T-3614-73
La Reine, du chef de la province de l'île-du-
Prince-Édouard (Demanderesse)
c.
La Reine, du chef du Canada (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Cattanach—
Ottawa, les 4, 5, 10 et 29 décembre 1975 et le 28
janvier 1976.
Couronne—Contrats—L'Île-du-Prince-Édouard s'est jointe
au Canada aux termes d'un arrêté en conseil qui prévoit que le
gouvernement du Canada assurera un service de bacs entre
l'Ile et le continent—Les réclamations antérieures pour inexé-
cution ont été réglées—Le service de bacs a été interrompu
pendant la grève des chemins de fer en 1973—Le gouvernement
du Canada a-t-il manqué au devoir que lui impose la loi?—Ce
manquement donne-t-il lieu à une action en dommages-inté-
rêts?—La loi prévoit-elle les dommages allégués?
Pratique—Parties—La Reine peut-elle, dans une même
action, être demanderesse et défenderesse?—Loi sur la Cour
fédérale, art. 17 et 19—Arrêté en conseil impérial, S.C. 1873,
p. IX—Une loi accordant à l'Ile-du-Prince-Edouard une autre
allocation annuelle, S.C. 1901, c. 3, art. 1—Loi ratifiant et
confirmant un accord conclu par les gouvernements du Canada
et de l'Ile-du-Prince-Edouard relativement aux réclamations
fondées sur l'inexécution des conditions de l'union,
1900-01, c. 3, art. 1—Loi de la Subvention à la Province de
l'Ile-du-Prince-Edouard, S.C. 1912, c. 42, art. 1 et 2—Acte
de l'Amérique du Nord britannique, 1867, art. 9, 91(13) et
146—Loi d'interprétation, S.R.C. 1970, c. I-23, art. 10.
L'arrêté en conseil aux termes duquel l'Ïle-du-Prince-
Édouard devenait une province canadienne en 1873 prévoyait
que le gouvernement du Canada se chargerait des dépenses
occasionnées par un service de bacs entre l'Ile et le continent.
En 1901, la province présentait au gouvernement du Dominion
un mémoire demandant une indemnité en raison de l'inobserva-
tion alléguée des termes de l'arrêté en conseil, et la Puissance
du Canada autorisait le paiement d'une allocation annuelle,
majorée en 1912 à la suite d'autres demandes. Depuis 1923, le
Canada a conféré au CN l'exploitation en son nom d'un service
de bacs. Pendant la grève des employés des chemins de fer dans
tout le pays en 1973, il y eut interruption de ce service pendant
dix jours et huit heures et demie au plus fort de la saison
touristique, bloquant ainsi sur l'île de nombreux vacanciers. La
Province allègue que la loi oblige le gouvernement canadien à
prendre en charge les dépenses occasionnées par un service
convenable et continu de transport du courrier et des passagers
entre l'Île et le continent, un manquement à ces devoirs ouvrant
droit à une réclamation en dommages-intérêts d'un montant
indéterminé.
Arrêt: il n'existe pas de responsabilité en dommages-intérêts.
On a dû envisager dans l'arrêté en conseil de confier au Canada
l'obligation d'établir et de maintenir un service de bacs. L'ac-
quiescement et la pratique ancienne peuvent être considérés
comme la confirmation et l'approbation de cette interprétation.
L'emploi des mots «sera» et «maintenu» implique une obligation
de nature continue et impérative, à l'égard du Canada, de se
charger des dépenses, c: à-d. d'assumer la responsabilité des
frais occasionnés par les services mentionnés dans l'arrêté en
conseil. Il incombe également au Dominion d'établir et de
maintenir un service convenable et continu et de prendre en
charge les dépenses occasionnées par l'établissement et le main-
tien de ce service. Pour ce qui est de déterminer s'il y a eu
manquement à ce devoir, les faits démontrent qu'il n'y a pas eu
interruption du service postal ni du service aérien à horaire fixe
pas plus que du service de bacs Northumberland, bien que ce
dernier ne pouvait absolument pas répondre aux besoins à cette
époque. Bien que l'arrêté en conseil ne mentionne que le
transport du courrier et des passagers, il ne serait pas réaliste
d'exclure le transport des automobiles. Une fois de plus, l'ac-
quiescement et l'usage peuvent être considérés comme confir
mation et approbation d'une telle interprétation, et l'article 10
de la Loi d'interprétation dicte cette interprétation. Étant
donné la nature impérative de l'arrêté en conseil, le gouverne-
ment canadien ne saurait répondre à l'obligation qui lui est
imposée en prétendant s'en être acquitté en prenant toutes les
mesures raisonnables à cette fin. Si le service fourni est inadé-
quat pour parvenir à la fin visée, il n'est pas convenable et s'il
est interrompu, il n'est pas continu. Par conséquent, le gouver-
nement canadien a manqué à son devoir. Toutefois, lorsque la
loi impose à ce dernier une obligation au profit du public en
général, comme c'est ici le cas, un manquement à cette obliga
tion n'entraîne pas nécessairement des dommages-intérêts. Ce
devoir est imposé non seulement au profit des habitants de file
mais aussi des résidents des autres provinces. Un manquement
à ce devoir ne donne pas naissance à une action au civil en
dommages-intérêts contre la Couronne du chef du Canada. Un
individu lésé n'a pas droit d'action et puisque la Reine ne peut
intenter de poursuites contre elle-même, il faut revenir aux
principes fondamentaux applicables lorsqu'il existe un devoir
d'intérêt public général au profit de tous les résidents du
Canada, que la Reine du chef de la province est censée repré-
senter. Ce droit, s'il avait existé, aurait appartenu à l'individu,
non à la Reine du chef de la province.
Arrêts appliqués: In re International and Interprovincial
Ferries (1905) 36 R.C.S. 206; Re Troops in Cape Breton
[1930] R.C.S. 554; Demers c. La Reine (1898) 7 B.R.
(Qué.) 433; Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg
[1971] R.C.S. 957; Canadian Federation of Independent
Business c. La Reine [1974] 2 C.F. 443; Theodore c.
Duncan [1919] A.C. 696 et P. P. G. Industries Canada
Ltd. c. Le procureur général du Canada (1976) 7 N.R.
209.
ACTION.
AVOCATS:
J. M. Coyne, c.r., et J. A. Ghiz pour la
demanderesse.
I. Whitehall et D. Friesen pour la
défenderesse.
PROCUREURS:
Scales, MacMillan & Ghiz, Charlottetown,
pour la demanderesse.
Herridge, Tolmie, Gray, Coyne & Blair,
Ottawa, agents de la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour la
défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE CATTANACH: Au début, je me suis
demandé (d'autant plus que cette question est
soulevée aux paragraphes la) et 2 de la défense) si
l'intitulé de la présente cause était approprié en ce
sens que la Couronne étant une et indivisible, Sa
Majesté ne peut, dans une même action, être à fois
demanderesse et défenderesse.
Aux termes de l'article 19 de la Loi sur la Cour
fédérale, dont voici le texte, la Division de pre-
mière instance de la Cour fédérale du Canada a
compétence en cas de litige entre le Canada et une
province:
19. Lorsque l'assemblée législative d'une province a adopté
une loi reconnaissant que la Cour, qu'elle y soit désignée sous
son nouveau ou son ancien nom, a compétence dans les cas de
litige
a) entre le Canada et cette province, ou
b) entre cette province et une ou plusieurs autres provinces
ayant adopté une loi au même effet,
la Cour a compétence pour juger ces litiges et la Division de
première instance connaît de ces questions en première
instance.
La province de l'Île-du-Prince-Édouard a édicté
la disposition habilitante voulue, soit l'article 40 de
la Judicature Act, S.R.Î.-P.-É. 1951, c. 79, modi-
fié par l'article 5, S.R.Î.-P.-É. 1973, c. 13. Cette
modification consiste seulement à désigner la Cour
de l'Échiquier du Canada sous son nouveau nom,
Cour fédérale du Canada.
D'après moi, l'article 19 vise des litiges entre le
gouvernement du Canada et celui d'une province
ou entre des gouvernements provinciaux et, logi-
quement,
l'intitulé de la cause devrait refléter cette
situation, les gouvernements étant représentés par
les ministres responsables.
