T-3045-76
La Reine (Créancière-requérante)
c.
Couillard Entreprises (Division Construction) Inc.
(Débitrice-intimée)
et
Entrepot Colbert Inc. (Opposante)
et
Le registrateur de la division d'enregistrement du
Québec (Mis-en-cause)
Division de première instance, le juge Marceau—
Québec, le 22 mars; Ottawa, le 14 avril 1977.
Procédure — Règle 2400 — Intérêt requis pour s'opposer au
jugement — Faut-il reconnaître au débiteur en vertu du
jugement et au «tiers acquéreur» l'intérêt requis pour s'oppo-
ser au jugement? — Juridiction — Pouvoir de la Cour de
constituer une charge immobilière — Ordonnance, rendue sous
l'autorité de la Règle 2400, de constitution de charge immobi-
lière sur des immeubles appartenant à la débitrice-intimée —
Contestation — Immeubles vendus à l'opposante — Acte de
vente auquel est intervenue l'opposante non reconnu — Règle
2400 de la Cour fédérale — Loi sur la Cour fédérale, S.R.C.
1970 (2' Supp.), c. 10, art. 56 — Code civil du Québec, art.
2098, 2130, 2166, 2167, 2168, 2176a — Loi du cadastre,
S.R.Q. 1964, c. 320, art. 14 et 15.
A la suite d'une ordonnance provisoire obtenue par la créan-
cière-requérante et rendue sous l'autorité de la Règle 2400 et
aux termes de laquelle des immeubles appartenant à la débi-
trice-intimée ont été affectés d'un privilège, il y eut contestation
de la part de l'intimée: cette dernière a allégué la vente desdits
immeubles et le fait qu'ils ne devaient pas être affectés d'un
privilège. Au moment où la requérante a déposé sa demande
introduite en vertu de la Règle 2400, l'acte de vente entre
l'intimée et l'opposante n'avait pas été enregistré. Aux termes
d'une autre ordonnance, l'intimée s'est vue accorder le droit de
contester par écrit la requête pour ordonnance définitive. Dans
sa contestation écrite, l'intimée a joint à la procédure l'oppo-
sante. La requérante, à son tour, produisit par la suite une
réponse écrite demandant le rejet de la contestation de
l'intimée.
Arrêt: la requête est accueillie. La Règle 2400 donne à la
Cour le pouvoir de constituer une charge immobilière jusqu'à
ce que le montant dû en conséquence d'un jugement rendu par
elle soit payé et, bien que la Cour ne puisse refuser d'exercer ce
pouvoir au vu d'une contestation, elle doit considérer le bien-
fondé de cette dernière. Puisque les Règles de la Cour fédérale
en matière d'exécution de jugement doivent être complétées par
celles qui prévalent dans la province où se trouvent les immeu-
bles, une demande présentée en vertu de la Règle 2400 doit
reconnaître le droit du débiteur en vertu d'un jugement aussi
bien que celui du tiers acquéreur à cause de la similitude entre
la Règle 2400 et certains principes juridiques québécois. Aux
termes du Code civil de la province de Québec, le rang des
hypothèques dépend de la date de l'enregistrement de l'acte,
sans égard à l'antériorité de la possession; un acquéreur qui
projette de vendre son immeuble ne peut conférer aucun titre
de propriété opposable tant qu'il n'a pas fait enregistrer son
titre. L'acte de 1974 couvrant les lots en question, invoqué par
l'intimée et l'opposante, n'a pu être enregistré. Par conséquent,
l'intimée était encore propriétaire desdits lots à la date de
l'ordonnance provisoire, et il pouvait être constituée une charge
immobilière. Le fait que l'acte sous seing privé de 1974 ait été
mentionné dans un autre acte subséquent enregistré n'y change
rien, même si la requérante a pu en avoir ainsi indirectement
pris connaissance puisqu'il n'est pas ici question de fraude.
Arrêts suivis: Adam c. Flanders (1879) 25 L.C.J. 25
(C.A.); Banque de Montréal c. St. Gelais [1966] B.R. 365,
confirmé par [1968] R.C.S. 183.
DEMANDE.
AVOCATS:
Claude Joyal pour la créancière-requérante.
