T-3366-72
Wilfrid Nadeau Inc. (Demanderesse)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Walsh—
Québec, le 30 novembre et le 1" décembre 1976;
Ottawa, le 20 janvier 1977.
Couronne—Préjudice—La responsabilité apparaît-elle seu-
lement lorsqu'une obligation est due?—Contrat adjugé à un
plus haut soumissionnaire que la demanderesse—Les préposés
de la Couronne ont-ils fait des recommandations inexactes?—
Le Conseil du Trésor a-t-il agi exclusivement d'après ces
recommandations?—Loi sur les travaux publics, S.R.C. 1970,
c. P-38, art. 16(2) Loi sur l'administration financière, S.R.C.
1970, c. F-10, art. 34—Règlement sur les marchés de l'État,
art. 7(2) Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C.
1970, c. C-38—Code civil du Québec, art. 1053.
La demanderesse prétend que les préposés de la Couronne
ont fait preuve de négligence et que les renseignements qu'ils
ont fournis au Conseil du Trésor concernant son aptitude à
exécuter un contrat, sont faux. Selon elle, ils auraient dû
indiquer dans leurs recommandations au Conseil du Trésor, la
méthode qu'ils ont employée pour calculer le coût final d'un
marché. La défenderesse prétend que la Loi sur la responsabi-
lité de la Couronne prévoit contre les préposés de la Couronne
des actions individuelles, mais pas d'actions collectives.
Arrêt: l'action est rejetée. La demanderesse n'a pas réussi à
prouver que les recommandations faites au Conseil du Trésor
étaient fautives ou préjudiciables. Les opinions exprimées par
les préposés de la Couronne sont peut-être discutables, mais la
demanderesse n'a produit aucune preuve montrant qu'elles ont
été inspirées par la malveillance ou des motifs d'ordre politique.
Arrêt analysé: La Reine c. Wilfrid Nadeau Inc. [1973]
C.F 1045. Distinction faite avec l'arrêt: Cleveland -Cliffs
SS. Co. c. La Reine [1957] R.C.S. 810.
ACTION.
AVOCATS:
R. Bélanger, c.r., pour la demanderesse.
J. C. Ruelland et J. M. Aubry pour la
défenderesse.
PROCUREURS:
Raynold Bélanger, Québec, pour la
demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour la
défenderesse.
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE WALSH: La présente action provient de
l'adjudication par le ministre des Affaires indien-
nes et du Nord canadien, avec l'approbation du
Conseil du Trésor requise par la loi, d'un marché
visant la construction d'environ cinq milles de
route dans le Parc national de la Mauricie au
Québec (marché pour lequel la demanderesse a
soumissionné un prix de $984,864 et rempli toutes
les autres conditions) à un autre soumissionnaire,
A. Plamondon & Fils Inc., qui est le second plus
bas soumissionnaire, mais dont l'offre, toutefois, se
situe à $988,512, soit une différence de $4,000 en
plus. La demanderesse réclame des dommages-
intérêts de $285,928 qui, selon elle, représentent le
profit qu'elle aurait réalisé sur le contrat et un
montant supplémentaire de $100,000 parce que,
étant convaincue que le marché lui serait adjugé,
elle n'a pas accepté d'autres commandes pour l'hi-
ver et s'est retrouvée avec un personnel et un
équipement inactifs pour une longue période.
La demanderesse a présenté son offre le 22 août
1972 et y a joint le dépôt requis de $62,000. La
clause 20 des Instructions aux soumissionnaires
comprenait la condition habituelle: «Le Ministre se
réserve le droit de rejeter une ou toutes les offres et
n'est pas tenu d'accepter l'offre la plus basse ni
toute autre offre.» A première vue, il semble que
cette clause règle la question; mais, le ler février
1973, le juge Noël, alors juge en chef adjoint, a
rejeté une requête qui, se fondant sur cette clause,
sollicitait la radiation de la demande au motif
qu'elle ne révélait aucune cause d'action. Ce rejet
a fait l'objet d'un appel et, par arrêt du 26 novem-
bre 1973, la Cour d'appel a confirmé le jugement'.
En plus de signaler qu'il aurait été peut-être plus
correct de soulever cet argument en demandant
qu'il soit statué sur un point de droit en vertu de la
Règle 474 de cette Cour, le jugement d'appel a
souligné que lorsque l'intimée (c'est-à-dire la
demanderesse) aura procédé à un interrogatoire
préalable, il pourra s'avérer que ce qui a été plaidé
constitue un cas soutenable de faute en vertu de
l'article 1053 du Code civil du Québec. Le savant
juge en chef Jackett, dans la rédaction de ses
motifs, déclare à la page 1046:
' [1973] C.F. 1045.
On peut pour le moins soutenir qu'une personne induite à
devenir soumissionnaire pour un marché de construction par
concours dont l'issue était «fixée» dès le début, a une réclama-
tion en vertu de l'article 1053 pour toutes dépenses ou pertes
directement imputables aux faits qu'elle a été invitée à devenir
soumissionnaire dans un concours de ce genre. On ne peut donc
pas dire qu'il est manifeste que les allégations dont la déclara-
tion en l'espèce fait état ne révèlent aucune cause d'action.
En outre, déterminer si l'article 7(2) du Règlement sur les
marchés de l'État, 2 qui exige l'autorisation du Conseil du
Trésor pour «ne pas tenir compte de la plus basse soumission»,
confère un droit au plus bas soumissionnaire, est aussi une
question pour laquelle un juge de première instance peut à bon
droit considérer qu'une simple requête en radiation en vertu de
la Règle 419 ne permet pas de donner une solution appropriée,
la réponse correcte à cette question ne pouvant ressortir que
d'un débat plus poussé.
Outre la disposition précitée du Règlement sur les
marchés de l'État, l'obligation d'obtenir une
approbation spéciale lorsque le marché n'est pas
adjugé au plus bas soumissionnaire, figure à l'arti-
cle 16(2) de la Loi sur les travaux publics 3 , dont
voici le libellé:
16. (2) Dans tous les cas où le Ministre juge qu'il n'est pas à
propos de confier l'entreprise au plus bas soumissionnaire, il
doit signaler le fait au gouverneur en conseil et obtenir son
autorisation avant d'écarter la plus basse soumission.
