A-485-75
La compagnie Rothmans de Pall Mall Canada
Limitée et Imperial Tobacco Limitée (Appelan-
tes)
c.
Le ministre du Revenu national et le sous-ministre
du Revenu national, Douanes et Accise; Benson &
Hedges (Canada) Limited, et The Macdonald
Tobacco Inc. (Intimés)
[N ° 1 ]
Cour d'appel, les juges Pratte, Urie et Le Dain—
Ottawa, les l er et 2 mars et le 2 avril 1976.
Compétence—Douanes et accise—Redressements extraor-
dinaires—Les appelantes sont-elles lésées?—Droit d'accise sur
les cigarettes—Une cigarette, dont la longueur est inférieure à
quatre pouces sans son filtre et supérieure à quatre pouces
avec ledit filtre doit-elle être considérée comme deux ciga-
rettes?—Loi sur l'accise, S.R.C. 1970, c. E-12, art. 6 (et ses
modifications S.R.C. 1970 (1e' Supp.) c. 15, art. 3) et 202—
Tarif des douanes, S.R.C. 1970, c. C-41, art. 21(1)d).
Des fonctionnaires du ministère du Revenu national ont
étudié la question de savoir s'il faut tenir compte du filtre
lorsqu'on mesure la longueur d'une cigarette eu égard à la
définition des mots "cigarette" et "tabac fabriqué" contenue à
l'article 6 de la Loi sur l'accise. On a conclu qu'une cigarette
contenant moins de quatre pouces de tabac doit être considérée
comme une seule unité, même si la longueur totale, filtre
compris, dépasse quatre pouces. Les appelantes cherchent à
obtenir un redressement à l'égard de cette décision; les intimés
prétendent que la Cour n'a pas compétence en la matière. Le
juge de première instance rejeta la requête au motif que la
Cour n'avait pas compétence. Il fut jugé que les appelantes
n'avaient pas établi qu'elles avaient été lésées et que l'interpré-
tation du Ministre ne constituait pas une décision. Les
appelantes ont interjeté appel.
Arrêt: l'appel est rejeté, le juge de première instance avait
raison. Les appelantes n'ont pas de grief réel leur permettant de
contester l'interprétation. Celle-ci n'a pas porté atteinte à leurs
droits, ne leur a pas imposé d'obligations légales supplémen-
taires ni ne leur a porté atteinte directement. De même ne
tirent-elles aucun droit des suppositions qu'elles ont pu faire
quant à l'application de l'article 6. Dans la mesure où l'on
considère l'interprétation de cet article comme un "change-
ment" de la politique du Ministère, et lorsqu'on envisage
l'application d'un tel changement à des cas particuliers, il
n'existe aucune obligation générale d'informer tout intéressé et
de lui offrir la possibilité de faire des observations. Les
appelantes n'avaient présenté aucune observation antérieure
quant à l'application de l'article 6 à la catégorie de cigarettes
lancées sur le marché par les compagnies intimées. Aucun
engagement n'a été pris vis-à-vis des appelantes en ce qui
concerne cette question. De même, la pratique relative à la
représentation de l'industrie ne permettait pas de penser que les
observations des compagnies intimées, sur une question de
concurrence, provenaient de l'industrie dans son ensemble ou
lui seraient communiquées rapidement. De toute façon, les
compagnies appelantes ont eu connaissance de la politique
proposée peu après son adoption et ont eu la possibilité de
présenter des observations. Bien que les tribunaux soient de
plus en plus enclins à donner une interprétation large à l'exi-
gence de la qualité pour agir, rien ne permet de considérer des
personnes se trouvant dans la situation des appelantes vis-à-vis
de l'action administrative comme étant lésées (même aux fins
des brefs de certiorari et de prohibition, où il est possible que
l'exigence de la qualité pour agir ne soit pas aussi stricte). Une
personne ne devrait pas avoir le droit d'intervenir dans une
action administrative concernant un concurrent dans le seul but
de l'empêcher d'obtenir un avantage, notamment lorsque la
personne peut librement tirer parti du même avantage. L'inté-
rêt public constitue un élément important lorsqu'on exerce le
pouvoir discrétionnaire visant à reconnaître la qualité pour agir
dans une relation de concurrence.
