalandage, au sens
commercial et juridique du terme« dont il n'avait
pas à déterminer la valeur puisque les parties ont
convenu que le montant de l'indemnité serait fixé
par accord mutuel et, au cas où elles n'y parvien-
draient pas, par un juge de la Division de première
instance. A mon avis, il n'est pas nécessaire de
discuter de la question de savoir si le savant juge
de première instance a erré ou non lorsqu'il s'est
prononcé sur l'existence de l'achalandage dans
l'entreprise de l'appelante puisque, aux fins des
présents motifs, je prends pour acquis que sa déci-
sion était bien fondée.
La Loi sur la commercialisation du poisson
d'eau douce a été adoptée par le Parlement à la
demande des provinces de l'Alberta, de la Saskat-
chewan, du Manitoba et de l'Ontario et des terri-
toires du Nord-Ouest. L'appelante a prétendu en
première instance et devant la présente cour que la
manière dont la Loi a été appliquée a eu pour effet
pratique de lui faire cesser ses activités et de lui
prendre son achalandage, le remettant à l'Office
de commercialisation du poisson d'eau douce, une
société de la Couronne créée conformément à l'ar-
ticle 3(1) de la Loi, sans aucune indemnisation.
L'action de l'appelante a été intentée contre Sa
Majesté la Reine puisque, en vertu de l'article 14,
l'Office est pour tous les objets de la Loi manda-
taire de Sa Majesté. L'appelante a également pré-
tendu que ses établissements et son matériel ont
perdu toute valeur par suite des effets de la Loi et
là encore, aucune indemnité n'a été payée.
Les avocats de l'appelante ont reconnu dans leur
argumentation devant cette cour et en première
instance que pour fonder sa demande d'indemnité,
il lui faut établir un droit reconnu par la loi. Si je
les ai bien compris, ils ont invoqué trois arguments
principaux à l'appui de leur thèse respective:
1) Vu que l'appelante a été dépossédée par l'in-
timée de l'un de ses biens, à savoir son achalan-
dage (dans son sens le plus général) et n'a reçu, en
retour, aucune indemnité, une telle somme doit lui
être versée à moins qu'une disposition claire et
précise de la Loi ne permette à l'intimée une telle
mainmise. Mais puisque la Loi en l'espèce ne
permet pas une telle mainmise sans le versement
d'une indemnité, l'appelante a droit à une indem-
nité pour le bien dont elle a été dépossédée.
2) La Loi sur la Cour de l'Échiquier définit les
règles de droit positif et de juridiction qui régissent
l'adjudication d'une indemnité à la suite de la
mainmise sur un bien. En l'espèce, le fondement
du droit à l'indemnité se retrouve dans la Loi sur
la Cour de l'Échiquier puisque ce droit est né
avant l'abrogation de cette loi qui a été remplacée
par la Loi sur la Cour fédérale.
3) L'appelante a été privée de la jouissance de
son bien sans qu'aucune indemnité ne soit payée.
Le défaut de payer une indemnité signifie que la
Couronne a pris cette mesure sans respecter l'«ap-
plication régulière de la loi». Elle a donc agi con-
trairement à l'article 1 de la Déclaration cana-
dienne des droits qui doit être interprété en
fonction des dispositions impératives de l'article
2e) 2 de cette loi.
Avant d'étudier ces arguments, il convient
d'examiner la Loi dans la mesure où cela est
nécessaire pour statuer sur la validité des préten-
tions de l'appelante.
Comme je l'ai déjà souligné, la Loi a créé
l'Office de commercialisation du poisson d'eau
douce, mandataire de la Couronne fédérale. L'Of-
fice a été établi
aux fins de commercialiser, de vendre et d'acheter du
poisson, des produits et des sous-produits du poisson, à
l'intérieur et à l'extérieur du Canada... .'
2 S.C. 1960, c. 44. Voir S.R.C. 1970, Appendice 111.
3 Article 7.
et, à ces fins, possède un certain nombre de
pouvoirs. 4
La Partie III de la Loi intitulée «Réglementa-
tion du commerce interprovincial et du commerce
d'exportation» renferme les articles 20 à 32
inclusivement.
L'article 23 donne à l'Office certains droits et
pouvoirs qui sont décrits au paragraphe (1) de
façon suffisante pour les fins du présent jugement.
