A-624-75
Dame Juliette Tremblay (Demanderesse- Appe-
lante)
c.
La Reine (Défenderesse-Intimée)
Cour d'appel, le juge en chef Jackett, le juge
Pratte et le juge suppléant Hyde—Québec, le 21
juin 1976.
Couronne—Préjudices—Appel d'une décision de la Division
de première instance radiant une déclaration par laquelle
l'appelante demandait des dommages-intérêts par suite du
décès de son fils, provoqué par la négligence d'un préposé de
l'intimée—La Division de première instance a jugé qu'il n'y a
aucun recours contre la Couronne lorsqu'une pension est payée
ou peut être payée—Loi sur les pensions, S.R.C. 1970, c. P-7,
art. 36—S.R.C. 1970, c. 22 (2e Supp.) art. 1.1, 88—Loi sur la
responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, c. C-38, art. 4—
Code civil du Québec, art. 1056.
La Division de première instance a radié une déclaration par
laquelle l'appelante demandait des dommages-intérêts par suite
du décès de son fils, membre des Forces armées canadiennes de
réserve, provoqué par la négligence d'un préposé de l'intimée.
La demande a été radiée au motif que l'article 4(1) de la Loi
sur la responsabilité de la Couronne et l'article 88 de la Loi sur
les pensions n'accordent aucun recours contre la Couronne
lorsqu'une pension est payée ou peut être payée. L'appelante a
interjeté appel.
Arrêt: l'appel est accueilli. Aucune pension n'a été payée ou
accordée à l'appelante ou à quiconque, et, à supposer que les
prétentions de la demande soient exactes, il en résulte qu'au-
cune pension n'est «payable». Toutefois, la Division de première
instance a estimé que dans l'avenir, une pension pourrait «être
accordée» par la suite, au sens de cette expression à l'article 88
de la Loi sur les pensions, à l'égard dudit décès, en vertu de
l'article 36 de la Loi. Celle-ci prévoit que la Commission des
pensions a la compétence, sous certaines conditions, pour accor-
der une pension au père ou à la mère à la suite du décès d'un
membre des forces si le père ou la mère est dans un «état de
dépendance» et si, à l'époque de son décès, le défunt contribuait
totalement ou dans une large mesure au soutien de ceux-ci. A
supposer que les prétentions sont exactes, on ne peut prétendre
en l'espèce qu'une pension «peut être accordée». La Commission
est également compétente pour accorder une pension conformé-
ment à l'article 36(3) lorsqu'il appert par la suite que le père ou
la mère sont en état de dépendance, ou sont incapables de
gagner leur vie, et que, de l'avis de la Commission, ce membre
des forces aurait contribué totalement ou dans une large
mesure au soutien de ceux-ci, s'il n'était pas décédé. Le point de
vue de la Division de première instance a pour résultat d'étein-
dre une cause d'action lorsque les faits peuvent ne jamais
justifier l'attribution d'une pension. Le Parlement n'envisageait
pas un résultat aussi sévère. L'article 88 ne doit s'appliquer que
lorsqu'une pension a été accordée ou pourrait l'être selon la
situation de fait existant au moment où il est invoqué. Il n'y a
apparemment aucune raison pour laquelle le Parlement aurait
édicté une règle plus large à l'égard de bénéficiaires éventuels
de pension conformément à la Loi sur les pensions que celle
adoptée pour tous les autres cas par l'article 4 de la Loi sur la
responsabilité de la Couronne. En ce qui concerne la réclama-
tion de l'intimée fondée sur la compétence exclusive de la
Commission, un tribunal doit être compétent pour interpréter
l'article 88 lorsqu'il est invoqué, puisque cet article, par sa
nature même, est destiné à être invoqué devant un tribunal.