La présente affaire ne soulève pas la question des limites d'un
pouvoir légal. Il s'agit tout au plus d'une question d'interpréta-
tion administrative de la loi en vigueur. L'acte incriminé ne
prête pas à contestation par voie de certiorari, de bref de
prohibition, de mandamus ou d'injonction. Il ne s'agit pas d'une
décision visant des droits; il n'existe aucune obligation d'agir de
façon judiciaire, ni d'obligation publique dont les appelantes
auraient le droit de demander l'exécution (cette obligation
incombe plutôt à la Couronne). Il n'y a pas eu non plus
d'atteinte aux droits des appelantes les autorisant à adresser
une injonction aux pouvoirs publics.
Distinction faite avec l'arrêt: Regina c. Liverpool Corpo
ration [1972] 2 Q.B. 299. Arrêts examinés: Le Roi c.
Richmond Confirming Authority [1921] 1 K.B. 248 et
Regina c. Commissioners of Customs and Excise [1970] 1
W.L.R. 450. Arrêts analysés: Thorson c. Le procureur
général du Canada [1975] 1 R.C.S. 138 et McNeil c.
Nova Scotia Board of Censors (1975) 5 N.R. 43. Arrêt
appliqué: Landreville c. La Reine [1973] C.F. 1223.
APPEL.
AVOCATS:
R. T. Hughes pour les appelantes.
W. B. Williston, c.r., et R. W. Cosman pour
l'intimée The Macdonald Tobacco Inc.
G. W. Ainslie, c.r., et W. Lefebvre pour les
intimés le ministre du Revenu national et le
sous-ministre du Revenu national, Douanes et
Accise.
J. B. Claxton, c.r., pour l'intimée Benson &
Hedges (Canada) Ltd.
PROCUREURS:
Donald F. Sim, c.r., Toronto, pour les
appelantes.
Faskin & Calvin, Toronto, pour l'intimée The
Macdonald Tobacco Inc.
Le sous-procureur général du Canada pour
les intimés le ministre du Revenu national et
le sous-ministre du Revenu national, Douanes
et Accise.
Lafleur & Brown, Montréal, pour l'intimée
Benson & Hedges (Canada) Ltd.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE LE DAIN: Appel est interjeté d'un
jugement de la Division de première instance'
rejetant une demande de redressement par voie de
bref de prohibition, de mandamus, d'injonction et
de certiorari au motif que les appelantes n'ont pas
qualité pour agir.
La demande vise une action engagée par le
ministre et le sous-ministre du Revenu national,
Douanes et Accise, concernant l'interprétation et
l'application de la définition du mot «cigarette» à
l'article 6 de la Loi sur l'accise, S.R.C. 1970, c.
E-12, aux fins de l'imposition, du prélèvement et
de la perception des droits d'accise en vertu de
ladite loi. Le sous-ministre est cité en justice parce
que la Loi lui délègue l'exercice des pouvoirs du
Ministre. Les compagnies intimées, sur les obser
vations desquelles l'action a été instituée, ont été
citées comme parties, sur leur demande, par
ordonnance de la Cour.
L'article 202 de la Loi sur l'accise dispose:
202. Sont imposés, prélevés et perçus, sur les tabacs et
cigares fabriqués au Canada et sur le tabac canadien en feuilles
les droits d'accise énoncés à l'annexe, au moyen de timbres à
apposer sur les paquets dans lesquels le tabac, les cigares et le
tabac canadien en feuilles sont déclarés pour la consommation
en vertu de règlements ministériels.
Voici la définition, à l'article 6 de la Loi, des
mots «tabac fabriqué»:
«tabac fabriqué», «tabac manufacturé» signifie tout article fait
par un fabricant de tabacs avec du tabac en feuilles par
quelque procédé que ce soit, sauf les cigares; et comprend les
cigarettes et le tabac à priser.