23. (1) Sous réserve des dispositions de l'article 21, l'Office a
le droit exclusif de procéder à la commercialisation, à l'achat et
à la vente du poisson dans le commerce interprovincial et le
commerce d'exportation; il exerce ce droit, soit par lui-même,
soit par ses mandataires, en vue de
a) commercialiser le poisson d'une façon ordonnée;
b) augmenter le revenu des pêcheurs; et
c) ouvrir les marchés internationaux au poisson et accroître
le commerce interprovincial et le commerce d'exportation du
poisson.
Les espèces de poisson qui sont touchées par les
droits de commercialisation sont indiquées dans
une annexe à la Loi qui peut, de temps à autre,
être modifiée. «Province participante» désigne,
comme l'indique l'article 2,
... une province ou un territoire relativement auxquels est en
vigueur une entente conclue en vertu de l'article 25 avec le
gouvernement de cette province ou de ce territoire;
La disposition clé est l'article 21(1):
21. (1) Sauf en conformité des modalités indiquées dans
toute licence qui peut être délivrée par l'Office à cette fin,
aucune personne autre que l'Office ou un mandataire de l'Of-
fice ne doit
a) exporter du poisson hors du Canada;
b) envoyer, transporter du poisson d'une province partici-
pante à une autre province participante ou à toute autre
province;
c) dans une province participante, recevoir du poisson pour
le transporter hors de la province; ou
d) vendre ou acheter, ou convenir de vendre ou d'acheter du
poisson se trouvant dans une province participante pour le
livrer dans une autre province, participante ou non, ou hors
du Canada.
L'article 25 autorise le Ministre désigné pour
agir aux fins de la Loi à conclure des accords avec
l'Alberta, la Saskatchewan, le Manitoba, l'Ontario
et les territoires du Nord-Ouest. Aux termes du
paragraphe (2), ces accords peuvent prévoir, entre
autres:
4 Article 7a) à i).
25. (2) .. .
c) la conclusion d'ententes par la province en vue du paie-
ment d'une indemnité au propriétaire d'un établissement ou
de matériel servant à l'emmagasinage, à la transformation ou
autre forme de préparation du poisson pour le marché,
lorsqu'un tel établissement ou matériel devient ou peut deve-
nir superflu du fait d'activités que la présente Partie autorise
l'Office à exercer; ...
La preuve révèle qu'une telle entente a été con-
clue avec le Manitoba en juin 1969 mais qu'au-
cune indemnité n'a été versée à l'appelante pour
l'un quelconque de ses établissements ou matériel
puisque la Couronne ne l'a dépossédée d'aucun de
ses biens ni pour l'un quelconque de ses établisse-
ments ou matériel devenu superflu du fait des
activités exercées par l'Office. De plus, l'Office n'a
pas délivré à l'appelante de licence et cette der-
nière n'a pas été soustraite à l'application de la
Partie Ill de la Loi de sorte que, en fait, l'appe-
lante a cessé ses activités.
La preuve démontre également (je reprends les
termes du savant juge de première instance [à la
page 4651) que «Dès ses débuts, l'Office, parce
qu'il n'y avait pas d'autre source de fourniture, a
obtenu la clientèle américaine de la demanderesse
et de ses concurrents du Manitoba.»
En tenant compte de l'esprit de la Loi, je peux
maintenant passer à l'étude des trois arguments de
l'appelante que j'ai cités plus tôt.
Le premier argument semble reposer sur une
fausse prémisse, à savoir que le savant juge de
première instance a conclu que l'achalandage de
l'appelante a été pris par l'intimée. J'estime que sa
décision ne doit pas être interprétée de cette façon
bien qu'il ait conclu que l'entreprise comportait un
achalandage. Si l'on prend pour acquis, toutefois,
que l'achalandage est un bien, doit-on conclure
que l'Office l'a pris à l'appelante? Dans l'affirma-
tive, il faut que la Loi ait envisagé de le faire sans
indemnisation, tel qu'il se dégage de la jurispru
dence à cet effet,
Le juge de première instance, après avoir exa-
miné l'ensemble de la Loi, a conclu qu'elle n'a pas
pour objet de prendre, dans les provinces partici-
pantes, les biens d'une personne avec ou sans
indemnisation. Je souscris à cette conclusion. La
Loi, en créant l'Office, vise, comme l'indique l'ar-
ticle 23(1), la commercialisation ordonnée du pois-
son et des produits du poisson, les bénéfices décou-
lant d'un tel arrangement devant revenir aux
pêcheurs. Malgré les droits exclusifs conférés à
l'Office, la Loi prévoit la délivrance de licences qui
permettent à leurs titulaires de participer à l'ex-
portation et à la commercialisation interprovin-
ciale du poisson et des produits du poisson.