Au procès cependant, l'avocat de la défenderesse
a déclaré qu'il n'avait pas l'intention de demander
la modification de l'intitulé de la cause. Je n'ai
donc pas insisté sur ce point puisque de toute façon
la Règle 302 prévoit qu'aucune procédure ne doit
être annulée pour simple objection de forme et
que, quelle que soit la désignation des parties dans
l'intitulé, les points en litige entre les véritables
parties sont clairement définis dans les plaidoiries
et enfin parce que les points essentiels demeure-
raient inchangés même si l'action était intentée et
contestée au nom des ministres appropriés qui
conseillent Sa Majesté à ces deux niveaux de
gouvernement. Pour plus de commodité, j'appelle-
rai ci-après la demanderesse, gouvernement de la
province ou province, et la défenderesse, gouverne-
ment du Canada, Canada, gouvernement du
Dominion ou Dominion.
Avant l'audience, les parties ont soumis un
exposé conjoint des faits daté du 3 novembre 1975,
qui se lit comme suit:
[TRADUCTION] Pour faciliter le jugement de cette action, les
parties se sont entendues sur le présent exposé des faits.
1. Le 1°" juillet 1873, la colonie de l'Ïle-du-Prince-Edouard
était admise dans le Dominion du Canada, aux conditions
prévues à l'arrêté en conseil de la Couronne en date du 26 juin
1873.
2. L'arrêté en conseil prévoyait notamment:
Que le gouvernement du Canada se chargera des dépenses
occasionnées par les services suivants: un service convenable
de bateaux à vapeur, transportant les malles et passagers, qui
sera établi et maintenu entre l'Île et les côtes du Canada,
l'été et l'hiver, assurant ainsi une communication continue
entre l'Île et le chemin de fer Intercolonial, ainsi qu'avec le
réseau des chemins de fer du Canada.
3. De 1876 à 1916, le Canada a assuré en hiver un service de
transport entre le continent et l'Ïle-du-Prince-Edouard, par
bateaux dont il était le propriétaire et dont l'exploitation était
confiée au ministère de la Marine et des Pêcheries. Les fonc-
tions de ce ministère étaient définies au c. 17 des Statuts du
Canada de 1892.
4. De 1876 à 1899, divers entrepreneurs privés assuraient le
service pendant l'été en vertu d'ententes conclues avec le gou-
vernement du Dominion. Les bateaux étaient fournis par l'en-
trepreneur ou par le Dominion comme le révèle la délibération
n° 880 du Conseil privé, approuvée le 15 avril 1895 (pièce «B»
ci-annexée).
5. La province a présenté au gouvernement du Dominion un
mémoire en date du 9 avril 1901, dont copie (pièce «C») est
annexée aux présentes, demandant une indemnité, en raison de
l'inobservation alléguée des termes de l'arrêté en conseil cités
au paragraphe 1 des présentes.
6. Le 3 mai 1901, le Conseil privé déposait un rapport que Son
Excellence le Gouverneur général approuvait le jour même.
Une copie du rapport (pièce «D») est jointe aux présentes.
7. Le c. 3 des Statuts du Canada de 1901 édictait les disposi
tions suivantes:
1. A dater du premier jour de juillet mil neuf cent un, il
sera payé à la province de l'Ile du Prince -Edouard, en sus de
toutes sommes actuellement autorisées par la loi, une alloca
tion annuelle de trente mille piastres, qui deviendra payable
et sera payée à la dite province semi -annuellement, le pre
mier jour des mois de juillet et de janvier de chaque année, à
compter du dit premier jour de juillet mil neuf cent un, cette
allocation devant être payée et acceptée en complet règle-
ment de toutes réclamations de la dite province contre la
Puissance du Canada à raison de la prétendue inexécution
des conditions de l'acte d'union entre la Puissance du Canada
et la dite province en ce qui concerne le maintien d'une
communication à vapeur efficace entre l'Ile et la terre ferme.
8. Voici les termes du c. 3 des Statuts de l'Île-du-Prince-
Édouard sanctionné le 10 mai 1901:
[TRADUCTION] Loi ratifiant et confirmant un accord conclu
par le gouvernement du Canada et l'Île-du-Prince -Edouard
relativement aux réclamations fondées sur l'inexécution des
conditions de l'Union.
(Sanctionné le 10 mai 1901)
Considérant que le gouvernement du Dominion et l'Île-du-
Prince-Édouard ont convenu que les réclamations de ladite
province contre le gouvernement du Dominion fondée sur
l'inexécution des conditions de l'Union relatives au maintien
d'un service convenable de bateaux à vapeur l'été et l'hiver
entre l'Île et les côtes du Canada devraient être réglées par le
paiement à ladite province de la somme de trente mille
dollars par an, payable semi -annuellement, à compter du 1°"
juillet prochain, il convient de ratifier et confirmer ledit
accord.
Le lieutenant-gouverneur et l'assemblée législative de la pro
vince de l'Île-du-Prince -Edouard décrètent donc ce qui suit:
1. Par les présentes, ledit accord est ratifié et confirmé et
ledit paiement annuel de trente mille dollars est accepté en
règlement intégral de toute réclamation actuelle de la pro
vince contre le Dominion du Canada en raison de l'inexécu-
tion par le' Dominion des conditions de la Confédération
relatives au maintien d'un service convenable de bateaux à
vapeur.
9. Le 12 février 1912, une délégation provinciale présentait au
Dominion un autre mémoire alléguant de nouveau l'inexécution
des termes de l'arrêté en conseil; une copie de ce mémoire ainsi
que du rapport de ladite délégation au lieutenant-gouverneur en
conseil et de la correspondance échangée par le ministre des
Finances du Canada et le Premier Ministre de la province,
constitue la pièce «E».
10. Le c. 42 des Statuts du Canada de 1912 édictait ce qui suit:
1. La présente loi peut être citée sous le titre de Loi de la
Subvention à la Province de l'Ile-du-Prince-Edouard, 1912.
2. Il sera payé à la province de l'Ile-du-Prince-Edouard, en
outre des sommes actuellement autorisées par la loi, une
subvention annuelle de cent mille dollars, dont une moitié,
payable le premier jour de juillet, et l'autre moitié le premier
jour de janvier de chaque année, à compter du premier jour
de juillet mil neuf cent douze.
11. Les paiements autorisés par le c. 3 des Statuts du Canada
de 1901 et par le c. 42 des Statuts du Canada de 1912 ont été
versés par le Dominion à la province conformément aux termes
de ces lois.
12. Le Dominion a confié à Northumberland Ferries Limited
l'exploitation en son nom d'un service de traversiers entre Wood
Island (Île-du-Prince-Édouard) et Caribou (Nouvelle-Écosse)
et a versé des subsides pour ces services.
13. Depuis 1923, le Dominion a confié à la Compagnie des
chemins de fer nationaux du Canada l'exploitation en son nom
d'un service de traversiers entre le port de Borden (Île-du-
Prince-Édouard) et le port de Cap Tourmentin (Nouveau-
Brunswick), les bateaux étant fournis par le Dominion. De
1945 jusqu'au 2 septembre 1973 le service fut assuré de façon
continue à l'exception de cinq interruptions. Les interruptions
de neuf jours en 1950, de cinq jours en 1966 et de neuf jours en
1973, étaient dues à des grèves déclenchées à l'issue de toutes
les procédures imposées par le Code canadien du travail. Il y
eut deux autres interruptions, huit heures à l'automne 1969 et
quatre heures en avril 1973, lorsque des officiers de pont
quittèrent leur poste pour des sessions d'étude. Durant la grève
qui eut lieu aux époques mentionnées dans le paragraphe 7 de
la déclaration modifiée (il s'agissait d'une grève générale des
employés de chemins de fer, qui interrompit totalement les
services de transport par chemins de fer) l'horaire régulier,
comme en fait foi la pièce «F» ci-annexée, n'était pas en
vigueur. L'horaire en vigueur avant et après l'interruption
mentionnée au paragraphe 7 de la déclaration modifiée assurait
un service convenable.
14. Une loi du Parlement du Canada mit fin à l'interruption
mentionnée au paragraphe 7 de la déclaration modifiée, les
parties ayant vainement tenté de résoudre leur différend con-
formément aux dispositions du Code canadien du travail.
15. Les parties se réservent le droit de s'opposer à la mise en
preuve, au procès, de toute admission de fait aux présentes,
pour défaut de pertinence ou pour une autre raison.