Voici la définition du mot «cigarette» à l'article
6, remplacé par l'article 3, S.R.C. 1970 (ler
Supp.), c. 15:
«cigarette» signifie toute espèce de cigarettes et tout rouleau ou
article de forme tubulaire destiné à être fumé et qui n'est pas
un cigare; et lorsqu'une cigarette dépasse quatre pouces de
' [1976] 1 C.F. 314.
longueur, chaque tranche de trois pouces ainsi que la fraction
supplémentaire, le cas échéant, compte pour une cigarette;
L'annexe modifiée de la Loi prévoit que les
droits d'accise imposés, prélevés et perçus sur les
cigarettes sont de cinq dollars le millier, lorsque le
poids n'excède pas trois livres, et de six dollars le
millier dans les autres cas.
La définition du mot «cigarette» donnée par la
Loi sur l'accise a une incidence sur les droits
perçus en vertu du Tarif des douanes, S.R.C.
1970, c. C-41, dont l'article 21(1) prévoit
notamment:
21. (1) Il sera prélevé, perçu et payé comme droits de
douane sur toutes les marchandises énumérées ci-après dans cet
article, lorsqu'elles seront importées au Canada ou sorties
d'entrepôt en vue de la consommation au pays, en plus des
droits autrement établis, un montant égal au montant qui
aurait été imposé, prélevé et perçu à leur égard en vertu de la
Loi sur l'accise comme droits d'accise si
d) dans le cas des cigares, des cigarettes et du tabac visés par
les numéros tarifaires 14305-1, 14315-1, 14400-1, 14450-1 et
14500-1, ces marchandises avaient été «du tabac, des cigares
et des cigarettes fabriqués au Canada» suivant le sens que
leur attribue la Loi sur l'accise.
La question d'interprétation légale soulevée en
l'espèce est de savoir si l'on doit inclure le filtre
d'une cigarette pour en déterminer la longueur aux
fins de la définition de l'article 6 de la Loi sur
l'accise. Le ministère du Revenu national, Doua-
nes et Accise, a décidé qu'il ne fallait pas l'inclure.
Les appelantes prétendent qu'il devrait l'être et
que le point de vue adopté par le Ministère, en
favorisant les compagnies intimées avec lesquelles
elles sont en concurrence, leur cause un dommage.
Elles demandent que le Ministre inclue le filtre
d'une cigarette pour en déterminer la longueur aux
fins des définitions de l'article 6. Cet appel pose la
question de savoir si les appelantes ont qualité
pour exercer l'action ou le droit d'intenter ces
poursuites, et si les ordonnances demandées sont
appropriées pour contester l'action du Ministre.
Les affidavits et les contre-interrogatoires expli-
quent les raisons de la prétention des appelantes.
Les compagnies appelantes et intimées se font
concurrence dans la fabrication et la vente de
tabac. Elles partagent ài elles seules environ 99
pour cent du marché canadien dans les proportions
suivantes: Rothmans -27 pour cent; Imperial (ou
la société mère Imasco)-38 pour cent; Macdo-
nald-20 pour cent; et Benson & Hedges -14
pour cent. Avant 1975, la longueur totale des
cigarettes vendues sur le marché canadien n'excé-
dait pas quatre pouces. Au début de 1975, les
sociétés intimées ont décidé, sans se concerter, de
vendre des cigarettes comprenant moins de quatre
pouces de tabac mais d'une longueur totale supé-
rieure à quatre pouces avec le bout filtre. Macdo-
nald se proposait de lancer sur le marché les
cigarettes «More» et Benson & Hedges les cigaret
tes «Plus». Avant de ce faire, elles ont demandé au
ministère du Revenu national, Douanes et Accise,
si les définitions prévues à l'article 6 de la Loi sur
l'accise s'appliquerait à ccs cigarettes et en parti-
culier si le bout filtre serait inclus dans la longueur
des cigarettes aux fins de cette définition. Il s'agit
de savoir en pratique, aux fins des droits d'accise,
si une cigarette de cette longueur et de cette
composition est réputée constituer une cigarette ou
deux.