Pour établir l'obligation de l'intimée d'indemni-
ser l'appelante et ses concurrents par suite de la
mainmise sur leurs entreprises, il aurait fallu
démontrer que la Loi prévoit clairement la confis
cation de l'achalandage de l'appelante (si l'on
prend pour acquis qu'il s'agit d'un bien) sans
indemnisation. A mon avis, aucune intention sem-
blable ne se dégage ni expressément ni implicite-
ment de la Loi en l'espèce.
Il ne fait aucun doute qu'une loi ne peut être
interprétée de manière à déposséder une personne
de ses biens sans indemnisation. 5 Le contraire doit
y être prévu en termes clairs et nets. A ce principe
vient s'ajouter une exigence additionnelle, à savoir
que la mainmise doit comporter que la Couronne
s'approprie réellement, matériellement la jouis-
sance ou l'usage du bien.
Le juge Wright, dans l'arrêt France Fenwick 6
déclarait:
[TRADUCTION] ... mais je prends pour acquis que la Couronne
n'a pas le droit, en common law, de déposséder une personne de
ses biens pour des raisons d'ordre public sans indemnisation.
J'estime, toutefois, que la règle ne peut s'appliquer (si, en fait,
elle s'applique) que dans des circonstances où le gouvernement
a réellement pris possession de ce bien ou en a fait usage ou
dans des circonstances où, à la suite d'une ordonnance rendue
par une autorité compétente, le bien est mis à la disposition du
gouvernement. Une simple interdiction, bien qu'elle implique
une ingérence dans le droit de jouissance du propriétaire sur
son bien, n'emporte pas, en common law, je crois, du fait qu'elle
soit simplement respectée, droit à une indemnité. Une personne
ne peut, en common law, réclamer une indemnité simplement
parce qu'elle obéit à un ordre légitime du gouvernement.
Lord Radcliffe a également souligné cette dis
tinction dans Belfast Corporation c. O.D. Cars
Ltd.', aux pages 524-525.
5 Le procureur général c. De Keyser's Royal Hotel Ltd.
[ 1920] A.C. 508, la p. 541.
6 France Fenwick & Co. Ltd. c. Le Roi [1927] 1 K.B. 458, à
la p. 467.
7 Belfast Corporation c. O.D. Cars Ltd. [ 1960] A.C. 490.
Je suis d'avis que la Loi sur la commercialisa
tion du poisson d'eau douce n'envisage pas, direc-
tement ou indirectement, de déposséder qui que ce
soit de ses biens, ce terme désignant à la fois ses
droits de propriété et ses actifs corporels. Cela
ressort clairement de l'objet et du but (énoncés
plus haut), de l'esprit général et de l'interprétation
claire de la Loi dans son ensemble. L'Office n'a ni
acheté, ni confisqué, en fait ou en droit, l'un
quelconque des biens corporels ou incorporels de
l'appelante, ni autrement acquis la possession de
ces biens. Il n'y a eu aucune «mainmise», «appro-
priation» ou «prise en charge» de ces biens au sens
réaliste de ces termes.» Cela étant, la question de
savoir si la Loi fournit ou non des directives claires
selon lesquelles il n'y a pas d'indemnisation en
raison d'une mainmise sur des biens, n'est nulle-
ment soulevée.
L'article 25(2)c) de la Loi ne porte pas atteinte
à ce point de vue puisque l'article 25, dans son
ensemble, donne simplement au Ministre le pou-
voir de conclure avec les provinces participantes
des accords comportant certaines dispositions dont
l'engagement, par l'une quelconque de ces provin
ces, de payer une indemnité au propriétaire d'un
établissement ou de matériel lorsqu'un tel établis-
sement ou matériel devient ou peut devenir super-
flu du fait d'activités exercées par l'Office. L'ali-
néa c) ne crée aucun droit en faveur du
propriétaire et, comme l'a fait remarquer le savant
juge de première instance [à la page 469]:
... il ne contient aucune intention ou proposition portant que la
Couronne fédérale doit fournir cette indemnité.