La pièce «B», mentionnée au paragraphe 4 de
l'exposé conjoint des faits, est une recommanda-
tion du ministre de l'Industrie et du Commerce
donnant suite au rapport d'un comité et se réfère à
l'arrêté en conseil impérial mentionné au paragra-
phe 1 et cité au paragraphe 2 de l'exposé conjoint
des faits. On y affirme que [TRADUCTION] «con-
formément aux termes de cette obligation, le
Dominion a assuré la communication en hiver à
l'aide de son ou de ses propres bateaux à vapeur»
et que l'été, deux compagnies subventionnées de
bateaux à vapeur ont assuré le service entre le
Nouveau-Brunswick et l'Île-du-Prince-Édouard et
entre la Nouvelle-Écosse et l'Île-du-Prince-
Édouard. Les contrats précédents échus, on
demanda des soumissions. On recommanda, pour
les deux parcours, la soumission de Charlottetown
Steam Navigation Company, l'entrepreneur anté-
rieur; le bateau à vapeur Northumberland fut
affecté à un itinéraire et le St. Lawrence, à l'autre,
pour un service quotidien aux taux de $10,000 par
année; ce service, si je comprends bien, se limitait
à la navigation d'été, le service d'hiver devant être
fourni par un bateau à vapeur du Dominion. La
recommandation fut approuvée le 15 avril 1895 et
l'entente conclue.
La pièce «C», mentionnée au paragraphe 5 de
l'exposé conjoint des faits, est un mémoire présenté
par le gouvernement de l'Île-du-Prince -Edouard
alléguant que le gouvernement du Canada a
négligé de remplir ses obligations prévues dans
l'arrêté en conseil impérial et énumérant divers
manquements à la fourniture d'une «communica-
tion continue» entre l'Ile et les côtes du Canada
alléguant en outre que [TRADUCTION] «le Canada
a systématiquement et continuellement manqué à
son engagement formel, de 1873 à 1888, date à
laquelle un navire adéquat a été construit et mis en
service durant l'hiver.»
En conclusion de ce mémoire, le gouvernement
de l' Île-du-Prince-Édouard demandait au gouver-
nement du Dominion des dommages-intérêts «pour
ce manquement à son engagement formel» et
recommandait le renvoi de la réclamation de la
province devant un tribunal arbitral. Le mémoire
fut effectivement référé à un sous-comité qui con-
clut que de 1873 à 1887, le service offert par le
Dominion pendant l'hiver n'était pas adéquat. Une
délégation de la province avait soumis le grief à Sa
Majesté la Reine. Le secrétaire d'État était d'avis
que le gouvernement impérial ne pouvait retirer la
question au gouvernement du Dominion ni lui
donner des directives, mais il a déclaré qu'il espé-
rait que la construction d'un tunnel résoudrait le
problème.
La province réclamait une indemnité de
$5,000,000.
En dernier lieu, le sous-comité concluait que si
la province acceptait une allocation annuelle de
$30,000, la question serait résolue équitablement.
Le rapport a été soumis au gouverneur général,
le compte Minto, qui l'a approuvé le 3 mai 1901,
et, comme nous l'avons vu aux paragraphes 7 et 8
de l'énoncé conjoint des faits, les législateurs édic-
tèrent les lois nécessaires à son application. Il est
intéressant de noter que la loi fédérale précise que
l'accord a été conclu en complet règlement de
toute réclamation par la province «résultant de la
prétendue inexécution» des conditions de l'Union,
alors que la loi provinciale de confirmation et de
ratification de l'accord ne parle que d'«inexécu-
tion», en omettant l'adjectif «prétendue».
La pièce «E» mentionnée au paragraphe 9 de
l'exposé conjoint des faits est un autre mémoire
présenté par une délégation de la province au
gouvernement du Canada; elle y demande une
augmentation des subventions, alléguant notam-
ment [TRADUCTION] «le défaut de la part du
Canada d'(assurer) une communication continue
avec les côtes» ainsi que des dommages-intérêts
pour inexécution de cette obligation.
A la demande des délégués provinciaux, le
mémoire a été soumis à un sous-comité du Conseil.
De nouvelles discussions avec les délégués abouti-
rent finalement à une augmentation de $20,000
(entre autres augmentations) de [TRADUCTION]
«l'allocation annuelle en complet règlement de
toutes réclamations de l'Île-du-Prince -Edouard
contre le Dominion du Canada en raison de
l'inexécution des conditions de l'Union entre le
Dominion et la dite province en ce qui concerne le
maintien d'une communication efficace par
bateaux à vapeur entre l'Île et les côtes ...».
La pièce «F» mentionnée au paragraphe 13 de
l'exposé conjoint des faits donne l'horaire normal
des passages quotidiens de l'Île aux côtes cana-
diennes (je compte 38 départs, et des erreurs de
transcription, semble-t-il, pour les deuxième et cin-
quième départs) et des côtes à l'Île (je compte
également 38 départs). Cet horaire était en
vigueur du 29 juin 1973 au 5 septembre 1973 et ce
service de traversiers était exploité par la Compa-
gnie des chemins de fer nationaux du Canada
(ci-après appelée le CN) au nom du gouvernement
du Canada.
Pendant la grève légale des employés de la
Compagnie des chemins de fer nationaux du
Canada dans tout le pays, ce service de traversiers
a été interrompu de 6 h le 21 août 1973 6 h le 23
août 1973 et de 6 h 30 le 23 août 1973 3 h le 2
septembre 1973, comme l'indiquent le paragraphe
7 de la déclaration et le paragraphe 5 de la
défense. D'après mes calculs, l'interruption de ser
vice sur ces deux parcours a duré 10 jours et 8
heures et demie.
Dans un supplément à l'exposé conjoint des
faits, les parties ont convenu que:
(1) Aux époques pertinentes, le transport des
passagers était assuré par un service aérien con-
tinu entre l'Île-du-Prince-Édouard et le conti
nent, selon un horaire fixe;
(2) A toutes les époques pertinentes, le service
postal entre l'Île et le continent a été maintenu;
(3) Le service régulier de traversiers entre
Wood Island (Île-du-Prince-Édouard) et Cari
bou (Nouvelle-Écosse) a été maintenu durant
toutes les époques en cause.
Le service de traversiers mentionné au paragraphe
3 était subventionné conformément au contrat
conclu par Northumberland Ferries Limited et le
gouvernement du Canada. Je remarque que l'ho-
raire des départs joint en annexe indique seize
départs à destination du continent et le même
nombre en sens inverse mais deux de moins à
compter du 27 août.
Pour trancher cette question, il faut tenir
compte de deux facteurs importants qui se déga-
gent de l'exposé conjoint des faits:
(1) les deux demandes de dommages-intérêts à
l'encontre du gouvernement du Dominion pour
inexécution des conditions de l'Union énoncées
dans l'arrêté en conseil impérial, notamment:
«Que le gouvernement du Canada se chargera
des dépenses occasionnées par les services sui-
vants: un service convenable de bateaux à
vapeur, transportant les malles et passagers, qui
sera établi et maintenu entre l'Île et les côtes du
Canada, l'été et l'hiver, assurant ainsi une com
munication continue entre l'Île et le chemin de
fer Intercolonial, ainsi qu'avec le réseau des
chemins de fer du Canada», ont été réglées au
niveau politique plutôt que judiciaire, et
(2) la façon dont le gouvernement canadien a
entrepris de fournir un service de traversiers au
cours des années, par ses propres bateaux à
vapeur l'hiver et par lignes de bateaux à vapeur
subventionnées l'été, et, depuis 1923, en exploi-
tant un service de traversiers sur deux parcours
par l'intermédiaire de la Compagnie des che-
mins de fer nationaux du Canada et en signant
un contrat avec Northumberland Ferries Lim
ited pour un troisième, est très révélatrice de la
façon dont il a interprété et rempli ses obliga
tions en vertu des conditions de l'Union.
Fondamentalement, la déclaration allègue que
la loi oblige le gouvernement canadien à prendre
en charge les dépenses occasionnées par un service
convenable et continu de transport des malles et
des passagers entre l'Île et le continent, un man-
quement à ces devoirs ouvrant droit à une réclama-
tion en dommages-intérêts d'un montant
indéterminé.
