T-3171-75
Dollina Enterprises Limited (Demanderesse)
c.
John Michael Wilson-Haffenden, Ronald Lindsey
Smith, Harold Fenton, Eberhard Baehr et toutes
les autres personnes ayant des réclamations contre
la demanderesse, son navire le Joan W. II ou
contre le fonds constitué aux présentes
(Défendeurs)
Division de première instance, le juge Mahoney—
Vancouver, les 6, 7 et 28 avril 1976.
Droit maritime—Abordage—Défendeurs jugés fondés à
recouvrer 100% des dommages-intérêts—Total évalué à
$99,964—La demanderesse intente une action en limitation de
responsabilité—Loi sur la marine marchande du Canada,
S.R.C. 1970, c. S-9, art. 647(2)d),f) et 651(1)—Règles sur les
abordages, art. 24a), DORS/65-395—Décret sur l'équivalent
du franc-or, DORS/75-369.
Un abordage a eu lieu entre le bateau de la demanderesse et
celui des défendeurs et cette cour a statué que les défendeurs
étaient fondés à recouvrer tous les dommages-intérêts, soit
$99,964. La demanderesse a été déboutée de son appel du
rapport du protonotaire et a introduit la présente action en
limitation de responsabilité.
Arrêt: l'action est rejetée; la demanderesse ne peut pas
limiter sa responsabilité. C'est un principe fondamental que
lorsqu'un armateur engage un capitaine au sujet duquel il a de
bonnes raisons de croire qu'il possède la compétence voulue
pour exercer ses fonctions, on ne peut conclure, en l'absence
d'autres faits, à la faute ou complicité de ce propriétaire pour
les actes ou omissions du capitaine, alors que ce dernier remplit
des fonctions qui lui reviennent pleinement. Le capitaine du
bateau de la demanderesse remplissait une fonction qui entrait
pleinement dans ses attributions; cependant, la norme d'évalua-
tion sur la base de laquelle un armateur doit apprécier la
compétence d'un capitaine est celle de l'armateur ordinaire,
raisonnable. En l'espèce, il n'est pas question de complicité
mais de faute. Quand les normes adoptées par l'armateur sont
celles de l'armateur raisonnable, il s'assure, au moyen de
vérifications, que son capitaine navigue prudemment et, s'il
n'en est pas convaincu, il donne les directives appropriées. En
l'espèce, le propriétaire n'a rien fait de la sorte et a, de cette
façon, contribué à l'accident. Quant au montant auquel la
demanderesse aurait le droit de limiter sa responsabilité, les
défendeurs font valoir qu'en vertu de l'article 651(1)b) de la
Loi sur la marine marchande du Canada, il y a lieu de fixer
l'équivalent de 1,000 francs-or en dollars canadiens en tenant
compte de la date de l'abordage au motif qu'à cette date il n'y
avait pas encore de spécifications du gouverneur en conseil et
qu'il faut en conséquence se fonder sur le prix de l'or sur le
marché à cette époque conformément au principe général de
common law. Néanmoins, aucune preuve ne démontre que le
prix du marché à la date de l'abordage atteignait $91.50 l'once
troy (dont dépend le montant soulevé par les défendeurs) ni
qu'avant la proclamation du Décret sur l'équivalent du
franc-or on recourait couramment au prix du marché pour
effectuer ces calculs.
Arrêts appliqués: Lennard's Carrying Co. c. Asiatic
Petroleum Co. [1915] A.C. 705; Stein c. Le "Kathy K"
(1976) 62 D.L.R. (3°) 1; Standard Oil Co. of New York c.
Clan Line Steamers Ltd. [1924] A.C. 100 et Gatineau
Power Co. c. Crown Life Insurance Co. [1945] R.C.S. 655.
Arrêts approuvés: Le «Empire Jamaica. [1956] .2 Lloyd's
Rep. 119, [1957] A.C. 386; Le «Lady Gwendolen• [1964]
2 Lloyd's Rep. 99 (Q.B.), [1965] 1 Lloyd's Rep. 335
(C.A.), [1965] P. 294. Arrêts analysés: Le «Abadesa.
(No. 2) [1968] P. 656, [1968] 1 Lloyd's Rep. 493 et Le
*Mecca. [1968] P. 665, [1968] 2 Lloyd's Rep. 17.