Le deuxième argument de l'appelante fonde la
demande d'indemnité sur les articles 17 9 et 18(1) 10
de la Loi sur la Cour de l'Échiquier, S.R.C. 1970,
c. E-11.
s Voir Belfast Corporation c. O.D. Cars Ltd., précité, à la p.
517.
9 17. La Cour de l'Échiquier a compétence exclusive en
première instance dans tous les cas où un immeuble, des effets
ou deniers d'un particulier sont en la possession de la Couronne,
ou dans lesquels la réclamation découle d'un contrat passé par
la Couronne ou en son nom.
10 18. (1) La Cour [de l'Échiquier] a aussi compétence
exclusive en première instance pour entendre et juger:
a) toute réclamation contre la Couronne pour expropriation
de biens pour des fins publiques;
A mon avis, ces articles confèrent uniquement à
la Cour de l'Échiquier juridiction dans les cas de
réclamations, de la nature prévue par ces articles,
contre la Couronne fédérale. Malgré le fait que ces
articles aient pu, en d'autres circonstances, donner
naissance à des droits positifs (une question sur
laquelle je ne me prononce pas), ce n'est certaine-
ment pas le cas en l'espèce.
Comme il a déjà été démontré, il n'y a eu
aucune mainmise, pour des fins publiques ou
autres, sur les biens de l'appelante. De plus, la
Couronne n'est pas entrée en possession de ter
rains, d'effets, ou de deniers, quelle que soit l'inter-
prétation la plus large que l'on puisse donner à ces
termes. Par conséquent, à mon avis, l'action de
l'appelante ne peut être fondée sur la Loi sur la
Cour de l'Échiquier.
En ce qui a trait au troisième argument, l'appe-
lante s'appuie sur la Déclaration canadienne des
droits et plus particulièrement sur ses articles 1a)
et 2e). Ces articles sont libellés comme suit:
1. II est par les présentes reconnu et déclaré que les droits de
l'homme et les libertés fondamentales ci-après énoncés ont
existé et continueront à exister pour tout individu au Canada
quels que soient sa race, son origine nationale, sa couleur, sa
religion ou son sexe:
a) le droit de l'individu à la vie, à la liberté, à la sécurité de
la personne ainsi qu'à la jouissance de ses biens, et le droit de
ne s'en voir privé que par l'application régulière de la loi;
2. Toute loi du Canada, à moins qu'une loi du Parlement du
Canada ne déclare expressément qu'elle s'appliquera nonob-
stant la Déclaration canadienne des droits, doit s'interpréter et
s'appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou
enfreindre l'un quelconque des droits ou des libertés reconnus et
déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la
diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du
Canada ne doit s'interpréter ni s'appliquer comme
e) privant une personne du droit à une audition impartiale de
sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la
définition de ses droits et obligations;
Le savant juge de première instance a rejeté cet
argument au motif que la Loi, interprétée de façon
juste, n'a pas pour objet de priver l'appelante ou
qui que ce soit de la jouissance de ses biens. Par
conséquent, la Déclaration canadienne des droits
n'avait pas à être invoquée en l'espèce. Je souscris
à cette conclusion.
Une décision très récente rendue par le Conseil
privé dans Government of Malaysia c. Selangor
Pilot Association" vient appuyer de façon consi-
dérable cette interprétation de la loi. Le sommaire
de l'arrêt expose de façon satisfaisante les faits de
l'espèce.
[TRADUCTION] L'article 13 de la constitution de la Malaisie
prévoit que:
(1) Nul ne doit être privé de ses biens, sauf dispositions
contraires d'une loi. (2) Toute loi doit prévoir une juste
compensation dans les cas d'acquisition ou d'usage obliga-
toire de biens.