Lorsqu'ils ont demandé que soit fixée la date du
procès, les avocats des parties ont convenu que
l'audition en première instance devrait se limiter à
la question de responsabilité et que la question des
dommages-intérêts devrait être remise à plus tard,
suivant l'issue de la première. Les deux parties ont
donc remis l'interrogatoire préalable au sujet du
montant des dommages à une époque antérieure à
l'audition de cette question, le cas échéant. L'avo-
cat du gouvernement canadien ayant déclaré qu'il
se proposait de soutenir, à l'égard des dommages-
intérêts, que même si l'on présume l'existence d'un
tel devoir et d'un manquement à celui-ci, la loi ne
vise pas le genre de dommages en cause, j'ai
demandé, pour bien cerner les débats, que les
parties se mettent d'accord sur un énoncé des
points en litige, ce qu'ils ont fait dans les termes
suivants:
1. Y a-t-il de la part du gouvernement du
Dominion inexécution d'un devoir statutaire?
2. Ce manquement donne-t-il lieu à une action
en dommages-intérêts?
3. La loi vise-t-elle le genre de dommages en
question?
4. Évaluation des dommages.
Les deux premiers points portent sur la question
de la responsabilité, les troisième et quatrième, sur
le montant des dommages. Les plaidoiries se sont
limitées aux deux premières questions, les débats
sur les deux autres étant remis à plus tard, selon la
décision rendue quant aux deux premières ques
tions. A mon sens, cette décision dépendra de la
réponse aux trois questions suivantes:
1. En quoi consiste le devoir imposé au gouver-
nement du Canada et quelle en est la nature?
2. En fonction de la réponse à la première ques
tion, le gouvernement du Canada a-t-il manqué
à ce devoir?
3. A supposer qu'il y a eu manquement à ce
devoir ou défaut de s'acquitter d'obligations
constitutionnelles, ce manquement ou ce défaut
permet-il à la province d'intenter une action en
dommages-intérêts (redressement demandé en
l'espèce)?
L'article 146 de l'Acte de l'Amérique du Nord
britannique, 1867 se lit comme suit:
146. Il sera loisible à la Reine, de l'avis du très-honorable
Conseil Privé de Sa Majesté, sur la présentation d'adresses de
la part des chambres du Parlement du Canada, et des chambres
des législatures respectives des colonies ou provinces de Terre-
neuve, de l'Ile du Prince Edouard et de la Colombie Britanni-
que, d'admettre ces colonies ou provinces, ou aucune d'elles
dans l'union,—et, sur la présentation d'adresses de la part des
chambres du parlement du Canada, d'admettre la Terre de
Rupert et le Territoire du Nord-Ouest, ou l'une ou l'autre de
ces possessions, dans l'union, aux termes et conditions, dans
chaque cas, qui seront exprimés dans les adresses et que la
Reine jugera convenable d'approuver, conformément au pré-
sent; les dispositions de tous ordres en conseil rendus à cet
égard, auront le même effet que si elles avaient été décrétées
par le parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et
d'Irlande.
Conformément aux termes de l'article, la colonie
de l'Île-du-Prince-Édouard a été admise dans
l'union aux termes et conditions énoncés dans les
adresses des chambres du parlement du Canada et
de la législature de la colonie de l'Île-du-Prince-
Édouard et approuvés par Sa Majesté; ces termes
et conditions sont exposés dans l'arrêté en conseil
conformément à l'article 146 de l'Acte de l'Améri-
que du Nord britannique, 1867. Il convient main-
tenant de citer un texte plus complet des disposi
tions pertinentes de l'arrêté en conseil que les
extraits reproduits dans les plaidoiries et dans
l'exposé conjoint des faits:
Que le gouvernement du Canada se chargera des dépenses
occasionnées par les services suivants:
Le traitement du lieutenant-gouverneur;
Les traitements des juges de la Cour Suprême et des juges
des cours de district ou de comté, quand ces cours seront
établies;
Les frais d'administration des douanes;
Le service postal;
La protection des pêcheries;
Les dépenses de la milice;
Les phares, équipages naufragés, quarantaine et hôpitaux de
marine;
L'exploration géologique;
Le pénitencier;
Un service convenable de bateaux à vapeur, transportant les
malles et passagers, qui sera établi et maintenu entre l'Ile et les
côtes du Canada, l'été et l'hiver, assurant ainsi une communica
tion continue entre l'Ile et le chemin de fer Intercolonial, ainsi
qu'avec le réseau des chemins de fer du Canada;
L'entretien de communications télégraphiques entre l'Ile et
la terre ferme du Canada.
Et telles autres dépenses relatives aux services qui, en vertu
de «l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867w, dépen-
dent du gouvernement général, et qui sont ou pourront être
alloués aux autres provinces.
Que les chemins de fer donnés à contrat et en voie de
construction pour le compte du gouvernement de l'Ile devien-
dront les propriétés du Canada.
Que le nouvel édifice où siègent les cours de justice, et où se
trouve le bureau d'enregistrement, etc., sera transféré au
Canada, sur paiement de soixante-neuf mille piastres. Le prix
d'achat comprendra le terrain sur lequel se trouve l'édifice et,
en outre, une étendue convenable de terrain pour les cours, etc.,
etc.
Que le dragueur à vapeur en construction deviendra la
propriété du gouvernement fédéral, moyennant une somme
n'excédant pas vingt-deux mille piastres.
Que la bateau passeur à vapeur, aujourd'hui la propriété de
l'Ile, demeurera en sa possession.
Que la population de l'Ile du Prince -Edouard ayant aug
menté de quinze mille âmes ou plus depuis l'année 1861, l'Ile
sera représentée dans la Chambre des Communes par six
membres, ce chiffre devant être modifié, de temps à autre, en
vertu des dispositions de «l'Acte de l'Amérique du Nord britan-
nique, 1867».
Un arrêté en conseil édicté en vertu d'un pouvoir
statutaire a la même valeur que si les termes de
l'arrêté faisaient partie de la loi et aux fins d'inter-
prétation ou de force légale ou autrement, l'arrêté
doit être traité de la même façon que s'il était
incorporé à la loi.
Le tout début de l'extrait pertinent de l'arrêté en
conseil précité impose au gouvernement canadien
l'obligation de «se charger des dépenses» occasion-
nées par les services énumérés. Ces services relè-
vent des pouvoirs exclusifs du Parlement canadien
parce qu'il s'agit de matières tombant dans les
catégories de sujets énumérées à l'article 91 de
l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, à l'ex-
ception de la nomination des lieutenants-gouver-
neurs des provinces et de la nomination et rémuné-
ration des juges qui sont confiées de façon expresse
au gouvernement du Dominion par les articles 58
à 62 et 96 100 respectivement. Aucun des servi
ces mentionnés dans l'arrêté en conseil ne relève
des pouvoirs exclusifs assignés aux législatures
provinciales et énumérés à l'article 92 de l'Acte de
l'Amérique du Nord britannique et ils ne sont
assignés aux provinces nulle part ailleurs. Cela
étant, il est logique que le gouvernement du
Canada se charge des dépenses occasionnées par
les services existants, mais comme ces services
particuliers relèvent de sa compétence exclusive, le
gouvernement du Canada est responsable de leur
exploitation, après l'Union.
L'avocat de la demanderesse prétend, à propos
dudit «service convenable de bateaux à vapeur,
transportant les malles et passagers, qui sera établi
et maintenu entre l'Ile et les côtes du Canada, l'été
et l'hiver, assurant ainsi une communication conti
nue entre l'Ile et le chemin de fer Intercolonial,
ainsi qu'avec le réseau des chemins de fer du
Canada», que ce service se situe dans une catégorie
différente, puisqu'il n'existait pas auparavant. Je
remarque que l'arrêté en conseil prévoit «que le
bateau passeur à vapeur, aujourd'hui la propriété
de l'Ile, demeurera en sa possession». Cette disposi
tion prévoit que l'Île demeurera propriétaire du
bateau passeur à vapeur, mais il est possible d'in-
terpréter cette disposition comme signifiant que le
bateau passeur à vapeur constituait un service de
traversiers exploité par l'Île, puisqu'il avait été
utilisé à cette fin.
Même si l'Île exploitait un service de traversiers
avant l'Union, aucune preuve n'indique qu'il reliait
l'Île et le continent, l'été et l'hiver, et qu'il assurait
une communication continue avec le chemin de fer
Intercolonial et avec le réseau des chemins de fer
du Canada. La preuve démontre plutôt que ce
service n'était pas fourni par le bateau passeur à
vapeur mais par des navires appartenant au
Canada ou mis en service par lui. Il n'est donc pas
question d'un service existant, mais d'un nouveau
service.
Le problème vient de ce que l'arrêté en conseil
ne précise pas à qui incombe la responsabilité de
«l'établissement et du maintien du service».