Macdonald et Benson & Hedges sont entrées
séparément en pourparler avec le Ministère, sans
le mentionner à l'autre ni aux autres membres de
l'industrie. De même le Ministère n'a averti aucun
industriel que la question avait été soulevée. Cette
question a été posée pour la première fois auprès
des fonctionnaires du Ministère par Macdonald en
mai 1975. W. M. Horner, chef des droits d'accise
au ministère du Revenu national, a envoyé la note
de service suivante aux directeurs régionaux sans
en avertir l'industrie:
[TRADUCTION] Il semble qu'un marché se développe à l'étran-
ger pour les cigarettes longues (excédant 4 pouces).
Le producteur canadien de cigarettes excédant 4 pouces devra
tenir compte de la longueur et du poids pour le calcul des
droits.
La Loi sur l'accise précise que lorsqu'une cigarette dépasse 4
pouces de longueur, chaque tranche de 3 pouces ainsi que la
fraction supplémentaire, le cas échéant, compte pour une
cigarette.
Le poids du tabac, du papier et du filtre représente le poids des
cigarettes. La longueur de cigarette inclut les mêmes éléments.
Veuillez modifier votre programme de contrôle et entreprendre
les démarches nécessaires à l'examen de la longueur des ciga
rettes produites.
Dans le courant de juin 1975, des représentants
de Macdonald et de Benson & Hedges ont eu des
entretiens avec les fonctionnaires du Ministère et
celui-ci a consenti à reconsidérer son interprétation
de la définition du mot «cigarette» à l'article 6 de
la Loi sur l'accise. Vers la fin juin ou le début de
juillet, des fonctionnaires du Ministère ont accepté
le point de vue avancé par Macdonald et Benson &
Hedges, et ont averti ces compagnies. Howard
Perrigo, sous-ministre adjoint—Accise, au minis-
tère du Revenu national, Douanes et Accise a
admis au contre-interrogatoire que cela constituait
un «changement» de politique administrative ou
d'interprétation. Vers la fin juin ou le début de
juillet, les compagnies appelantes ont eu connais-
sance du changement de politique, en s'informant
elles-mêmes, et s'y sont fortement opposées, mais
le Ministère a indiqué qu'il maintenait ce point de
vue. Les fonctionnaires ayant donné ces assurances
quant à l'application de la définition du mot «ciga-
rette» aux cigarettes «Plus», Benson & Hedges a
d'abord fait venir ces cigarettes d'une filiale améri-
caine, et a commencé à les fabriquer au Canada en
juillet 1975. Depuis leur introduction au Canada,
les cigarettes «Plus» et «More» ont été considérées
aux fins des droits d'accise comme n'excédant pas
quatre pouces de longueur.
Les appelantes ont demandé en juillet 1975, par
avis de requête, des brefs de prohibition, de man-
damus, d'injonction et de certiorari, afin d'obliger
le ministre du Revenu national et le sous-ministre
du Revenu national, Douanes et Accise, à inclure
le bout filtre dans la longueur des cigarettes pour
le calcul du nombre de cigarettes sur lesquelles
doivent être imposés, prélevés et perçus des droits
en vertu de la Loi sur l'accise. A l'audience, les
intimés ont présenté «une objection préliminaire
relativement à la compétence de la Cour à accor-
der le redressement recherché» selon l'expression
employée par le juge de première instance. Après
avoir entendu les débats sur la question et après
avoir remis le prononcé du jugement, il a rejeté la
requête en faisant valoir que les requérantes
n'avaient pas qualité pour exercer l'action ni le
droit de demander les redressements réclamés, et
qu'en outre, mis à part la question de la qualité
pour exercer l'action, les droits et obligations des
fonctionnaires intimés et la nature de leur inter
vention ne pouvaient donner lieu à ce type de
redressement. Les requérantes ont interjeté appel
de ce jugement.