En vertu de l'article 3 de la Loi sur l'administra-
tion financière', le Conseil du Trésor constitue un
comité du Conseil privé de la Reine pour le
Canada et, en vertu du paragraphe (3) de son
article 5, le gouverneur en conseil peut l'autoriser à
exercer un de ses pouvoirs, notamment celui qu'il
détient en vertu de l'article 34 de ladite loi. Cet
article traite du pouvoir conféré au gouverneur en
conseil d'édicter des règlements relatifs aux condi
tions auxquelles les contrats peuvent être passés et
d'ordonner qu'aucun contrat requérant des paie-
ments supérieurs aux montants spécifiés par le
gouverneur en conseil ne soit conclu, sauf s'il a été
approuvé par lui-même ou le Conseil du Trésor. Il
semble qu'en l'espèce, aux fins d'adjudication du
2 Le paragraphe 7(2) du Règlement sur les marchés de l'État
alors applicable [DORS/64-390] est rédigé dans les termes
suivants:
(2) Lorsque des soumissions ont été obtenues en confor-
mité du paragraphe (1), et que l'autorité contractante ne
juge pas opportun d'adjuger l'entreprise au plus bas soumis-
sionnaire, l'autorité contractante doit obtenir du Conseil du
Trésor l'autorisation de ne pas tenir compte de la plus basse
soumission.
3 S.R.C. 1970, c. P-38.
4 S.R.C. 1970, c. F-10.
marché, l'approbation du Conseil du Trésor ait eu
la même force et le même effet que celle du
gouverneur en conseil. L'article 28 de la Loi sur la
Cour fédérale, qui donne à la Cour d'appel des
pouvoirs d'examen étendus sur les décisions ren-
dues par les offices, les commissions ou les autres
tribunaux fédéraux, déclare en particulier dans son
paragraphe (6):
Nonobstant le paragraphe (1), aucune procédure ne doit être
instituée sous son régime relativement à une décision ou ordon-
nance du gouverneur en conseil, du conseil du Trésor, d'une
cour supérieure ou de la Commission d'appel des pensions ou
relativement à une procédure pour une infraction militaire en
vertu de la Loi sur la défense nationale.
A fortiori, la Division de première instance n'a
certainement pas le droit d'examiner une telle
décision.
Dans les présentes procédures, la demanderesse
ne peut donc pas se fonder sur la décision du
Conseil du Trésor d'adjuger le marché à A. Pla-
mondon & Fils Inc., plutôt qu'à elle-même, mais il
lui faut apporter la preuve que les préposés de la
Couronne ont commis une faute en rédigeant leurs
recommandations au Conseil du Trésor sur les-
quelles celui-ci a basé sa décision, et que lesdites
recommandations non seulement étaient fausses,
incomplètes ou trompeuses, mais encore ont
entraîné l'approbation du Conseil du Trésor et que,
sans elles, celui-ci aurait accordé la préférence à
son offre. Le fardeau de la preuve qui pèse sur la
demanderesse est évidemment très lourd, mais, vu
la décision de la Cour d'appel elle est en droit de
tenter de s'en acquitter.
L'article 1053 du Code civil du Québec est
rédigé dans les termes suivants:
Toute personne capable de discerner le bien du mal, est
responsable du dommage causé par sa faute à autrui, soit par
son fait, soit par imprudence, négligence ou inhabileté.
Ce texte n'est pas sensiblement différent des règles
de préjudice du common law et la demanderesse
fait valoir que les actes d'«imprudence» ou de
«négligence» peuvent suffire à fonder une action en
dommages-intérêts. La défenderesse s'est référée à
l'article 3(1)a) et à l'article 4(2) de la Loi sur la
responsabilité de la Couronnes rédigés respective-
ment dans les termes suivants:
5 S.R.C. 1970, c. C-38.
3. (1) La Couronne est responsable des dommages dont elle
serait responsable, si elle était un particulier majeur et capable
a) à l'égard d'un délit civil commis par un préposé de la
Couronne,...
4. (2) On ne peut pas exercer de recours contre la Cou-
ronne, en vertu de l'alinéa 3(1)a) à l'égard d'un acte ou d'une
omission d'un préposé de la Couronne, sauf si, indépendam-
ment de la présente loi, l'acte ou l'omission eût donné ouverture
à une poursuite en responsabilité délictuelle contre ce préposé
ou sa succession.
et a prétendu que puisque aucune allégation de
faute spécifique ne visait un préposé de la Cou-
ronne désigné nommément, la présente action ne
pouvait pas être dirigée contre la Couronne. Je
n'irai pas aussi loin en interprétant les dispositions
limitatives de l'article 4(2), car il me semble que la
Couronne peut aussi être déclarée responsable
pour un acte ou une omission de caractère collectif
imputable à plusieurs de ses préposés, dont les
actes ou omissions ont contribué, même dans une
faible mesure, à la prétendue faute dont découle la
recommandation qui, selon la demanderesse, a été
la cause ou l'origine des dommages. Cette inter-
prétation n'entraîne pas de conflit apparent entre
la Loi sur la responsabilité de la Couronne et
l'article 1053 du Code civil du Québec, tel qu'il
s'applique aux faits de la présente cause.
La recommandation adressée au Conseil du
Trésor, qui a entraîné l'adjudication du marché à
A. Plamondon & Fils Inc. contenait sur la deman-
deresse les commentaires suivants:
[TRADUCTION] La capacité financière et la capacité de cons
truction du plus bas soumissionnaire, Wilfrid Nadeau Inc., ont
été vérifiées à partir de diverses sources, afin d'établir son
aptitude à exécuter un projet de cette importance.
Il s'agit d'une entreprise extrêmement complexe, qui requiert
des qualifications spéciales et un équipement approprié.
Bien que le plus bas soumissionnaire ait mené à bien des
marchés courants de construction de route, de l'ordre de $200,-
000 à $500,000, il est douteux qu'il puisse exécuter un marché
de cette valeur et de cette complexité.
Il ressort de tous les rapports que son équipement n'est ni
suffisant ni assez spécialisé pour effectuer des travaux qui
exigent une exécution rapide.
Ses moyens financiers se sont récemment améliorés, paraît-il,
mais son dossier compte plusieurs brefs émis contre lui en
faveur de fournisseurs et sous-entrepreneurs et précédemment,
en 1966, il a fait une offre de compromis à 20 cents le dollar à
ses créanciers, offre que la majorité d'entre eux ont accepté.
Si le Ministère est obligé d'accepter le plus bas soumission-
naire, il faudra prévoir une surveillance supplémentaire sur
place, afin de s'assurer que le devis descriptif et les conditions
d'achèvement seront respectés, ce qui augmentera le coût total
du projet.
La demanderesse prétend que ces renseignements
sont faux, tant en ce qui concerne ses qualifica
tions que sa situation financière.