Dans l'arrêt In re International and Interpro-
vincial Ferries', la question déférée à la Cour
suprême était de savoir si une loi concernant les
traversiers était ultra vires du Parlement canadien;
le juge en chef déclarait à la page 208:
[TRADUCTION] Un des principes directeurs de l'Acte de
l'Amérique du Nord britannique veut que toute entreprise
internationale ou interprovinciale relève du pouvoir fédéral. Il
est évident qu'il doit en être ainsi pour les traversiers.
Il ajoutait à la page 209:
[TRADUCTION] Aucune législature provinciale ne pourrait
constituer une compagnie d'exploitation de traversiers entre
deux provinces et aucun gouvernement provincial ne pourrait se
voir conférer par la législature de la même province le pouvoir
d'exploiter en exclusivité un tel service entre deux provinces.
Seul le Parlement canadien pourrait le faire et fixer le prix
payable par la compagnie pour la licence, aux termes et condi
tions qu'il jugerait opportuns.
Depuis l'Union, l'Île-du-Prince-Édouard n'a
donc pas le droit d'accorder une licence d'exploita-
tion ou d'exploiter elle-même un service de traver-
siers aboutissant aux côtes de la Nouvelle-Écosse
ou _du Nouveau-Brunswick qui ne relèvent pas de
sa compétence; l'inverse est également vrai, de
telle sorte qu'aucune province de la Confédération
n'avait cette compétence à cette ^ époque-là et
aucune preuve n'indiquait que l'Ile-du-Prince-
Édouard avait des droits de propriété sur un tel
service de traversiers à l'époque de l'Union. Le
parlement du Canada était donc seul compétent.
Cela étant, on a dû envisager dans l'arrêté en
conseil de confier au Canada l'obligation d'établir
et de maintenir un service de traversiers entre l'Île
et le continent. Il est en outre évident que l'arrêté
en conseil comporte une ambiguïté latente en ce
sens qu'il n'indique pas expressément à qui
incombe l'obligation d'établir et de maintenir le
service de traversiers. Il convient donc d'appliquer
la règle d'interprétation contemporanea expositio.
Depuis l'Union jusqu'à nos jours, la province et le
Dominion ont présumé que l'obligation incombait
à ce dernier et ont agi en conséquence; ils l'ont
d'ailleurs tous deux admis. Cet acquiescement et
cette pratique ancienne peuvent être considérés
comme la confirmation et l'approbation de mon
interprétation des termes de l'arrêté en conseil
' (1905) 36 R.C.S. 206.
fondée sur d'autres motifs, c'est-à-dire la conclu
sion que l'obligation d'établir et de maintenir un
service convenable de bateaux à vapeur entre l'Île
et le continent, après l'Union, incombe au Canada.
Vu cette conclusion, l'emploi des mots «sera» et
«maintenu» dans l'arrêté en conseil implique une
obligation de nature continue et impérative mais je
pense toutefois qu'il faut apporter certaines res
trictions à ce caractère impératif. Bien entendu, en
cas de forte tempête, le traversier ne serait pas
absolument tenu de faire la navette entre les ports,
risquant ainsi bateaux et passagers. Un tel cas de
force majeure constituerait une dispense. Une loi
peut prévoir expressément que la force majeure ne
constituera pas une dispense, ce qui n'est pas le cas
en l'espèce. Cependant, une grève légale n'est pas
un cas de force majeure, c'est un moyen qu'utilise
une partie à un différend du travail pour forcer
l'autre partie à accepter ses revendications. C'est
ce qui constitue l'élément humain d'un conflit du
travail où les parties ont des points de vue diffé-
rents, qu'elles adoptent volontairement pour des
raisons qu'elles seules connaissent. Il existe donc
un élément d'acte volontaire. Les moyens de pres-
sion les plus efficaces sont la grève et le lock-out.
Les termes de l'arrêté en conseil ne prévoient pas
que les grèves et les lock-out dispensent de l'obli-
gation (stipulation de plus en plus fréquente dans
certains contrats).
Je conclus donc que l'obligation de prendre en
charge les dépenses occasionnées par l'établisse-
ment et le maintien d'un service convenable de
traversiers entre la province et le continent
incombe au Canada. L'expression «se charger des
dépenses» signifie que le Canada doit assumer la
responsabilité des dépenses occasionnées par les
services mentionnés dans l'arrêté en conseil et qu'il
doit payer ces dépenses. Comme je l'ai déjà dit, il
incombe également au Dominion d'établir et de
maintenir un service de traversiers convenable et
continu (c'est-à-dire ininterrompu et sans arrêt
prolongé du service) entre la province et le conti
nent et de prendre en charge les dépenses occasion-
nées par l'établissement et le maintien de ce
service.
Avant de trancher la deuxième question, c'est-à-
dire de déterminer si le Canada a manqué à son
obligation, il convient d'examiner les faits perti-
nents. Les parties conviennent que la Compagnie
des chemins de fer nationaux chargée par le
Canada de l'exploitation du service de traversiers a
interrompu ledit service du 21 août 1973 au 2
septembre 1973, soit 10 jours et 8 heures et demie.
Cette interruption du service était due à une grève
nationale des employés de la Compagnie des che-
mins de fer nationaux du Canada. On savait que
1973 était l'«année des négociations» et, en outre,
dès mai et juin de cette année-là, qu'il était peu
probable que les parties règlent leur différend. La
grève était donc imminente. La grève fut déclen-
chée légalement au terme des étapes imposées par
le Code canadien du travail. Dans - l'intérêt public
et pour la sauvegarde de l'économie, le Parlement
adopta une loi décrétant le retour au travail, et le
service ferroviaire, ainsi que le service de traver-
siers, reprit le 2 septembre 1973.
Le service de traversiers du CN utilisait, sur
deux itinéraires, cinq navires pouvant transporter
4,270 véhicules par jour. C'est ce service qui a été
paralysé par la grève.
La Northumberland Ferries Limited exploitait
un troisième service de traversiers au nom du
gouvernement fédéral et utilisait trois navires
capables de transporter 960 véhicules par jour. Ce
service continu ne fut pas interrompu durant la
grève des employées du CN.
Les parties ont admis que la grève n'a pas
interrompu le service postal entre l'Ile et le conti
nent et qu'un service aérien à horaire fixe trans-
portait quotidiennement des passagers.
L'agriculture et le tourisme occupent, respecti-
vement, les premier et deuxième rang des indus
tries de l'Île. La saison du tourisme dure dix
semaines avec une période de pointe en juillet et
août. Presque tous les touristes utilisent les traver-
siers pour se rendre sur l'Île en automobile. En
outre, les habitants des Îles de la Madeleine, dans
le golfe du Saint-Laurent, ainsi que les touristes
qui s'y rendent, reviennent sur le continent en
prenant le traversier, qui relie ces Îles et l'Île-du-
Prince-Édouard et de là, le traversier, qui les
ramène sur le continent. Environ 80 voitures par
jour cherchaient à regagner ainsi le continent pen
dant la grève.
La saison touristique se termine aux environs de
la dernière semaine d'août et, en 1973, le 23 août,
le lendemain du début de la grève. On peut facile-
ment imaginer la consternation qui devait s'ensui-
vre. Les parents en vacances avec leurs enfants
craignaient d'être en retard pour la rentrée des
classes. Un bon nombre de personnes étaient ainsi
bloquées sur l'Île et, les vacances finies, beaucoup
se retrouvaient sans argent. Le gouvernement pro
vincial a fourni gratuitement nourriture et loge-
ment à ceux qui étaient sans ressources et un
service exceptionnel d'encaissement de chèques fut
mis sur pied pour ceux qui prouvaient leur solvabi-
lité. La province organisa également d'urgence un
système de réservations pour l'unique service de
traversier actif. Elle émettait des billets numérotés
qui établissaient en fait l'ordre dans lequel se
feraient les réservations. La priorité était accordée
aux camions, le reste suivait selon un ordre établi.
Une réservation ferme sur l'unique traversier pre-
nait de sept à huit jours. Cent quarante-quatre
employés provinciaux étaient affectés à ces
services.
Durant la grève, la Northumberland Ferries
Limited permit à 6,463 véhicules et à leurs passa-
gers de quitter l'Île. En 1974, l'année suivante,
20,874 véhicules avaient quitté l'Île par les deux
parcours de traversiers de la Compagnie des che-
mins de fer nationaux sur une période égale à la
durée de la grève en 1973. En supposant que le
nombre de véhicules était à peu près le même les
deux années, on peut mieux percevoir l'effet de
l'interruption du service en 1973.