Le juge Pratte (dissident): Le jugement de la Division de
première instance devrait être maintenu. Il n'est pas nécessaire,
pour juger qu'une pension «peut être accordée», de démontrer
l'existence de tous les autres faits auxquels est subordonné le
droit à la pension. Il n'y a aucune raison de limiter le sens
normal des mots utilisés à l'article 88. La Loi sur les pensions
constitue un code qui, à l'exclusion de toute autre loi, régit le
droit des militaires et de leurs proches à l'indemnisation des
dommages subis par suite du service militaire. Interpréter
autrement l'article 88 conduit à faire une distinction injustifiée
entre le demandeur qui, au moment où il exerce son recours en
vertu de la common law, satisfait déjà à toutes les conditions
pour obtenir une pension, et le demandeur qui satisfera à ces
conditions quelques jours plus tard.
APPEL.
AVOCATS:
B. Lesage pour la demanderesse-appelante.
Y. Brisson pour la défenderesse-intimée.
PROCUREURS:
Thibaudeau, Lesage, Thibaudeau et Nepveu,
Québec, pour la demanderesse-appelante.
Le sous-procureur général du Canada pour la
défenderesse-intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement prononcés oralement par
LE JUGE EN CHEF JACKETT: Il s'agit d'un appel
d'un jugement de la Division de première instance
radiant une déclaration par laquelle l'appelante
demandait des dommages-intérêts à la suite du
décès de son fils de 16 ans, causé par la négligence
d'un préposé de l'intimée.
Le jugement se fondait soit sur l'article 4(1) de
la Loi sur la responsabilité de la Couronne, que
voici:
4. (1) On ne peut exercer de recours contre la Couronne, ou
un préposé de la Couronne, en raison d'un décès, de blessures,
dommages ou autres pertes, si une pension ou une indemnité a
été payée ou est payable (par prélèvement sur le Fonds du
revenu consolidé ou sur des fonds gérés par un organisme
mandataire de la Couronne) relativement à ce décès, ces blessu-
res, dommages ou autres pertes.
ou sur l'article 88 de la Loi sur les pensions qui
dit:
88. Nulle action ou autre procédure n'est recevable contre
Sa Majesté ni contre un fonctionnaire, préposé ou mandataire
de Sa Majesté relativement à une blessure ou une maladie ou à
son aggravation ayant entraîné une invalidité ou le décès dans
tous cas où une pension est ou peut être accordée en vertu de la
présente ou de toute autre loi, relativement à cette invalidité ou
à ce décès.'
La demande qui a motivé le jugement contesté
se fonde sur la supposition selon laquelle les alléga-
tions dont fait état la déclaration sont exactes, à
l'exception de l'une d'elles qui n'a pas à être
mentionnée aux fins présentes.
En ce qui concerne ces allégations, aucune pen
sion n'a été versée ni accordée à l'appelante ni à
quiconque relativement à la mort de la victime, et
si l'on accepte la véracité de toutes les allégations,
il s'ensuit qu'aucune pension n'est «payable» à qui
que ce soit à l'égard du décès.
Toutefois, s'appuyant sur l'article 36 de la Loi
sur les pensions, le savant juge de première ins
tance a apparemment conclu qu'à une date future,
une pension pourrait «être accordée», au sens de
cette expression à l'article 88, relativement au
décès en question. L'article 36 susmentionné dit
notamment:
36. (1) Dans tout cas où une pension peut être accordée
selon l'article 12, l'égard du décès d'un membre des forces, le
père ou la mère, ou la personne tenant lieu de père ou mère, du
membre des forces, a droit à une pension, si
a) le membre des forces est décédé sans laisser de veuve ou
d'épouse divorcée, ayant droit à une pension, ou une femme à
qui une pension a été accordée en vertu du paragraphe 34(4),
et si
b) le père ou la mère, ou la personne tenant lieu de père ou
mère, est dans un état de dépendance et était, lors du décès
du membre des forces, totalement ou dans une large mesure
à la charge de ce dernier.