Au procès, Henri Gélinas, ingénieur qui était à
l'époque un employé de la demanderesse, a déclaré
dans sa déposition qu'avant de soumissionner, il
avait examiné les plans et parcouru à pied l'empla-
cement. La compagnie disposait de l'équipement et
du personnel appropriés et était parfaitement en
mesure d'exécuter le marché dans le délai d'un an
alloué. Toutes les fournitures pouvaient être rapi-
dement obtenues. A ses yeux, le projet en question
était de type courant et même à bien des égards
plus facile que d'autres projets exécutés par la
compagnie car, s'agissant d'une nouvelle route, elle
n'aurait pas été gênée par la circulation, comme
dans les travaux d'élargissement ou d'amélioration
de routes existantes qui lui avaient été confiés. La
compagnie a remué 11 ou 12 fois plus de terre à
l'occasion d'autres projets. Il a présenté un tableau
indiquant qu'en 1972 et 1973, elle a effectué des
travaux de voirie pour une valeur totale de
$3,602,572 et un autre tableau indiquant que si
elle avait été capable de le faire aux prix unitaires
fixés pour le marché en question, ses travaux
auraient été en 1972 de l'ordre de $2,789,700 et,
en 1973, de l'ordre de $3,022,517. En effet, les
prix unitaires fixés pour le projet de la Mauricie
sont plus élevés que ceux fixés pour les projets
routiers adjugés par le gouvernement provincial,
qui comportaient de gros volumes de terrassement
et de fournitures de matériaux de construction de
route, ce qui explique que les prix unitaires aient
été inférieurs. Il a calculé que la demanderesse
aurait réalisé sur ledit marché un profit total de
$285,928 et a indiqué qu'après le dépouillement
des offres, s'étant aperçue que la sienne était la
plus basse, elle n'avait pas soumissionné pour d'au-
tres marchés et s'était alors trouvée au printemps
1973 dans l'obligation de faire une offre très basse
pour obtenir certains travaux, afin de garder son
équipement en activité. Il lui a fallu attendre
jusqu'à l'automne 1973 pour obtenir un autre
marché important, ce qui s'est traduit en définitive
par une nouvelle perte de $100,000. Lorsque la
compagnie a soumissionné pour le marché en ques
tion, tous les projets qu'elle avait entrepris au
printemps 1972 étaient presque finis, en sorte que
son équipement était disponible pour les travaux
d'hiver y afférents, qui auraient alors pu être
exécutés rapidement.
Le dépouillement des offres a été fixé au 22 août
1972, mais par télégramme du 30 août, G. J.
Bowen, Directeur des services techniques du
Ministère, a avisé la compagnie que le délai d'ac-
ceptation de l'offre était prorogé au 21 octobre
1972, en vertu de l'article 11 de l'appel d'offres qui
autorisait une telle prorogation. Le 28 septembre
1972, le Conseil du Trésor a autorisé l'adjudica-
tion du marché à A. Plamondon & Fils Inc., en se
fondant sur la recommandation du ministère des
Affaires indiennes et du Nord canadien, en date
du 19 septembre 1972. Le 3 octobre 1972, le
chèque de dépôt d'un montant de $62,000 qui
accompagnait la soumission de la demanderesse,
lui a été retourné avec une lettre d'envoi émanant
de Bowen. En réponse à un télégramme de la
demanderesse où elle demandait pour quelles rai-
sons sa soumission avait été refusée, Bowen l'a
informée par lettre du 12 octobre 1972, qu'avant
d'adjuger à un entrepreneur un marché de cette
importance et de cette complexité, le Ministère fait
une enquête sur son expérience en matière de
construction et ses moyens financiers. Or, en l'oc-
currence, il est ressorti de l'enquête que la compa-
gnie demanderesse n'avait pas encore exécuté une
entreprise de cette importance et de cette com-
plexité, que ses actifs disponibles étaient un peu
trop limités et aussi qu'elle avait eu certaines
difficultés financières. En conséquence, il avait été
décidé, vu la nature de l'entreprise et ses aspects
écologiques, d'adjuger le contrat à A. Plamondon
& Fils Inc., de Grand'mère, qui avait exécuté avec
succès des travaux d'une égale importance et dont
la situation financière était satisfaisante. Il attirait
aussi l'attention sur l'article 20 du contrat, où il
était stipulé que le Ministère se réservait le droit
de refuser une offre et n'était pas tenu d'accepter
l'offre la plus basse ni toute autre offre.
Le témoin Gélinas a déposé qu'entre le 22 août
et le 9 octobre, aucun préposé de la Couronne ne
l'avait informé qu'il planait un doute sur la capa-
cité de la demanderesse à exécuter l'entreprise, la
lettre du 12 octobre ayant constitué le premier avis
à cet effet. Personne non plus ne lui a demandé de
renseignements complémentaires sur la situation
financière de la compagnie. Il a déclaré qu'Albert
Nollet, ingénieur du ministère des Affaires indien-
nes, lui avait dit dans son bureau de Québec, que
lesdits commentaires sur la demanderesse n'éma-
naient pas de lui.
Plusieurs personnes ont été appelées à témoigner
sur la capacité et la stabilité financière de la
demanderesse. Roland Labrie, qui en 1972 était
comptable pour le ministère de la Voirie de la
province de Québec, a déclaré dans sa déposition
qu'il connaissait la compagnie demanderesse qui
était considérée comme importante, et qu'il n'avait
jamais eu besoin d'émettre de chèques collectifs à
son crédit et à celui d'un sous-entrepreneur,
comme il l'a souvent fait pour d'autres entrepre
neurs, dont la situation financière était moins
solide.
Alexandre Phabert, qui était à l'époque direc-
teur de la Banque Provinciale à Lévis, banque qui
a visé le chèque de $62,000 déposé par la deman-
deresse avec sa soumission, a témoigné que celle-ci
traitait régulièrement avec la banque et que si le
marché lui avait été adjugé, elle l'aurait certaine-
ment cédé à la banque contre des avances, ce qui
est la pratique normale. La banque a régulière-
ment financé les marchés de la demanderesse et
considère que sa réputation est bonne. Elle lui a
consenti certaines avances jusqu'à concurrence de
$475,000.
Jules Simard, qui en 1972 était ingénieur du
ministère des Transports au Québec, a déclaré
avoir reçu un appel téléphonique d'un fonction-
naire du ministère des Affaires indiennes et lui
avoir indiqué que la compagnie demanderesse
avait auparavant effectué des travaux pour son
Ministère et rempli toutes ses obligations. Il a
ajouté qu'en tant qu'ingénieur, il ne considérait
pas que le marché en question présentait de diffi-
cultés particulières.