ACTION.
AVOCATS:
J. R. Cunningham et P. G. Bernard pour la
demanderesse.
T. P. Cameron pour le défendeur
Wilson-Haffenden.
S. H. Lipetz pour les défendeurs Smith,
Fenton et Baehr.
PROCUREURS:
Macrae, Montgomery, Spring et Cunning-
ham, Vancouver, pour la demanderesse.
McMaster, Bray, Cameron & Jasich, Van-
couver, pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE MAHONEY: Il s'agit d'une action en
limitation de responsabilité intentée en vertu des
articles 647 et suivants de la Loi sur la marine
marchande du Canada' à la suite d'un abordage
survenu entre deux bateaux de pêche, le Joan W.
II, propriété de la demanderesse, et le All Star,
propriété du défendeur Wilson-Haffenden, dont
l'équipage était formé de Wilson-Haffenden et des
défendeurs Smith, Fenton et Baehr. Un jugement
de cette court a statué que les défendeurs, deman-
deurs dans cette action, étaient fondés à recouvrer
100% des dommages-intérêts de chacun des défen-
deurs dans cette action, savoir: la demanderesse en
l'espèce, le navire Joan W II et son capitaine,
William Crewe. La Cour a renvoyé l'affaire devant
un protonotaire pour qu'il évalue les dommages et
a accordé, en plus des dépens, un intérêt de 5% par
année à compter de la date du prononcé du juge-
ment jusqu'à celle du paiement. Outre l'intérêt, le
S.R.C. 1970, c. S-9. -
2 N° du greffe: T-1774-73.
protonotaire a évalué le total des dommages-inté-
rêts à $99,964, répartis de la façon suivante:
$74,276 à Wilson-Haffenden; $7,988 à Smith;
$9,050 à Fenton et $8,650 à Baehr. La demande-
resse en l'espèce a interjeté appel du rapport du
protonotaire et a été déboutée. Elle a alors institué
la présente action.
Ce n'est que par pure coïncidence que cette
action et l'action initiale relative à la détermina-
tion de la responsabilité résultant de l'abordage
m'ont été soumises. En fait, si ce n'était le règle-
ment d'une autre action quelques jours avant cette
audition, un autre juge de la Cour aurait présidé
cette audition. Ce commentaire est pertinent car
au moins deux des trois avocats qui ont comparu
en l'espèce semblaient croire que je tiendrais
compte de la preuve soumise aux fins de l'action
portant le n° du greffe: T-1774-73, mais non pré-
sentée dans l'affaire en instance. Je pense qu'une
telle ligne de conduite serait tout à fait irrégulière.
Plus précisément, j'estime ne pas pouvoir tenir
compte de l'Acte préliminaire déposé par l'une ou
l'autre des parties dans le cadre de l'action portant
le n° du greffe: T-1774-73. Par contre, l'avocat du
défendeur Wilson-Haffenden, s'est servi de la
transcription du témoignage du capitaine Crewe
lorsqu'il l'a contre-interrogé à l'audience de l'ac-
tion portant le n° du greffe: T-1774-73. Aucune
objection n'a été soulevée à cet égard et je consi-
dère que seuls les extraits de cette transcription qui
ont été versés au dossier de cette audience consti
tuent une preuve recevable. Les motifs de juge-
ment et le jugement que j'ai rendus dans cette
autre affaire ont été produits comme pièce, de
même que le rapport du protonotaire et le juge-
ment rejetant l'appel interjeté de ce rapport et,
compte tenu des déclarations faites aux plaidoiries,
ces documents sont nécessairement au dossier
malgré l'inobservation de l'article 23 (1) de la Loi
sur la preuve au Canada 3 . En conséquence, j'ad-
mets en preuve les copies du jugement et du
rapport relatifs à l'action portant le n° du greffe:
T-1774-73 soumises par l'avocat lors de la plaidoi-
rie et marquées pièces «B» et «C»; par contre, la
copie de l'Acte préliminaire déposé par les deman-
deurs lors de l'action initiale et marquée «A» est
irrecevable.