(3) Lorsqu'un père ou une mère ou une personne tenant lieu
de père ou mère qui n'était pas totalement ou dans une large
mesure à la charge du membre des forces, lors du décès de ce
dernier, tombe subséquemment dans un état de dépendance, ce
père, cette mère ou cette personne peut recevoir une pension, si
elle est rendue incapable, par suite d'infirmité mentale, ou
physique, de gagner sa vie, et si, de l'avis de la Commission, ce
membre des forces eût été totalement ou dans une large mesure
le soutien de ce père, de cette mère ou de cette personne, s'il
n'était pas décédé.
Il.a fondé cette conclusion sur la partie suivante de
la déclaration:
1 Dans la version originale, les mots «is awardable» apparais-
saient à l'article 88 au lieu de l'expression «may be awarded».
15. La perte de Christian Martineau a été ressentie de façon
particulièrement lourde pour la demanderesse, comme il s'agis-
sait de son dernier garçon célibataire, demeurant avec elle, les
autres enfants qu'avait eus la demanderesse de son mariage
avec feu Alfred Martineau, étant tous mariés;
16. Le jeune Christian Martineau était très attaché à sa mère
et à sa famille qu'il aidait dans toute la mesure possible et
réussissait fort bien dans ses études secondaires à la Régionale
Samuel-de-Champlain où il allait aborder le Secondaire V,
étant promis à une carrière rémunératrice au moins autant que
les autres membres de sa famille;
17. En plus des frais occasionnés par le décès que la demande-
resse a dû assumer, vu l'absence d'actifs dans la succession de
son fils, celle-ci est privée du secours bien naturel que son
garçon lui aurait apporté à l'âge de la retraite et ce, indépen-
damment de toute infirmité physique ou mentale qui pourrait
survenir;
Selon mon interprétation de la Loi sur les pen
sions, la Commission des pensions peut, à certaines
conditions, accorder une pension au père ou à la
mère d'un membre des forces, à la suite du décès
de ce dernier, si le père ou la mère «est dans un
état de dépendance» et «était, lors du décès du
membre des forces, totalement ou dans une large
mesure à la charge de ce dernier» (article 36(1)).
Au moment de la déclaration, on ne pouvait dire
qu'aux termes de la compétence accordée par cette
disposition à la Commission, une pension pouvait
«être accordée» à l'égard du décès du fils de l'appe-
lante, si l'on supposait exactes les allégations de la
déclaration.
Cependant, la Commission est aussi compétente
(article 36(3)) pour accorder une pension au père
ou à la mère d'un membre des forces, même si le
père ou la mère n'était pas «totalement ou dans
une large mesure à la charge du membre des
forces» au moment du décès de ce dernier si par la
suite il appert
a) que le père ou la mère est tombé(e) dans un
état de dépendance,
b) que le père ou la mère est incapable de
gagner sa vie et,
c) que, de l'avis de la Commission, ce membre
des forces eût été totalement ou dans une large
mesure le soutien de ce père ou de cette mère,
s'il n'était pas décédé.
L'existence, au moment de la déclaration, de cet
aspect de la compétence de la Commission justifie
la décision de la Division de première instance si
l'expression «peut être accordée» à l'article 88
étend l'application de cet article à chaque cas où,
au moment de la déclaration, on peut dire qu'il est
possible qu'à une date future certaines circons-
tances permettent à la Commission d'accorder une
pension relativement audit décès.
Cependant, l'article 88 est susceptible d'une
autre interprétation, à savoir qu'il ne s'applique
que si, au moment où on l'invoque, il existe des
faits habilitant la Commission à accorder une pen
sion relativement au décès du membre des forces.