Albert Nollet, qui était en 1972 ingénieur au
ministère des Affaires indiennes et du Nord cana-
dien, a déclaré dans sa déposition qu'il avait tra-
vaillé au bureau régional de Québec pendant plu-
sieurs années et qu'on lui avait demandé de faire
une enquête sur la firme Nadeau. Il était à Québec
depuis 1967 et le nom de la compagnie ne lui était
pas inconnu tout en ne lui étant pas aussi familier
que certains autres. Il a alors procédé à des enquê-
tes auprès de plusieurs de ses collègues, qui lui ont
conseillé de communiquer avec le ministère provin
cial d:, la Voirie et l'Hydro-Québec. Cette dernière
l'a informé qu'elle avait conclu avec ladite compa-
gnie un petit marché, qui n'était pas encore ter-
miné, et qu'elle la considérait comme un entrepre
neur compétent, car elle avait maintenant à son
emploi un ingénieur à plein temps. De son côté, le
ministère de la Voirie lui a confirmé qu'il n'avait
pas eu de difficultés financières avec la firme
Nadeau. Nollet a transmis ces renseignements à
Ottawa. On lui a montré une lettre du 15 septem-
bre 1972 adressée à G. J. Bowen, Directeur des
services techniques, et écrite par A. B. Sainthill
pour le compte de J. G. Champagne, Chef intéri-
maire de la Division des services des finances et de
l'administration. Cette lettre est censée donner
l'essentiel du rapport que Nollet a fait par télé-
phone sur ses enquêtes auprès de l'Hydro-Québec
et du ministre des Travaux publics. A propos des
renseignements que Nollet aurait reçus de ce der-
nier, la lettre dit [TRADUCTION]: «Cet organisme
considère que Nadeau est financièrement et tech-
niquement capable d'entreprendre des projets de
voirie jusqu'à concurrence de $1,000,000, mais
pense que, pour des marchés plus importants, spé-
cialement ceux qui exigent une exécution accélé-
rée, elle risque de se heurter à des difficultés dues
au manque d'équipement et d'organisation appro-
priés». En face du nombre $1,000,000, le mot
«moitié» est écrit à l'encre avec des initiales dans la
marge identifiées comme celles de Champagne.
Dans la seconde page de la lettre, on peut lire:
[TRADUCTION] M. Nollet est en train d'enquêter auprès d'au-
tres organismes pour lesquels cet entrepreneur a effectué des
travaux de construction de route. Si les renseignements recueil-
lis ne concordent pas avec ce qui précède, il en informera
personnellement M. Bowen, dès qu'ils seront en sa possession.
Si l'on en juge par les renseignements reçus jusqu'à maintenant,
Wilfrid Nadeau Incorporated devrait être capable d'exécuter le
marché en question, pourvu qu'elle complète son équipement et
son organisation. Ces questions pourraient être réglées de façon
satisfaisante en rencontrant les dirigeants de Nadeau avant de
procéder à l'adjudication.
Donc, à la date du 15 septembre 1972, les
rapports faits à Bowen ne s'opposaient nullement à
l'adjudication du marché à la compagnie deman-
deresse. Malgré cela, le 19 septembre 1972, le
ministère des Affaires indiennes et du Nord cana-
dien recommandait au Conseil du Trésor de l'adju-
ger à A. Plamondon & Fils Inc. Ladite recomman-
dation porte en haut le nom de A. B. Sainthill, en
sa qualité de Chef de la gestion des contrats pour
le ministère des Affaires indiennes. Néanmoins, il
a affirmé dans sa déposition ne pas l'avoir person-
nellement vérifiée ni signée ni initialée, car il était
alors sur un projet spécial. A cette époque, Cham
pagne était son surveillant et avait lui-même pour
supérieur hiérarchique, Bowen. Il a communiqué
avec Nollet, mais n'est pas intervenu autrement
dans le projet. Le document en question a été
rédigé par W. E. Allen. Il porte d'ailleurs ses
initiales, ainsi que celles de Champagne et de
Thompson, ce dernier, selon ses dires, faisant sim-
plement partie du processus administratif. A son
avis, Allen et Champagne assument toute la res-
ponsabilité des termes du rapport.
Au cours de sa déposition, Raymond Phillips, un
fonctionnaire du Conseil du Trésor a admis que le
Conseil du Trésor avait reçu d'autres documents
pertinents en sus de la recommandation officielle,
mais qu'il ne les avait pas avec lui. L'avocat de la
Couronne s'est opposé à leur production et a pré-
senté à cet effet un affidavit de l'honorable Jean-
Pierre Goyer rédigé en vertu de l'article 41(2) de
la Loi sur la Cour fédérale, dont voici le libellé:
41. (2) Lorsqu'un ministre de la Couronne certifie par affi
davit à un tribunal que la production ou communication d'un
document serait préjudiciable aux relations internationales, à la
défense ou à la sécurité nationale ou aux relations fédérales-
provinciales, ou dévoilerait une communication confidentielle
du Conseil privé de la Reine pour le Canada, le tribunal doit,
sans examiner le document, refuser sa production et sa
communication.
Bien que M. Goyer ne fût pas alors ministre des
Affaires indiennes et du Nord canadien, son affi
davit n'en est pas moins conforme à l'article pré-
cité, qui interdit formellement à la Cour d'exami-
ner les documents auxquels il se réfère. Si on avait
invoqué l'article 41(1) de la Loi, où il est question
des documents contenant des renseignements qui,
à cause d'un intérêt public, devraient être préten-
dument retirés, la Cour aurait eu malgré tout le
droit d'examiner le document et d'ordonner sa
production et sa communication parce que l'intérêt
public dans la bonne administration de la justice
l'emporte sur l'intérêt public énoncé dans l'affida-
vit. Je n'aurais donc eu aucune hésitation à en
ordonner la production. Toutefois, le paragraphe
(2) n'accorde pas une pareille liberté et la deman-
deresse et la Cour sont obligées de s'en tenir
exclusivement à la recommandation officielle
adressée au Conseil du Trésor par le ministère des
Affaires indiennes et du Nord canadien, qui a été
produite sans que la défenderesse s'y oppose, et
complétée par quelques renseignements divulgués
par les témoins au cours de leur déposition. Le
témoin Phillips cependant a déclaré qu'il croyait
que les autres documents ne faisaient que dévelop-
per le contenu de la présentation officielle, en
donnant des détails complémentaires.
La défenderesse n'a appelé qu'un seul témoin,
George Bowen, maintenant Directeur du génie,
immeubles—ministère des Travaux publics et, en
1972, directeur des Services techniques—ministère
des Affaires indiennes et du Nord canadien. Il a
déclaré avoir assisté, avec d'autres personnes, au
dépouillement des offres qui a eu lieu à Ottawa. Il
incombait à sa Direction d'examiner la capacité
technique et financière des soumissionnaires. En ce
qui concerne l'appréciation financière, le Ministère
a passé un contrat avec la firme Dun and Brads-
treet pour la fourniture d'un rapport. Pour l'aspect
technique, les offres ont fait l'objet d'un examen
minutieux, afin de voir si elles contenaient des
contradictions. En temps opportun, Allen a rédigé
la présentation au Conseil du Trésor, qui a été
imprimée en 35 exemplaires. Un seul porte les
initiales des fonctionnaires, qui y sont apposées au
fur et à mesure qu'il remonte la filière. Bowen
pense que l'exemplaire du Ministère doit aussi
porter ses initiales et celles de son supérieur. En
tout cas, il a vu et approuvé le document avant son
envoi au Conseil du Trésor et a aussi, à ce
moment-là, examiné le rapport de la firme Dun
and Bradstreet. A ce stade, la demanderesse s'est
opposée à la production du rapport sous prétexte
qu'il n'était pas mentionné dans la liste des docu
ments produits par la défenderesse. Toutefois, la
Règle 456 prévoit ce qui suit:
Règle 456. A tout stade d'une action, la Cour pourra ordonner
à une partie de lui produire un document qui se trouve en la
possession, sous la garde ou sous l'autorité de cette partie et qui
a trait à un point litigieux de l'affaire ou de la question, et la
Cour pourra, lorsque le document est produit, en user de la
manière qu'elle estime à propos.