3 S.R.C. 1970, c. E-10.
Voici les dispositions pertinentes de la Loi sur la
marine marchande du Canada:
Limitation de responsabilité
647. (2) Le propriétaire d'un navire, ... n'est pas, lorsque
l'un quelconque des événements suivants se produit sans qu'il y
ait faute ou complicité réelle de sa part, savoir:
d) avarie ou perte de biens, autres que ceux qui sont men-
tionnés à l'alinéa b), ou violation de tout droit
(i) par l'acte ou l'omission de toute personne, qu'elle soit
ou non à bord du navire, dans la navigation ou la conduite
du navire, ...
(ii) par quelque autre acte ou omission de la part d'une
personne à bord du navire;
responsable des dommages-intérêts au-delà des montants sui-
vants, savoir:
n à l'égard de toute avarie ou perte de biens ou de toute
violation des droits dont fait mention l'alinéa d), un montant
global équivalant à 1,000 francs-or pour chaque tonneau de
jauge du navire.
651. (1) Pour l'application des articles 647 et 650
a) la jauge d'un navire de moins de trois cents tonneaux est
réputée de trois cents tonneaux; et
Les faits suivants ne sont pas contestés:
1. La demanderesse était propriétaire du Joan
W. II.
2. Norman W. Fiddler, le président et gérant de
la demanderesse, est [TRADUCTION] «la per-
sonne dont l'acte est l'acte de la compagnie
elle-même» 4 , en d'autres termes, la personne
dont la «faute ou complicité réelle», le cas
échéant doit être attribuée à la corporation
demanderesse.
3. Au moment de l'abordage du All Star, Wil-
liam Crewe était seul à naviguer le Joan W. II.
4. La jauge du Joan W. II est inférieure à 300
tonneaux.
Né à Dawson Cove (Terre-Neuve), William
Crewe a commencé à pêcher à l'âge de 11 ans sur
la Grand Banks en compagnie de son père. Durant
la Seconde Guerre mondiale, il était matelot au
service de la marine marchande norvégienne; puis,
il est retourné pêcher au large des ports de la
Nouvelle-Écosse. Peu de temps après, à l'âge de 24
4 Lennard's Carrying Co. c. Asiatic Petroleum Co. [1915]
A.C. 705, le vicomte Haldane L.C., à la p. 714.
ans, on lui confiait le commandement d'un navire
pour la première fois. Il a continué à pêcher sur la
côte Est, comme patron ou membre d'équipage,
selon l'occasion, jusqu'en 1958, époque où il s'est
installé en Colombie-Britannique. Il a travaillé
comme homme d'équipage sur des navires de
pêche de la côte Ouest jusqu'en 1962, et, de 1962 à
1965, comme patron ou membre d'équipage. En
1965, il a commencé à travailler exclusivement
comme patron et n'a cessé d'occuper ce poste au
service de différents employeurs. Il semble avoir
travaillé de façon aussi régulière que la nature de
son métier le permet, sauf en 1972, où il n'a pas du
tout pêché. Il n'a pas de brevet et il n'en a pas
besoin.
Norman W. Fiddler pêche sur la côte Ouest
depuis 1929, soit depuis l'âge de 13 ans. Depuis
1939 ou 1940, il a été capitaine à bord de divers
bateaux de pêche. Il est à l'origine de la constitu
tion en corporation de la demanderesse, en 1944. Il
détient avec son épouse la totalité des actions de
cette compagnie. A une certaine époque, Fiddler,
alors en société avec son frère, possédait et exploi-
tait 11 bateaux de pêche et était capitaine de l'un
d'eux. La preuve ne révèle pas si en 1973 Fiddler
ou la demanderesse était propriétaire ou exploitait
d'autres bateaux que le Joan W. II.
Fiddler cherchait un patron pour le Joan W II
en vue de la saison de pêche 1973, et a entendu
parler de Crewe à la B.C. Independent Co-op, une
organisation chargée de commercialiser les pêches
de ses membres et qui réunissait environ la moitié
des propriétaires indépendants de bateaux de
pêche de Vancouver. Il est entré en communication
avec Crewe parce qu'il avait la réputation d'être
[TRADUCTION] «bon producteur et bon patron».
Au contre-interrogatoire, Fiddler a reconnu que la
réputation de Crewe comme bon patron était
fondée sur le fait que personne n'avait dit du mal
de lui. Tout en prenant un café, ils ont conclu leur
marché.