L'économie nationale était à ce point touchée
par la grève que le Parlement a jugé prudent
d'adopter une loi décrétant le retour au travail.
Sur le continent, les inconvénients de la grève
étaient considérables mais, on pouvait tout de
même utiliser d'autres moyens de transport pour
passagers et marchandises même si le service offert
n'était pas aussi efficace. Dans l'Île, les conséquen-
ces de la grève furent d'autant plus importantes
que la province est séparée du continent par le
détroit de Northumberland, large d'environ 9
milles au point le plus proche.
Ces faits, mentionnés dans l'exposé conjoint des
faits et dans le témoignage de McAdams, sous-
ministre du Tourisme et des Parcs de la province,
m'ont persuadé que l'unique traversier actif pen
dant la grève ne pouvait absolument pas répondre
aux besoins à cette époque. Étant insuffisant, le
service n'a pu produire les résultats voulus et s'est
donc avéré inefficace.
L'arrêté en conseil emploie les termes: «le gou-
vernement du Canada se chargera des dépenses
occasionnées par les services suivants: Un service
convenable de bateaux à vapeur, transportant les
malles et passagers». Il n'est pas question du trans
port d'automobiles.
L'article 10 de la Loi d'interprétation, S.R.C.
1970, c. I-23, se lit comme suit:
10. La loi est censée toujours parler et, chaque fois qu'une
matière ou chose est exprimée au présent, il faut l'appliquer
aux circonstances au fur et à mesure qu'elles surgissent de
façon à donner effet au texte législatif ainsi qu'à chacune de ses
parties, selon son esprit, son intention et son sens véritables.
En 1875, l'automobile était pratiquement incon-
nue et n'était pas encore devenue le moyen de
transport usuel qu'elle est aujourd'hui. La grande
majorité des touristes qui visitent la province en
été, comme les autres, voyagent en automobile.
Les traversiers qui font la navette entre l'Île et le
continent sont spécialement conçus pour embar-
quer, transporter et débarquer les automobiles. A
mon avis, il ne serait pas réaliste de conclure que
l'obligation du Canada se limite au transport de
passagers, à l'exclusion des automobiles grâce aux-
quelles les passagers ont pu se rendre jusqu'au quai
d'embarquement et qu'ils ont l'intention d'utiliser
à la sortie du débarcadère.
Autrefois, le mot «passage» (ferry) signifiait le
droit de faire passer un cours d'eau à des hommes,
des animaux et des biens contre péage, y compris
bien entendu les montures et les animaux attelés
au véhicule du passager. Aujourd'hui, le cheval et
le véhicule hippomobile sont remplacés par l'auto-
mobile; d'après moi, les termes de l'arrêté en con-
seil doivent être interprétés comme signifiant
qu'un service de traversiers pour le transport de
passagers doit comprendre leurs automobiles, au
même titre que les bagages et autres accessoires
des passagers. C'est là, d'après moi, la seule façon
acceptable d'interpréter l'arrêté en conseil à la
lumière des conditions actuelles, d'autant plus que
c'est ce qu'on a fait. Je le répète, cet acquiesce-
ment et cet usage peuvent être considérés comme
confirmation et approbation par les parties d'une
telle interprétation.
Personne n'a prétendu, ce qui serait d'ailleurs
insoutenable', que le gouvernement canadien a
manqué à son obligation en fournissant des traver-
siers à moteurs diesel plutôt qu'à vapeur ou en
assurant la communication avec la Compagnie des
chemins de fer canadiens plutôt qu'avec la Compa-
gnie du chemin de fer Intercolonial qui, à la suite
d'une fusion, a cessé d'exister en tant que telle.
A mon avis, l'article 10 de la Loi d'interpréta-
tion dicte cette solution qui est adaptée aux cir-
constances actuelles.
Étant donné la nature impérative de l'arrêté en
conseil, le gouvernement canadien ne saurait
répondre à l'obligation qui lui est imposée en
prétendant s'en être acquitté en prenant toutes les
mesures raisonnables à cette fin. Il s'agit de l'obli-
gation d'établir et de maintenir un service efficace
assurant une communication continue entre l'Île et
le continent. J'ai déjà conclu que si un service
fourni est inadéquat pour parvenir à la fin visée, il
n'est pas convenable, que s'il est interrompu, il
n'est pas continu, sans oublier toutefois que la
Northumberland Ferries Limited a continué ses
opérations mais que ce service était insuffisant.
Pour ces motifs, je conclus que le gouvernement
canadien a manqué au devoir que lui imposait
l'arrêté en conseil.
Il faut maintenant déterminer, en troisième lieu
si ce manquement permet à la demanderesse d'in-
tenter avec succès une action en dommages-inté-
rêts.
Lorsqu'une loi impose une obligation au gouver-
nement canadien au profit du public en général (ce
qui, à mon sens, est le cas), un manquement à
cette obligation ne donne pas nécessairement nais-
sance à une action en dommages-intérêts. La rece-
vabilité d'une telle action en dommages-intérêts
dépend de l'intention du législateur, exprimée dans
la loi, soit en l'espèce l'Acte de l'Amérique du
Nord britannique et l'arrêté en conseil; l'étape
suivante consiste à déterminer à qui la loi accorde
un droit d'action ou, en d'autres termes, qui est le
bénéficiaire de ce droit.
En l'espèce, l'arrêté en conseil impose le devoir
de fournir un service de traversiers entre l'Île et le
continent. Je rejette la prétention selon laquelle ce
devoir est au profit des habitants de l'Île seule-
ment. Le transport se fait dans les deux sens et est
donc également au profit des résidents d'autres
provinces du Canada qui veulent se rendre sur
l'Ile. Il s'agit donc d'un devoir public général au
profit de tous les Canadiens.
L'Acte de l'Amérique du Nord britannique pré-
voit que le gouvernement canadien fournira cer-
tains services publics à toutes les provinces et
l'arrêté en conseil en mentionne plusieurs, dont le
salaire des lieutenants-gouverneurs et le salaire des
juges nommés par le gouvernement fédéral.
Comme je l'ai déjà dit, l'obligation de fournir ces
services et de payer ces salaires est expressément
imposée au parlement du Canada par les articles
60 et 100 de l'Acte de l'Amérique du Nord
britannique.
Dans le renvoi Re Troops in Cape Breton 2 , la
Cour suprême devait déterminer si, [TRADUC-
TION] «d'après les faits (ci-après) présentés, la
province de Nouvelle-Écosse était tenue de payer à
Sa Majesté du chef du Canada toutes dépenses et
frais occasionnés par le recours à une partie de la
milice active pour venir en aide à l'autorité civile
du Cap Breton». Pour illustrer les fonctions des
pouvoirs exécutif et législatif, le juge Cannon, aux
pages 566-567, a cité longuement les remarques du
juge Wurtele, qu'il a d'ailleurs qualifié d'expert
constitutionnel, dans l'affaire Demers c. La Reine
((1898) 7 B.R. (Qué.) 433 la page 447), que
voici:
[TRADUCTION] Le législateur édicte des lois et octroie des
subsides mais n'administre pas. La Couronne, sur les recom-
mandations de ses conseillers constitutionnels, autrement dit
l'exécutif, administre les affaires du pays et assume la responsa-
bilité pour tout contrat qu'il peut être nécessaire de conclure.