En 1969, six pilotes brevetés ont constitué une société (l'uas-
sociation») aux fins de fournir des services de pilotage à Port
Swettenham. L'association détenait des actifs corporels et
embauchait d'autres pilotes brevetés. Les retenus de la société
provenaient des droits de pilotage versés aux pilotes. En 1972,
conformément aux pouvoirs conférés par l'article 29A de la
Port Authorities Act, 1963, les autorités du port ont déclaré
Port Swettenham district de pilotage interdisant ainsi aux
pilotes autres que ceux embauchés par les autorités de fournir
des services de pilotage dans le port, aux termes de l'article 35A
de la Loi, qui crée l'infraction à cet effet. Les autorités du port
ont offert du travail à tous les pilotes brevetés, ont acheté les
actifs corporels de l'association et ont commencé l'exploitation
du service. L'association a intenté une action contre les autori-
tés du port et le gouvernement de la Malaisie afin d'obtenir un
jugement déclarant, d'une part, que les pilotes avaient droit à
une indemnité en raison de la perte de l'achalandage de l'entre-
prise et, d'autre part, que l'article 35A de la Port Authorities
Act était inconstitutionnel et de nul effet. L'action a été rejetée.
En appel, la Cour fédérale a rendu un jugement déclarant que
l'association avait droit à une indemnité en raison de la perte de
l'achalandage.
En appel devant le Conseil privé, la décision de
la Cour fédérale fut infirmée.
Il convient de souligner, je crois, que l'article
13(1) de la constitution de la Malaisie et l'article
la) de la Déclaration canadienne des droits
emploient tous les deux le terme «privé» en relation
avec les «biens». Le texte malais emploie l'expres-
sion «privé de ses biens», alors que le texte cana-
dien parle d'être «privé» de «la jouissance de ses
biens». J'estime que cette différence au niveau du
vocabulaire ne soulève pas de difficultés.
Le vicomte Dilhorne, rendant jugement au nom
de la majorité du Conseil privé, a expliqué, aux
pages 905-906 du recueil, le sens du terme «privé»
tel qu'il a été employé dans la constitution.
[TRADUCTION] La première question consiste à savoir si
l'exercice restreint des droits d'un pilote, conférés par une
licence, équivaut à une privation de ses biens. Au Royaume-
Uni, un permis de conduire ordinaire donne à son titulaire le
" [1977] 2 W.L.R. 901.
droit de conduire de nombreuses catégories de véhicules, dont
les locomotives lourdes. Si le Parlement avait jugé bon qu'à
l'avenir, les conducteurs de locomotives lourdes devaient subir
un examen spécial et qu'à moins d'avoir réussi cet examen, les
titulaires de permis de conduire ne devaient pas conduire de
telles locomotives, pourrait-on conclure que tous les titulaires
de permis de conduire étaient, par conséquent, privés de leurs
biens? Une personne inhabile à détenir un permis de conduire
est-elle par conséquent privée de ses biens? Selon leurs Sei-
gneuries, il faut répondre à ces questions de façon négative. A
leur avis, la restriction apportée aux activités de chacun des
pilotes brevetés ne les a pas privés de leurs biens et si tel est le
cas, on peut difficilement dire que cette restriction a eu pour
effet de priver les pilotes brevetés, qui étaient des associés dans
l'entreprise, de leurs biens. Ils n'ont perdu que leur droit de
travailler en leur qualité de pilotes à moins d'avoir été embau-
chés par les autorités et leur droit d'embaucher d'autres person-
nes dans leur service de pilotage; ni l'un ni l'autre de ces droits
ne constituent un bien. Par conséquent, la société ne pouvait
plus continuer ses affaires et embaucher des pilotes brevetés. Si
la société avait été privée de ses biens autrement que d'après les
ternies de la loi ou si ses biens avaient fait l'objet d'une
acquisition ou d'un usage obligatoire par les autorités du port, il
y aurait eu violation de l'article 13; toutefois, ce n'est pas le cas
en l'espèce.
Il a de plus déclaré aux pages 907 - 908:
[TRADUCTION] Une personne peut être privée de ses biens de
plusieurs façons. Un tiers peut en faire l'acquisition ou en faire
usage mais ce ne sont pas là les seuls moyens qui peuvent
conduire une personne à être privée de ses biens. Du point de
vue de la rédaction, il serait faux d'employer le mot «privé» à
l'article 13(1) si le sens de ce mot ne se limitait qu'à l'acquisi-
tion ou l'usage puisque ces termes sont employés à l'article
13(2). Les constitutions sont normalement rédigées avec beau-
coup de soin. Leurs Seigneuries s'accordent à dire qu'une
personne peut être privée de ses biens par une simple disposition
négative ou restrictive mais il ne s'ensuit pas qu'une telle
disposition qui a pour effet de priver une personne de ses biens
emporte l'idée d'une acquisition ou d'un usage obligatoire.