Le Joan W. II a subi plusieurs réparations
durant l'hiver 1972-73. De nouvelles machines ont
été installées. Fiddler a navigué à bord du navire à
titre de membre d'équipage au cours des deux
premiers voyages de pêche de la saison 1973. Il
semble avoir agi ainsi parce qu'il s'intéressait au
rendement du navire après sa remise en état et non
parce qu'il doutait de la compétence de Crewe. De
toute façon, la preuve ne révèle aucun incident
particulier pendant ces deux voyages et Fiddler n'a
rien remarqué dans le travail de Crewe qui fut
matière à discussion. Les deux voyages suivants se
sont déroulés sans incident. L'abordage a eu lieu
au cours du cinquième voyage, peu de temps après
que le Joan W. II eut quitté Vancouver. Cinq
autres voyages furent effectués sans incident au
cours de cette même année sous le commandement
de Crewe.
Crewe affirme qu'avant l'abordage, Fiddler ne
lui a donné aucune directive au sujet de la manoeu
vre du Joan W. II. Il déclare que sinon il les aurait
respectées. D'après lui, en tant que propriétaire,
Fiddler était maître à bord. Fiddler déclare que vu
l'installation des nouvelles machines, il a suggéré à
Crewe de ne pas naviguer à grande vitesse la nuit.
Il affirme en outre avoir averti tous ses patrons de
[TRADUCTION] «ne pas courir de risques inutiles».
Au cours de ces deux voyages, d'une durée
approximative de 5 semaines, Fiddler a pu consta-
ter que Crewe savait très bien utiliser le radar et
les autres instruments de navigation dont le navire
est équipé.
Il y avait, à bord du Joan W. II, un exemplaire
de l'édition 1972 du Capt. Lillie's Coast Guide et
un journal de bord qui contenaient tous deux des
renseignements utiles à la navigation. Le Coast
Guide précise les signaux au sifflet à utiliser dans
différentes situations et paraphrase la Règle 24a)
des Règles sur les abordages alors que le journal
de bord cite textuellement la Règle 24a), sans
référence précises. Il appert que la violation de la
Règle 24a) par le Joan W II, et le défaut de
preuve selon laquelle le All Star aurait contribué à
l'abordage par sa négligence, constituent le fonde-
ment de la conclusion à l'entière responsabilité du
Joan W. II et de son patron et propriétaire.
L'abordage survint entre 2h et 2h30 le 8 mai
1973. C'était une nuit de pluies, de vents violents
et de brume intermittente. Le Joan W II et le All
Star suivaient à peu près la même route, le All
Star ayant quitté le port le premier. Le All Star se
5 DORS/65-395, C.P. 1965-1552.
Règle 24.
Rattrapage.
a) Quelles que soient les prescriptions des présentes Règles,
tout navire qui en rattrape un autre doit s'écarter de la route
de ce dernier.
déplaçait à une vitesse d'environ 7 noeuds et le
Joan W. II le suivait à une vitesse d'environ 8
noeuds. Crewe était seul dans la timonerie du Joan
W. II qui naviguait à l'aide du radar et du pilotage
automatique. A bord du All Star, Wilson-Haffen-
den avait remis la barre à Smith peu de temps
avant l'abordage et il se trouvait encore dans la
timonerie. Voici leurs constatations respectives,
telles qu'exposées dans les motifs du jugement:
Avant de remettre la barre à Smith, Wilson-Haffenden avait
d'abord aperçu le feu de mât et les feux de position d'un autre
navire légèrement à bâbord à une distance qu'il évaluait à deux
milles. Il l'aperçut à nouveau à environ ° /i mille sur l'arrière et
réalisa que c'était un chalutier. Il dit à Smith de le surveiller.
Ils l'aperçurent de nouveau à 100 verges sur bâbord et 100
pieds sur l'arrière. Il semblait dépasser sans danger. Sur ses
ordres, Smith modifia la direction d'un quart à tribord. Il
entendit ensuite Smith dire ail va nous frapper». Le feu de
position gauche du Joan W. II fut la seule chose qu'il vit
immédiatement avant la collision. Le témoignage de Smith est
dans le même sens: à un certain moment, l'autre navire sem-
blait dépasser sans danger et, lorsqu'il l'aperçut par la suite, la
collision était inévitable.