A mon avis, il faut produire ce document puisqu'il
est afférent à la recommandation faite au Conseil
du Trésor. Toutefois, après avoir pris cette déci-
sion, j'ai avisé l'avocat de la demanderesse que la
production au procès de ce document (qu'il n'a
jamais vu) le prenant au dépourvu, je lui accorde-
rai amplement le temps de l'examiner et d'appeler
les témoins en réfutation, s'il le désire.
Le témoin Bowen a déclaré qu'il n'a demandé à
la firme Dun and Bradstreet de faire un rapport
sur A. Plamondon & Fils Inc. qu'après avoir reçu
le rapport de ladite firme sur Wilfrid Nadeau Inc.,
et que ce second rapport est également antérieur à
la présentation au Conseil du Trésor. Il a aussi,
avant de procéder à la présentation, examiné le
rapport que Sainthill lui a adressé en date du 15
septembre 1972. Il a prétendu n'être au courant
d'aucune lettre qui aurait indiqué qu'on avait l'in-
tention d'adjuger le contrat à Plamondon. Quant à
la prorogation du délai, elle est due au faible écart
entre les deux offres et les deux plus bas soumis-
sionnaires en ont été avisés. Selon lui, on demande
toujours à la firme Dun and Bradstreet de faire un
rapport sur le plus bas soumissionnaire et lorsque
l'écart entre plusieurs offres est très faible, on peut
alors lui demander un rapport sur plusieurs sou-
missionnaires. Lors de la rédaction de la recom-
mandation au Conseil du Trésor, il n'avait pas
dans ses dossiers une liste de l'équipement de
Nadeau ni de celui de Plamondon. Il ignore si un
fonctionnaire de son Ministère a vérifié le crédit de
Wilfrid Nadeau Inc. auprès de sa banque. Il a
déclaré ne pas avoir cherché à savoir si les entre-
prises que cette dernière avait exécutées aupara-
vant étaient analogues à celles prévues par le
projet et a ajouté qu'à son avis, la construction
d'une route dans un parc national diffère de celle
d'une route ordinaire. Toutefois, il a admis que
rien n'indiquait que la compagnie Nadeau était
incapable de construire cette route et qu'il savait
qu'en cas de besoin, elle pourrait toujours louer un
équipement complémentaire. Il a admis que la
mention relative au besoin de qualifications spécia-
les et d'un équipement approprié n'aurait peut-être
pas figuré dans la recommandation au Conseil du
Trésor s'il avait su alors que Nadeau possédait ces
qualifications et pouvait se procurer un équipe-
ment complémentaire. Bien que certains points
aient été vérifiés par Nollet, la présentation au
Conseil du Trésor ne mentionne pas son rapport.
Il ressort du rapport de la firme Dun and Brad-
street que, le 15 décembre 1971, M. Nadeau, en sa
qualité de président, a refusé de présenter un état
financier, en sorte que le montant exact de l'actif
et du passif de sa compagnie n'a pu être déterminé.
Le volume des ventes s'est situé de façon régulière
entre $500,000 et $550,000. Le fonds de roulement
était limité et on a noté un certain ralentissement
dans les échanges. Le rapport mentionne que deux
brefs ont été émis le 12 juin 1970, l'un pour $1,055
et l'autre pour $2,377 relativement à des créances
qui ont été réglées, et que deux jugements sont
intervenus, l'un le 14 mai, l'autre le 25 juin 1970,
pour des montants respectifs de $4,639 et de
$2,626 portant aussi sur des créances maintenant
réglées. Le lei avril 1971, un autre bref a été émis
pour un montant de $3,016. Les travaux en cours
au 15 décembre 1971, date du rapport, s'élevaient
à environ $170,000 et un montant de $70,000 était
dû sur des emprunts garantis par ces travaux en
cours et par la signature du président. Le rapport
mentionne aussi l'offre de compromis faite par la
compagnie à ses créanciers, le 19 octobre 1966, et
consistant en 20 cents au dollar, payables dans les
30 jours après la ratification (offre qui a été
acceptée) ainsi qu'un marché de construction de
route de l'ordre de $750,000 qui devait être achevé
vers septembre 1971 et des contrats d'enlèvement
de la neige pour l'année 1970-71 totalisant
$44,000. Il ressort d'un rapport plus à jour, qui
aurait été reçu le 5 septembre 1972, que R. Car-
rière, comptable, a indiqué dans une lettre du 18
mai 1972 portant sa signature que la compagnie
comptait trois employés à plein temps et 24 à
temps partiel, que ses ventes annuelles se situaient
entre $300,000 et $500,000 et que, le 7 décembre
1971, un marché de $436,715 afférent à des tra-
vaux de voirie lui a été adjugé par le ministère de
la Voirie du Québec.
En réfutation, M. Nadeau a déclaré que la
proposition aux créanciers de 1966 émanait de lui
personnellement et non pas de la compagnie et que
finalement il avait payé 100% tous les créanciers
ordinaires, sauf deux. L'action en justice de 1971
et l'une des deux de 1972 [sic] ont été aussi
intentées contre lui personnellement et les seules
actions intentées contre la compagnie en 1971 et
1972 visaient des accidents de véhicule pour les-
quels elle était assurée. Toutefois, il a admis qu'il
était le principal actionnaire de la compagnie.
Bowen a déclaré que s'il avait su que la compagnie
n'avait fait aucune proposition en 1966 et que les
renseignements à ce sujet étaient inexacts, il n'en
aurait pas parlé dans la présentation au Conseil du
Trésor. Il a toutefois ajouté qu'après avoir reçu le
rapport de la firme Dun and Bradstreet, il était
superflu de demander à la partie en cause des
détails complémentaires. Il ne se rappelle pas que
cela ait jamais été fait.