Les appelantes se plaignent que le Ministère a
adopté, sans leur donner la possibilité d'être enten-
dues, un changement de politique qui a eu pour
effet de favoriser les compagnies intimées, avec
lesquelles elles sont en concurrence, en leur per-
mettant de vendre une cigarette plus longue tout
en payant les mêmes droits d'accise que les appe-
lantes. Ces dernières ne prétendent pas être inté-
ressées à vendre des cigarettes contenant une frac
tion de tabac inférieure à quatre pouces, mais
d'une longueur totale de plus de quatre pouces
avec le bout filtre, et rien ne permet de penser
qu'elles le sont. Elles ne demandent pas l'interpré-
tation qu'elles prétendent exacte pour être en
mesure de faire quelque chose qu'elles ne peuvent
faire maintenant, mais plutôt pour empêcher les
compagnies intimées d'entreprendre quelque chose
qui, à leur avis, leur confère un avantage
commercial.
Comme le savant juge de première instance, je
pense qu'un tel intérêt ne suffit pas à donner aux
appelantes qualité pour exercer l'action ou le droit
de requérir un des brefs demandés. Les appelantes
n'ont pas de grief réel leur permettant de contester
par des poursuites judiciaires l'interprétation
donnée par les fonctionnaires intimés à la défini-
tion du mot «cigarette» à l'article 6 de la Loi sur
l'accise pour l'application administrative de la Loi.
Cette interprétation ne porte pas atteinte aux
droits des appelantes et ne leur impose aucune
obligation légale supplémentaire. De même on ne
peut soutenir qu'elle porte directement atteinte à
leurs intérêts. Si elle permet aux compagnies inti-
mées de faire quelque chose que les appelantes ne
peuvent faire, c'est parce que celles-ci ont décidé
de ne pas le faire.
Les appelantes ne tirent aucun droit, procédural
ou autre, des suppositions qu'elles ont pu faire
quant à l'application de l'article 6 de la Loi sur
l'accise aux cigarettes dont la fraction de tabac est
inférieure à quatre pouces mais dont la longueur
totale avec le bout filtre, dépasse quatre pouces.
Avant mai ou juin 1975, aucun fonctionnaire
n'avait été appelé à étudier cette question; par
conséquent, leur attitude ne permettait aucune
supposition. On ne peut considérer cette interpré-
tation comme un «changement» de politique admi
nistrative qu'en se référant aux notes de service
distribuées par Homer au début de juin. Lorsque
les compagnies intimées ont soulevé la question en
mai ou juin, les fonctionnaires n'étaient pas tenus
d'en aviser les compagnies appelantes ni de leur
donner la possibilité de faire des observations. A
ma connaissance, lorsque est envisagé un change-
ment de politique administrative applicable à des
cas particuliers, il n'existe aucune obligation géné-
rale d'informer tout intéressé et de lui permettre
de faire des observations.
La présente affaire, de par ses circonstances, se
distingue par exemple de l'affaire Regina c. Liver-
pool Corporation [1972] 2 Q.B. 299, dans laquelle
la Cour d'appel a accordé une demande de bref de
prohibition pour empêcher la corporation de
donner effet à un changement de politique concer-
nant le nombre de licences de taxis avant d'enten-
dre les observations des propriétaires de taxis et
des autres intéressés. Alors qu'elle envisageait un
changement de politique, la Corporation avait
invité les propriétaires à présenter leurs observa
tions et s'était ensuite engagée à ne pas augmenter
le nombre de licences avant l'adoption et l'entrée
en vigueur de certaines lois visant à réglementer la
location d'automobiles privées. Contrairement à
cet engagement (la Corporation avait été informée
qu'elle n'était pas liée par celui-ci), la Corporation,
sans informer les propriétaires et sans leur donner
la possibilité de présenter leurs observations, a
adopté des résolutions prévoyant une augmenta
tion du nombre de licences. Lorsqu'ils en eurent
connaissance, les propriétaires cherchèrent à pré-
senter leurs observations, mais on ne leur en donna
pas la possibilité. La Cour a jugé que la Corpora
tion avait agi de mauvaise foi envers les propriétai-
res. Lord Denning, maître des rôles, a jugé qu'é-
tant donné la nature du droit de délivrer des
licences, la Corporation était tenue d'agir de bonne
foi en donnant aux intéressés la possibilité de faire
des observations avant de changer de politique en
matière de délivrance de licences. La Cour a jugé