Entre-temps, Crewe avait repéré un autre navire sur son
radar. Celui-ci se trouvait à V mille sur l'avant et 1 / 4 de mille
sur tribord. Il tenta de modifier l'échelle de son radar mais, à
cause des vagues et de la pluie, il ne pouvait rien repérer. La
première chose qu'il aperçut, en regardant de la fenêtre de la
timonerie, fut l'autre navire qui se trouvait à une distance de 10
pieds. Il n'avait aperçu aucun feu. Il n'avait pas modifié sa
route. Sa vitesse était restée la même.
On doit conclure qu'avant l'abordage, il y a eu des
périodes prolongées de visibilité nulle ou presque
nulle.
Crewe a reconnu que par vitesse de croisière
sans danger on entend une vitesse qui permet
d'arrêter le navire dans les limites de visibilité. Il
est évident qu'il dépassait cette vitesse. Au contre-
interrogatoire, Fiddler a soutenu avec insistance
qu'à son avis, avant l'abordage, Crewe avait navi-
gué en bon marin. Il considère qu'une vitesse de 8
noeuds est raisonnable lorsque la visibilité est nulle;
il déclare qu'à cette vitesse, le Joan W. II pouvait
être arrêté dans un espace de trois longueurs de
bateau si nécessaire. A certains moments, la visibi-
lité était réduite à une longueur de bateau. Ni
Crewe ni Fiddler n'ont admis qu'une veille supplé-
mentaire était nécessaire et que le sifflet aurait dû
être actionné. Je suis enclin à croire qu'en l'espèce,
une veille supplémentaire n'aurait pas amélioré la
situation.
Il est évident que la façon de naviguer de Crewe
satisfaisait aux normes de Fiddler et il n'est donc
pas surprenant qu'après l'avoir observé pendant
près de 5 semaines en mer, Fiddler ait jugé inutile
de lui donner des instructions ou des directives à
cet égard. Il se peut fort bien que les normes
adoptées par Crewe et Fiddler correspondent aux
normes de la majorité des pêcheurs de la côte
Ouest. Les normes de Wilson-Haffenden ne
devaient pas être très différentes. Du point de vue
de la responsabilité, la distinction repose sur le fait
que le All Star a été rattrapé par le Joan W. II et
non l'inverse.
J'admets le principe fondamental que lorsqu'un
armateur engage un capitaine au sujet duquel il a
de bonnes raisons de croire qu'il possède la compé-
tence voulue pour exercer ses fonctions, on ne peut
conclure, en l'absence d'autres faits, à la faute ou
complicité de ce propriétaire pour les actes ou
omissions du capitaine, alors que ce dernier a
rempli une fonction qui lui revenait pleinement 6 .
En l'espèce, Crewe accomplissait une fonction qui
entrait pleinement dans ses attributions, soit
manoeuvrer le Joan W. II. Cependant, la norme
d'évaluation sur la base de laquelle un propriétaire
doit apprécier la compétence d'un capitaine afin
d'être en mesure de conclure à son entière compé-
tence n'est pas subjective; il s'agit de la norme du
propriétaire ordinaire, raisonnable.
Le Lady Gwendolen comptait parmi les trois
navires appartenant à la Guinness brewing et ser-
vait à transporter ses produits sur la mer d'Irlande
jusqu'à des ports en Angleterre. Le 10 novembre
1961, par brouillard intense, un abordage s'est
produit avec un navire qui avait jeté l'ancre. La
responsabilité fut admise et l'action' portait sur la
limitation de responsabilité. L'alter ego de la cor
poration demanderesse avait été son maître bras-
seur jusqu'en janvier 1961, époque où il en est
devenu le gérant adjoint. En Cour d'appel, le lord
juge Sellers a déclaré 8 :
6 Le Empire Jamaica [1957] A.C. 386; [1956] 2 Lloyd's
Rep. 119.
7 Le «Lady Gwendolen» [1965] P. 294; [1964] 2 Lloyd's Rep.
99 (Q.B.); [1965] 1 Lloyd's Rep. 335 (C.A.).
8 [1965] P. 294 la page 333; [1965] 1 Lloyd's Rep. 335 la
page 339.
[TRADUCTION] Le fait que la fabrication de la bière soit la
principale activité de l'entreprise des demandeurs et que ces
derniers ne possèdent les trois navires que de façon accessoire à
leur entreprise, dans le seul but de distribuer leur produit, ne
constitue pas une excuse.