Michel Demers pour la débitrice-intimée et
l'opposante.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour la
créancière-requérante.
Létourneau, Stein, Marseille, Delisle &
LaRue, Québec, pour la débitrice-intimée et
l'opposante.
Voici les motifs de l'ordonnance rendus en fran-
çais par
LE JUGE MARCEAU: Le 2 septembre 1976, la
requérante, créancière aux termes d'un jugement
de cette cour, obtenait une ordonnance provisoire
de constitution de charge immobilière sur des
biens-fonds décrits à sa requête comme étant la
propriété de l'intimée, débitrice aux termes dudit
jugement. Le dispositif de cette ordonnance,
rendue sous l'autorité de l'article 2400 des Règles
et Ordonnances générales de la Cour fédérale,
était libellé dans les termes habituels que voici:
IL EST ORDONNE QUE si des raisons suffisantes pour justifier
une décision contraire ne sont pas exposées devant la Cour
Fédérale du Canada, siégeant à Québec, au 25 rue St -Louis, le
21e jour d'octobre 1976 dix heures, lesdits immeubles soient
affectés d'un privilège pour le paiement de $61,922.79 restant à
payer en conséquence dudit jugement de même que pour le
paiement des intérêts au taux de 6% l'an sur la somme de
$55,103.72 compter du 21'ème jour de juillet 1976 jusqu'à la
date du paiement ainsi que les frais afférents à la présente
ordonnance; il est en outre ordonné que ce privilège subsiste
jusqu'à l'audition des raisons susmentionnées.
Le 21 octobre 1976, l'intimée se voyait accorder
par une autre ordonnance de la Cour le droit de
contester par écrit la requête pour ordonnance
définitive en exposant «les raisons pour lesquelles
les immeubles décrits . .. ne devraient pas être
affectés par un privilège». Effectivement, elle pro-
duisit quelques jours plus tard une contestation
écrite à laquelle elle associa une autre corporation
qu'elle présenta à la procédure comme opposante.
Sa prétention en effet était que les immeubles visés
n'étaient plus sa propriété, mais étaient devenus
celle de l'opposante. La requérante, à son tour,
produisit par la suite une réponse écrite deman-
dant le rejet de la contestation et le litige incident
ainsi défini me fut soumis pour adjudication.
Si j'ai tenu à fournir ces précisions sur l'état du
dossier, c'est pour mieux mettre en lumière les
problèmes inusités que ce dernier soulève et en
faciliter la discussion.
Sur le plan procédure d'abord, la situation res
pective des parties paraît peu claire. On peut se
demander d'une part si l'intimée a l'intérêt requis
pour contester, sa prétention étant tout simplement
qu'elle n'est pas propriétaire des lots affectés sans
autre allégation; on peut se demander d'autre part
si l'opposante de son côté peut avoir le statut
requis après avoir été simplement jointe à la procé-
dure comme si elle en était partie.
En fait, l'ambiguïté de la situation vient du
caractère tout à fait exceptionnel—surtout dans
l'optique du droit québécois—des dispositions de
cette règle de pratique 2400 sur laquelle s'appuie
la requête. Il ne s'agit pas ici d'une saisie-exécu-
tion immobilière, mais l'ordonnance de constitu
tion de charge recherchée aura une portée plus
grande que n'en a l'enregistrement d'une hypothè-
que judiciaire comme le prévoit le Code civil de la
province de Québec (article 2034 et s. et article
2121 du Code civil). «Une charge constituée par
une ordonnance en vertu du paragraphe (1) rendue
définitive en vertu de cette Règle [dit en effet le
paragraphe (9) de la règle de pratique 2400] a le
même effet que s'il s'agissait d'une charge valide
accordée en réalité par le débiteur, et la personne
créancière aux termes du jugement en faveur de
laquelle elle est accordée possède les mêmes
recours pour la faire valoir.» Une requête sous la
règle de pratique 2400 participe à mon avis à la
fois à un enregistrement d'hypothèque judiciaire et
à une action hypothécaire qui se limiterait à des
conclusions en déclaration d'hypothèque, et c'est
pourquoi je crois que dans un cas comme celui qui
se présente ici, il faut reconnaître au débiteur en
vertu du jugement aussi bien qu'au tiers qui se
prétend acquéreur l'intérêt requis pour s'y opposer.