que la Corporation était liée par la promesse
donnée, dans la mesure du moins où elle n'était pas
autorisée à l'annuler avant d'avoir entendu tous les
intéressés. Cette décision n'est pas applicable, à
mon avis, à la proposition selon laquelle chaque
fois qu'une autorité administrative, quelle que soit
la nature de ses fonctions, envisage un changement
de la politique applicable à des cas particuliers,
elle est tenue d'en aviser les personnes éventuelles
intéressées et de leur donner la possibilité de pré-
senter leurs observations. La conclusion selon
laquelle la Corporation n'a pas agi de bonne foi
dans l'affaire Liverpool Taxi doit être examinée à
la lumière des circonstances de cette affaire: la
nature générale du pouvoir d'accorder des licences;
les assurances auparavant données aux propriétai-
res de taxis selon lesquelles ils seraient entendus
avant tout changement de politique, ce qui s'est
produit dans le premier cas; et enfin, ce qui
importe le plus, l'engagement pris par la Corpora
tion envers les propriétaires de ne pas augmenter le
nombre des licences avant l'entrée en vigueur de
certaines lois, ce qui impliquait nécessairement
qu'on ne pouvait rompre cet engagement sans
donner aux propriétaires une autre possibilité de
présenter leurs observations. L'importance qu'il
faut attacher à ces faits, lorsqu'on envisage la
signification générale de cet arrêt, se reflète dans
les jugements des autres membres de la Cour qui
se fondent essentiellement sur les promesses don-
nées par la Corporation. Le lord juge Roskill
déclarait [à la page 311]: [TRADUCTION] «On a
dit que le Conseil ainsi que son comité et son
sous-comité n'avaient jamais été tenus d'entendre
les objections des demandeurs. C'est peut-être
exact ou inexact. A la lumière des événements, je
ne pense pas avoir à exprimer une opinion quelcon-
que à ce sujet.» Monsieur Gordon Willmer décla-
rait [à la page 313]: [TRADUCTION] «Il me semble
que, dans ces circonstances très particulières, étant
donné l'historique de cette affaire et étant donné
notamment la promesse, les demandeurs peuvent
considérer à juste titre qu'ils ont été `lésés' puis-
qu'ils ont été traités injustement par la Corpora
tion de la ville de Liverpool.»
Les circonstances de la présente affaire sont tout
à fait différentes et ne permettent pas de conclure
que les fonctionnaires intimés n'ont pas agi équita-
blement à l'égard des appelantes. Celles-ci
n'avaient présenté aucune observation antérieure
quant à l'application de la définition de l'article 6
de la Loi sur l'accise à la catégorie de cigarettes
lancées sur le marché par les compagnies intimées.
Aucun engagement n'a été pris vis-à-vis des appe-
lantes en ce qui concerne cette question. De même,
la pratique relative à la représentation de l'indus-
trie ne permettait pas de penser que les observa
tions des compagnies intimées, sur une question de
concurrence, provenaient de l'industrie dans son
ensemble ou seraient communiquées rapidement à
l'industrie dans son ensemble. De toute façon, les
compagnies appelantes ont eu connaissance de la
politique proposée peu après son adoption et ont eu
la possibilité de présenter des observations.
Il n'est pas nécessaire d'examiner les nombreu-
ses affaires qui nous ont été citées pour essayer de
montrer que les tribunaux sont de plus en plus
enclins à donner une large interprétation de la
qualité pour agir. La qualité pour agir peut être
définie différemment d'un recours à l'autre, et il
est possible que l'exigence ne sont pas aussi stricte
pour les brefs de certiorari et de prohibition, lors-
que l'on reconnaît à un tiers la qualité pour exercer
l'action, dans certaines circonstances, qu'elle ne
l'est pour d'autres recours. Voir de Smith, Judicial
Review of Administrative Action, 3 e éd., pp. 366 à
369. Mais je trouve que rien ne permet dans les
affaires relatives à des recours par voie de certio-
rari ou de prohibition, quelle que soit la souplesse
de l'interprétation que l'on donne à la qualité pour
agir, de considérer des personnes se trouvant dans
la situation des appelantes vis-à-vis de l'action
administrative comme étant lésées aux fins de ces
recours. On peut admettre que, dans certains con-
textes, une situation de concurrence confère le
droit de contester l'action administrative par un
certiorari pour annuler, par exemple, l'attribution
d'une licence pour excès de compétence: Le Roi c.