Tout ce qui touche à l'administration des affaires publiques du
pays relève de l'exécutif guidé par ce qu'il estime être dans
2 [1930] R.C.S. 554.
l'intérêt public, sous réserve des restrictions apportées par les
règles constitutionnelles ou les lois prohibitives, mais il ne
possède pas le pouvoir constitutionnel de conclure une entente
obligeant l'assemblée législative à affecter les fonds nécessai-
res à son exécution. On peut donc admettre comme axiome
qu'en général, il est opportun d'obtenir le consentement de la
législature avant de conclure un contrat impliquant une dépense
de deniers publics. Exceptionnellement, l'exécutif peut conclure
un contrat impliquant une telle dépense avant que la législature
n'ait octroyé les crédits à cette fin: mais un tel contrat est
assorti d'une condition; il s'agit, en fait, d'obligations condition-
nelles dépendant de l'octroi par la législature des fonds néces-
saires. L'obligation est suspendue jusqu'à la réalisation de cette
condition, et en cas de refus des subsides nécessaires, le contrat
est résilié. Comme l'assemblée législative a le droit d'approuver
ou de refuser ces contrats, il est normal d'y insérer une clause
stipulant que le contrat est assujetti à la ratification de la
législature ou que les paiements, qui doivent être versés au nom
de celle-ci, devront provenir de fonds qu'un vote de la législa-
ture affectera à cette fin. Le contrat est également annulé
lorsque l'assemblée législative désapprouve expressément par
résolution un contrat signé sans l'obtention préalable des crédits
nécessaires à son exécution, même si aucune clause ne le
soumet à la ratification de la législature ou à l'octroi des
subsides nécessaires. Lorsque les crédits sont votés, le contrat
acquiert alors rétroactivement son plein effet juridique et doit
être respecté par le Gouvernement, l'autre partie contractante
pouvant en exiger l'exécution. Tout contrat conclu par l'exécu-
tif sans que des deniers aient été affectés au paiement du prix
ou sans crédits disponibles à cette fin, comporte la condition
tacite que sa validité dépend du vote des crédits nécessaires;
comme toute personne concluant un contrat avec le gouverne-
ment est censée connaître la loi, elle ne peut se plaindre, si les
crédits sont refusés, de ne pas avoir le droit de réclamer des
dommages-intérêts pour cause d'inexécution.
Bien que de tels contrats soient soumis à une condition,
l'exécutif n'a ni le droit ni le pouvoir de révoquer ces contrats
de son propre chef mais, il doit demander à la législature
l'affectation des crédits nécessaires et attendre la décision.
Cet extrait souligne le fait que l'exécutif ne
dispose pas de fonds pour s'acquitter des obliga
tions contractées. C'est le Parlement qui doit faire
les paiements qu'il autorise en adoptant une loi
portant affectation de crédits. Il n'est pas impossi
ble que le Parlement refuse de voter les crédits.
Cette question relève du pouvoir discrétionnaire du
Parlement; s'il décidait d'exercer ce pouvoir refu-
sant de voter des crédits pour le paiement du
service de traversiers, je ne vois pas comment la
Couronne pourrait être tenue responsable des dom-
mages-intérêts dans une action au civil.
Dans l'arrêt Welbridge Holdings Ltd. c. Greater
Winnipeg 3 le juge Laskin (maintenant juge en
chef) déclarait (aux pages 968-969) au nom de la
Cour suprême:
Au niveau qu'on pourrait appeler celui des opérations, une
municipalité n'est pas la même qu'au niveau législatif ou quasi
judiciaire où elle exerce un pouvoir discrétionnaire conféré par
la loi. Elle peut alors (tout comme une législature provinciale
ou le Parlement du Canada) excéder ses pouvoirs, ainsi que le
penserait finalement un tribunal, bien qu'elle ait suivi le conseil
d'avocats. Dans ces circonstances, il serait inconcevable qu'on
puisse dire qu'elle a une obligation de diligence qui entraîne sa
responsabilité pour dommages si elle y manque. «L'invalidité
n'est pas le critère de la faute et ne devrait pas être le critère de
la responsabilité» ....
En bref, j'interprète cette décision comme un pré-
cédent à l'appui de la proposition selon laquelle un
manquement à un devoir public général, soit en
l'espèce le devoir de fournir un service de traver-
siers et de se charger des dépenses qu'il occa-
sionne, ne donne pas naissance à une action au
civil en dommages-intérêts contre Sa Majesté du
chef du Canada. Il existe d'autres moyens, dont
une demande de jugement déclaratoire en vertu de
l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale ou des
démarches politiques auxquelles la province a
d'ailleurs eu recours auparavant en deux occasions
mentionnées dans l'exposé conjoint des faits au
sujet du même service de traversiers, obtenant,
dans les deux cas, des mesures compensatrices.
Dans l'affaire, Canadian Federation of
Independent Business c. La Reine 4 , la demande-
resse, dans sa déclaration poursuivait Sa Majesté
du chef du Canada et le ministre des Postes et
réclamait des dommages-intérêts en invoquant leur
responsabilité contractuelle et délictuelle pour les
pertes occasionnées par l'interruption du service
postal pendant une grève. A l'occasion d'une
requête en radiation de la déclaration, au motif
qu'elle ne révélait aucune cause d'action, mon
collègue le juge Mahoney conclut que le défaut de
livrer le courrier bloqué dans le circuit de distribu
tion pendant la grève ne donnait pas le droit
d'intenter une action en restitution, que rien ne
permettait de conclure à un délit de conspiration
et, plus important encore, qu'en ce qui concerne la
réclamation à l'encontre du gouvernement cana-
dien pour inexécution de son devoir statutaire de
3 [1971] R.C.S. 957.
4 [1974] 2 C.F. 443.
fournir un service postal au public, ce défaut ne
donne pas une cause d'action à l'individu qui en
subit préjudice. Il a souligné que les fonctions de la
poste sont celles d'un ministère du gouvernement
assurant un service public et que ses recettes sont
des recettes publiques et que l'obligation de
recueillir et de livrer le courrier à un individu,
groupe ou classe qui utilise ce service est une
obligation imposée par le Parlement par le truche-
ment de la Loi.
Parmi les motifs du juge Mahoney, ordonnant la
radiation de la déclaration, on peut lire à la page
450:
Les décisions prises par les défendeurs et les actes et omis
sions dont on se plaint étaient manifestement, dans le contexte
de la Loi, des décisions de politique et des actes et omissions
intervenant dans l'exercice de fonctions de direction et d'exploi-
tation. Le ministre des Postes et d'autres fonctionnaires de la
Couronne ne sont responsables que devant le Parlement des
conséquences de ces décisions, actes et omissions et, en particu-
lier, les défendeurs n'en sont pas comptables aux demanderesses
devant la présente cour.
En somme, le manquement à une obligation
édictée par la Loi dans l'intérêt commun n'est pas
sanctionné par un droit d'action que pourrait exer-
cer l'individu lésé. On en a jugé ainsi dans un cas
de manquement du gouvernement canadien à four-
nir un service postal ininterrompu. Il n'existe
aucune différence fondamentale entre une grève
paralysant un service postal et une grève paraly-
sant un service de traversiers.
Se pose maintenant la question de savoir si,
contrairement à l'individu lésé, Sa Majesté du chef
de la province de l'Île-du-Prince-Édouard peut
intenter au civil une action en dommages-intérêts
pour le préjudice résultant de ce manquement au
devoir statutaire; pour trancher cette question, il
faut se reporter à l'intention du législateur telle
qu'elle se manifeste dans l'Acte de l'Amérique du
Nord britannique.
En ce qui concerne la répartition des pouvoirs
législatifs selon l'Acte de l'Amérique du Nord
britannique, le principe général en la matière veut
que lorsque tel domaine est considéré comme rele
vant de la compétence exclusive d'une législature,
provinciale ou fédérale, cette législature est souve-
raine à cet égard. Il ne fait aucun doute en l'espèce
que l'article 91(13) confère au Parlement du
Canada la compétence exclusive et entière sur ales
passages d'eau (ferries) entre une province et tous
pays britannique ou étranger, ou entre deux
provinces».
Dans l'arrêt Theodore c. Duncan 5 le vicomte
Haldane dit à la page 706:
[TRADUCTION] La Couronne est une et indivisible dans toutes
les parties de l'Empire et, dans les états qui s'auto-gouvernent,
elle agit conformément à l'initiative et aux conseils de ses
propres ministres dans ces États.
Voici le libellé de l'article 9 de l'Acte de l'Amé-
rique du Nord britannique, 1867:
9. A la Reine continueront d'être et sont par le présent
attribués le gouvernement et le pouvoir exécutifs du Canada.
A ce titre, Sa Majesté la Reine du chef du Canada
a décidé d'assumer la responsabilité d'établir et de
subventionner un service de traversiers jusqu'à
l'Île, non seulement pour le bien commun des
habitants de l'Île-du-Prince -Edouard mais aussi de
tous les résidents du Canada. On peut dire, tout au
plus, que le défaut de remplir ce devoir peut
affecter davantage les résidents de l'Île-du-Prince-
Édouard que ceux d'une province éloignée, mais
cela ne confère pas automatiquement un droit
d'action en dommages-intérêts.
La Reine du chef de l'Île-du-Prince-Édouard est
la même Reine que la Reine du chef du Canada.