Selon Bowen, la recommandation au Conseil du
Trésor en faveur de A. Plamondon & Fils Inc. se
justifie aussi par un autre facteur, à savoir le fait
que toutes les offres sont basées sur des prix
unitaires à partir des quantités estimatives fournies
aux soumissionnaires qui figurent dans une annexe
aux documents du contrat. Or, l'expérience a
prouvé que ces quantités sont fréquemment inexac-
tes. A son avis, cette inexactitude est plus suscepti
ble de se produire dans des secteurs comme les
fouilles et le déplacement de roc. Dans ces deux
postes, le prix unitaire était plus élevé dans l'offre
de Wilfrid Nadeau Inc. que dans celle de A.
Plamondon & Fils Inc., et ils constituaient en fait
plus de 50% du montant total de l'offre. Par suite,
même une augmentation de 5% dans les volumes
de terre à fouiller ou à déplacer aurait en définitive
rendu l'offre de Nadeau plus élevée que celle de
Plamondon. Le coût final du marché a été de
$1,253,912.97 et, si les prix unitaires de Nadeau
avaient été appliqués aux volumes de terre à fouil-
ler et de roc à déplacer, ce qui a entraîné ce prix
final nettement plus élevé, le coût du marché
aurait dépassé de $23,178.65 le montant payé à A.
Plamondon & Fils Inc. Il va sans dire que ces
chiffres finals ne sont pas pertinents et ne peuvent
pas servir à déterminer s'il y a eu ou non faute de
la part des fonctionnaires qui ont recommandé
d'adjuger le marché au second plus bas soumis-
sionnaire. Toutefois, ils ont été admis à titre
d'exemple, afin de montrer que lorsque différents
prix unitaires sont offerts pour différentes parties
de l'entreprise, l'offre la plus basse peut ne pas
entraîner le coût le plus bas lorsqu'il y a eu
sous-estimation de certaines des quantités pour
lesquelles le soumissionnaire le plus bas a offert un
prix unitaire plus élevé. Il convient donc, lorsqu'on
adjuge un marché, de prendre cette possibilité en
considération quand l'écart entre les deux offres
les plus basses est faible. Il est vrai que la recom-
mandation au Conseil du Trésor n'en fait nulle-
ment mention, mais Bowen a déclaré dans sa
déposition que cette possibilité faisait partie des
délibérations antérieures au rapport. Il est difficile
de voir comment l'omission d'une mention de cette
nature a pu causer un préjudice à la demanderesse,
bien qu'évidemment elle puisse croire qu'il s'agit là
d'un argument imaginé après coup pour justifier
l'adjudication du marché à A. Plamondon & Fils
Inc., car si la mention avait figuré dans la recom-
mandation, elle aurait constitué un motif supplé-
mentaire pour ne pas l'adjuger à Wilfrid Nadeau
Inc.
La demanderesse critique tout spécialement cer-
taines affirmations contenues dans la recomman-
dation au Conseil du Trésor, qu'elle déclare trom-
peuses et inexactes.
1. «Il s'agit d'une entreprise extrêmement com-
plexe, qui requiert des qualifications spéciales et
un équipement approprié.» A l'audience, la deman-
deresse a établi par des témoignages que l'entre-
prise ne présentait pas de difficultés particulières
vu qu'il s'agissait d'un marché de construction de
route plus ou moins courant et qu'en tous cas, elle
possédait les qualifications nécessaires et pouvait
facilement au besoin louer l'équipement.
2. «Bien que le plus bas soumissionnaire ait mené
à bien des marchés courants de construction de
route, de l'ordre de $200,000 $500,000, il est
douteux qu'il puisse exécuter un marché de cette
valeur et de cette complexité.» A ce propos, je
souligne que le rapport de la firme Dun and Brads-
treet indique pour la demanderesse des ventes
annuelles de l'ordre de $500,000. La lettre du 15
septembre 1972 écrite par Sainthill, pour le
compte de Champagne, faisait état d'un rapport de
Nollet où celui-ci indiquait que le ministère pro
vincial des Travaux publics lui avait dit que la
demanderesse était capable tant sur le plan finan
cier que technique d'entreprendre des projets de
voirie jusqu'à concurrence de $1,000,000. Il n'ex-
primait des réserves que pour les marchés supé-
rieurs à ce chiffre. Or, il semble que ce chiffre
initial ait été réduit à $500,000 par Champagne, et
lorsqu'on a montré cette lettre à Nollet au cours de
sa déposition, il a déclaré être d'accord avec son
contenu. Je note aussi que la liste des marchés
produite par la demanderesse où sont indiqués les
travaux de voirie effectués par elle en 1972 et 1973
n'est utile que pour établir sa capacité à exécuter
ladite entreprise, car les marchés de 1973 ne peu-
vent naturellement pas servir à montrer quelles
connaissances les préposés de la défenderesse et les
parties auprès desquelles on a fait enquête étaient
susceptibles d'avoir en septembre 1972 relative-
ment à la capacité technique de la demanderesse.
3. «Il ressort de tous les rapports que son équipe-
ment n'est ni suffisant ni assez spécialisé pour
effectuer des travaux qui exigent une exécution
rapide.» Cette affirmation et, en particulier l'ex-
pression «tous les rapports» est fort trompeuse, vu
que les rapports reçus paraissent favorables et,
notamment, la dernière phrase de la lettre de
Sainthill, en date du 15 septembre 1972, écrite
pour le compte de Champagne où il s'exprime dans
les termes suivants:
[TRADUCTION] Si l'on en juge par les renseignements reçus
jusqu'à maintenant, Wilfrid Nadeau Incorporated devrait être
capable d'exécuter le marché en question, pourvu qu'elle com-
plète son équipement et son organisation. Ces questions pour-
raient être réglées de façon satisfaisante en rencontrant les
dirigeants de Nadeau avant de procéder à l'adjudication.
Assurément, il ressort de ce paragraphe que cet
entrepreneur serait obligé de compléter son équipe-
ment et son organisation, autrement dit qu'à l'épo-
que, il n'avait pas l'équipement spécialisé requis;
mais cela, «tous les rapports» ne l'indiquent pas. 6
4. Quant à la référence aux brefs émis en faveur
des fournisseurs et des sous-entrepreneurs et à
l'offre de compromis plus ancienne de 1966, tous
les renseignements contenus dans la lettre ont été
tirés du rapport de la firme Dun and Bradstreet
sans avoir été vérifiés, et beaucoup par la suite se
sont avérés inexacts.
Si je suis entré aussi profondément dans les
détails de la preuve, ce n'est pas en vue d'examiner
la recommandation ni de décider si elle a été
correctement rédigée ou non, car les présentes
procédures ne m'y autorisent pas. Toutefois, il
m'incombe d'établir s'il y a eu ou non négligence
de la part d'un ou de plusieurs préposés de la
Couronne lorsqu'ils ont recueilli les renseigne-
ments ou rédigé le rapport, négligence qui aurait
justifié une action contre eux en vertu de l'article
1053 du Code civil du Québec, et par suite une
action contre la défenderesse en vertu de l'article
3(1)a) de la Loi sur la responsabilité de la Cou-
ronne, nonobstant l'exception de l'article 4(2) de
ladite loi.