Par ailleurs, les règles de pratique de cette cour
doivent, en matière d'exécution de jugement, être
complétées par celles qui prévalent dans la pro
vince où se trouvent les biens visés (article 56 de la
Loi sur la Cour fédérale); aussi faut-il, à mon
sens, s'inspirant de certaines dispositions du Code
civil de la province de Québec, valider l'interven-
tion de l'opposante, aussi informelle qu'elle soit, et
accepter que celle-ci participe comme telle à la
contestation de l'intimée. Voilà pour la question de
procédure.
Mais se pose aussitôt un deuxième problème
initial, plus important encore: celui de juridiction.
En fait, pas plus que le premier, les parties ne l'ont
soulevé elles-mêmes, mais le tribunal ne peut éviter
de poser la question de savoir s'il peut se prononcer
sur un litige de la nature de celui qui lui est soumis
ici. J'en suis venu à la conclusion cependant que
cette question de juridiction devait donner lieu à
une réaction positive. La règle de pratique 2400,
adoptée sous l'autorité de la Loi sur la Cour
fédérale, donne à la Cour le pouvoir de constituer
de façon définitive une charge immobilière devant
affecter certains immeubles au paiement du mon-
tant dû en conséquence d'un jugement qu'elle a
rendu; un tel pouvoir, la Cour ne peut évidemment
refuser de l'exercer au seul vu d'une contestation
et elle ne saurait, face à une contestation, accepter
de l'exercer sans d'abord juger de la valeur de
cette contestation. On ne saurait lui nier juridic-
tion pour décider du bien-fondé d'une contestation
sans rendre son pouvoir en vertu de la Règle 2400
tout à fait illusoire. En l'espèce, la Cour ne peut
recevoir la requête et prononcer l'ordonnance défi-
nitive que si elle est satisfaite que le débiteur en
vertu du jugement à exécuter est—ou est réputé
être—propriétaire des immeubles visés, ce qui
exige qu'elle puisse se prononcer sur la prétention
du tiers-intervenant qui se dit titulaire, sur lesdits
immeubles, d'un droit de propriété opposable.
Il faut donc examiner au fond la contestation de
l'intimée et de l'opposante et pour ce faire il
importe maintenant d'en préciser de façon plus
nette les éléments constitutifs.
L'intimée et l'opposante allèguent qu'en date du
4 juillet 1974 est intervenu entre elles un acte de
vente sous seing privé par lequel la première a cédé
à la seconde tous les lots visés par la demande de
constitution de charge de la requérante, lesquels
lots faisaient partie d'une vaste étendue de terrains
que la venderesse à l'acte avait acquis d'un même
propriétaire deux ans auparavant. L'intimée et
l'opposante admettent que cet acte de vente inter-
venu entre elles ne contenait pas une description
correcte et précise desdits lots, ce pourquoi du
reste il n'a pu être inscrit à l'index aux immeubles
du bureau d'enregistrement; mais elles soutiennent
que les terrains en cause n'en faisaient pas moins
partie de l'objet de la vente, et que la requérante
en a certes été informée avant le dépôt de sa
demande de constitution de charge puisque le cer-
tificat de recherche du registrateur qu'elle avait
requis et obtenu mentionnait un acte d'hypothèque
consenti par l'opposante peu auparavant, acte qui,
lui, avait été régulièrement passé et enregistré.
Ces faits que l'intimée et l'opposante invoquent
au soutien de leur contestation, la requérante ne
les contredit pas. Elle prétend néanmoins qu'ils ne
sauraient fournir une base légale aux conclusions
recherchées à l'encontre de sa requête pour l'ob-
tention d'une ordonnance définitive de constitution
de charge, et je crois qu'elle a raison.
L'intimée a acquis en 1972 des terrains décrits
sous les numéros P-105, P-106, P-106-A du cadas-
tre officiel de Ste-Foy, division d'enregistrement
de Québec. En 1973, l'intimée déposait au bureau
du cadastre un plan de subdivision d'une partie
desdits terrains, qui créait les nouveaux lots numé-
ros 105-38, 105-39, 106-26 et 106-A-27, lesquels
devenaient les seuls reconnus légalement en vertu
des dispositions non équivoques des articles 2166-
2167-2168 du Code civil de la province de Québec.