L'interprétation la plus large de l'article 88, que
la Division de première instance semble avoir
adoptée, a pour effet d'éteindre une cause d'action
dans des circonstances où les faits ne justifieront
peut-être jamais l'octroi d'une pension. Par exem-
ple, la Cour peut conclure en l'espèce que la
demanderesse a des espérances qui justifieraient
un jugement prononcé aux termes de l'article 1056
du Code civile même si les faits n'autorisaient pas
la Commission à conclure, à une date ultérieure,
que le membre des forces, s'il n'était pas décédé,
«eût été totalement ou dans une large mesure le
soutien de ce père ou de cette mère.» Si, par
l'article 88, le Parlement avait entendu adopter
une règle ayant des conséquences aussi sévères et
supprimer toute cause d'action relativement au
décès d'un membre des forces causé par le service
militaire ou y étant lié, il aurait expressément
indiqué son intention. Eu égard au libellé de l'arti-
cle 88, j'estime que le Parlement n'avait pas en vue
des conséquences aussi sévères et je suis d'avis qu'il
faut interpréter cet article comme ne s'appliquant
qu'aux cas où une pension a été accordée et aux
cas où une pension peut être accordée en raison des
faits existant au moment où l'on invoque ledit
article. Je ne vois pas pourquoi le Parlement aurait
adopté une règle d'une portée plus étendue à
l'égard des bénéficiaires possibles d'une pension
aux termes de la Loi sur les pensions que la règle
applicable à tous les autres cas en vertu de l'arti-
2 L'article 1056 du Code civil dit:
Art. 1056. Dans tous les cas où la partie contre qui le délit
ou quasi-délit a été commis décède en conséquence, sans
avoir obtenu indemnité ou satisfaction, son conjoint, ses
ascendants et ses descendants ont, pendant l'année seulement
à compter du décès, droit de poursuivre celui qui en est
l'auteur ou ses représentants, pour les dommages-intérêts
résultant de tel décès.
de 4 de la Loi sur la responsabilité de la
Couronne.
Par conséquent, je suis d'avis qu'il faut accueillir
l'appel avec dépens et annuler le jugement de la
Division de première instance.
En ce qui concerne la prétention dont fait état
l'exposé de l'intimée, fondée sur la compétence
exclusive de la Commission, il me semble que
l'article 88 qui, de par sa nature, est destiné à être
invoqué devant un tribunal, doit pouvoir être inter-
prété le cas échéant par ce dernier. Si un tribunal
ne peut interpréter cet article, je ne vois pas com
ment l'intimée peut alors se fonder sur cette dispo
sition, tout au moins lorsqu'elle s'appuie sur la
simple possibilité de l'octroi futur d'une pension.
* * *
LE JUGE SUPPLÉANT HYDE y a souscrit.
* * *
Voici les motifs du jugement prononcés orale-
ment en français par
LE JUGE PRATTE: Je confirmerais la décision du
premier juge et je rejetterais l'appel avec dépens.
Il est constant qu'il s'agit ici, pour employer le
langage de l'article 88 de la Loi sur les pensions,
d'une action intentée «contre Sa Majesté ... relati-
vement à une blessure ... ayant entraîné ... le
décès» d'un militaire canadien. La seule question
que soulève l'appel m'apparaît être celle de savoir
s'il s'agit d'un cas où, toujours suivant l'article 88,
«une pension peut être accordée... relative-
ment ... à ce décès.» C'est sur ce point que je
diffère du' juge en chef, estimant qu'il faut donner
à cette question une réponse affirmative.
A mon avis, dans le cas où un membre des
Forces armées devient «invalide ou décède par
suite de service militaire» (article 1.1), il n'est pas
nécessaire, pour qu'on puisse dire qu'il s'agit d'un
cas où «une pension... peut être accordée» à la
victime ou à ses proches, qu'existent déjà tous les
autres faits auxquels est subordonné le droit à la
pension. Il suffit que ces faits puissent exister.
C'est là, à mon avis, le sens normal des mots
utilisés dans l'article 88 et je ne vois pas de raison
pour en limiter la portée. La Loi sur les pensions,
selon moi, constitue un code qui, à l'exclusion de
toute autre loi, régit le droit des militaires et de
leurs proches d'être indemnisés des dommages
subis par suite de service militaire. Interpréter
autrement l'article 88 conduit à faire une distinc
tion que je considère injustifiée entre le demandeur
qui, au moment où il exerce son recours en vertu
du droit commun, satisfait déjà à toutes les condi
tions pour obtenir une pension, et le demandeur
qui ne satisfera à ces conditions que quelques jours
plus tard.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.