Même si en l'espèce, la loi modificatrice a eu pour effet de
priver la société de ses biens, l'article 13(1) n'a pas été violé
puisque cette privation a eu lieu conformément à une loi que le
Parlement avait la compétence d'adopter.
Il se peut que la société, en jouissant depuis un temps considé-
rable d'un monopole dans le domaine des services de pilotage,
ait acquis un achalandage dont la valeur pourrait être concréti-
sée par la vente de l'entreprise mais dont la société a été privée
par le fait de la loi modificatrice. Mais si tel était le cas, il n'en
résulte pas que les autorités du port aient acquis de la société
son achalandage et, selon la majorité de leurs Seigneuries, cela
ne s'est pas produit en l'espèce. [C'est moi qui souligne.]
Je suis d'avis que l'interprétation donnée par le
vicomte Dilhorne s'applique également à l'inter-
prétation de l'article la) de la Déclaration cana-
dienne des droits et vient par conséquent appuyer
très fortement la conclusion du savant juge de
première instance, à laquelle je souscris, selon
laquelle la Loi en l'espèce n'a pas privé l'appelante
de la jouissance de ses biens. Malheureusement, la
mise en oeuvre de la Loi a eu pour effet de faire
cesser les activités de l'appelante mais cette consé-
quence n'est pas due au fait que l'intimée a privé
l'appelante de ses biens. Comme je l'ai déjà men-
tionné, la Couronne n'a pas fait l'acquisition, ni
pris possession ou fait usage des biens de l'appe-
lante, corporels ou incorporels, à moins que l'on
puisse dire que les pêcheurs qui approvisionnaient
l'appelante en poisson ou les clients à qui l'appe-
lante vendait du poisson ou des produits de poisson
soient devenus la propriété de l'appelante. Il est
évident qu'il ne pouvait en être ainsi puisqu'il était
loisible aux pêcheurs ou aux clients de faire affaire
avec qui ils désiraient. Cet achalandage n'était pas
la propriété exclusive de l'appelante ou de qui que
ce soit, comme l'indique la nature, reconnue haute-
ment compétitive, de l'entreprise. L'appelante n'a
pas perdu de biens mais le droit d'exercer le
commerce auquel elle se livrait, sans licence. Si
cette perte incluait une partie quelconque de
l'achalandage de l'appelante, alors cet achalan-
dage n'a pas été pris par l'Office.
Cela dit, il est clair que l'appelante n'a pas été
privée de la jouissance de ses biens, au sens que
donne la Déclaration canadienne des droits à ces
mots. Par conséquent, il y a eu «application régu-
lière» de la Loi. Même si l'article 2 a «pu greffer
sur ce qu'on considérait jusque-là comme étant
["application régulière' de la loi, des exigences plus
grandes que celles qui prévalaient antérieurement
à l'égard de la protection des droits de l'homme et
des libertés fondamentales de l'individu que recon-
naît et sanctionne l'article la)»' 2 , de telles exigen-
ces ne peuvent, en l'espèce, être appliquées puis-
qu'il n'y a pas eu privation fondamentale de biens
nécessitant l'application de ces dites exigences,
même si l'on prend pour acquis que ces nouvelles
exigences ont été créées par l'article 2e). Par con-
séquent, je suis d'avis qu'il n'y a pas eu violation,
en l'espèce, de la Déclaration canadienne des
droits.
Pour ces motifs, l'appel doit être rejeté avec
dépens. Compte tenu de cette conclusion, il ne sera
pas nécessaire d'étudier la prétention de l'appe-
lante portant sur les intérêts qu'aurait été tenue ou
12 Armstrong c. L'État du Wisconsin et les États-Unis
d'Amérique [1973] C.F. 437, le juge Thurlow, à la o. 439.
non de verser l'intimée si elle avait été condamnée
à payer une indemnité.
Je tiens à terminer l'ex' osé de ces motifs en
disant ceci: je conçois pleinement que les consé-
quences peuvent paraître dures mais, comme l'a
souligné le savant juge de première instance, notre
devoir consiste à interpréter la loi comme nous la
concevons et nous devons laisser à d'autres le soin
de la rédiger de manière que sa mise en oeuvre
n'ait pas pour effet de créer une injustice.
*
LE JUGE HEALD: Je souscris à ces motifs.
a * x
LE JUGE SUPPLÉANT MACKAY: Je souscris à
ces motifs.
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