Or, comme dit ci-haut, l'acte de 1974 intervenu
entre l'intimée et l'opposante n'a pas désigné les
lots sur lesquels il portait selon leur nouvelle mais
seule désignation légale, ce pourquoi il n'a pu être
régulièrement enregistré. Il en est résulté qu'au
moment où la requérante a déposé sa demande de
constitution de charge et fait ainsi enregistrer son
droit de poursuivre le paiement de sa créance sur
lesdits lots, l'unique propriétaire enregistré de
ceux-ci était sa débitrice, l'intimée. Il est vrai que
le certificat du registrateur faisait état de l'enregis-
trement d'un acte d'hypothèque souscrit par l'op-
posante, mais cet acte était à ce moment sans effet
car il ne se rattachait à aucun titre de propriété
enregistré.
En fait, c'est tout le système d'acquisition et de
transmission des droits réels immobiliers en droit
québécois qui est ici mis en cause. Citer tous les
textes impliqués serait fastidieux. Ce qu'il faut
savoir c'est qu'aux termes du Code civil de la
province de Québec, le rang des hypothèques et
autres droits réels sur les immeubles situés dans la
province dépend de la date de l'enregistrement des
actes dont ils résultent sans égard même à l'anté-
riorité de la possession (le cas échéant) des parties
intéressées (article 2130 du Code civil). Un acqué-
reur ne peut conférer aucun droit réel opposable
sur l'immeuble dont il est devenu titulaire tant
qu'il n'a pas fait enregistrer son titre, parce qu'en
fait, auparavant, il ne détient lui-même aucun
droit de propriété qu'il puisse opposer aux tiers,
soit à ceux qui ont acquis à l'encontre de son
vendeur quelque droit sur l'immeuble et ont fait
eux enregistrer leurs titres (article 2098 du Code
civil). En l'espèce, il est clair, je le répète, que les
articles 2168 et 2176a du Code civil et 14 et 15 de
la Loi du cadastre (S.R.Q. 1964, c. 320), s'oppo-
saient à ce que l'acte de 1974 invoqué par l'intimée
et l'opposante put être régulièrement enregistré sur
les lots visés dans la requête, et ceux-ci, d'après les
inscriptions au bureau d'enregistrement, apparte-
naient toujours à l'intimée le 2 septembre 1976,
date de l'ordonnance provisoire et de l'enregistre-
ment du privilège'. La conclusion s'impose de
façon certaine et inévitable: cet acte sous seing
privé de 1974 sur lequel est basée la contestation
n'a pu conférer à qui que ce soit un titre opposable
à la requérante, et qu'il ait été mentionné dans un
autre acte subséquent enregistré n'y change rien
même si la requérante a pu en avoir ainsi indirec-
tement pris connaissance puisqu'il n'est pas ici
' On peut noter ici que la requérante a demandé à l'audition
et obtenu le droit d'amender sa réponse pour alléguer que le 10
novembre 1976, l'intimée et l'opposante avaient signé devant
notaire et fait enregistrer un avis de correction. Mais le fait n'a
pas d'importance, car d'une part on ne saurait en tirer une
admission de l'intimée et de l'opposante sur leur situation
juridique et d'autre part il est clair qu'un tel enregistrement ne
saurait se voir attribuer un effet rétroactif.
question de fraude.
Cette rigueur des lois d'enregistrement dans le
système juridique québécois touchant les droits
réels immobiliers peut paraître extrême. Elle a
cependant toujours été considérée comme néces-
saire pour la sûreté des transactions immobilières
et les tribunaux n'ont jamais hésité à appliquer les
textes strictement (voir notamment Adam c. Flan-
ders Cour d'appel (1879) 25 L.C.J. 25; Banque de
Montréal c. St. Gelais [1966] B.R. 365 confirmé
par [1968] R.C.S. 183).
La contestation de l'intimée et de l'opposante
n'est donc pas recevable. La requête sera agréée et
sera en conséquence émise une ordonnance défini-
tive de constitution de charge sur les lots décrits
dans l'ordonnance provisoire du •2 septembre 1976.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.