En leur qualité de propriétaires de navires, ils doivent être
jugés en fonction du comportement d'un armateur moyen rai-
sonnable dans la direction et la surveillance d'un navire ou
d'une flotte de navires. La sécurité des vies en mer doit être l'un
des premiers soucis d'un armateur. Cette sécurité exige un
navire en bon état de navigabilité, un équipage convenable,
mais aussi une navigation prudente.
Dans l'arrêt Stein c. Le Kathy« K. » 9 , se pronon-
çant sur la demande reconventionnelle d'un arma-
teur qui cherchait à limiter sa responsabilité, le
juge Ritchie de la Cour suprême du Canada a
déclaré:
L'obligation qui incombe aux propriétaires du navire est
lourde et ils ne peuvent pas s'en acquitter en démontrant que
leurs actes ne constituent pas [TRADUCTION] «l'unique cause
ou la cause secondaire ou la cause principale» du malheureux
accident.
Il a souscrit à l'énoncé suivant du vicomte
Haldane i 0 :
[TRADUCTION] Ils doivent démontrer que l'événement s'est
produit sans qu'il y ait faute ou complicité de leur part.
En l'espèce, il n'est pas question de complicité
mais de faute. Je ne doute pas que si les normes de
navigation du Joan W. II adoptées par Fiddler
avaient été celles de l'armateur ordinaire et raison-
nable plutôt que les siennes, qui correspondent
apparemment aux normes adoptées par le proprié-
taire ordinaire et indépendant de bateaux de pêche
de la côte Ouest, il se serait bien assuré que Crewe
connaissait les pratiques d'une navigation prudente
selon les différentes circonstances qui auraient pu
surgir et il l'aurait obligé, par des directives, à
observer ces pratiques. Dans un tel cas, l'expé-
rience de Crewe comme patron sur un bateau de
pêche et ses observations au cours de deux voyages
sans incident ne lui auraient pas suffi. Plus précisé-
ment, un armateur ordinaire et raisonnable s'as-
sure que le capitaine qu'il engage sait qu'une
vitesse de 8 noeuds dans des conditions de visibilité
nulle ou presque nulle constitue une négligence, si
ce n'est de l'inconscience, et qu'il agit en consé-
quence. Il s'assure que, si pour quelque raison, le
radar cessait de détecter les objets à proximité, le
9 (1976) 62 D.L.R. (3e) 1 à la page 13.
10 Standard Oil Co. of New York c. Clan Line Steamers Ltd.
[1924] A.C. 100 à la p. 113.
capitaine naviguerait à une vitesse lui permettant
d'arrêter le bateau dans les limites de visibilité,
qu'il ait cru nécessaire ou non dans les circons-
tances d'exercer une veille supplémentaire. L'ar-
mateur moyen raisonnable s'assure, au moyen de
vérifications, que son capitaine navigue prudem-
ment et, s'il n'en est pas convaincu, donne les
directives appropriées. Fiddler n'a rien fait de la
sorte et son omission constitue une faute qui a
contribué à l'accident.
Dans leur défense, les défendeurs plaident que si
l'on concluait que la demanderesse avait le droit de
limiter sa responsabilité, le montant du fonds
devrait s'élever à $51,870 et non à $25,020 comme
le prétend la demanderesse.
La Loi sur la marine marchande du Canada
prévoit:
651. (1) Pour l'application des articles 647 et 650
b) le gouverneur en conseil peut par décret spécifier, à
l'occasion, les montants qui sont censés être respectivement
les équivalents de 3,100 francs-or et de 1,000 francs-or.
Le gouverneur en conseil ne s'est pas prévalu de ce
pouvoir avant d'adopter le Décret sur l'équivalent
du franc-or" en octobre 1975. Il spécifie que le
montant de $83.40 est censé être l'équivalent de
1,000 francs-or. En vertu de l'article 651(1)a) de
la Loi, la jauge du Joan W. II étant inférieure à
300 tonneaux, elle est réputée être de 300 ton-
neaux; le montant de $25,020 soumis par la
demanderesse équivaut à 300 fois $83.40.