6 Peut-être l'auteur a-t-il voulu dire qu'un consensus de rap
ports conduisait à cette conclusion, mais si cela est, l'utilisation
de l'expression «tous les rapports» n'en est pas moins trompeuse.
M. Nadeau ne fait aucun mystère de sa convic
tion que des influences politiques sont intervenues
dans l'adjudication du contrat à A. Plamondon &
Fils Inc., compagnie locale établie à Grand'mère
dans la région de la Mauricie plutôt qu'à sa propre
entreprise, dont le siège social est dans la région de
Lévis. Selon lui, il fallait donc trouver à tout prix
des excuses, qui ne tiennent d'ailleurs pas devant
un examen minutieux, en vue de tenter de justifier
la non-adjudication du marché au plus bas soumis-
sionnaire. Ses doutes ont deux origines. Tout
d'abord, presque immédiatement après le dépouil-
lement des offres, des représentants de Plamondon
auraient communiqué à maintes reprises avec lui
et avec son ingénieur, Gélinas, leur offrant une
indemnisation pour retirer la soumission de la
compagnie. Ils leur auraient ainsi offert $20,000,
dont $10,000 payables immédiatement et $10,000
à la fin du marché, et quand il leur a demandé ce
qu'il adviendrait alors du chèque certifié, ils lui
auraient dit avoir reçu l'assurance qu'il leur serait
retourné. La preuve précise afférente aux person-
nes qui leur auraient donné une pareille assurance
a fait l'objet d'une objection et n'a pas été admise,
étant par simple ouï-dire. Gélinas a confirmé que
deux membres de la famille Plamondon avaient
téléphoné plusieurs fois et rendu deux visites à la
compagnie. Ils voulaient à nouveau demander aux
dirigeants de Wilfrid Nadeau Inc. de retirer leur
offre, mais ceux-ci ne se sont pas du tout montrés
intéressés. Vu que normalement le marché est
adjugé au plus bas soumissionnaire, qu'il ne lui est
pas permis de retirer son offre sans que son dépôt
au moins soit confisqué, il semble extraordinaire
que le second plus bas soumissionnaire soit dési-
reux d'offrir une indemnité au plus bas soumis-
sionnaire, à moins qu'il n'ait reçu l'assurance que
si le marché lui était adjugé le chèque serait
retourné à son auteur. Les doutes de M. Nadeau
ont été aussi éveillés par l'invocation de l'article
41(2) de la Loi sur la Cour fédérale afin de ne pas
divulguer les autres documents ou lettres éventuel-
lement contenus dans le dossier que le Conseil du
Trésor avait devant lui en sus de la recommanda-
tion officielle lorsqu'il a pris sa décision. L'avocat
de la Couronne a prétendu qu'il s'agissait là d'une
question de principe, mais vu qu'il est admis que le
Conseil du Trésor était en possession d'autres ren-
seignements que la Couronne refuse de produire
sous prétexte qu'ils constituent une communication
confidentielle du Conseil privé de la Reine pour le
Canada, ce refus incite la demanderesse à penser
que ces documents sont susceptibles d'indiquer une
influence politique ou du favoritisme. Toutefois,
cette Cour ne peut pas se fonder sur des doutes ou
des soupçons pour conclure et la demanderesse n'a
réussi à démontrer l'existence d'aucun de ces fac-
teurs incorrects.
Il ne fait aucun doute qu'un marché doit norma-
lement être adjugé au plus bas soumissionnaire
sauf justification contraire. Il existe une obligation
non pas envers le plus bas soumissionnaire, mais
envers le trésor public qui ne doit jamais être tenu
de payer, sans une bonne raison, un prix plus élevé
qu'il n'est nécessaire. Néanmoins, lorsque le
marché n'est pas adjugé au plus bas soumission-
naire, il en résulte pour celui-ci un préjudice cer
tain, et si ce préjudice provient d'une imprudence
ou d'une négligence imputable à un ou à plusieurs
préposés de la Couronne, pour laquelle une per-
sonne faisant l'objet de poursuites judiciaires pour-
rait être tenue responsable en vertu de l'article
1053 du Code civil du Québec, étant donné que
l'adjudication dudit marché a trait à la province de
Québec, alors la Couronne peut être tenue respon-
sable en vertu de l'article 3(1)a) de la Loi sur la
responsabilité de la Couronne. Dans ce contexte, il
n'est pas nécessaire qu'une obligation soit due à
une personne pour qu'il y ait responsabilité, lors-
qu'elle a subi un préjudice par la faute d'un ou de
plusieurs préposés de la Couronne. Je crois que
l'affaire Cleveland -Cliffs SS. Co. c. La Reine'
diffère sur les faits. Les différents préposés de la
Couronne, qui ont recueilli des renseignements sur
la capacité technique et la situation financière de
la demanderesse, n'avaient aucune obligation
envers la demanderesse, c'est un fait; mais ils n'en
sont pas moins responsables s'ils ont commis une
imprudence ou une négligence en recueillant ou en
vérifiant ces renseignements ou bien en rédigeant
la recommandation adressée au Conseil du Trésor.
Il faut donc décider si on peut imputer à Nollet,
à Sainthill, à Champagne ou à Bowen, une négli-
gence les exposant à des poursuites. Nollet a fait
sur la demanderesse, au Québec, des enquêtes
assez complètes et son rapport paraît équitable. En
fait, la lettre du 15 septembre 1972 adressée à
Bowen, qui est censée exposer l'essentiel de son
rapport, conclut par une recommandation en
7 [1957] R.C.S. 810.
faveur de la demanderesse, à condition qu'elle
complète son équipement et son organisation. Cel-
le-ci ne peut donc pas prétendre qu'elle a perdu le
marché par sa faute. Quant à Sainthill, sa seule
intervention en l'espèce a consisté à écrire la lettre
susmentionnée pour le compte de Champagne. Au
cours de sa déposition, Nollet a confirmé qu'il
avait correctement rapporté l'essentiel de son rap
port verbal; or, comme je l'ai déjà dit, sa recom-
mandation n'était nullement défavorable à la
demanderesse. Celle-ci ne peut donc pas intenter
une action en dommages-intérêts contre Sainthill.