En l'espèce, l'obligation en cause incombe à la
Reine du chef du Canada. L'action en dommages-
intérêts pour inexécution est intentée par la Reine
du chef de la province, qui est la même personne
mais conseillée par des ministres différents; la
contradiction consiste dans le fait que la Reine
intente des poursuites contre elle-même. A mon
avis donc, l'Acte de l'Amérique du Nord britanni-
que ne prévoit pas qu'un tribunal puisse faire
respecter cette obligation par voie de jugement en
dommages-intérêts pour manquement à ce devoir
dans une action intentée au nom de la Reine du
chef de la province contre la Reine du chef du
Canada.
Si c'était le cas, les dispositions de l'article 19 de
la Loi sur la Cour fédérale seraient alors super-
flues car on pourrait obtenir un redressement par
voie d'action en dommages-intérêts, à laquelle peut
avoir recours toute personne physique ou morale,
en vertu de l'article 17 contre la Couronne soit,
selon ladite Loi, Sa Majesté du chef du Canada.
5 [1919] A.C. 696.
Je n'oublie pas que l'article 19 confère à la
Division de première instance la compétence pour
trancher les litiges entre le Canada et une province
lorsque l'assemblée législative de la province a
adopté une loi reconnaissant que la Cour a compé-
tence dans ces litiges, comme l'a fait l'Île-du-
Prince-Édouard. Il me semble cependant que puis-
que Sa Majesté du chef de la province et Sa
Majesté du chef du Canada sont une seule et
même personne, il est impossible de conclure qu'il
s'agit de personnalités juridiques différentes aux
fins d'une action en dommages-intérêts, et qu'elles
ne peuvent donc être considérées comme personna-
lités juridiques distinctes qu'à la seule fin de déter-
miner l'obligation du Canada en cas de manque-
ment, c'est-à-dire de déterminer les droits et les
obligations respectives du Canada et de la pro
vince. Il s'agirait alors d'un jugement déclaratoire.
Mais on ne peut envisager d'aller plus loin et
d'accorder un jugement en dommages-intérêts en
raison de la nature même de la constitution telle
qu'établie dans l'Acte de l'Amérique du Nord
britannique.
Puisque Sa Majesté ne peut intenter des pour-
suites contre elle-même, il faut revenir aux princi-
pes fondamentaux, c'est-à-dire aux principes appli-
cables lorsqu'il existe un devoir d'intérêt public
général au bénéfice de tous les Canadiens, et non
seulement de la partie de la population que Sa
Majesté du chef de la province est censée représen-
ter. tant donné qu'il s'agit d'un devoir d'intérêt
public général, aucun individu lésé par suite du
manquement à ce devoir n'a de cause d'action,
comme nous l'avons vu plus haut. Ce droit, s'il
avait existé, aurait appartenu à l'individu, et non à
Sa Majesté du chef de la province.
Je ne pense pas que dans une poursuite en
dommages-intérêts intentée contre Sa Majesté du
chef du Canada pour manquement à un devoir, Sa
Majesté du chef de la Province ait des droits
différents de ceux d'un individu lésé à la suite de
ce manquement; à mon avis, dans une certaine
mesure, le juge en chef du Canada a confirmé
cette opinion lorsqu'il a fait au nom de la Cour
certaines remarques à l'occasion de l'affaire P. P.
G. Industries Canada Ltd. c. Le procureur général
du Canada, dans les motifs prononcés le 27
novembre 1975 6 . Je cite le juge en chef:
6 (1976) 7 N.R. 209.
Le 4 mai 1972, le procureur général du Canada, invoquant
l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale, 1970 (Can.), c. 1,
demandait à la Cour fédérale d'annuler une conclusion ou
décision du Tribunal antidumping rendue le 13 mars 1970 à
l'égard de l'importation de verre à vitre transparent de certains
pays européens. Le 4 août 1972, le juge Cattanach rejetait la
demande dans un jugement qui fut infirmé par la Cour d'appel
fédérale le 29 juin 1973. A la même occasion, la Cour d'appel
fédérale refusait l'autorisation d'interjeter un pourvoi devant la
Cour suprême; toutefois, cette Cour a donné l'autorisation le 2
octobre 1973.
Je tiens à souligner la nature extraordinaire des procédures
prises par le procureur général du Canada. Il n'était pas partie
à l'enquête à l'issue de laquelle le Tribunal antidumping a pris
la décision que le procureur général conteste maintenant; il n'a
pas non plus tenté de s'immiscer dans le cours de l'enquête.
Aucune des nombreuses parties intéressées que cette décision a
pu défavoriser n'a tenté de la contester. Le procureur général
ne s'en prend pas au fond en raison d'une erreur de compétence
ou de droit qui entacherait la décision. Il n'invoque aucune
disposition légale précise à l'appui de son droit de présenter une
requête en annulation d'une décision d'un organisme judiciaire
fédéral, organisme constitué par le Parlement pour s'acquitter
de ses propres fonctions, sans aucun lien de dépendance envers
le ministère de la Justice. De l'aveu de son avocat, le procureur
général du Canada demande en l'espèce un redressement qu'il
peut, d'après lui, demander contre toute décision d'un orga-
nisme administratif fédéral en invoquant tous les motifs receva-
bles à l'appui d'une requête en annulation. Bref, le procureur
général prétend que sa charge (et il invoque l'art. 4 de la Loi
sur le ministère de la Justice, S.R.C. 1970, c. J-2 comme lui
imposant de veiller «à ce que les affaires publiques soient
administrées conformément à la loi») lui confère la compétence
voulue pour exiger des tribunaux qu'ils entreprennent, à sa
demande, une enquête sur toute allégation de faiblesse juridi-
que concernant toute décision d'une commission administrative
fédérale, même si les parties en cause en sont satisfaites et ne
veulent pas la contester.
Je ne vois pas comment l'art. 4 de la Loi sur le ministère de
la Justice, où l'expression clef est «les affaires publiques»,
puisse venir en aide au procureur général du Canada. Il s'agit
en réalité de savoir s'il est vraiment mieux placé qu'un étranger
qui demande l'annulation d'une décision d'une commission et,
dans l'affirmative, dans quelle mesure le procureur général peut
prétendre à la prérogative qui l'autorise à demander l'annula-
tion des décisions de tribunaux établis par la loi: voir de Smith,
Judicial Review of Administrative Action (1973, 3» éd.), aux
pp. 369 à 372. Le juge Cattanach s'est penché brièvement sur
la question, la Cour d'appel, pas du tout, et les appelantes n'en
n'ont pas fait un point en litige devant cette Cour. Selon le juge
Cattanach, il n'existe aucune restriction au droit du procureur
général du Canada de demander l'annulation, le tribunal ne
devant s'occuper que du fond. Étant donné les circonstances, je
présumerai en l'espèce que le procureur général du Canada
peut présenter une demande d'annulation en vertu de l'art. 18
de la Loi sur la Cour fédérale.
Le juge en chef n'a pas expressément tranché la
question de savoir si le procureur général du
Canada était mieux placé qu'un étranger qui cher-
che à faire annuler une décision d'une commission
et, dans l'affirmative, dans quelle mesure le procu-
reur général pouvait prétendre à la prérogative qui
l'autorise à demander l'annulation des décisions de
tribunaux établis par la loi, mais il a présumé que
le procureur général pouvait faire une telle
demande. Cet extrait du jugement est un obiter
dictum, mais je ne peux m'empêcher de conclure
que le fait de soulever la question indique que le
juge en chef doutait sérieusement que le procureur
général avait qualité pour présenter la requête en
cause.
Après avoir conclu qu'un devoir statutaire
incombait à Sa Majesté du chef du Canada et qu'il
y a eu manquement à ce devoir, je décide pour les
motifs susmentionnés, que Sa Majesté du chef de
l'Île-du-Prince -Edouard n'a pas pour autant le
droit d'intenter une action en dommages-intérêts.
Sa Majesté du chef du Canada n'est donc pas
responsable en dommages-intérêts. Si on me l'avait
demandé dans les conclusions, ce qui n'est pas le
cas, j'aurais consenti à prononcer un jugement
déclaratoire portant que la loi imposait à Sa
Majesté du chef du Canada un devoir et qu'il y a
eu manquement à ce devoir. Pour répondre à la
question de savoir si Sa Majesté du chef de la
province avait le droit d'intenter une action en
dommages-intérêts, il fallait résoudre au préalable
deux questions, dont les réponses auraient consti-
tué le fondement de ce jugement déclaratoire. Les
deux parties ayant eu partiellement gain de cause,
il convient que chacune se charge de ses propres
frais.
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