Les défendeurs font valoir qu'il y a lieu de fixer
l'équivalent de 1,000 francs-or en dollars cana-
diens en tenant compte de la date de l'abordage,
soit le 8 mai 1973, au motif qu'à cette date les
spécifications du gouverneur en conseil n'étaient
pas encore en vigueur, et qu'il faut en consé-
quence, se fonder sur le prix de l'or sur le marché à
cette époque pour évaluer les dommages-intérêts.
Ceci est conforme au principe général de common
law en vertu duquel, lorsque les dommages-intérêts
sont calculés dans une autre devise que celle du
pays du tribunal, la date à laquelle les dommages
" DORS/75-639, C.P. 1975-2579.
sont survenus représente la date appropriée aux
fins de la conversion de cette devise en monnaie du
pays 12 . En revanche, la demanderesse soutient
qu'il faut considérer le Décret sur l'équivalent du
franc-or comme une question de procédure et non
commme une question législative. Elle cite deux
arrêts anglais: Le «Abadesa» (No. 2) 13 et Le
«Mecca» 14 . Les faits pertinents sont très sembla-
bles dans chaque affaire. En 1958, un décret pro-
clamait que l'équivalent de 1,000 francs-or en
livres sterling se chiffrait à £23 13s. 27/32d. C'est
après cette proclamation que les navires en ques
tion ont subi des dommages et que la responsabi-
lité a été établie. Mais les actions en limitation de
responsabilité intentées par les armateurs étaient
pendantes lorsque survint, le 18 novembre 1967, la
dévaluation de la livre sterling. Le 24 novembre
1967, pour tenir compte de cette dévaluation, un
décret proclamait que l'équivalent se chiffrait
maintenant à £27 12s. 9 1 d. La Cour saisie de ces
actions en limitation de responsabilité a statué que
l'équivalent applicable était celui en vigueur à la
date de l'évaluation des dommages-intérêts et non
à la date de l'avarie.
Puisque je conclus que la demanderesse n'a pas
droit à cette limitation de responsabilité, il n'aurait
normalement pas été nécessaire d'élaborer sur le
sujet. Il s'agit uniquement d'une question de droit
et mes conclusions de fait ne devraient pas être
retenues s'il advenait qu'un tribunal d'instance
supérieure saisi de cette question décide que la
demanderesse avait droit à une limitation de res-
ponsabilité. Néanmoins, j'estime pertinent de sou-
ligner qu'aucune preuve ne démontre que le prix
de l'or sur le marché à la date de l'abordage
atteignait $91.50 l'once troy. Le calcul du montant
de $51,870 dépend entièrement de ce prix. En
outre, la preuve ne démontre pas qu'avant la pro
clamation du Décret sur l'équivalent du franc-or
on recourait couramment au prix de l'or sur le
marché pour effectuer ces calculs au Canada.
Dans sa plaidoirie, l'avocat des défendeurs a
affirmé que c'était l'usage mais l'avocat de la
demanderesse a prétendu le contraire; or, je le
répète, cette pratique n'a pas été prouvée.
12 Gatineau Power Co. c. Crown Life Insurance Co. [1945]
R.C.S. 655.
13 [1968] P. 656; [1968] 1 Lloyd's Rep. 493.
14 [1968] P. 665; [1968] 2 Lloyd's Rep. 17.
J'en viens maintenant à la question des dépens.
D'après le dossier, il appert que T. P. Cameron est
l'avocat de tous les défendeurs et que les membres
de son cabinet en sont les procureurs. C'est ainsi
qu'ils étaient représentés dans l'action portant le n°
du greffe: T-1774-73. A l'ouverture de cette audi
tion, il a déclaré représenter le défendeur Wilson-
Haffenden seulement et a indiqué que S. H. Lipetz
était l'avocat des autres défendeurs. J'ai cherché
en vain dans le dossier un document établissant
que les autres défendeurs ont respecté la Règle
300(5) lorsqu'ils ont changé d'avocat. Je dois ajou-
ter que je ne vois pas pourquoi la demanderesse
devrait supporter les frais d'une double représenta-
tion des défendeurs.
Tous les avocats ont demandé une adjudication
des dépens en l'espèce selon le tarif d'une action de
la classe III. Cela est approprié.
L'action est rejetée. Les défendeurs ont droit à
un seul mémoire de frais établi selon le tarif d'une
action de la classe III.
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