Champagne, lui, a opéré le changement où figu-
rent ses initiales, c'est-à-dire en face de la préten-
due conclusion du ministre provincial des Travaux
publics relativement à la capacité technique et
financière de la demanderesse d'exécuter des
entreprises de voirie jusqu'à concurrence de
$1,000,000; il a réduit ce chiffre de moitié. Il peut
s'agir là d'une simple question de prudence de sa
part et Nollet, dans sa déposition, n'a soulevé
aucune objection contre cette modification lors-
qu'il a rapporté les propos que le ministre provin
cial des Travaux publics lui aurait tenus, et n'a
manifesté aucun désaccord avec les termes de la
lettre ainsi modifiés. En tous cas, ce dernier chiffre
ne semble pas déraisonnable si on tient compte que
tous les marchés adjugés à la demanderesse à la
fin de 1972 ou en 1973 n'étaient naturellement pas
connus à l'époque où la firme Dun and Bradstreet
indiquait dans son rapport que les ventes annuelles
de cette dernière se situaient entre $500,000 et
$550,000. Je ne peux donc relever contre Champa
gne aucune négligence qui l'expose à des
poursuites.
Enfin, nous en arrivons à Bowen qui, bien qu'il
n'ait pas rédigé la présentation au Conseil du
Trésor, en accepte la principale responsabilité. Je
ne peux pas le juger coupable de négligence pour
avoir accepté le rapport de la firme Dun and
Bradstreet comme exact et s'être fondé sur ses
conclusions pour apprécier la situation financière
de la demanderesse. Ladite firme reconnaît volon-
tiers que ses rapports ne sont pas toujours corrects
et n'assume pas la responsabilité de leur contenu;
néanmoins, il est certainement de pratique com-
merciale courante de se fonder sur eux. La présen-
tation au Conseil du Trésor, tout en se référant
aux brefs émis contre la demanderesse et à l'offre
de compromis aux créanciers, renseignements dont
on a maintenant démontré l'inexactitude, n'en
déclare pas moins: «ses moyens financiers se sont
récemment améliorés, paraît-il». Donc, l'impor-
tance donnée à ces renseignements inexacts paraît
sujette à caution. En tous cas, selon moi, il est
juste de dire que le fait que le principal actionnaire
d'une entreprise familiale ait éprouvé des difficul-
tés financières personnelles justifie dans une cer-
taine mesure un doute quant à la situation finan-
cière de l'entreprise elle-même. Il est possible
qu'une enquête plus approfondie auprès de M.
Nadeau ou de sa banque aurait clarifié certains
renseignements erronés qui figurent dans la recom-
mandation, mais j'estime que ni Bowen ni les
autres préposés de la défenderesse n'étaient obligés
de le faire. En vérité, il serait fâcheux qu'une
entreprise qui se fie normalement aux rapports de
la firme Dun and Bradstreet doive vérifier l'exacti-
tude de chaque renseignement ou risquer d'être
tenue pour négligente si elle en accepte certains,
qui se révèlent ensuite inexacts.
Je dois reconnaître que la présentation au Con-
seil du Trésor, qui recommande l'adjudication du
marché à A. Plamondon & Fils Inc. paraît avoir
davantage insisté sur les raisons d'écarter la
demanderesse que sur le contenu plus favorable de
la lettre du 15 septembre 1972 adressée à Bowen.
Cela soulève quelque doute sur ce qui a pu surve-
nir dans l'intervalle pour motiver la recommanda-
tion de rejeter la plus basse offre de la demande-
resse. Toutefois, comme je l'ai dit précédemment,
il incombe à cette Cour, après l'examen de la
preuve, non pas de décider si le contrat aurait dû
être adjugé à la demanderesse plutôt qu'à A. Pla-
mondon & Fils Inc., mais simplement de détermi-
ner si un préposé de la Couronne a commis une
négligence l'exposant à des poursuites, lorsqu'il a
recueilli des renseignements ou recommandé cette
adjudication. Or, je ne peux rien trouver dans le
comportement de Bowen, qui justifie une telle
constatation. Il est vrai que la recommandation
déclare à propos du marché qu'il s'agit d'une
«entreprise extrêmement complexe, qui requiert
des qualifications spéciales et un équipement
approprié», ce qui, selon les dépositions faites à
l'audience par plusieurs ingénieurs, est inexact.
Toutefois, Bowen le pensait puisqu'il l'a réaffirmé
à l'audience. Peut-être n'était-il pas fondé à con-
clure qu'il est douteux que la demanderesse «puisse
exécuter un marché de cette valeur et de cette
complexité» parce qu'apparemment «son équipe-
ment n'est ni suffisant ni assez spécialisé» ni non
plus à ajouter que si le Ministère est obligé d'ac-
cepter le plus bas soumissionnaire «il [lui] faudra
prévoir une surveillance supplémentaire sur place,
afin de s'assurer que le devis descriptif et les
conditions d'achèvement seront respectés». Il lui
aurait peut-être fallu prendre en considération que
si la demanderesse manquait de certaines pièces
d'équipement, elle pouvait facilement les obtenir
par location ou autrement, et qu'il était raisonna-
ble de présumer qu'une certaine surveillance sur
place serait nécessaire dans tout projet de cette
envergure. Mais là encore, il s'agit d'une question
d'opinion qui, tout en étant discutable, ne peut pas
être nécessairement qualifiée de fausse ou mal
intentionnée. En outre, Bowen a donné, lors de sa
déposition, une explication qui n'apparaît pas dans
la présentation au Conseil du Trésor, à savoir
qu'en raison des prix unitaires élevés dans certains
secteurs que le Ministère a probablement le plus
sous-estimés dans son appel d'offres, la plus basse
soumission ne s'avère pas nécessairement à la
longue la moins onéreuse. Dans un marché où
l'écart entre deux soumissionnaires est aussi faible,
il n'est pas déraisonnable de prendre ce facteur en
considération. En principe, il faut toujours accep-
ter la soumission la plus basse; néanmoins, il est
raisonnable de soutenir que lorsque l'écart entre
deux offres est très faible et qu'il y a un doute,
même léger, sur la capacité du plus bas soumis-
sionnaire à exécuter le marché de façon satisfai-
sante et aucun doute sur celle du second plus bas
soumissionnaire, il est plus justifié de l'adjuger à
ce dernier que lorsque l'écart entre les offres est
très important. Dans ce dernier cas, il faut vrai-
ment une preuve très positive contre la capacité
financière et technique et la réputation du plus bas
soumissionnaire pour l'écarter. En l'espèce, la si
tuation serait différente s'il avait été prouvé que la
recommandation est inspirée par des motifs incor-
rects, tels que l'influence politique ou le favori-
tisme, et ne se fonde pas exclusivement sur une
comparaison entre la capacité et l'expérience tech
niques et financières des deux plus bas soumission-
naires, ainsi que sur leurs prix unitaires. Or, cette
preuve, la demanderesse a été incapable de l'ap-
porter. Pour que la présente action réussisse, il
incombait indiscutablement à la demanderesse de
démontrer la faute personnelle de l'un des préposés
de la Couronne ou la faute collective de plusieurs
d'entre eux. Je conclus qu'elle n'y est pas parvenue
et je rejette donc l'action avec dépens.
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