Richmond Confirming Authority [1921] 1 K.B.
248. Une personne ne devrait cependant pas, à
mon avis, avoir le droit d'intervenir dans une
action administrative concernant un concurrent
dans le seul but d'empêcher le concurrent d'obtenir
un avantage, notamment lorsque la personne se
plaint d'une action dont elle peut elle-même libre-
ment tirer parti. Ce genre d'intérêt semble avoir
été clairement rejeté dans l'affaire Regina c. Com
missioners of Customs and Excise [1970] 1
W.L.R. 450 (quoiqu'il s'agisse d'une affaire de
mandamus), dans laquelle le juge en chef lord
Parker déclarait [à la page 4561: [TRADUCTION]
«En second lieu, il me semble en tout cas que
l'intérêt ou le motif à l'origine de cette demande
est un motif que je qualifierais de motif caché,
visant à nuire aux affaires des autres et rien de
plus.» Il faut garder à l'esprit l'intérêt public lors-
qu'on exerce le pouvoir discrétionnaire judiciaire
visant à reconnaître la qualité pour agir dans une
relation de concurrence.
Les décisions de la Cour suprême du Canada,
Thorson c. Le procureur général du Canada
[1975] 1 R.C.S. 138, et McNeil c. Nova Scotia
Board of Censors (1975) 5 N.R. 43, nous ont été
citées comme indiquant un relâchement de l'exi-
gence de la qualité pour agir. Une lecture attentive
de ces décisions montre, à mon avis, que la consi-
dération essentielle sous-jacente à ces décisions est
l'importance, dans un État fédéral, de la possibilité
de contester la validité constitutionnelle des lois.
Cette considération n'est pas applicable ici. On
prétend qu'une considération comparable d'intérêt
public sous-tend la possibilité de contester la vali-
dité de l'action administrative, et ce point de vue
trouve un certain appui dans la reconnaissance du
pouvoir discrétionnaire judiciaire d'autoriser un
tiers à demander un bref de certiorari ou de
prohibition dans certaines affaires. La présente
affaire ne soulève pas la question des limites d'un
pouvoir légal. Il s'agit tout au plus d'une question
d'interprétation administrative nécessaire à l'appli-
cation de la loi en vigueur. En fait l'acte incriminé
dans la présente affaire ne prête pas à contestation
par voie de certiorari ou de bref de prohibition. Il
ne s'agit pas d'une décision visant les droits ou
obligations individuels, encore moins ceux des
appelantes. Voir Landreville c. La Reine [1973]
C.F. 1223. Il n'y a aucune obligation d'agir de
façon judiciaire ou impartiale au sens procédural
de ces termes. Pour ce qui est du mandamus, il
n'existe pas d'obligation publique dont les appelan-
tes auraient le droit de demander l'exécution.
L'obligation qui pèse sur les fonctionnaires intimés
en vertu de l'article 202 de la Loi sur l'accise est
due à la Couronne plutôt qu'aux appelantes. Voir
La Reine c. Lord Commissioners of the Treasury
(1871-72) 7 L.R.Q.B. 387. En ce qui concerne
l'injonction, mis à part la question de savoir si elle
peut être demandée dans certains cas contre les
fonctionnaires de la Couronne, il n'y a pas d'at-
teinte aux droits des appelantes les autorisant à
adresser une injonction aux pouvoirs publics.
Cowan c. C.B.C. [1966] 2 O.R. 309.
Pour tous ces motifs l'appel sera rejeté avec
dépens.
* * *
LE JUGE PRATTE: J'y souscris.
* * *
LE JUGE URIE: J'y souscris.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.